(Paru dans « Revue d'histoire moderne », IX, 1934, p. 439-448)
(page 439) Issue des formations de gardes bourgeoises nées spontanément, au lendemain des troubles d'août 1830, à Bruxelles et dans quelques grandes villes, la garde civique belge eut, à ses débuts, les mêmes caractères que la garde nationale de La Fayette.
Le Congrès national de 1830-1831 lui avait dévolu la mission de défendre les frontières, concurremment avec l'armée. Il convient d'avouer que, malgré ses grands shakos et ses populaires blouses - le sarrau bleu du paysan relevé de quelques parements rouges - elle ne fit pas brillante figure au cours de la Campagne de Dix jours. Son indiscipline égala celle des corps francs et, de plus, elle manqua totalement de mordant.
L'article premier de la loi organique du 8 mai 1848 ne lui en attribua pas moins une part dans « la conservation de l'indépendance nationale et de l'intégrité du territoire. »
La loi de réorganisation de 1897 eut pour but d'augmenter sa valeur militaire. Les commandements territoriaux supérieurs furent attribués à d'anciens généraux de l'armée.
Je n'examinerai pas longuement ici pourquoi, en 1914, le rôle extérieur de la garde fut un fiasco. Cependant, elle représentait une force d'environ quarante-cinq mille hommes. Le premier ban comprenait des hommes âgés de vingt et un à trente-deux ans. (Jusqu’en 1909, la Belgique connut le régime du tirage au sort avec faculté de remplacement. Le « remplacé » était versé dans les rangs de la garde civique.) Les corps spéciaux : près de neuf mille chasseurs à pied, artilleurs, chasseurs à cheval, soigneusement recrutés dans les milieux de bourgeoisie cossue, avaient un esprit de corps accentué et un bon entraînement. Il n'eût pas été impossible de moderniser l'armement de toute la garde, de parer à l'insuffisance pleine de bon vouloir de ses officiers - élus jusqu'au grade de capitaine par la compagnie elle-même - en les appuyant d'un cadre de sous-officiers sortis de même l'armée. Mais la guerre fut, pour la plupart des Belges, un coup de surprise. Et l'idée, si répandue partout, qu'une fois déclenchée elle serait très courte, fit qu'au désordre animé d'optimisme et d'esprit de sacrifice du début les autorités substituèrent involontairement un désordre sceptique et découragé.
De quelles autorités est-il question ici ? Hélas, en cette matière aussi, la confusion fut terrible. Selon l'article 123 de la Constitution, la mobilisation de la garde devait faire chaque fois l'objet d'une loi spéciale. De l'avis de nos sommités en matière de Droit public, on aurait pu, en cas de mobilisation, faire passer, sans difficulté et en quelque sorte automatiquement, la garde civique, placée en temps normal sous la dépendance du ministre de l'Intérieur, sous celle du ministre de la Guerre.
Mais il n'y a pas seulement la mobilisation en cas de guerre, il y a aussi celle provoquée par des troubles graves sur plusieurs points du territoire. Lors de la discussion de la loi réorganisant la garde, en 1897, les députés ne voulurent pas qu'une confusion entre les deux cas pût porter atteinte aux droits du ministre de l'Intérieur. D'où le désarroi d'août-septembre 1914, les bureaux du ministère de la Guerre ignorant systématiquement, l'action des bureaux de l'Intérieur, les services d'intendance et. de transport de la troupe considérant comme d'insupportables intruses les légions désemparées. Enfin, la crainte justifiée de voir les Allemands traiter en francs-tireurs une milice non assimilée à l'armée provoqua, lors de l'arrivée de l'ennemi, la dissolution des gardes du second ban dans les villes où ils faisaient du service de place, de ceux du premier ban dans les Flandres, au moment de la grande retraite vers l'Yser, le long du littoral.
(Note de bas de page : La garde a, dans ces pénibles circonstances, joué quand même un rôle utile. Elle assura la liaison de l'armée de campagne, établie sous Anvers, avec la côte. De plus, les villages des rives de l'Escaut et de la Dendre, où des milliers de gardes civiques campaient sans aucune idée de se dissimuler, éveillèrent parmi les aviateurs ennemis l'image d'une organisation défensive des plus importantes. D'où la prudente lenteur mise par les Allemands à prendre à revers la position fortifiée d'Anvers, en franchissant l'Escaut du côté de Termonde).
L'article premier de la loi organique stipulait aussi que la garde devait « veiller au maintien de l'ordre et des lois. » Sur ce point, le Congrès avait été formel. On connait la crainte des bourgeois de ce temps à l'égard de l' « anarchie », des mouvements populaires attribués systématiquement et d'une manière puérilement simplifiée aux « communistes. »
Mais il n'y avait pas seulement péril du côté de la plèbe. Les Belges s'étaient, en 1831, donné un roi, par amour de la tradition. Ce faisant ils n'avaient cependant pas perdu de vue les tendances à l'absolutisme de Guillaume Ier. Ils voulaient à tout prix se prémunir contre les agissements d'un éventuel « tyran ». Et comme le « tyran » aurait pu - selon des exemples historiques nombreux - s'assurer le concours de l'armée, la nation s'assurait par avance d'une force à son service : la garde civique. La première sauvegarderait l'indépendance ; la seconde sauvegarderait les institutions (rapport de la section centrale du Congrès, le 24 janvier 1831). Elle serait essentiellement l'armée de l'Intérieur.
Au sein de la garde naquit bientôt un esprit de corps comparable à celui de la garde nationale en France. Celui des chasseurs et de l'artillerie fut, nous l'avons dit plus haut, assez exclusif. Dans les grandes villes comme dans celles de moyenne importance, ces corps d'élite comprirent les éléments les plus représentatifs de la bourgeoisie possédante, aussi bien dans les rangs des simples soldats que parmi les officiers. La « jeunesse dorée » de Bruxelles, de Bruges, de (page 442) Liége, de Mons en revêtit les élégants et coûteux uniformes avec un plaisir d'amour-propre aussi vif que celui des jeunes fashionables de la génération précédente, lorsqu'ils avaient été appelés à faire cortège autour de l'Empereur, en qualité de gardes d'honneur. Cet esprit de corps rapprochait libéraux et catholiques, les fortifiait dans un strict sentiment du devoir mais ne les prédisposait pas à une mansuétude particulière en cas de désordres populaires.
Tout autre était l'esprit des « bleus » c'est-à-dire des gardes des légions ordinaires. Portant sans grâce un uniforme sans beauté, conscients de leur apparence un peu ridicule, ils ronchonnaient volontiers et considéraient leurs prestations comme des corvées. (Note de bas de page : Vers les années 1880, les autorités voulurent mettre mieux en relief le caractère bourgeois du garde civique en ramenant au minimum les apparences militaires de son uniforme. Sa coiffure, notamment, fut une sorte de compromis entre l'esprit civil, affirmé sous les apparences d'un chapeau melon de feutre noir, et la coquetterie militaire, exprimée dans un bouquet de plumes de coq. Ce compromis ne fut pas heureux). Mais il y avait dans cette attitude une certaine routine, qui se transmettait de génération en génération. En fait, ces boutiquiers, ces artisans, ces employés qui faisaient nombre dans les légions et y faisaient prédominer leur familiarité joviale assez vulgaire, se retrouvaient avec plaisir sous les armes, chaque dimanche matin. Devant payer eux-mêmes leur uniforme, ils consacraient à cette dépense le moins d'argent possible mais ils ne se sentaient pas moins fort supérieurs, du fait de ce débours, à la masse des prolétaires.
Au sein des compagnies, recrutées par quartiers, les hommes se connaissaient. Le coude à coude s'affirmait, au champ de tir d'abord, à l'estaminet ensuite. Les élections des officiers donnaient lieu à d'ardentes compétitions; certains cabarets étaient de chauds centres d'intrigues ; certains sergents ou caporaux étaient des boss et des chief whips incomparables ! (Note de bas de page : Les officiers étaient élus par les gardes, jusqu'au grade de capitaine. Les majors étaient désignés par le corps des officiers. Les officiers supérieurs étaient proposés, par ce même corps, sur triple liste au choix du roi).
La garde civique était organisée par communes ou par groupes de petites communes (Note de bas de page : En principe elle existait partout, mais sous la forme a non-active dans les villages. Au début de la guerre, certains membres de la garde non-active furent appelés au service. Non armés, le bras gauche entouré d'un brassard, ils gardaient des ponts, des accès de village. Un de mes amis fut, dans ce singulier appareil défensif, placé au bout du mole de Zeebrugge lors de la retraite vers l'Yser).
Selon l'étendue et la gravité des désordres, (page 443) elle pouvait être convoquée par le bourgmestre, le commissaire d'arrondissement, le gouverneur de la province, le ministre de l' Intérieur. Il y eut des cas de chevauchement. Le 6 avril 1834, lors des grands désordres anti-orangistes de Bruxelles, le ministre de l'Intérieur Charles Rogier et le bourgmestre Houppe convoquèrent tous deux les six mille gardes des légions, indépendamment l'un de l'autre (Note de bas de page : Les légions mirent les autorités en conflit d'accord en donnant un exemple absolument unique de désobéissance : outrées par les provocations des orangistes, elles refusèrent patriotiquement de Se rendre à l'une comme à l'autre des deux convocations). En fait, ce fut toujours le bourgmestre qui disposa en premier lieu de la garde ; les autres autorités n'entrèrent en action qu'à son défaut. La loi du 28 germinal an VI investissait le pouvoir municipal de la mission de réprimer les troubles. Le bourgmestre était, de par la loi de 1836, responsable de l'ordre dans sa commune. Il ne disposait que d'insuffisantes forces de police (les gardes-ville comme on les appelait jadis). La garde civique devint donc, à l'usage, une armée au service de la commune. Il y eut des moments graves, lors des troubles sociaux de 1886, lors de l'agitation révisionniste en 1893 et en 1902, où il fut nécessaire de recourir à l'article 82 de la loi organique et d'appeler d'urgence la garde de certaines agglomérations à la rescousse vers d'autres points, même assez éloignés du pays. Mais ce fut là l'exception. En principe, dans chaque commune d'une certaine importance, la garde eut pour tâche première de « faire son ménage soi-même » à l'appel de son maïeur.
Sauf dans le cas exceptionnel de 1834, la garde civique accomplit ses nombreux services d'ordre avec bonne volonté. En mai 1857, lors de l'agitation contre la loi sur les associations charitables, dite « loi des couvents le bourgmestre de Bruxelles Charles de Brouckère, celui d'Anvers, Jean-François Loos, eurent en elle un précieux auxiliaire, qui sut rétablir l'ordre sans qu'il y eût de morts. En novembre 1871, les tumultes provoqués par un scandale financier, l'affaire Langrand-Durnonceau, se prolongèrent pendant près de quinze jours. Le temps était affreux : il neigeait, la bise souillait, les rues étaient couvertes de verglas. La garde civique de Bruxelles (page 444) n'en seconda pas moins avec bonne humeur et persévérance les efforts de son énergique bourgmestre Jules Anspach. A ce dévouement les bourgmestres répondaient par de flatteurs témoignages d'estime. La loi du 28 germinal an VI et l'article 105 de la loi communale de 1836 les autorisaient à requérir le concours de l'armée. Ils refusèrent toujours de faire usage de cette prérogative sauf en cas d'extrême nécessité. Pour eux, la garde était la « pierre angulaire de la situation » (harangue d'Anspach à la garde, le 29 novembre 1871).
Plus d'une fois, ils entrèrent en conflit avec le chef du Cabinet à ce propos. Pierre de Decker en 1857, le baron d'Anethan en 1871, avaient mis des régiments à la disposition des bourgmestres ; ils refusèrent net de les réquisitionner. Le bouillant Anspach renvoya même à leur caserne des gendarmes qui, s'appuyant sur l'article 106 du Code d'instruction criminelle visant le cas de flagrant délit, avaient de leur propre initiative dispersé des attroupements séditieux ! Les bourgmestres - ceux des grandes villes surtout - prétendaient agir en tant que détenteurs de l'autorité communale, indépendante du pouvoir de l'État. Ils affirmaient, d'autre part, que l'intervention inflexible du militaire devait fatalement provoquer des effusions de sang.
L' « armée de l'ordre » tenait beaucoup à ces privilèges de fait. En 1857, le général Fleury-Duray avait, en sa qualité de commandant de place, envoyé des lignards et des patrouilles de cavalerie dans les rues de Liége. Le corps des officiers de la garde civique protesta énergiquement contre cette nouveauté, d'ailleurs parfaitement conforme à la loi. La même année, à Gand, un commissaire de police, débordé, avait réquisitionné l'aide de la troupe. par après, le bourgmestre, M. Delehaye, avait approuvé son subordonné. Le conseil communal de Gand vota un blâme à son maïeur. A son tour, le ministre De Decker annula la délibération du Conseil. Certes, ces querelles s'encadraient dans la lutte, très vive à ce moment, entre libéraux et catholiques. M. Delehaye et le cabinet étaient de droite, le conseil communal, de gauche. Le sage roi Léopold Ier n'en jugea pas moins le moment venu de fixer la jurisprudence de la question. Par une lettre du Ier mai 1861, adressée au ministre de la Guerre, il déconseilla l'usage de l'armée pour la répression des troubles. Toute lutte de caractère civil devait être réprimée par la police locale soutenue par la garde civique.
De 1857 à 1884, époque des luttes épiques entre le bleuet et le coquelicot, le maillet maçonnique et la crosse épiscopale, époque aussi du scrutin de liste majoritaire et des « plongeons alternatifs » des gouvernements bourgeois, tantôt de gauche, tantôt de droite, la garde civique fut souvent accusée par les catholiques de n'être plus restée comme autrefois « l'armée de l'ordre. » De fait, la situation était assez paradoxale. C'étaient les libéraux qui avaient pris l'habitude des manifestations dans les rues. C'étaient des bourgmestres libéraux qui avaient pour mission de les réprimer. En tant que député, Anspach attaquait passionnément le ministère à la Seconde Chambre ; en tant que bourgmestre, il devait ordonner la dispersion de ceux qui partageaient son sentiment et exprimaient cette concordance de vues par des cris séditieux. Or, la garde civique des grandes villes était en majorité composée de censitaires libéraux ; elle formait donc le « corps électoral armé de la capitale » et des grandes villes. La presse de droite l'accusait d'être à présent l'auxiliaire de l'émeute. Ici, des gardes avaient patrouillé de nuit en criant « A bas la calotte ! » Ailleurs, ils avaient hué des députés catholiques, conduit au poste ceux-là même qu'ils auraient dû protéger.
A ces attaques, Charles de Brouckère, puis Anspach avaient riposté énergiquement qu'ils avaient pris toutes les mesures nécessaires pour que l'ordre fût rétabli - et il l'avait été effectivement - sans se départir un instant de l'impartialité qu'exigeaient d'eux leurs fonctions. Mais, tout en rétablissant la paix en tant que détenteurs de l'autorité publique, ils se réservaient le droit de critiquer la politique de ceux qui, à leurs yeux, étaient responsables de l'irritation populaire. Quant à la garde, ils n'avaient qu'à se louer de son esprit d'abnégation. Ce même thème fut repris et développé en 1884 par le bourgmestre libéral Charles Buls. Fiers de leur éclatante victoire électorale, les catholiques avaient fait voter une loi scolaire empreinte d'esprit de parti et voulu, eux aussi, tâter de cette « politique de grande voirie » dont ils parlaient précédemment avec tant d'indignation. La Kraftprobe du 7 septembre avait tourné à leur entier désavantage. Comme cette infernale journée, qui mit aux prises cent mille manifestants de droite et cent mille contre-manifestants d'opposition, n'avait coûté l'existence qu'à un certain nombre d'instruments de musique, elle reçut le surnom de « Saint-Barthélemy des grosses caisses. » (page 446) Prise entre deux feux, la garde civique, allongeant ses rubans ténus au long des boulevards du centre, disloquée dans les remous d'une foule en délire, se décida à traiter toute l'affaire comme une sorte de gigantesque farce breughélienne. Les catholiques l'accusèrent avec sévérité d'avoir « pactisé avec l'émeute » mais Charles Buls, loin de la désavouer, fit son éloge. Visé par les critiques du ministre de l'Intérieur, il défendit avec crânerie « sa » police et « sa » milice citoyenne.
Avec l'avènement du socialisme et le mouvement en faveur du suffrage universel, la mentalité de la garde civique subit de grandes modifications. Les troubles sociaux de 1886, dus au fait que le prolétariat prenait enfin conscience de sa misère et du régime d'exploitation dont il était victime, eurent les caractères d'une guerre civile. L'armée dut marcher et son chef, le général Van der Smissen, développa tout un plan stratégique pour ramener au « pays noir » l'ordre et la sécurité. Dans des villes comme Gand, Charleroi, Mons, entourées d'immenses faubourgs industriels, la garde civique fut, mainte fois, placée aux issues pour barrer la route à des cortèges d'envahisseurs précédés du drapeau rouge. Alors, l'instinct conservateur de la cité entra violemment en conflit avec la révolte du suburb populaire ; les bourgeois des carrières libérales et le petit négoce affrontèrent les miséreux sortis du coron ; l'homme de boutique croisa la baïonnette contre le prolétaire armé du pavé ou du gourdin. Ajoutons que, dans certaines petites villes, presque tout le corps des officiers de la garde était composé d'ingénieurs et d'employés d'administration au service de l'une ou de l'autre grosse firme industrielle (les textiles à Verviers, la sucrerie à Tirlemont, par exemple).
Commencée en 1890, la campagne en faveur du suffrage universel, accompagnée de grèves et de manifestations incessantes, imposa à la garde civique des prestations longues et répétées. A Bruxelles notamment, des milliers d'hommes durent, de nuit comme de jour, barrer à tout cortège, séditieux ou pacifique, l'accès de la vaste « zone neutre » englobant le quartier des Palais et du Parc. Au début, la garde n'était pas hostile au suffrage universel. Tout enfant, j'ai vu moi-même, lors des désordres de 1893, beaucoup de « bleus » fixer effrontément à leur cocarde des affichettes bariolées portant la mention « Vive le S U. ! » et ce alors qu'ils étaient en service commandé ! Mais la fréquence (page 447) des troubles, la multiplicité et la longueur des corvées énervèrent la garde. De par son recrutement, elle n'était pas socialiste ; catholiques et libéraux s'y rapprochèrent peu à peu dans un désir commun d'en finir avec les désordres endémiques de la rue. L'esprit de classe gagna même les débonnaires « bleus ». Ils devinrent hargneux. Placés en nombre insuffisant devant des tâches périlleuses, ils connurent la panique et donnèrent parfois dans la répression brutale. Rappelons les sanglantes fusillades de Mons, le 17 avril 1893, et de Louvain, le 18 avril 1902.
Le service militaire général et la Grande Guerre ont, sans qu'il fût besoin d'une loi, tué la garde civique ! Personne ne la ressuscitera ! Est-ce parce que, petit garçon, je sautais joyeusement de mon lit, le dimanche matin, pour voir passer les deux tapins battant rituéliquement le rappel, est-ce le souvenir du grand tambour-major et de la cantinière qui paraissaient descendus d'une image d'Épinal ? Toujours est-il que j'ai gardé un souvenir un peu attendri de la vieille garde civique. Nous vivons en un temps où pullulent les formations paramilitaires, imprégnées d'une mystique aussi farouche qu'inquiétante ; en un temps de néo-camisards au service de l'une ou de l'autre doctrine de parti ; en un temps aussi où le moindre désordre fait surgir les silhouettes sévères de la gendarmerie mobile et sauter sur les pavés des routes des camions bourrés de soldats mitrailleurs Comment dès lors ne pas goûter le charme rétrospectif d'une époque où les foules, même irritées au préalable par les charges furieuses des gendarmes coiffés du bonnet, à poil noir, se rassérénaient dès qu'apparaissaient les « bleus » et chantaient l'antique refrain : « Halte-là, on n' passe pas, Car la gard'-civique est la ! » Sous une forme assez spéciale, l'action de ces milliers de gardes canalisait le besoin, très belge, de prendre part aux mouvements de la rue. Livré à sa propre spontanéité, le garde eût volontiers dépavé une chaussée ; placé sous les armes, il veillait à ce que la barricade ne se construisît point ! Et cette garde civique avait aussi sa fierté, Son sens du devoir, peut-être sans trop s'en rendre compte elle-même. (page 448) Quand le bourgmestre de ma commune, coiffé du bicorne et revêtu de l'habit à la française, passait, à cheval, la revue de ses légions, accompagné d'un état-major plus attentif aux écarts des montures qu'à l'impeccabilité relative de nos alignements, la garde dissimulait à peine un bon rire narquois. Elle n'en appréciait pas moins l'honneur que lui faisait son maïeur. Avec ses qualités et ses défauts, elle incarnait, en somme, un type spécial et dont la disparition se fait parfois regretter : celui du citoyen armé au service de la loi, conscient de sa mission, profondément désireux d'assurer le maintien de l'ordre sans répandre le sang.
La garde civique fut toujours entièrement dévouée à la chose publique ; elle a eu le bon goût de disparaître au moment où l'évolution des esprits et des techniques répressives allait rendre anachronique son existence et inefficace son rendement.