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La politique économique de Guillaume premier, roi des Pays-Bas en Belgique (1814-1830)
TERLINDEN Charles - 1922

Charles TERLINDEN, La politique économique de Guillaume premier, roi des Pays-Bas en Belgique (1814-1830) (1922)

(Paru dans la Revue historique, Paris, janvier 1922

(page 1) Au point de vue de la politique économique, le règne de Guillaume Ier en Belgique peut être divisé en trois périodes : tout d'abord, une période de difficultés et de tâtonnements qui dure jusqu'en 1821 ; puis une courte mais très active période de réformes et de grandes entreprises (1821-1824) ; enfin une période d'épanouissement et de prospérité intense que vient brusquement clôturer la séparation violente du Nord et du Midi.

I. La période des tâtonnements (1813-1821)

La situation des finances publiques et les expédients de 1814 et 1815

(page 2) Les conditions dans lesquelles le prince Guillaume d'Orange prenait possession du pouvoir et la lourde et difficile mission dont l'avaient chargé les Puissances devaient rendre les débuts du règne aussi difficiles au point de vue matériel qu'au point de vue politique.

Une première source de difficultés naissait de la situation financière extrêmement critique dans laquelle Guillaume avait trouvé ses nouveaux États. Lorsqu'il arriva La Haye, le 30 octobre 1813, les caisses de l'État étaient absolument vides ; les fonctionnaires français avaient emporté dans leur fuite toutes les disponibilités de la trésorerie des départements bataves et le paiement des coupons de la rente était en retard de dix-huit mois ! Loin d'apporter de nouvelles ressources, le prince d'Orange amenait avec lui de lourdes charges : il fallait satisfaire aux exigences des articles secrets de Londres qui réglaient le sort des Pays-Bas, continuer la guerre contre la France, réorganiser la machine gouvernementale. En regard de 64 millions et demi de florins de dépenses inévitables, les prévisions budgétaires pour l'année 1814 établissaient à peine 38,400,000 florins de recettes. Il importait donc de trouver, immédiatement, des ressources, et ce n'était pas chose aisée. Il paraissait impossible, vu la perturbation profonde de la vie économique, d'émettre avec chance de succès un emprunt volontaire : l'argent, apeuré, se cachait. La chambre de commerce d'Amsterdam conseillait de recourir à un emprunt forcé. Mais les financiers de l'entourage du prince s'effrayèrent d'une mesure aussi extrême et préconisèrent un expédient qui devait tout sauver.

On sait que, lorsqu'en 1810 Napoléon réunit à son vaste empire le royaume éphémère constitué pour son frère Louis, il fut effrayé par le montant formidable de la dette des anciennes Provinces-Unies. Recourant au procédé énergique déjà employé par la France, il avait, sans aucune considération pour les (page 3) droits les plus sacrés des créanciers de l'État, réduit la dette hollandaise au tiers de sa valeur nominale. Les deux tiers, ainsi biffés du Grand Livre par un simple trait de plume, avaient pris le nom de dette morte et ne figuraient plus que pour mémoire dans la comptabilité de l'Etat.

Pour trouver les ressources dont il avait un si impérieux besoin, Guillaume résolut de recourir au système, déconcertant à première vue, de rappeler cette dette morte à la vie. Par une loi votée le 14 mai 1814 par les Etats-Généraux de Hollande, il fit décider que, moyennant un « arrosement » de 100 florins, tout porteur d'une coupure de 45 florins de rente de la dette morte serait déclaré possesseur d'un capital 2,000 florins de dette active au taux de 2 1/2 p. c., ainsi que d'un capital de 4,000 florins de « rente différée » ne produisant aucun intérêt, mais pouvant, grâce au « billet de chance » qui y était joint, passer du différé à l'actif par voie de tirage annuel. A cet effet, cette même loi du 14 mai 1814 instituait une Caisse d'amortissement, dotée de 2 millions de florins à prélever, tous les ans, sur le budget de l'État, dotation qui fut augmentée par la loi du 12 janvier 1816, de façon à permettre la conversion annuelle de 4 millions de florins de dette différée en dette active.

Cette opération était trop tentante pour que les porteurs des titres de la dette morte ne répondissent pas aux espérances du prince. L' « arrosement » donna immédiatement 28 millions d'argent liquide, qui, joints aux recettes ordinaires, permirent de couvrir les 64 millions de dépenses prévues pour cette année. Mais, en échange de cet avantage momentané, l'État se chargeait de 575 millions de florins de dette active unifiée à 2 1/2 p. c. et de 1 milliard 151 millions de dette différée ne portant pas intérêt, mais dont, annuellement, 4 millions de florins devaient. être convertis en dette active.

L'opération était pour le moins discutable : on sauvait le présent en grevant formidablement l'avenir. Aussi fut-elle très diversement appréciée.

Les défenseurs de la politique financière du gouvernement trouvèrent cette opération magnifique : elle consolidait le crédit de l'État, permettait de sortir des plus terribles embarras, constituait un acte de justice en rétablissant dans leurs droits les créanciers dépouillés par l'arbitraire napoléonien. Quant à (page 4) l’augmentation de la dette, il faudrait trois ans pour opérer cette conversion et la charge annuelle qui en résulterait ne pouvait prévaloir contre l'immense avantage d'avoir sauvé l'Etat d'une banqueroute immédiate !

Par contre, les ennemis déjà nombreux du gouvernement, surtout dans les provinces méridionales, blâmaient énergiquement cette combinaison financière qui grevait l'État d'une si lourde charge. Ils faisaient remarquer, non sans raison, que l'extinction des deux tiers de la dette des Provinces-Unies était le fait de Napoléon et que le nouveau royaume des Pays-Bas ne pouvait être rendu responsable des obligations antérieures à sa constitution. Ils ajoutaient que les titres de la dette ainsi ressuscitée n'appartenaient plus, depuis longtemps déjà, aux créanciers primitifs, seuls dignes d'intérêt, mais avaient passé aux mains de spéculateurs et certains malveillants insinuaient même que les articles de Londres, réglant les conditions de la réunion de la Belgique à la Hollande, étant restés secrets pendant plus d'une année, des personnages haut placés avaient pu racheter vil prix des titres réputés sans valeur et réaliser ainsi de prodigieux bénéfices.

Même dans les provinces septentrionales, cette opération ne trouva pas, tout d'abord, une approbation unanime ; on la discuta vivement dans les milieux financiers, dans le public et aux États-Généraux ; mais, lorsque les Hollandais en eurent mieux compris le mécanisme et qu'ils virent que les charges résultant de ce rappel à l'activité de l'ancienne dette pèseraient pour moitié sur leurs nouveaux frères du Sud, tandis que les profits seraient pour eux seuls, ils ne dissimulèrent plus leur satisfaction et ne tarirent pas d'éloges sur l'habileté et les connaissances financières de leur souverain.


L'équilibre budgétaire, ainsi rétabli pour l'année 1814, fut de nouveau compromis en 1815 par la participation des Pays-Bas à la campagne contre la France. La victoire de Waterloo, qui paraissait devoir mettre, pour longtemps, le nouveau royaume à l'abri des complications d'ordre international, avait occasionné, pour l'exercice en cours, un supplément de déficit de 40 millions de florins.

Une grave discussion surgit au Conseil d'État, comme aux États-Généraux, sur les moyens de se (page 5) procurer cette somme. Les représentants du Sud conseillaient de vendre des domaines, mais les députés du Nord ne voulaient pas en entendre parler, alléguant que, si dans les provinces méridionales les domaines étaient surtout constitués de bois, provenant en grande partie d'anciennes corporations religieuses, dont la masse de la population ne tirait aucun profit direct, il n'en était pas de même en Hollande, où le domaine se composait surtout de polders et de dimes, dont l'aliénation serait désastreuse pour l'État comme pour les particuliers. Aussi les députés des provinces septentrionales firent-ils triompher à la seconde Chambre, par soixante-dix-sept voix contre vingt-sept, le système d'emprunt forcé par voie de supplément aux contributions. On décida donc de doubler l'impôt foncier, la contribution personnelle, les taxes sur le mobilier, sur les domestiques, sur les chevaux de luxe. les péages et les patentes ; mais, en échange, on délivrait à chaque contribuable, pour le surplus de sa quote-part primitive, des obligations d'un type spécial portant 5 p. c. d'intérêt. Chaque année, trois millions de florins devaient être remboursés par voie de tirage au sort, de façon que l'opération fût entièrement liquidée avant le 31 décembre 1826. Ces trois millions devaient être fournis par une taxe de quinze centimes additionnels sur les contributions principales, l'impôt foncier excepté.

Comme cette nouvelle dette ne devait pas être confondue avec l'ancienne dette publique, une nouvelle institution, appelée le « Syndicat d'amortissement », fut chargée de pourvoir à tout ce qui la concernait. Tout comme la « Caisse d'amortissement », chargée des opérations relatives à la dette active et à la dette différée, ce Syndicat d'amortissement jouissait d'une complète autonomie. Ces organismes travaillaient dans l'ombre, leurs opérations n'étaient communiquées, sous le sceau du secret, qu'à une commission composée des présidents des deux Chambres et de cinq autres membres choisis par le roi. Ce n'était que tous les dix ans, l'époque du budget décennal prévu par la Loi fondamentale, que le gouvernement devait rendre compte au Etats-Généraux de la situation de la dette nationale et de l'amortissement.


Mais, en dépit de tous les remèdes employés, la situation (page 6) financière du royaume resta très mauvaise. Les charges militaires, imposées par le concert européen pour faire des Pays-Bas une solide barrière contre la France, pesaient lourdement sur le pays, nonobstant le subside prélevé sur l'indemnité de guerre imposée à la France en 1815. Le roi Guillaume avait dû, sous la surveillance immédiate du duc de Wellington, élever une ligne ininterrompue de forteresses le long de sa frontière méridionale, depuis Nieuport jusqu'à Luxembourg ; il était obligé d'entretenir une armée permanente de quarante mille hommes ; il avait dû lever à grands frais quatre régiments suisses et avait été obligé de dépenser des sommes énormes pour rentrer en possession des colonies et pour compléter les armements maritimes. L'administration, mal organisée, avec tous les abus d'un fonctionnarisme trop développé, coûtait fort cher ; les dépenses d'intérêt général, les travaux publics indispensables réclamaient, chaque année, d'importants subsides. Aussi le déficit était-il devenu chronique et les emprunts se suivaient-ils avec une désespérante régularité : 45 millions de florins en 1818, 24 millions en 1819, 57 millions et demi en 1822 étaient venus s'ajouter à la dette déjà si lourde du nouveau royaume.

Les profondes divergences d’intérêts économiques entre le Nord et le Sud du royaume

A cette première source de difficultés se joignait la quasi-impossibilité de concilier les profondes divergences d'intérêts qui séparaient les deux parties du royaume. La complexion économique des provinces méridionales différait d'une façon si radicale de celle des provinces du Nord, que toute mesure qui profitait aux Belges nuisait aux Hollandais et réciproquement. Certes, à première vue, tous les facteurs paraissaient réunis pour assurer la prospérité de ce beau royaume qui groupait cinq millions et demi d'âmes appartenant à l'élite des races européennes. Par leur situation côtière, à un grand carrefour commercial du monde civilisé, par leurs excellents ports, par leurs larges voies fluviales les mettant en communication avec un hinterland riche, fertile et industrieux, les Pays-Bas étaient dotés de tous les éléments favorables à une intense expansion commerciale. Avec sa flotte marchande, ses traditions commerciales, ses vastes colonies, ses chantiers et ses établissements de crédit, la Hollande donnait à la Belgique le moyen de répandre dans le monde entier les produits de l'agriculture des Flandres et des industries de la Wallonie, en même temps qu'elle pouvait (page 7) importer dans les meilleures conditions des matières premières. Au point de vue du commerce intérieur, les provinces méridionales pouvaient vendre à leurs sœurs du Nord le combustible, les tissus, les verres, les machines, les céréales, en échange des produits de la pêche maritime et des denrées coloniales. Les plus belles perspectives paraissaient ouvertes aux deux nations ; mais, pour que tous ces facteurs de prospérité pussent produire leurs fruits, il importait d'aplanir les difficultés et les divergences d'intérêts qui séparaient le Nord du Midi.


Tout d'abord, au point de vue du partage de la dette publique, les droits et les intérêts des deux peuples différaient profondément.

Depuis le XVIème siècle la Hollande avait mis au compte de l'État les lourdes charges occasionnées par la guerre de l'Indépendance contre l'Espagne et par les entreprises coloniales et, si la richesse des particuliers s'était constamment accrue dans cette république marchande, la dette publique avait crû, elle aussi, en proportion, et nécessitait annuellement une somme de 14,383,766 florins pour le service de ses intérêts. Par contre, grâce au régime spécial et aux privilèges dont avaient joui les provinces belges sous l'ancien régime, la dette n'y atteignait pas cent millions de florins ; l'État y possédait des domaines immenses et la liquidation, faite en 1818, permit de constater que la dette belge antérieure à 1814 ne représentait que 289,719 florins de rente annuelle. Aussi l'obligation de supporter la moitié de la dette hollandaise, comme le prescrivaient les articles de Londres, parut-elle, à bon droit, inique aux Belges, surtout après que, comme nous l'avons vu, Guillaume eut rappelé à l'activité la formidable dette des anciennes Provinces-Unies, amortie par décret impérial. Les Hollandais tentèrent de justifier ce partage en montrant que la Belgique, englobée dans le nouveau royaume, recevait en échange les forteresses, les vaisseaux de guerre, les chantiers, les arsenaux, les ateliers, le matériel d'artillerie et le magnifique empire colonial que la Hollande apportait à la communauté. « Que les calculateurs apprécient en numéraire la valeur de ces articles, écrivait un des plus notables hommes d'État du Nord, quant à moi je ne doute (page 8) pas que cette valeur soit au moins égale au montant de la dette apportée par les provinces septentrionales. » Mais les Belges ne se laissèrent pas persuader de la valeur de ces cadeaux qu'on leur faisait ainsi sans les consulter ; leur mécontentement resta très vif et s'accrut encore lorsqu'ils virent que, pour faire face au service des intérêts de cette dette écrasante, de lourds impôts étaient devenus nécessaires.


Au cours de la session de 1815-1816, le ministre des Finances Appelius, déposa un projet complet de réforme fiscale, réorganisant à la fois les contributions foncières et personnelles, les taxes sur le mobilier, les domestiques et les chevaux, les patentes, et établissant de nouvelles contributions indirectes, ainsi que des droits d'entrée et de sortie. Dans l'idée de ses auteurs, cette réforme devait rapporter environ 70 millions de florins par an. Ce projet fut très mal accueilli par les députés du Midi qui, oubliant que sous le régime français leur pays payait annuellement à la fiscalité impériale de 75 à 80 millions de florins, ne voulaient se souvenir que du régime paternel du gouvernement autrichien, qui les Belges versaient à peine dix millions de florins par an. Guillaume n'avait-il pas promis, lors de son avènement, de faire revivre ces beaux jours et n'avait-il pas aboli, à tout jamais, les odieux impôts de consommation, dits droits réunis, qui avaient jadis fait exécrer le régime napoléonien en Belgique ? Du reste, disait-on, le projet était combiné de façon à avantager les Hollandais, dont le genre de vie différait si profondément de celui des Belges. La richesse se dissimulait bien plus dans les provinces septentrionales que dans le Midi : à fortune égale, le luxe y était beaucoup moindre. Ainsi la taxe sur les chevaux et les domestiques, que les députés du Nord considéraient comme une taxe sur le luxe et la richesse, aurait eu, disaient les représentants belges, une répercussion néfaste sur l'agriculture et l'industrie. L'opposition se fit même tellement vive que le comte d'Aerschot quitta, avec éclat, le Conseil d'État et que le gouvernement, pour éviter de graves difficultés, fut obligé de remplacer la taxe sur les chevaux et les domestiques par une majoration (page 9) de 40 p. c. de la contribution personnelle et de l'impôt sur le mobilier.


C'était surtout le projet de droits d'entrée et de sortie qui excitait au plus haut point le mécontentement et les appréhensions des Belges. En cette matière, plus encore qu'en toute autre, les divergences d'intérêts étaient profondes entre le Nord et le Midi et il paraissait impossible d'établir un régime douanier commun aux deux parties du royaume sans gravement froisser l'une ou l'autre.

Tandis que les Hollandais réclamaient une politique douanière aussi libérale que possible pour faire refleurir le trafic maritime tel qu'il avait prospéré jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, sous le régime du tarif de 1725, « ce chef-d'œuvre réputé de législation qui restait l'idéal des économistes des provinces septentrionales », les Belges imploraient des mesures de protection pour leur industrie gravement menacée par la concurrence étrangère.

Par suite des récentes perturbations politiques, la Belgique se trouvait dans une situation économique des plus difficiles.

Au point de vue industriel et commercial, la réunion la France n'avait pas tardé, après les brutalités et les exactions de la conquête, de produire d'heureux effets. Le vaste marché français avait été ouvert aux exportations belges et, grâce à la paix intérieure qui régna dans les « départements réunis » de 1795 à 1814, grâce aussi à la supériorité de leurs produits métallurgiques, de leurs toiles, de leurs draps et de leurs dentelles, les industriels belges, débarrassés de toutes les anciennes entraves du régime corporatif, avaient trouvé de précieux débouchés. La Belgique avait pris une part brillante aux expositions de Paris en l'an IX, en l'an X et en 1806 et, loin de restreindre cette prospérité, le blocus continental l'avait débarrassée de la concurrence anglaise. Le gouvernement impérial n'avait rien négligé pour stimuler cet essor économique et l'on avait vu non seulement se développer les anciennes industries linière et drapière, mais encore se créer une foule d'industries nouvelles destinées (page 10) à remplacer les produits d'outre-mer ; citons, entre autres, l'industrie du sucre de betteraves, destinée à devenir une des sources les plus fécondes de richesse.

Malheureusement, ce régime avait infusé à la Belgique le virus des principes d'un protectionnisme outrancier ; son industrie, surmenée artificiellement dans beaucoup de branches, traversa une crise intense dès qu'elle fut privée des millions de consommateurs que lui assurait le vaste marché français et dès que, par une décision des Puissances alliées, en date du 5 décembre 1814, le marché national fut ouvert à la concurrence étrangère.

L'annexion à la Hollande avait donc changé complètement la situation économique de l'industrie belge. Le marché français était remplacé, il est vrai, par le marché assez vaste de la Hollande et de ses colonies. Mais ce marché n'était pas protégé, comme le marché français, par de formidables barrières douanières. Aux taxes prohibitives avaient succédé des taxes modérées de 3, 5 et 8 p. c., absolument insuffisantes pour empêcher l'industrie manufacturière anglaise, qui le continent avait été presque entièrement fermé pendant de longues années, de faire une rude concurrence aux fabriques belges.

Cette invasion des produits étrangers n'avait pas même été compensée par un regain d'activité dans les ports des provinces méridionales. Tout le commerce d'importation se faisait par les ports mieux outillés de la Hollande. Après avoir vu, en 1815, trois mille vaisseaux entrer dans sa racle, Anvers n'avait plus été visité, en 1817, que par 999 navires et, en 1818, que par 585.

Dans ces conditions, les Belges réclamaient énergiquement pour leur industrie des mesures de protection. A Gand surtout, où l'industrie cotonnière s'était prodigieusement développée sous le régime français par la protection spéciale de l'Empereur, les réclamations avaient été vives contre le tarif libéral introduit par les Puissances alliées en 1814.

En dépit de ces réclamations, Guillaume avait formellement (page 11) refusé de revenir aux pratiques du régime napoléonien. Il avait même eu à ce sujet un mot malheureux qui devait être vivement exploité contre lui : comme les délégués de l'industrie gantoise lui faisaient envisager la triste perspective de devoir fermer leurs ateliers si le gouvernement n'intervenait pas en leur faveur, il leur avait répondu brusquement : « Dans ce cas, il vous restera toujours la terre à bêcher ». Aussi lors de sa visite inaugurale Gand, en 1815, le roi fut-il reçu par un morne silence, le vide se fit autour de lui et les efforts de la régence municipale ne parvinrent pas à décider les chefs de l'industrie gantoise à lui présenter leurs hommages.

La situation du nouveau souverain était en cette matière particulièrement embarrassante. S'il écoutait les doléances des industriels du Midi, il froissait les intérêts des commerçants du Nord. Or, les capitaux se trouvaient surtout en Hollande : c'était aux négociants et aux banquiers d'Amsterdam que l'État devait recourir pour toutes les opérations que lui imposait la situation obérée de ses finances. II fallait donc passer par leurs exigences, et c'était le plus souvent au détriment des Belges.

Les arguments d'ordre politique se joignaient aux nécessités d'ordre financier pour empêcher le souverain de prêter l'oreille aux plaintes de ses sujets méridionaux et le comte de Hogendorp avertissait le fidèle collaborateur du roi, Falk, du danger qu'il y avait pour le gouvernement de mécontenter ses anciens amis du Nord sans être certain de gagner ses ennemis du Midi.


Heureusement le roi Guillaume, il faut lui rendre cette justice, joignait à de réelles connaissances en matière économique toutes les aptitudes d'un excellent négociant et d'un financier habile. Tout en réprouvant les exagérations protectionnistes prônées par les industriels belges, il comprit que, dans l'intérêt supérieur du royaume, il fallait inaugurer une nouvelle politique économique. II voulait, l'exemple de l'Angleterre, faire du (page 12) commerce des Pays-Bas, non plus comme au XVIIIème siècle, une simple industrie de transport de produits étrangers, mais l'appuyer sur une solide industrie nationale. C'était celle-ci, pensait le roi, qu'il fallait avant tout développer, le commerce suivrait tout naturellement. Il comprenait qu'en se préoccupant du commerce, toujours du commerce, comme on le faisait dans le Nord, non seulement on ne s'assimilerait jamais le Midi, si admirablement constitué pour une grande prospérité industrielle, mais encore on ferait de la nation un peuple de simples portefaix » (bloote kruiers), toujours tributaire de l'étrange.

Aussi les premières années du règne, ballottées entra ces courants contradictoires, furent-elles marquées par une absence complète de système économique bien déterminé et par un empirisme accueillant, tour à tour, les prétentions des industriels du Midi et des négociants du Nord, cédant tantôt aux exigences des Belges protectionnistes, tantôt aux murmures des Hollandais libre-échangistes. Pendant toute la période qui s'étend de 1814 à 1821, le Gouvernement élève et abaisse les droits d'entrée, sans autre mobile que le désir d'étouffer les plaintes importunes, sans autre règle que les besoins momentanés de la politique intérieure.

Comme à cette époque la principale préoccupation du souverain était de se concilier l'affection des Belges, déjà gravement froissés par la façon dont il leur avait imposé la Loi fondamentale et par les procédés gouvernementaux dans la question religieuse, il crut devoir leur faire quelques concessions sur le terrain économique et le tarif douanier du 3 octobre 1816 tint compte dans une certaine mesure de leurs revendications.

Malgré les réclamations du haut commerce hollandais, on frappa le sucre et le café, la houille et la tourbe ; les droits d'entrée sur les produits étrangers furent portés à 8 ou 10 p. c. en moyenne et combinés avec certaines prohibitions et avec un système assez compliqué de primes et de droits différentiels.

Ces mesures furent insuffisantes pour conjurer l'effroyable (page 12) crise économique qui marqua l'année 1817. L'été de 1816 ayant été humide et froid, la récolte avait mal mûri ; le même désastre se renouvela en 1817 et se compliqua de la maladie des pommes de terre. Comparativement aux prix de 1813 le froment haussa de 50 p. c., le seigle de 75 p. c. , les pommes de terre de 300 p. c. La famine s'abattit lourdement sur les classes populaires.

Par suite de la concurrence anglaise, envahissant le marché intérieur avec des produits meilleurs et moins chers que ceux que pouvaient livrer les fabriques belges, moins avancées et moins bien outillées, et par suite des prohibitions ou des droits écrasants qui lui fermaient le marché extérieur, l'industrie était tombée dans le marasme, un grand nombre d'usines s'étaient fermées depuis 1814, des milliers d'ouvriers se voyaient privés de salaires.

Déjà, depuis la guerre, la misère était grande ; elle devint effroyable sous la double poussée de la famine et du manque de travail. Des milliers de miséreux parcouraient les campagnes, mendiant du pain de maison en maison ; les municipalités manquaient de ressources pour leur venir en aide ; les habitants terrifiés, tapis dans leurs demeures, entendaient, jour et nuit, les plaintes et les hurlements de cette multitude affamée qu'ils étaient dans l'impossibilité de secourir. Certains déterraient les pommes de terre et s'en nourrissaient sur place, d'autres assaillaient les boutiques des boulangers et se jetaient, comme des fous, sur les sacs de farine. Pour la seule ville de Liége, le nombre de ces affamés atteignait dix-sept mille.

Dans ces tristes circonstances, le roi fit prouve d'humanité et de générosité : il fit d'importantes avances d'argent sur sa cassette personnelle et multiplia ses efforts pour rétablir l'ordre (page 12° sans devoir recourir à une répression violente. Le gouvernement acheta pour six millions de florins de céréales aux pays scandinaves et les revendit, avec un million de perte, pour nourrir les masses populaires.

Cette effroyable crise augmenta encore les embarras du gouvernement. Bien que la cause principale de la misère eût été la disette, causée par des étés humides et de mauvaises récoltes, et bien que les années suivantes eussent été meilleures, les adversaires et les défenseurs du libre-échange y puisèrent des arguments ; Belges et Hollandais s'accusèrent mutuellement d'être les auteurs de ces souffrances. Excédé de ces doléances continuelles, qui rendaient la législation existante responsable des embarras financiers du gouvernement et des déficits chroniques du budget, Guillaume se laissa, petit à petit, conquérir par les préventions de ses compatriotes et, sortant de la période de tâtonnements et d'hésitations dans lesquels il s'était débattu jusqu'alors, il s'appliqua organiser un nouveau système financier qu'il communiqua à la seconde Chambre des États-Généraux le 30 avril i821.

11. La période des réformes et de grandes entreprises (1821-1824)

La réforme fiscale (1821)

Avant d'exposer la grande réforme financière de 1821, il nous faut examiner les moyens dont disposait le roi pour l'imposer au pays.

Depuis 1814, les tendances de Guillaume au gouvernement personnel n'avaient fait que s'accentuer. Ses ministres étaient réduits, comme l'avouait le plus puissant d'entre eux, van Maanen lui-même, à l'état de simples commis. Le Conseil d'État, émanation directe du souverain, n'avait aucune indépendance ; la magistrature, amovible à tous les degrés de l'organisation judiciaire, était prête à rendre tous les services et tous les arrêts demandés par le pouvoir exécutif ; la presse, dépouillée progressivement de toute liberté, ne donnait pas l'opinion publique l'occasion de se manifester ; la première Chambre était entièrement à la dévotion du roi, qui en nommait les membres et, grâce à l'influence des gouverneurs de provinces, qui, dans les provinces septentrionales, désignaient les candidats aux (page 15) sièges de la seconde Chambre, le gouvernement était assuré d'une majorité docile, malgré les velléités de résistance et les éloquentes protestations des députés du Sud.

Le roi Guillaume était ainsi parvenu, comme le dit un homme d'État hollandais, à faire de son royaume « un État napoléonien à façade constitutionnelle ». N'avait-il pas, dès 1820, avec autant d'énergie, sinon autant d'élégance, que Louis XIV, proclamé : « L'État c'est moi », lorsque, outré par les réclamations des Belges en faveur de la responsabilité ministérielle, il s'était écrié : « Pourquoi accuse-t-on les ministres? Que sont les ministres ? Absolument rien ! Je puis régner sans ministres et je puis nommer ministre qui bon me semble, fût-ce un de mes palefreniers ! C'est moi, moi seul qui gouverne et moi seul qui suis responsable! »

Il était d'autant plus facile au roi de réaliser ses combinaisons économiques que, pendant les premières années du règne, la plupart des membres de la seconde Chambre, peu familiarisés avec les questions financières, si complexes par leur nature même, se fiaient aveuglément en ces matières au gouvernement. Le ministre des Finances, Appelius, qui garda ce portefeuille jusqu'en 1828, était un serviteur à la fois aveugle et intelligent de la politique financière de son maître et ainsi, en dépit de l'opposition grandissante des députés belges, en dépit des avertissements et des remontrances énergiques que ne lui épargnait pas le mentor des députés du Nord, le comte de Hogendorp, nous verrons le gouvernement étendre d'année en année l'autorité royale et restreindre l'influence constitutionnelle des États-Généraux en développant, de plus en plus, le budget décennal, dont le contrôle était en quelque sorte illusoire, au détriment du budget annuel. Dans tous les domaines de la vie économique, le roi put donc poursuivre avec ténacité et énergie toutes les conceptions que lui dictait son vaste esprit d'entreprise.

Le projet de loi financière soumis aux Chambres, le 30 avril 1821, touchait à toutes les formes de la fiscalité. Il prévoyait de nouveaux impôts de consommation dénommés droits de mouture et d'abatage ; il révisait, de fond en comble, le tarif douanier ; il réorganisait l'impôt personnel et, finalement, s'occupait du régime des distilleries.

On peut dire que, dans son ensemble, ce vaste projet, qui donna lieu à de longs et orageux débats et fut fractionné en plusieurs lois spéciales, votées au cours des sessions de 1821 et de 1822, sacrifiait l'intérêt des contrées agricoles et industrielles de la Belgique l'avantage des villes commerçantes de la Hollande.

Comme nous l'avons vu, le Nord demandait, en faveur de son commerce, la réduction des droits de douanes et proposait de compenser la perte qui en résulterait pour le trésor en augmentant les contributions directes et l'accise. Le Midi, au contraire, réclamait des droits d'entrée sur les marchandises étrangères, afin d'assurer à l'industrie belge le marché intérieur, et repoussait énergiquement l'établissement de taxes sur le blé et la viande.

On eût dit que, dans la rédaction de son projet de réforme fiscale, le gouvernement s'était proposé de mécontenter le plus possible ses sujets des provinces méridionales.

Le projet débutait par un impôt sur la mouture (gemaal) qui devait rapporter 5,500,000 florins et par un impôt sur le poids général des viandes de boucherie, dit taxe d'abatage (geslacht), qui devait donner 2,500,000 florins. Pour la population des provinces septentrionales, qui se nourrissait surtout de pommes de terre, de riz venant des colonies et de poisson sec, ces taxes étaient beaucoup plus faciles à supporter que pour les ouvriers et les paysans belges, habitués manger beaucoup de pain et pour qui la viande jouait un grand rôle dans l'alimentation.

Vainement les députés belges démontrèrent-ils que ces impôts de consommation auraient les plus funestes conséquences pour l'industrie, déjà si malheureuse, en élevant forcément le prix de la main-d'œuvre. Vainement rappelèrent-ils l'histoire des Provinces-Unies, où l'on avait vu, jadis, les impôts de consommation faire hausser le prix des vivres sans amener une hausse corrélative des salaires, ce qui avait eu pour résultat d'obliger les ouvriers à déserter les ateliers et de ruiner toutes les industries exposées à la concurrence étrangère, sacrifiant ainsi l'intérêt des contrées industrielles et agricoles à l'avantage des grandes villes commerçantes de la seule province de (page 17) Hollande. Vainement les députés belges montrèrent-ils que ces impôts ne pourraient être perçus qu'au moyen de procédés inquisitoriaux et vexatoires appliqués par une armée de fonctionnaires, procédés qui rappelleraient aux Belges l'odieuse fiscalité du duc d'Albe et les trop célèbres « droits réunis » de la domination française ! Tout fut inutile ; le siège de la majorité, désireuse d'assurer au gouvernement par ces impôts de consommation les ressources que lui enlèverait la réduction du tarif douanier, était fait dès avant la discussion. On se contenta d'accorder quelques atténuations dans le mode de perception et ces impôts odieux furent définitivement mis en vigueur par la loi du 8 janvier 1822.

La réforme douanière (1822)

Le même parti pris, la même hostilité à l'égard des desiderata économiques des provinces belges se manifesta dans l'élaboration du tarif douanier mis en vigueur par les lois du 12 juillet 1821 et du 26 août 1822. Dès 1820, une commission présidée par M. Roell et dans laquelle le rôle principal avait été joué par Gogel, ennemi acharné du protectionnisme, avait préparé un nouveau tarif en rapport avec les idées libérales des commerçants du Nord2. Fait caractéristique : sur les dix-sept membres dont se composait cette commission, la Belgique, dont l'avenir industriel se trouvait en jeu, ne comptait que quatre représentants : MM. Lecocq, van Crombrugghe, Engler et Joseph Olislagers. Aussi la commission écarta-t-elle à priori les demandes des industriels belges qui désiraient voir taxer certaines marchandises étrangères de façon assurer à leurs produits la préférence sur le marché intérieur, sauf à se rapprocher, peu à peu, d'une liberté plus étendue, mesure que des réductions équivalentes seraient faites par les peuples voisins. Elle rejeta, de même, la proposition des délégués belges d'abaisser les droits de transit et d'établir en faveur du commerce national des entrepots libres dans les villes les mieux situées à cet effet.

(page 18) Le projet arriva en discussion à la seconde Chambre dans le courant du mois de mai 1821. Le gouvernement le présentait comme un premier pas dans une voie progressive qui allait, disait-il, raviver le commerce et l'industrie en excitant l'émulation des producteurs indigènes par la concurrence étrangère et en favorisant la masse des consommateurs, dont les intérêts devaient être préférés à ceux de quelques fabricants.

Les critiques des députés belges se firent vives et cinglantes. M. Huyttens, député de Gand, eut beau jeu pour montrer sous son vrai jour le libéralisme économique de la Hollande qui avait jadis tenu l'Escaut si jalousement fermé, qui avait fait dissoudre la Compagnie d'Ostende et qui, disait-il, multipliait les entraves pour empêcher le commerce belge de se développer. M. Dotrenge montra, avec éloquence, le danger pour un petit État de prendre l'initiative du libéralisme économique sans être assuré de réciprocité de la part des grands États voisins. « En donnant l'exemple, disait-il, on imiterait la folie d'un particulier qui, dans l'espoir d'établir la communauté des biens, inviterait tous ses voisins au partage de son patrimoine. »

Tous les députés belges, unis pour la première fois dans une opposition nationale, allaient dans leur indignation jusqu'à stigmatiser le nouveau tarif comme une complaisance de la maison d'Orange vis-à-vis de l'Angleterre, complaisance qui aurait pour résultat d'assurer aux marchandises anglaises la victoire sur notre marché.

Très éloquemment, Reyphins défendit le sort des ouvriers belges, plaida en faveur de l'industrie nationale et préconisa la politique économique que devait suivre plus tard la Belgique indépendante.

Mais ce fut Dotrenge qui eut tous les honneurs du débat lorsque, reprenant la parole, il reprocha aux députés hollandais de ne tenir aucun compte des désirs exprimés par les Belges et prononça ces paroles qui montraient l'abîme entre les deux parties du royaume : « La lutte qui s'est révélée pendant cette discussion entre les prétentions du Nord et celles du Sud, la détermination de vaincre par une majorité infime et douteuse décèlent clairement qu'il existe dans cette assemblée une scission, et c'est un fait (page 19) déplorable. Les discussions parlementaires n'ont pas grande importance, mais des causes sérieuses et permanentes de discorde intestine sont les plus grands maux qui puissent affliger un État. Décidez maintenant, concitoyens du Nord, et, si vous êtes bien résolus à continuer dans cette voie, complétez ce soir le fratricide de la vieille et loyale Belgique ! »

Un discours très pathétique de M. Lecocq, retraçant, en termes émus, la misère des ouvriers du pays de Liège, termina le débat en faisant un chaleureux appel aux « frères du Nord. »

Comme la majorité restait douteuse, le gouvernement recourut à tous les moyens pour assurer le vote de son projet. Tandis qu'il intimait l'ordre à deux députés belges, revêtus de fonctions publiques, de rejoindre, au plus tôt, leurs postes en province, sans attendre le scrutin, il faisait procéder, en toute hâte, aux élections pour combler un vide survenu inopinément dans la députation de la province de Groningue. Trois Belges seulement votèrent avec la majorité, tandis qu'un député du Brabant septentrional se joignit à l'opposition. Ainsi, le 12 juillet 1821, le projet passa la seconde Chambre par cinquante-cinq voix contre cinquante et une. La première Chambre le ratifia servilement par vingt et une voix contre dix-sept.

La formation, pour la première fois constatée, d'un bloc homogène d'opposition belge, irrita le roi au plus haut degré. Il eut la maladresse de le faire voir. Par un de ces gestes brutaux dont il était coutumier, il destitua des fonctions honorifiques qu'ils remplissaient auprès de sa personne sept membres opposants de l'une et de l'autre assemblée. Ainsi, malgré le vote de la loi, la victoire morale resta aux députés belges.

Qu'était ce fameux tarif de 1821 qui soulevait une telle indignation et de telles craintes chez les industriels belges et qui avait donné lieu, à la Chambre comme dans l'opinion, à d'aussi vives discussions ? Pour l'époque, il était extrêmement libéral et, mis en regard de la législation qui régissait les relations commerciales des autres peuples du continent, il justifiait les inquiétudes de ses adversaires. D'une façon générale, il réduisait tous les droits d'entrée à 6 ou même à 3 p. c. Aussi, sa mise en application, par voie de décrets, au cours de l'année 1822, (page 20) amena-t-elle une vive campagne de protestations, de caricatures et de pamphlets qui n'allait pas tarder obliger le roi à modifier sur plusieurs points le régime douanier ainsi établi, Nord contre Sud.

Le nouveau tarif était accompagné d'une série de droits différentiels destinés à favoriser le commerce maritime des provinces septentrionales : une réduction de droit de 10 p. c. était accordée à toute marchandise importée ou exportée sous pavillon national ; le droit de tonnage, fixé à 1 florin 5 cent. par tonneau pour chaque voyage fait sur les navires étrangers, était réduit à 45 cent., payables une fois par an, sur les bâtiments nationaux ; le sel brut entrait en franchise sous pavillon néerlandais et payait 2 florins par 100 kilos sous pavillon étranger. Mais ces avantages n'étaient pas suffisants au gré des Hollandais et l'on ne tarda pas à constater que les droits d'entrée, si modérés, qu'avait laissé subsister le tarif de 1821, étaient encore considérés comme gênants par le haut commerce qui cherchait, par tous les moyens, à les frauder.

La levée d’une opposition parlementaire belge

Le projet de loi réorganisant les bases de l'impôt personnel fut, lui aussi, discuté avec âpreté. Nous avons vu qu'en 1816 le mécontentement général des provinces méridionales avait obligé le ministère à réduire ses prétentions et à renoncer à la taxe sur les chevaux et les domestiques. Le projet soumis aux Chambres en 1821 revenait à la charge sur ces deux points en y ajoutant une contribution de 4 p. c. de la valeur locative brute des maisons et une contribution de 01 p. c. sur le mobilier.

La discussion s'ouvrit à la seconde Chambre, le 14 mai 1822, et aboutit, le 17 juillet, au rejet du projet par cinquante-six voix contre cinquante-quatre. Les députés belges avaient fait bloc et deux députés du Brabant septentrional s'étaient joints à eux. La colère du gouvernement et de ses partisans ne connut plus de bornes et l'on entendit le comte de Hogendorp s'écrier du haut de la tribune : « Si les députés des provinces méridionales nous disent : nous ne voulons pas de vous, nous leur répondrons : nous n'avons pas besoin de vous. » Le gouvernement fit quelques concessions de détail, grâce auxquelles il (page 21) parvint à faire passer son projet en seconde lecture, et il est curieux de constater que cette loi, si décriée et si combattue, du 28 juin 1822, resta jusqu'en 1919 la base de perception des contributions directes en Belgique.

La loi sur les distilleries ne fut guère moins vivement combattue que les autres parties du système. Diffuse, obscure, élastique, arbitraire, hérissée de formalités, d'amendes et de confiscations, on lui reprochait de mettre les distillateurs à la merci des employés du fisc et de condamner infailliblement à la ruine les petites distilleries rurales, si utiles au développement de l'agriculture en Belgique. Elle fut cependant votée, Hollandais contre Belges, par cinquante-neuf voix contre cinquante.

La suppression du contrôle parlementaire sur les finances publiques et la création du syndicat d’amortissement

Le gouvernement était ainsi parvenu, non sans peine, mener à bonne fin sa grande réforme financière. II ne fallut pas attendre longtemps pour constater qu'elle ne donnerait pas tout ce que ses auteurs en avaient espéré et que l'ère des déficits n'était pas close. Malgré toutes les nouvelles taxes, le budget n'était pas encore en équilibre, et il était aisé de prévoir que, pendant longtemps encore, les recettes ne pourraient contre- balancer les dépenses.

Les oreilles du roi commençaient se fatiguer de ce mot déficit qu'on opposait à tous ses grands projets économiques ; il se lassait des plaintes éternelles qui retentissaient, de plus en plus haut, la seconde Chambre. Avec ses fidèles collaborateurs Appelius et Elout, il chercha le moyen de se libérer de la surveillance importune de la Chambre et de l'opinion et de s'assurer, pouf quelque temps du moins, une plus grande liberté d'action.

Il voulut, tout d'abord, se procurer de nouvelles ressources en portant la main sur les domaines et en les aliénant, peu à peu, soit par voie de loterie, soit par d'autres combinaisons financières, de façon à trouver les 50 millions de florins nécessaires pour combler le déficit, pour compléter les armements de terre et de mer, pour améliorer les voies de communication terrestres et fluviales et pour construire un palais au prince héritier. La haute main sur cette vaste opération appartiendrait au roi qui n'en ferait rapport aux Etats-Généraux que lorsqu'elle serait entièrement terminée

(page 22) L'argent qu'il se serait ainsi procuré au moyen d'émissions de papier et d'aliénations de domaines serait placé dans de grandes entreprises industrielles et commerciales, et il espérait, au bout de vingt-huit ans, pouvoir verser au trésor, non seulement les 50 millions demandés, mais encore un supplément de 60 millions de florins qui permettrait de faire face, pendant de longues années, aux dépenses extraordinaires.

Cette vaste opération rappelait trop le fameux système de Law et donnait une trop large part à l'imprévu pour pouvoir être acceptée par l'esprit positif et prudent des Hollandais. Le comte de Hogendorp blâma ouvertement l'idée de faire des domaines de l'État un objet de spéculation et, comme un bon nombre de députés du Nord, partageant sa manière de voir, paraissaient disposés à appuyer, sur cette question, l'irréductible opposition des représentants du Midi, le gouvernement fut contraint de renoncer à son projet.

C'eût été mal connaître le roi Guillaume que de croire qu'il se tiendrait pour battu. Ne pouvant briser l'obstacle, il résolut de le contourner et procéda d'une façon fort habile. Nous avons vu que, depuis les premières années du royaume, fonctionnaient deux organismes financiers autonomes : la Caisse d'amortissement, chargée des opérations relatives à l'ancienne dette des Pays-Bas, et le Syndicat d'amortissement, chargé de la liquidation de l'emprunt forcé établi pour combler le déficit creusé par la campagne de 1815. L'opinion publique s'était habituée à la procédure secrète de ces deux institutions et ne paraissait plus en prendre ombrage. Aussi, le roi eut-il l'idée de fusionner ces deux organismes pour en former un nouveau syndicat d'amortissement, dont il élargirait considérablement les attributions.

Ce nouveau syndicat était chargé non seulement de l'amortissement de toutes les dettes de l'État, mais encore de la conversion de la dette différée (qui se montait 1 milliard 135 millions et demi de florins), du payement du coupon de la dette active (qui atteignait 704 millions et demi de florins), de toutes les opérations relatives à la refonte des espèces monétaires, du service des pensions et rentes viagères à charge de l'État, de la construction des nouvelles voies de communications, canaux, routes, etc. Ce syndicat ne méritait donc que bien imparfaitement (page 23) son nom de « Syndicat d'amortissement » ; en réalité il était chargé de pourvoir aux dépenses publiques et secrètes les plus diverses et, avant tout, de masquer les déficits budgétaires.

« Un syndicat ou caisse d’amortissement, écrivait un économiste contemporain, n'est ordinairement chargé que du rachat des obligations ou inscriptions, d'après des règles établies par des lois. Mais, ici, c'est un petit département qui est chargé de toutes les opérations de crédit. C'est à lui qu'est attribuée la réalisation de tous les emprunts, de sorte qu'il est à la fois vendeur et acheteur ; mais ses achats et ses remboursements sont bien faibles en comparaison de la masse de nouveaux emprunts et crédits qu'il a été successivement chargé de réaliser. »

Pour faire face à ces charges si diverses, le gouvernement attribuait comme ressources au syndicat : le produit net de tous les péages par terre et par eau ; une dotation en domaines de l'État représentant un revenu de 1 million 750 mille florins, avec faculté de les aliéner ; un crédit de 94 millions de florins, inscrit au grand livre dette active ; enfin l'autorisation d'émettre pour 116 millions de florins d'obligations à 4 1/2 p. c.

Ce syndicat était composé d'une commission de cinquante notables, nommés par le roi, et était représenté par un bureau permanent de sept membres.

Un compte, rendu annuellement sous le sceau du secret aux présidents des deux Chambres, à deux conseillers d'État et trois membres de la Chambre des comptes désignés par le roi, remplaçait le contrôle des finances de l'État confié aux États- Généraux par les articles 121, 128 et 199 de la Loi fondamentale. En fait, le secret sur les opérations du syndicat était tellement bien gardé que le ministre des Finances, Appelius, pouvait déclarer un jour : « Deux personnes possèdent à fond leur syndicat : la première, c'est M. le secrétaire de la Commission ; la seconde, ce n'est pas moi ! » Or, en fait, le secrétaire de la Commission et le roi c'était encore la même personne !

En dépit d'une opposition énergique du comte de Hogendorp et de quelques députés, plus au courant que leurs collègues des arcanes de la haute politique financière, la seconde Chambre, (page 24) bien qu'elle ne fût pas en nombre, vota, par trente-neuf voix contre vingt et une, le projet de loi qui dotait le Syndicat d'amortissement de toutes les ressources demandées par le gouvernement, et une seconde loi, votée, le 27 décembre 1822, par une majorité servile de soixante-six voix contre trente-sept, sanctionna définitivement l'abandon par le Parlement de son droit constitutionnel de contrôle sur les finances de l'Etat.

C'était un beau triomphe pour la politique personnelle du roi. Il n'aurait plus affaire désormais, pour toutes les questions financières, qu'à une sorte de société anonyme qui administrerait, prêterait, emprunterait, aliénerait, construirait des routes et des canaux, élèverait des barrières, exploiterait des mines et entreprendrait des travaux publics, sans être plus responsable que les ministres eux-mêmes.

Grâce à cet organisme, on n'allait plus entendre parler de déficit ; le souverain allait pouvoir sortir des difficultés présentes et, comme nous le verrons, réaliser un vaste programme financier qui devait donner d'heureux résultats. Mais, en échange de ces avantages immédiats, le Parlement et l'opinion se voyaient désormais privés de tout contrôle et de tout moyen d'action. Le syndicat ordonnait des travaux publics et les pour- suivait, même contre la volonté devenue impuissante de la seconde Chambre. Les finances de l'État devenaient un véritable chaos dont, au plus grand détriment de la Belgique lors du partage de la dette en 1831 , personne ne put jamais pénétrer le fond. D'année en année, la sphère d'action du syndicat devenait de plus en plus large et, par suite des nouveaux emprunts et de l'accroissement continu de la dette active, la charge de la rente ne faisait que grandir et nécessitait en 1830 plus de 26 millions de florins par an.

L’action du roi en faveur du développement économique

Débarrassé des ennuis que lui causaient la permanence du déficit et les critiques de l'opposition, le roi prit de son initiative personnelle une série de mesures destinées à assurer l'épanouissement de la vie économique. II espérait que, dans l'avenir, la mise en valeur des colonies donnerait un grand essor au (page 25) commerce et assurerait des débouchés aux établissements industriels, dont il encourageait la création dans toutes les provinces. Si on peut lui reprocher de ne pas avoir suffisamment laissé au temps, au travail et à l'intérêt privé le soin de fondre et de féconder tous les éléments naturels de prospérité dont était doté le pays et d'avoir trop cru à la toute-puissance de l'action gouvernementale, en hâtant le mouvement à l'aide de privilèges, de subsides et de faveurs officielles, il faut cependant reconnaître qu'en matière économique il voyait juste et grand.


Déjà, quelques mois avant la constitution du fameux syndicats d'amortissement, le roi avait, par la loi du 12 juillet 1821, institué le fonds de l'industrie pour soutenir et encourager, sous forme de primes et d'avances, les manufactures, les entreprises industrielles et agricoles et la pêche. Ce fonds se composait d'une somme de 1,300,000 florins, réduite plus tard un million, prélevée annuellement sur le produit des droits d'entrée, de sortie, de transit et de tonnage.

L'idée du gouvernement en instituant ce fonds était de remplacer, par des avances de l'État, le capital qui avait été absorbé par les guerres de la Révolution et de l'Empire. II espérait compenser, au moyen de primes et de subsides, le préjudice causé à l'industrie belge par la réduction considérable des droits d'entrée, consacrée par le nouveau tarif douanier, mettre les manufacturiers des provinces méridionales en mesure de surmonter les difficultés inhérentes à toute entreprise naissante et les aider à lutter contre la concurrence étrangère.

Ce fonds de l'industrie reçut, dans les polémiques financières de l'époque, le nom de « million Merlin », non pas, comme le pensent certains historiens, en l'honneur du conventionnel Merlin de Douai, exilé dans les Pays-Bas, qui aurait donné au roi l'idée de ce palliatif, mais bien par une allusion ironique aux merveilles réalisées par le fameux enchanteur Merlin dans les romans de chevalerie du Moyen-Age.

La loi instituant le fonds de l'industrie avait établi les prescriptions les plus minutieuses pour assurer la judicieuse répartition des subsides. Chaque demande devait donner lieu à des (page 26) enquêtes détaillées ; les conseils de régence et les chambres de commerce étaient appelés donner, pour chaque cas, leur avis motivé. Mais, en fait, le favoritisme, qui présida à la distribution des primes et des avances, empêcha que l'industrie n'en tirât de réels profits ; le million Merlin ne tarda pas à devenir une sorte de fonds secret dans lequel puisait librement l'arbitraire gouvernemental. Comme le disait, avec assez de raison, M. de Gerlache, dans le discours prononcé à la seconde Chambre des États-Généraux, le 18 décembre 1829, lors de la discussion du budget décennal, il servit plus « à ébranler les consciences qu'à raffermir les industries chancelantes ». Détourné de sa destination primitive, il fut surtout employé dans les dernières années du royaume à solder les complaisances d'une presse servile.


Après ce premier pas dans la voie des encouragements à l'industrie, le roi voulut, par la fondation de grandes sociétés industrielles et commerciales, stimuler l'esprit d'entreprise et d'association qui manquait à peu près complètement aux habitants des provinces méridionales. Pour développer le goût des grandes entreprises et pour affranchir les financiers et les industriels belges du monopole de la banque d'Amsterdam, en même temps que pour donner au Syndicat d'amortissement un établissement de crédit capable de réaliser ses vastes combinaisons financières, il fonda et organisa, par les arrêtés royaux du 28 août et du 13 décembre 1822, du 24 octobre 1823 et du 24 octobre 1824, la Société générale pour favoriser l'industrie nationale.

Le siège de cet établissement était fixé à Bruxelles dans l'intention d'organiser le crédit et de faciliter les entreprises industrielles et commerciales dans les provinces du Midi. Son capital était de 50 millions de florins (105,820,106 fr.), composé de 20 millions de biens domaniaux et de 60,000 actions de 500 florins chacune. Ces biens domaniaux, dont la valeur était bien supérieure au taux de l'évaluation, pouvaient être vendus et la Société générale jouissait d'un terme de vingt-six années pour se libérer de cette avance. Dans cette dotation en domaines figurait la forêt de Soignes tout entière.

La plus grande latitude était laissée la nouvelle banque 1. De Gerlache, (page 27) pour ses opérations. Elle pouvait émettre des billets, escompter les effets de commerce, se charger de dépôts en compte courant, faire des avances sur fonds publics, sur créances, sur marchandises et même sur immeubles.

Pour vaincre les hésitations des capitalistes, le roi fit du nouvel établissement le caissier général de l'État et se déclara personnellement responsable du paiement des intérêts des actions. Enfin, comme, malgré tous ces avantages, le public, peu familiarisé avec les grandes entreprises financières, restait timide et méfiant, le roi prit à sa charge les 25,500 actions qui n'avaient pas trouvé souscripteur.

La Société générale fut donc, en fait, la banque particulière du roi et de son Syndicat d'amortissement ; elle fut activement mêlée toutes les entreprises financières du souverain, ce qui, après la Révolution de 1830, lui valut d'être en butte aux attaques les plus passionnées. Mais la Belgique indépendante ne pouvait se passer des services de son plus grand établissement de crédit. La Société générale avait, depuis sa fondation, si activement secondé l'élan gigantesque de l'industrie métallurgique, elle avait tellement contribué à la mise en valeur des richesses minières, qu'elle était défendue par tous les intérêts qu'elle avait fait naître autour d'elle et, ainsi, elle put victorieusement tenir tête à l'orage.


Une circonstance favorable avait, sur ces entrefaites, permis l'industrie belge de se développer. En 1820, l'Angleterre, tout en maintenant l'interdiction d'exporter des machines et mécaniques, permit la sortie des outils propres à les fabriquer, spécialement ceux pour travailler le fer. Les usines métallurgiques purent ainsi se développer librement, grâce à l'aide intelligente du souverain et aux services financiers de la Société générale. Les fameux établissements Cockerill, fondés, en 1817, à Seraing, dont le roi devint le principal actionnaire, et les ateliers du Phénix à Gand ne tardèrent pas à pouvoir soutenir la comparaison avec les établissements les mieux organisés et les plus vastes de l'Angleterre.

(page 28) En même temps, l'enseignement industriel, puissamment encouragé par le gouvernement, s'organisait dans les provinces belges : un conservatoire d'arts et métiers était fondé à Bruxelles ; à Liége, à Louvain, à Namur et à Gand, des cours de minéralogie et de géologie étaient créés spécialement en vue des industries minières et sidérurgiques ; Ostende et Anvers étaient dotées d'écoles de navigation. Le principe de l'assi tance sociale recevait une première consécration sous forme de secours royaux aux ouvriers en cas de chômage forcé.


Comme pendant à la Société générale pour favoriser l'industrie nationale, le roi fonda, le 29 mars 1824, la Société générale de commerce (Algemeen Handelsmaatschappij), destinée à développer toutes les branches du grand commerce d'exportation.

Ses statuts lui prescrivaient de favoriser l'extension de la navigation au long cours, de la pêche maritime, de l'industrie et de l'agriculture, en leur ouvrant de nouveaux débouchés et en régularisant les relations entre la mère patrie et les colonies dés Indes orientales, les contrées environnantes, la Chine, ainsi que le Levant et les deux Amériques.

L'objet principal de cette Société était de combattre dans les pays d'outre-mer la concurrence anglaise d'après un système qui ne consistait pas, dit l'arrêté royal organique du 29 mars 1824, à « recourir, comme l'ont fait quelques autres peuples, des systèmes de prohibition, mais plutôt à puiser, tout en maintenant la liberté de navigation pour le pavillon des Pays-Bas et pour celui de toutes les nations amies, dans la réunion efficace et bien organisée de fonds suffisants et de travaux communs qui puissent faire reprendre à tout une vie nouvelle. »

La Société ne pouvait employer que des navires nationaux ; elle était obligée d'accorder la préférence aux produits des fabriques belges, à moins que celles-ci ne fussent hors d'état de fournir les articles demandés ; elle ne pouvait se servir que de navires affrétés dans les Pays-Bas.

Établie à La Haye, au capital de 37 millions de florins (78,306,878 fr.), la Société était pourvue de larges privilèges : elle était seule chargée de toutes les expéditions du gouvernement vers les colonies ; elle était protégée dans ses relations ( page 29) avec les Indes néerlandaises par des droits différentiels considérables ; elle était dotée du monopole, très lucratif, de la vente de l'opium à Java. Le roi prit des actions à concurrence de 4 millions de florins et garantit personnellement un intérêt de 4 1/2 p. c. aux autres actionnaires , s'engageant même à porter sa souscription à 12 millions de florins si c'était nécessaire. Mais l'impulsion était donnée aux capitalistes, et les demandes d'actions atteignirent près de 70 millions de florins.

A cette Société de commerce, le roi voulut, en 1828, adjoindre une Compagnie américaine, dont le siège social eût été à Amsterdam et le principal entrepôt Curaçao. Cette Société aurait eu pour objet d'assurer à l'industrie exportatrice des Pays-Bas de vastes débouchés dans les nouvelles républiques hispano-américaines et au Brésil. Le capital devait se monter à 5 millions de florins, dont 2 seraient. souscrits par le roi. A la fondation de cette Société étaient joints de vastes projets qui dénotaient, à la fois, l'esprit d'entreprise et l'extraordinaire clairvoyance du souverain au sujet de l'avenir économique des deux mondes. Il allait jusqu'à projeter d'établir, sur l'initiative de son gouvernement, une voie de communication interocéanique en perçant l'isthme de Panama ou, si ce travail était reconnu impossible, en reliant le lac de Nicaragua au Pacifique.

Mais, au moment où s'échafaudaient ces projets grandioses, le royaume des Pays-Bas n'avait plus que quelques mois vivre et la Compagnie américaine n'eut jamais d'existence effective.


Le souverain ne recula devant aucune dépense pour assurer l'outillage économique du royaume. Ses efforts se portèrent constamment vers l'amélioration des ports et des voies de communications intérieures : ponts, routes, canaux. Rappelons, pour ne citer que les travaux dont bénéficièrent les provinces belges, que c'est au gouvernement du roi Guillaume que la Belgique est redevable des canaux de Bruxelles à Charleroi, de Gand à Terneuzen, de Liége à Maestricht, de Pommerœul à Antoing, de la canalisation de la Sambre et du creusement ou (page 30) de l'amélioration des ports de Bruxelles, de Gand, de Bruges, d'Ostende et de Nieuport.


Les questions si importantes de politique douanière ne cessèrent jamais d'être l'objet des préoccupations du roi. Après avoir, comme nous l'avons vu, donné, d'une façon générale, satisfaction aux aspirations libre-échangistes des Hollandais, il ne tarda pas à constater que le gouvernement était allé trop loin dans cette voie et, par une série de mesures spéciales, il accorda à diverses branches de l'industrie belge la protection qu'il comprenait leur être indispensable. Il n'avait pas fallu longtemps pour voir que la loi du 12 juillet 1821 avait eu de fâcheuses conséquences.

En proclamant que le maximum des droits d'entrée et de sortie ne dépasserait jamais 6 p. c., le tarif avait permis aux pays voisins de fixer leurs prix en conséquence, et le gouvernement s'était vu obligé de revenir à un système de protection modérée. Ainsi, dès le 26 août 1822, il établit des droits d'entrée (de 4 florins 95 cent. par 100 kilo- grammes) sur les fers en barres et (de 10 florins 35 cent. par 100 kilogrammes) sur les chaudières, et il frappa, de 8 florins à la tonne, les charbons de terre étrangers ; ce droit représentait 150 p. c. de la valeur du combustible pris aux mines belges. La loi du 11 avril 1827 consacra une nouvelle dérogation au tarif général en élevant à 8 florins par 100 kilogrammes le droit d'entrée sur les machines à vapeur. Cette somme équivalait, à peu près, au prix de ces machines achetées en Angleterre.

Les industries textiles n'avaient pas tardé à demander des mesures protectrices semblables à celles qu'on accordait à la métallurgie et aux industries extractives. La loi du 24 mars 1826 leur donna satisfaction en transformant les droits ad valorem qui frappaient différentes espèces de tissus en droits spécifiques, ce qui eut pour résultat de laisser aux producteurs belges la maitrise du marché intérieur pour les tissus communs servant à l'habillement du peuple, tout en laissant pénétrer les tissus de luxe servant aux classes élevées. Mais, en satisfaisant l'industrie, on mécontenta la masse des consommateurs.

La politique commerciale du royaume des Pays-Bas fut dominée par une véritable guerre douanière avec la France, guerre (page 31) qui avait éclaté dès que la paix eut fait prévoir le réveil de l'industrie belge. Déjà, lors de la discussion du tarif de 1816, Reyphins avait signalé, du haut de la tribune, le danger qu'il y avait à établir des droits favorables aux produits français, alors que la France faisait à la Belgique une guerre sourde sur le terrain économique. Loin de changer les dispositions de la France, le tarif libéral de 1821 ne fit que les enhardir et, en fin de compte, les intérêts des industriels belges s'en trouvèrent tellement lésés que le gouvernement se vit contraint d'user de représailles.

Par arrêté royal du 20 août 1823, il frappa d'exclusion ou de droits prohibitifs plusieurs articles importants de provenance française, tels que les draps, les bonneteries, les produits chimiques, les eaux-de-vie, les verreries et les porcelaines. Mais, comme cela arrive souvent en matière douanière, on avait dépassé la mesure. Les draps et casimirs français, bien que prohibés à l'entrée, n'en continuèrent pas moins à être vendus en Belgique, plus peut-être que par le passé. C’est que, grâce aux formidables primes d'exportation allouées par le gouvernement français, la fraude s'était organisée sur une vaste échelle, et les fraudeurs, ayant pris la précaution de contracter une assurance contre les risques que pouvait leur faire courir la vigilance des douaniers, trouvaient encore le moyen de vendre leurs draps en Belgique beaucoup en dessous du prix des articles indigènes.

Quoi qu'il en soit, malgré ses graves défauts, la politique commerciale du royaume des Pays-Bas s'était, grâce l'opportunisme éclairé du roi, adaptée aux besoins de la nation. Si, d'une part, les idées protectionnistes avaient beaucoup perdu de leur intransigeance du début et n'étaient plus considérées comme indispensables au salut du pays, d'autre part, les libre-échangistes hollandais, heureux de pouvoir transporter, à pleins chargements, les produits de plus en plus nombreux et variés de l'industrie belge, avaient fait aussi de larges concessions.

On peut dire qu'à la fin du règne, le roi Guillaume, avec toute l'élite commerciale et industrielle du royaume, s'était rallié à un système mixte, à un protectionnisme modéré, conforme aux besoins actuels de la nation, que d'aucuns auraient voulu voir (page 32) tempérer encore par une sérieuse organisation du régime des entrepôts.


L'agriculture avait eu tout d'abord fort souffrir de la politique commerciale du gouvernement. A partir de 1819, les récoltes devinrent abondantes et les droits d'entrée, peu élevés, laissèrent pénétrer les blés étrangers, tandis que la politique protectionniste des autres pays fermait aux blés belges le marché extérieur. La situation ne fit qu'empirer lorsqu'on vit entrer en scène de nouveaux pays producteurs : les États-Unis et surtout la Russie, dont les blés, cultivés à moins de frais que ceux des Pays-Bas, avaient conquis tout le marché méditerranéen et venaient même faire la concurrence à la production indigène sur le marché hollando-belge. Les débouchés de l'Espagne et du Portugal étaient perdus et même le blé de l'Ukraine, écarté par des droits formidables de la France et de l'Angleterre, avait fait perdre au blé de la Belgique les quatre septièmes de sa valeur.

Propriétaires fonciers et cultivateurs avaient assailli le gouvernement de réclamations en faveur de mesures de protection et, le 7 mars 1822, un arrêté royal chargea une commission spéciale d'examiner la situation et de proposer les mesures à prendre pour empêcher l'avilissement du prix des grains.

Encore une fois les intérêts contradictoires du Nord et du Midi se trouvèrent aux prises. Les Hollandais, avec van Hogendorp, préconisaient l'entière liberté du commerce des céréales ; les Belges réclamaient des mesures plus ou moins rigoureuses pour empêcher l'invasion du marché intérieur par les blés étrangers. Finalement, la majorité parvint, non sans peine, à faire triompher le principe de l'échelle mobile. Ce système, qui, on le sait, consiste à élever les droits d'entrée sur les blés les (page 33) années de belles récoltes et à les abaisser fortement les années maigres, empêchait, à la fois, l'avilissement des prix en cas d'abondance et la trop grande hausse en cas de déficit de la production nationale.

Ce système, qui, certes, n'était pas parfait, réussit cependant rendre à l'agriculture belge son ancienne prospérité, sans trop influer sur le prix de l'existence. Le gouvernement multiplia, du reste, les mesures en faveur des classes rurales : il constitua un fonds pour indemniser les agriculteurs de la perte de leurs bestiaux, combattit énergiquement la peste bovine, encouragea l'élevage des chevaux et des bêtes à cornes, entreprit de grands défrichements eu Campine et dans les Ardennes.


En résumé, on peut dire que, tout en méritant de justes critiques par l'accroissement continu des dépenses et de la dette publique, par les abus du fonctionnarisme, par une politique fiscale maladroite et vexatoire, par l'établissement d'impôts de consommation justement impopulaires et par les allures secrètes du fameux syndicat d'amortissement,-le gouvernement du roi Guillaume mérita les plus grands éloges pour les efforts qu'il multiplia en faveur de toutes les branches de l'activité nationale. Si toutes les mesures ainsi mises en œuvre ne furent pas également bonnes au point de vue de la science économique, elles peuvent du moins, presque toutes, se justifier par les circonstances. Leur ensemble fit refleurir l'activité du pays et l'éleva à un degré de prospérité, bien supérieur à celui qu'il avait atteint à la fin des régimes autrichiens ou français.

III. La situation industrielle de 1830

L'économiste étranger qui, après avoir parcouru la Belgique en 1814, serait revenu en juillet 1830 visiter l'exposition de l'industrie nationale ouverte à Bruxelles, dans le palais affecté actuellement à la Bibliothèque royale, aurait eu de la peine à reconnaitre ce pays. Lé royaume pouvait être comparé à une ruche en pleine activité.

L'industrie, l'agriculture, le commerce, la navigation, la pêche maritime pouvaient supporter la comparaison avec les branches correspondantes de l'activité des grandes nations.

(page 34) Pour beaucoup d'articles, spécialement pour tous produits manufacturés et pour la métallurgie, la Belgique pouvait rivaliser avec l'Angleterre ; pour les articles de luxe et pour l'industrie du vêtement, elle pouvait entrer en concurrence avec la France. Partout jaillissaient de nouvelles sources insoupçonnées de richesse ; la mutine était vaincue par les procédés nouveaux les plus perfectionnés.

L'éclairage au gaz de houille s'était répandu dans presque toutes les grandes villes et le nombre des machines vapeur augmentait d'année en année. Pendant les dix-huit mois qui précédèrent la révolution, le ministre de l'Industrie autorisa pour les seules provinces de Liége et de Hainaut le placement de 218 machines à vapeur et l'érection d'un nombre considérable d'usines de toute nature, dont une fabrique de chaudières. Les six premiers mois de 1830 avaient vu s'ouvrir 77 usines dans le Hainaut seul. Le grand établissement industriel, fondé à Seraing par les frères Cockerill, avait vu grandir encore sa prospérité depuis que le roi, ayant racheté les actions de James Cockerill, avait aidé John à développer ses usines qui comptaient déjà 2,500 ouvriers. Ce fut à Seraing et à Marcinelle que s'élevèrent, en 1827, les premiers hauts-fourneaux au coke du continent ; ces établissements se multiplièrent rapidement dans le Hainaut et l'Entre-Sambre-et-Meuse4. En même temps furent fondées dans les bassins de Liège et de Charleroi les premières verreries et glaceries travaillant d'après les procédés modernes, et les cristalleries du val ne tardèrent pas à acquérir une renommée européenne.

Au point de vue des industries extractives, la Belgique, avec ses riches bassins de Liège, de Charleroi et du Borinage, passait pour le pays le plus avancé de l'Europe.

Grâce aux droits d'entrée sur les charbons étrangers, les houillères belges, débarrassées de la concurrence anglaise, étaient maîtresses incontestées du marché intérieur. Le seul bassin de Liége vendait annuellement à la Hollande pour plus de 5 millions de florins de charbon et 60,000 personnes y vivaient (page 35) de l'industrie houillère. De 1828 à 1830, on ouvrit, dans la province de Namur, dix-neuf mines de houille, onze mines de fer, deux de plomb. Dans le Hainaut, de 1818 à 1828, le gouvernement avait délivré vingt et une concessions pour l'exploitation des gisements houillers ; il en délivra encore neuf en 1829 et cinq pendant les premiers mois de 1830.

L'industrie drapière, à laquelle, le 1er janvier 1820, le roi avait accordé le privilège des fournitures de l'armée et des administrations civiles, avait parsemé de ses usines les bords de la Meuse et de la Vesdre. Sous l'impulsion énergique des Biolley et des Simonis, Verviers et Dison étaient redevenus de grands centres de production, pour lesquels la Hollande et ses colonies avaient remplacé le marché français.

Gand, devenu port de mer, grâce au nouveau canal de Terneuzen, comptait en 1830, à côté de nombreuses raffineries et de grands ateliers de constructions, quatre-vingt-quatre établissements, presque tous mus par la vapeur, consacrés à la filature, au tissage et à l'impression du coton. Cette industrie cotonnière trouvait en Hollande et dans ses un marché privilégié de plus de 8 millions de consommateurs et faisait vivre, à Gand et dans son district, plus de 60,000 ouvriers des deux sexes. Alors qu'en 1812 les filatures gantoises faisaient tourner 85,000 broches, elles en avaient, en 1830, mis 280,000 en activité. Pendant les trois dernières années du régime hollandais, la Société de commerce avait exporté pour 5,340,000 florins de cotonnades et le commerce particulier pour 1,260,000. Des centres importants d'industrie cotonnière s'étaient également fondés dans les principales villes de la Flandre orientale, répandant autour d'eux l'activité et la richesse.

A Bruxelles, les industries de mode et de luxe, qui, de tout temps, furent la spécialité de la capitale, avaient acquis un développement inespéré. La haute société hollandaise avait pris l'habitude de s'y adresser pour ses toilettes, ses bijoux, ses meubles et ses équipages.

(page 36) Tournai avait vu renaître son ancienne industrie des tapis et se relever ses fours à porcelaine.

Chaque province avait ainsi son industrie spéciale, répondant à ses ressources et appropriée au génie de ses habitants.

Ce n'était pas seulement au point de vue de la force de production que l'industrie était en progrès ; d'année en année, ses produits gagnaient en qualité et en élégance. Les expositions qui furent organisées en 1820 à Gand, en 1825 à Haarlem et, en juillet 1830, à Bruxelles, sur l'initiative et sous la protection du gouvernement, firent connaître à la fois les besoins et les ressources de l'industrie nationale.

560 concurrents avaient pris part à l'exposition de Gand ; le nombre des exposants avait doublé à Haarlem ; il avait triplé à l'exposition de Bruxelles dont le succès avait été le chant du cygne du règne de Guillaume Ier en Belgique. Cette exposition avait attiré dans la capitale des milliers de visiteurs de la province et de l'étranger ; elle avait prouvé des progrès incroyables et avait mérité, par la variété et la qualité des produits exposés, d'être comparée à celle qui avait été ouverte à Paris peu auparavant.

Les progrès du commerce avaient marché de pair avec ceux de l'industrie.

Grâce aux grands travaux faits aux ports et grâce à l'ouverture de nouveaux canaux dans toutes les parties du pays, la navigation, tant maritime que fluviale, avait prospéré d'une façon surprenante. En quinze ans, le nombre des bâtiments de navigation intérieure avait décuplé et, en 1829, les bateliers de Liége avaient employé plus de 600 bateaux rien que pour le transport du charbon vers la Hollande.

Par suite du progrès de l'exportation et du trafic colonial, dus en grande partie aux efforts de la Handelsmaatschappij, qui, par l'intermédiaire d'agents fixés dans les principales villes de négoce, se livrait à des entreprises considérables, la navigation maritime avait crû dans les mêmes proportions. Cette puissante société payait un fret très élevé (250 florins par last) et tout navire neuf était retenu pour deux voyages. En outre, le gouvernement donnait aux armateurs employant des navires neufs une prime de 18 florins par tonneau, qui les remboursait de (page 37) toutes leurs avances. Favorisée par ces. mesures, l'industrie des constructions navales avait repris une activité intense et les chantiers d'Anvers et d'Ostende avaient peine à satisfaire à toutes les commandes des négociants du Midi, désireux de rivaliser avec leurs concurrents du Nord. Grâce à sa position centrale, grâce à son accès facile pour les navires venant de l'Océan ou des mers du Nord, grâce à ses facilités de communication avec les pays de grande consommation du continent, Anvers était redevenu un des grands ports de l'Europe et le siège d'un immense commerce de transit vers l'Allemagne, le nord de la France et la Suisse. Le nombre des navires de haute mer qui y étaient entrés avait passé de 585 en 1818 à 911 en 1828 et à 971 en 1829. Obéissant au courant que prenaient les affaires, les maisons les plus importantes de Rotterdam et d'Amsterdam avaient établi Anvers des succursales ; plusieurs y avaient même transporté le siège principal de leur établissement.

Le commerce du royaume des Pays-Bas avait progressé d'une façon relativement plus rapide que celui de la France et même que celui de l'Angleterre. Les exportations avaient passé de 84 millions 1/2 de florins en-1824 à 96 millions en 1827, et les importations avaient grandi, pour ce même laps de temps, de 46 millions à 60 millions de florins. Ce qui donnait une augmentation de près de 25 p. c. en trois ans. On constatait, en même temps, une progression constante, à l'importation, des matières premières pour l'industrie, spécialement des laines brutes, et, à l'exportation, des produits finis. Ce qui, on le sait, est une des preuves les plus palpables de la prospérité d'un pays.


Pourtant toutes les mesures prises en faveur de l'industrie n'avaient pas porté tous les fruits que le souverain en espérait, plusieurs même avaient donné de graves mécomptes. Le fameux million Merlin était loin d'avoir réalisé toutes les merveilles annoncées par la presse ministérielle. Ainsi qu'il arrive toujours quand l'État emploie sans contrôle l'argent de tous pour encourager les entreprises de quelques-uns, des sommes immenses avaient été détournées de leur destination pour servir soutenir la politique du gouvernement, et celles (page 38) qui furent réellement affectées à encourager l'industrie furent souvent gaspillées dans des spéculations ou absorbées par des entreprises éphémères, sans résultat possible sur le sol et sous la latitude de la Belgique. C'est ainsi que plusieurs centaines de mille florins furent consacrées la propagation des vers à soie et à l'établissement de filatures pour tisser la soie indigène. En fait, peu d'entreprises ressentirent une influence bienfaisante des subsides prélevés sur le million de l'industrie. Les unes, artificiellement surexcitées, s'écroulèrent dès que la source des allocations officielles fut tarie, d'autres gaspillèrent les ressources trop abondantes qu'un favoritisme politique mit à leur disposition. L'égalité de production se trouvant ainsi rompue, chacun voulut avoir sa part du gâteau. Ceux qui crurent avoir se plaindre de la répartition ne furent que plus ardents à dénoncer les abus et, en fin de compte, le fameux million Merlin ne profita pas plus à la politique qu'à l'industrie.

De même, la Société de commerce, malgré l'abondance de ses ressources et de ses privilèges, avait fait de lourdes pertes, surtout dans ses comptoirs des nouvelles républiques hispano-américaines , et luttait péniblement contre la concurrence anglaise dans les mers de Chine et du Levant. Elle avait dû borner ses opérations aux Indes orientales où, à partir de 1825, une grave insurrection les avait en partie paralysées.

Ainsi, les ennemis du gouvernement pouvaient dire, non apparence de raison, que, parmi les résultats les plus brillants et les plus incontestables, plusieurs n'étaient, au fond, que des sacrifices imposés aux consommateurs et au trésor public. En se plaçant à ce point de vue, on pouvait affirmer que la prospérité du royaume était en partie factice. Mais ces critiques étaient exagérées, ces quelques ombres ne servaient qu'à rehausser les splendeurs du tableau. Le roi jouissait, à juste titre, d'une grande popularité dans le monde des affaires. Le voyage qu'il fit, au cours de l'année 1829, dans les principaux centres industriels de ses provinces du Midi, fut une suite d'ovations et de réceptions qui prirent parfois des allures d'apothéose. Cette même population gantoise, qui avait refusé de le saluer en 1815, dételait sa voiture en 1829 pour le traîner en triomphe et, (page 39) pendant de longues années, Gand allait rester le centre de l'orangisme. Comme nous l'avons vu, la prospérité était générale et s'étendait à toutes les branches de l'activité économique : la population s'accroissait rapidement, les salaires étaient élevés, le paupérisme et la mendicité vivement combattus, depuis 1821, par la Société de bienfaisance (Maatschappij van Weldadigheid) étaient en diminution notable. On signalait à peine 50,000 indigents dans tout le royaume en 1830. Partout on constatait les mêmes symptômes de rénovation, de travail et d'activité féconde.


Nous pouvons donc conclure en disant qu'au point de vue des intérêts matériels la Belgique n'avait plus de griefs à formuler et que la révolution n'était pas justifiée par des causes économiques. Au contraire, il est un point sur lequel il faut rendre justice au roi Guillaume, et les Belges doivent à ce point de vue conserver de son règne un souvenir reconnaissant : après les inévitables tâtonnements du début, il a, ouvertement et énergiquement, protégé les intérêts agricoles et manufacturiers de la Belgique et procuré h ses sujets du Midi un bien-être matériel qu'ils n'avaient plus connu depuis des siècles.

Mais le roi se laissa tromper par les applaudissements dont un peuple, heureux de sa prospérité, l'avait salué dans son voyage aux villes industrielles en juin 1829. Il les interpréta, à tort, comme une approbation de sa politique. et, refusant de faire droit aux justes griefs formulés au point de vue politique, au point de vue religieux et au point de vue linguistique par l'Union patriotique des catholiques et des libéraux, il persista dans la voie néfaste qui conduisit à la révolution.

Méconnaissant le caractère de ses sujets des provinces méridionales, il n'avait pas compris que les considérations d'ordre matériel ne pèsent guère dans la balance quand il s'agit pour les Belges de défendre leurs droits et leurs libertés. Telle fut la grande erreur de son règne, erreur qui allait aboutir au déchirement du royaume des Pays-Bas.

Ch. TERLINDEN.