(Paru dans à Paris et Bruxelles en 1931 chez Librairie nationale d’art et d’histoire, dans « Fragments d’histoire contemporaine de Belgique »)
(page 79) Au cours de l’automne de 1841 courut le bruit de l’existence, en Belgique, d’un complot destiné à remettre nos provinces sous le sceptre de la maison d’Orange. Les premiers détails précis à ce sujet furent donnés au gouvernement belge par le comte Crotti di Costigliole, chargé d’affaires sarde à Bruxelles, s’il faut en croire un rapport fait par ce diplomate à son gouvernement.
Le comte Crotti, catholique pratiquant, était très lié avec le P. Boone, recteur du Collège des Jésuites de Bruxelles, à qui l’on doit la réorganisation de la société des Bollandistes, et qui mettait le représentant de Charles-Albert au courant des affaires religieuses de Belgique. A son entrée le soir du 22 septembre chez le religieux, celui-ci lui dit « Mon cher Comte, vous ne pouviez arriver plus à propos. J’ai quelque chose de fort grave à vous communiquer et j’ai besoin de votre conseil Il lui raconta qu’un ancien officier supérieur, d’opinion orangiste, qu’il connaissait depuis longtemps comme un bon chrétien et un bon père de famille, était venu lui confier les détails d’une conspiration qui devait éclater le dimanche 26 septembre à heures du soir, au moment où les rues de Bruxelles auraient été animées par les fêtes nationales. Une somme d’argent lui avait été offerte en échange de sa participation au complot, somme d’argent qui lui aurait été très utile à raison de ses charges de famille. Mais il se demandait si en conscience il pouvait l’accepter. L’avis du P. Boone fut naturellement négatif. De plus, le religieux s’assura, par l’entremise d’une tierce personne envoyée chez la femme de l’officier, du sérieux de la confidence de ce dernier.
Le plan des conjurés, composés en grande partie d’anciens officiers en retraite, même d’officiers généraux, « d’un certain nombre d’officiers et de sous-officiers en activité de service et ensuite de quantité de libéraux et de cette foule de gens tarés (page 80) toujours prêts à bouleverser ce qui existe pourvu qu’on donne de l’argent », était de s’emparer d’une poudrière située près de la porte de Namur et insuffisamment gardée et de faire en même temps main basse sur six pièces de canon placées près de ce bâtiment. Avec ces canons attelés de chevaux d’omnibus et de voitures de place, on se serait dirigé vers le palais du Roi pour s’emparer de sa personne, « et, à ce qu’il paraît, s’en défaire ». On aurait également arrêté le ministre de la Guerre et le commandant de la place. Cela fait, un gouvernement provisoire aurait été constitué à l’Hôtel de ville, pour unir les couleurs belges au drapeau néerlandais et proclamer la réunion de la Belgique et de la Hollande avec une administration séparée et des garanties. Les conspirateurs comptaient sur l’aide à Bruxelles et à Gand d’assez nombreuses troupes. Le comte Crotti signale qu’il entrait aussi dans le plan des conjurés d’incendier le Palais de la Nation. « Au fait, écrivait le diplomate, très adversaire des gouvernements représentatifs, si tout le mal se réduisait à l’incendie de ce local, siège habituel des troubles d’un pays, ce serait le cas de se taire pour qu’il eût lieu. Il serait à désirer que la liberté de la presse pérît dans le même incendie. »
D’après les conjurés, le roi de Hollande, informé du complot, aurait répondu « qu’il ne reconnaîtrait jamais une insurrection purement militaire, mais que si la nation revenait à lui il serait charmé de la recevoir.»
Lorsque le P. Boone eut achevé au comte Crotti di Costigliole l’exposé des projets des conspirateurs, il lui demanda son avis sur ce qu’il y avait à faire. Le diplomate répliqua sans hésiter « qu’il fallait en avertir secrètement le Gouvernement, car la conscience, l’honneur et l’intérêt même de la religion y étaient également intéressés ». Il s’offrit à se rendre lui-même chez le comte de Briey, ministre des Affaires étrangères. La chose se fit sur le champ, à la grande satisfaction du ministre. Le comte Crotti exigea la promesse d’un absolu silence sur son nom, son désir et son devoir étant de rester étranger aux affaires intérieures du pays.
Le lendemain, de bon matin, le comte de Briey s’en fut chez le P. Boone et y obtint confirmation des révélations du comte Crotti.
« Votre Excellence aura remarqué, disait ce dernier en terminant son rapport, que le roi de Hollande a refusé de ratifier avec la Prusse le traité d’accession du grand-duché de Luxembourg à l’Union douanière allemande, signé par son ministre à Berlin, parce que cette dernière n’avait pas admis l’entrée de certains produits belges. S’il est vrai, comme je l’ai rapporté, que le roi (page 81) Guillaume a connaissance de la conspiration qui devait éclater, son refus de ratification, qui était inexplicable, s’explique naturellement.
« Du reste, je ne crois pas que cette conspiration pût avoir du succès. Peut-être un succès éphémère, mais pas au delà. Il y aurait probablement eu beaucoup de victimes, beaucoup de monde de compromis, cette nouvelle aurait probablement réveillé un petit mouvement révolutionnaire en France, mais voilà tout. Ce pays, je parle des paysans et d’une partie considérable de la classe aisée, est foncièrement catholique et n’a vraisemblablement pas à se plaindre sous aucun rapport. La religion aurait tout à perdre en retournant sous la domination protestante de Guillaume. Ainsi je crois que les conspirateurs n’auraient abouti qu’à se faire du mal à eux-mêmes et à en faire beaucoup au pays. »
Le Cabinet de Bruxelles profita immédiatement des renseignements reçus du chargé d’affaires du Piémont et du P. Boone. Dès le lendemain des fêtes nationales, le comte Crotti pouvait écrire à son gouvernement :
« Les vigoureuses mesures militaires prises par le Gouvernement dans la ville de Bruxelles et dans les villes environnantes pour assurer la tranquillité publique, mesures qui étaient à la connaissance de tout le monde dès avant hier matin, ont empêché dans la soirée toute manifestation criminelle de la part des émeutiers. Il y a eu trois dîners dits républicains et c’est au sortir de ces dîners que l’émeute devait se passer ; mais, dès le jour même, l’enthousiasme de ces messieurs s’était refroidi, beaucoup d’entre eux, assure-t-on, ont même refusé d’assister aux dîners et les convives sont sortis de table sans faire de bruit, ce qui prouve cependant qu’ils ne sont pas aussi redoutables qu’ils cherchent à le faire croire. Les fêtes, dites nationales, se sont donc terminées sans qu’aucune des sinistres prévisions se soient réalisées. Le ministre des Affaires étrangères me disait à ce sujet hier au soir que le gouvernement avait pris de telles mesures que loin de craindre les conspirateurs il aurait presque été à désirer que quelques-uns des plus incorrigibles eussent osé agir pour qu’on eût pu s’en emparer une bonne fois et leur donner une leçon. Les personnes sensées, qui étaient au courant de ce qui se passait, jouent les ministres d’avoir par un luxe de précautions empêché le désordre et prévenu bien des malheurs. Il serait grand temps, à ce qu’il me paraît, que les gouvernements de France et de Belgique, qui tendent l’un et l’autre à raffermir le pouvoir monarchique et l’ordre, sentissent l’inconvénient de célébrer tous les ans l’anniversaire de la révolte et de prôner ainsi eux-mêmes le principe démocratique. »
Si le gouvernement belge prit des précautions pour empêcher (page 82) le mouvement révolutionnaire d’aboutir, il dut différer l’arrestation des conspirateurs. Pendant plusieurs semaines, il manqua de preuves suffisamment convaincantes pour lui permettre de traduire les coupables devant les tribunaux avec la certitude de ne pas courir au-devant d’un acquittement.
Mais il continuait à les surveiller d’autant plus qu’il recevait des avertissements sérieux au sujet des trames nouées à Bruxelles.
Le 18 octobre une lettre de S. van de Weyer, ministre de Belgique à Londres, le mettait en garde contre la connivence du roi des Pays-Bas avec ses partisans belges. D’après ce diplomate un comte du Chastel, officier de l’état-major du prince Frédéric, venu à Bruges pour son mariage avec Mlle van Zuylen van Nyevelt, aurait constaté en Belgique un mécontentement général. Des personnes de toutes les conditions, des industriels, des négociants, des militaires de divers grades, des magistrats, etc., l’auraient « chargé d’exprimer à la famille d’Orange le profond regret qu’ils éprouvaient de la séparation des deux pays et leur vif désir de trouver bientôt une occasion favorable pour se jeter de nouveau dans les bras de cette famille ; que cette occasion serait saisie par eux avec empressement, et qu’ils espéraient bien qu’elle ne tarderait pas à se présenter au milieu des troubles et des complications intérieures dont la France serait au premier jour le théâtre.
« Ces prétendues révélations de M. Duchatel, continuait S. van de Weyer, qui paraît être revenu en Hollande et s’être présenté au Roi comme chargé par ses amis de Belgique d’une mission auprès de la famille déchue, ont eu sur le faible esprit de Guillaume l’effet qu’on pouvait en prévoir. Sans doute lorsqu’il apprécie froidement et sa propre position en Hollande et tout ce qui s’est passé en Belgique depuis 1830, il est forcé de reconnaître que des projets de restauration seraient insensés ; mais, dans ses accès d’indiscrétion et de folle espérance, accès qui chez lui sont trop fréquents, il montre le plus vif désir de rétablir à Bruxelles la domination de sa famille et ne cache pas à ses courtisans, dont il est applaudi, qu’une tentative n’est pas éloignée de sa pensée. C’est ainsi qu’il faut sans doute expliquer ses efforts pour se rendre agréable aux catholiques du Brabant septentrional et obtenir pour eux les avantages que leur assure le concordat. C’est dans cette vue qu’il conserve dans l’armée hollandaise, et qu’il traite avec faveur, un grand nombre d’officiers belges ; qu’il a adopté pour ses troupes un uniforme presque semblable au nôtre ; qu’il a refusé sa sanction au projet d’accession du Luxembourg à l’Union douanière allemande, etc.
J’ai cru devoir porter ces faits à votre connaissance ; ils coïncident avec les bruits qui ont couru à Bruxelles d’un projet de mouvement orangiste. Quoiqu’il en soit de la réalité de ce complot, (page 83) il me semble que le Gouvernement n’a aucun motif de s’en alarmer. Pas plus qu’en 1830, les Orangistes n’ont en Belgique cette influence sur les masses qui peut inspirer des craintes sérieuses. »
Quelques jours après avoir reçu cette lettre, le gouvernement crut avoir à sa disposition un nombre suffisant de pièces de conviction. Prévenu par l’entremise du P. Boone que les conspirateurs, entravés le 26 septembre dans l’exécution de leur projet, se préparaient à agir à l’improviste, il fit procéder, le 29 et le 30 octobre, à diverses arrestations.
Dès le 29, une circulaire du ministre des Affaires étrangères aux légations belges rappelait les bruits de complot mis en circulation aux fêtes de septembre et annonçait que ce jour même des arrestations se rapportant à ce complot seraient opérées.
Dans une lettre confidentielle du 19 novembre, le comte de Briey révélait au baron Willmar, ministre de Belgique en Prusse, que les investigations de la police donnaient une certaine consistance au bruit d’intrigues nourries à l’étranger.
A Berlin, le comte de Maltzan, ministre des Affaires étrangères, et M. Eichman, directeur au même ministère, se montraient persuadés de la complicité du roi Guillaume II dans la conspiration de Bruxelles. Eux aussi voyaient dans la participation néerlandaise à ce complot le motif de la non ratification du traité d’accession du Luxembourg au Zollverein allemand. A Vienne existait la même persuasion. On y désirait la ratification refusée par le roi de Hollande, parce que le ralliement du Grand-Duché au Zollverein aurait séparé définitivement les intérêts du Luxembourg néerlandais de ceux du Luxembourg belge. Les Pays-Bas auraient donné ainsi une consécration nouvelle au traité de 1839.
Le prince de Metternich trouvait dans le refus de Guillaume II la révélation d’une tendance « à ne pas accepter irrévocablement le divorce prononcé entre les deux divisions du ci-devant duché de Luxexnbourg »
Si à Berlin on donnait en général au complot des généraux belges (page 84) une couleur orangiste, beaucoup de personnes y soupçonnaient le parti républicain français d’être de connivence avec les partisans du roi Guillaume des Pays-Bas.
Que les orangistes se soient proposés de faire alliance, comme ils l’avaient fait antérieurement en d’autres circonstances, avec les républicains ou les révolutionnaires, ce n’est pas en Prusse seulement qu’on le pensait. Cette supposition se trouve exprimée aussi dans un rapport au prince de Metternich du comte de Dietrichtstein, ministre d’Autriche à Bruxelles. « D’après ce qui a transpiré jusqu’à présent, écrit le diplomate autrichien, le 1er novembre, au chancelier impérial, il paraît que les orangistes ont fourni l’argent et les chefs à cette folle entreprise et que les anarchistes devaient prêter les hommes et les bras. »
A Londres, plus encore qu’ailleurs, on eut la conviction de la complicité de Guillaume II. A la connaissance de lord Aberdeen, depuis son avènement au trône, ce souverain avait tenu certains propos qui trahissaient encore de secrètes espérances soit de restauration, soit de partage. M. van de Weyer représenta au ministre britannique la nécessité pour l’Angleterre d’arrêter le monarque néerlandais « sur cette pente dangereuse et, sans faire allusion aux propos en question, ni au dernier complot orangiste, de lui faire bien comprendre que quels que soient les événements que recèle l’avenir, le Grande-Bretagne ne permettra jamais une restauration en Belgique, ni le démembrement d’un pays dont l’indépendance et la neutralité sont un des éléments essentiels de l’équilibre européen ». Lord Aberdeen promit de faire entendre au roi Guillaume, « sans aucune allusion au passé, le langage de la prudence et de la vérité. »
Lord Aberdeen tint bientôt parole. Une scène très violente avait eu lieu à La Haye entre le roi des Pays-Bas et ses ministres. Guillaume y avait entre autres choses affirmé que la possession de la Belgique lui avait été garantie par toutes les puissances européennes, que le traité de séparation n’avait été qu’un acte de lâcheté et de trahison de ces mêmes puissances, que, pour lui roi des Pays-Bas, ce traité n’était qu’un acte de force majeure et rien de plus et qu’il ne pouvait lier que comme tel et la Hollande et son souverain.
Sir E. Disbrowe, ministre britannique à La Haye, rapporta ces propos, qui ne demeurèrent pas secrets, au Foreign Office. Ils y firent d’autant plus mauvais effet que M. de Stifft, chancelier d’Etat du grand-duché de Luxembourg, dans une note remise an ministre de Prusse à La Haye au sujet de la non-ratification du traité luxembourgeois-germanique, avait qualifié le traité du (page 85) 19 avril 1839 de traité conclu par les cinq puissances pour les Pays-Bas et écrit que ce pays n’avait été séparé de la Belgique que par force majeure, ce qui paraissait mettre en doute le caractère définitif du traité.
Lord Aberdeen envoya immédiatement à sir E. Disbrowe une dépêche avec ordre de la lire à M. de Kattendyke, ministre des Affaires étrangères de Hollande. Abordant dans cette dépêche la question de la note de M. de Stifft, le ministre britannique disait que le Cabinet anglais avait éprouvé un profond sentiment d’étonnement et de regret à la lecture des expressions dont M. de Stifft s’était servi « pour qualifier un acte aussi solennel que le traité de séparation entre la Belgique et la Hollande, que S. M. Néerlandaise n’oublie point »,, ajoutait lord Aberdeen, « qu’Elle a été partie à ce traité, que c’est en vertu de cet acte, et de cet acte seulement, que le roi de Hollande a été mis en possession de la partie cédée du Luxembourg ; que l’indépendance et la neutralité de la Belgique, garanties par les puissances aux termes de ce traité, font essentiellement partie du droit public et de l’équilibre européen, et qu’enfin cette indépendance est aussi sacrée que celle de la Hollande même ; que bien qu’une tentative de complot, dans l’intérêt de la maison d’Orange, eût eu lieu à Bruxelles, on n’en rendait point cette Maison responsable ; mais que l’emploi d’expressions pareilles à celles que l’on avait relevées pourrait être considéré comme une espèce d’encouragement à des entreprises aussi folles que criminelles. »
Cette lettre fut expédiée à La Haye le 19 novembre. En en remettant le texte quelques jours après à M. van de Weyer, lord Aberdeen exprima au diplomate belge sa ferme persuasion, étant donné les renseignements recueillis par le gouvernement anglais, que le roi de Hollande avait lui-même encouragé le complot de Bruxelles. Cependant des preuves directes manquaient. Le ministre estimait désirable, même dans le cas où le cabinet belge acquerrait cette preuve, de ne pas lui donner de publicité et de s’abstenir surtout de faire à ce sujet un éclat officiel auquel la Belgique n’aurait rien à gagner. Continuer à exercer la plus stricte surveillance sur les paroles et les actes du roi des Pays-Bas, mais en même temps ne point interrompre les relations de bon voisinage et de bonne amitié apparente avec la Hollande, telle était, estimait lord Aberdeen, la politique à suivre par la Belgique. « S. M. Néerlandaise, disait le secrétaire d’Etat britannique, a plus grand intérêt à cacher à son peuple la part qu’Elle peut avoir prise à cette tentative criminelle et je suis convaincu que, pour mieux atteindre le but, le cabinet hollandais mettra le plus vif empressement à régler avec la Belgique les questions non encore (page 86) décidées entre vous et à conclure avec plus de facilité un traité général de commerce et de réciprocité. »
Le prince de Metternich fit appuyer à La Haye par le représentant de l’Autriche la démarche de sir E. Disbrowe et le fait que le roi de Prusse, se rendant à Londres, avait passé par Ostende fut considéré comme une affirmation publique de la Prusse de l’intangibilité de la Belgique.
A la communication de sir E. Disbrowe, M. de Kattendyke répondit en assurant qu’aucune puissance n’était plus disposée que la Hollande à respecter l’indépendance et la neutralité de la Belgique ; qu’elle n’encouragerait jamais ni directement ni indirectement les folles et coupables tentatives à l’aide desquelles on voudrait porter atteinte à un ordre de choses établi par un concert européen et qu’enfin le cabinet néerlandais était animé du plus sincère désir de conserver avec sa voisine du sud des relations de bonne et loyale amitié.
On ignore si ce langage, tout spontané de la part de M. de Kattendyke, reçut une pleine et entière approbation de Guillaume Il. Les déclarations que peu de temps auparavant il avait faites à ses ministres permettent d’en douter. Il exprima cependant au prince de Chimay, ministre de Belgique à La Haye, les vifs regrets que lui avait fait éprouver la nouvelle de ce qui s’était passé à Bruxelles.
Le cabinet belge, toujours attentif aux conseils politiques de l’Angleterre, s’appliqua à suivre la voie indiquée dans la conversation de lord Aberdeen avec Sylvain van de Weyer. Il s’appliqua aussi à ce que, dans le langage des journaux officieux, ne se publiât aucune imputation contre Guillaume II.
Le chancelier autrichien se trouvait à ce sujet en pleine communauté d’idées avec l’Angleterre. « Le Prince, écrivait le baron O’Sullivan au comte de Briey, sait parfaitement à quoi s’en tenir sur la portée des illusions politiques de certain personnage. » - « Il n’ignore rien, ajoutait le diplomate belge, sur la nature des ramifications de ce complot. ». Mais, comme lord Aberdeen, il désirait éviter tout éclat international et une rupture, entre la Belgique et la Hollande. Lorsque fut publié l’acte d’accusation, il fit exprimer au comte de Briey sa satisfaction de la forme donnée â ce document, tout à fait en harmonie avec ce que conseillaient les (page 87) intérêts et les convenances belges et avec la nécessité de ne pas préjudicier à nos relations avec les Pays-Bas. »
Dans cette affaire, l’orangisme seul ne causa pas des inquiétudes aux ministres belges.
Le comte de Dietrichstein, dans ses rapports à Metternich, qualifie le complot de Bruxelles de « mouvement orangiste-républicain. ». Nous avons vu par le rapport du comte Crotti publié plus haut qu’aux fêtes de septembre les républicains s’étaient quelque peu remués. Faisant allusion dans une dépêche du 4 octobre aux soupçons du cabinet belge sur ce qui se tramait, le comte de Dietrichstein écrivait : « L’esprit hostile au gouvernement actuel qui se manifeste constamment à Gand,surtout dans les classes manufacturières, a peut-être également contribué à donner de l’ombrage au ministère, qui, d’un autre côté, se disait informé de la présence en Belgique de quelques émissaires des sociétés secrètes complices de Quénisset (Note de bas de page : Le 13 septembre 1841, Quénisset, ouvrier scieur de long, avait tire un coup de pistolet dans la direction du duc d’Aumale qui, revenant d’Algérie, rentrait à Paris à la tête de son régiment, le 17° léger. Cet attentat couronnait des désordres qui venaient de se produire sur divers points de la France) et semblait ainsi craindre la possibilité d’une
contrefaçon belge de l’attentat commis récemment en France. »
Le 27 novembre, le prince de Metternich signalait au gouvernement belge d’autres menées révolutionnaires visant le trône de Léopold 1er. « Le comte de Frölich, disait-il dans une lettre qu’il donnait mission au comte de Dietrichstein de communiquer à M. Nothomb, ministre de l’Intérieur, connu comme un des membres les plus véhéments de l’opposition à l’assemblée des Etats suédois, est arrivé au milieu de l’année courante à Hambourg dans l’intention d’y fonder un point central de menées propagandistes dirigées contre la Suède, le Danemark, le Holstein, le Hanovre et la Belgique. Après s’être mis en rapport avec quelques notabilités du parti libéral et plusieurs rédacteurs de journaux, il leur fit part de ses projets, tendant à la propagation de principes révolutionnaires et à une association des libéraux dans les différents Etats. Cependant, la forme dont le comte de Frölich avait proposé de revêtir son plan d’opération ayant été trouvé compromettante, on lui substitua celle d’une société de statistique. Bruxelles ou Hambourg ont été choisis pour points centraux de l’association pour le but de laquelle la Scandinavie, le Danemark et le Hanovre furent déclarés déjà préparés. Le peu de sympathie que les efforts du comte Frôlich rencontrèrent à Hambourg ne le découragèrent pas En quittant cette ville au commencement du mois d’août dernier, il se rendit à Londres dans le même but, à ce qu’on prétend, qui l’avait conduit à Hambourg. Bientôt (page 88) après, le comte de Frölich parut à Bruxelles, dans l’intention ostensible d’y créer une société statistique, mais en entrant en même temps dans les liaisons intimes avec les chefs les plus influents du parti révolutionnaire en Belgique. Non seulement on assure qu’il est affilié aux associations secrètes répandues en Suède et en Allemagne, mais on le désigne aussi comme le véritable entremetteur entre ces associations et les comités révolutionnaires en France et en Belgique. On va même jusqu’à prétendre qu’il a eu connaissance des complots dirigés par les derniers contre le roi Louis-Phiippe et sa famille. »
Menées orangistes, menées révolutionnaires, tout cela n’était pas de nature à donner de la quiétude au roi Léopold si l’esprit public et l’armée ne s’unissaient pour défendre sa couronne. Or de ce côté aussi lui venaient des soucis. Si nous en croyons le comte de Dietrichstein, le roi des Belges ne pouvait avoir la certitude d’un appui décidé des populations et des troupes en cas de mouvement sérieux orangiste ou républicain. Le diplomate autrichien adressait à ce sujet, le 14 novembre, un important rapport au prince de Metternich.
« J’ai appris que le Roi, écrivait-il, a été depuis longtemps péniblement préoccupé du complot dont les premières machinations remontent à une date antérieure aux dernières journées de septembre, époque à laquelle la conspiration devait d’abord éclater.
« Ce n’est qu’en voyant de près la faiblesse des ressorts de la machine gouvernementale belge et le décousu qui règne entre les différentes branches de l’administration, qu’on parvient à s’expliquer comment de pareilles menées pouvaient avoir lieu au su de tout le monde sans que l’autorité eût pu plutôt parvenir à saisir les coupables, malgré que les principaux moteurs étaient depuis longtemps désignés par l’opinion publique.
« Dans l’entretien que j’eus l’honneur d’avoir à ce sujet avec le Roi, j’ai trouvé Sa Majesté particulièrement frappée de l’impression
probable que cet événement produirait à l’extérieur, où on lui attribuerait une portée politique qu’il n’a pas, et par le mauvais effet que des menées de ce genre, où des militaires jouent les rôles principaux, devaient nécessairement produire sur l’esprit de l’armée, Celle-ci est, au dire des hommes du métier, sous le rapport du matériel, dans une condition parfaite ; mais son état moral, le point d’honneur et la discipline militaire y laissent d’autant plus à désirer. Il est connu que plusieurs officiers, parmi lesquels on cite les généraux, avaient eu une connaissance préalable des trames qui s’ourdissaient, sans qu’ils eussent cru de leur devoir d’en instruire le gouvernement. Interpellés à ce sujet par leurs supérieurs militaires, ils prétextent maintenant qu’ils n’auraient pas pu disposer d’un secret qu’on leur avait confié et qu’il leur répugnait (page 89) de descendre au rôle de délateur et de mouchards. Il ne faut pas oublier d’ailleurs que l’armée se compose de tant d’éléments hétérogènes qu’il est difficile, sinon impossible, de lui imprimer un caractère militaire national. La devise belge que « l’Union fait la force » est sous ce rapport bien plutôt l’expression d’un désir qu’une réalité constatée. Si d’un côté des généraux français, qui ont présidé à la formation et à l’organisation de la jeune armée belge, ont tâché de lui imprimer des velléités et des tendances gallicanes, nous voyons, de l’autre, des anciens officiers du royaume des Pays-Bas (Belges de naissance et rentrés dans ce pays à la suite du traité de paix) figurer dans des corps, où ils se trouvent, avec dépit, soumis au commandement de traîtres à leur ancien souverain, que la révolution a portés rapidement aux postes les plus élevés, tandis qu’eux-mêmes attendent en vain l’avancement qui leur est dû. Cet état de choses est la conséquence naturelle d’une révolution, mais il n’en est pas moins déplorable pour l’Etat nouvellement constitué. Les Polonais et réfugiés politiques forment également un élément de l’armée peu rassurant pour le gouvernement. L’individualité du Souverain actuel, une certaine apathie et insouciance qu’on lui reproche peut-être avec quelque raison, ne sont pas faites d’ailleurs pour donner de l’élan au soldat, tandis que les qualités brillantes du Roi des Pays-Bas sont encore présentes à la mémoire de bien des officiers qui ont servi anciennement sous son glorieux drapeau. Certes, le complot, qui vient d’être déjoué, est un effet sans cause, une misérable et impuissante échauffourée, mais il n’en est pas moins cependant un symptôme inquiétant pour la force et l’action du gouvernement.
« Avant de procéder aux premières arrestations, la question avait été agitée dans le conseil des ministres s’il ne fallait pas attendre un commencement d’exécution de la part des conspirateurs pour ne pas, en en prévenant l’explosion, courir la chance d’un verdict de non culpabilité prononcé par le jury faute de preuves suffisantes. Le ministère toutefois n’a pas osé jouer aussi gros jeu, et comme d’après les notions recueillies par la police, l’incendie et le meurtre entraient dans le programme des conspirateurs, il parut plus prudent au gouvernement de s’exposer même à frapper un coup d’épée dans l’eau, que de risquer la tranquillité de la capitale où les basses classes, toujours turbulentes, se seraient peut-être laissé entraîner aux désordres les plus graves.
« En causant avec Sa Majesté de ces événements, je pris la respectueuse liberté de Lui dire que j’avais été péniblement frappé par la protestation et les nouveaux serments de fidélité que des corps d’officiers lui avaient adressés à, cette occasion et que de pareilles démonstrations entièrement oiseuses me semblaient empreintes d’un esprit antimilitaire, contraire à toutes les règles de discipline et qui rappelaient les allures soldatesques de l’Espagne. Le Roi me dit qu’il avait jugé de même et regretté ces marques de dévouement intempestif, mais qu’il aurait été difficile d’écarter (page 90) cette manifestation à cause des inculpations qui planaient sur plusieurs officiers réputés orangistes.
Sa Majesté ne me cacha pas que, d’après Sa conviction, le roi Guillaume II avait, au moins indirectement, encouragé ces misérables menées ; que les millions que le Roi son père avait dépensés en vain depuis 1830 pour fomenter une contre-révolution auraient dû convaincre le Souverain actuel que l’orangisme est une couleur politique effacée dans ce pays et que Bruxelles surtout était la dernière ville où une tentative de restauration eût pu avoir le moindre succès. Cependant, me dit le Roi, le complot est décidément orangiste, malgré que les éléments qu’on voulait employer pour l’amener étaient entièrement hétérogènes.
« Vous vous rappelez, me dit Sa Majesté, le pillage de 1834 et l’impuissance de mou ministère pour le réprimer. Eh bien, si le mouvement en question avait éclaté, qui nous aurait répondu qu’il n’eût pas de suite dégénéré en une attaque contre la propriété ? Mais quel avantage la maison de Nassau en eût-elle recueilli, même dans la supposition qu’un gouvernement provisoire se serait installé avec des noms tarés comme des Vander Smissen, Vandermeer, Lecharlier ? L’Europe serait-elle revenue sur les pénibles transactions qui ont constitué l’ordre actuel des choses ? Et la France serait-elle restée spectatrice de cette entreprise ?
« Je me permettrai d’ajouter que dans des entretiens récents que j’ai eus avec le général Hurel, ex-chef d’état-major général belge, et avec M. le ministre des Affaires étrangères même, je me suis aperçu que ces messieurs jugeaient comme moi le regrettable esprit de l’armée belge et le peu de foi qu’on pourrait avoir dans ses dispositions si un mouvement révolutionnaire venait à éclater en France. »
Les renseignements donnés à son gouvernement par le marquis de Rumiguy, ambassadeur de France, confirment presque complètement les opinions du comte de Dietrichstein. Le diplomate français révélait dans un de ses rapports l’existence dans l’esprit du Roi de défiances malaisées à dissiper et dans l’opinion beaucoup d’incertitude au sujet des dispositions réelles à l’égard de la royauté de nombreuses personnalités importantes. Bien que la tentative des généraux n’eût eu aucune chance d’aboutir, les masses, selon lui, n’avaient pas eu « une conviction profonde de la durée de l’état de choses existant ». Il constatait « de la lassitude, du découragement, une inquiétude générale, une sorte de détente de tous les ressorts qui devraient lier l’administration dans ses rapports avec les employés et la population ». Comme le comte de Dietrichstein, il incriminait l’esprit régnant dans l’armée. Il écrivait qu’on mettait eu doute la fidélité de ses principaux chefs dont plusieurs, conservés malheureusement au service malgré de (page 91) fâcheux antécédents, « n’étaient pas aussi innocents qu’on voudrait le faire croire. »
« Il y a à cet égard, continuait-il, il faut le dire, une excessive tendance au relâchement dans cette partie ; il n’y a pas ou peu de l’ancien esprit militaire ; nulle union parmi les chefs ; peu de confiance des uns dans les autres, peu de subordination, peu de confiance de la part des inférieurs envers eux ; et chez la plupart trop d’indifférence pour le maintien du Gouvernement et pour la personne du Roi. Les propos sont de la dernière inconvenance ; c’est au point que l’on s’étonne comment un plus grand nombre de chefs ont échappé aux poursuites de la justice. A quoi cela tient-il ? Ce ne serait peut-être pas très difficile à expliquer. Malheureusement, cela est, et, comme ici l’armée est la force réelle, car la force populaire qui ne ferait pas défaut conduirait au désordre et à l’anarchie, il est important que l’on s’efforce d’y remédier. Si les factieux acquièrent la conscience de la faiblesse et du peu d’union de l’autorité, ou ne peut prévoir ce qu’ils pourraient oser dans certaines circonstances données ; comme par exemple dans le cas où l’immense population ouvrière serait forcément sans ouvrage et à la merci du premier qui voudrait s’en emparer sur un coin quelconque du Royaume. »
La royauté belge pouvait donc se croire en face d’un danger venant de l’extérieur en même temps que d’un danger intérieur. En outre, des troubles, sans importance d’ailleurs, provoqués à Gand et des articles des journaux de nature à amener des (page 92) perturbations politiques ou sociales vinrent augmenter les craintes conçues à la Cour de Bruxelles.
La reine Louise-Marie s’en ouvrit à Louis-Philippe. Elle lui écrivit, le 9 novembre, une lettre que le roi des Français reçut au moment où il présidait un conseil des ministres. Le Souverain et ses conseillers décidèrent immédiatement la concentration à Lille, sous le commandement du général Corbineau, de vingt mille hommes d’infanterie, de cavalerie et d’artillerie. L’exécution suivit immédiatement la décision. Mais les troupes concentrées ne pouvaient pas mettre le pied sur le sol belge avant d’en avoir reçu de Paris l’ordre formel et avant que le roi Léopold, convaincu de l’insuffisance de ses moyens, aurait fait demander officiellement à Louis-Philippe sa coopération.
Le jour même où la résolution fut prise, le 9, une lettre du département français des Affaires étrangères en prévint le marquis de Rumigny. Cette lettre expliquait la mesure prise en disant que Léopold 1er avait fait part à Louis-Philippe, par une voie confidentielle, des raisons qu’il avait de redouter, surtout dans les Flandres et parmi les populations industrielles, des tentatives de conspirations plus graves encore que le complot militaire et de ses doutes sur la possibilité de les réprimer efficacement par ses seules forces. Selon M. Guizot, le Roi aurait exprimé le désir d’obtenir, le cas échéant, des secours français.
Le marquis de Rumigny reçut cette dépêche le 11. Il en accusa (page 93) immédiatement réception en ajoutant : « Personne n’est instruit ici de la mesure à laquelle le gouvernement du Roi a consenti à se prêter. Il est à désirer que cela demeure secret »
La chose ne demeura pas secrète. Elle fut annoncée au public par un article de 1’Echo du Nord que reproduisirent les journaux belges du 13 novembre. Le ministère des Affaires étrangères français ne donna à ce sujet aucun avis au comte Le Hon, ministre de Belgique à Paris. Le marquis de Rumigny avait observé le même silence vis-à-vis de la Cour et du Cabinet de Bruxelles.
Cette nouvelle mit aussitôt en émoi les ministres de Prusse et d’Autriche accrédités près de Léopold Ier. La France allait-elle recommencer la politique de la campagne des Dix-Jours et, sans s’être mise d’accord avec les autres puissances garantes de notre neutralité, assumer le rôle de seule protectrice de l’indépendance de la Belgique ?
Interrogés officieusement d’abord par le baron d’Arnim, ministre de Prusse, M. Nothomb, ministre de l’Intérieur, le comte de Briey, ministre des Affaires étrangères, et M. van Praet, ministre de la maison du Roi, affirmèrent à leur interlocuteur, de la manière la plus formelle, leur ignorance complète de la concentration en question, venue à leur connaissance, comme à celle de tout le public, par la seule voie des journaux.
Trouvant cette affaire très grave, le baron d’Arnim et le comte de Dietrichstein crurent devoir, dès le 15, faire une démarche officielle près du comte de Briey. Ils allèrent lui demander si le Cabinet français avait donné au Cabinet de Bruxelles avis préalable de la formation d’un corps d’observation sur la frontière belge et, dans la négative, si des explications seraient demandées à M. Guizot.
M. de Briey répéta ce qu’il avait dit une première fois au baron d’Arnim, c’est-à-dire que lui et ses collègues étaient restés dans une complète ignorance des intentions du roi Louis-Philippe ; qu’aucun avis, ni direct ni indirect, de ces intentions ne leur était parvenu. Le roi Léopold n’en avait pas même été informé personnellement par son beau-père, crut-il pouvoir assurer. Quant à la seconde question, le comte de Briey ne voulut pas y donner une réponse avant d’en avoir délibéré avec les autres ministres belges.
« Nous crûmes toutefois, écrit le comte de Dietrichstein dans une dépêche à Metternich du 16 novembre, devoir rendre Son Excellence attentive combien il était étrange de voir une puissance se permettre une démarche de cette nature envers une autre puissance (page 94)
indépendante voisine sans que celle-ci ne lui en ait adressé la demande et même avant d’avoir reçu de sa part un avis préalable. Nous ne cachâmes ni au ministre, ni à d’autres personnes haut placées et influentes, le mauvais effet que cet événement produirait à l’extérieur et en Allemagne surtout, où les idées que la Belgique était sous le patronage exclusif de la France allaient prendre une nouvelle consistance et ébranler la conviction dans l’assiette politique que le nouvel Etat venait de prendre depuis quelque temps aux yeux de l’Europe. »
Le lendemain matin, seconde visite conjointe des deux diplomates germaniques au comte de Briey. La concentration opérée à Lille, leur affirma à nouveau le ministre, n’avait non seulement pas été provoquée par le gouvernement belge, mais encore, comme il l’avait déjà déclaré, elle lui était restée complètement ignorée. Le Roi lui-même n’en avait eu aucune connaissance. Le roi Louis-Philippe, ajouta le comte de Briey, ayant reçu la nouvelle d’une émeute survenue à Gand le 9, dans sa sollicitude pour son Auguste gendre, avait pris spontanément, le 11, la résolution d’envoyer des troupes vers les frontières belges.
Le comte de Briey se refusa à éclairer ses interlocuteurs sur les démarches projetées par le Cabinet de Bruxelles soit pour demander des explications sur le fait de la concentration, soit pour provoquer la dispersion des forces françaises. Il se dit convaincu toutefois de la dissolution rapide du corps d’observation bien que des notions officielles à ce sujet ne lui fussent pas encore parvenues de Paris.
Le baron d’Arnim et le comte de Dietrichstein crurent devoir de nouveau appeler l’attention du ministre belge « sur le danger et le mauvais effet que de pareils procédés français - quelque bienveillants qu’ils fussent dans l’occurrence présente, - produiraient infailliblement pour l’indépendance et la position politique de la Belgique. »
Le comte de Dietrichstein ayant fait en outre ressortir combien il lui paraissait étrange de voir le Roi Louis-Philippe prendre l’alarme à la suite d’une émeute aussi puérile que celle qui avait troublé Gand, le ministre des Affaires étrangères répliqua que le complot orangiste était chose beaucoup plus sérieuse qu’on ne l’avait cru d’abord et qu’il se liait à des ramifications républicaines en France, ce qui expliquait la connaissance parfaite que la police de Paris avait eu de ce qui se tramait à Bruxelles. »
(page 95) Les ministres belges, tenus comme le corps diplomatique étranger, comme le public, dans l’ignorance des tractations entreprises entre les Cours de Bruxelles et de Paris, se livraient, eux aussi à des conjectures dont aucune n’attribuait d’ailleurs des intentions hostiles à la France. Tout au plus, la concentration de Lille semble-t-elle avoir été considérée comme inopportune.
Certains d’entre eux voulurent voir dans cette opération militaire le désir du gouvernement de Juillet de trouver une occasion favorable pour dissiper les bruits répandus depuis quelque temps dans les journaux et le public sur un « rapprochement et l’intimité des relations entre la France et les Pays-Bas au détriment des intérêts belges. ». L’indépendant, à qui on donnait, non sans raison, un caractère officieux, répandit cette version.
(page 96) Ce ne fut pas seulement le gouvernement belge auquel les diplomates étrangers accrédités à Bruxelles adressèrent des interpellations au sujet du motif de la concentration des troupes françaises, l’ambassadeur de Louis-Philippe eut également à répondre à leurs questions. Devant la précision des renseignements donnés par les journaux sur les mouvements de Lille et de Valenciennes, il ne crut pas devoir les nier. Il répondit « par pure forme de conversation, qu’après les preuves de bienveillance que la France avait toujours données à la Belgique et désirant, comme elle le fait, que rien ne trouble le maintien de la paix autour d’elle, il devait paraître tout simple qu’en présence d’une conspiration armée, dont on ne pouvait encore sonder l’étendue, le gouvernement du Roi avait pris des mesures propres à assurer le maintien de traités auxquels il avait eu une si grande part. »
En parlant ainsi du maintien des traités existant, le marquis de Rumigny laissait entendre que la démonstration organisée par la France visait une agression éventuelle de la Hollande. C’était laisser entendre aussi qu’à Paris existait un sentiment de défiance à l’égard de Guillaume II.
Chose étrange, s’il faut en croire le comte de Dietrichstein, le diplomate français, en confirmant le fait de la concentration à M. d’Arnim dans la soirée du 14, aurait assuré à ce dernier « qu’il n’avait reçu aucun avis à cet égard de sa Cour et que le préfet de Lille lui en avait le premier écrit pour lui demander des informations sur les motifs de cette concentration. » Il avait cependant accusé, le 11 novembre, réception de la dépêche lui envoyée dès le 9.
Le 15 novembre, au matin, le marquis de Rumigny rencontra le comte de Briey Celui-ci lui fit part de sa première (page 97) conversation avec le ministre de Prusse et d’une conversation du même genre échangée avec le chargé d’affaires de Sardaigne. Il ne cacha pas qu’aux deux diplomates il avait affirmé son ignorance des motifs du rassemblement des troupes françaises et ajouté qu’il n’y croyait même pas.
L’ambassadeur avoua au ministre que lui, au contraire, avait jugé impossible et d’ailleurs sans utilité de nier un fait matériellement incontestable et si publiquement connu, mais il s’abstint de révéler que, depuis le 11 ; il était averti et de la demande de Léopold Ier ou plutôt de la reine et de la décision prise le 9 par Louis-Philippe. D’après le marquis de Rumigny, le comte de Briey répondit « qu’il ignorait absolument qui avait pu provoquer une pareille mesure ; qu’il était entièrement étranger ; qu’il regrettait pour son compte qu’elle eût été jugée nécessaire par la France parce qu’elle donnerait lieu à de fâcheuses observations sur la position du pays et du gouvernement belges, en ce qu’on serait autorisé à croire qu’il y avait réellement un complot formidable et que le gouvernement n’était pas assez fort pour maintenir la paix à l’intérieur ni pour repousser par ses propres moyens les menaces d’un gouvernement étranger. »
Dans la journée, le ministre des Affaires étrangères eut une audience de Léopold Ier. Nous ne connaissons pas les paroles échangées au cours de l’entrevue. Mais le soir même, vraisemblablement d’accord avec le Souverain, le comte de Briey se rendit chez le représentant de la France et le pria d’obtenir de son gouvernement l’évacuation de la frontière par les régiments y envoyés. Le complot, dit-il, n’avait plus l’importance qu’on avait cru pouvoir lui donner à l’extérieur et ainsi on pouvait faire cesser une démonstration de nature à créer des embarras au gouvernement belge. Il le prévint « de l’intention du Cabinet de constater son abstention dans cette circonstance. »
En même temps, le comte de Briey rendit compte à M. de Rumigny de sa seconde entrevue avec les ministres de Prusse et d’Autriche sans lui révéler toutefois - mais le marquis fut par d’autres éclairé sur ce point - le désir des diplomates germaniques de voir le gouvernement belge demander officiellement à la France des explications sur l’armement extraordinaire auquel il venait d’être procédé.
L’ambassadeur fit part à M. Guizot de la demande de retrait des troupes. Il ne l’appuya cependant pas directement, mais il (page 98) répéta à cette occasion que, à son avis, il n’y avait plus d’apparence de danger soit de la part d’un ennemi extérieur, soit d’un complot de l’intérieur. « Quant à la démonstration elle-même, disait-il en terminant, elle aura produit l’effet qu’on en devait attendre. A l’avenir, les ennemis de la Belgique, quels qu’ils soient, seront avertis que la France est vigilante ; qu’elle veillera au maintien des traités ; qu’elle arrêtera les tentatives insensées des révolutionnaires ; et qu’elle saura défendre un Etat qu’elle a tant contribué à créer. C’était réaliser le voeu de la confiance populaire qui ne cessait de dire qu’il n’y avait rien à craindre pour la Belgique puisque la France était là. »
Le 16, à un dîner de la Cour, Rumigny eut une conversation avec le Roi des Belges. Ce dernier lui exprima sa reconnaissance du service dont la Belgique était redevable au gouvernement français par la concentration des troupes. Au dire du monarque, ce mouvement ne pouvait manquer de produire un excellent effet. Il jugeait utile que le roi des Pays-Bas comprît bien qu’il ne risquerait pas impunément une attaque contre la Belgique ; que ses projets n’avaient pas été assez bien déguisés pour qu’on dût toujours faire mine de ne pas s’en être aperçu. Ce sera, conclut le Roi, une nouvelle leçon dont il faut espérer que l’on profitera. Il confia en outre au diplomate que, rassuré par les témoignages d’affection qu’il avait reçus de la nation et par la tranquillité parfaite du pays, il avait écrit à Louis-Philippe pour l’engager à rappeler ses troupes dans leurs cantonnements ordinaires et il pria le marquis d’appuyer près de M. Guizot la démarche à ce sujet du comte de Briey.
Entre le Roi et l’ambassadeur de France, les relations se manifestaient parfaites. Il ne devait pas en être de même entre l’ambassadeur et le ministre belge des Affaires étrangères.
« La diplomatie, le public et la presse continuent à s’occuper ici, écrivait, le 24 novembre, le comte de Dietrichstein au prince de Metternich, du complot orangiste avorté et de la démonstration française contremandée, ces deux enfants mort-nés de la folie belge et des lubies gallicanes. Il en est résulté de la mésintelligence et de l’aigreur entre les deux cabinets respectifs, on se lance réciproquement force reproches, démentis et récriminations. C’est peut-être là le bon côté de l’affaire. L’individualité des organes de ces deux cabinets à Bruxelles, MM de Briey et de Rumigny, n’est pas de nature à faciliter les voies de la conciliation ; car, si le premier de ces deux Messieurs fait preuve de peu d’habileté et d’un grand défaut d’expérience dans le maniement des affaires, l’ambassadeur de France se signale, de son côté, par l’emportement et la jactance (page 99) de ses procédés. La mystification de ces deux diplomates constitue le fond et le ridicule de cette affaire qui a été agitée, traitée et terminée par leurs Cours respectives à leur insu et dont ils doivent débrouiller aujourd’hui les conséquences et accepter les déboires. Quel que soit le jugement qu’on porte sur la valeur d’un gouvernement représentatif, il me semble incontestable que là où il existe, des transactions de ce genre entamées en dehors de l’action légale des ministres responsables pèchent par leur base et n’engendrent que de fausses positions qui compromettent tous les acteurs et et ne servent qu’à amuser le parterre. »
Mécontent de ce que M. de Briey affirmait aux diplomates étrangers son ignorance des motifs du rassemblement militaire français aux frontières belges, l’ambassadeur de Louis-Philippe alla trouver le 17 novembre le ministre des Affaires étrangères.
Il se plaignit d’abord vivement d’un article publié dans l’indépendant du même jour et jugé par lui désagréable pour la France. Selon l’ambassadeur l’article avait été écrit par M. de Briey lui-même.
La conversation échangée entre M. de Rumigny et le comte de Briey paraît n’avoir revêtu aucun caractère d’aménité. Nous ferons observer que nous n’avons, à ce sujet, pour nous éclairer, que le rapport du premier adressé à M. Guizot le 17 novembre.
Le diplomate français demanda au ministre de faire en sorte que dans le cas où le gouvernement belge ne trouverait pas « sinon une inspiration de reconnaissance pour le service que la France avait manifestement eu l’intention de lui rendre en cette nouvelle occasion, ni une marque de confiance dans ses dispositions toujours bienveillantes, au moins d’imposer un silence absolu à son interprète semi-officiel à cet égard. »
L’entretien commencé sur ce ton hautain devait énerver le ministre des Affaires étrangères et lui inspirer une réponse exacte en réalité mais dépourvue de prudence diplomatique.
(page 100) A en croire le marquis de Rumigny, M. de Briey voulut d’abord argumenter sur ce que l’Indépendant n’était pas un journal officiel et sur ce qu’il était rarement obéissant. Puis il aurait cherché à prétendre que le Cabinet n’avait rien à dire dans cette affaire ; qu’il y avait été entièrement étranger ; et qu’ainsi il ne devait rien à la France. L’ambassadeur riposta que ceci ressemblait par trop à la conduite du général Buzen, à ce moment ministre de la Guerre, et en 1832 commandant de la place d’Anvers, qui aurait voulu interdire à l’armée française de passer par cette ville au moment où elle venait de s’emparer de la citadelle pour la rendre à la Belgique. M. de Briey promit toutefois, mais avec une sorte de répugnance, sembla-t-il à M. de Rumigny, d’appeler le rédacteur de l’Indépendant et de lui faire la leçon.
Sa conversation très vive avec le diplomate français ne devait pas disposer le comte de Briey à de la condescendance envers les désirs de l’ambassadeur. Quelques heures après cette conversation, le ministère des Affaires étrangères se vit interpeller à la Chambre des représentants par un membre de cette assemblée, M. Sigart, désireux d’obtenir les explications au sujet du rassemblement des troupes françaises près de la frontière belge, manoeuvre qui, disait-il, n’avait pas de motifs connus.
Le comte de Briey se borna à répondre : « Le gouvernement a reçu avec le public la nouvelle d’un mouvement de troupes opéré sur notre frontière. Il a dû en être surpris, car rien dans le pays ne semblait provoquer une pareille démonstration. Il saura bientôt, sans doute, à quelles appréhensions l’attribuer ; cette mesure, nous avons d’ailleurs lieu de le croire, restera sans conséquences. »
(page 101) S’il avait été moins novice qu’il ne l’était dans les affaires diplomatiques, le ministre aurait opportunément, après cette déclaration, manifesté sa conviction dans les intentions bienveillantes du gouvernement français. Il eut ainsi, tout en dégageant la responsabilité du cabinet de Bruxelles dans la concentration de Lille, évité la querelle qui allait suivre.
Dès que parvint à Paris le rapport de M. de Rumigny du 17 novembre qui reproduisait la réponse de M. de Briey, M. Guizot y riposta sans aucun retard par une instruction où perçait le mécontentement le plus vif. Il écrivit le 19.
« Monsieur le Marquis, J’ai reçu les dépêches que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire jusqu’à la date du 17 de ce mois. Ce n’est pas sans un profond étonnement que le gouvernement du Roi a vu l’étrange attitude prise par le Cabinet de Bruxelles à l’occasion des mouvements militaires effectués sur notre frontière. M. de Briey ne pouvait pas ignorer que ces mouvements avaient eu lieu, non seulement dans l’intérêt de la Belgique et pour mettre, le cas échéant, le trône du roi Léopold à l’abri de toute attaque, mais encore sur la demande formelle et pressante de ce monarque. Nous ne devions certes pas nous attendre à ce que le ministre des Affaires étrangères de S. M. le Roi des Belges, pour toute reconnaissance de ce nouveau service rendu par la France à la Belgique, affecterait de partager, quant à nos démonstrations, les inquiétudes des agents étrangers, et porter à la tribune de la Chambre des Représentants l’expression des mêmes défiances. S’il est vrai qu’il ait été question d’une note pour nous demander des explications sur la concentration de nos forces, le Cabinet de Bruxelles doit se féliciter de s’en être abstenu. Elle eût provoqué de notre part une réponse dont la netteté eût remis toutes choses à leur place. Je ne chercherai pas quel peut être le but de cette tactique renouvelée d’une époque déjà éloignée où les circonstances pouvaient sinon la justifier, du moins l’expliquer jusqu’à un certain point ; mais le gouvernement du Roi n’accepte point l’étrange position qu’on veut ainsi lui faire ; il compte que les soupçons si imprudemment provoqués seront promptement dissipés et que le gouvernement belge tiendra soit aux ministres étrangers, soit (page 102)
à la Chambre des représentants, un tout autre langage. Si on n’avait pas égard à nos justes demandes, nous pourrions nous trouver contraints d’entrer nous-mêmes, sur ce qui vient d’avoir lieu, dans des éclaircissements qui, de notre part, auraient sans doute, pour le Cabinet belge, de plus graves inconvénients.
« Au surplus, Monsieur le Marquis, nous n’avions pas attendu, pour faire cesser les mesures prises sur notre frontière, l’invitation du roi Léopold. Dès que nous avions eu la certitude que l’état des choses ne rendait pas nécessaire la prolongation de ces mesures, les ordres avaient été donnés pour renvoyer dans leurs cantonnements les troupes un moment réunies.
« Vous voudrez bien donner lecture de cette dépêche à M. de Briey. »
M. de Rumigny s’acquitta, le 22 novembre, de la mission dont le chargeait M. Guizot, Il le fit sur le ton hautain dont il avait usé une première fois envers le ministre des Affaires étrangères. Il refusa de transmettre à son gouvernement les « observations et récriminations » que le comte de Briey voulut opposer aux considérations développées dans la dépêche du 19. Il le pria de trouver bon qu’il se bornât à l’essentiel de sa mission à cette occasion, c’est-à-dire à lui demander formellement de dissiper promptement et catégoriquement tant vis-à-vis des ministres étrangers que de la Chambre les soupçons qu’il avait imprudemment provoqués au sujet de la démonstration que la France avait faite dans une intention qui ne devait point être méconnue, et il l’engagea, s’il ne se proposait pas d’obtempérer à cette demande, à charger M. Le Hon de donner à M. Guizot les explications qu’il croirait devoir faire parvenir au gouvernement de Louis-Philippe.
M. Nothomb assistait à la conversation. A son intervention, on convint que le cabinet belge s’attacherait à donner à la France « la satisfaction qu’elle était en droit d’attendre et que l’on exprimerait à cette occasion tout à la fois reconnaissance pour le service rendu et toujours confiance dans ses dispositions amicales ».
M. de Rumigny n’accueillit pas cette promesse sans prévenir ses interlocuteurs de la nécessité de réaliser une démarche « franche et complète», en y ajoutant la menace que s’il n’en était pas ainsi, le gouvernement français, comme le disait la dépêche de M. Guizot, donnerait des éclaircissements de nature à entraîner pour la Belgique les plus graves inconvénients.
Le marquis de Rumigny terminait son rapport sur cet entretien en exprimant sa satisfaction du langage de M. Nothomb. Mais il négligeait de rapporter certaines parties pourtant intéressantes de ce langage.
(page 103) Le ministre de l’Intérieur s’était, en effet, attaché à lui faire comprendre l’intérêt des deux cabinets de ne pas se montrer réciproquement trop exigeants, des bévues ayant été commises des deux côtés. Le Cour de Bruxelles avait eu tort de provoquer cette affaire, fût-ce même de la manière la plus indirecte et la plus détournée, à l’insu de ses ministres ; celle des Tuileries avait commis une légèreté en donnant à la lettre particulière d’une Reine la valeur d’une demande du Roi, voire du gouvernement du Roi.
Le comte de Briey ne voulut pas rester sous le coup des reproches de M. Guizot qu’il estimait avoir été mal renseigné par le marquis de Rumigny.
Le ministre des Affaires étrangères de Louis-Philippe avait lu au comte Le Hon, ministre de Belgique à Paris, sa dépêche du 19. En la commentant, il se montra surtout mécontent de ce que, dans ses explications aux membres du corps diplomatique accrédité à Bruxelles, et en particulier aux ministres d’Autriche et de Prusse, le comte de Briey eût paru s’associer aux « inquiétudes et aux déficiences » de ces diplomates. Il sembla tout aussi froissé du sens de ces explications que de la déclaration faite à la Chambre des représentants, et affirma savoir avec certitude que le comte de Briey avait entièrement adhéré aux objections du baron d’Arnim sur l’inutilité, les inconvénients et même les dangers de là mobilisation des troupes françaises.
Dans une première lettre adressée au comte Le Hon, le 22 novembre, après avoir déploré l’ignorance dans laquelle il avait été laissé de la décision prise à Paris le 9, ignorance dans laquelle le marquis de Rumigny avait d’abord feint de se trouver également, le ministre belge des Affaires étrangères protestait contre la supposition qu’il eût rien voulu dire ou dit de nature à blesser le gouvernement français S’il s’était abstenu d’affirmer la conviction du cabinet tout entier dans le désintéressement de la France en cette circonstance, c’était pour ne pas exciter des susceptibilités très vives à l’intérieur et à l’extérieur. « L’intervention de l’armée française en 1831 et en 1832, disait-il, les événements qui ont accompagné la conclusion du traité de 1839, tous ces faits ont inspiré au pays des dispositions ombrageuses qu’on peut trouver exagérées, mais dont il faut bien cependant tenir compte. Quant aux susceptibilités de l’étranger, un fait tout récent les constate : c’est que l’on m’a déclaré que si la Belgique était menacée, on espérait bien qu’elle s’adresserait collectivement à toutes les puissances signataires et garantes du traité qui consacra notre indépendance, au lieu de borner son appel à une seule. »
(page 104) Une lettre du 24 répondit aux accusations d’avoir nourri, de concert avec le baron d’Arnim et le comte de Dietrichstein, des sentiments « d’inquiétude et de défiance » envers la France.
« Lorsque le baron d’Arnim, écrivait le ministre belge, est venu m’entretenir de la concentration des troupes françaises dans le département du Nord, je me suis borné à lui répondre que je n’avais connaissance du fait que par ce qu’en disaient les journaux et sur l’observation de Son Excellence que, dès lors, le gouvernement du Roi demanderait sans doute des explications au cabinet des Tuileries, j’ai répliqué que ceci était une autre question, toute d’administration intérieure sur laquelle je ne croyais pas avoir à me prononcer en ce moment. Il est possible que j’aie ajouté quelques mots sur ce que la mesure avait d’imprévu ; en tout cas, je n’ai pas été plus loin. Ma conversation avec M. le comte de Dietrichstein a été plus explicite peut-être, mais elle s’est renfermée dans le même ordre d’idées. J’ai déclaré que je n’avais pas reçu avis des mouvements militaires signalés, que j’en ignorais les motifs. Ne sachant pas alors quelle part revenait au Roi dans la mesure, j’ai pu dire que je n’en saisissais pas l’opportunité, et qu’au point de vue intérieur j’y voyais même des inconvénients. Et, en effet, j’étais préoccupé, je l’avoue, de l’impression pénible que cette nouvelle pourrait causer dans le pays, et surtout dans l’armée ; je redoutais les inconvénients graves qui pourraient résulter d’une impression semblable et le parti que des passions mantaises pouvaient en tirer. J’ignore si, autour de moi, on a tenu un autre langage, si les limites que je m’étais posées ont été franchies je n’ai pas à m’en enquérir pas plus que je n’ai à me justifier de l’insertion dans na journal de quelques lignes publiées à mon insu. Mais ce dont je puis répondre, c’est que je n’ai pas été au delà. Je n’hésite point à l’affirmer, ce serait travestir mes paroles et calomnier mes intentions que de supposer que j’aurais laissé entrevoir ou conçu des doutes sur les vues loyales et désintéressées de la France. »
(page 105) Les deux lettres écrites par le comte de Briey étaient destinées à être mises sous les yeux de M. Guizot. Celui-ci paraît avoir accueilli avec bonne grâce les explications du ministre belge. D’après une missive du comte Le Hon, écrite le 26, les explications données étaient telles que l’affaire pouvait être considérée comme terminée de M. Guizot au comte de Briey. Il ne restait plus de nuages dans l’esprit du premier sur les intentions personnelles du second. La seule chose désirée par le ministre français des Affaires étrangères était une rectification publique de la déclaration faite à la Chambre des représentants et cela afin que le Cabinet de Paris ne fût pas obligé de prendre la parole au Parlement sur l’incident franco-belge. Le comte Le Hon terminait sa dépêche en disant : « Je vous prie de ne point vous préoccuper des rapports arrivés jusqu’ici sur vos entretiens avec les envoyés d’Autriche et de Prusse, C’est un incident dont on ne parle plus. »
Une correspondance s’était établie entre le Roi des Français et le Roi des Belges. Vraisemblablement, les deux monarques s’étaient- ils appliqués à calmer les susceptibilités de leurs ministères respectifs. Il y avait d’ailleurs intérêt à faire le plus vite possible le silence sur cette affaire. M. Guizot s’était ému à la pensée que le gouvernement belge aurait pu lui demander des explications au sujet de la concentration des troupes dans le département du Nord, jamais il n’en avait été question à Bruxelles. Mais il ne put éviter des interrogations à ce sujet des représentants de plusieurs gouvernements, Lord Cowley, ambassadeur d’Angleterre, et d’autres diplomates l’interpellèrent. D’après la réponse de M. Guizot, le mouvement des troupes françaises avait été dicté par un sentiment de prévoyance pour le cas où la Belgique aurait pu être menacée. Le ministre s’abstint de faire mention d’une demande du gouvernement de Léopold Ier.
Pendant qu’à Paris on tenait ainsi un langage apaisant, M. de Rumigny continuait à parler avec hauteur aux ministres belges. Rappelant au comte de Briey la promesse d’une nouvelle déclaration à la Chambre des représentants, il le prévint « qu’il ne fallait pas compter que tout serait terminé parce qu’on aurait proféré quelques paroles d’atténuation à Bruxelles ; que l’affaire serait jugée ailleurs ; et que c’était pour la France et pour l’Europe qu’il fallait parler, qu’il fallait par conséquent que l’on évitât de tomber dans une seconde faute en ne s’expliquant qu’à moitié, parce qu’une seconde erreur serait pire que la première. »
(page 106) M. de Rumigny put se convaincre plus tard que le Cabinet de Bruxelles n’entendait pas se plier devant ses volontés telles qu’il les exprimait. M. de Briey fit le 25 novembre la déclaration promise. Annonçant la fin de la concentration des troupes françaises, il ajouta « Les précautions qu’a prises la France se rattachaient à un état de choses qui a pu, d’abord, dans l’éloignement, se présenter sous des couleurs exagérées ; ces précautions étaient un nouvel acte de bienveillance de la part d’un gouvernement qui nous a déjà donné tant de preuves de bon vouloir et de sympathies. » Puis, sur une interpellation de l’opposition désireuse de savoir si le gouvernement avait provoqué le mouvement des régiments français, il se borna à s’en référer aux paroles qu’il avait prononcées dans la séance du 17 novembre. Ni lui ni M. Nothomb ne voulurent donner des explications plus formelles. Il leur importait de ne pas découvrir dans cette circonstance la personne du Roi et celle de la Reine.
Ils devaient d’ailleurs avoir tous deux l’occasion de revenir encore sur cette question.
L’opposition s’en fit une arme à la Chambre des représentants. D’après des journaux français, la concentration de troupes commandée par le gouvernement de Louis-Philippe répondait à une demande du gouvernement belge. Des membres du parlement auraient voulu faire confirmer par les ministres la vérité de cette assertion afin de pouvoir les accuser d’avoir violé la Constitution, celle-ci exigeant l’assentiment des Chambres pour que des régiments étrangers pussent être appelés sur le territoire national.
A la séance du 3 décembre, M. Devaux posa nettement à M. Nothomb, ministre de l’Intérieur et chef du Cabinet, la question :
« Etes-vous, oui ou non, étranger à l’appel d’une armée française sur nos frontières » ? M. Nothomb répondit : « Oui », au risque de déplaire, d’après le comte de Dietrichstein « à M. l’ambassadeur de France et à la Cour qu’il représente. »
(page 107) Interrogé à son tour à la séance du 13 décembre, le comte de Briey répondit que la concentration avait été spontanée. Cette réponse causa également grand déplaisir au marquis de Rumigny, présent à la séance.
Lorsqu’il eut connaissance de la réponse de M. Nothomb, l’ambassadeur de France se rendit chez ce ministre, « Je ne lui ai pas caché, écrivait-il à M. Guizot, le 7 décembre, la portée que pouvait avoir cette éternelle dénégation d’un fait qui serait confirmé dans un autre sens à la tribune française ; il m’a déclaré qu’il ne pouvait absolument pas agir autrement qu’il l’avait fait parce que la démarche directe faite par le Roi auprès de la Cour de France, son silence envers ses ministres, et les paroles malheureuses de M. de Briey avaient placé le ministère dans une situation très fâcheuse. Avouer aujourd’hui ce que le ministre des Affaires étrangères avait nié peu de jours avant, ce serait disloquer le ministère ; convenir de la démarche du Roi, ce serait compromettre le Souverain. De toute nécessité, il faut donc soutenir le premier dire et espérer que le gouvernement français ajoutera au dernier témoignage de bienveillance dont, lui, M. Nothomb, a proclamé la reconnaissance de la Belgique, celui de ne pas trop insister pour constater une opposition entre le langage des deux tribunes. Votre Excellence appréciera cet appel à la générosité du Cabinet français. »
La réponse de M. de Briey, dans la séance du 13, ne paraît avoir provoqué aucune démarche du diplomate français. Il se borne à la signaler à son gouvernement en annonçant que l’opposition reviendrait à l’attaque lorsque la question aurait été discutée au parlement à Paris.
A partir de ce moment, le conflit semble s’être apaisé entre la France et la Belgique. Le gouvernement de Juillet y attachait d’ailleurs vraisemblablement moins d’importance que son représentant à Bruxelles.
A l’étranger, la concentration des troupes françaises avait provoqué de l’émotion. Non seulement on y craignait, comme nous l’avons déjà dit, de voir la France jouer à nouveau, comme en 1831, le rôle de défenseur exclusif de la Belgique, mais on y redoutait aussi des tentatives, en cas d’intervention, des troupes de Louis-Philippe de prendre possession des forteresses belges. A ce moment, la démolition de ces ouvrages était à nouveau discutée.
(page 108) Dès que les premiers bruits de concentration parvinrent à Berlin, M. de Maltzan, ministre des Affaires étrangères, interrogea le comte Bresson, ministre de France. Ce diplomate, conscient sans doute du mauvais effet que semblable nouvelle devait produire à Berlin, répondit que les événements de Bruxelles avaient pu faire naître l’idée de semblable mouvement, mais qu’elle paraissait abandonnée.
De son côté, le prince de Metternich s’entretenait à Vienne de l’événement avec le comte de Flahaut, ambassadeur de Louis-Philippe.
Le diplomate français commença par avouer au Prince sa complète ignorance relativement à la mesure elle-même et aux motifs qui l’avaient produite. « Mais, écrit-il à M. Guizot, le 25 novembre, je lui (à Metternich) ai fait sentir le ridicule qu’il y aurait à attacher la plus légère importance à une réunion de vingt mille hommes qui ne pouvait avoir aucun but sérieux ; que si, pourtant, le Roi avait eu des motifs de craindre des mouvements populaires sur notre frontière et d’être alarmé pour la sécurité du trône de sa fille et de son gendre, je trouvais, quant à moi, tout naturel qu’il eût eu recours au moyen de parer à ce danger. Le Prince m’a répondu que lui non plus n’y attachait pas d’importance, qu’il était même convaincu que, peut-être, au moment où il me parlait, la dislocation avait eu lieu et que les régiments étaient rentrés dans leurs garnisons ; qu’il le regrettait seulement, parce que cela fournirait aux ennemis du Roi l’occasion de lui prêter des projets auxquels il n’avait probablement pas pensé. J’ai dit que c’était un malheur inévitable et dont il fallait prendre son parti et la conversation a fini. »
Il est douteux que le prince de Metternich ait, comme le comte de Flahaut, considéré comme ridicule d’attacher de l’importance à la concentration des troupes françaises, car, le 27 novembre, il fit savoir au comte de Dietrichstein que le langage tenu par ce dernier, de concert avec le baron d’Arnim, dans ses entretiens avec le comte de Briey, avait « obtenu le suffrage plein et entier du Cabinet de S. M. l’Empereur d’Autriche. »
Le baron d’Arnim reçut la même approbation de son gouvernement (page 109) le 17 décembre. Le comte de Maltzan signalait dans la dépêche écrite ce jour-là le service que les représentants de l’Autriche et de la Prusse avaient rendu au gouvernement belge « en appelant son attention sur l’impression désavantageuse que cet événement a dû produire à l’extérieur et en Allemagne surtout, où on a dû être justement surpris d’une démonstration militaire étrangère qu’ aucun motif plausible et aucune demande de secours n’avaient provoquée. »
Le comte de Dietrichstein et le baron d’Arnim se rendirent, le 19 décembre, chez le comte de Briey pour lui lire les dépêches de leurs gouvernements. Le ministre belge se borna à leur exprimer sa conviction anticipée de l’approbation que les Cabinets de Vienne et de Berlin donneraient au langage de leurs ministres à Bruxelles. Il en appréciait lui-même, ajouta-t-il, « la convenance et la mesure »
Le prince de Metternich ne paraît cependant pas avoir éprouvé un mécontentement très vif et très durable de ce qui s’était passé à la frontière franco-belge. Mais il aurait voulu que le gouvernement français se fût expliqué plus catégoriquement, dans ses journaux officieux, sur le but de la concentration des troupes. Il aurait souhaité voir faire par le Cabinet de Paris la déclaration nette, explicite, de sa résolution de ne jamais permettre en Belgique un autre état de choses que celui consacré par les traités. A cette déclaration aurait dû être donnée la conclusion que le renversement du gouvernement belge ayant été le but du complot découvert, des troupes avaient été réunies pour être prêtes, le cas échéant, à s’opposer à toute tentative de ce genre.
Cette déclaration eût sans doute été sage et aurait évité maintes difficultés.
Le prince de Metternich, pas plus que les ministres des autres Etats européens, n’avait intérêt à faire grise mine à la France en cette occasion. Aux interpellations des représentants à Paris des puissances garantes de notre neutralité, le gouvernement de Louis-Philippe avait suffisamment compris que ces puissances entendaient avoir leur mot à dire elles aussi lorsqu’il s’agirait de sauvegarder l’existence de l’Etat créé par les délibérations de la Conférence de Londres et que certaines velléités d’absorption de la Belgique n’étaient pas oubliées dans diverses capitales du vieux continent.
(page 110) A Vienne et à Berlin, peut-être à Londres aussi, on espérait sans doute que la morale de la fable serait, selon le mot de Dietrichstein, « que le gouvernement français s’abstiendra désormais de toute promenade militaire à la frontière belge à laquelle il s’est si légèrement décidé dans la présente occurrence. »