(Paru en 1962, dans La Vie wallonne, tome XXXVI, 3e trimestre 1962, pp. 157-187)
(Remarque : les notes de bas de page, qui consistent essentiellement en brèves notices biographiques, n’ont pas été reprises dans la présente version numérisée.)
(page 157) L’histoire politique des premières années de la Belgique indépendante est dominée par la naissance des partis. Pendant les débuts de son règne, Léopold 1er fut soucieux de réduire au minimum les conflits entre les deux grands courants d'opinion qui divisaient les Belges, entre catholiques et libéraux. Les nécessités internationales - le statut du nouvel État n'était pas encore assis sur des bases solides -, les exigences nationales, - la consolidation des nouvelles institutions - expliquent assez l'attitude du Souverain.
Dans maintes circonscriptions électorales, le Roi fut cependant mal écouté et au Parlement les luttes entre catholiques et libéraux furent fréquentes. L'Union qui avait permis la Révolution de 1830 a survécu difficilement à l'enthousiasme de la libération. Les libéraux-unionistes devaient compter chaque jour davantage avec les éléments anti-cléricaux qui n'avaient pas applaudi à l'Union et dont le nombre croissait à mesure que grandissait l'inquiétude libérale devant les progrès de l'Église, favorisés par le climat de liberté dont elle jouissait depuis l'indépendance. Tandis que les catholiques-unionistes se félicitaient assez d'un système qui leur avait valu maints avantages, certains exaltés le condamnaient. Sur l'Union après 1830 nous (page 158) sommes encore mal renseignés, comme nous connaissons mal la lente montée dans l'opinion libérale des éléments désireux de voir se constituer un parti qui ne partagerait plus le pouvoir.
Tout le monde sait que le Cabinet Lebeau du 18 avril 1840 fut le premier ministère homogène. Mais il disposait d'une assise parlementaire faible. L'éligibilité au Sénat était réservée à ceux qui payaient 1000 florins d'impôt direct, somme énorme pour l'époque, en 1843, 700 personnes pour tout le pays pouvaient accéder à un mandat sénatorial. Comment pour les libéraux disposer d'une majorité dans un Sénat recruté de la sorte et où dominerait l'aristocratie foncière ? Le Cabinet Lebeau dura cependant près d'un an. La tension internationale de l'été et de l'automne 1840 provoquée par la crise d'Égypte, où la France se trouvait seule contre l'Europe, prolongea certes la vie du gouvernement libéral. Mais l'opposition du Sénat le contraignit à démissionner, pour Lebeau « c'était la remise du pouvoir aux mains d'une oligarchie clérico-nobiliaire ». Le Roi en revint, le 13 avril 1841, à la formule des Cabinets mixtes en chargeant Jean-Baptiste Nothomb, libéral-unioniste, de constituer le nouveau gouvernement. L'opinion libérale refusa de voir dans les personnalités libérales entrées dans le Cabinet des véritables représentants. Aussi les élections du 12 juin 1841 furent-elles âprement disputées. La proposition de loi Dubus-Brabant accordant la personnification civile à l'Université catholique de Louvain, proposition déposée en février 1841 et qui n'obtint pas l'appui du gouvernement Nothomb, fut finalement retirée en février 1842, à l'intervention du Saint-Siège, mais elle avait fournit, pendant des mois, un aliment de choix aux controverses partisanes. Le projet de loi sur l'instruction primaire de J. B. Nothomb divisa aussi l'opinion. L'habile ministre réussit, du moins, à faire triompher son œuvre transactionnelle par une imposante majorité, il n'y eut que trois opposants à la Chambre, mais l'opinion censitaire, catholique et libérale, était plus passionnée que les parlementaires et, à Liège notamment, le Conseil communal vota une adresse de protestation contre la loi.
(page 159) Aussi bien à Liège les relations étaient-elles mauvaises entre l'Hôtel de Ville et l'Évêché. Le renforcement des pouvoirs des bourgmestres et le droit pour le Roi de les nommer en dehors du conseil communal, la division en sections du corps électoral communal des grandes villes, les « lois réactionnaires » déchaînèrent la presse libérale. Le profond remaniement ministériel du 16 avril 1843 fut loin de la calmer : Dechamps, n'entrait-il pas au gouvernement ? Il s'agissait d'ailleurs de la constitution d'une nouvelle équipe. A part le chef du gouvernement, J. B. Nothomb, et de Muelenaere, ministre sans portefeuille, tous les ministres étaient nouveaux. Goblet, libéral modéré, devenait ministre des Affaires étrangères, Mercier, libéral plus marqué à l'époque, Ministre des Finances, d'Anethan, catholique modéré, ministre de la Justice, Dechamps, catholique notoire, ministre des Travaux publics, le colonel Dupont, promu général, ministre de la Guerre. Tous se voulaient évidemment unionistes.
Le parti catholique n'était pas plus satisfait du remaniement ministériel « car, aux dires du Nonce Pecci, le futur Léon XIII, si dans le cabinet précédent il avait plusieurs défenseurs, il n'en trouve plus qu'un dans l'actuel, c'est-à-dire Dechamps ». Mercier, qui avait fait partie du cabinet Lebeau-Rogier, exprimait la même opinion dans un plaidoyer pro domo qu'il adressait à Charles Rogier le 16 avril 1843 « Au résumé, sur cinq nouveaux membres du Cabinet, quatre appartiennent à l'opinion libérale modérée, un seul à l'opinion catholique ». Mais c'était là des positions extrêmes et l'appréciation de la Tribune, organe libéral liégeois, le 19 avril 1843 était plus exacte. Dans le nouveau ministère « on y a mis un peu de tout. Aimez-vous le mixte ? M. Nothomb est là pour vous en servir. Aimez-vous le clérical ? M. Dechamps vous en fournira. Ne tenez-vous à aucune opinion et désirez-vous des hommes qui ne représentent rien du tout ? M. D'Anethan et M. Goblet pourront peut-être vous aller. Le principal caractère qu'offre le nouveau cabinet est donc une absence complète d'homogénéité. Il se compose de ministres juxtaposés que ne réunit aucun lien commun ». Quoiqu'il en soit l'opposition libérale ne désarma pas et elle prépara les élections du 13 juin 1843 avec une particulière minutie. Dans sa première audience royale, le 10 mai 1843, Pecci, le futur Léon XIII, avait insisté sur la grande importance que les catholiques attribuaient aux élections de juin. Le 31 mai Pecci (page 160) était pessimiste sur leur issue. Les catholiques manquent d'ardeur dans la lutte alors que les libéraux déploient une activité extraordinaire dans les réunions électorales et dans la presse.
L'attitude du gouvernement inquiétait aussi le Nonce et très particulièrement à Liège où il appuyait la candidature de Fleussu « libéral dangereux ». Le gouvernement menait en effet une politique de bascule « conserver en 1843 le statu-quo parlementaire de 1841, c'est là le grand but qu'il ne faut pas perdre de vue un instant » telle était la pensée qui guidait Nothomb depuis sa prise du pouvoir. Aussi soutenait-il la réélection de catholiques et de libéraux, de tendance modérée ou supposée telle. Ainsi à Liège recommandait-il les catholiques Raikem, de Behr et Grandgagnage et les libéraux Fleussu et de Potesta.
La lettre du ministre Nothomb au gouverneur de la province de Liège est un bon témoignage de la pression du pouvoir. « Le gouvernement désire que les fonctionnaires publics et employés usent de l'influence qu'ils peuvent avoir en faveur de MM. Grandgagnage et de Potesta pour le Sénat, Raikem, de Behr, Fleussu pour la Chambre des Représentants. Nous plaçons nos candidats sur la même ligne, nous ne pouvons voir que du même œil tout ce qui sera fait contre l'un ou l'autre par les fonctionnaires publics ». Il restait un quatrième mandat à la Chambre, « notre candidat de prédilection », si le poste était vacant « serait M. de Longrée [un catholique] mais comme il s'agit de déposséder un député sortant, en l'occurrence le libéral Delfosse, Nothomb « laisse quelque latitude sur ce point » et il termine sa missive en finesse « comme tactique électorale, il serait peut-être plus prudent de laisser en blanc le quatrième nom ; faculté qui du reste n'est interdite à personne ».
(page 161) La représentation, tant à la Chambre qu'au Sénat, devait être renouvelée dans les provinces de Flandre Orientale, Limbourg, Hainaut et Liège, en tout 27 sénateurs et 43 représentants devaient être élus. L'opinion censitaire se passionna pour ces élections. La participation au scrutin fut particulièrement élevée. On ne compta que 14 % d'abstentions, alors qu'il y en avait eu 34 % en 1839, 23 % en 1841 et qu'il y en aura 23 % en 1845 et 27 % en 1847. Ce chiffre fut le plus bas de toute la période censitaire. A Liège, le pourcentage d'abstentions ne fut que de 9,6 %.
La députation liégeoise en 1843 était composée de deux catholiques, Raikem et de Behr et de deux libéraux, Fleussu et Delfosse. Elle comptait en outre Pierre David, élu le 11 juin 1839 sur la liste unioniste.
Les trois premiers avaient été élus en 1839 avec l'appui des deux journaux unionistes, le Courrier de la Meuse, catholique, et le Politique, libéral. Le quatrième, Auguste Delfosse, avait triomphé dans une élection partielle le 27 janvier 1840, soutenu par les feuilles libérales le Journal de Liège, l'Espoir et l'Industrie contre le candidat du Courrier de la Meuse, auquel le Politique s'était rallié. Pour le chanoine Daris, le parti de l'Union entre les conservateurs et les libéraux modérés « essuya (page 162) ce jour-là une grande défaite à laquelle il ne survécut point ». Jean-Joseph Raikem, président de la Chambre, procureur-général à Liège, était un catholique très marqué. Il avait évidemment voté contre le ministère Lebeau-Rogier « chassés du pouvoir par une camarilla sénatoriale, aidée de quelques valets de cour, de complicité avec M. Nothomb », comme l'écrivait le Journal de Liège le 11 juin 1843. J. J. Raikem était, aux dires de ce journal « l'esclave du parti clérical » tandis que Nicolas de Behr, vice-président de la Chambre, premier président de la Cour d'Appel, catholique moins marqué, qui avait voté pour le ministère Lebeau-Rogier, mais avait ensuite soutenu le cabinet Nothomb, n'était que « l'esclave des ministres ».
Témoignage significatif de la variation des opinions et du flou des délimitations entre les partis, le 11 novembre 1841, (page 163) lors de la constitution de la commission d'adresse, tandis que les doctrinaires portent leurs suffrages sur de Behr pour exclure le catholique accusé Dubus, les catholiques préfèrent à de Behr d'autres députés. A ceux qui lui rapportent les plaintes de son collègue du banc de Liège, « son ancien ami », Raikem répond : « il faut qu'il choisisse d'être avec eux ou avec nous ».
Les deux tendances étaient aussi représentées chez les libéraux. Auguste Delfosse était pour la Gazette de Liège « un enragé », n'était-il pas un des trois opposants, avec Théodore Verhaegen et Savart, à la loi de conciliation de Nothomb sur l'enseignement primaire ? Stanislas Fleussu était rangé parmi les modérés, encore que nous l'avons déjà dit, le nonce le considérait comme un « libéral dangereux ». Il avait été élu en 1839 avec l'appui du Courrier de la Meuse contre l'Espoir qui jugeait son libéralisme trop tiède et contre le Politique qui ne voulait pas d'un « fonctionnaire ». Mais depuis lors les divergences d'opinion s'étaient accentuées qui justifiaient peut-être en partie le jugement du futur Léon XIII.
Au Sénat siégeaient le baron de Potesta de Waleffe et le comte Vanderstraeten-Ponthoz. Tandis que ce dernier ne se représentait pas, le baron de Potesta, avait été élu comme unioniste. Il devait être présenté par les deux partis et être le dernier témoin à Liège d'une conciliation de tendances bien fragile.
Les efforts de rapprochement tentés par le ministère se heurtaient en effet à Liège à une accentuation croissante du divorce entre les groupes naguère alliés. En 1843, à Liège, qui fut le berceau de l'Union, les deux opinions sont maintenant nettement divisées. Chacune avait ses organes de presse. Le Journal de Liège, la vénérable « Gazette Desoër », défendait les idées libérales avec énergie et n'avait jamais été une feuille unioniste, mais la fusion, le 1er avril 1841, du Politique, créé par les Rogier, Lebeau et Devaux avec l'Espoir, fondé en 1835, dans la nouvelle Tribune, avait privé les libéraux modérés unionistes d'un journal qui avait exercé une influence considérable à un moment décisif de l'histoire des idées à Liège. La diffusion de la presse libérale était remarquable et inquiétait gravement ses adversaires.
(page 164) La jeune Gazette de Liège - le premier numéro parut le 4 avril 1840 - et le Courrier des campagnes soutenaient les thèses catholiques. Joseph Demarteau, le directeur-rédacteur de la Gazette était un homme actif et respectueux de son évêque, Mgr. Van Bommel, inspirateur et protecteur généreux. Le Courrier de la Meuse, que Dieudonné Stas et Pierre Kersten avaient illustré, avait cessé de paraître le 31 décembre 1840. Kersten dirigeait avec maîtrise le Journal historique et littéraire depuis le 1er mai 1834. Dans cette remarquable revue mensuelle, dont l'audience débordait nos frontières, il défendait avec une habile fermeté et une rigueur souple la doctrine catholique.
Dans l'arrondissement de Liège, il y avait déjà des organisations de parti. L'Association de l'Union libérale, avait été fondée le lundi 11 avril 1842, à l'initiative d'une commission provisoire, présidée par l'ancien bourgmestre Louis Jamme, et dont le secrétaire était Walthère Frère-Orban. Plusieurs centaines de personnes sanctionnèrent le règlement lu par le futur chef du gouvernement « après une légère modification dans la rédaction d'un article ». Au scrutin secret et à, la quasi-unanimité elles élirent les onze membres du Comité central de l'arrondissement de Liège, les citadins y dominaient. Le nouveau Comité central liégeois qui avait des « liens volontaires avec la Société de l'Alliance » de Bruxelles travailla activement à la constitution de groupements semblables à Verviers, Huy et Waremme. Son action n'obtint pas, lors des élections provinciales du 23 mai (page 165) 1842, le résultat espéré mais ce comité prépara minutieusement les élections législatives du 13 juin 1843.
Les membres de l'Association de l'Union libérale furent convoqués le 30 mars 1843 à 15 heures à l'hôtel de Suède. Pour la première fois l'Association libérale choisissait ses candidats pour la représentation nationale. Les dirigeants du parti étaient formels « En dehors de ces choix il n'y aura point de candidature possible pour les libéraux. Les élections préparatoires qui auront lieu demain lieront tous les membres ». Trois cents personnes se pressèrent dans les salons de l'hôtel de Suède. Ce fut d'après un « reporter » du temps « une réunion d'électeurs, telle que nous n'en n'avons jamais vue à Liège ». De nombreux électeurs des campagnes, parmi lesquels une vingtaine de bourgmestres se trouvaient dans la salle. L'Assemblée procéda d'abord au renouvellement du Comité. Tous les membres furent réélus par acclamation. Au Comité central, Frère-Orban jouait un rôle efficace car il en était le secrétaire. Ainsi « plébiscité » le Comité soumit aux suffrages de l'assemblée six noms pour la Chambre et deux pour le Sénat. Outre les deux députés sortants Delfosse et Fleussu, quatre candidats furent proposés, Destriveaux, professeur à l'Université, ancien membre du Congrès national, Charles Lesoinne, industriel et propriétaire de charbonnages, François Joseph Grandgagnage, conseiller à la Cour d'Appel et Camille de Tornaco, propriétaire foncier qui avait été conseiller provincial.
(page 166) L'Union libérale choisit les deux députés sortants et préféra au professeur d'Université et au magistrat, Charles Lesoinne, sans doute pour son nom et sa notoriété dans le monde industriel, et Tornaco qui jouissait de la confiance de nombreux habitants du Condroz. Pour le Sénat les choix se portèrent sur Potesta. et sur l'ancien bourgmestre de Maestricht Rennequin qui avait été gouverneur du Limbourg, mais qui était venu se fixer à Liège et était entré au Conseil communal. Les francs-maçons frappés par la circulaire du 28 décembre 1837 et par les homélies de Mgr. Van Bommel avaient participé activement aux opérations préparatoires au scrutin.
(page 167) Les catholiques s'étaient réunis le 24 avril à 15 heures chez le comte de Méan, au Mont Saint-Martin. Cent cinquante-trois personnes d'après la Gazette, cent vingt-trois d'après le Journal qui insistait sur la présence de nombreux fonctionnaires, y avaient choisi les candidats d'un parti dont le nom manquait de fixité. Cette fois, il prenait le titre de conservateur.
Le changement de dénomination du parti catholique lui attirait les sarcasmes ironiques de l'adversaire « Le parti clérical s'est affublé selon les circonstances de noms différents. Il s'appelait, il y a quelques années, le parti unioniste. Plus tard il nomma ses partisans : les amis de l'ordre et de la constitution ; quand ces qualifications furent usées, il y substitua celle d'amis de l'industrie et du commerce ; aujourd'hui il prend hardiment le titre de parti conservateur ». Et comme l'écrivait le Journal de Liège : « Heureux, trois fois heureux les gens qui ont une garde-robe aussi bien garnie qui, repoussés sous tel costume, l'abandonnent sans regret pour en endosser un autre ! C'est qu'en vérité on ne les reconnaîtrait pas si Conservateurs, Amis du Commerce, Libéraux modérés, Amis de l'ordre et de la Constitution, n'étaient toujours MM. d'Oultremont, de Mean, Demonceau, Richard Lamarche, Lombard, etc. ». Le bureau (page 168) avait été formé dans une réunion préparatoire. Il n'a donc pas été élu par l'assemblée et il justifie son action par les arguments classiques de la sociologie politique : « les forces isolées agissant sans relations avec d'autres forces, sont impuissantes, aucun particulier, quelques soient ses moyens ou ses talents, ne peut rien sans le concours de ses concitoyens ». Le bureau est chargé de mener la campagne. Mission d'instruction d'abord. Il faut éclairer les électeurs sur leurs responsabilités et sur l'importance de leur mission. « L'exercice du droit électoral est l'exercice même du droit de souveraineté. Au fond, toute la machine gouvernementale repose sur les élections. Les électeurs choisissent les membres de la représentation nationale ; la représentation nationale décide du sort du gouvernement, l'aide ou l'arrête dans sa marche, soutient ou renverse l'administration qui dirige les affaires ; en un mot de la représentation nationale dépendent les destinées du pays ». Ce n'est pas de la flatterie à l'égard de ceux qui ont le privilège d'être appelés aux urnes mais ces conservateurs ont la conviction que les membres des assemblées législatives sont les maîtres du pouvoir. Le comité a ensuite une mission de propagande, il rédige des bulletins électoraux, des circulaires, il multiplie les démarches aux domiciles des censitaires. Enfin il exerce une mission de surveillance et de contrôle des listes d'électeurs.
Ainsi constate-t-on, dans les deux camps, l'action d'un groupe étroit qui s'impose aux militants, aux quelques centaines de personnes qui se sont réunies dans les séances préparatoires. Le choix est fort limité. Le Comité central libéral propose six noms pour quatre places. Le bureau catholique présente une liste toute faite. Les réactions des militants sont faibles. Chez les catholiques, le général Kénor « dont la candidature a été présentée séance tenante », recueille 27 voix et trois unionistes (page 169) donnent leur voix à Fleussu. Chez les libéraux, personne ne soumet un nom en dehors de la liste arrêtée par le bureau. Le Comité libéral affirme « que tout se fait au grand jour sans mystère, sans coterie » et « que la majorité de l'association décide et que sa décision fait loi ». Personne n'est dupe. Les catholiques accusent l'Union libérale d'imposer ses candidats aux électeurs, de « réduire ceux-ci au rôle de machines ». Mais chez eux, le choix a encore été moins large.
L'assemblée pré-électorale catholique a ratifié les propositions du bureau. Les deux députés sortants, Jean-Joseph Raikem et Nicolas de Behr, un industriel, Charles Renoz et un propriétaire, de Longrée- Verdbois, ancien conseiller communal de Liège et ancien bâtonnier de l'ordre des avocats, forment la liste pour la Chambre. Au Sénat, les catholiques présentèrent en première ligne Charles-François~Emmanuel Grandgagnage, propriétaire, directeur des contributions, accises et douanes de la province. C'était le père de Charles Grandgagnage qui allait fonder la philologie wallonne et le demi-frère du conseiller à la Cour, François-Joseph, que l'assemblée de l'Union libérale n'avait pas retenu comme candidat à la Chambre. Ils lui adjoignirent sans grand enthousiasme le sénateur sortant de Potesta qui, rappelons-le, était le seul homme politique porté sur les deux listes.
A Liège, cette double candidature était déjà en 1843 un anachronisme. La volonté d'en finir avec l'Union se renforçait de plus en plus dans l'opinion libérale. La presse libérale liégeoise exigeait que chaque parti reprenne sa liberté d'action « qu'il n'avait momentanément enchaînée que devant un intérêt plus puissant » et elle s'indignait parce que le parti clérical « trouve inconstitutionnelle et odieuse la prétention de rendre une opinion prépondérante ». Car « Il est de l'essence des convictions ardentes et sincères de chercher à se propager. Le prosélytisme est aussi vieux que le monde. S'il est une école qui ait mauvaise grâce à contester la légitimité de cet esprit de prosélytisme c'est assurément l'école catholique ». Pour le Journal de Liège, la division de l'opinion est nette. S'adressant aux électeurs, il leur disait « Vous aurez à choisir entre les candidats des deux opinions qui divisent la nation ». Pour l'organe doctrinaire liégeois « Les élections de 1843 marqueront dans l'histoire de notre régénération politique ; elles décideront peut-être laquelle des deux idées rivales qui se trouvent en présence doit obtenir la prépondérance en Belgique ».
Les libéraux ont-ils un programme précis ~ Les éjections sont l'occasion pour les comités de rédiger des textes que les journaux diffusent. A Liège, le 26 mai 1843 on pouvait lire un appel clair : « Que veut le parti libéral en masse. »
« Dans l'ordre politique, il veut la conservation intacte de tous les principes de liberté inscrits dans la constitution, et le développement sagement progressif des institutions destinées à les garantir ; il veut le maintien de la royauté, la séparation du pouvoir temporel et spirituel, l'indépendance du pouvoir civil dans sa sphère d'action politique. Dans l'ordre moral, il veut qu'on répande, parmi le peuple, l'instruction et les lumières et que l'État intervienne convenablement dans l'organisation et la direction de l'enseignement civil, en laissant au clergé la surveillance exclusive de l'école religieuse.
Dans l'ordre matériel, il veut la diminution graduelle des impôts, l'extension de l'industrie et du commerce, l'aplanissement des barrières qui s'opposent au libre échange des richesses publiques ». On devait retrouver dans le programme du parti libéral voté par le Congrès du 14 juin 1846 nombre de ces principes. Il est significatif d'autre part de noter l'adhésion formelle au libre-échange. On reconnaît la griffe de Frère-Orban dans ce document. Le parti libéral s'efforce essentiellement de gagner les suffrages de la bourgeoisie urbaine et rurale, et oppose deux classes, la bourgeoisie et l'aristocratie alliée au clergé. Il traite ses adversaires de « rétrogrades » à longueur d'articles. Les organes libéraux distinguent « idées féodales » et « intérêts bourgeois ». La tendance libérale « veut continuer l'œuvre de nos pères, poursuivre les grandes traditions de l'ancien tiers état... le plus grand nombre d'entre vous, Messieurs les électeurs, appartient à la bourgeoisie, aux classes laborieuses de la société... Ce sont les intérêts bourgeois que le libéralisme défend contre ceux de l'Église et de l'aristocratie. A ce titre, la bourgeoisie tout entière doit lui venir en aide, vous n'avez point à vous préoccuper des (page 171) personnes, c'est le système politique qu'il vous faut condamner et flétrir. Ce système, qui nous régit depuis trop longtemps, qu'a-t-il fait pour les intérêts bourgeois ? Absolument rien ; il a entravé le commerce et nui aux campagnes par ses nouveaux tarifs de chemins de fer, ... il menace [la bourgeoisie] de nouveaux impôts »..
Le recours à l'histoire est constant ; l'histoire creuse le fossé social, car c'est vraiment une lutte des classes que prêche la presse libérale. L'aristocratie pourfendue est l'alliée du clergé. L'hostilité à l !égard du haut clergé est brutale. Les mots de féodalité, de main morte sont utilisés pour frapper l'imagination des bourgeois des campagnes. La polémique énerve les hommes et la démesure gâte l'argumentation. « Les deux camps sont en présence : sur l'un se déploie la bannière de nos pères, toujours prêts à courir aux armes, à sonner le tocsin quand leur liberté était menacée, repoussant le joug auquel voulaient les assujettir ces évêques bavarois, dont l'odieuse mémoire se révèle dans les tendances d'un parti qu'avoue et que protège un prélat peu populaire, étranger au pays. L'autre camp se pavoise de sinistres et sombres couleurs, avant-coureurs de deuil et d'orages ; sur le drapeau qu'il arbore se trouvent inscrits ces mots fatidiques : Main morte, Féodalité. L'avenir pour ces hommes c'est la résurrection du passé ; le despotisme de la mître et du blason, la glèbe et la corvée, les maîtrises et les jurandes, le servage et le paupérisme ». Les princes-évêques « exécrés » sont aussi évoqués : « Accepterez-vous volontairement, au point d'émancipation où nous sommes. parvenus, le joug que subissaient sous Ferdinand, sous MaximilIen, sous Honsbrouck, le paysan appauvri par la glèbe monacale, le bourgeois se débattant à peine contre les odieuses prétentions de la féodalité ? ».
Mais attaquer l'aristocratie alors qu'un Tornaco figure sur la liste qu'on défend, prête le flanc à une critique facile. L'habileté de la riposte vaut d'être soulignée. Un subtil « distinguo » est fait entre vieux aristocrates et aristocrates qui sont les enfants (page 172) du siècle. « Il y a deux espèces d'aristocrates ; les uns, vieux débris d'un passé détruit, traditions encore vivantes d'une époque où la féodalité pesait, avec tous ses abus, sur les classes laborieuses et utiles de la société, voudraient, dans l'intérêt de leur vanité et de leur ambition, ressusciter ces temps de déplorable mémoire ; pour eux, le peuple ne se compose que de brutes, que de manants corvéables et taillables à merci, qu'ils regrettent de ne plus pouvoir exploiter ; nos institutions libres leur font peur : ils ne voient dans l'organisation et dans le jeu du régime constitutionnel que désordre et anarchie, et ils s'empresseraient à la première occasion favorable de les détruire, pour reconquérir leurs anciens privilèges ; Les autres, nés avec le siècle, élevés sous l'empire des principes et des doctrines de la génération nouvelle, éclairés par les leçons de l'histoire, reconnaissent la nécessité d'institutions libres et prêtent le concours de leurs talents et l'appui de leur nom à la sainte cause du progrès... ».
C'était là une conception manichéenne fort simple, mais peut-être l'argumentation a-t-elle convaincu certains électeurs des campagnes qui ont mauvais souvenir d'un passé qui n’est pas tellement lointain et que réveille la tradition orale.
Bien que seuls les censitaires soient appelés aux urnes - 2102 électeurs pour 200.359 habitants soit pour les villes de l'arrondissement de Liège 12,55 électeurs pour 1.000 habitants et 9,26 pour les communes rurales -, la polémique électorale s'adresse à un cercle beaucoup plus large que les « happy few », détenteurs du pouvoir de choisir les représentants de la nation, et la propagande considère les aptitudes sociales des candidats. Charles Lesoinne a été moqué par la presse catholique. Il (page 173) était « bien vu d'un public qui aime les combats de coqs, le jet à l'oie, les libations, les joies populaires, la bonne grosse vie paysanne. La Tribune - qui plus tard deviendra une feuille républicaine - se déchaîne et le caractère social que le journal donnera à la lutte entre aristocratie et bourgeoisie qui se veut proche des humbles est curieux. ... « Ah messieurs les cléricaux, vous êtes devenus bien mondains pour des dévots, bien gourmets pour des prédicateurs d'abstinence. Il vous faut donc des dandys, des fashionnables, des lions à la chambre ; on ne peut traiter convenablement les affaires publiques qu'en gants jaunes ; les mains rudes et calleuses du travailleur vous inspirent du dégoût ; la boisson de l'artisan, la bière, vous donne des nausées ... nous libéraux, nous aimons et nous accueillons les hommes populaires, les amis de l'ouvrier et de l'artisan, les compagnons de leurs travaux, de leurs joies et de leurs peines.
Le 5 juin la Tribune revient à la charge « Quel dédain pour la classe ouvrière ! Quel mépris superbe pour tous ces hommes qui vivent du travail de leurs mains et qui en font vivre tant d'autres, sans excepter les grands seigneurs et les riches ! » Et le journal libéral d'affirmer que seuls ceux qui fréquentent les grands seigneurs titrés ou non, les riches, pourront être admis par leurs adversaires aux honneurs d'une candidature électorale. Seul ce public sait discerner le bon candidat, seul il est apte à gérer l'État. « Mais le public populaire, le public de l'atelier et de la manufacture, le public du haut fourneau et de la bure, le public qui ne porte ni fracs de velours, ni gilets de satin, ni même de brodequins de prunelle, fi de ce public-là, choisir un représentant parmi des hommes connus de ce public, estimés, aimés de ce public, c'est conduire l'état à sa perte ! ».
Il est difficile d'apprécier le rendement de ce système de raisonnement. L'unité d’opposants aux anciens privilégiés ne semble pas encore gravement menacée à Liège en 1843, du moins à lire la littérature électorale et ce sont les journées de juin 1848 qui marquent la grande cassure entre bourgeoisie et (page 174) classe ouvrière en Europe occidentale.. En s'appuyant sur le consensus de la masse, sur le pays réel, au sens précis du terme, les propagandistes libéraux cherchent moins à satisfaire des électeurs à la frange de la bourgeoisie, extrêmement rares d'ailleurs, qu'à opposer leurs candidats à ceux de l'aristocratie et à gagner ainsi les voix de ceux qui craignent la « réaction ». Ils affirment aussi que leurs candidats sont vraiment dignes de représenter le peuple, si même ce peuple est privé du droit de suffrage.
Mais séduire des hommes détenteurs de ce droit était infiniment plus rentable. Pour triompher il était nécessaire d'étendre aux campagnes l'effort de propagande. C'était une tâche malaisée de gagner des suffrages dans les régions rurales où l'influence du clergé était grande. Les chefs de l'opinion libérale engagèrent instamment les nombreux propriétaires libéraux de faire pression sur leurs fermiers. « Le fermier, en Belgique, a généralement une grande confiance dans son propriétaire et le candidat que celui-ci lui recommande comme apte à remplir utilement pour le pays les fonctions de représentant a chance d'obtenir et la voix du fermier et celle d'autres campagnards avec lesquels il est en rapport. » Aussi conseille-t-on instamment de dresser des listes d'électeurs de la campagne, portant les noms des propriétaires et de leurs fermiers, en utilisant les registres des bureaux des contributions et du cadastre.
La propagande libérale se heurtait évidemment à la résistance solide du catholicisme politique. Le clergé descendait dans l'arène. A Liège, Mgr. Van Bommel, l'ardent évêque prenait une part importante à la lutte. Les catholiques liégeois auraient souhaité la survie de l'Union, mais en 1843, ils doivent bien se convaincre que leurs vœux sont sans espoir. Ils reconnaissent que leurs anciens alliés, les libéraux modérés se sont jetés dans l'union libérale exclusive ; en face d'eux les catholiques trouvent un bloc.
C'est sur la valeur personnelle des hommes qu'ils présentent que les catholiques insistent. Raikem et Nicolas de Behr sont fort connus dans l'arrondissement. Au Parlement et au Palais (page 175) ils occupent des places de tout premier plan. Cependant depuis quatre ans, à Liège, les progrès du libéralisme ont été tels que l'ambition de leurs adversaires se limite à obtenir la réélection des députés sortants. La polémique est dirigée contre Lesoinne et Camille de Tornaco. Ce dernier portait un nom qui permettait des attaques faciles. Il était le père « de deux jeunes gens (Auguste et Victor) qui rêvèrent un jour que la Vendée était en Belgique, et qui crurent, avec une poignée de paysans ardennais, rétablir le roi Guillaume sur son trône ». C'était ainsi que la Tribune s'efforçait de minimiser les attaques contre Tornaco, accusé d'orangisme, la « bande Tornaco » ayant mauvaise presse chez les patriotes, son action subversive en 1831 et en 1832 avait en effet déchaîné les passions. Les catholiques recourraient donc aussi à l'histoire récente et reprochaient à leurs adversaires d'avoir accueilli dans leur sein les orangistes. D'autre part, traités de féodaux et de rétrogrades, ils accusaient les libéraux de jacobinisme. Si d'un côté on rappelait la main morte et le servage, de l'autre on évoquait la Terreur. Les noms de Lebon et de Carrier étaient lancés dans la polémique. Les catholiques se défendaient vigoureusement de vouloir revenir à l'Ancien Régime. Dans un solennel appel « Aux habitants des campagnes », la Gazette répond avec hardiesse au manifeste libéral dans lequel « on peint en groupe les misères et les abus d'un temps qui n'est plus et qui ne peut revenir ; confondant les pays, on vous y fait une pompeuse description de toutes les charges qui pesaient jadis sur un peuple voisin et dont la grande révolution de France a fait justice. On exhume le passé de sa tombe et d'un squelette, on veut vous faire un être vivant, menaçant encore ! : « et elle termine dans une envolée lyrique... » comment oser soutenir par l'organe de la presse, qu'il existe actuellement en Belgique cette terre de vieilles franchises, une ligue entre la noblesse et le clergé, dont le but serait d'anéantir les libertés civiles et politiques, de refaire un serf de l'homme libre des champs, d'abaisser un vaste éteignoir sur le flambeau. des lumières ! ».
L'organe catholique affirme avec force que l'accusation de réaction n'est que pure propagande et confesse aussi que son (page 176) évocation du sans-culottisme est inspirée par les mêmes préoccupations.
Mais par contre les catholiques dans leurs journaux et leurs bulletins électoraux, tirés à 2.500 exemplaires, accordent une grande signification aux démonstrations populaires anti-cléricales des dernières années « Quels glorieux faits d'armes ont signalé la marche (de ce parti) ! Demandez-le aux émeutiers de Visé ! Demandez-le aux assommeurs d'Ath ! Demandez-le aux profanateurs de Tilff ! ».
A ces excès, ils opposent la modération de la conduite des affaires publiques par les catholiques qui affirment-ils dominent depuis douze ans dans les chambres. La majorité de 1843 est toujours « celle qui est sortie des élections pour le congrès de 1830, c'est elle qui a affermi la nationalité ; exécuté de grands travaux d'utilité publique, organisé les pouvoirs communaux et provinciaux, et sagement légiféré. A l'agitation que (page 177) cherche à créer les « pseudo-libéraux, illuminés de la Franche-Maçonnerie, orangistes prétendus convertis ou républicains déguisés » les « modérés » préfèrent le calme qui seul permet une action féconde. Ils tiennent à la stabilité des institutions, à l'ordre légal. Les catholiques défendent les thèses conservatrices. L'avenir est dans la conservation des principes professés par les ancêtres, dans la pratique des mœurs et des usages transmis par les générations antérieures, dans l'attachement au caractère national. Il faut maintenir et développer la vitalité religieuse, la religion étant le trait le plus marquant de la nationalité.
Le mardi 13 juin 1843 - les élections n'avaient jamais lieu le dimanche ce qui alourdissait encore la charge des électeurs des campagnes contraints au déplacement long et coûteux au siège de l'arrondissement - les censitaires se rendirent aux urnes. Ils étaient répartis en sept sections. Les électeurs du siège de l’arrondissement – les censitaires se rendirent aux urnes. Ils étaient répartis en sept sections. Les électeurs du (page 178) quartier du Sud de la ville de Liège (de A à M) votaient dans la grande salle de l'hôtel de Ville. Les autres électeurs de ce quartier, ceux du quartier Est et ceux des communes de Jupille et de Wandre étaient convoqués au foyer de la salle du Spectacle [salle du Théâtre] ; les électeurs du quartier Nord et ceux du canton de Herstal votaient à la Halle des Drapiers [en Féronstrée] ; à l'ancienne église de Sainte-Ursule [rue Sainte-Ursule, en dessous de la chapelle du Palais], se rendirent les électeurs du quartier Ouest de la ville de Liège et ceux du canton d'Alleur. A la Salle Académique de l'Université étaient appelés les électeurs des cantons d'Hollogne aux Pierres et de Seraing ; à la salle de la Société d'Émulation ceux des cantons de Chênée de Louveigné ; à l'ancien couvent des Récollets, en Outre-Meuse, les électeurs des cantons de Dalhem et de Fléron (à l'exception des communes de Jupille et de Wandre).
L'électeur devait porter sur un même bulletin le nom de ses candidats pour le Sénat et pour la Chambre Les noms des candidats devaient être écrits à la main et sur du papier blanc. La ville attendait dans la fièvre les résultats d'un scrutin qui passionnait un public plus large que l'ensemble des censitaires. Lorsque les résultats furent proclamés, la joie des libéraux éclata : la liste entière passait. Raikem et Nicolas de Behr étaient éliminés. La victoire était incontestable. Sur 2.102 inscrits, il y avait eu 1.900 votants. On compta seulement 9 bulletins nuls pour le Sénat et 4 pour la Chambre. En conséquence, la majorité absolue était respectivement de 946 et 949 voix. Fleussu obtenait 1.299 voix, Delfosse 1.263, Ch. Lesoinne 1.222, le baron de Tornaco 1.119, tandis que Nicolas de Behr ne recueillait que 745 suffrages, Raikem 698, de Longrée 576 et Jacques Renoz 533.
Au sénat, de Potesta, candidat des deux partis, était élu haut la main, il recueillait 1.799 voix sur 2.102 inscrits et 1.900 votants. Hennequin l'emportait sur le candidat catholique par plus de 500 voix : 1.235 contre 670. La comparaison avec les chiffres de 1839 était décevante pour les catholiques. En 1839 Raikem avait obtenu 1.163 voix, de Behr 1.047 et Delfosse 893. L'analyse des résultats par sections ne permet guère de tirer des conclusions sur la répartition des opinions puisque certains cantons ruraux et urbains étaient réunis. Du moins constate-t-on que seuls les cantons de Dalhem et Fléron ont donné aux candidats catholiques un nombre de voix approchant celui de leurs adversaires, mais pour Liège-ville l'écart était considérable, et, fait très significatif, pas plus dans les cantons de Chênée et de Louveigné que dans les cantons de Hollogne aux Pierres (page 179) et de Seraing, les candidats catholiques n'avaient remporté plus de succès que dans les cantons urbains. C'est cette victoire libérale considérable, la première à Liège, d'une série ininterrompue jusqu'à la fin du régime censitaire, que s'empressa d'annoncer à Charles Rogier, Mathieu Polain, historien, archiviste de l'État à Liège, futur administrateur-inspecteur de l'Université de Liège en 1857, directeur de la Revue belge et collaborateur du Journal de Liège. Nous n'avons pas retrouvé dans les papiers de Rogier, conservés aux Archives Générales du Royaume, la lettre de Mathieu Polain. Mais en réponse à cette missive Charles Rogier adressa à son correspondant et ami liégeois une lettre fort intéressante, non datée, mais postérieure de quelques jours aux élections du 13 juin 1843.
Charles- Rogier se réjouit évidemment de la victoire libérale à Liège. « Liège a bien mérité de la cause libérale et du pays, vous avez, vous et vos amis, bien mérité de Liège. Quelque confiance que l'on eût dans l'énergie éburonne, on ne l'aurait pas crue capable de si grands coups. Vous même avez dû être étonnés d'une telle victoire ». Le demi-succès à Tournai où Adelson Castiau est élu, évinçant Dubus aîné mais où Le Hon échouait à six voix de Goblet, l'élection discutée de l'Elhoungne à Gand le satisfait.
Le bilan qu'établit Charles, Rogier est celui d'un partisan. Il est intéressant cependant car Rogier distingue les nuances de l'opinion, en un temps où les élus n'étaient pas encore tous embrigadés dans un parti, bien que la cassure entre les deux grandes tendances de l'opinion fût profonde. « De compte fait l'opinion libérale aura gagné Castiau, Lesoinne, Tornaco, Delhougne. Un ministère libéral pourrait de plus compter sur Goblet, De Chimay, Thyrion, Corswarem. Notre seule perte (page 180) de quelque importance est Cools). Les leurs sont colossales. Le parti catholique parlementaire est à peu près ruiné. Il est frappé dans son expression la plus pure et la plus respectable. De Theux, l'impossible De Theux va se trouver plus impuissant que jamais. Nos adversaires gagnent trois nouveaux imbéciles, de Nayer, Verwilghen, De Meester. Ils perdent trois orateurs nous en gagnons trois, Castiau, Tornaco, Delhougne. Chimay, Goblet, Thyrion, Corswarem même, sont plus libéraux que catholiques. Pirson, fils, vaut mieux que son père ».
Puis Ch. Rogier considère le sort du gouvernement et prend ses désirs pour des réalités. « Un ministère libéral, armé d'une dissolution comme menace, marcherait mieux avec la Chambre telle qu'elle va se trouver constituée, que ne pourra le faire le ministère d'aujourd'hui. Celui-ci va plus que jamais se poser en ministère d'affaires. Je doute fort qu'il puisse remplir son programme. Le demeurant du parti catholique arrivera mal disposé pour Goblet qui a supplanté Dubus, pour Mercier soupçonné d'avoir compromis par ci par là l'élan administratif en faveur de certains candidats. Ni Dumortier ni (page 181) Brabant ni même De Theux n'aideront Nothomb. Cet habile homme d'État croit tenir le nœud de la situation, il n'en est et il n'en sera plus que l'embarras. C'est ce que lui disent, très nettement quelques-uns des rares libéraux honnêtes qui le voient encore, Faure entr'autres ».
C'est à la presse que Charles Rogier attribue la victoire libérale liégeoise « Je ne sais, mon cher Monsieur, si vous continuerez d'écrire dans la presse. Tous vos articles étaient excellents pour la forme et le fonds. Si partout l'opinion libérale avait eu des organes comme ceux de Liège, nous n'en serions pas où nous en sommes : On aurait obtenu un résultat immédiat et décisif ». Et il trace la route pour l'avenir : « Tout est consommé pour Liège et pour Verviers. Il faudrait que l'esprit liégeois penétrât plus avant dans les districts de Waremme et de Huy et surtout dans les districts flamands. Continuez de vous montrer fermes, confiants, modérés avant comme après la victoire. Veuillez féliciter M. Muller de ma part et remercier M. Desoer ». Ainsi Rogier n'oubliait ni l'autoritaire rédacteur en chef, le conseiller (page 182) provincial Clément Müller, ni le propriétaire du journal.
A Bruxelles, où une foule de curieux et d'impatients s'était rendue à l'arrivée du « convoi » pour connaître le résultat des élections à Liège, la victoire libérale de Liège impressionna les esprits. C'est le glas de l'unionisme. L'Emancipation, journal conservateur, le 5 juin prônait encore « un système de fusion, les avantages de concessions mutuelles entre les partis », il recommandait de voter Raikem et Fleussu et il regrettait que la division eût éclaté avec le plus de force dans une ville « qui exerce sur le reste du pays une incontestable influence ». Après le scrutin, le journal qui s'accrochait à l'unionisme, ne cherche pas à dissimuler la gravité de la défaite catholique à Liège et Tournai et la rupture entre les parties. « La ville du pays où l'union paraissait le plus solidement cimentée en 1830 est celle où s'agite aujourd'hui le plus ardemment la discorde ». Il en cherchait les causes dans les traditions historiques et accusait des catholiques liégeois d'imprudence et d'un « désir trop vif de prépondérance qui aurait peu à peu décidé la réaction » et il terminait son commentaire par une phrase lourde de sens pour celui qui cherche à expliquer les options politiques dans la Belgique censitaire du XIXe siècle : « A cause de certaines traditions dont les souvenirs ne s"effacent pas facilement, le clergé doit user de prudence et de ménagement dans la province (page 183) de Liège, plus que partout ailleurs. Les luttes qu'il a dû soutenir autrefois comme représentant de la puissance temporelle ont laissé dans les esprits des traces plus profondes qu'on ne pense ; là pour que les soupçons renaissent, pour que les craintes se réveillent ; pour que les haines se ravivent, il faut moins qu'un fait, moins qu'une tentative, une seule parole imprudente peut suffire ». Si l'Emancipation attribuait une influence considérable aux institutions de la principauté épiscopale, pour expliquer le comportement électoral des Liégeois, Pierre Kersten dans son Journal historique et littéraire faisait une large place à la langue dans sa recherche des causes. « Quatre provinces, deux wallonnes et deux flamandes avaient à renouveler leurs députations au Sénat et à la Chambre des représentants ; les premières ont essuyé des pertes sensibles ; les dernières ont eu un succès complet, elles ont gagné ». D'où venait la force du libéralisme dans les provinces wallonnes ? Le publiciste catholique répondait par des interrogations, mais ce n'était qu'un artifice de style « Le peuple wallon est-il plus impatient du frein, de l'autorité que le peuple flamand ? Est-il plus vif, plus ami de la nouveauté, plus porté à résister au pouvoir ? Est-il moins religieux, moins attaché aux croyances, au culte de ses ancêtres ? Est-il plus exposé par sa langue, par son goût pour certaines lectures, aux séductions de tous les genres, à la corruption morale et politique que la presse étend de plus en plus ? ... ». Aussi les provinces flamandes doivent défendre le rempart qui les protège. « Ce rempart, c'est leur langue, c'est leur idiome maternel ». Ainsi la diffusion des idées françaises par la communauté de langue est un des facteurs essentiels des progrès des idées libérales.
Mais si l'on peut opposer, dans les résultats, provinces wallonnes et provinces flamandes, il n'y a point encore de conscience d'une communauté wallonne. A la veille même du scrutin, dans le dernier appel aux électeurs, que le Journal de Liège lance « aux industriels et commerçants de toutes les conditions » on trouve l'avertissement suivant : « Pensez à ce que deviendront nos houilles et nos fontes avec un ministère qui compte trois hommes du Hainaut : parmi ses membres et dont l'un même est (page 184) fortement intéressé dans les exploitations métallurgiques de cette province ».
La signification des élections liégeoises de 1843 n'échappa nullement aux observateurs étrangers. Le ministre d'Autriche Dietrichstein, recueillit les premières réactions du chef du gouvernement. L'optimisme de commande de J. B. Nothomb et sa vision déformée de réalités font sourire aujourd'hui. Dès le 14 juin 1843, en effet, Dietrichstein mandait à Metternich que « Le ministère du Roi se montre satisfait du résultat des élections aux Chambres qui ont eu lieu dans la journée d'hier » et il reproduit les « considérations que M. Nothomb vient de me développer à cet égard ». Pour Nothomb le ministère a obtenu un « triomphe signalé » par l'élection des deux ministres Dechamps et Goblet, surtout vu la campagne menée par le puissant adversaire de ce dernier le comte Le Hon. Mais l'appréciation de l'homme d'État qu'était Nothomb sur le parti libéral, si elle a été bien comprise par le diplomate autrichien, nous déconcerte : « le parti libéral exclusif, c'est-à-dire MM. Lebeau et consors, n'auront gagné à la Chambre aucun accroissement de puissance ; car tous les candidats qu'ils avaient personnellement appuyés, ont échoué ». Quant à l'opinion catholique, elle a subi un échec « les sommités de ce parti, tels que MM. Raikem, Dubus, De Behr se trouvent éliminés ». Mais cet échec est en partie compensé « par une augmentation de force numérique dans les rangs du parti catholique, grâce à l'appui que le gouvernement a donné à toutes ses candidatures ».
(page 185) Mais le 17 juin, Dietrichstein corrige le jugement de Nothomb. Il envoie le commentaire de l'Indépendant sur les résultats et il se rallie aux conclusions de la feuille de Faure, constatant les progrès du libéralisme dans le pays. L'ambassadeur de France, Rumigny, le 14 juin, était à peine plus avisé. S'il insiste sur la défaite du parti catholique, qui perd quatre de ses principaux chefs Raikem, Dubus, De Behr et Demonceau, président et vice-président de la Chambre « c'est le renversement total du bureau », s'il estime que « cet échec du parti catholique enlève d'une manière positive toute chance au parti de M. de Theux de rentrer au pouvoir » ; il affirme péremptoirement que « le parti libéral de son côté n'a rien gagné. Il a plutôt perdu par l'exclusion de M. Cools, député de St-Nicolas et l'échec de Lehon à Tournay ». Mais. deux jours plus tard l'ambassadeur rectifie ses appréciations. Si numériquement pertes et défaites se compensent « il est incontestable que le parti libéral proprement dit s'est fortifié et que le parti catholique a perdu par l'échec qu'on a fait subir à ses principaux chefs » et « on ne peut nier que l'opinion libérale a gagné dans le pays en nombre, en force, en assurance ».
L'ambassadeur de Louis Philippe se félicite d'autre part du calme qui a régné partout malgré les appréhensions que l'on avait eues, le souvenir de l'élection agitée d'Ath du 19 juillet 1842 n'étant pas oublié. Les mesures de précaution prises par le gouvernement ont été sans objet. « L'on n'a eu nulle part aucun excès à réprimer. A Liège où l'esprit libéral a toujours aimé à se montrer par de la turbulence, on a cru devoir embellir des cris d'à ; bas la calotte les ovations données aux députés élus. Cela a eu peu d'échos ; heureusement ».
(page 186) Quant aux nonce Mgr Pecci, il insista aussi dans sa correspondance sur l'élection de Liège et sur les gains des libéraux dans les villes.
Tous les observateurs, après avoir pris quelque recul, reconnurent les progrès libéraux mais constatèrent que les libéraux n'avaient pas atteint leur but : la conquête de la majorité, ce « résultat immédiat et décisif » que Rogier regrettait de n'avoir pu saisir. Il lui faudra encore attendre quatre ans avant de se voir confier le pouvoir.
La lutte électorale à Liège avait été violente et avait dressé face à face les partis. Ce n'était cependant pas un simple épisode de la vie politique locale. Sur les bords de la Meuse, où l'Union était née, les derniers liens se dénouaient entre des hommes qui avaient été alliés dans des luttes délicates. Dans les deux phases du rapprochement et de la séparation des modérés, Paul Devaux avait joué sur le plan doctrinal un rôle important. A Liège, dans le Mathieu Laensberg puis le Politique, il avait dégagé les conditions d'un accord entre catholiques et libéraux face au pouvoir royal, au temps du Royaume des Pays-Bas ; dans sa Revue nationale, mais elle n'était plus liégeoise, il avait exposé ensuite, avec une persévérance et une dialectique remarquables, les conditions du fonctionnement du système des partis. Sur le plan de l'action politique à Liège, Charles Rogier et ses amis, si actifs quinze ans plus tôt, ont cédé la place aux « exclusifs » qui pendant longtemps avaient rongé leur frein. Walthère Frère-Orban est porté par un courant ancien mais grossi récemment qu'il canalise habilement. Il rallie en 1843 toutes les nuances du libéralisme séduisant les libéraux modérés et les amenant à rompre leurs attaches unionistes. Mais l'Union libérale ne sera pas de longue durée. Les conflits entre doctrinaires et progressistes diviseront bientôt les forces libérales sans cependant menacer à Liège la suprématie de la gauche.
Dans la Belgique de 1843, où l'influence wallonne était (page 187) grandissante, par suite de l'extraordinaire expansion de l'industrie dans le sillon Sambre-et-Meuse, face à une Flandre attardée qui allait traverser la terrible crise de l'industrie linière, la défaite catholique à Liège et à Tournai accélérait une évolution dont le terme était dès ce moment prévisible, la prépondérance libérale dans un État censitaire.
Cette élection-témoin illustre bien aussi le caractère social de la lutte entre les deux grandes tendances de l'opinion. Toute la bourgeoisie n'est pas libérale. Mais les nouvelles couches, issues des activités économiques et des fonctions intellectuelles sont impatientes de briser la tutelle de l'aristocratie alliée au clergé. Dans la période antérieure à 1848, l'Ancien Régime vit encore dans la conscience collective et, par la crainte ou la nostalgie qu'il inspire, influence le comportement politique des hommes. .