(Paru dans les Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1865-1866, pp. 510-514)
(page 510) M. Funck, rapporteur. - Plusieurs habitants de Gand présentent des observations contre le règlement sur les inhumations adopté par le conseil communal de cette ville, le 21 avril 1863 ; ils prient la Chambre de prendre des mesures pour conserver leurs droits et sauvegarder le libre exercice du culte catholique.
Ils soutiennent que les articles 3 et 65 dudit règlement sont en opposition avec les articles 14 et 15 du décret du 25 prairial an XII, l'article 78 de la loi communale et l'article 14 de la Constitution belge.
Les dispositions réglementaires dénoncées à la législature comme illégales sont ainsi conçues :
« Art. 3. Tous les cimetières serviront à l'inhumation des personnes décédées sans distinction de leur culte ou de leurs croyances.
« Art. 65. Les corps sont enterrés dans l'ordre de leur arrivée au cimetière sous la surveillance du gardien. Le gardien marque sur le cercueil le numéro de la tombe et il constate le même numéro dans le registre des inhumations. »
Plusieurs habitants d'Altenrode-Wever présentent les mêmes observations à propos d'un règlement qui contient des dispositions analogues. Ils prétendent, comme les premiers pétitionnaires, que ces dispositions violent les articles 14 et 15 du décret de prairial an XII, ainsi que l'article 14 de. la Constitution belge.
La question que soulèvent ces pétitions est d'une haute importance. Elle touche à l'une des bases fondamentales de notre droit constitutionnel, elle met en doute le grand principe de l'indépendance du pouvoir civil.
Si la prétention des pétitionnaires était fondée, s'ils pouvaient invoquer à l'appui de leur opinion les dispositions du décret du 23 prairial an XII, et si ces dispositions devaient être interprétées dans le sens qu'ils leur attribuent, il faudrait provoquer immédiatement la révision d'une législation qui constituerait la violation la plus flagrante de nos principes constitutionnels ainsi que des droits de l'autorité civile.
Et d'abord le décret de prairial subsiste-t-il encore dans son entier ? N'est-il pas, en partie du moins, contraire à certaines dispositions de la Constitution belge ? Ne doit-il pas être rangé au nombre de ces lois, décrets, arrêtés, règlements et autres actes abrogés par l'article 138 de notre pacte fondamental ? Telles sont les questions que soulève la réclamation des pétitionnaires.
Les dispositions du décret de prairial sont de deux natures :
Les unes concernent l'administration civile des sépultures, les autres se rapportent aux cérémonies religieuses qui accompagnent d'ordinaire les inhumations, ou pour nous servir d'une expression plus rigoureusement exacte, elles règlent l'intervention des divers cultes dans la sépulture des morts.
Les premières dispositions ont rapport aux mesures de police, d'ordre et d'hygiène que doivent observer les autorités communales en ce qui concerne les inhumations.
Elles portent :
1° Qu'aucune inhumation n'aura lieu dans un édifice clos où les (page 511) citoyens se réunissent, ni dans l'enceinte des villes ou des bourgs. (Article premier).
2° Que chaque ville ou bourg aura un cimetière en dehors de son enceinte, à une distance, de 35 à 40 mètres au moins. (Article 2.)
3° Que chaque inhumation aura lieu dans une fosse séparée ; que ces fosses auront une profondeur d'un mètre cinquante centimètres ; qu'elles seront distantes les unes des autres de 30 à 40 centimètres ; qu'elles ne seront ouvertes pour de nouvelles sépultures qu’au bout de cinq années au moins. (Articles 3, 4, 5 et 6.)
4° Que des concessions de terrains pourront être faites aux personnes qui en feront la demande moyennant certaines conditions. (Articles 10 et 11.)
5° Que chaque citoyen peut sans autorisation placer sur la tombe de son parent ou de son ami une pierre sépulcrale ou tout autre signe indicatif de sépulture. (Article 12.)
6° Que toute personne pourra être enterrée dans sa propriété, pourvu qu'elle soit située à la distance prescrite des villes et des bourgs. (Article 14.)
7° Que tous les lieux de sépulture sont sous l'autorité, la police et la surveillance des administrations communales. (Article 10.)
8° Que dans tous les cas l'autorité civile est chargée de faire inhumer les corps. (Article 19.)
9° Que le mode le plus convenable pour le transport des corps est réglé par le maire. (Article 21.)
Nous n'avons pas à nous occuper de cette partie du décret de prairial, qui ne saurait être en contradiction avec aucune disposition constitutionnelle, et qui subsiste par conséquent de la façon la plus complète.
Quant aux articles relatifs à la partie religieuse des inhumations, ils se résument de la manière suivante :
1° Dans les communes où l'on professe plusieurs cultes, chaque culte doit avoir son lieu d'inhumation particulier, et dans le cas où il n'y aurait qu'un cimetière, on le partagera par des murs, haies ou fossés en' autant de parties qu'il y a de cultes différents avec une entrée particulière pour chacun et en proportionnant cet espace au nombre des habitants de chaque culte. (Article 15.)
2° Les cérémonies religieuses sont rétablies. Mais hors de l'enceinte des églises et des lieux de sépulture, les cérémonies religieuses ne sont permises que dans les communes où l'on ne professe qu'un seul culte. (Article 18.)
3° Lorsque le ministre d'un culte, sous quelque prétexte que ce soit, se permettra de refuser son ministère pour l'inhumation d'un corps, l'autorité civile, soit d'office, soit sur la réquisition de la famille, commettra un autre ministre du même culte pour remplir ces fonctions. (Article 19.)
4° Dans tous les cas, l'autorité civile est chargée de faire présenter, déposer et inhumer les corps. (Article 19.)
5° Les frais et rétributions à payer aux ministres du culte et aux individus attachés aux églises et aux temples pour leur assistance aux services et cérémonies seront réglés par le gouvernement, sur l'avis des évêques et des consistoires. (Article 20.)
6° Les fabriques et les consistoires ont le monopole des enterrements et des fournitures pour les funérailles. Ils peuvent affermer ce droit avec l'approbation de l'autorité civile sous la surveillance de laquelle ils sont placés. (Article 22.)
Toutes ces dispositions relatives à l'intervention de diverses religions reconnues à cette époque dans les inhumations sont en opposition formelle avec l'article 14 de la Constitution belge qui, en établissant la liberté des cultes, celle de leur exercice public ainsi que celle de manifester ses opinions en toute matière, a fait disparaître toutes les entraves qui paralysaient jadis l'action de ces cultes, mais a aboli en même temps tous les privilèges qui avaient été accordés à certains d'entre eux par les législations antérieures.
Sous l'empire du décret de germinal an X, l'Etat avait le droit de reconnaître ou de ne pas reconnaître un culte. Si celui-ci était reconnu, il jouissait de certains privilèges, mais il était soumis en même temps aux obligations les plus dures. Sous ce régime, la religion reconnue était considérée comme un service public, et le prêtre devenait un véritable fonctionnaire. Si le culte n'était pas reconnu, il n'existait pas aux yeux de la loi, il n'était rien vis-à-vis de l'Etat, et il ne pouvait pas même être publiquement professé.
Quant aux cultes qui avaient obtenu cette reconnaissance, et il n'y en avait que trois, le culte catholique, le culte évangélique et le culte israélite, ils contractaient, par le fait de leur reconnaissance par l'Etat, les obligations les plus rigoureuses envers celui-ci.
Que ceux qui se plaignent de l’état actuel des choses consultent le décret de germinal an X, et ils verront à quel prix exorbitant les cultes reconnus avaient obtenu de l'Etat quelques privilèges plus ou moins éphémères !
Quoi qu'il en soit, ceux qui ne partagent pas notre manière de voir dans cette matière s'empressent de reconnaître que la plupart des dispositions du décret de prairial relatives à l'intervention du culte dans les inhumations sont contraires à la Constitution, et par conséquent sont abolies par elle. Ils admettent très volontiers avec nous que les fabriques et les consistoires n'ont plus le monopole des enterrements, que l'Etat n'a plus le droit de régler le salaire du prêtre qui procède à une cérémonie religieuse ; que l'autorité civile ne peut plus interdire au clergé de sortir de ses temples pour procéder à certaines cérémonies religieuses, et qu'elle n'a plus le droit de faire présenter à l'église une dépouille mortelle sans le consentement des ministres du culte ; ils reconnaissent surtout que l'administration communale n'aurait plus le droit de désigner un prêtre obligé d'accomplir des cérémonies religieuses qu'un autre « prêtre se serait permis de refuser sous un prétexte quelconque, » comme le dit en termes fort peu révérencieux le décret de prairial ; mais ils réclament le maintien du privilège apparent qui s'attache à la division des cimetières.
Nous soutenons que cette prétention n'est pas fondée.
Quand il s'agit d'interpréter un texte de loi sujet à controverse, il faut s'occuper non seulement de ce texte, mais il faut encore rechercher les motifs qui ont guidé le législateur dans la rédaction de cette disposition législative.
Or, qu'a voulu le législateur en inscrivant l'article 15 dans le décret de prairial ? A-t-il voulu concéder un privilège aux cultes reconnus alors ? Nous ne le pensons pas. L'article 15 du décret de prairial est une simple mesure de police ; il concernait surtout certaines communes de la France où les haines religieuses étaient encore vivaces à cette époque ; il avait pour but d'empêcher les conflits qui pouvaient surgir entre les croyants des divers cultes à l'occasion des cérémonies religieuses qui accompagnent les inhumations, et la preuve en est dans cette partie de l'article ; qui prescrit non seulement un compartiment séparé pour chaque culte, mais qui veut encore que chacun de ces compartiments ait une entrée séparée.
Veut-on une autre preuve de cette vérité que les auteurs du décret n'entendaient mettre aucun cimetière ou aucune partie d'un cimetière à la disposition d'une communion religieuse quelconque ? Elle se trouve tout au long dans le rapport fait au conseil d'Etat par M. le comte de Ségur dans la séance du 9 prairial an XII.
Le projet présenté par le gouvernement permettait qu'on bénît les cimetières ; le rapporteur combat cette proposition de la manière suivante :
« Le ministre permettait qu'on bénit les cimetières ; la section a pensé que cette disposition rendrait les catholiques seuls propriétaires des lieux de sépulture et serait contraire au système de tolérance établi par nos lois qui protègent également tous les cultes. Elle a cru qu'il fallait, au contraire, déclarer que les cimetières n'appartiennent à aucun culte exclusivement, qu'ils étaient propriétés communales et soumis seulement à la surveillance de l'administration. Cependant, comme la religion catholique exige que les morts soient enterrés dans une terre bénie, les prêtres de cette religion pourront bénir chaque fosse à chaque inhumation.
« La section a cru qu'il n'existait point d'autre moyen de satisfaire la piété sans réveiller les querelles des différents cultes. »
Cette opinion prévalut devant le conseil d'Etat, car l'article relatif à la bénédiction des cimetières disparut du décret de prairial.
Il est donc bien constant que les dispositions prescrites par l'article 15 constituent une mesure de police et non pas un avantage accordé aux cultes reconnus.
Maintenant, un pareil état de choses était-il de nature à froisser les croyances religieuses des catholiques ? Nous sommes en droit de répondre : Non ! et nous le prouverons.
Si le décret de prairial, tel qu'il avait été interprété par le rapport de M. le comte de Ségur, avait été de nature à blesser en droit ou en fait les convictions des divers cultes, s'il avait porté atteinte à leurs dogmes, mais ceux qui étaient spécialement chargés de défendre les intérêts de ces cultes, les membres du clergé, auraient évidemment protesté contre cette violation de la liberté religieuse. Or il n'existe nulle part de traces d'une pareille protestation.
Il y a plus, les ministres du culte ont parfaitement accepté le décret de prairial tel qu'il est interprété par nous.
(page 512) Pour ne citer qu'un exemple, nous rappellerons non seulement ce qui se pratique dans beaucoup de localités, et notamment a Paris, mais ce qui s'est pratiqué à toutes les époques, et même sous la restauration, alors que le clergé exerçait une influence en quelque sorte prépondérante dans l'Etat. A Paris, au cimetière du Père-Lachaise, par exemple, on enterre à la suite les uns des autres les morts appartenant aux diverses croyances et même ceux qui n'appartiennent à aucun culte. S'il s'agit de la sépulture d'un catholique, le clergé se rend au cimetière, il bénit la fosse, et il accomplit ensuite les cérémonies religieuses ; s'il s'agit d'un dissident, la fosse n'est pas bénie.
Cet état de choses qui se pratique depuis de longues années n'a soulevé aucune réclamation sérieuse. Et cependant le clergé catholique français obéit aux mêmes dogmes que le clergé belge ; ses prêtres sont aussi soucieux des intérêts et de la dignité de la religion que les nôtres, et certes on ne soutiendra pas que l'archevêque de Paris soit moins orthodoxe et moins dévoué au culte catholique que l'archevêque de Malines.
Nous disons, en outre, que la prétention des pétitionnaires n'est pas fondée, parce que la partie du décret de prairial, qui concerne l'intervention de la religion en matière d'inhumations, forme un ensemble qui ne saurait être divisé parce que la partie du décret de prairial qui concerne la division des cimetières en compartiments s'appliquait aux religions reconnues à cette époque, et que par conséquent elle tombe dès qu'il n'y a plus de culte reconnu par l'Etat. Or, sous l'empire de la Constitution belge, l'Etat n'a plus à reconnaître aucun culte spécial. La loi les tolère et les protège tous ; le pouvoir civil doit leur garantir leur libre exercice, et il ne peut s'en préoccuper que lorsqu'il s'agit de l'application de l'article 117 de la Constitution, c'est-à-dire lorsqu'il a à rechercher si une communion religieuse est assez importante pour qu'elle ait des ministres, et afin d'assurer à ces ministres un traitement convenable. Sauf cette exception, l'Etat n'a rien à voir dans le culte ; celui-ci peut se passer de toute autorisation, mais en revanche, il n'a droit à aucune faveur, ni à aucun privilège.
On comprend l'article 15 du décret de prairial sous l'empire d'une législation qui reconnaissait trois cultes, et qui refusait tous droits quelconques à ceux qu'elle ne reconnaissait pas ; mais son exécution devient impossible sous un régime de liberté, parce que, sous ce régime, les croyances religieuses pouvant se multiplier à l'infini, il faudrait multiplier aussi à l'infini les compartiments de nos cimetières. et que deviendrait l'autorité civile si elle devait faire droit aux exigences des religions et des sectes qui existent aujourd'hui et qui peuvent surgir plus tard, en divisant ainsi ses cimetières ?
Car, remarquons-le bien, si l’autorité doit avoir égard à la prétention, des catholiques qui ne veulent pas être enterrés à côté des protestants, ou des israélites qui ne veulent pas être enterrés à côté des catholiques, elle doit tenir compte aussi des prétentions des solidaires, des libres penseurs, de ceux qui partagent certaines doctrines, philosophiques, des saint-simoniens, des fouriéristes, des mormons, des stevenistes et. de toutes les sectes et de toutes les. doctrines qui peuvent se produire encore. Et comme tous ces sectaires pourraient très bien avoir la prétention de ne pas être enterrés avec ceux qui ne partagent pas leurs convictions ou avec ceux qui, ne professent aucun culte il en résulterait des divisions à l'infini, qui entraveraient à chaque instant la mission de l'autorité civile.
Mais admettons un instant, qu'il ne faille pas s'arrêter à toutes ces objections ; supposons, que la division prévue par le décret de prairial soit conforme à nos principes constitutionnels, et que l'autorité, communale soit obligée d'avoir un cimetière pour chaque culte professé, qui donc décidera de l'endroit où l’individu décédé dans la commune devra être enterré ?
Seront-ce les ministres des cultes ? Mais d'abord, il y a des cultes, des sectes qui n'ont pas même de ministres ; et ensuite tout cela serait complétement contraire au décret de prairial.
Il ne faut point le perdre de vue, le décret de prairial fait de l'inhumation des morts un service public attribué exclusivement à l’autorité communale. C'est celle-ci qui a l'autorité, la police et la surveillance de tous les cimetières, c'est elle qui règle l'ordre des inhumations, et, par conséquent, c'est elle, aussi qui détermine le culte auquel appartient le décédé. Et il est tellement vrai que la loi refuse toute autorité, au clergé en cette matière, il est tellement constant qu'elle ne s'en rapporte pas à celui-ci pour décider à quelle religion appartenait le mort, qu'elle accorde au pouvoir civil le droit de désigner d'office un prêtre chargé d'accomplir les cérémonies religieuses dans les cas où le ministre d'un culte « se permettrait, sous quelque prétexte que ce soit, de refuser son ministère pour l'inhumation. Ce sont les termes formels du décret.
Est-ce là ce que veulent les pétitionnaires ? Est-ce là ce que veulent ceux qui ont tant agité le pays avec cette question des cimetières ? Evidemment non. Ce qu'ils veulent, ce n'est pas le décret de prairial, c'est une législation de fantaisie répondant à leurs exigences, et qui leur donne la haute main dans le service des inhumations, mais qui serait tout à fait en contradiction avec les textes qu'ils invoquent. Ce qu'ils veulent, ce sont tous les avantages qu'ils prétendent trouver dans l'article 15 du décret de prairial, moins toutes les obligations que ce décret leur impose, en substituant l'autorité des ministres du culte à l'autorité communale.
. Est-ce là la pensée du législateur ? Nous n'hésitons pas à répondre négativement.
Non, le législateur n'a pas voulu donner au clergé le droit d'intervenir à titre d'autorité dans les services publics. Il n'a pas voulu que le prêtre fût appelé à décider si l'époux reposerait auprès de son épouse, si le fils reposerait auprès de son père, si l'enfant qui vient de naître ne serait pas enterré auprès de sa mère morte en lui donnant le jour, mais serait relégué dans un coin réprouvé, par le seul fait que cet enfant n'aurait pas vécu assez longtemps pour recevoir le baptême.
Le législateur n'a pas voulu tout cela dans le passé et il ne pourrait le vouloir aujourd'hui pour l'avenir. Il y a quelque chose de plus fort que la volonté des partis, c'est la conscience publique. Or, qu'on interroge le pays, et qu'on lui demande si le prêtre doit intervenir à titre d'autorité dans les inhumations ; qu'on lui demande si les pouvoirs déférés par la loi à l'autorité, communale en cette matière doivent être transférés au clergé, et, nous en avons la conviction intime, l'immense majorité du pays repoussera de pareilles prétentions. La société moderne a sécularisé la sépulture des morts comme elle a sécularisé l'état civil des citoyens.
Prétendre. le contraire, ce serait revenir sur ce qu'ont fait nos pères, ce serait anéantir les progrès réalisés en matière de tolérance religieuse, ce serait méconnaître les principes inscrits dans le décret de prairial, ce serait renier la civilisation pour retourner vers la barbarie.
Accordons à toutes les croyances la liberté la plus grande. ; donnons-leur à toutes la protection la plus efficace, mais, ne confondons, pas le culte qui, constitutionnellement, n'est rien dans l'Etat avec les pouvoirs établis, qui seuls peuvent gérer utilement les services publics.
Il résulte pour nous de l’ensemble de toutes ces considérations que l'article 15 du décret de prairial est abrogé par la Constitution belge ; mais admettons pour un moment l'hypothèse contraire, supposons que cette disposition législative soit encore complètement en vigueur,, quelle est la conclusion que les pétitionnaires pourraient en tirer ?
L'article 15 porte que, dans les communes où. l'on professe plusieurs cultes, chaque culte doit avoir un lieu d'inhumation particulier.
Nous savons déjà que cette disposition se rapporte aux trois communions religieuses reconnues à cette époque, et que pour qu'il y ait lieu à la division indiquée, pour qu'un culte ait droit à un compartiment, il faut qu'il soit professe dans la commune. Or un culte professé est un culte qui a ses ministres, et qui possède au moins un temple. Il ne suffirait donc pas qu'il y ait dans mie ville, dans un bourg ou dans un village, dont presque tous les habitants sont catholiques, quelques protestants ou quelques Israélites, comme cela se rencontre le plus souvent, dans certaines localités, pour qu'il y eut lieu à diviser le cimetière ; il faut, au contraire, qu'il y ait dans cette commune un noyau de citoyens, plus ou moins considérable appartenant à une confession religieuse, pour que l'on puisse dire que ce culte est professé ; et, par conséquent, l'article 15 du décret de prairial ne sera applicable que dans un nombre très restreint de communes.
Mais allons plus loin. Supposons encore que ces grandes divisions doivent être admises dans tous les cimetières, que fera-t-on de la dépouille mortelle de ceux qui n'ont jamais appartenu à aucune religion établie, ou qui ont abandonné cette religion sans adopter un autre culte ?
On créera, pour ceux-là, un compartiment, nous répondent nos adversaires ; fort bien, mais alors nous ne sommes plus dans les termes du décret de prairial.
Et les dépouilles mortelles des suicidés que l'Eglise catholique repousse de son sein ? Nouveau compartiment.
Et les excommuniés, les francs-maçons, par exemple, auxquels la sépulture en terre sainte est refusée aux termes des lois canoniques qui régissent les excommunications ? Autre compartiment.
Et les enfants morts sans le baptême ? Encore un autre compartiment.
Mais il n'y a pas un mot de tout cela dans l'article 15 du décret de prairial.
(page 513) Et puis en supposant que tout cela soit légal, qui décidera dans quel compartiment doit être placée la dépouille mortelle de tel ou tel individu ? Est-ce l'autorité civile ? Mais l'autorité civile est complètement incompétente pour prendre une semblable décision.
Un homme meurt ; il a professé ouvertement pendant toute sa vie la religion catholique, mais il appartenait à la maçonnerie ; dans que compartiment doit-il être enterré ?
Un autre a pratiqué avec ferveur et pendant toute sa vie la religion de ses pères ; à la fin de sa carrière, il a éprouvé un dégoût de l'existence, il a voulu se soustraire par la mort à des chagrins, à des souffrances. Sa mort est-elle le résultat d'un acte de folie, ou bien a-t-il froidement combiné sa mort ?
Que fera-t-on de sa dépouille mortelle, et encore une fois qui décidera ?
Nous savons bien que nos adversaires résolvent la question en créant des compartiments, et en abandonnant aux ministres des divers cultes le soin de décider ; mais que devient alors cette disposition bien autrement importante du décret de prairial, qui place les lieux d'inhumation sous l'autorité, la police et la surveillance des administrations communales ?
Si ce sont les ministres du culte qui indiquent la place que doit occuper une dépouille mortelle, il est évident que c'est au détriment de l'autorité du pouvoir communal.
Est-ce là ce qu'a voulu la Constitution ? Est-ce-là ce qui peut résulter des principes qu'a posés le décret de prairial, en matière d'inhumation ? Personne n'oserait le soutenir.
Il est encore une autre considération, qui ne doit point être perdue de vue, parce qu'elle est d'une importance capitale pour l'examen, de la question qui nous est soumise.
Si le législateur devait tenir compte de l'intérêt religieux, il est un autre intérêt non moins respectable et tout aussi sacré que ce dernier, c'est l'intérêt des familles.
. Si, en, matière d'inhumation, il fallait s'incliner devant la volonté du clergé, il faudrait aussi ne pas oublier la volonté de la famille. Et qui décidera s'il y a conflit entre le curé et les parents du défunt ?
Un homme appartient à une famille, essentiellement catholique. Il n'a pas répudié la religion de ses pères, mais il ne l'a pas pratiquée, il est resté indifférent ou il l'a pratiquée à sa manière.
Le curé prétend que c'était un libre penseur, et, lui refuse l'accès, du cimetière catholique. La famille soutient au contraire qu'il a le droit de reposer au milieu des siens, dans un terrain concédé, par exemple, qu'elle a acquis à grands frais, dans une sépulture où sa place est marquée.
La volonté exclusive du curé l'emportera-t-elle sur la prétention pieuse de la famille ? Qui décidera en cas de conflit ? Sera-ce l'autorité civile ? Mais alors c'est l'autorité civile qui aura à juger une question religieuse, .question pour la solution de laquelle elle n'a aucune compétence. Sera-ce l'autorité religieuse ? Mais alors, encore une fois, en introduit dans un service public un pouvoir qui n'est pas reconnu par nos lois, qui n'est rien dans l'Etat, et l'on sacrifie tout à la fois, et l'intérêt des familles et l’indépendance du pouvoir civil.
Il nous reste à examiner une dernière objection. Mais, nous dit-on, pourquoi ne pas donner à chaque culte son cimetière séparé ? Pourquoi ne pas établir ensuite un lieu d'inhumation pour ceux qui n'appartiennent à aucune communion religieuse ?
. Nous avons déjà démontré qu'une pareille solution serait complètement contraire au décret de prairial ; à ce titre donc et si le système était bon, il devrait dans tous les cas être sanctionné par une loi nouvelle, et en attendant cette modification à la législation existante, il faudrait maintenir les dispositions du décret de prairial. Toutefois il ne nous est pas difficile d'établir qu'une solution dans ce sens serait complètement incompatible avec les principes généraux qui constituent la base de nos lois.
En effet, l'inhumation des morts est un service public. Ce service est attribué, et doit être attribué à l'administration communale. Il est lié d'une façon si intime à la police, à l'hygiène et à la salubrité, à la sécurité, de tous les habitants, il touche si profondément à ce sentiment de respect et de vénération que professent tous les peuples civilisés pour l'asile des morts, qu'il serait impossible d'en charger une autre autorité, ou de faire intervenir d'une façon quelconque cette autorité dans l'exécution d'un service qui rentre exclusivement dans les attributions de l'administration communale.
Or, de deux choses l'une : Ou bien le service des inhumations reste dans les attributions de la commune, et. alors les distinctions proposées deviennent impossibles, sans tomber dans les inconvénients graves que nous avons signalés plusieurs fois. On ne assez saurait le répéter : l'autorité communale n'a aucune qualité pour décider à quel culte appartient une personne décédée.
Certes, la question se simplifierait quand il n'y a pas de conflit ; mais dès qu'il y a contestation, toutes les difficultés renaissent, et le seul moyen de les aplanir, c'est de maintenir les principes posés par le conseil d'Etat.
Ces principes sont-ils contraires à la Constitution, comme le prétendent les pétitionnaires ? Evidemment non.
Si le pouvoir civil avait la prétention de supprimer les cérémonies des divers cultes, s'il établissait une règle uniforme pour toutes les inhumations, et s'il entendait proscrire toute manifestation du sentiment religieux, oh ! alors on serait en droit de prétendre que la liberté des cultes, que la liberté de manifester de toute manière quelconque une opinion religieuse est violée. Mais il ne s'agit nullement de cela.
La religion catholique entoure les inhumations de certaines cérémonies ; il n'a jamais été question de les supprimer.
Les prêtres veulent-ils accompagner le corps du défunt jusqu'au cimetière, l'accès du cimetière ne leur a jamais été refusé.
La religion catholique veut que ses membres soient inhumés en terre sainte. Le clergé ne peut-il pas bénir chaque fosse et donner ainsi satisfaction à toutes les exigences du culte ? Et le clergé a si bien compris cette vérité qu'il la pratique en France, et notamment à, Paris, sans qu'il ait jamais soulevé le moindre débat à ce sujet.
En Belgique, on veut plus. Dans la plupart des communes le clergé catholique s'empare du cimetière et dit : Ceci est à moi. Tous ceux qui n'appartiennent pas à ma croyance ou bien tous ceux qui n'auront pas pratiqué le culte comme je l'entends, tous ceux-là seront exclus du lieu d'inhumation, qui appartient en définitive à tous, et ils seront relégués dans une partie du cimetière réservée d'ordinaire aux suppliciés, aux suicidés, ils. seront enfouis, (le mot n'est pas de nous), ils seront enfouis dans le coin des réprouvés, et s'il n'y a pas de coin des réprouvés, on les enfouira dans un chemin public, comme cela est arrivé, à Saint-Pierre-Cappelle.
Eh bien, nous le disons hautement, cette doctrine est incompatible avec la tolérance religieuse, parce qu'elle a pour conséquence la prépondérance d'un culte sur les autres ; elle répugne à nos mœurs, parce que nos mœurs réprouvent ces débats injurieux provoqués autour d'une tombe encore ouverte ; elle est contraire à nos sentiments de famille parce qu'elle n'atteint pas seulement celui qui est mort, mais parce qu'elle pèse lourdement et de tout son poids sur ceux qui lui survivent ; parce qu’elle froisse ce sentiment si respectable qui nous fait désirer de reposer au milieu de ceux que nous avons aimés ; elle est en opposition avec nos institutions constitutionnelles parce qu'elle constitue la négation de ce grand principe qui sert de base aux sociétés modernes, l'indépendance du pouvoir civil, la séparation de l'Eglise et de l'Etat.
Les prétentions des pétitionnaires ne sont donc fondées ni en fait ni en droit. Les administrations communales de Gand et d'Attenrode-Wever avaient parfaitement le droit de régler les sépultures comme elles l'ont fait, et votre commission vous propose de passer à l'ordre du jour.
M. Rodenbach. - Il y a deux ans, on nous a adressés sur la question des cimetières, environ 1,300 pétitions, portant 30,000 signatures. Par suite de la dissolution de la Chambre, on n'a pas fait de rapport sur ce grand nombre de pétitions.
II y a un an, deux nouvelles requêtes nous ont été envoyées de la ville de Gand et de la commune d'Attenrode. On a demandé, un prompt rapport sur ces pétitions et c'est aujourd'hui seulement, c'est-à-dire après un an, que l'honorable rapporteur vient nous faire connaître, son opinion et celle de la commission.
Ce rapport devra être imprimé, car ce n'est pas après une simple lecture que l'on peut discuter le pour et le contre. D'ailleurs, que conclut-on ? On conclut à l'ordre du jour. Je vous le demande, la main sur la conscience, peut-on passer à l'ordre du jour sans qu'un pareil rapport soit réfuté ? Je crois que si la question était discutée, on ferait l'honneur aux pétitionnaires d'envoyer leur requête aux ministres de l'intérieur et de la justice d'autant plus que d'honorables membres du Sénat, entre autres MM. Malou et d'Anethan, ont fait à cette assemblée une proposition de loi qui n'a pas encore été discutée, que l'on examine, et comme depuis quelque temps nous voyons que le Sénat est animé, comme nous, d'un esprit de conciliation, il est très probable que l'on arrivera à une entente.
(page 514) Déjà nous en avons eu une preuve dans la discussion qui a eu lieu, au Sénat, sur le code pénal ; la liberté de la chaire a obtenu l'assentiment général. Nous sommes dans un pays qui a besoin d'union ; l'union est notre devise.
Je suis d'avis, messieurs, que nous ne pouvons pas prononcer l'ordre du jour sur un aussi volumineux rapport que nous réfuterons, je l'espère, victorieusement en temps et lieu.
M. De Fré. - Je voulais proposer à la Chambre l'impression du rapport et la fixation de la discussion au jour qui conviendra.
M. de Theux. - Messieurs, l'ordre du jour que l'on vous propose aurait, dans l'opinion publique, cette signification que la question des sépultures est indigne de l'attention de la Chambre et du gouvernement. Je ne pense pas du tout que cette signification puisse être donnée à une pétition sur un objet aussi grave, aussi important. Mon intention est de proposer simplement le renvoi à MM. les ministres de l'intérieur et de la justice. Si cette proposition n'est pas contestée, je n'en dirai pas davantage ; si, au contraire, elle était contestée, je demanderais l'impression du rapport et la fixation d'un jour pour la discussion.
Il me semble que la proposition de renvoyer les pétitions à MM. les ministres de l'intérieur et de la justice ne peut pas rencontrer d'opposition et je m'y arrêterai pour le moment.
MfFO. - Je suis tout à fait d'accord avec l'honorable membre ; il serait parfaitement inutile qu'on imprimât le rapport et qu'on fixât un jour pour la discussion approfondie d'une question que nous connaissons tous parfaitement. Mais j'admets que la pétition puisse être, sans inconvénient, renvoyée aux ministres de l'intérieur et de la justice.
M. Funck, rapporteur. - Je répondrai d'abord au reproche formulé par l'honorable M. Rodenbach qui prétend que la commission devait faire un prompt rapport. Le reproche de l'honorable M. Rodenbach n'est pas fondé. Il s'agit purement et simplement d'un rapport ordinaire et non pas d'un prompt rapport.
M. Rodenbach. - Elles sont vieilles les pétitions.
M. Funck, rapporteur. - Je n'ai pas à m'expliquer sur la question de savoir si l'on doit discuter le rapport que j'ai eu l'honneur de vous faire : si on veut le faire imprimer et fixer un jour pour la discussion, je suis à la disposition de la Chambre, c'est à celle-ci de décider à cet égard ce qu'elle juge convenable. Je ne suis pas d'accord avec l'honorable comte de Theux, lorsqu'il prétend que l'ordre du jour indique que la Chambre ne juge pas la question digne de son examen ; l'ordre du jour proposé par la commission a cette signification-ci : c'est que la réclamation, dirigée contre un acte de l'autorité communale de Gand, acte que cette autorité avait parfaitement le droit de poser, que cette réclamation n'est nullement fondée et ne mérite pas un examen ultérieur.
- Plusieurs membres. - C'est la question.
M. Funck, rapporteur. - Pour le surplus, je ne m'oppose pas au renvoi à M. le ministre de la justice.
M. Lelièvre. - Je pense que la meilleure résolution à prendre est le renvoi des réclamations à M. le ministre de l'intérieur sans rien préjuger. Il est certain que les pétitions dont nous nous occupons méritent d'être examinées pat- le gouvernement ; leur objet est digne d'attention ; par conséquent le renvoi me paraît devoir être ordonné.
- Le renvoi à MM. les ministres de l'intérieur et de la justice est mis aux voix et adopté.