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« Mémoires pour servir à l’histoire contemporaine de la
Belgique », par Ch. WOESTE, tome 1
(1859-1894)
(Bruxelles, Dewit, 1927)
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CHAPITRE V - LE MINISTÈRE DE M. BEERNAERT (26 OCTOBRE
1884). LA PÉRIODE HEUREUSE ET LES PREMIÈRES DIFFICULTÉS
(Première partie : Sessions 1884-1885 et
1885-1886)
1. La fragilité apparente du nouveau ministère
(page 305) La situation du nouveau ministère
paraissait précaire. Le parti libéral venait de remporter une victoire
inattendue : cette victoire n’allait-elle pas doubler son audace ? M. Beernaert
le croyait ; il ne faisait que répéter que ses jours étaient comptés. M. Malou
n’était pas éloigné de partager cet avis. Je fus presque seul, au milieu de la
crise, à émettre une opinion contraire :
« Vous vous
trompez, dis-je à M. Beernaert, vous êtes au pouvoir pour longtemps et
peut-être pour très longtemps. La logique ne conduit pas les affaires humaines.
Sans doute, les libéraux devraient vous faire la même guerre qu’à nous, puisque
votre politique ne différera pas de la nôtre ; mais ils ne vous la feront pas,
au moins dans les commencements ; ils ont obtenu une satisfaction plus
apparente que réelle ; mais cette satisfaction affaiblira leur ardeur ; et, du
reste, après le grand effort qu’ils ont tenté, il se produira une réaction de
lassitude. » J’ajoutai : « On ne fait pas à bref délai deux coups
comme celui du 22 octobre ; le Roi devrait briser tout à fait (page 306) avec le parti conservateur ;
il n’est pas de son intérêt de prendre cette attitude extrême. »
L’événement
m’a donné raison. Mais, à ce moment, on ne me croyait pas. Le peu de confiance
qu’avait le Cabinet dans son propre avenir fut, du reste, alimenté, pendant les
premières semaines, par l’attitude du Roi. Le Roi se montra vis-à-vis de lui
raide, exigeant et fort peu porté aux concessions. Petit à petit cependant il
se départit de sa première manière ; moins, du reste, les réclamations libérales
étaient ardentes, plus ses dispositions étaient favorables aux conservateurs.
Ce n’est
pas à dire que le Cabinet ne fût pas menacé de difficultés sérieuses. Elles
devaient naître à la fois de sa composition et de la présence, dans la
majorité, d’hommes qui jouissaient auprès du parti conservateur d’une influence
accrue par les derniers événements.
En réalité,
le ministère ne renfermait qu’un homme politique de grande valeur : c’était M.
Beernaert. Orateur remarquable, habile à manier les affaires, doué d’un talent
d’assimilation extraordinaire, bien vu dans des milieux divers, où il prenait
soin de conserver des relations cordiales, il n’était pas exempt de défauts.
Son impressionnabilité était excessive et elle devait se développer sous
l’aiguillon des contrariétés ; mobile à l’excès, il était prompt à prendre des
résolutions graves, sans en avoir pesé les conséquences ; très dévoué à son
parti, il n’en possédait guère la tradition, et, sans peut-être s’en rendre
compte, il était plus porté à lui donner satisfaction dans les questions
d’intérêt matériel que dans celles d’intérêt moral et religieux.
L’effet de
ces défauts eût été fort atténué, s’il avait (page 307) rencontré, parmi ses collègues, quelque contrepoids ;
mais celui-ci n’existait nulle part.
La
personnalité la plus en évidence du Cabinet, après M. Beernaert, était M. Thonissen. Rompu au travail, possédant de vastes
connaissances, jurisconsulte de premier ordre, investi d’une notoriété
européenne, M. Thonissen était vis-à-vis du dehors
une force pour le Cabinet, et c’est pourquoi on s’était résigné à le créer
ministre de l’Intérieur ; jusque-là il n’avait pas été envisagé comme «
ministrable ». Il était, en effet, absolument dépourvu des qualités qui font
l’homme politique ; il était des plus sensible aux adulations du parti libéral
qui ne l’ignorait pas ; entré aux affaires sans plan de conduite, l’idée ne lui
vint pas d’en avoir un pendant les trois années qu’il resta ministre.
M. de
Moreau était un homme très aimable, profondément chrétien, très attaché à la
cause catholique et à ses amis, aimant l’étude et ne reculant pas devant les
labeurs les plus variés. Mais ce n’était pas un homme de coup d’œil et de
décision.
M. de
Volder, étranger aux débats parlementaires, ne pouvait guère que se laisser
conduire. Ses convictions catholiques, comme celles de MM. de Moreau et Vandenpeereboom, étaient fortement prononcées ; il
s’exprimait avec aisance, quoique sans éclat.
M. Vandenpeereboom était appelé, dans l’administration d’un
département difficile, à se distinguer par son ardeur au travail ; mais,
jusqu’en 1884, il n’avait jamais cherché à exercer d’action sur son parti.
Malgré ses bonnes intentions, il ne tarda pas à mécontenter vivement ses amis
politiques en ne leur donnant pas, (page
308) au point de vue des nominations, les satisfactions réclamées ; petit à
petit cependant cette dernière impression s’atténua.
Le prince
de Chimay était connu dans les salons sous le nom de « prince charmant » ; il
avait une tendance à caresser les libéraux et devait accorder à ses amis plus
de phrases que de faveurs.
Restait le
général Pontus ; mais, dans notre pays, les ministres de la Guerre ne
s’occupent que des affaires de leur département. Je tiens néanmoins à dire
qu’il était sincèrement et efficacement dévoué aux catholiques, et que sa
préoccupation constante était de les obliger ; il ne cessa de me témoigner une
bienveillance sans bornes.
On le voit
: au sein d’un cabinet ainsi formé, M. Beernaert ne pouvait être que tout
puissant. « Il n’y a pas de ministère, me dit un jour M. Malou, il y a un
ministre. » Ce ministre était certain de ne rencontrer d’obstacles chez aucun
de ses collègues. Risquait-il d’en rencontrer à droite ? La droite renfermait
trois hommes que nos coreligionnaires entouraient de vives sympathies : c’était
M. Malou, M. Jacobs et moi-même ; je dois à la vérité d’ajouter que la
confiance que me témoignait déjà alors l’opinion catholique allait rapidement
s’accroître pour s’affaiblir ensuite par moments au gré des événements. Dans
les circonstances deux choses pouvaient se présenter : ou bien M. Beernaert
marcherait d’accord avec nous, et alors on ne manquerait pas de dire qu’il
était placé dans la dépendance de ses anciens collègues ; ou bien il se
séparerait de nous en certaines questions, et alors l’opinion catholique serait
livrée à des luttes d’influence fâcheuses. Ces éventualités (page 309) naissaient de la mesure prise
par le Roi : appeler un parti au pouvoir et lui interdire de s’y faire
représenter par ses chefs ; c’était créer une situation fausse, bizarre, que le
souverain n’eût jamais songé à imposer à l’opinion libérale et que celle-ci
d’ailleurs n’eût certainement pas acceptée.
Quoi qu’il
en soit, ministres, anciens ministres et droite nous étions bien décidés, au
mois d’octobre 1884, en face du péril commun, à tâcher de rester unis et de
marcher d’accord. J’incline même à croire qu’à ce moment M. Beernaert était
porté à ne rien faire sans consulter ses anciens collègues. Nous verrons plus
tard sous l’influence de quels incidents ces dispositions se modifièrent, au
moins en ce qui me concerne, à propos de certaines questions.
2. La liquidation de la crise ministérielle
A peine le
nouveau Cabinet était-il formé, que M. Buls insista
pour que l’on renonçât à se servir de gendarmes en bourgeois, en d’autres
termes pour qu’on donnât un démenti au Cabinet précédent. M. Thonissen hésitait. Mais M. Gauthier, administrateur de la
Sûreté publique, en fit une question personnelle ; il vit M. de Volder et M.
Beernaert ; et bref il fut décidé qu’on ne céderait pas. M. Beernaert ne
pouvait, du reste, faire autrement, car il avait lui-même, pendant que j’étais
son collègue, insisté pour que des gendarmes en bourgeois fussent employés.
M. Dolez,
gouverneur du Brabant, avait à cette occasion pris le parti de M. Buls ; non pas qu’il sympathisât avec celui-ci, mais il
s’abstenait d’étudier aucune (page 310)
question et trouvait plus simple de se rallier à l’avis d’autres. De là un
dissentiment entre le gouvernement et lui ; et il fut décidé dès ce moment
qu’il se retirerait. M. Beernaert, qui avait été son patron, était le premier à
désirer sa retraite, et ce fut pour lui un véritable soulagement quand elle fut
convenue ; seulement, il fut entendu qu’elle ne se réaliserait qu’au printemps
de 1885 : ce n’était pas le moment, en effet, d’augmenter les difficultés.
Peut-être
eût-on cherché à retenir M. Dolez, s’il n’avait précédemment eu, dans deux
circonstances très importantes, une attitude absolument incorrecte.
J’ai dit
plus haut qu’au mois d’août il avait requis l’armée avec empressement, dès
qu’on le lui avait demandé. Au mois de septembre, à la suite de l’audience
donnée par le Roi à M. Buls, des manifestations que
j’ai relatées ci-dessus s’étant produites dans les rues de Bruxelles, M. Jacobs
avait demandé à M. Dolez de signer un nouveau réquisitoire. Il s’y était refusé
; on lui avait fait des remontrances ; il avait offert sa démission ; mais rien
n’avait pu vaincre son obstination.
Heureusement,
les désordres s’étaient apaisés. Au mois d’octobre, quelques jours avant les
élections communales, nous nous étions préoccupés de nouveau de l’éventualité
d’un appel à l’armée. M.. Jacobs avait sondé M. Dolez
; celui-ci s’était refusé derechef à toute réquisition, et avait déclaré qu’il
préférait donner sa démission. C’était là comprendre singulièrement les
engagements qu’il avait pris au mois de juin.
Nous avons
songé alors à recourir au commissaire d’arrondissement. M. Jacobs avait fait
venir (page 311) M. Van Becelaere, qui s’était déclaré prêt à requérir, mais en
ajoutant qu’en aucun cas il n’avait le droit de faire les sommations préalables
à l’emploi de la force ; en cela il se trompait manifestement, mais, malgré les
observations qui lui furent faites, il avait persisté.
Alors, M.
Jacobs nous déclara qu’au besoin il requerrait lui-même. J’avais quelques
doutes en ce qui concerne le droit du gouvernement de recourir à l’armée ; mais
M. Beernaert combattit ces doutes, et s’écria : « Nous avons ce droit, et
ne l’aurions-nous pas, qu’encore devrions-nous en user. » M. Malou partagea cet
avis.
Les
événements ne nous avaient pas obligés à intervenir nous-mêmes. Mais il n’en
est pas moins vrai que c’est la résistance inconcevable de M. Dolez qui avait
amené le gouvernement à rechercher, d’une manière approfondie, s’il avait le
droit de se passer du gouverneur pour requérir la force armée. Le résultat de
cet examen fut favorable, et c’est pourquoi, dans la discussion relative aux
gendarmes en bourgeois qui surgit au mois de novembre
(page 312) Le 11 novembre, les Chambres
s’ouvrirent. Des groupes stationnaient autour du Palais de la Nation et
suivirent les membres de la droite qui se rendirent à 11 heures à l’église de
Sainte-Gudule, où se célébrait une messe du Saint-Esprit. A la sortie, il y
eut, sur mon passage, quelques huées et quelques vivats. Les droites se
réunirent ensuite, agitées et fiévreuses. La droite de la Chambre s’occupa de
la formation de son bureau. M. de Lantsheere proposa
pour la présidence M. Jacobs, ajoutant qu’il ne faisait entre lui et moi aucune
différence, mais que s’il citait son nom en première ligne, c’était parce que
M. Jacobs appartenait au Parlement depuis plus longtemps. M. Jacobs refusa et
pressa M. de Lantsheere d’accepter la présidence.
Celui-ci se récusa, par le motif qu’il était décidé à voter contre toute
aggravation militaire et qu’il lui paraissait difficile que le président se
séparât du Cabinet dans des questions de cet ordre-là. Aussitôt M. de Moreau se
leva, en l’absence de M. Beernaert, qui assistait à la réunion de la droite du
Sénat, et déclara, au nom du Cabinet, qu’il n’y aurait pas d’aggravations
militaires. Sur cette assurance, M. de Lantsheere se
rendit aux désirs de ses amis.
Dès la
première séance, l’opposition annonça une interpellation sur la crise
ministérielle.
M.
Beernaert nous réunit aussitôt, MM. Malou, Jacobs et moi ; M. de Volder prit
part aussi à la conférence. Lecture fut donnée des explications que le Cabinet
nouveau devait donner. M. Beernaert y disait notamment, qu’en présence des
derniers événements, l’administration (page
313) nouvelle suivrait une politique « plus modérée » que la
précédente. M. Jacobs, qui, dès ce moment, se mit à la remorque de M.
Beernaert, acceptait ce passage qui lui avait déjà été communiqué ; M. Malou
semblait, de son côté, s’y résigner. Je protestai vivement ; je démontrai que
la dignité de M. Beernaert et la nôtre ne pouvaient s’en accommoder. M.
Beernaert objecta qu’il devait bien expliquer la reconstitution du Cabinet avec
d’autres hommes. Je lui répondis : « Non, vous n’avez rien à expliquer ; il y a
un acte du Roi que vous avez subi ; vous n’avez, comme ministre, ni à le blâmer
ni à l’approuver ; mais votre honneur vous défend de renier dans une mesure
quelconque la politique à laquelle vous vous êtes associé. »
M.
Beernaert finit par se ranger à cet avis ; il modifia ses explications en
conséquence, et il refusa vis-à-vis de la gauche de prendre la responsabilité
morale de l’acte royal. La gauche en fut vivement dépitée ; elle constata que
rien n’était changé, et dès ce moment perça son dessein de représenter M.
Beernaert comme nous étant assujetti.
M. Jacobs et
moi, nous prîmes part au débat. Le discours de M. Jacobs avait pour objet de
démontrer qu’on avait fait « le siège du Roi » et que celui-ci s’était rendu.
L’impression qu’il produisit fut très pénible ; le discours était fort blessant
pour le Roi, et celui-ci, comme je l’ai déjà constaté, en fut vivement froissé.
Pendant que M. Jacobs parlait, je souffrais pour lui ; car j’ai toujours pensé
que le devoir des catholiques est de respecter la Couronne, alors même qu’elle
leur donne de justes sujets de plainte.
(page 314) Quant à moi, j’expliquai les
faits qui se rattachaient à notre démission ; j’exposai notre politique ; je
justifiai mes actes, et tel fut l’effet de ce discours, que M. Sainctelette et le comte de Kerchove
vinrent, des bancs de la gauche, me féliciter.
Une seconde
interpellation se produisit bientôt. M. de Kerchove
critiqua l’usage qui avait été fait des gendarmes en bourgeois, et, à cette
occasion, comme je l’ai déjà rappelé, la Chambre se livra à un examen
approfondi des droits du gouvernement au point de vue du maintien de l’ordre.
M. de Volder défendit les mesures que j’avais prises ; je les soutins à mon
tour avec l’approbation chaleureuse de mes amis. Ce débat tourna complètement à
notre avantage, puisqu’il nous permit de préciser, sans que les chefs de la
gauche y trouvassent à contredire, les principes appelés à régir la répression
des émeutes.
3. La demande d’augmentation du contingent de l’armée,
l’État indépendant du Congo (session 1884-1885)
Pendant que
tout ceci se passait, la question militaire se dressait de nouveau devant le
gouvernement. J’ai raconté ce qui avait été décidé à cet égard entre nous au
mois de juillet précédent. Fidèles à nos engagements, nous étions occupés à
délibérer sur les projets à présenter, lorsque le Roi disloqua le Cabinet. Nous
n’avions pu encore nous mettre d’accord, le général Pontus réclamant pour la
réserve des cadres que nous hésitions à lui accorder. Le nouveau Cabinet hérita
de cette difficulté. Mais, dans l’entre-temps, l’opinion en avait eu vent, et
immédiatement une vive opposition à toute mesure de ce genre s’était déclarée
dans la presse et dans les associations. Les catholiques, fort irrités de la
conduite du Roi, se montraient peu disposés à lui (page 315) faire des concessions. L’opposition fut telle, que M.
Beernaert reconnut l’impossibilité de présenter un projet d’organisation de la
réserve. Il le dit au Roi, qui dut bien consentir à l’ajournement de toute
solution.
Restaient
les questions relatives au contingent. Fallait-il le maintenir à treize mille
trois cents hommes ? Et, en cas d’affirmative, ne convenait-il pas de rétablir
les exemptions ecclésiastiques ? Le Roi admettait le rétablissement des
exemptions au profit des normalistes et des séminaristes, mais à la condition
que le contingent fût porté de treize mille trois cents à treize mille cinq
cents hommes. M. Beernaert me pria de passer au département des Finances pour
conférer avec lui à ce sujet ; et comme c’était au sortir d’une séance où la
gauche lui avait reproché d’être en tutelle, je lui dis en souriant : « C’est
la tutelle ? » Il répondit aussitôt : « J’accepte parfaitement
cela. »
Quoi qu’il
en soit, je déclarai à M. Beernaert qu’il était impossible de porter le
contingent de treize mille trois cents à treize mille cinq cents hommes, mais
que la majorité pouvait, me semble-t-il, maintenir le premier chiffre, si les
normalistes et les séminaristes se trouvaient désormais exempts de tout service
actif. M. Beernaert communiqua mon avis au Roi, qui ne se rendit pas. La droite
se réunit ; elle se rallia à ma manière de voir. Le Roi, informé, persista et
dit à M. Beernaert : « Mais c’est vous qui dirigez la majorité - Non,
répondit-il, c’est M. Jacobs et M. Woeste. » M.
Beernaert ajouta que si le Roi ne cédait pas, le ministère serait battu et
qu’il serait loisible à la Couronne de dissoudre les Chambres sur la question.
« Soyez tranquille, répliqua le Roi, je (page
316) ne ferai pas de dissolution sur cette question-là. » Cependant, la
réflexion fit son œuvre ; le Roi souscrivit à l’arrangement, mais sous cette
réserve que les exemptions seraient introduites en déduction du contingent par
la Chambre et non pas le Cabinet. C’est ainsi que, par notre fermeté, nous
obtînmes une concession qui, dans l’état des esprits à ce moment, était
importante.
Le Roi
avait, du reste, besoin de l’appui du ministère pour réaliser ses vues en ce
qui concerne le Congo. Il était manifeste, dès ce moment, que le Congo serait
bientôt constitué comme État indépendant et que la souveraineté en serait offerte
au Roi. En prévision de cette éventualité, M. Beernaert réunit les deux
droites. La question se posait de savoir s’il fallait déclarer au Roi qu’il ne
serait pas autorisé à accepter la souveraineté de l’État nouveau. M. de Lantsheere était de cet avis ; M. Malou hésitait ; je me
prononçai vivement en faveur du projet du Roi, tant il est vrai qu’aucun
ressentiment ne m’animait à son égard ! J’avais, en effet, toujours admiré
l’initiative qu’il avait prise et j’y voyais, pour la civilisation chrétienne, une
grande et féconde espérance. Les droites, en grande majorité, se rallièrent à
ma manière de voir, à la condition qu’aucune solidarité n’existât entre la
Belgique et le futur État du Congo. Plus tard, les Chambres se prononcèrent
dans le même sens, à une très grande majorité.
4. Les satisfactions accordées aux catholiques
(session 1884-1885)
La droite
admettait, avec M. Beernaert, que la session devait être surtout une session
d’affaires. Le gouvernement avait pour tâche d’exécuter les mesures édictées du
mois de juin au mois d’octobre précédent ; cette tâche paraissait suffire aux
besoins du moment ; si (page 317)
réduite qu’elle fût, elle n’était pas, en effet, exempte de difficultés : après
beaucoup de tiraillements, les premiers arrêtés d’adoption d’écoles avec
dispense furent pris ; et quelques catholiques furent introduits dans le corps
des inspecteurs.
M.
Beernaert paraissait satisfait ; la confiance avait repris chez lui le dessus ;
cependant il se plaignait du travail excessif qui lui était dévolu. Rien de
grave ne troubla l’accord du ministère et de la majorité pendant cette première
session. J’admettais, avec M. Beernaert, qu’aucune mesure politique de premier
ordre ne devait être présentée au cours de la session ; mais j’étais d’avis
qu’il ne fallait pas négliger de saisir les occasions d’opérer des réparations
de détail : c’est ainsi que je proposai et fis voter, lors de la discussion du
budget de l’Agriculture, le rétablissement de l’aumônerie à l’École
vétérinaire. Et puis j’estimais que, sans faire une loi électorale de principe,
il y avait lieu d’édicter certaines mesures ayant pour objet de trancher,
conformément aux vœux de nos amis, quelques controverses juridiques. Plusieurs
de mes collègues et moi, nous pressâmes M. Beernaert d’y consentir. Il s’y
refusa d’abord ; mais les catholiques de Gand, et spécialement M. Léger, ayant
vivement insisté, il finit par céder. Lorsque le projet eût été élaboré, il
convoqua au ministère des Finances MM. Thonissen, de
Volder et de Chimay, qui n’en connaissaient pas le premier mot, puis M. Léger,
moi et quelques autres personnes. Le débat se concentra entre M. Beernaert, M.
Léger et moi, et finalement toutes les dispositions à présenter furent
arrêtées. La loi déposée, on agita le choix d’un rapporteur ; M. Jacobs
m’engagea à accepter (page 318) ces
fonctions ; très fatigué, je refusai ; il se chargea alors de la tâche.
La loi ne
s’occupait pas des capacitaires de droit (Les
capacitaires de droit étaient les agents de l’État qui, à partir d’un minimum
de 1,600 francs de traitement, se trouvaient assimilés d’office aux détenteurs
des certificats de capacité requis par la loi électorale. (T.)). Nos amis en désiraient cependant instamment la
suppression. Je priai M. Beernaert de se rendre à ce désir ; il s’y refusa ; je
lui demandai alors l’autorisation de présenter un amendement dans ce sens ; il
répondit qu’il le combattrait. Je ne jugeai pas utile à ce moment de passer
outre ; j’eus peut-être tort ; en tout cas, sans la résistance de M. Beernaert,
la disposition eût passé sans difficulté.
La
discussion fut assez calme : elle fut menée par M. Beernaert, M. Jacobs et moi
; le projet voté devint la loi du 22 août 1885.
Peu de
temps avant la clôture de la session, le rétablissement des relations
diplomatiques entre le Saint- Siège et la Belgique avait reçu son dernier sceau
dans la réception, par le Roi, du nonce, Mgr Ferrata.
Le Roi n’était pas sans inquiétude au sujet de cette réception ; il craignait
des manifestations et aurait voulu recevoir le nonce à Laeken. M. Beernaert
tint bon ; la réception eut lieu au Palais de Bruxelles, mais on supprima une
partie du cérémonial ; Mgr Ferrata s’y prêta de bonne
grâce : il devait bientôt gagner tous les suffrages.
Pendant que
je me mêlais activement au travail parlementaire, je m’étais attaché à
réorganiser la Fédération des cercles catholiques et des associations
conservatrices. Je la divisai en deux sections : celle des cercles (page 319) et celle des associations. A
la suite de cette réorganisation, les associations conservatrices, dont la
plupart s’étaient tenues jusque-là à l’écart, s’affilièrent successivement, et
bientôt la Fédération prit une importance toute nouvelle. La première session
que je présidai eut lieu à Tournai : elle fut très brillante.
En même temps,
j’avais conçu le dessein de réunir en une publication unique, mes principaux
écrits. Je m’occupai de ce travail avec ardeur, et au mois de septembre 1885
parurent en trois volumes mes Vingt ans
de polémique. J’avais pensé qu’en formant de mes écrits un ensemble, en les
complétant et en les rajeunissant, je ferais chose utile aux hommes politiques
et à la jeunesse. La publication fut accueillie par mes amis avec beaucoup de
faveur.
5. Premiers tiraillements entre le ministère et
Charles Woeste : les écoles moyennes et les
droits d’entrée sur le bétail (session 1885-1886)
Que devait
être la session de 1885-1886 ? Il était à prévoir qu’à raison des élections de
Quatre mois
s’écoulèrent, sans que je pusse obtenir de lui une solution ; il me répétait
sans cesse que le Conseil des ministres n’en avait pas délibéré. Seulement M.
Jacobs, auquel il avait communiqué mon projet, lui avait dit que c’était au
gouvernement à le présenter et il y avait ajouté une disposition rétablissant
les patronages, tels qu’ils étaient constitués sous la loi de 1850. Finalement,
vers le milieu de janvier, j’écrivis un mot à M. Beernaert pour lui dire que je
voyais bien qu’il n’était pas disposé à déposer mon projet et que j’allais le
faire moi-même. Là-dessus le Conseil des ministres se réunit, et on m’avisa
immédiatement que le projet serait déposé dans la huitaine. C’est ce qui arriva
; seulement on en avait retranché la mesure ajoutée par M. Jacobs. Je fus nommé
rapporteur ; je proposai d’ajouter au projet deux dispositions : l’une
rétablissant l’article de la loi de 1850 relative aux patronages, l’autre
autorisant le gouvernement à nommer professeurs, sans examen, les docteurs en
philosophie et en sciences (page 321)
(disposition réclamée par les docteurs de Louvain) ; M. Thonissen
se rallia à ces compléments. La discussion toutefois fut ajournée au
commencement de la session de 1886-1887. La gauche fit au projet, surtout aux
dispositions que j’avais ajoutées, une vive opposition ; elle représenta ce
projet comme étant mon œuvre et non celle du Cabinet. J’ai à peine besoin de
rappeler qu’il fut voté à une grande majorité.
L’initiative
que je venais de prendre n’avait pas paru mécontenter M. Beernaert outre
mesure. Quelques symptômes d’irritation se manifestèrent cependant chez lui dès
le mois de novembre 1885. Le 15 de ce mois, à la réception du ministre des
Affaires étrangères, il me dit : « Je suis absolument décidé à quitter le
ministère après les élections ; je suis fatigué ! » et comme je lui disais que
c’était impossible, il répliqua : « Je ne vois pas d’obstacle à ce que M.
Jacobs et vous, vous rentriez aux affaires. »
Quelques
jours après, il me témoigna les mêmes dispositions dans la circonstance que
voici : les travailleurs catholiques de tout le pays désiraient ardemment la
suppression des capacitaires de droit. Les délégués des associations
conservatrices s’exprimèrent dans ce sens lors de leur réunion du mois de
novembre ; je fis une enquête ; toutes les associations, sauf une, se prononcèrent
pour la suppression totale ou partielle de ces capacitaires. Muni de ces avis,
j’allai chez M. Beernaert et je lui dis : « Voici les vœux de nos amis. »
Il me répondit : « Il est inutile de me parler de cela ; je m’en vais après les
élections ; ce ne sera donc pas à moi à accomplir cette réforme. »
(page 322) Je n’ai jamais cru qu’il eût
cette intention ; j’en eus bientôt la preuve. J’insistais auprès de M. Thonissen pour obtenir la suppression de quelques écoles
moyennes et sections préparatoires, notamment de l’école moyenne d’Ellezelles
et de la section préparatoire de Ninove. J’en parlai à M. Beernaert ; il me dit
: « Je ne puis rien faire avec M. Thonissen ; je
devrai m’en débarrasser après les élections. »
Mais alors
pourquoi parlait-il de sa retraite ? Je pense qu’il le faisait sous
l’impression de son extrême nervosité, dès qu’il se trouvait aux prises avec
quelque embarras. Et, à ce moment, il en avait deux.
Le général
Pontus insistait pour qu’on constituât la réserve ; mais il avait compris qu’un
projet complet ne pouvait être présenté et il avait réduit ses prétentions au
minimum que voici : on maintiendrait dans la loi annuelle du contingent la
disposition permettant au Roi, en cas de guerre, de rappeler les classes
libérées, et on voterait dans le budget les sommes nécessaires à la création de
quelques postes d’officiers permettant d’encadrer les onzième, douzième et
treizième classes. C’était bien peu de chose. Cependant la droite hésita assez
longtemps. Je soutins le Cabinet en montrant que le système proposé n’était que
l’application des idées défendues par moi dans l’opposition, et qu’il en
entraînait pour les populations aucune charge personnelle nouvelle. Plusieurs
de mes collègues vinrent me dire que je les avais convaincus.
La première
difficulté fut ainsi écartée.
La seconde
n’était pas moins grave.
Les députés
de Nivelles avaient promis de déposer (page
323) un projet de loi rétablissant les droits d’entrée sur les céréales et
le bétail ; ils l’avaient effectivement présenté dans la session de 1884-
Mais, la
situation de l’agriculture s’aggravant, les réclamations se multiplièrent et
les députés de Nivelles, dans la session de 1885-1886, reproduisirent leur
proposition en la limitant au bétail. Le dépôt de cette proposition avait été
concerté dans une réunion de la droite, et M. Beernaert y avait souscrit, mais
non sans un sentiment de gêne prononcée. Tout indiquait que le nouveau projet
serait voté, et cette prévision créait à M. Beernaert, du moins à ses propres
yeux, une situation fausse. De là un premier choc entre la majorité et lui, qui
fut très pénible et laissa des traces ; c’est à partir de ce moment qu’il
devint d’une irritabilité et d’une susceptibilité extrêmes. J’en trouve le
reflet dans une lettre pressante que m’écrivit M. de Haulleville
le 13 décembre i885 et où il me disait : « Si vous et vos amis, vous renversez
le général Pontus et si vous n’arrêtez le mouvement protectionniste, vous
placerez (page 324) M. Beernaert
dans une position intenable... Je vous le répète, la situation devient
mauvaise. »
Tout en
ayant promis de ne pas se retirer sur cette question, M. Beernaert tenait à
être défendu par le Journal de Bruxelles.
Celui-ci, avec un zèle de mauvais aloi, attaqua vivement les propriétaires.
L’émotion fut vive parmi eux, et un commencement de désabonnement se manifesta.
Le comité du Journal aurait désiré
que sa polémique cessât. Mais M. Beernaert déclara que, dans ce cas, il se
retirerait ; le Journal fut la seule
victime de cette maladroite campagne.
C’est au
mois de janvier 1886 que la proposition des députés de Nivelles avait été
développée ; c’est dans le même mois que les journaux annoncèrent que l’État du
Congo allait émettre un emprunt reposant sur les bases suivantes : lots de 20
francs ; pas d’intérêts ; primes énormes. M. Malou, fort affaibli par une
congestion qui l’avait frappé au mois de septembre précédent, retrouva toute
son ardeur pour combattre ce projet ; il craignait que la petite épargne du
pays ne fût drainée par l’appât des primes accordées à des lots de si minime
valeur. M. Beernaert avait-il promis au Roi d’autoriser cet emprunt ? Nous ne
le sûmes jamais ; toujours est-il que M. Malou rédigea un projet avec exposé
des motifs interdisant au gouvernement de semblables autorisations sans
l’intervention des Chambres, le communiqua à M. Beernaert et lui déclara qu’il
le déposerait, à moins que la promesse ne fût faite que les Chambres seraient
consultées au préalable. M. Beernaert parut vexé ; il fit part au Roi de la
résistance de M. Malou ; le Roi en fut très affecté, rapporta M. Beernaert.
Mais l’engagement fut (page 325) pris
de ne rien faire sans l’intervention des Chambres ; c’est ainsi que le projet
primitif d’emprunt tomba à l’eau.
6. Les grèves de 1886, la constitution d’une
commission du travail et l’importance des remèdes moraux et religieux. Le
service personnel (session 1885-1886)
La plus
grande partie de la session avait été absorbée par la discussion des budgets,
lorsque tout à coup éclatèrent, dans le pays de Liége et surtout dans celui de
Charleroi, les grèves terrifiantes qui eurent, dans toute l’Europe, un douloureux
retentissement. Elles furent cependant rapidement réprimées, non sans avoir
semé beaucoup de ruines. Ce prompt résultat fut dû au général van der Smissen et aux troupes qu’il avait sous ses ordres et dont
le bon esprit ne se démentit pas un instant ; il convient cependant de faire
remarquer que le général van der Smissen, ayant reçu
du gouvernement l’ordre de partir pour Charleroi, différa son départ plus qu’il
ne convenait ; s’il s’était rendu immédiatement sur les lieux, une partie des
désastres auraient été probablement prévenus ; mais, disait-on alors dans les
régions gouvernementales, il n’obéissait jamais avec empressement au général
Pontus, qui lui était inférieur en grade. Ce fait ne fut guère connu ; aussi
célébra-t-on sans réserve les mérites du général ; sa popularité devint très
grande dans les salons conservateurs ; on verra plus loin comment il en usa.
Les grèves
tirèrent la classe ouvrière de l’assoupissement où elle avait vécu depuis si
longtemps. On s’occupait peu, beaucoup trop peu, du peuple et l’on ne
soupçonnait pas l’intensité de la crise qu’il traversait, Chacun comprit que
des remèdes étaient nécessaires. M. Beernaert n’y avait pas songé jusque-là ;
au premier mot que je lui en dis, il me répondit « Qu’y a-t-il donc (page 326) à faire ? » et il fut un peu
étonné de m’entendre lui parler de la misère qui pesait sur les travailleurs.
Mais sa résolution fut bientôt prise, et il constitua une grande commission,
qu’on appela la Commission du travail et qui fut chargée de procéder à une
enquête sur la situation des masses. La commission entra immédiatement en
exercice et elle mit à nu des plaies dont, en général, on n’avait pas idée.
De mon
côté, j’estimais que, sans négliger les mesures légales, il fallait recommander
surtout les remèdes moraux et religieux. C’est dans ce but que je mis la
question ouvrière à l’ordre du jour de la session de la Fédération des cercles
et des associations qui se tint à Verviers au mois de mai 1886. Les débats
furent intéressants et se terminèrent par le vœu de voir les catholiques
prendre vaillamment en main la solution de la question ouvrière, en créant,
pour les travailleurs, des institutions de préservation et d’agrément.
L’exécution de ces vœux fut confiée au Bureau, et celui-ci insista auprès des cercles
catholiques, pour que des cercles ouvriers fussent créés de toutes parts
plusieurs ne tardèrent pas à s’ouvrir, on sait avec quel succès.
Le
gouvernement crut devoir, sans attendre les projets que la Commission du
travail était chargée de formuler, présenter une loi réprimant les provocations
non suivies d’effet. La loi était dangereuse, car, embrassant dans sa
généralité les délits aussi bien que les crimes, elle risquait d’être retournée
contre les catholiques par tout Cabinet qui aurait repris les traditions du
ministère de 1878 ; de plus, chose grave, elle enlevait à la presse l’immunité
de la détention préventive dont elle jouissait (page 327) depuis 1829. Dans la section centrale figuraient avec moi
MM. de Lantsheere, Jacobs et Nothomb. Nous étions
d’accord pour restreindre notablement la portée du projet. Nous cherchâmes à
faire comprendre à M. de Volder et à M. Beernaert la nécessité de ces
modifications. Il en résulta des débats difficiles et pénibles. M. de Volder et
M. Beernaert se montraient irrités de l’opposition qu’ils rencontraient. Nommé
rapporteur, deux fois je donnai ma démission au cours de ces débats ; enfin,
les ministres cédèrent, et je crois avoir ainsi, par ma fermeté, rendu à mon
parti et même au Cabinet un service signalé. L’accord s’étant fait, je déposai
le rapport tout à la fin de la session ; la discussion en fut ajournée à la
session suivante.
Pendant que
tout ceci se passait, on commençait à agiter la question du service personnel.
Le général van der Smissen, en revenant de Charleroi,
l’avait vivement réclamé, sans toutefois rapporter
aucun fait donnant à croire qu’on ne pouvait compter sur l’armée. Il
impressionna fortement M. Beernaert, qui jamais, jusque-là, ne s’était occupé
de cette question, et, un jour du mois de mai, arrivant à la Chambre, celui-ci
m’interpella brusquement et me dit : « N’êtes-vous pas encore converti au
service personnel ? - Non, répartis-je ; je ne me décide pas si rapidement dans
une affaire de cette importance. - Moi, tout à fait ! » s’écria-t-il.
De son côté, le comte Adrien d’Oultremont manifesta
la volonté de déposer immédiatement un projet consacrant cette réforme. Ici, M.
Beernaert fit quelque résistance ; il ne pensait pas qu’avant les élections ce
projet fût opportun. La droite se réunit ; M. de Becker demanda qu’on jouât (page 328) tout de suite « le grand
jeu » ; tel ne fut pas le sentiment de la majorité de l’assemblée, et M.
Nothomb fut chargé de joindre ses efforts à ceux de M. Beernaert pour
déterminer M. d’Oultremont à ne pas déposer son
projet. Malheureusement celui-ci avait fait connaître de toutes parts ses
intentions, et s’il finit par consentir à en ajourner la réalisation, il
annonça qu’il y donnerait suite dès le commencement de la session suivante. Je
ne me doutais pas à ce moment du gros orage que cette affaire recelait.
Je dois ici
revenir un instant sur mes pas pour mentionner un entretien que j’eus à la fin
du mois d’avril avec M. Beernaert. Prévoyant qu’on m’interrogerait à Verviers
sur les capacitaires de droit, je me rendis chez lui et lui demandai quelles
étaient à cet égard ses intentions. Il me répondit vivement : « Je
vous ai déjà dit que je refusais toute conversation sur ce point avec vous ; je
m’en vais après les élections ! »
7. Le congrès international de Liége (1886)
Les
élections eurent lieu et elles augmentèrent sensiblement notre majorité. Nous
gagnâmes huit voix à Gand, deux à Charleroi, deux à Waremme. Ce résultat nous
créait une situation très forte. Peut-être M. Beernaert en fut-il alarmé.
Toujours est-il que, peu de temps après, comme je l’interrogeais sur les propos
qu’il avait tenus relativement à la représentation proportionnelle, il me dit :
« Je m’en irai sur les droits relatifs au bétail ; et si je ne puis
profiter de cette occasion, ce sera sur la représentation proportionnelle. -
Vous n’y pensez pas, lui dis-je ; vous venez de mettre votre hôtel à vendre ou
à louer ! »
J’écrivis
vers cette époque à M. Thonissen une lettre (page 329) où je lui rappelais les
mesures à prendre en matière d’enseignement et bientôt je lui annonçai que si
la section préparatoire de Ninove n’était pas supprimée, je l’interpellerais au
début de la session suivante. A la suite de ces lettres, il se décida à
supprimer cette section.
On était en
pleines vacances parlementaires. Les catholiques liégeois, frappés de la
nécessité de développer les œuvres sociales, avaient décidé de réunir à Liége
un congrès international afin de leur donner une impulsion grandissante.
C’était l’Union pour le redressement des
griefs qui en avait pris l’initiative ; son président, M. Collinet, et son secrétaire, M. Arthur Verhaegen me
prièrent dans les termes les plus pressants d’accepter la présidence de la
troisième section : la section de législation. J’hésitai un instant, à raison
du peu de goût que, mes amis et moi, nous avions pour l’Union. Cependant, en y
réfléchissant, je me dis que, sur le terrain social, tous les catholiques
devaient être unis et que, puisqu’on nous tendait la main, nous commettrions
une faute grave en la repoussant. Mon acceptation envoyée, on me combla de
prévenances. L’évêque de Liége, président du congrès, me pressa de porter la
parole dans la première assemblée générale ; M. Collinet
m’invita à loger chez lui. Le congrès eut un très grand succès ; les
notabilités étrangères y affluèrent : M. de Mun, Mgr Mermillod,
l’évêque de Trèves, l’abbé Winterer, une foule
d’Allemands d’élite ; j’eus un vif plaisir à revoir les uns, à rencontrer les
autres. Les débats furent à la fois pratiques et élevés, et je crois rester
dans les termes de la plus stricte vérité en disant que les travaux de la
troisième section furent fort goûtés : (page
330) les assemblées générales eurent aussi un très grand éclat. Le congrès
produisit des fruits nombreux ; il fit comprendre aux catholiques que c’était à
eux à prendre la tête du mouvement social.
Le congrès
s’était tenu dans les derniers jours de septembre. On s’y était occupé dans les
conversations, d’un article récent de M. M. Verhaegen en faveur du service
personnel, article qui avait beaucoup étonné, et de l’adhésion possible de M.
le sénateur Lammens, son beau-père, à cette réforme ;
néanmoins, on ne considérait pas la question comme menaçante, et c’est sous
cette impression que je revins à Bruxelles.