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« Mémoires pour servir à l’histoire contemporaine de la
Belgique », par Ch. WOESTE, tome 1
(1859-1894)
(Bruxelles, Dewit, 1927)
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CHAPITRE IV - LE MINISTÈRE DU 16 JUIN 1884
1. La préparation de la campagne électorale
(page 216) Je
viens de dire que les élections avaient comblé nos espérances. Je dois
cependant le reconnaître, nous ne nous étions pas attendus à ce que les
élections pussent nous rendre le pouvoir ; notre prévision était que, renvoyant
les partis en équilibre ou à peu près dans les Chambres, une dissolution
deviendrait nécessaire.
Dans cette
prévision, il m’avait paru que nous devions être prêts au sujet de la question
scolaire. J’avais demandé à M. Malou de nous convoquer à cet effet chez lui,
pendant les vacances de Pâques de 1884. C’est ce qu’il avait fait. Une
délibération eut lieu à laquelle prirent part MM. Malou, Beernaert, Jacobs, de Lantsheere et moi. Déjà antérieurement nous avions eu des
réunions du même genre ; nous n’avions pas abouti ; des idées générales avaient
été échangées ; M. Jacobs avait fait deux projets, moi trois ; aucun d’eux ne
paraissait renfermer la solution définitive ; M. Malou et M. Beernaert
n’avaient pas d’idées nettes ; M. de Lantsheere
recommandait le système anglais ; bref, nous n’avions pas conclu. Mais, au mois
d’avril 1884, je remontrai, dans la nouvelle réunion convoquée par M. Malou, la
(page 217) nécessité de nous mettre
d’accord. Il y eut un nouvel échange de vues, à la suite duquel, chacun des
membres présents s’engagea à préparer un projet. MM. Malou, Beernaert et de Lantsheere ne donnèrent aucune suite à cette résolution ;
M. Jacobs et moi, nous rédigeâmes chacun un projet ; tous deux furent
communiqués à M. Malou, en vue d’une discussion prochaine ; mais je ne pus me
rallier à celui de M. Jacobs, et j’en détaillai les raisons dans une note
critique. Aucune nouvelle réunion ne fut tenue avant les élections pour
discuter cet objet ; mais M. Jacobs devait renoncer à son projet ; et c’est
ainsi que le mien était appelé à devenir le point de départ de la loi du 20
septembre 1884.
En même
temps que nous étions préoccupés de ces soins multiples, nous ne négligions
pas, comme je l’ai constaté, la préparation de la campagne électorale. Avant la
fin de mai, nous n’espérions pas le succès à Bruxelles. Nous comptions sur les
gains suivants : une voix à Bruges, une à Anvers, deux à Namur, peut-être une à
Philippeville et une à Neufchâteau. Le ministère ayant vingt voix de majorité, il
nous fallait emporter Nivelles pour arriver à l’équilibre. Dix mois avant les
élections, j’entretins M. t’Serstevens de
l’organisation de la lutte dans ce dernier arrondissement. « Tout est
inutile, me répond-il ; nous échouerons à cinq cents voix. » Je me disais
cependant que les fautes du Cabinet avaient dû produire un revirement là comme
ailleurs ; et, n’obtenant rien de M. t’Serstevens, je
me retournai vers M. Jules de Burlet. Je convins avec
lui que nous réunirions à Bruxelles des délégués de tous les cantons,
l’association conservatrice de Nivelles s’étant dissoute (page 218) au mois de novembre, et qu’à cette réunion seraient
convoqués MM. Malou, Beernaert et Jacobs. La réunion eut lieu à la fin de mois
d’avril. On accourut de tous les points de l’arrondissement. Quatre-vingts
électeurs notables étaient présents. Tous constatèrent le progrès que nous
avions fait dans l’opinion et opinèrent pour la lutte. Ce premier point étant
décidé, on offrit une candidature à M. t’Serstevens,
qui, jusque-là, n’avait pas soufflé mot. Il déclara d’un ton cassant qu’il
n’accepterait aucune candidature, la lutte étant, d’après lui, « ridicule ». Ce
mot malencontreux ne fit de tort qu’à lui. Les dispositions des délégués
restèrent ce qu’elles étaient, et nous nous chargeâmes, MM. Beernaert, Jacobs
et moi, de chercher des candidats de concert avec M. Jules de Burlet, qui avait consenti à se laisser porter.
Nous
échouâmes presque partout, auprès de M. Dumont, comme auprès de MM. Maurice Snoy, Ch. de Fierlant, de Fœstraets, etc., et il fut décidé qu’on attendrait, pour
tenter de nouveaux efforts, les résultats des élections provinciales à Jodoigne
et à Nivelles.
Ces
résultats furent très encourageants. Nous échouâmes à Jodoigne, mais avec un
chiffre de voix inespéré. A Nivelles, les deux listes obtinrent à peu près le
nombre de voix, et l’un de nos candidats arriva au ballottage. Le lendemain, M.
Jules de Burlet était à Bruxelles ; nous nous
répartîmes, MM. Malou, Jacobs, Beernaert et moi, les démarches à faire ; M.
Jacobs se rendit auprès de M. Dumont et réussit contre toute attente ; je
parvins à décider le baron Georges Snoy ; enfin M.
Malou et moi, nous triomphâmes des hésitations de M. Pastur.
La liste était ainsi formée et elle était excellente.
2. L’alliance entre les catholiques et les
indépendants à Bruxelles
(page 219) Dans l’arrondissement de
Bruxelles, nous commençâmes à espérer un succès partiel à la suite des
élections provinciales, qui avaient attesté, dans l’ensemble du pays, un
mouvement d’opposition très marqué au ministère. Cependant il existait de
grands tiraillements ; beaucoup se laissaient aller au découragement ; je les
rassurais en disant que ces tiraillements étaient inévitables et qu’ils
subsisteraient jusqu’au mois de juin. C’est ce qui arriva en effet.
On a
souvent répété que la liste qui a triomphé était une conception de M.
Beernaert. Il n’en est rien. Depuis plusieurs mois le comte Adrien d’Oultremont, profitant de ses relations et de sa popularité,
travaillait à la formation d’une liste ; il voulait que cette liste ne fût ni
une liste catholique, ni une liste indépendante ; mais qu’une fois arrêtée,
elle reçût l’adhésion des deux associations représentant les éléments opposés
au Cabinet. De là de grandes récriminations. Indépendants et catholiques
reconnaissaient la nécessité de l’alliance ; mais les uns et les autres
voulaient choisir les candidats destinés à représenter sur la liste commune
leurs fractions respectives. M. Beernaert, président de l’association
conservatrice de Bruxelles, n’était pas le moins décidé à soutenir ce point de
vue ; il en résulta des heurts ; je m’efforçai plusieurs fois de calmer M.
Beernaert : un jour même, M. Malou m’écrivit un mot pressant pour me prier
d’intervenir auprès de lui dans ce sens, ajoutant que ses efforts personnels
n’avaient pas abouti. Les indépendants, de leur côté, avaient de grandes
exigences. M. d’Oultremont marchait cependant d’un
pas résolu dans la voie qu’il s’était tracée ; mais il rencontra de (page 220) grandes difficultés.
Plusieurs de ceux qui lui avaient promis leur concours lui firent défaut au
dernier moment. M. Malou l’aida de son mieux ; mais le dimanche 1er juin, la
liste n’était pas encore complète : trois places restaient vacantes. Toute la
journée fut employée à chercher des candidats et à apaiser des conflits avec
les indépendants. Des réunions eurent lieu le matin chez M. Malou, l’après-midi
et le soir chez M. d’Oultremont ; M. Beernaert et
moi, nous y fûmes. Bref, il fallut passer par les exigences des indépendants,
qui prétendirent avoir les trois places encore libres, et qui multiplièrent les
démarches pour trouver les trois derniers candidats. Enfin, le lundi 2 juin, la
liste était complète ; elle aurait pu être plus forte ; mais c’était beaucoup
que d’avoir réussi à l’arrêter. Les deux associations s’y rallièrent, non
cependant sans que certains froissements individuels ne se fissent jour.
Un détail
intéressant à noter, c’est que le nom de M. de Volder avait été agité plusieurs
fois, sans qu’il pût être accepté. M. d’Oultremont ne
voulait pas de candidats qui eussent échoué précédemment. Toutefois, le
dimanche 1er juin, M. de Volder aurait été probablement désigné pour compléter
la liste, sans les prétentions de la dernière heure des indépendants.
Les
libéraux, de leur côté, n’étaient pas restés inactifs. Une fusion s’était faite
entre les deux groupes de la députation bruxelloise. Néanmoins, ils n’étaient
pas rassurés. M. Picard les poursuivait de ses traits acérés, et M. Janson
déclarait que le résultat était douteux. De notre côté, les avis étaient très
partagés. M. Malou espérait le succès de trois ou quatre candidats ; (page 221) M. d’Oultremont
croyait, le dimanche 8 juin, que la moitié de sa liste passerait ; M. de Haulleville affirmait que la liste passerait tout entière
haut la main. Quant au ministère, il estimait que les élections
l’affaibliraient sans le renverser. Dans la matinée du 10 juin, M. Van Humbeek dit à M. Drion : « Nous sommes malades, mais
notre tour ne viendra pas encore cette fois. » Le jour où je pris possession du
ministère de la Justice, M. Bara me déclara que ses collègues et lui ne
croyaient pas à la chute de leur parti le 10 juin, mais qu’ils s’attendaient à
sortir si affaiblis de cette journée qu’ils ne survivraient guère au mois de
novembre.
3. La formation du ministère. Les réticences de Woeste et de Beernaert
(page 221) Le 10 juin, je me rendis vers 2
heures à l’Association conservatrice. Les nouvelles commençaient à y arriver, et
provoquaient un grand enthousiasme. L’affluence était considérable ; le
pressentiment d’un triomphe éclatant était dans tous les esprits. Bientôt on
apprit le résultat d’Anvers ; puis les chiffres des différents bureaux de
Bruxelles, en se succédant rapidement, permirent d’espérer une victoire
complète. A ce moment M. Van der Smissen entra dans
la salle ; on lui fit une ovation ; il remercia dans les meilleurs termes.
Enfin le résultat de Bruxelles fut proclamé, et aussitôt après celui de
Nivelles.
Ce fut un
délire de joie ; nos jeunes gens dansaient de bonheur. M. Nothomb demanda la
parole ; il célébra, en termes émus, la grandeur de la journée, et il en
rapporta le principal mérite à M. Jacobs et à moi. Nos noms furent acclamés ;
on m’appela à la tribune ; je (page 222)
remerciai l’immense auditoire et je traçai en quelques mots le programme de la
victoire.
Le soir, je
retournai à l’association, qui avait illuminé ; le peuple dansait autour du
local, en criant : «Vivent les catholiques ! » M. Beernaert arriva ; il parla
et fut porté en triomphe. D’autres ovations saluèrent divers noms :
l’enthousiasme ne connaissait pas de bornes. Les élections nous donnaient à la
Chambre une majorité suffisante pour gouverner. Le ministère libéral s’inclina
devant le verdict du corps électoral. Dès le lendemain, il donna sa démission.
La veille
au soir, j’étais rentré chez moi avec M. Beernaert. Dès que nous fûmes seuls,
il me dit : « Quel portefeuille prenez-vous ? - Aucun, lui
répondis-je. Mes devoirs envers mes enfants ne me permettent pas d’accepter le
pouvoir. Et vous ? » Il protesta qu’à aucun prix il ne rentrerait aux affaires,
et pour expliquer sa résolution, il entra dans des détails qu’il n’avait jamais
confiés à personne, me disait-il. En même temps, il me répéta que mon entrée au
ministère ne pouvait faire question. Je persistai à exprimer l’avis contraire ;
mais j’ajoutai qu’en tout cas je n’entrerais dans aucune combinaison sans lui.
Le
lendemain matin, 11 juin, M. Malou, qui était resté le 10 à la campagne, vint
sonner à ma porte à 8 1/2 heures. « Venez vite, me dit-il ; le Roi va
nécessairement me faire appeler ; allons chez Beernaert. » Je pris mon
chapeau et nous allâmes chez M. Beernaert. Là M. Malou nous dit que, parmi ses
anciens collègues, il ferait naturellement appel à MM. Beernaert et de Lantsheere ; que, de plus, deux noms étaient tout indiqués
: celui de (page 223) M. Jacobs et
le mien. M. Beernaert et moi, nous nous défendîmes de toute acceptation. M.
Malou ne s’arrêta pas à notre refus, et il nous convoqua chez lui pour
l’après-midi. Il avait déjà tracé sur un petit papier les principales mesures
qu’il convenait de prendre sans tarder. Quant à la dissolution du Sénat, il
paraissait ne pas avoir encore d’opinion absolument arrêtée ; je lui démontrai
qu’elle s’imposait, et dès ce moment sa conviction fut et resta formée.
L’après-midi,
MM. Beernaert, Jacobs, de Lantsheere et moi, nous
nous trouvâmes réunis chez M. Malou. M. de Lantsheere
déclara en termes absolus qu’il n’accepterait pas de portefeuille ; il
alléguait que, son fils aîné étant près de terminer ses études de droit, il ne
pouvait à ce moment, disait-il, abandonner son cabinet d’avocat. M. Jacobs se
montra prêt à entrer au pouvoir et manifesta ses préférences pour le
portefeuille des Finances. M. Beernaert et moi, nous maintînmes notre refus de
faire partie de la combinaison ; mais MM. Malou et Jacobs protestèrent
vivement. Nous ne cédâmes pas ; toutefois on causa de la répartition des
portefeuilles, et sans notre assentiment, on nous attribua, à M. Beernaert et à
moi respectivement, les Chemins de fer et l’Intérieur. M. Malou devait prendre
les Affaires étrangères. Il y avait, du reste, même en cas d’acceptation par M.
Beernaert et par moi, à trouver deux autres ministres : je proposai M. Vandenpeereboom pour la Justice et M. de Moreau pour le
nouveau département de l’Agriculture ; ces noms furent acceptés, et M. Malou se
chargea de leur télégraphier de se rendre à Bruxelles. Pour la Guerre, M. Malou
devait s’aboucher avec le général Pontus.
(page 224) Il fut convenu, dès cette
première réunion, que l’instruction publique serait rattachée au département de
l’Intérieur, et qu’on enlèverait à celui-ci l’agriculture, les ponts et
chaussées et les beaux-arts, pour en former un ministère nouveau. Nous fûmes
également unanimes pour donner désormais au département des Travaux publics le
titre de département des Chemins de fer. Nous reconnûmes que le Sénat devait
être dissous, et nous décidâmes, sur la proposition de M. Malou, que, dans la
session extraordinaire, les projets de loi sur la réserve militaire et
l’instruction obligatoire, ainsi que le code Laurent seraient retirés. Pendant
que nous étions réunis, M. van Praet vint trouver M. Malou. Les ministres
n’avaient pas encore donné leur démission ; ils ne devaient la donner que le
soir ; et M. van Praet fit pressentir à M. Malou qu’il serait appelé par le Roi
le lendemain.
Le
lendemain, M. de Moreau arriva à 10 heures ; je le rencontrai sur la place du
Luxembourg ; il me demanda pourquoi M. Malou l’avait appelé ; je lui répondis
que c’était, d’après ce que je croyais, pour lui offrir un portefeuille.
Il se
rendit chez M. Malou et vint me voir l’après-midi. Il me dit qu’il avait
accepté le nouveau portefeuille de l’Agriculture, mais que M. Malou préférait
que je prisse les Finances et M. Jacobs l’Intérieur. Je lui répondis que je ne
désirais nullement entrer dans la combinaison et que je n’accepterais les
Finances dans aucun cas. Il m’apprit en même temps que M. Vandenpeereboom
avait fait beaucoup d’objections, mais qu’il paraissait disposé à céder. Un peu
plus tard, M. Jacobs (page 225) se
rendit chez moi pour m’entretenir de cette nouvelle distribution des
portefeuilles. Je lui déclarai, comme je l’avais fait à M. de Moreau, que je
n’entrerais pas aux Finances ; il n’insista pas. J’écrivis le même jour dans ce
sens à M. Malou.
M. Malou
ayant été reçu par le Roi, le jeudi 12 juin, nous nous étions ajournés au
vendredi après-midi chez lui. Dans l’intervalle, j’avais revu M. Beernaert et
je l’avais pressé d’accepter. Il ne voulait pas ; je lui déclarai que, si je me
décidais à vaincre mes répugnances, ce serait à la condition qu’il vainquît les
siennes et que nous entrions au pouvoir ensemble. Il me fit connaître, du
reste, que, dans aucun cas, il ne reprendrait les Chemins de fer ; ce n’est
plus, me dit-il, qu’une direction générale. je lui
parlai alors d’un autre portefeuille, je le pressai de prendre la Justice : «
Non, me dit-il, il y a beaucoup de choses à faire à la Justice, elles doivent
être faites ; mais je ne désire pas être chargé de les faire. » Il
semblait ne pas vouloir assumer la charge d’un portefeuille politique.
Donc, le
vendredi 13 après-midi, nous nous trouvâmes réunis chez M. Malou : MM.
Beernaert, Jacobs, de Moreau, Vandenpeereboom et moi.
Le général Pontus y était aussi. Le Roi avait chargé M. Malou de la formation
d’un nouveau Cabinet ; il lui avait parlé de la réserve militaire, et il
insistait pour que des engagements fussent pris en sa faveur ; il ne s’était
guère étendu sur autre chose.
On s’occupa
tout d’abord du personnel du nouveau Cabinet. M. Beernaert et moi, nous
maintînmes notre attitude. M. Malou et M. Jacobs s’élevèrent vivement (page 226) contre notre refus ; ils
exposèrent tous deux qu’il convenait de constituer un ministère fort et qu’il
ne le serait que si nous entrions avec eux aux affaires. Je représentai alors à
M. Malou que je ne pourrais accepter les Finances ; M. Jacobs fut d’avis de
m’attribuer l’Intérieur ; mais M. Malou préférait laisser ce département à M.
Jacobs. « Pourquoi, me dit-il, ne prendriez-vous pas les Chemins de fer ? » Je
lui répondis qu’il faisait surtout appel à mon concours politique, et qu’en
conséquence il ne serait pas rationnel de m’attribuer un portefeuille
d’affaires. On parla alors de me donner le portefeuille de la Justice. En même
temps un assaut était livré à M. Beernaert ; il résista encore ; puis il
commença à fléchir ; j’insistai pour qu’il prît la Justice, ce qui me
permettrait de m’effacer ; il ne le voulut pas, et d’ailleurs M. Malou ajouta
que, si je n’acceptais pas, « il y aurait parmi nos amis un immense
désappointement ». Bref M. Beernaert déclara qu’il ne prendrait pas d’autre
portefeuille que celui de l’Agriculture. Ce dernier était déjà à peu près
attribué à M. de Moreau. M. Malou donna alors un grand exemple d’abnégation ;
pour assurer le succès de la combinaison il dit qu’il abandonnerait les
Affaires étrangères à M. de Moreau, qu’il prendrait les Finances et qu’ainsi M.
Jacobs pourrait entrer à l’Intérieur, M. Beernaert à l’Agriculture et moi à la
Justice. Au milieu de tout ce débat, M. Vandenpeereboom
était demeuré silencieux. Il restait à choisir le ministre des Chemins de fer.
M. Malou se tourna vers lui et lui dit « Accepterez-vous les Chemins de fer
? » « J’essaierai, » fut la réponse.
Nous
considérions déjà le général Pontus comme (page
227) ministre de la Guerre. Mais quand M. Malou prononça son nom, il fit
des objections naissant, disait-il, de ses antécédents dans la question
militaire. Nous espérions une réduction sur le contingent ; il consentit à ne
pas l’élever au-dessus de treize mille trois cents hommes ; mais il refusa de
descendre en dessous. Il nous exposa, en outre, son plan relatif à la réserve :
il s’agissait de prolonger la durée du service de trois années, et, moyennant
cette prolongation, de retirer au Roi la faculté de rappeler en temps de guerre
les classes définitivement congédiées. Cette combinaison nous sourit beaucoup ;
elle n’imposait aux populations aucune charge nouvelle ni en temps de paix ni
en temps de guerre, et il nous semblait que le pays serait heureux d’être
débarrassé à peu de frais d’une question qui pesait depuis si longtemps sur la
politique intérieure. Cependant, nous insistâmes pour une réduction du
contingent. Le général nous dit qu’il ne pouvait y consentir, et il nous
engagea à nous adresser au général Jacmart (Le
général Jacmart venait d’être élu député de Bruxelles
sur la liste du comte Adrien dOultremont. (T.)). Nous tenions, au contraire, beaucoup à nous
entendre avec lui à raison de son dévouement à la cause catholique et des
sympathies dont il jouissait dans l’armée.
Enfin,
après d’assez longs débats, nous acceptâmes le plan du général relativement à
la réserve, et lui, il consentit à rétablir les exemptions des normalistes et
des ecclésiastiques sans élever le contingent au delà de treize mille trois
cents hommes. Il ne fut pas question de l’augmentation du cadre. Sans que rien
fût définitivement décidé à cet égard, les membres du futur (page 228) Cabinet inclinaient à retirer
dès la session extraordinaire le projet de réserve du Cabinet précédent et à
soumettre en même temps aux Chambres celui du général Pontus sous forme d’une
modification à l’article 2 de la loi sur la milice.
Dans la
délibération relative à la constitution du Cabinet, les noms de MM. Alphonse
Nothomb et Thonissen ne furent pas prononcés ; une
allusion fut faite à celui de M. Cornesse ; mais
personne ne proposa son entrée dans le ministère. Nous fûmes également d’accord
dès le vendredi pour nommer ministres d’État MM. Thonissen
et Nothomb, ainsi que MM. Pirmez et Lambermont. Ces
deux derniers furent sondés ; M. Pirmez accepta, en réservant, ce qui était
naturel, son indépendance politique ; le baron Lambermont,
très flatté, demanda que sa nomination fût ajournée, l’acceptation si prompte
par lui d’une pareille dignité pouvant sembler un reproche à l’adresse de son
ancien chef, M, Frère. Nous respectâmes ce scrupule de délicatesse, et il fut
entendu que la nomination serait différée de six mois : on voit, d’après cela,
combien les nouvellistes se sont trompés en attribuant la nomination ultérieure
du baron Lambermont au rôle, du reste très distingué,
qu’il joua à la Conférence de Berlin.
J’avais
appris que M. Nothomb était blessé de n’avoir pas été appelé à nos pourparlers
; je le dis à M. Malou, qui lui écrivit pour l’engager à assister à notre
réunion du samedi. Je fus informé, depuis, que M. Nothomb s’était cru en
situation de faire partie du Cabinet ; cependant sa nomination de ministre
d’État le calma, et quand je lui annonçai qu’elle paraîtrait en même (page 229) temps que la formation de
l’administration nouvelle, il me témoigna une vive satisfaction.
Le samedi
matin, 14 juin, M. Malou fut reçu par le Roi ; il lui présenta la combinaison
ministérielle ; elle fut agréée sans observation. On a fait courir des bruits
contraires ; ils sont absolument faux. Comment d’ailleurs le Roi aurait-il pu,
à ce moment, s’opposer avec quelque apparence de raison à l’entrée dans le
Cabinet des hommes qui avaient mené la campagne contre le parti libéral et l’avaient renversé ? Dans l’entrevue royale, deux questions
furent agitées : la réserve militaire et la dissolution du Sénat. Le Roi
renonça au projet du général Gratry ; il ne cacha pas cependant que ce projet
avait ses sympathies ; M. Malou l’ayant condamné en tenues très vifs, le Roi
lui dit : « Mais c’est moi qui l’ai fait ! » Quant à la dissolution du
Sénat, le Roi exprimait des hésitations, mais il ne faisait pas d’opposition
absolue.
A 2 heures,
nous nous réunîmes chez M. Malou ; M. Nothomb était des nôtres, et M. Cornesse arriva à l’improviste, très étonné de ce qu’on ne
l’avait mis au courant de rien. Il s’agissait de rédiger les arrêtés royaux
relatifs aux attributions des divers ministères et à la nomination des nouveaux
ministres. A cet effet M. Lambermont avait été prié
d’assister à la réunion et il nous aida dans la rédaction des arrêtés. Nous
décidâmes, à la demande des indépendants de Bruxelles, que le ministère de
l’Intérieur s’appellerait également ministère de l’Instruction publique. Après
la séance, M. Cornesse ne cacha pas son
mécontentement, il affirma qu’en aucune hypothèse il n’aurait accepté de
portefeuille ; mais il (page 230)
aurait voulu être consulté ; nous tâchâmes de l’apaiser. MM. Beernaert, Jacobs
et moi, ayant quelques affaires personnelles à terminer, nous décidâmes que le
Cabinet ne serait officiellement constitué que le lundi suivant ; que les
arrêtés paraîtraient le mardi au Moniteur,
et que le même jour nous prêterions serment.
Dans l’intervalle,
je m’adressai à M. Domis et je l’engageai à reprendre
les fonctions de chef de Cabinet qu’il avait occupées autrefois. Il accepta.
Nous nous rendîmes ensemble chez M. de Lantsheere,
qui me dit : « Vous ne pouvez conserver M. Lentz
comme directeur général des cultes ; vous auriez des difficultés incessantes. »
Je me rangeai à cet avis, et c’est ainsi que fut décidé un acte qui me fut
vivement reproché. Nous agitâmes alors la question de savoir qui remplacerait
M. Lentz ; j’offris ce poste à M. Domis,
qui accepta.
Le 17 juin,
à 11 heures du matin, nous nous trouvâmes réunis chez le Roi entre les mains de
qui nous prêtâmes serment. Il nous fit l’accueil le plus gracieux et nous lut
une dépêche du comte de Flandre qui souhaitait « longue vie » au ministère.
4. Les principales lignes du programme gouvernemental
La
prestation de serment faite, le Roi nous fit asseoir et une conversation
générale s’engagea. Les principales lignes de notre programme furent touchées ;
le Roi ne fit de réserve que sur un point : la nomination des échevins par le
conseil communal ; il exprima l’avis que ce n’était pas là une réforme
conservatrice ; nous cherchâmes, M. Jacobs et moi, à établir le contraire, en
ajoutant que nous étions liés par nos antécédents. Puis on discuta l’utilité de
la dissolution du Sénat ; le Roi nous parla des éléments modérés que renfermait
la (page 231) gauche de cette
assemblée ; je lui fis remarquer que la gauche sénatoriale avait soutenu
unanimement toutes les mesures de l’ancien Cabinet et que nous ne pouvions
songer à soumettre au Sénat une mesure politique importante alors que nos
adversaires y comptaient une majorité de cinq voix. Il paraissait craindre
surtout un revirement de la part du corps électoral de Bruxelles ; nous lui
dîmes que cette éventualité ne nous effrayait pas, certains que nous étions de
conquérir plusieurs autres arrondissements. Il ne donna pas immédiatement son
assentiment, mais la cause était gagnée et, en effet, sa signature ne devait
pas tarder à être donnée.
Deux autres
questions moins importantes furent agitées. Le Roi nous déclara qu’il était
d’accord avec nous pour ne pas sanctionner les lois séparant Esschenbeek de Hal et Bois-d’Acren
de Deux-Acren ; mais il se demandait s’il était
nécessaire que son refus de sanction fût consigné dans des arrêtés royaux ; on
lui remontra qu’à défaut de ces arrêtés, les projets votés par les Chambres
pourraient être soumis à sa signature par les libéraux, dès leur retour au
pouvoir, sans nouvelle délibération du Parlement. Il n’insista pas. En second
lieu, nous exposâmes au Roi qu’il convenait d’enlever à MM. Van Zèle et Van
Camp le titre de directeurs généraux que le Cabinet précédent leur avait
attribué in extremis ; le Roi ne contesta pas l’irrégularité de cette
attribution, de tous points injustifiable ; mais il manifesta sa répugnance à
signer de nouveaux arrêtés effaçant purement et simplement la signature qu’il
avait apposée sur les arrêtés critiqués. Nous tînmes compte de cette
répugnance, et la négociation s’étant prolongée pendant (page 232) quelques jours sur ce point, nous trouvâmes pour enlever
à MM. Van Camp et Van Zèle les titres qu’ils ne méritaient pas, une forme
adoucie et que le Roi accueillit : il me remercia même des efforts que j’avais
faits pour tenir, en cette circonstance, compte de son désir.
L’audience
royale étant levée, chacun de nous alla prendre possession de son département.
M. Bara m’attendait et me fit un accueil fort convenable. Nous causâmes
quelques instants. Je lui demandai s’il s’était attendu à un pareil événement,
et c’est alors qu’il me fit la réponse que j’ai consignée plus haut.
5. Mesures administratives (I). Gouverneurs de
province et commissaires spéciaux
Le
lendemain, 18 juin, je reçus le personnel du département, Je lui dis que je
comptais sur son concours administratif, mais que je ne demandais à personne un
concours politique ; j’ajoutai même que je n’honorerais pas ceux qui pour me
plaire croiraient devoir modifier leurs opinions. Néanmoins, pour prévenir
toute équivoque, je déclarai que la politique était changée, notamment en
matière de culte.
Je retins
successivement MM. Lentz et Van Zèle. J’informai M. Lentz que je ne pourrais utiliser ses services aux cultes.
Il parut vivement vexé ; j’avais eu d’abord l’intention de lui attribuer la
direction confiée à M. Domis ; mais, après avoir
entendu le secrétaire général, je séparai la bienfaisance des cultes et je
plaçai M. Lentz à la tête du premier de ces services.
Quant à M. Van Zèle, je l’engageai à renoncer de lui-même au titre de directeur
général ; il s’y refusa ; deux ou trois jours après, M. Berden
renouvela cette démarche auprès de lui ce fut sans succès, et bientôt, après la
publication (page 233) de l’arrêté
qui ne lui conservait que les fonctions de directeur, il donna sa démission et
rentra au barreau.
A peine
installé, le Cabinet délibéra sur les mesures urgentes à prendre.
Il décida
d’abord que la dissolution du Sénat serait fixée au jour le plus rapproché
possible : la date du 8 juillet fut choisie.
Il se hâta
ensuite de destituer M. Heyvaert. Le gouverneur du
Brabant avait porté sa carte aux nouveaux ministres. Dans une entrevue avec M.
Jacobs, il lui avait dit que, d’après son sentiment, sa présence eût été
impossible à Bruges, mais qu’elle ne l’était pas à Bruxelles. Nous pensâmes que
nous ne pouvions même essayer de marcher de concert avec lui, et que d’ailleurs
il avait à ce point surexcité le sentiment catholique contre lui qu’il méritait
d’être révoqué. Nous avions, du reste, dès avant notre prestation de serment,
fixé notre choix pour le gouvernement du Brabant sur M. Dolez. M. Beernaert
avait été chargé de le pressentir ; il avait accepté avec empressement ; puis,
il nous avait avisé que cette acceptation
mécontenterait son beau-père, M. Bruniau ; nous insistâmes
; M. Bruniau demanda à consulter M. de Longé ;
finalement M. Dolez se mit à notre disposition. M. Beernaert ne lui avait pas
demandé d’autre engagement que celui de requérir l’armée, si des troubles se
produisaient ; M. Dolez avait répondu que ce serait son devoir de fonctionnaire
et qu’il le remplirait. Le Roi ne fit aucune objection à la destitution de M. Heyvaert.
(page 234) M. de Brouwer, gouverneur de
Bruges, était moins compromis que M. Heyvaert ;
peut-être l’aurions-nous conservé, si une réparation n’avait pas été due à M. Ruzette. J’avais prié celui-ci de venir me voir le dimanche
15 juin ; je lui avais demandé s’il tenait beaucoup à être gouverneur, ou bien
s’il préférait, nouvel élu de Bruges, occuper son siège à la Chambre. Il me
répondit qu’il désirait redevenir gouverneur ; dès lors la solution ne pouvait
être douteuse.
En même
temps M. de Montpellier nous sollicita de devenir gouverneur de Namur ; nous
hésitâmes un peu, car sa démission de représentant affaiblissait la députation
namuroise. Il insista. M. de Kerchove ayant donné sa
démission de gouverneur du Hainaut, nous fîmes passer M. Vergote
de Namur à Mons, et M. de Montpellier reçut le poste qu’il désirait.
Enfin la
nomination d’un gouverneur catholique à Arlon s’imposait, la députation
menaçant, d’après le résultat des dernières élections provinciales, d’être
partagée en deux fractions égales. Le vieux M. Van Damme ayant demandé sa
pension, nous pûmes le remplacer par M. Paul de Gerlache, ancien commissaire d’arrondissement
de Nivelles. Toutes ces nominations se firent sans obstacles.
Peu de
jours après notre arrivée au pouvoir, nous prîmes, M. Jacobs et moi, deux
circulaires significatives relativement aux commissaires spéciaux. Nous y
affirmions l’autonomie des communes et des établissements publics ; nous
suspendions le mandat des commissaires spéciaux en exercice ; nous décidions
même que les procès où ils seraient impliqués ne seraient pas continués (page 235) sans qu’il nous en fût
référé. Ces circulaires furent vivement applaudies de nos amis.
Le dimanche
qui suivit la constitution du nouveau Cabinet, je consacrai toute l’après-midi
à l’examen rapide des dossiers concernant les commissaires spéciaux, qui se
trouvaient au département de la Justice. Je les annotai tous, et j’eus la
satisfaction de pouvoir terminer à l’amiable beaucoup d’affaires dans
lesquelles on avait fait intervenir ces agents parasites. Cependant des cas
douteux se présentèrent ; nous nous réunîmes, MM. Jacobs, Beernaert et moi,
pour les examiner ; M. Jacobs émit l’avis de laisser les choses suivre leur
cours ; je le combattis vivement sur ce point, et M. Beernaert admit avec moi
qu’il fallait, autant que possible, mettre fin aux mandats des commissaires
spéciaux dans chaque affaire et, à cet effet, chercher à négocier des
transactions.
4. Mesures administratives (II). Le code Laurent,
les cultes et les cimetières
Une autre
question urgente se présenta immédiatement. Le code Laurent était en cours de
publication ; fallait-il que le gouvernement continuât à patronner cette
publication ? Le Cabinet ne le pensa pas ; décidé à retenir le projet de loi,
il désirait ne plus rien avoir de commun avec cette œuvre de sectaire. En
exécution de cette résolution, j’ordonnai de suspendre l’impression du travail,
et, par déférence pour M. Laurent, je l’avertis de notre détermination. La
presse libérale vit dans cette lettre un outrage ; elle était cependant dictée
par un sentiment de délicatesse envers l’auteur, et la forme en était
irréprochable.
A peine eus-je prévenu les imprimeurs de la décision prise par le
Cabinet, qu’ils me répondirent que le gouvernement était lié par un contrat, et
que l’impression du (page 236) code
devait continuer. Que faire ? M. Berden déclara la
prétention des imprimeurs contestable. Au Conseil des ministres, M. Beernaert
estima que je pourrais appliquer au travail de M. Laurent l’article 794 du Code
civil. Je préférai ne pas courir les chances d’un procès, et je fis connaître
aux imprimeurs que, sauf examen ultérieur, la publication continuerait
provisoirement, mais qu’elle perdrait son caractère de projet de loi.
Dès le
premier jour, en quelque sorte, de mon entrée au département de la Justice, je
fus saisi de questions relatives aux cultes. Je modifiai sans délai la
jurisprudence de mon prédécesseur sur tous les points, en traçant sur les
dossiers les principes nouveaux que j’entendis suivre. Je fus bien vite
convaincu de la nécessité de publier une circulaire relative à la comptabilité
des fabriques, et j’en préparai les éléments. En même temps je fis paraître des
arrêtés ratifiant les clauses testamentaires qui faisaient dépendre la
distribution des libéralités charitables de l’assistance aux services
religieux, et je refusai d’autoriser, au profit des établissements publics, les
legs ou donations faits à des oeuvres libres. Je
brisai nettement sur ces deux points avec la jurisprudence de M. Bara ; quant
au second, l’administration, tout en se conformant à mes vues, me proposa de
dire dans les arrêtés que les legs ou donations en question ne pouvaient être
autorisés en faveur d’œuvres « n’ayant pas d’existence légale » ; bien que
ces mots eussent été admis depuis longtemps dans maints documents
administratifs, je refusai de les accepter ; les oeuvres
libres ont une existence légale, puisqu’elles se produisent sous l’égide de la
Constitution ; seulement, (page 237)
elles n’ont pas la personnification civile ; de là leur incapacité de recevoir
: c’est dans ces termes que je rédigeai les arrêtés que je fus appelé à
prendre.
Nous eûmes
immédiatement après notre avènement deux affaires de cimetière à traiter : à Gulleghem et à Hoboken, des inhumations avaient été faites
dans des parties distinctes de la partie bénite du cimetière. La solution de
ces affaires concernait, au point de vue administratif, le département de
l’Intérieur et, au point de vue judiciaire, celui de la Justice. J’avais donc à
m’entendre avec M. Jacobs ; mais la question me parut assez grave pour en
saisir le Conseil des ministres, et je tins à ce que la responsabilité des
décisions à intervenir nous fut commune, à mes collègues et à moi.
Je posai au
Conseil la question dans les termes que voici : « Devons-nous nous
abstenir d’intervenir et, dans ce cas, laisser condamner nos amis, les
bourgmestres catholiques ? ou bien devons-nous
modifier la jurisprudence suivie dans les dernières années et, dans ce cas,
quel sera le mode de notre action ? »
Le Conseil
fut unanime à penser qu’il y avait pour le gouvernement obligation
d’intervenir. M. Beernaert estima même qu’une loi sur les cimetières
s’imposait. Plusieurs d’entre nous doutèrent qu’on pût en venir là, mais firent
remarquer qu’une loi ne pouvait se faire du jour au lendemain, et qu’en
attendant nous devrions prendre parti au sujet des cas qui nous étaient soumis.
Le gouverneur d’Anvers, en effet, avait demandé à M. Jacobs l’autorisation de
procéder à Hoboken à une exhumation, et il n’était pas douteux que les
parquets, (page 238) cédant aux
mises en demeure de la presse, ne fussent à la veille d’intenter des poursuites.
Nous
débattîmes plusieurs fois la question. Mes collègues, sauf M. Jacobs, n’avaient
aucune idée arrêtée. Bref, nous leur proposâmes, M. Jacobs et moi, d’en revenir
à la jurisprudence de M. Ernest Vandenpeereboom, de
laisser les bourgmestres agir ; de n’imposer à leur action d’autre limite que
celle résultant de la nécessité de sauvegarder le respect dû à la mémoire des
morts, et de leur reconnaître, par suite, le droit de procéder à des divisions
dans les cimetières, non pas tant en vertu de l’article 15 du décret de
prairial qu’en vertu de l’article 16 ; de cette façon, disions-nous, nous
n’entrions pas dans les controverses auxquelles l’article 15 avait donné lieu ;
le droit du bourgmestre découlait de l’autorité dont, en vertu de l’article 16,
il jouit sur les cimetières. M. Malou adhéra vivement à cette solution, et tous
mes collègues avec lui. Il fut décidé, en conséquence, que j’aviserais les
parquets qu’ils eussent à m’en référer, avant d’intenter de nouvelles
poursuites, et que M. Jacobs donnerait des instructions analogues aux
gouverneurs au point de vue des exhumations.
Je mandai
immédiatement les procureurs généraux, et je leur enjoignis de m’en référer,
chaque fois qu’un cas nouveau se présenterait. Ils ne firent aucune objection ;
seulement MM. Lameere et Ernst sollicitèrent des
instructions écrites. Je leur répondis qu’elles étaient inutiles, puisqu’il
s’agissait uniquement de prendre avis, dans chaque cas, avant d’agir. Je me
réservai ainsi de consulter les circonstances et de dessiner, en y ayant égard,
l’attitude que j’aurais à prendre. Je (page
239) recommandai, dans les mêmes entrevues, aux procureurs généraux,
d’appliquer avec modération la loi sur les adjonctions de noms, en d’autres
termes de l’appliquer comme on l’avait toujours fait avant 1880 ; je leur dis
que la justice n’était pas instituée pour vexer inutilement les citoyens. Je ne
dissimulai, du reste, pas à M. Lameere que sa
conduite avait été maintes fois empreinte de passion, et je lui donnai lecture
d’un de ses rapports, dans une affaire de grâce, dont les appréciations étaient
manifestement excessives. Il paraissait fort embarrassé ; cependant notre
entrevue ne cessa pas d’être courtoise.
7. La révision de la loi scolaire et le roi (I)
Peu de jours
après notre prestation de serment, le Roi me fit appeler. Il m’entretint
longuement de nos vues relatives à la réforme scolaire. Il me demanda d’une
manière pressante quelles seraient les bases du projet que nous méditions, me
déclara qu’il n’avait pas été le partisan de la loi de 1879, mais insista pour
que, dans la loi nouvelle, une disposition analogue à l’article 4 de cette
dernière loi fût adoptée.
Cette
prédilection du Roi pour l’article 4 m’aurait surpris, si je n’avais su que
c’était à son intervention que le Cabinet précédent avait consenti à
l’insertion de cette disposition dans la loi du 1879. (L’article
4 de la loi scolaire de 1879 était conçu comme suit : « L’enseignement
religieux est laissé au soin des familles et des ministres des divers cultes.
Un local dans l’école est mis à la disposition des ministres des cultes pour y
donner, soit avant, soit après l’heure des classes, l’enseignement religieux
aux enfants de leur communion fréquentant l’école. »). Je ne lui cachai pas que l’article 4 me paraissait
insuffisant ; mais comme il n’y avait pas encore de projet arrêté (page 240) entre mes collègues et moi,
je me renfermai dans des généralités.
Peu de
jours après, le Roi partit pour Ostende, en recommandant instamment à M. Malou
de ne pas tarder à lui envoyer le projet de loi sur l’instruction primaire.
8. Les élections sénatoriales
On
approchait des élections sénatoriales. Tout à coup le bruit se répandit que le
ministère était partisan d’un impôt sur les céréales. Nous n’attachâmes pas d’abord
grande importance à ce bruit ; mais la presse libérale s’en empara, et nous
apprîmes bientôt qu’à Bruxelles, à Anvers et à Gand, on s’en préoccupait
vivement. La vérité est que cette question n’avait pas même été traitée entre
nous, ni lors de la formation du Cabinet ni depuis. M. Malou était, je crois,
partisan du rétablissement du droit de balance, afin de procurer quelques
millions au trésor ; M. de Moreau avait défendu un droit d’entrée plus élevé ;
mais M. Jacobs était résolument l’adversaire de tout droit quelconque ; quant à
moi, je ne m’étais pas prononcé. Quoi qu’il en soit, l’opinion se montant de
plus en plus, nous délibérâmes sur cet objet ; nous décidâmes que le
rétablissement d’un droit quelconque devait être écarté ou que, tout au moins,
il serait déclaré que le gouvernement ne prendrait pas l’initiative de ce
rétablissement ; M. Malou s’associa nettement à cette résolution, quelles que
fussent ses préférences personnelles ; M. de Moreau, plus engagé, ne s’y opposa
cependant pas ; et plusieurs d’entre nous saisirent les occasions de la faire
connaître. L’émotion factice que l’on avait soulevée, surtout à Bruxelles, se
calma un peu ; néanmoins, je pense que si le libéralisme n’avait pas eu la
chance de pouvoir exploiter l’impôt sur
(page 241) le pain, il ne l’aurait pas emporté à Bruxelles aux élections
sénatoriales.
Cet échec
nous fut sensible ; mais il était largement compensé. Nous l’avions emporté à
Gand, à Soignies, à Verviers, à Ath, ainsi que partiellement à Tournai, et nous
disposions ainsi au Sénat d’une majorité de seize voix, qu’aucun Cabinet
n’avait atteinte depuis près de quarante ans.
9. La révision de la loi scolaire et le roi
Dans
l’intervalle des élections du 8 et du ballottage du 15 juillet, nous nous
occupâmes de la loi sur l’instruction primaire. Ainsi que je l’ai dit plus
haut, M. Jacobs s’était rallié au projet que j’avais rédigé au mois d’avril ;
nous nous mîmes d’accord sur le texte définitif de ce projet, M. Jacobs et moi,
et cet accord étant fait, la délibération commença en Conseil des ministres. Je
me rappelle qu’en l’ouvrant, M. Jacobs fit ressortir qu’ayant renoncé à son
propre projet, c’était du mien que le Conseil était saisi. Comme il arrive
toujours en pareil cas, l’accord ne se fit pas tout de suite. Beaucoup d’idées
générales furent jetées dans le débat ; M. Beernaert, sans avoir rédigé un seul
article, posait beaucoup de points d’interrogation ; M. Malou avait formulé
quelques dispositions complémentaires, sans grande importance ; les autres
ministres s’abstinrent de toute intervention active dans la discussion. A un
moment, M. Beernaert s’écria : « Nous n’aboutirons pas pour la session
extraordinaire. - Je commence à le croire, s’écria M. Malou. - Comment
m’écriai-je, si nous ne faisons pas la loi dans la session extraordinaire, nous
ne la ferons jamais !» M. Jacobs m’appuya, et M. Malou, ramené à notre manière
de voir, conclut en disant « Eh bien, travaillons. »
(page 242) Nous travaillâmes effectivement ;
plusieurs séances furent consacrées à l’examen du projet ; M. Beernaert
insistait vivement pour que les minorités catholiques des grandes villes
reçussent satisfaction ; c’est pour déférer à ses instances que fut admise,
après beaucoup de tergiversations, la disposition relative à l’adoption, dans
certains cas, d’écoles privées par l’État. De plus, M. Jacobs avait rédigé un
exposé des motifs qui laissait à désirer ; je l’amendai considérablement ; les
autres ministres n’y intervinrent pas.
Enfin l’œuvre
fut définitivement arrêtée. Le Roi nous pressait d’ailleurs ; il demandait
instamment la communication du projet : il lui fut envoyé huit jours avant
l’ouverture des Chambres, et immédiatement après, il m’appela à Ostende ; il
avait fait venir M. Jacobs quelques jours auparavant.
Je fus reçu
très cordialement. Le Roi manifesta d’abord le désir que le code Laurent ne fût
pas retiré purement et simplement, mais qu’une commission fût nommée pour
rédiger un nouveau projet de révision. J’avais déjà songé à cette solution, et
je répondis au Roi que je partageais complètement sur ce point son avis. Revenu
à Bruxelles, j’en entretins mes collègues ; M. Beernaert fit quelques
objections. Mais je lui répondis que nous avions intérêt à provoquer la
rédaction d’un nouveau projet, que sinon le parti libéral reprendrait un jour
le projet Laurent ; et que, du reste, il ne s’agissait pas de demander, à la
commission à nommer, de refondre tout le Code civil, mais seulement de le
compléter et de l’améliorer.
Dans ces termes,
M. Beernaert se rallia à mon (page 243)
sentiment et la formation d’une commission fut arrêtée en principe.
Je reviens
à mon entrevue avec le Roi. Il ne me cacha pas qu’il m’avait mandé surtout pour
m’entretenir du projet sur l’instruction primaire : « Je désire, me dit-il, que
nous nous entendions à nous deux sur ce projet ; je pourrai dire alors à vos
collègues que nous sommes d’accord, et il sera plus aisé d’aboutir. Je lui
répondis que je ne pouvais prendre de résolution en dehors de mes collègues ;
que je leur rapporterais les communications qu’il me ferait, mais que la
solution appartenait au Conseil tout entier. Il insista : « Tous mes
ministres, me dit-il, sont très gentils ; quand je les vois, je crois être
d’accord avec eux ; puis ils se réunissent entre eux, et ils me font savoir que
ce que je leur ai demandé n’est pas possible. » Il en concluait de nouveau que
je devais m’entendre avec lui ; je lui répétai que je ne pouvais prendre aucune
décision sans en avoir conféré avec mes collègues, et il parut enfin persuadé
que, sur ce point, il ne me convaincrait pas. Puis, il engagea une discussion
détaillée sur divers articles du projet, il me proposa quelques modifications
qui ne touchaient pas aux bases essentielles du projet ; il était surtout
préoccupé de la nécessité de sauvegarder la liberté de conscience des
dissidents, et il me dicta même dans cet ordre d’idées une formule assez
insignifiante : nous jugeâmes ultérieurement que le projet était, sur ce point,
suffisamment explicite. Du reste, le Roi parlait de la loi avec une grande
liberté d’esprit ; il ne paraissait pas en être préoccupé outre mesure, et il
ne fit aucune allusion à des complications graves (page 244) qui pourraient être la conséquence de sa présentation.
10. Les souhaits du roi en matière militaire
Ce sujet
épuisé, il passa à la question militaire, et il me tint à ce propos le langage
que j’avais entendu maintes fois. Il me déclara qu’il ne consentirait pas à
retirer le projet Gratry sans qu’un autre projet, qui reçût son approbation, y
fût substitué. « Le Cabinet précédent, me dit-il, a déposé un projet de réserve
pour m’être agréable, et je lui sais gré de l’avoir fait. » Je lui parlai à
cette occasion des dispositions du pays ; je lui dis qu’il était inutile de
tenter une aventure dont l’échec était assuré ; que nous étions bien disposés à
proposer une réserve dans les termes convenus avec le général Pontus, mais que
nous ne pourrions aller plus loin. Le Roi ne parut pas admettre que cela fût
suffisant : « Il faut avant tout, me dit-il, faire son devoir. » Je lui dis que
nous avions plusieurs devoirs à remplir et qu’il fallait chercher à les
concilier. Je ne savais pas, du reste, quel était le point précis qu’il
entendait viser en me tenant le langage que je viens d’analyser ; je l’appris
quelques jours plus tard.
L’entretien
avait duré près de trois heures, il fut suivi du déjeuner, pendant lequel le
Roi et la Reine se montrèrent particulièrement aimables à mon égard. Après le
déjeuner, la Reine continua à m’entretenir ; puis le Roi également ; après quoi
je revins à Bruxelles, convaincu qu’en somme les dispositions royales ne nous
étaient pas défavorables ; ce qui est certain, c’est que le Roi n’avait
nullement manifesté le désir que le projet sur l’instruction primaire fût
ajourné ; il admettait pleinement que ce projet fût présenté et discuté dans la
session extraordinaire.
(page 245) Immédiatement après les
ballottages sénatoriaux, le 17 juillet, je fis paraître au Moniteur une circulaire sur les cultes. Elle fut vivement attaquée
; mais elle devait être maintenue par mon successeur, M. de Volder, dans son
intégralité. Elle était, du reste, fort modérée et elle ramena la paix dans le
domaine du temporel du culte. Je ne l’avais pas soumise aux évêques. Je
connaissais assez ces questions pour les trancher moi-même, et d’ailleurs
j’avais hâte de tracer aux fabriques les règles à suivre, l’époque de la
confection de leurs budgets étant arrivée.
11. La participation de la cour de cassation au Te
deum
Nous
approchions du 21 juillet, et nous avions résolu de rendre au Te Deum qui se
chante ce jour-là à Sainte-Gudule son ancien éclat. Les autorités civiles et
militaires furent donc convoquées. Le mercredi 16 au matin, deux conseillers de
la Cour de cassation, MM. Corbisier et Bayet, vinrent
me prévenir que la majorité de la Cour paraissait disposée à ne pas se rendre
officiellement au Te Deum ; que tel était notamment l’avis de MM. de Paepe,
Casier et Mesdach ; qu’elle devait en délibérer le
lendemain en assemblée plénière, et que la Cour d’appel attendait sa décision
pour se prononcer.
Je mandai
immédiatement M. Faider et je priai en même temps M. Jamar, premier président de la Cour d’appel, de venir me
voir vers 4 heures.
Je fis part
à M. Faider de ce que je venais d’apprendre. Je lui
dis qu’il y aurait là, de la part de la Cour de cassation, un acte d’hostilité
contre le gouvernement ; que tel ne me paraissait pas devoir être son rôle ;
qu’à la vérité depuis quatre ans la Cour n’allait plus au Te Deum ; mais
qu’elle avait cessé d’y être invitée ; qu’invitée de (page 246) nouveau, elle briserait avec la tradition suivie de 1830
à 1880, si elle ne s’y rendait pas, et qu’une telle attitude donnerait prise à
bien des attaques contre elle.
M. Faider me répondit qu’il partageait entièrement mon avis.
Je lui citai alors les conseillers qu’on m’avait signalés comme les plus
hostiles. Il semblait très bien au courant de l’état des choses. Finalement, je
lui demandai d’user de son autorité pour prévenir un éclat ; il me promit de
faire des démarches dans ce sens.
Je tins le
même langage à M. Jamar, premier président de la Cour
d’appel ; celui-ci, avec un empressement significatif, me répondit qu’il
considérait l’abstention de la magistrature comme hautement regrettable. Je le
remerciai de cette déclaration, et je lui dis que, puisque tels étaient ses
sentiments, je le priais d’en faire part à M. Vandenpeereboom,
président de chambre à la Cour suprême, qui remplaçait M. de Longé, malade, et
que je ne doutais pas que son intervention ne contribuerait à prévenir une
décision fâcheuse. Il s’engagea, avec le même empressement, à faire la démarche
que je sollicitais de lui.
Le
lendemain, la Cour décida, à l’unanimité, moins trois voix, celles de MM. de
Paepe, Cornil et Bougard,
d’assister au Te Deum. M. Faider et M. van Berchem
avaient vivement insisté dans ce sens. J’appris plus tard que la résolution
avait été rédigée par M. Beckers.
M. Faider m’annonça la résolution prise, en ajoutant qu’elle
avait réuni « une très forte majorité ». Je fus d’autant plus heureux de ce
résultat que, d’après les prévisions que m’avaient communiquées MM. Bayet et Corbisier, il était presque inespéré.
12. La question militaire : la démission du
ministre de la guerre
(page 247) Nous
eûmes de nouveau à débattre la question militaire pendant la semaine qui
précéda l’ouverture des Chambres. Le général Pontus nous déclara qu’il ne
pouvait se contenter du seul projet qui, par modification à la loi de milice,
prolongeait de trois ans la durée du service, projet d’ailleurs absolument
inoffensif ; il soutint que les cadres devaient être augmentés de façon à ce
que les trois classes de milice destinées à former, avec la neuvième et la
dixième, la réserve, eussent des officiers en titre. Nous nous récriâmes :
proposer, dans l’état du trésor, une dépense de ce genre, dont rien ne
démontrait l’urgence, c’était courir au-devant d’un échec assuré, ou tout au
moins provoquer un grave mécontentement.
Les choses
en étaient là, lorsque le Roi arriva, le samedi 19, pour prendre, de concert
avec M. Malou, les mesures que comportait l’ouverture de la session. Il
insista, de son côté, pour que le double projet du général Pontus fût admis ;
M. Malou s’y refusa, et le Conseil des ministres n’avait plus délibéré sur cet
objet lorsque, au sortir du Te Deum du 21 juillet, M. Malou nous réunit chez M.
Vandenpeereboom, en attendant l’audience que nous
devions recevoir du comte et de la comtesse de Flandre, et nous apprit que le
général Pontus avait donné sa démission : celui-ci venait de lui annoncer, le
matin même, qu’il l’avait remise la veille au Roi.
M. Malou
lui avait fait remarquer l’incorrection de ce procédé ; mais, quelque grave
qu’elle fût, le fait n’en subsistait pas moins. « Je suis sûr, nous dit M.
Malou, que c’est le Roi qui lui a demandé sa démission. » Il fallait aviser au
plus vite, car nous ne pourrions nous (page
248) présenter le lendemain devant les Chambres sans ministre de la Guerre
; nous fûmes donc d’avis d’ajourner la solution tout entière de la question
militaire au mois de novembre et, moyennant cela, de prier le général Pontus de
retirer sa démission. M. Malou alla faire part au Roi de notre avis ; le Roi
accepta ; le général Pontus reprit son portefeuille et l’incident put ainsi se
terminer sans bruit.
Vers 5
heures, je reçus la visite de M. Lechien, avocat à
Tournai et parent de Mme Pontus. Il me raconta qu’il avait vu sa parente le
matin et que celle-ci lui avait annoncé la retraite de son mari. La
conversation s’étant engagée un peu plus à fond, Mme Pontus déclara à M. Lechien que c’était le Roi qui avait réclamé la démission
du général. Ainsi, la conjecture de M. Malou se trouvait vérifiée ! Le Roi,
sans égard aux embarras qu’il allait nous créer, ou tout au moins pour tâcher
d’atteindre ses fins, n’avait pas hésité à réclamer du ministre de la Guerre un
acte de mauvais gré à l’égard de ses collègues et absolument contraire à la
solidarité qui les liait ainsi qu’à la confiance mutuelle qu’ils s’étaient
vouée !
13. La légation belge auprès du Saint-Siège
(page 248) La session s’ouvrit le 22
juillet. Nous fûmes l’objet des démonstrations de sympathie les plus franches
de la part de nos amis. A peine les élections eurent-elles été validées et le
bureau constitué que nous déposâmes trois projets de loi : un premier projet
que M. Malou qualifiait de projet de régularisation sur les eaux-de-vie, un
second rétablissant la légation du Vatican et puis le projet sur l’instruction
primaire.
(page 249) Le premier projet était à peine
connu, qu’il souleva un violent orage. M. Malou nous avait affirmé que ce
projet n’augmentait en rien l’impôt, et, au milieu des nombreuses questions qui
nous préoccupaient, nous nous en étions rapportés à sa déclaration. Cependant
la chose fut vivement contestée ; la section centrale formula une
contre-proposition, et M. Malou comprit la nécessité d’ajourner son projet,
afin qu’il eût le temps d’en modifier les dispositions. Une sérieuse
escarmouche se produisit à la Chambre à ce sujet ; plusieurs d’entre nous y
intervinrent, MM. Frère et Bara cherchant à nous mettre en contradiction avec
nous-mêmes. Nous relevâmes le gant, et non, je crois, sans succès.
Immédiatement
après, vint le projet relatif à la légation du Vatican. Ici, un débat politique
d’ensemble s’engagea, et on me mit en demeure de m’expliquer sur les deux
questions relatives aux cimetières et aux commissaires spéciaux. Ce ne fut qu’à
mon corps défendant que j’abordai la première de ces
questions ; mais M. Malou me dit que je ne pouvais me refuser à fournir les
explications demandées. Je m’y décidai, et en dépit des protestations de la
gauche, il me sembla que la question avait été placée sur un bon terrain. M.
Malou me félicita vivement, et la droite ratifia son suffrage. C’est dans cette
discussion qu’ayant à rendre compte de la formation du Cabinet, il nous
qualifia, M. Jacobs et moi, « d’athlètes ». Le mot était flatteur ; il
resta : c’était ; en effet, l’honneur de notre vie politique d’être toujours
prêts à défendre nos convictions. Quant à M. de Moreau, il se contenta de
défendre le rétablissement de la légation du Vatican ; de divers côtés l’on
s’étonna, bien (page 250) qu’à tort,
qu’il se fût targué d’avoir reçu le ministre d’Italie « avec la même
courtoisie » que ses collègues du corps diplomatique.
14. La révision de la loi scolaire (III). Les
objectifs de la nouvelle loi
Quant au
projet de loi sur l’instruction primaire, il eut, dans le principe, la
singulière fortune d’être très bien compris de nos adversaires politiques, et
très mal de nos amis. Nous avions poursuivi, en le rédigeant, un double but :
nous avions voulu faire une œuvre de décentralisation au profit des communes et
une œuvre de pacification religieuse. Nous savions, du reste, que si le projet
était adopté, un nombre considérable d’écoles publiques seraient supprimées, et
qu’en intéressant les communes à cette suppression nous susciterions, dès
maintenant, contre le parti libéral, des hostilités implacables, s’il tentait
plus tard de les rétablir. Non seulement, par conséquent, nous affermissions
notre situation dans le présent, mais nous minions d’avance la position du
libéralisme, si la fortune électorale lui rendait le pouvoir. Qu’on ajoute à
cela que l’école publique perdait son caractère d’école neutre, et l’on
comprendra quel échec le projet constituait pour nos adversaires.
Nos amis ne
parurent pas s’apercevoir de tous ces avantages. Dans les débats des sections,
ils réclamèrent vivement des modifications. Le point sur lequel semblaient se
concentrer leurs efforts, c’était le droit pour les écoles libres de recevoir
des rétributions scolaires de l’autorité publique, à l’égal des écoles
officielles. Dans la section dont je faisais partie, deux hommes, à coup sûr
modérés, MM. Delcour et Mélot,
insistèrent vivement pour obtenir cette concession. D’autre part, la presse
catholique était froide, et certains évêques (page 251) demandaient des améliorations. J’eus à ce sujet une
correspondance assez longue avec l’évêque de Namur ; je ne pus le convaincre et
je fus obligé de renoncer à toute tentative ultérieure ; plus tard, il nous
rendit justice. L’évêque de Tournai m’envoya également le chanoine Higuet dans le courant du mois d’août à l’effet d’obtenir
des concessions ; déjà alors les attaques que multipliait le parti libéral
avaient pris un caractère sérieux, et je ne pus m’empêcher de m’étonner
vis-à-vis de mon interlocuteur, que, dans la situation où nous nous trouvions,
on nous demandât d’accentuer encore la portée du projet de loi.
Le parti
libéral, lui, avait saisi d’emblée l’importance et les effets de la loi. Aussi
son mécontentement fut-il sans bornes, et résolut-il de tout mettre en œuvre
pour empêcher le vote. La presse libérale prit un aspect menaçant, et il devint
visible que l’on allait tenter contre nous des émeutes. M. Beernaert en était
surtout convaincu. Il ne faisait que nous répéter que les libéraux nous
jetteraient par les fenêtres.
15. Les inquiétudes quant à la confiance du Roi dans
le nouveau ministère
Quant à
moi, j’espérais que nous dominerions la situation ; mais je ne me dissimulais
pas que nous aurions de durs moments à traverser ; je l’avais dit dès le mois
de juin à mes collègues. Ce que nous redoutions surtout, c’était l’impression
que l’attitude de la presse libérale pourrait produire sur l’esprit du Roi.
Aussi, le mardi 5 août, dans un conseil des ministres qui se tint le matin,
nous résolûmes d’écrire au Roi, pour lui faire savoir d’un ton calme et ferme
qu’appuyés sur la représentation nationale, nous étions certains de triompher des
difficultés que le parti libéral chercherait à nous susciter.
(page 252) Un texte proposé par M. Jacobs
fut écarté ; il me l’avait envoyé avec cette recommandation : « Surtout, tantôt
au conseil, n’ayez pas l’air ému ; plus encore devant Malou que devant la
Chambre, il faut affecter la quiétude la plus grande. » Je rédigeai un
autre projet et le transmis immédiatement à M. Malou, qui le copia et l’envoya
au Roi revêtu de sa signature.
Voici le
texte de cette lettre qui fut adressée au Roi, le 5 août :
« Sire,
« La
Chambre aborde aujourd’hui la discussion des deux projets de loi rétablissant
la légation auprès du Saint-Siège et modifiant le régime de l’instruction
primaire. Le second de ces projets, Votre Majesté le sait, est conçu dans un
grand esprit de modération, et il abroge une loi contre laquelle le pays s’est
prononcé d’une façon non équivoque.
« Le
Gouvernement ne met pas en doute que, grâce à la confiance de ses amis, il
obtienne des Chambres le vote de ces deux projets de loi.
« Certains
éléments libéraux semblent cependant vouloir provoquer des manifestations
destinées à se substituer aux délibérations du pouvoir législatif. Le Cabinet
ne se laissera pas troubler par ces manifestations, qui ne paraissent pas, du
reste, avoir grande importance et qui, en tout cas, ne répondent nullement au
sentiment de la grande majorité du pays, tel qu’il s’est révélé le 10 juin et
le 8 juillet.
« Appuyé
sur la représentation nationale, il a la certitude de triompher des difficultés
qu’on voudrait lui susciter.
« J’ai
l’honneur, Sire, etc. MALOU. »
16. Les démonstrations publiques du mois d’août 1878
Le 5 août,
au sortir de la Chambre, des groupes tumultueux stationnaient rue de
l’Orangerie et huèrent les (page 253)
ministres et les représentants catholiques. Notre résolution fut aussitôt
prise. Nous chargeâmes le gouverneur d’aviser M. l’échevin Walraevens,
en l’absence de M. le bourgmestre Buis, que si l’ordre n’était pas
immédiatement rétabli et si les scènes du 5 se reproduisaient, le gouvernement
interviendrait. Cette communication fut faite par M. Dolez à M. Walraevens, le 6 vers midi ; M. Walraevens
prit l’engagement d’empêcher les manifestations de la veille. Cependant, à la
fin de la séance, des groupes plus nombreux que la veille étaient réunis rue de
l’Orangerie. Je fus averti à mon banc de ce qui se préparait, et M. Alphonse de
Haulleville m’écrivit un mot pour m’engager à rentrer
chez moi par les couloirs de la Chambre. Je ne donnai aucune suite à cet avis ;
je sortis, au contraire, par la grande porte, ainsi que MM. Jacobs et
Beernaert, et nous fûmes tous les trois, ainsi que nos amis, accueillis par des
cris insultants. Il fut décidé que la droite, fort indignée, se réunirait le
soir chez le prince de Caraman pour aviser à la situation. Mais nous pensions
que la responsabilité ne pouvait être déplacée et que c’était au gouvernement à
agir. M. Malou était retourné à la campagne un peu avant 5 heures ; M. Jacobs
avait eu le temps de lui demander si, d’après lui, nous devions intervenir. «
C’est peut-être un peu tôt, avait-il répondu, mais je me rallie à ce que vous
déciderez. » Nous nous réunîmes immédiatement, MM. Beernaert, Jacobs et moi, et
nous décidâmes que le lendemain matin nous ferions appel a l’armée. M. Dolez
fut mandé le soir chez M. Jacobs, où se trouvait M. Beernaert ; moi, je quittai
mes deux collègues pour aller rendre compte à la droite des (page 254) mesures que nous avions résolues. L’exposé que je fis fut
accueilli avec grande faveur ; on nous remercia vivement de cet acte d’énergie,
et on reprit confiance. Vers la fin de la réunion, MM. Jacobs et Beernaert
arrivèrent ; ils confirmèrent mes paroles en annonçant que le gouverneur venait
de signer le réquisitoire à l’armée.
Le
lendemain matin, le collège échevinal fut avisé de notre résolution par un mot
du gouverneur. Son émotion fut très vive ; il se
réunit d’urgence et vint solennellement demander à MM. Jacobs et Malou de
retirer les ordres qu’ils avaient donnés, leur promettant d’empêcher tout
trouble nouveau. Cette promesse était trop formelle pour qu’on n’y eût pas
égard. Déjà la gendarmerie avait fait son apparition rue de la Loi ; les
carabiniers étaient sortis de leur caserne ; on leur donna contre-ordre ;
l’exécution du réquisitoire à l’armée se trouvait ainsi suspendue ; mais nous
nous réservions de la reprendre, dès que le besoin s’en ferait sentir. A 2
heures, M. Jacobs rendit compte à la Chambre de ce que le gouvernement avait
fait ; il déclara que nous étions décidés à maintenir l’ordre, et cette ferme
attitude produisit le meilleur effet. A partir de ce moment, on essaya bien
encore de former quelques groupes, de pousser quelques cris, mais la
représentation nationale délibéra paisiblement, et chacun eut la conviction que
les émeutes ne réussiraient pas.
Cependant
le parti libéral ne renonça pas aux démonstrations. Il annonça une
manifestation pacifique des associations libérales pour le 10 août. Cette
manifestation devait consister en un discours de M. Janson, une promenade dans
certaines rues de la ville et le (page
255) dépôt d’une pétition à la Chambre contre la loi sur l’instruction
primaire. De son côté, la presse libérale chercha à échauffer les esprits de
plus en plus.
Le but
visible de cette manifestation était d’impressionner le Roi. J’eus à ce moment
la preuve que rien n’était négligé pour atteindre ce résultat. M. Frère s’était
rendu à Blankenberghe auprès de M. van Praet ; il lui
avait notamment parlé de moi ; il lui avait dit que je devais m’en aller ; que
j’avais une mémoire gênante ; que j’interrompais les membres de la gauche d’une
façon désagréable ; bref que c’était une satisfaction à leur donner. Celui à
qui M. van Praet avait confié cette conversation se hâta de me la communiquer.
Les lettres
que M. Malou reçut du Roi (Voir DE TRANNOY, Léopold
II et Jules Malou en 1884. Bruxelles, Dewit,
1920. (T.)) nous
prouvèrent du reste qu’il avait l’esprit quelque peu frappé. Il offrit de venir
à Bruxelles ; nous acceptâmes ; un conseil des ministres fut tenu ; il nous
demanda quelques concessions au point de vue notamment de l’inspection et de
l’adoption. Nous les lui promîmes.
La chose
nous parut d’autant plus utile que les indépendants de Bruxelles, s’étant
réunis, avaient résolu de présenter certains amendements. M. Simons fut chargé
de s’entendre à ce sujet avec nous. Nous nous réunîmes chez M. Jacobs, lui, M.
Beernaert et moi, et après quelques pourparlers, nous résolûmes, mes collègues
et moi, de nous rallier à la plupart des modifications que sollicitaient les
députés de Bruxelles. Ces modifications n’avaient pas grande importance et
elles n’altéraient pas les caractères essentiels du projet ; mais (page 256) il n’en est pas moins vrai
qu’elles nous obligeaient non seulement à ne pas déférer aux sollicitations de
nos amis, mais encore à accentuer quelques-unes des dispositions qu’ils avaient
critiquées. Je reste convaincu d’ailleurs qu’en agissant de cette façon, nous
avons sauvé la loi et avec elle le parti catholique.
Nous
arrivâmes ainsi au 10 août. Dès que les catholiques et les indépendants avaient
appris que les libéraux projetaient, pour ce jour-là, une manifestation, ils
avaient résolu d’en préparer une en sens contraire ; ils avaient vu M. Buls, qui l’avait autorisée, et pour empêcher que les deux
manifestations n’entrassent en conflit, il les avait canalisées en leur
assignant des itinéraires différents.
Tout ceci
était improvisé, et les députations catholiques qui arrivèrent des provinces ne
purent pas être nombreuses. Néanmoins, elles étaient fort enthousiastes. Je
vois encore les Liégeois passant rue de la Loi, vers 10 heures du matin,
drapeaux déployés, et m’acclamant vivement au balcon, où je me trouvais en ce
moment.
L’après-midi,
les deux manifestations suivirent leurs itinéraires respectifs. La
manifestation catholique passa rue de la Loi, en venant de la rue Ducale, en
face du ministère de la Justice. On m’avait demandé d’être au balcon ; j ‘y
étais, en effet, avec ma femme, mes enfants ; la comtesse Édouard de Liedekerke
et le prince de Caraman. Les acclamations furent tellement vives que la comtesse
de Liedekerke pleura de joie. Le moment le plus émouvant fut celui où les
Gantois déployèrent leur superbe drapeau représentant « le lion
flamand ». Jamais (page 257) ni
les miens, ni moi, nous n’oublierons ce jour-là. A peine le cortège était-il
passé, que quelques bandes de libéraux accourus de partout poussèrent des huées
; on les dispersa rapidement.
En somme,
la journée avait été bonne ; pour la première fois les catholiques étaient
descendus dans la rue ; ils l’avaient fait avec succès, et dès ce moment chacun
crut pouvoir augurer qu’on ne nous renverserait plus par l’émeute. Ce résultat
était très important.
17. La loi scolaire. Les débats parlementaires
Aussi la
discussion de la loi s’ouvrit-elle le lendemain très paisiblement. Cependant le
ton de la presse libérale était toujours très monté, et il continuait à
impressionner le Roi. J’ai eu alors et j’ai encore la conviction, et mes
collègues avec moi, que le Roi recevait des communications incessantes des
chefs du parti libéral, et que ceux-ci s’étaient donné pour mission de lui
faire peur. Il nous avait, à maintes reprises, recommandé de tâcher d’avoir le
concours de quelques membres de la gauche ; nous ne demandions pas mieux ; mais
nous ne lui avions pas caché que, dans l’état actuel des partis, cet espoir
nous paraissait chimérique. Je pense aussi qu’il aurait préféré nous voir
revenir à la loi de 1842, et je ne sais si ce n’est pas d’accord avec lui que
M. Pirmez présenta des amendements tendant à laisser aux communes la faculté de
choisir entre cette loi ou la loi de 1879. Les amendements ayant été écartés
par le Cabinet, le Roi sembla plus préoccupé encore que précédemment. Il
écrivit à ce moment d’Ostende à M. Malou une lettre assez dure, où il nous
reprochait de ne pas suivre ses conseils. « Le droit du ministère,
disait-il, est de faire voter une loi cléricale ; mais son devoir est de
prévenir (page 258) une révolution.
» (Textuellement : « Le droit de la majorité de faire une
loi cléricale est indéniable de même que son devoir de ne pas provoquer une
révolution en manquant de sagesse. » Léopold
II et Jules Malou en 1884, pp. 12-21. (T.)) Il terminait sa lettre en disant qu’il « reprenait
sa liberté d’action ». Sur l’heure, M. Malou lui répondit d’un ton assez vif en
lui demandant s’il réclamait la démission de ses ministres (Cette
réponse fut adressée au Roi le 23 août 1884. (T.)). Le Roi s’en défendit dans une réponse plus mesurée
; il ajouta que, s’il nous avait donné des conseils, c’était dans notre propre
intérêt et qu’au surplus il était tout disposé à venir à Bruxelles pour
conférer avec nous. Nous fûmes d’avis qu’il fallait le prier de venir ; il
vint, en effet, et tint un conseil des ministres.
Il semblait
radouci et nous fit un accueil aimable. Nous lui représentâmes que nous avions
suivi ses conseils puisque nous avions admis des amendements conformes à ses
vues. Il le reconnut et nous en remercia. Il se montra très préoccupé des
projets de désordres des libéraux. Nous lui exprimâmes l’avis que tout était fini. Il répondit que nous nous trompions et il
insinua que l’agitation deviendrait beaucoup plus grave. Nous lui dîmes que
cette agitation était factice, mais que, s’il daignait dire aux chefs de la
gauche qu’il resterait fidèle à son gouvernement et à la majorité, l’apaisement
se ferait rapidement ; nous ne pûmes lui arracher cette promesse. « On fait le
siège du Roi, » lui dit M. Jacobs ; il ne le contesta pas. Je lui rappelai
alors les paroles fameuses de Léopold à ses ministres de 1857 :
« N’oubliez pas que vous êtes dans la forteresse, que j’y suis avec vous
et que nul ne pourra vous en faire sortir (page
259) que vous-mêmes. » Il me répondit « Je n’ai pas l’autorité du
feu Roi. » En somme, cette entrevue nous démontra que le Roi n’entendait
rien brusquer et même qu’il ne désirait pas se séparer de nous ; toutefois il
avait évité de s’engager et nous en conclûmes que le meilleur moyen de sortir
de cette situation un peu confuse, c’était de hâter le vote de la loi,
d’empêcher tout désordre et de mettre ainsi le Roi dans l’impossibilité de nous
abandonner, si, ce qui ne nous était nullement démontré, cette éventualité
rentrait dans ses prévisions comme une chose sinon arrêtée, au moins possible.
Aussi bien
la discussion de la loi avançait, et le calme se faisait de plus en plus. Il
était visible que le parti libéral n’espérait plus empêcher que les Chambres
votassent le projet. La discussion générale se termina le 22 août. M. Frère
prononça, ce jour-là, un discours solennel et violent, dans lequel il répéta
toutes les vieilles généralités qu’il avait développées plus de cent fois. Il
avait été convenu que je lui répondrais. Je le fis, en effet, et la discussion
des articles fut remise au mardi suivant. M. Denys Cochin était alors à
Bruxelles, il entendit M. Frère ; je lui demandai ce qu’il en pensait ; il me
répondit : « Il parle bien, très bien, mais on ne parle plus comme cela. »
Ce mot, très exact, mérite d’être souligné.
Le dimanche
24 devaient avoir lieu à Bruges les fêtes de Charles le Bon. Nous étions
attendus, M. et Beernaert, ma femme, ma fille et moi, chez le gouverneur. M.
Beernaert ne put nous accompagner, devant ouvrir une exposition à Termonde ;
nous partîmes le dimanche matin et ne revînmes que le lundi dans l’après-midi.
(page 260) Les fêtes eurent un éclat
inaccoutumé et attirèrent une foule immense.
On nous
choya beaucoup, et en assistant l’après-midi à la cavalcade, je dis au comte
John d’Oultremont, maréchal du Palais : « Je
voudrais que le Roi fût présent. Il verrait qu’il n’existe aucune agitation
dans la population. »
Le lundi
matin, je me rendis chez l’évêque pour lui faire visite. Il me dit aussitôt que
tous ses collègues étaient réunis chez lui et qu’ils seraient charmés de me
voir. Ils se trouvèrent, en effet, bientôt groupés autour de moi dans le grand
salon de l’évêché, et, après les avoir salués, je m’empressai de porter la
conversation sur la loi relative à l’instruction primaire. Je leur exposai le
plan et le but de la loi ; ils me firent quelques questions et quelques
objections, mais avec beaucoup de mesure. Je vis bien que tous, y compris
l’évêque de Namur, reconnaissaient que nous ne pouvions guère faire davantage.
En terminant, je leur déclarai que nous avions en vue la pacification scolaire
et que nous comptions à cet effet sur le concours du clergé. L’évêque de Liége
se hâta de m’assurer que ce concours ne nous ferait pas défaut ; tous les
autres évêques adhérèrent, et je les remerciai de leurs bonnes dispositions.
Le
lendemain commença la discussion des articles. La gauche ne nous cacha pas
qu’elle comptait ne pas siéger au delà de la semaine ; c’était la meilleure
preuve qu’aucune tentative sérieuse ne serait faite pour entraver le vote de la
loi. Cependant les débats ne laissèrent pas que d’être assez animés. M. Bara,
qui s’était tu jusque-là, intervint avec violence. Nous fîmes repousser, (page 261) par modération, l’amendement
de M. Thonissen d’après lequel les écoles privées
devaient recevoir l’écolage des enfants pauvres aussi bien que les écoles
adoptées, quand elles réunissaient les conditions de l’adoption et se
soumettaient à l’inspection ; cette réforme n’était pas encore mûre ; d’autres
concessions, sans grande importance, du reste, furent faites au banc de
Bruxelles ; et les choses en étaient là, quand M. Tesch
proposa, le 30 août, que nul ne fût admis à donner l’enseignement dans les
écoles adoptées, s’il n’était Belge ou n’avait obtenu la naturalisation. Nous
n’avions pas été prévenus de cet amendement, et, bien qu’il blessât nos
sentiments, nous l’aurions peut-être adopté dans une forme adoucie (Le
Roi écrivait encore, le 4 septembre, à M. Malou pour l’inviter à faire voter
par le Sénat « quelque chose comme l’amendement de M. Tesch »,
Léopold II et Jules Malou en 1884, p.
20. (T.)), s’il n’avait
été développé par son auteur et soutenu par M. Bara à l’aide de considérations
aussi injurieuses que calomnieuses à l’adresse des ordres religieux. Il fut
rejeté. Nous apprîmes depuis qu’il était le dernier espoir de la gauche ; que
celle-ci ne craignait rien tant que de nous le voir adopter ; qu’elle fut
enchantée de son échec, et qu’à ses yeux cet échec lui permettrait de battre la
loi en brèche en la qualifiant tout à la fois de « loi des petits-frères
et de loi des étrangers ». Ce qui est certain, c’est que cette
qualification fut étrangement exploitée dans la suite par le parti libéral et
qu’elle ne fut pas sans influence sur les élections communales du mois
d’octobre dans quelques villes.
La loi fut
votée le 30 août par septante-huit voix (page
262) contre cinquante et une. M. Jacobs télégraphia ce résultat important
au Roi ; le Roi ne lui répondit pas.
18. La manifestation catholique du 7 septembre et les
violences libérales
Nous avions
donc, parlementairement parlant, triomphé de toutes les difficultés. Cependant
le parti libéral n’avait pas renoncé à l’idée de peser sur les déterminations
royales. Il n’avait pas réussi à entraver les débats parlementaires au moyen de
l’émeute : n’y avait-il pas lieu pour lui de chercher, par des démonstrations
dans les rues de la capitale et une pétition au Roi, à obtenir un refus de
sanction ? Il le pensa, et à cet effet il s’était résolu à organiser, pour le
31 août, un cortège des associations libérales à travers la capitale, cortège
qui, drapeaux et bannières déployés, devait, en passant devant le Palais royal,
y déposer des pétitions. C’était le renouvellement en grand de la manifestation
du 10 août. Dès que les catholiques et les indépendants connurent ce projet,
ils résolurent de « manifester » le même jour ; ils firent part de leurs
intentions au bourgmestre. Celui-ci leur répondit qu’il leur serait loisible de
manifester librement un autre jour, mais que le 31 août était réservé aux
libéraux. Il y eut des protestations. Fallait-il obéir à cette défense ou
passer outre ? Les ministres furent consultés ; ils exprimaient l’avis de
remettre la contre-manifestation à un autre jour. On s’y résigna. Le défilé des
associations libérales put donc se déployer à son aise. Il dura quatre heures ;
les organisateurs avaient eu soin de distancer les groupes de manifestants, de
façon à ce que le spectacle se prolongeât pendant un temps relativement long.
En réalité, tout aurait pu être terminé en deux heures, car, d’après les
données que nous recueillîmes, les manifestants ne (page 263) dépassèrent pas le chiffre de vingt mille hommes, mais on
voulait se ménager le plaisir de grossir ce chiffre ; et, en effet, le
lendemain les journaux libéraux parlèrent avec enthousiasme d’un chiffre
sensiblement plus élevé. Les catholiques n’interrompirent nulle part le
cortège, pas plus qu’ils ne le huèrent ou ne le sifflèrent. Vers 6 heures et
demie, alors que j’étais déjà à table, le procureur du Roi vint me rendre
compte de ce qui s’était passé ; aucun incident ne s’était produit
; « mais, me dit-il, si les catholiques manifestent dimanche
prochain, c’est alors qu’il y aura du chahut. »
Rien
n’était encore décidé définitivement en ce qui concerne cette
contre-manifestation. Le lendemain, vers 9 heures du matin, je me rendis chez
M. Beernaert ; M. Nothomb y était déjà ; tous deux exprimèrent l’avis que la
contre-manifestation était indispensable ; je me
ralliai à ce sentiment, et des dispositions furent prises en conséquence.
Le même
jour le Roi arriva d’Ostende pour ouvrir I ‘Exposition triennale des Beaux-Arts. Aucun incident ne marqua cette ouverture. MM.
Beernaert, de Moreau, Pontus et moi, nous accompagnâmes le Roi et la Reine. Le
Roi fut affable, sans nous entretenir longtemps. Il exprima seulement à M.
Beernaert, mais sans y insister beaucoup, le regret que l’amendement de M. Tesch n’eût pas été adopté.
Un grand
élan se révélait dans le pays catholique ; chacun brûlait de venir à Bruxelles
le 7 septembre. On se mit en rapport avec M. Buls ;
il promit une protection efficace. Les rapports de la police secrète nous
avertirent qu’on organisait une campagne de sifflets ; mais aucun (page 264) autre dessein ne nous fut
dénoncé. La manifestation catholique devait suivre le même itinéraire que la
manifestation libérale : ce fut une faute ; il aurait fallu la faire passer par
les boulevards ; mais cette idée ne vint à l’esprit de personne. Nous agitâmes
cependant, mes collègues et moi, le point de savoir comment nous réprimerions
les désordres, s’il s’en produisait. La garnison de Bruxelles était à ce moment
très faible ; toutes les troupes disponibles étaient dirigées vers le Camp, où
devaient avoir lieu, la semaine suivante, les manœuvres annuelles ; cependant
nous obtînmes du général Pontus qu’il gardât dans la capitale un peu plus
d’infanterie qu’il ne comptait le faire. Ces précautions, je le répète, nous
paraissaient superflues ; nous avions confiance dans les assurances du
bourgmestre et même de la presse libérale, et nous ne mettions pas en doute que
la journée du 7 septembre ne se passât avec calme. Telle était à cet égard
l’assurance du ministre de l’intérieur, M. Jacobs, qu’il se rendit le dimanche
matin, à Rixensart, chez sa mère, Il ne revint qu’à midi et il avait autorisé
le gouverneur du Brabant à n’être à son poste que vers 1 heure. Bien que nous
comptions sur le calme, cette attitude trop optimiste de M. Jacobs m’étonna
vivement ; mais je n’en eus connaissance que trop tard.
A 11
heures, M. de Moreau vint me trouver ; nous sortîmes ensemble, et nous
assistâmes à l’arrivée par la gare du Luxembourg de quelques sociétés
catholiques : elles étaient animées d’un grand enthousiasme et nous augurâmes
bien du résultat de la journée. Mais à peine avais-je déjeuné que
l’administrateur de la Sûreté publique, M. Gauthier, vint me trouver et
m’annoncer que, (page 265) depuis 10
heures ou 10 heures et demie, des violences se commettaient à l’arrivée des
trains à la gare du Nord ainsi qu’au boulevard central. Je me rendis chez M.
Jacobs, qui venait d’arriver. Il demanda par le téléphone des renseignements à
M. Buls ; M. Buls se montra
rassurant. Cependant, le gouverneur n’était pas arrivé ; nous le cherchâmes au
cercle où il avait déclaré qu’il se trouverait à partir de 1 heure ; M. Dolez
n’arriva guère que vers 2 heures ! A ce moment, les choses avaient pris une
tournure plus grave. On vint nous annoncer que le cortège était coupé ; on nous
demanda protection. Fallait-il faire sortir les troupes pour rétablir l’ordre ?
Ni M. Jacobs ni moi, nous ne pûmes nous y résigner ; M. Malou était à Woluwe ;
M. Beernaert à Gand. Nos amis, dont plusieurs avaient été frappés et blessés,
accouraient de toutes parts au ministère de l’Intérieur et nous demandaient
d’agir. J’estime encore aujourd’hui que, d’après tous les renseignements qui
nous étaient parvenus, nous aurions sans profit aggravé la situation en
requérant à ce moment l’armée ; nous nous bornâmes à envoyer des détachements
dans les gares pour protéger le départ des manifestants.
J’ai à
peine besoin de dire les angoisses que cette journée nous apporta. M. Dolez ne
cessa, à partir de 2 heures, de se tenir à notre disposition. Il nous renouvela
ses protestations de dévouement, et je l’entends encore nous disant, à M.
Jacobs et moi, lorsque nous lui parlâmes de requérir les troupes : « Pour
des amis, il n’est rien que je ne fasse. » Je redoutais un peu que les
catholiques ne récriminassent contre le ministère : il est si commode d’accuser
quand les choses ont mal tourné ! (page
266) Je leur rends néanmoins ce témoignage que, tous, ils nous soutinrent
loyalement au milieu de cette épreuve, et qu’ils ne songèrent pas à prétendre
que nous aurions pu faire autre chose que ce qui avait été fait.
Vers 6
heures, tout était terminé. Les libéraux, jugeant leurs hauts faits suffisants,
rentrèrent chez eux.
M. Jacobs
écrivit une lettre de blâme à M. Buls, puis il vint
dîner chez moi avec M. Nothomb et M. van Wambeke.
Le soir,
une foule de monde accourut au ministère de la Justice. Le procureur du Roi y
vint plusieurs fois, et, d’accord avec lui, je décidai qu’une enquête générale
serait faite sur les tristes événements de la journée.
Il était
cependant nécessaire de donner une satisfaction au sentiment catholique. Nous
en délibérâmes le lendemain. M. Beernaert émit l’avis qu’il fallait destituer
M. Buls. Nous ne pûmes nous rallier à cet avis ; M.
Beernaert, tout en s’y tenant, n’insista pas. Mais nous nous arrêtâmes à l’idée
de nous faire interpeller au Sénat, réuni depuis huit jours, afin d’avoir
l’occasion d’annoncer les mesures que nous avions prises.
L’interpellation
fut faite par M. Solvyns ; elle était conçue en
termes très sommaires ; elle demandait quelles résolutions avait adopté le
gouvernement. M. Jacobs les fit connaître. M. Solvyns
proposa alors un ordre du jour blâmant les excès qui s’étaient commis à
Bruxelles. M. Graux repoussa violemment cet ordre du
jour. Mais une division se produisit à gauche. MM. Balisaux,
Hardenpont, Crabbe, de Brouckere et quelques autres
étaient visiblement embarrassés de l’attitude de M. Graux
; ils demandèrent, par l’organe (page
267) de M. Balisaux, quelques explications sur la
portée de l’ordre du jour ; nous les fournîmes ; ils paraissaient satisfaits,
quand M. Graux proposa l’ajournement. L’ajournement
ayant été repoussé, M. van Schoor se leva et se prononça en faveur de l’ordre
du jour ; M. Graux dut battre en retraite ; il le fit
de mauvaise grâce, et finalement l’ordre du jour suivant fut adopté par
soixante-quatre voix et deux abstentions : « Le Sénat, après avoir entendu
les explications données au Sénat, blâme énergiquement les excès dont la ville
de Bruxelles a été le théâtre dimanche dernier et passe à l’ordre du
jour. »
Ce vote,
presque unanime, fut envisagé par nous comme une victoire morale. Sans doute,
il n’effaçait pas les odieux excès du 7 septembre ; mais il attestait que tous
les honnêtes gens repoussaient les entraves apportées à la manifestation
pacifique organisée par les catholiques.
A tout
prendre, du reste, j’estime que la journée du 7 septembre a produit plus de
bons résultats que de mauvais. Supposez qu’après la manifestation libérale du
31 août, les catholiques auraient renoncé à toute démonstration ; les libéraux
fussent restés maîtres de la rue, et probablement ils auraient organisé une
série de manifestations plus ou moins dangereuses ; déjà on annonçait une
démonstration des instituteurs. A la suite du 7 septembre, M. Buis annonça que
cette démonstration, de même que toutes les autres qu’on voudrait organiser,
seraient interdites. On pouvait donc espérer que l’ère des manifestations
publiques, destinées à peser sur la conscience royale, était fermée ; c’est ce
qui (page 268) m’autorise à répéter
que, malgré les apparences, la journée du 7 septembre ne nous a pas été
inutile.
Tous ces
événements s’étaient produits au cours de la session du Sénat. Réuni le 7
septembre, il se sépara le 12. La loi sur l’instruction primaire fut adoptée le
10 septembre par quarante voix contre vingt-cinq et une abstention. On y avait
annoncé de nouveaux désordres aux abords du Sénat à l’occasion de ce vote. Il
n’en fut rien. Décidément la partie était gagnée.
19. La loi scolaire. La sanction royale
(page 268) Elle l’était d’autant plus que le
Roi venait de nous manifester l’intention de sanctionner la loi.
Constitutionnellement, il ne pouvait faire autrement, mais l’attitude qu’il
avait prise au mois d’août semblait laisser sous ce rapport place à un doute.
Le 11
septembre, dans la matinée, il avait spontanément réuni le Conseil des
ministres en revenant du Camp. Nous ignorions quel pouvait être le but de cette
réunion. M. Malou m’avait dit la veille : « J’ai envie de demander formellement
au Roi s’il sanctionnera la loi ; nous devons sortir de l’équivoque. -
Gardez-vous-en bien, lui avais-je répondu ; nous ne pouvons admettre qu’il ne
la sanctionne pas ; nous devons, dans le langage que nous lui tiendrons,
considérer la sanction comme ne faisant pas question. » Nous étions résolus à
nous conformer à ce plan de conduite ; mais nous n’eûmes pas même à le suivre ;
le Roi nous prévint. A peine étions-nous rangés autour de la table du Conseil
qu’il nous dit « Je vous ai réunis, Messieurs, pour vous demander de renforcer
la garnison de Bruxelles, la loi va être sanctionnée, (page 269) et il faut que, vous et moi, nous soyons à l’abri d’un
coup de main. Le général van der Smissen demande six
mille hommes pour maintenir l’ordre ; il faut les lui donner. » J’appuyai
l’avis du Roi ; je ne voulais pas qu’il pût nous reprocher plus tard de ne pas
avoir pris les précautions nécessaires. Une difficulté d’exécution se
présentait seulement. La garnison de Bruxelles était de quinze cents hommes ;
les locaux dont le ministre de la Guerre disposait ne pouvaient guère renfermer
plus de deux mille cinq cents hommes ; où placer les autres ? La difficulté ne
fut pas tranchée le jour même. D’accord avec le Roi en principe, nous
recherchâmes les moyens de lui donner satisfaction dans la mesure du possible ;
le général Pontus s’entendit avec le général van der Smissen
: la garnison de la capitale fut portée à deux mille cinq cents hommes, et des
bataillons supplémentaires furent tenus à la disposition du commandant
militaire dans les villes voisines.
Le Roi, en
nous congédiant, nous annonça qu’il retournerait à Ostende, mais qu’il
reviendrait définitivement le mardi suivant.
Il avait
été très aimable, semblait absolument d’accord avec nous et ne sépara en rien
sa cause de la nôtre. Nous sortîmes de chez lui enchantés. Toutes les
difficultés nous paraissaient apaisées ; jusque-là l’attitude du Roi nous avait
laissé quelques inquiétudes ; après le conseil, elle ne nous en laissa plus.
20. Le pétitionnement des bourgmestres et le
« compromis des communes »
Plusieurs
d’entre nous se préoccupèrent alors de prendre quelques jours de vacances.
J’étais particulièrement fatigué, et mes collègues m’autorisèrent à m’absenter
pour quelques jours à partir du mardi 17. Nous n’étions (page 270) pas cependant au bout de nos embarras. Le
Nous
n’attachions à cette démarche de M. Buls que peu
d’importance. Le Roi ne semblait pas s’en préoccuper davantage ; car, lui ayant
demandé, le 14, l’autorisation d’aller passer dix jours à Paris (Après
le décès de M. Édouard Woeste, survenu le 15 août
1865, Mme Edouard Woeste, mère de Charles Woeste, était restée à Paris. Elle y mourut le 5 mars 1885.
(T.)), il me
répondit le 15 « Mon cher ministre, je ne vois aucun inconvénient à la petite
absence que vous projetez, et je veus adresse mes
meilleurs vœux pour votre voyage. La presse des deux partis excite extrêmement,
c’est très fâcheux. Tâchez, cher ministre, avant votre départ, de faire tout ce
qui dépend de vous pour calmer les journaux sur lesquels vous avez de
l’influence. Croyez-moi, cher ministre, votre très affectionné, LÉOPOLD. »
Le Roi
désirait donc que les polémiques de la presse s’atténuassent un peu. Mais il
n’y avait rien, dans ces polémiques, qui l’effrayât outre mesure, car il me (page 271) permettait de m’absenter en
termes trop obligeants et trop empressés, pour qu’on pût le soupçonner d’en
être sérieusement frappé. Il avait d’ailleurs écrit à M. Malou qu’il donnerait
sa sanction après avoir reçu le bourgmestre de Bruxelles.
Je
m’apprêtai donc à partir. Je ne soupçonnais pas, du reste, que M. Buls comptât se faire accompagner d’autres collègues dans
sa visite au Roi, et je pense que, si nous en avions été informés, nous aurions
dû insister pour que l’entrevue eût lieu sans aucune solennité.
En réalité,
le parti libéral allait tenter un dernier effort pour faire échouer la loi. Il
espérait encore, par un coup final, agir sur l’esprit du Roi de là la
démonstration qu’il préparait. Il semble, du reste, que le mot d’ordre était
donné de toutes parts pour appuyer M. Buls dans cette
démarche suprême. La veille du 17, au soir, on organisa au Waux-Hall
une manifestation en son honneur ; la manifestation terminée, on vint pousser
des huées sous les fenêtres des ministères. Mon départ était fixé ; je ne
voulus pas le différer ; mais ce ne fut pas sans une certaine répugnance que je
quittai Bruxelles le lendemain matin.
Le jeudi
matin, je fus prévenu, à Paris, par les journaux et par M. Domis,
de la réception de M. Buls et du discours du Roi. Je
m’applaudis beaucoup de la décision prise en haut lieu et de la forme dans laquelle
elle avait été portée à la connaissance « des bourgmestres
compromis ». Mais, en même temps, je fus inquiet de l’appareil dont la
réception avait été entourée. Les bourgmestres s’étaient rendus au Palais en
voitures découvertes ; ils étaient escortés par les huissiers du conseil
communal (page 272) en tenue
officielle, et à leur sortie de l’hôtel de ville et du Palais, des
rassemblements s’étaient formés et des acclamations s’étaient produites. Il
était manifeste que les libéraux continuaient leur jeu et qu’ils avaient
cherché à impressionner le Roi. La réponse royale avait dissipé toutes les
incertitudes (Le Roi avait fait à la députation des bourgmestres
libéraux la réponse suivante :
(« Je reçois votre pétition comme étant
l’expression des vœux d’un grand nombre de citoyens investis de fonctions de
magistrats communaux. J’ai reçu aussi, vous ne l’ignorez pas, Messieurs, de
très nombreuses pétitions en sens contraire à la vôtre.
(« En présence de ces opinions si divergentes, je
dois me conformer à la volonté du pays, telle que l’ont exprimée les majorités
des deux Chambres.
(« Vous êtes trop bienveillants en louant ma
sagesse, mais j’accepte sans réserve ce que vous voulez bien me dire de ma
scrupuleuse observation des devoirs du souverain constitutionnel.
(« Je resterai toujours fidèle à mon serment. Je
continuerai, pour ce qui me concerne, à chercher à assurer la marche régulière
de notre régime parlementaire. Je ne ferai jamais de distinction entre les
Belges. Je serai pour les uns ce que j’ai été pour les autres, Ma conduite a
été ce qu’elle a été en 1879. En usant de ma prérogative selon l’esprit de
notre loi fondamentale, je sers la Belgique, nos deux grands partis et la noble
cause de la liberté, à laquelle je suis si profondément dévoué.
(« Je remercie sincèrement Messieurs les
bourgmestres des sentiments qu’ils m’expriment pour ma personne et je les prie
en retour, de vouloir bien compter sur moi. »)
Mais
était-il vraisemblable que les meneurs libéraux allaient s’effacer et rentrer
chez eux ? Je ne le crus pas ; d’après les journaux, en sortant du Palais, M. Buls avait les yeux mouillés de larmes et M. De Wael, le visage caché dans ses mains. Toute cette pantomime
marquait qu’on était résolu à tenter encore quelque chose, et c’est ce qui
arriva.
21. Nouveaux incidents : les attaques contre le
Roi et les gendarmes en bourgeois
Le soir,
des bandes parcoururent la ville. Il en fut de même les jours suivants. La presse libérale recommandait bien le calme ;
mais le bourgmestre prenait soin de convoquer chaque jour la garde civique, ce
qui entretenait l’agitation. Le
« Le
mot d’ordre de la presse turbulente est de demander votre démission et celle de
M. Jacobs. Rien que ça ! La Reine partage avec vous leurs aménités. » Dès ce
moment, en effet, tous les groupes de l’opposition se divisèrent en deux
fractions : les libéraux, se prétendant dynastiques, reculaient devant les
moyens extrêmes et paraissaient vouloir se contenter d’une satisfaction de
second ordre, c’est-à-dire du renvoi des deux ministres qui personnifiaient la
politique du Cabinet ; les révolutionnaires du National, joints à quelques étrangers, criaient : « Vive la
République » et cherchaient à perdre le Roi dans l’opinion.
La
situation se prolongea avec ces caractères jusqu’au 22, date à laquelle la loi
scolaire parut au Moniteur.
M. Malou
m’écrivit que ce retard avait été accepté par le Cabinet ; que le discours du
Roi avait fait une impression excellente sur les catholiques ; qu’il y avait
lieu d’espérer que les désordres avaient définitivement cessé, et qu’il
n’existait « aucun motif de troubler mes vacances ». Il ajoutait : «
L’attitude du Roi a été bonne et correcte dans toute cette dernière phase. Si
je ne me trompe, nous touchons à la fin de la crise. » M. Domis me mandait, de son côté, des nouvelles aussi
rassurantes ; il les répéta le 23, en me disant toutefois « qu’on avait
encore convoqué ce jour-là les corps spéciaux de la garde civique, mais que,
sans cette circonstance, la ville aurait l’aspect de tous les jours ». Le
bourgmestre avait, du reste, affiché une proclamation interdisant les (page 274) circulations de bandes ou de
cortèges et les rassemblements de plus de cinq personnes : « Les prochaines
élections communales, disait-il à ses administrés, vous fournissent le seul
moyen régulier et efficace d’affirmer votre volonté de maintenir l’enseignement
public et de préparer, par des voies légales, l’abrogation de la loi qui en
compromet l’existence. »
Le
lendemain, M. Domis m’annonçait que, sur l’avis de l’avocat
général van Maldeghem, mes collègues s’étaient
décidés à poursuivre les signataires d’un placard : « Au Peuple belge »,
du chef de complot dans le but de changer la forme du gouvernement. Les
signatures étaient précédées des mots « Pour la Ligue républicaine. » M. Domis me manifestait quelque étonnement de cette résolution
; pour lui, c’était une bien grosse prévention que
celle de complot. Mon impression fut la même. Mais la prévention avait eu pour
résultat de mettre un terme aux dernières manifestations et d’amener les
libéraux à se séparer nettement des républicains et de leurs journaux. A ce
point de vue, elle ne pouvait être qu’approuvée.
C’est dans
ces circonstances que je rentrai le 25 à Bruxelles, à 11 heures du soir. La
ville était absolument calme.
Dès le
lendemain matin, je vis M. Beernaert, qui m’avait remplacé pendant mes dix
jours d’absence et qui me renseigna au sujet de ce qu’il avait fait,
principalement au point de vue du complot républicain. J’eus immédiatement à
suivre cette affaire, et en même temps à m’occuper des attaques de plus en plus
vives et outrageantes du National
contre le Roi et la Reine.
(page 275) Je mandai M. van Maldeghem, qui dirigeait en ce moment le parquet du
procureur général. Il vint me voir le samedi, me fit connaître que les
premières informations au sujet du complot n’avaient rien produit et que, selon
toutes les vraisemblances, la poursuite aboutirait à un non-lieu ; en même
temps il exprima l’avis qu’il y avait lieu de déférer le National aux assises. Il fut convenu qu’il me remettrait, le lundi
suivant, un rapport sur ce dernier point. Le lundi, il avait changé d’avis ; il
pensait que la poursuite contre le National,
devant être portée devant le jury, pourrait présenter quelque danger, et qu’il
valait mieux s’abstenir. J’entretins de son avis le Conseil des ministres. M.
Malou n’était pas loin de partager la manière de voir de M. van Maldeghem ; mais M. Beernaert la repoussa énergiquement ;
il déclara que le devoir du Cabinet était de défendre le Roi ; que si, après
cela, le Roi s’opposait aux poursuites, il n’y aurait plus qu’à s’incliner ;
mais, en attendant, le ministère ne pouvait rester indifférent à des attaques
délictueuses du caractère le plus grave. Tous les ministres se rangèrent à
cette opinion. En conséquence, j’enjoignis à M. van Maldeghem
de me présenter un rapport constatant le délit d’outrage au Roi et soumettant
au gouvernement la question de savoir si des poursuites devaient être
intentées. Ce rapport me fut remis.
Il restait
à décider le Roi. Pendant que j’étais à Paris, il avait très formellement
repoussé l’idée d’une poursuite. Je tentai un nouvel assaut dans une audience
qu’il m’accorda et à laquelle assistait M. Malou. Il persista à s’opposer
énergiquement à toute poursuite. Mais il (page
276) admit, à notre demande, qu’il nous écrirait une lettre dans laquelle
il nous ferait connaître sa décision. Je lui soumis la minute de cette lettre ;
il l’agréa, et m’écrivit en conséquence dans les termes suivants
«
Bruxelles, ce 10 octobre 1884.
« Mon
cher Ministre,
« Vous
m’avez communiqué le rapport du Procureur général vous demandant l’autorisation
de poursuivre des délits d’offense qui ont été commis contre ma personne et
vous m’avez prié de vous faire connaître à cet égard mes instructions.
« Je
désire qu’il n’y ait pas de poursuites à l’occasion des articles que le
ministère public vous signale.
»
Croyez-moi, mon cher Ministre, votre affectionné,
»
LÉOPOLD. »
A la suite
de cette lettre, je fis connaître au Procureur général qu’il n’y avait pas lieu
d’ouvrir une instruction contre le National.
Je ne cachai pas cependant au Roi qu’on s’étonnait de l’absence de poursuites,
et que notamment le corps diplomatique ne comprenait pas que sa personne ne fût
pas défendue par le gouvernement. « Je lui dirai, me répondit le Roi, que c’est
moi qui n’ai pas voulu autoriser les poursuites. »
Mais, tout
en accordant l’impunité aux journaux qui l’attaquaient, le Roi manifesta le
désir qu’il fût fait une application un peu plus large de la loi sur les
expulsions. En cela, j’avais devancé ses désirs ; j’avais prescrit qu’on me
soumît les dossiers des principaux rédacteurs étrangers (page 277) du National, et
je fis préparer des arrêtés d’expulsion contre quatre d’entre eux. En même
temps, j’expulsai deux anarchistes allemands, Parmi les Français frappés, se
trouvait M. Marchi, directeur du National. Il prit des airs de victime, quitta le pays avec éclat,
se fit acclamer par une bande d’étrangers sans aveu, et, arrivé à Paris,
m’écrivit une lettre insultante à laquelle, naturellement, je ne répondis pas.
Les autres Français expulsés se firent accompagner des mêmes démonstrations et
montrèrent, une fois de plus, qu’ils n’avaient nul souci des devoirs que leur
imposait l’hospitalité dont ils jouissaient en Belgique. Tout ceci servit de
nouveau de thème à des déclamations contre moi, mais bientôt, mis en demeure de
s’expliquer, M. Bérardi, directeur de l’Indépendance, approuva publiquement les
mesures que j’avais prises ; plus tard, M. Rolin, à la Chambre, y applaudit également
; il me reprocha seulement la manière dont elles avaient été exécutées ; je
m’expliquai, et, à la suite de ces explications, personne ne m’a plus adressé
de griefs de ce chef.
Ainsi que
M. van Maldeghem me l’avait annoncé, l’instruction du
chef de complot ne devait pas aboutir. Sur ce point, on me censura vivement
comme tous les autres. Sans décimer ma part de responsabilité, j’établis que
l’initiative de cette instruction remontait au parquet et à M. Beernaert. Cette
fois encore, on fut obligé de désarmer.
Le Cabinet
tout entier considérait la situation comme absolument raffermie. A peine
étais-je revenu de Paris, que M. Beernaert s’absenta pour une huitaine de
jours. Le Roi, de son côté, ne nous témoignait aucune inquiétude, (page 278) encore moins aucune
hostilité, et comme me l’avait écrit M. Malou, pour nous, la crise était
terminée.
Deux petits
incidents montrèrent cependant que les éléments les plus remuants du
libéralisme n’avaient pas renoncé à l’espoir d’agir sur l’esprit du Roi.
Le 1er
octobre, au moment où le Roi sortait du Congrès littéraire qui se tenait au
Palais des Académies, un nommé Delhaes cria sur son
passage : Vive la République ! Ce cri fut immédiatement suivi de plusieurs cris
de : Vive le Roi ! On s’étonne comment ce cri isolé et, du reste immédiatement
réprouvé par des manifestations contraires, ait pu faire quelque bruit. Quoi
qu’il en soit, je fus obligé de laisser sans suite les rapports qui me furent
adressés, le Roi se refusant à saisir le jury de ce délit. Je conférai avec M.
l’avocat général van Schoor sur les moyens de le réprimer sans recourir au jury
; nous dûmes reconnaître que la législation ne nous en offrait aucun.
Le 5
octobre, le Roi devait assister à la distribution des prix aux élèves couronnés
des établissements d’instruction moyenne. On m’avait averti que des libéraux,
toujours les mêmes, projetaient de se porter sur le passage du Roi et de
siffler ou de crier : Vive la République ! Nous décidâmes unanimement qu’il y
avait lieu de recourir à la présence sur les lieux de gendarmes en bourgeois.
M. Beernaert en était plus partisan que personne, et M. Gauthier,
administrateur de la Sûreté publique, nous pressait vivement de recourir à ce
moyen. De plus, des membres du cercle catholique nous promirent de se trouver sur
le passage du Roi et de l’acclamer. Tout se passa effectivement ainsi. (page 279) Quelques sifflets furent couverts
par les acclamations. A son entrée, M. Jacobs, qui présidait, fit remarquer au
Roi que les acclamations dominaient. Il le reconnut. Seulement, à peine M.
Jacobs s’était-il levé pour prononcer son discours, qu’un jeune homme cria : «
A bas la calotte ! » Il y eut un peu d’émotion ; mais elle se dissipa
rapidement. A la rentrée du Roi au Palais, les mêmes manifestations se
produisirent, les manifestations sympathiques l’emportant de beaucoup sur les
manifestations hostiles. L’impression de mes collègues fut favorable ; MM.
Beernaert et Malou, qui vinrent me voir à 2 heures, et M. Jacobs, que je
rencontrai plus tard, se déclarèrent très satisfaits. Mais, comme toujours, les
journaux libéraux dénaturèrent ce qui s’était passé.
Le 11
octobre devait avoir lieu le service traditionnel en mémoire de la Reine. On
m’avait prévenu que de nouvelles démonstrations auraient lieu sur le passage du
Roi. Nous recourûmes de nouveau aux gendarmes en bourgeois, et quelques jeunes
gens dévoués se rendirent à Laeken et acclamèrent le Roi. Contrairement à ce
qui avait été annoncé, aucun cri discordant ne fut poussé.
Les
gendarmes en bourgeois avaient dressé, le 5 octobre, un certain nombre de
procès-verbaux. Je ne pus y donner suite, les délinquants étant justiciables du
jury et le Roi ne voulant pas de poursuites devant le jury où sa personne
pourrait être discutée. Malgré cette inaction, M. Buls
ne fut pas satisfait et il entama une campagne contre les gendarmes en
bourgeois.
Cette
campagne fut dirigée d’abord contre (page
280) l’administrateur de la Sûreté publique. Celui-ci, quoique libéral,
était très excité contre M. Buls ; il le traitait de
« communard ». Je lui dictai une réponse par laquelle il se retranchait
derrière moi, tout en affirmant qu’il s’était scrupuleusement conformé à la
loi. M. Buls se retourna alors contre moi et me
demanda compte de ma conduite. Je lui écrivis, le 22 octobre, au moment où le ministère
allait succomber, une lettre, dans laquelle je me refusais nettement à entrer
en discussion avec lui. J’aurais pu laisser à mon successeur le soin de lui
répondre ; mais les responsabilités ne m’effrayaient pas et je préférais
terminer ma carrière ministérielle par un acte d’autorité.
Je reviens
sur mes pas, pour continuer à retracer les événements qui se sont déroulés
pendant le mois d’octobre. J’ai fait remarquer qu’à mon retour de Paris, mes
collègues et moi, nous nous considérions comme absolument maîtres de la
situation. Nous eûmes donc à préparer la prochaine session ; de plus, je
m’occupai activement de l’administration de mon département.
22. Mesures administratives (III)
Pendant le mois
de septembre, j’avais publié deux nouvelles circulaires sur les cultes, l’une
par laquelle je reconnaissais aux fabriques le droit de construire ou de
recevoir par dons ou legs des églises ou des presbytères, l’autre par laquelle
je stipulais que la déchéance des fabriques ne privait pas les curés du droit
de recevoir des communes un logement. Par application de cette dernière
circulaire, je donnai ordre au gouverneur de Liége de retirer leurs pouvoirs
aux commissaires spéciaux qu’il avait nommés pour faire déguerpir de leurs
logements les curés des fabriques déchues. Cet ordre fut immédiatement exécuté.
(page 281) Au commencement du mois
d’octobre, je m’occupai de la constitution de la commission du Code civil. Je
projetais de la composer de dix-huit membres ; je les choisis dans le
parlement, la magistrature, le barreau et la politique. Je les fis venir, et
tous acceptèrent avec reconnaissance le mandat que je leur offris. Les
magistrats libéraux ne furent pas les derniers à condamner très nettement le
code Laurent. En possession de ces dix-huit acceptations, j’envoyai au Roi un
arrêté royal instituant la commission, et le rapport qui devait le précéder.
J’avais
conçu également le dessein de visiter les établissements de bienfaisance et les
prisons. Je me rendis successivement à Gheel, à Hoogstraeten et à Merxplas, ainsi
qu’à Tournai.
A Gheel, une réforme malheureuse avait été introduite par M.
Bara dans le seul but de libéraliser la direction. Je réunis les divers membres
de la commission qui régissaient l’établissement ; je leur fis connaître les
lacunes du règlement, et, rentré à Bruxelles, j’élaborai des modifications dans
l’organisation de l’infirmerie et du service médical.
A Hoogstraeten et à Merxplas, je
visitai en détail les dépôts de mendicité. J’y fus parfaitement reçu, mais je
pus constater qu’on sortait de là plus mauvais qu’on y était entré, et je pris
la résolution de travailler activement à l’amélioration de ces établissements.
A Tournai,
enfin, j’allai ouvrir le nouvel asile d’aliènes et installer la commission que
j’avais nommée. Au milieu de la crise que nous avions traversée, j’avais
négocié avec les Frères de la Charité pour qu’ils se chargeassent de la
direction de l’établissement. M. Bara les avait écartés. Les Frères hésitèrent,
mais, cédant à mes instances, le Père Amédée Stockmans,
supérieur de la communauté, consentit à accepter l’offre que je lui faisais. Je
me réjouis beaucoup d’avoir pu amener une solution dont les pauvres aliénés
devaient recueillir les heureux fruits. Lors de l’installation de la
commission, je fus reçu par M. Bonnet, sénateur, et ses collègues. On me
prodigua mille attentions ; on m’offrit à déjeuner ; M. Bonnet me porta un
toast, et je répondis par quelques mots dans lesquels j’exprimais ma
satisfaction de nous voir tous réunis sur le terrain de la charité.
Je ne dois
pas oublier que je rétablis aussi les Sœurs dans la prison de Malines. M. Bara
les avait renvoyées, Il avait cédé aux instances de MM. Lentz
et Berden, que combattait en ceci M. Gauthier.
L’installation des laïques eut pour conséquence l’instabilité du personnel.
Aussi fut-ce sur l’avis des autorités, et spécialement de M. Gauthier, que je
rappelai les Sœurs.
Je fus
amené, vers la même époque, à ne donner aucune suite à la solution que nous
avions provisoirement adoptée pour la question des cimetières. Dans l’affaire
d’Hoboken comme dans une autre affaire, qui se produisit à Vieux-Dieu, le
parquet estima qu’il y avait lieu à poursuite. Comme il y apportait une
certaine persistance, je le laissai libre d’agir ; on m’avait, du reste, donné
à entendre que les Cours pourraient enjoindre des poursuites aux procureurs
généraux. Mais nous nous réservâmes de maintenir administrativement notre
solution, c’est-à-dire de nous opposer à toute exhumation, (page 283) dès que celle-ci ne serait
pas commandée par le respect dû à la mémoire des morts.
23. Entretien avec le roi sur la politique générale du
gouvernement
Le 13, je
fus mandé par le Roi. Son accueil fut extrêmement affable. Il m’entretint
d’abord de mon budget. Un point le préoccupant un peu, c’était la restitution
de leur traitement aux prêtres étrangers. Il me demanda instamment de déclarer,
lors de la discussion, que je m’emploierai à amener, autant que possible, le
remplacement des étrangers par des Belges. Je m’y montrai disposé. Alors il me
dit « Me le promettez-vous ? - Oui, Sire, répondis-je, dans les limites que je
viens d’indiquer au Roi. »
Puis il me
parla de deux autres questions : la commission du Code civil et la
création d’un notariat à Arlon. Quant au premier point, il me demanda de le
compléter par l’adjonction de MM. Tesch et Thonissen ; j’y consentis ; il désira sonder M. Tesch, je me ralliai à son désir, tout en lui faisant
remarquer que j’aurais à lui adresser la demande officielle. Il en convint. En
ce qui concerne la création d’un notariat à Arlon, il craignait visiblement,
tout en s’en défendant, de contrarier M. Tesch ; je
lui dis qu’il n’y avait pas un seul notaire catholique dans l’arrondissement ;
il ne méconnut pas que cette situation réclamât un remède ; mais il aurait
voulu que je recourusse à une combinaison quelconque pour ne pas augmenter le
nombre des notaires ; bref la question ne fut pas tranchée et je lui promis des
renseignements ultérieurs.
Après cela,
la conversation devint générale. Je fus amené à lui dire que je me savais le
point de mire des libéraux. « Puisque vous savez cela, me dit le Roi, (page 284) désarmez-les par votre
modération. - Oh lui répondis-je, on ne me reproche pas, en réalité, de manquer
de modération ; on m’en veut parce que j’ai dirigé, avec M. Jacobs, la campagne
contre l’ancien ministère... Du reste, ajoutai-je, ceux que l’on représente
comme des exaltés sont souvent plus modérés que ceux que l’on qualifie de
modérés. » Je faisais allusion à M. Beernaert, alors très animé et poussant aux
mesures énergiques. « Ah ! dit le Roi en riant, je sais de qui vous voulez
parler.
Le Roi me
demanda ensuite si j’avais des nouvelles électorales d’Anvers. Je lui répondis
que je ne me hasardais jamais à faire des prophéties électorales ; mais que si
nous étions battus dans cette ville, ce serait le maintien du statu quo et que,
dès lors, il n’y avait pas lieu de s’en préoccuper.
Vers la fin
de l’entretien, le Roi revint sur son sujet favori, la question militaire, et
il me dit : « Faites quelque chose pour moi. »
La
conversation n’avait pas cessé d’être empreinte de la plus grande confiance de
la part du Roi. Du reste, depuis les quatre mois que j’étais au pouvoir, il
m’avait toujours témoigné beaucoup de sympathie.
24. L’incident Schuermans
Le 15
octobre se produisit à Liége l’incident Schuermans.
Le premier président, prenant la parole, en l’absence de M. le procureur
général Ernst, pour prononcer la mercuriale de rentrée, choisit, pour me servir
de ses expressions, « un sujet convenable à la circonstance », et, après
avoir examiné les conséquences d’ordres contradictoires donnés au procureur
général par le ministre de la Justice et la Cour d’appel, termina en disant que
(page 285) si un ministre de la
Justice cherchait à suspendre l’exercice des lois, il pourrait être traduit
devant la Cour de cassation et qu’aucune prescription ne le protégerait.
Le
lendemain, toute la presse libérale reproduisit ce discours, en disant qu’il
avait voulu viser ma conduite dans la question des cimetières.
Quel parti
devais-je prendre en face de cette incartade ? Le vendredi matin 17, le
secrétaire général, M. Berden, m’envoya spontanément
un mot pour me dire que, dans son appréciation, le premier président avait
violé la loi en se substituant au procureur général ; que le devoir de
prononcer la mercuriale de rentrée appartenait au chef du parquet ou à son
délégué et non au chef de la magistrature assise ; et qu’il y avait d’autant
plus lieu de maintenir cette règle, que le parquet avait une responsabilité
vis-à-vis du Ministre, tandis que la magistrature assise n’en avait pas.
Je mandai
M. Ernst ; il ne vint que le lundi 20. Il me déclara que, d’après lui, M. Schuermans n’avait pas entendu me viser ; qu’il s’était
borné à dire le dernier mot d’une controverse qui avait éclaté deux ans
auparavant entre eux.
Je lui
répondis que si M. Schuermans avait voulu m’attaquer,
j’étais fort indifférent à ses attaques ; mais que je devais faire respecter la
loi ; que M. Schuermans l’avait violée el que je
l’invitais à prendre les mesures nécessaires pour que cette infraction ne
passât pas sous silence et ne se reproduisît pas. M. Ernst reconnut
l’infraction et me donna à entendre qu’il verrait M. Schuermans.
Deux jours
après, il m’écrivit une lettre dans laquelle (page 286) il confirmait son appréciation première sur le discours
de M. Schuermans, et m’envoyait, à titre de preuve,
les éléments de la controverse dont il m’avait parlé.
Cette
lettre avait-elle été concertée avec M. Schuermans ?
Je suis porté à le croire ; car, la Gazette
de Liége ayant publié au même moment un article renfermant une
interprétation analogue, M. Schuermans lui porta, le
lendemain, sa carte, en ajoutant qu’il l’accompagnait « de ses remerciements
pour l’article envoyé, qui lui avait fait bien plaisir. »
J’appris
depuis, à la suite d’un incident que MM. Balisaux et
Orban soulevèrent au Sénat, que M. Schuermans avait
bien réellement voulu me viser ; mais que, craignant d’être cité
disciplinairement devant la Cour de cassation pour s’être substitué au
procureur général, il avait cherché à faire croire à la pureté de ses
intentions.
Je ne sais
si je me trompe ; mais il me semble que toute cette attitude de la part d’un
magistrat haut placé donnait une triste idée de son caractère et des écarts
dont la magistrature libérale était capable.
Je
n’attachai pas, du reste, à cet incident plus d’importance que de raison, et,
en attendant les élections communales, j’achevai d’étudier la loi sur les
titres au porteur et la loi sur les traitements de la magistrature, au sujet
desquelles je tenais à être prêt.
Nous avions
décidé, en effet, de commencer la session par des projets d’affaires, et dans
ce but, nous nous proposions de demander à la Chambre de terminer tout d’abord
l’examen de la loi sur les transports. Chacun de nous, du reste, s’était occupé
de la révision des budgets, et grande fut notre satisfaction lorsque M. Malou,
à qui (page 287) nous les avions
remis, nous annonça, à la veille des élections communales, qu’ils se soldaient
par un léger excédent. Seul le budget extraordinaire restait à arrêter.
25. Les élections communales d’octobre 1884
(page 287) Fallait-il lutter à Bruxelles et
dans les faubourgs aux élections communales ? Nous étions unanimes à le penser
; nous estimions que les événements du 7 septembre avaient dû produire une
réaction salutaire ; d’ailleurs les indépendants étaient pleins d’espoir.
L’événement a prouvé cependant qu’on avait réussi à faire renaître, dans
l’agglomération bruxelloise, « la défiance du cléricalisme », et que cette
défiance devait inspirer les élections.
Ailleurs,
les nouvelles que colportaient nos amis étaient très bonnes. A Anvers, M. Meeus
n’était pas éloigné de croire que nous pourrions l’emporter à trois mille voix,
et la veille du scrutin, M. De Wael disait que le
lendemain il ne serait plus bourgmestre. De Louvain, de Tournai, de Namur,
d’ailleurs encore, les renseignements étaient favorables.
Les
premiers résultats connus ne répondirent pas à cette attente. Nous succombions
à Bruxelles, à Anvers, à Tournai, à Louvain, à Namur et à Verviers. Aussitôt,
la presse libérale s’écria que le ministère était condamné par le pays.
Rien
n’était moins vrai. Je n’insiste pas sur cette vérité, évidente cependant, que
le corps électoral communal ne peut prétendre régler les destinées
gouvernementales du pays ; mais, en dehors de cette considération, les premiers
résultats connus ne comportaient nullement (page 288) une modification ministérielle. Nous maintenions toutes
nos positions dans les villes flamandes, y compris Bruges, et à Nivelles ; de
plus nous conquérions Malines. Combien les résultats généraux ne devaient-ils
pas confirmer cette appréciation ! M. Malou les a relevés dans une carte
spéciale, dressée d’après les renseignements officiels
des gouverneurs et des commissaires d’arrondissement. En réalité, ces
renseignements faisaient la part des libéraux beaucoup trop belle : à les
prendre tels qu’ils étaient, nos gains l’emportèrent de beaucoup sur nos
pertes.
26. La réaction royale face aux résultats électoraux
Malheureusement,
les libéraux, habitués à exploiter la crédulité publique, chantèrent victoire.
Je le prévis dès le premier moment et j’allai trouver M. Malou, le dimanche
vers le soir. Il travaillait et me déclara immédiatement qu’il ne pouvait être
question pour le Cabinet de se retirer. Seulement, il connaissait le Roi ; il
savait combien les déclamations libérales l’impressionnaient ; à quel point les
exigences de quelques grandes villes le préoccupaient, et le lendemain matin,
il lui demanda audience.
Le Roi
l’accueillit en lui disant : « Quel événement ! Quel événement ! -
C’est, lui répondit M. Malou, le maintien du statu quo un peu amélioré (s’il
avait connu tous les résultats, il aurait dit : notablement amélioré). - Non,
dit le Roi, c’est un événement qui produira des conséquences graves. -
Lesquelles ? répliqua M. Malou. Le Roi nous demande-t-il nos portefeuilles ? -
Oh ! observa le Roi, vous venez toujours avec de grands mots. » Le Roi
paraissait donc écarter tout projet de modification ministérielle ; seulement
il (page 289) était d’assez méchante
humeur et déclara qu’il ne signerait plus rien en matière d’instruction
primaire. Cette déclaration faisait allusion à un mouvement portant sur les
inspecteurs et dont il était saisi ; la semaine précédente, du reste, causant
avec M. Jacobs, il lui avait exprimé l’opinion que, dans sa pensée, il ne faudrait
pas accorder plus d’une quinzaine d’adoptions avec dispense.
M. Malou
nous rapporta l’après-midi, en conseil, sa conversation avec le Roi. Il ne
croyait pas que notre existence fût menacée ; cependant, le Roi paraissait ému.
Je proposai de réunir la droite afin de délibérer avec elle et de provoquer, de
sa part, une démonstration de confiance. Rien ne semblant urgent, on ajourna au
lendemain ou au surlendemain toute décision sur ce point.
27. Le roi demande à Malou de se séparer de Woeste et de Jacobs. Le refus de Malou
Le
lendemain, à 2 heures, nous étions de nouveau réunis chez M. Malou pour arrêter
le budget extraordinaire, le seul qui fût encore en suspens. Vers 3 heures, M. Beernaert
reçut un mot de son secrétaire, M. Paul Verhaegen, qui lui écrivait avoir vu
entrer M. Bara au Palais du Roi. Nous nous demandâmes un instant ce que pouvait
signifier cette visite ; mais nous ne nous attardâmes pas à faire des
conjectures, tant nous étions loin de croire à la possibilité d’une crise, et
nous ajournâmes au lendemain l’examen du point de savoir s’il fallait convoquer
les droites.
Le soir, l’Indépendance annonça, presque
officiellement, que M. Bara avait été reçu par le Roi. Le lendemain matin,
mercredi, un peu avant 10 heures, M. Malou vint me prévenir qu’il avait demandé
audience au Roi, afin de connaître définitivement ses dispositions, et qu’il se
rendait au Palais. Une heure après, M. Malou nous (page 290) réunit en conseil : nous étions en pleine crise
ministérielle.
Le Roi
avait informé M. Malou que, d’après lui, les élections communales avaient
modifié la situation et qu’il était en dissentiment avec ses ministres sur deux
points : le personnel du Cabinet et la loi scolaire.
M. Malou
répondit que les élections communales nous étaient, dans leur ensemble,
favorables ; et, que ne le fussent-elles pas, elles ne pouvaient influencer les
destinées gouvernementales du pays. Le Roi persista, et il demanda la démission
de M. Jacobs et la mienne, ainsi que « des amendements à la loi scolaire ». M.
Malou demanda que le Roi consignât par écrit ses exigences, ce qui fut fait.
Après quoi le Roi lui demanda de reconstituer le Cabinet. M. Malou s’y refusa,
disant que son honneur politique le lui interdisait et ajoutant qu’il ne
signerait aucun arrêté consacrant ce qu’il regardait comme un véritable « coup
d’État ». Le Roi insista, mit les mains sur les épaules de M. Malou, lui
demanda de ne pas le livrer « aux radicaux ». M. Malou se retira, en disant
qu’il devait au plus tôt informer ses collègues de ce grave événement.
Dès que
nous fûmes réunis, je déclarai aux autres ministres, que toute question
personnelle devait être écartée, et que je les laissais libres de prendre la
résolution qui leur paraissait la plus opportune. M. Jacobs fit une déclaration
semblable.
Nous
demandâmes alors à M. Malou s’il était convaincu qu’en cas de refus du parti
catholique de se prêter à la formation d’un autre Cabinet de droite, le Roi
passerait à gauche. Il nous répondit affirmativement, (page 291) et nous prîmes cette réponse pour point de départ de
notre délibération. Je me suis posé, depuis, la question de savoir si nous
avions eu raison de ne pas chercher à agir sur la résolution du Roi. La droite,
le lendemain, témoigna de son côté le désir de faire, auprès de lui, une
démarche d’ensemble ; cette démarche eût-elle réussi ? Il est difficile de
répondre. J’incline cependant à penser qu’elle serait restée sans résultat.
Outre qu’un souverain ne prend pas d’ordinaire un parti aussi grave sans être
décidé à s’y tenir, il m’est revenu depuis, d’une foule de côtés, que plusieurs
libéraux de marque étaient informés depuis trois jours des intentions du Roi.
Quoi qu’il
en soit, la dislocation du Cabinet ne pouvant, dans notre pensée commune, être
évitée, que fallait-il faire ? Devions-nous nous en aller tous ? ou convenait-il de reconstituer le Cabinet avec plusieurs de
ses éléments ? J’émis l’avis que, dans l’intérêt du parti conservateur, MM.
Beernaert et Malou pouvaient rester ; M. Jacobs répondit que cela n’était pas
possible pour M. Malou, qui avait formé le Cabinet et ne pouvait avec dignité
renvoyer ses collègues ; M. Malou adhéra très énergiquement à cette manière de
voir et déclara qu’il ne déshonorerait pas la fin de sa carrière politique.
Quant à M. Beernaert, il semblait répugner à rester dans la combinaison
nouvelle, et il hésitait beaucoup sur le parti à conseiller à la droite ; M. de
Moreau se taisait ; M. Vandenpeereboom se prononçait
avec une vivacité rare pour que les ministres demeurassent solidaires. Dans cet
état d’indécision, nous résolûmes de convoquer les deux droites pour le
lendemain à 2 heures ; le reste était réservé ; seulement nous paraissions
d’accord (page 292) pour nous
laisser tous révoquer, si les droites n’étaient pas d’avis de former un Cabinet
nouveau.
M. Malou
alla faire connaître au Roi à 1 heure, que les droites étaient convoquées. A 2
heures, nous nous réunîmes de nouveau. Cette seconde délibération resta sans
résultat, et nous nous ajournâmes au lendemain matin pour arrêter les conseils
à donner à la droite.
Le
lendemain matin, notre indécision était encore grandie. M. Vandenpeereboom
soutint jusqu’au bout que le Cabinet devait rester uni, et qu’aucun de ses
membres ne pouvait se séparer de MM. Malou et Jacobs et de moi. Mais, petit à
petit, l’opinion contraire prévalut, et nous nous arrêtâmes à l’idée de
conseiller à la droite de se prêter aux désirs du Roi ; M. Beernaert refusait
encore de s’engager ; mais nous le pressâmes de consentir à reformer le
ministère. Avant notre réunion du reste, le Roi lui avait envoyé M. de Borchgrave pour lui dire qu’il espérait pouvoir compter sur
lui. Cette démarche donnait à croire qu’il faisait une différence entre M.
Beernaert et nous ; M. Beernaert avait été, depuis quatre mois, très - parfois
même trop - énergique au sein du Conseil des ministres ; mais il avait été très
réservé dans les Chambres pendant la session extraordinaire et il s’était
abstenu de prendre part aux débats politiques.
M. Vandenpeereboom, je tiens à le répéter, n’adhéra pas à
notre accord, tout en se montrant disposé, par dévouement, à se soumettre aux
résolutions des droites.
A 2heures,
les droites étaient assemblées au grand complet. Quand j’arrivai, personne ne
savait encore rien. Mes amis, qui me soutenaient avec une chaleureuse
sympathie, accoururent à moi, en me serrant les mains (page 293) et en m’appelant « Mon cher Ministre. - Je ne le
suis plus, répondis-je. - Comment ! s’écrièrent-ils,
c’est impossible, nous ne le permettrons pas. » L’émotion gagna de proche
en proche partout se révélaient des frémissements de colère et d’indignation.
Enfin la
séance fut ouverte. M. Malou exposa simplement la situation, sans chercher à
peser sur la décision de l’assemblée. Après lui, MM. Coomans
et Nothomb prirent successivement la parole, le premier pour repousser tout
accommodement, le second pour le recommander. Ils firent peu d’impression.
Alors je me levai. Je déclarai que, quels que fussent les regrets de nos amis,
M. Malou, M. Jacobs et moi, nous n’étions plus ministres, et qu’il fallait
partir de là pour apprécier les devoirs qui nous incombaient. J’énumérai les
raisons qui devaient conseiller à nos amis de conserver le pouvoir ; je les
conjurai de sauver notre œuvre à défaut de nos personnes. Puis, m’adressant à
M. Beernaert, je le suppliai d’accepter la charge de la reconstitution du
Cabinet.
II est
impossible de dépeindre l’émotion de nos amis pendant que je m’exprimais ainsi
; des larmes étaient dans tous les yeux ; plusieurs ne purent parler, tant le
trouble qui s’était emparé d’eux les étreignait à la gorge. Après moi, MM.
Beernaert et Jacobs prirent encore la parole. Mais la décision ne faisait plus
question la droite se résignait. Plusieurs des indépendants étaient présents ;
ils promirent, par l’organe de M. Van der Smissen,
leur concours efficace au Cabinet qu’il s’agissait de former. Au vote, quelques
voix seulement, parmi lesquelles celle de M. de Lantsheere,
se séparèrent (page 294) de la
grande majorité, pour repousser la solution que nous avions conseillée.
J’étais
moi-même fort ému, et les larmes me vinrent aux yeux à mon tour, en recevant
les étreintes cordiales de mes amis. Je retournai au ministère de la Justice.
Je reçus bientôt de nombreuses visites, et puis une pluie de lettres et des
cartes, et puis encore les visites de mes fonctionnaires, et parmi eux des
libéraux notoires, qui vinrent, quelques-uns avec émotion, m’exprimer les
regrets que leur causait mon départ. Rarement, je pense, ministre qui s’en va a
reçu, de la part de son administration, des preuves de sympathie comparables à
celles que j’ai recueillies. Le corps diplomatique ne fut pas le dernier à
venir nous visiter.
28. Les mobiles du roi
Il n’est
pas facile de déterminer la cause qui a amené le Roi à nous signifier une
résolution que rien ne faisait pressentir de sa part et que ne justifiait aucun
grief personnel qu’il aurait eu contre nous. Il est vraisemblable cependant
qu’un de ses motifs a été la crainte des émeutes et les sommations du
libéralisme. Ce motif était très faible, car personne ne mettait sérieusement
en doute que nos adversaires avaient déployé, le 19 octobre, leur dernier
effort, et qu’ils étaient impuissants à tenter encore contre nous une
entreprise quelconque. Aussi ai-je lieu de croire que d’autres mobiles ont agi
sur le Roi.
Je savais
que M. Pirmez avait vu le Roi le mercredi 22 octobre, quelques instants avant
que M. Malou eût été reçu à son tour, et qu’il lui avait déconseillé de nous
congédier. J’eus occasion, à quelque temps de là, de lui toucher un mot de
l’avis qu’il avait exprimé. Il ne reconnut pas expressément qu’il l’avait donné
; cependant, (page 295) comme
j’insistais, il me répondit : « Après tout, si je vous répétais le langage
que j’ai tenu au Roi, vous ne pourriez en être que très flatté. » Il me dit
ensuite que le Roi lui avait témoigné tout le regret qu’il éprouvait de se
séparer de deux hommes comme M. Jacobs et moi ; puis, poussant les confidences
un peu plus loin, il ajouta : « Certes, les élections communales ont eu quelque
effet sur l’esprit du Roi, mais il a eu pour vous renvoyer un motif que vous ne
connaissez pas, et que vous ne pouvez même pas soupçonner. »
Plus tard,
dans un second entretien, M. Pirmez me confirma cette communication : il ajouta
qu’il avait vu le Roi deux fois, le mardi soir et le mercredi matin, et que, le
mercredi matin, il l’avait quitté, croyant que nous ne serions pas congédiés.
Quel a donc
été le motif prépondérant auquel M. Pirmez faisait ainsi allusion ? Il ne me
l’a pas dit ; mais, comme je lui rapportais le bruit d’après lequel M. Washer, ancien député libéral de Bruxelles, avait demandé
au Roi notre retraite, il me répondit que le Roi ne lui avait pas parlé de M. Washer ; cependant, continua-t-il, « je tiens de Sainctelette que Washer se vanta
tout haut à Bruxelles d’avoir demandé au Roi notre démission et de l’avoir
obtenue ». Il est probable que M. Washer se vantait
un peu trop ; il paraît néanmoins avéré qu’il avait été vu par le Roi le
dimanche, et qu’il avait déployé, dans l’entretien, une grande hostilité
vis-à-vis de nous. Comment le Roi ne s’est-il pas souvenu que M. Washer avait, à raison des comptes
de l’enquête scolaire, une animosité personnelle à satisfaire contre M. Jacobs
et moi ?
(page 296) Il est vraisemblable toutefois
que M. Washer n’a pas été le seul à échauffer les
oreilles du Roi. On m’a assuré que plusieurs personnes de son entourage, parmi
lesquelles le général Nicaise et le comte Paul de Borchgrave,
tout en reconnaissant que les attaques dont nous étions les victimes étaient
injustes, exprimaient l’avis qu’il fallait faire une concession au libéralisme.
Celui qui semble avoir vaincu les derniers scrupules du Roi, c’est le général
van der Smissen ; au moins tel est le récit que m’a
fait le comte Adrien d’Oultremont, bien en position
de savoir la vérité.
Le général
Van der Smissen depuis de longues années s’était fait
fort, si des émeutes éclataient à Bruxelles, d’y mettre un terme sans coup
férir. Il disait, d’un air fort confiant en lui-même, qu’en une demi-heure
l’ordre serait rétabli, et, au mois d’août ainsi qu’au mois de septembre, il
n’avait cessé d’affecter la même assurance. Il paraît qu’au mois d’octobre, il
déclara au Roi qu’étant données les dispositions de l’opinion à Bruxelles, il
serait obligé, s’il était requis, de tirer sur le peuple, et que, d’après lui,
il valait mieux nous sacrifier. C’est, me dit le comte d’Oultremont,
le revirement du général qui a entraîné celui du Roi.
Le fait que
voici confirme cette version : deux ou trois jours après ma chute, le général
van der Smissen rencontra ma femme ; il alla à elle,
la félicita de l’attitude « si noble » que j’avais eue, et ajouta :
« Maintenant, après une aussi énorme concession, si les troubles continuent,
il sera plus aisé de recourir à la force pour les dissiper. »
En réalité,
il n’y avait plus de troubles ; mais on (page
297) avait fait probablement le siège du général comme celui du Roi.
Quoi qu’il
en soit, l’attitude du Roi se conçoit difficilement. On eût compris, à la
rigueur, qu’il eût brisé avec son Cabinet avant d’avoir sanctionné la loi ;
mais après le discours du 17 septembre et la sanction de la loi, il n’y avait
plus de raison de le faire. Encore si le Roi nous avait réunis le 20 octobre,
et nous avait exprimé les craintes que lui causait la situation et le désir qui
l’animait d’amener une détente mais non ; au lieu de consulter ses conseillers
naturels, il manda les chefs de la gauche, et M. Bara a avoué à la Chambre que
le 21, alors que les ministres n’étaient informés de rien, le Roi l’avait
entretenu de notre retraite. (Paroles de M. Bara le 25 novembre 1884 : « Quant
à La retraite de MM. Woeste et Jacobs, j’ai dit au
Roi que je ne savais quelle satisfaction elle pouvait procurer au pays. » (W.)) M. Rolin avait également conféré avec le Roi.
On m’a
beaucoup rappelé, à la suite du congé qui nous a été donné, que le Roi était
animé d’une vieille hostilité contre M. Jacobs ; qu’il avait saisi l’occasion
de la lui témoigner, et que M. Jacobs m’avait entraîné dans sa chute. Je dois à
la vérité de dire que rien de cette hostilité ne transpira devant nous ; le Roi
recevait M. Jacobs avec la même affabilité que ses collègues. Cependant
plusieurs personnes de l’entourage du Roi m’ont affirmé qu’eu égard à ses
dispositions peu sympathiques à M. Jacobs, la résolution qu’il avait prise le
22 octobre ne pouvait étonner. Mme de Marche, dame d’honneur honoraire, déclara
à l’une des personnes qui fréquentaient son salon, que c’était le renvoi de M.
Jacobs qui (page 298) avait provoqué
le mien, et l’hiver suivant, Mme de Denterghem, dame
du Palais, venant à moi dans un bal, me dit : « Êtes-vous toujours lié
avec M. Jacobs ? nous l’appelons le Janson de la
droite ! » J’ajoute qu’à la suite du discours prononcé par M. Jacobs à
l’ouverture de la session dans le débat relatif à la crise ministérielle, le
Roi dit à M. Beernaert : « C’est un homme d’un immense talent ; mais il
perdra toutes les causes dont il s’occupera. » Paroles amères et qui accusaient,
chez le Roi, un ressentiment profond. A quelque temps de là, je causais avec M.
Bara des événements de
Pour ce qui
me concerne, le Roi saisit toutes les occasions de me témoigner ses bonnes
dispositions. Il affecta de dire à nombre de personnes combien il m’estimait et
quelle sympathie il avait pour moi. Déjà, on m’avait répété de lui ces deux
propos : « M. Woeste a fait ma conquête. - On le
dit exagéré ; ce n’est pas mon avis, je m’entends très bien avec lui. » Après
ma chute, il tint à maintes reprises un langage analogue ; et lorsque, cinq
mois après, j’eus le malheur de perdre ma mère, il m’écrivit une lettre très
affectueuse, en entourant l’envoi de cette lettre d’une solennité et d’un
empressement inusités.
Il avait
dit à M. Malou, le 22 octobre, que si nous désirions le voir, il se tenait à
notre disposition. M. Malou estima que l’abstention de notre part valait mieux.
Mais bientôt le Roi nous invita à dîner. Fallait-il accepter ? Nous décidâmes
que oui ; et à cette occasion la Reine me fit l’accueil le plus aimable.
(page 299) Je ne puis mentionner ici le nom
de la Reine sans constater à quel point les événements qui venaient de se
passer l’avaient attristée.
J’appris,
quelques jours après ces événements, par Mgr Van Weddingen,
aumônier de la Cour, que, le mercredi 22, le Roi avait dit à la Reine que nous
nous étions « retirés », et que la Reine, à cette nouvelle, « avait
sangloté » ! Je priai Mgr Van Weddingen de lui
raconter les faits tels qu’ils s’étaient passés.
Dans
l’audience de congé qu’elle donna à M. Malou, elle tint un langage viril. Une
allusion ayant été faite à l’attitude qu’elle aurait prise si elle avait été
chargée du gouvernement du pays, elle s’écria : « Oh ! moi,
je serais montée à cheval avec deux revolvers. Que voulez- vous ! C’est ma
nature. » M. Malou me rapporta en outre, qu’elle s’était exprimée sur mon
compte dans les termes les plus gracieux.
29. La reconstitution du ministère sous la conduite de
Beernaert
(page 299) En sortant de la réunion de la
droite, le 23 octobre, M. Malou se rendit chez le Roi et lui dit que M.
Beernaert consentait à reconstituer le Cabinet.
M.
Beernaert fut immédiatement appelé. Le Roi désirait à ce moment qu’une sorte de
Cabinet mixte fût formé, et il désigna à M. Beernaert, le général Chazal pour les Affaires étrangères, M. Vergote,
gouverneur du Hainaut, pour l’Intérieur et M. l’avocat général van Maldeghem pour la Justice. M. Beernaert répondit qu’un
Cabinet de droite était seul possible et qu’il n’en formerait pas d’autre. Le
Roi céda. M. Beernaert, au (page 300)
cours de l’entretien, lui parla de notre attitude, à M. Jacobs et à moi, et il
eut la bonté de lui dire qu’elle avait été « admirable ». Le Roi, à ce
mot, laissa tomber deux larmes dans son gilet.
Mais ce
n’était pas chose facile de constituer un nouveau Cabinet. Dès le jeudi, M.
Beernaert avait songé à MM. Thonissen et de Becker.
Il parla de M. Thonissen au Roi ; mais, objecta le
Roi, c’est « du Jacobs renforcé » ! Il faisait probablement allusion à
l’amendement qu’avait proposé M. Thonissen pendant la
discussion de la loi scolaire. Cependant M. Beernaert persista et il offrit à
M. Thonissen le portefeuille de l’Intérieur. Quant à
M. de Becker, il désirait l’appeler à la Justice ; M. de Becker, pressenti,
déclara que son devoir était d’accepter, mais qu’il n’était pas maître de sa
décision (Il faisait allusion à l’état de santé de Mme de
Becker. (W.)) et qu’il
donnerait réponse le lendemain. M. Beernaert ne pouvait conserver le
portefeuille de l’Agriculture ; il songea d’emblée à passer aux Finances et il
jeta les yeux sur M. de Bruyn pour l’Agriculture.
La journée
du vendredi se passa en pourparlers. Le soir, M. Beernaert était chez moi,
lorsque le refus définitif de M. de Becker lui arriva. Il en fut vivement
contrarié. Je l’engageai à prendre la Justice. Il ne put s’y résoudre ; il ne
voulait, pas plus dans la combinaison nouvelle que dans la combinaison précédente,
se charger d’un portefeuille politique. Il songea tour à tour à MM. Englebienne et de Volder, et se décida, le samedi, pour ce
dernier, qui accepta, bien qu’un peu effrayé de la tâche, et qui s’empressa de
venir me voir et de me dire combien il était affecté de ma chute.
(page 301) Quant à M. de Bruyn, mêlé à
plusieurs affaires financières, il ne se souciait pas d’un portefeuille. M.
Beernaert l’ajourna au dimanche à midi. Ce jour-là, vers 11 heures, il me fit
appeler chez M. Malou, où était également M. Nothomb, et il me dit :
« Faut-il que je force M. de Bruyn à accepter ; ou vaut-il mieux que
j’appelle Caraman aux Affaires étrangères en obtenant de de
Moreau qu’il passe à l’Agriculture ? » M. Malou n’était pas très bien disposé
pour le prince de Caraman. Je me prononçai en faveur du prince, afin que le
Cabinet eût un peu de relief vis-à-vis du monde diplomatique. Aussitôt après
avoir entendu cet avis, M. Beernaert s’y rallia, sortit, se rendit chez M. de
Moreau, qui consentit à passer à l’Agriculture, et manda le prince de Caraman,
qui accepta.
Le prince
de Caraman avait déjà espéré entrer dans la combinaison du mois de juin, et il
avait été très mortifié de ne pas avoir été choisi. M. Beernaert le savait, et
s’étant résolu, le 26 octobre, à faire appel à son concours, il crut devoir se
justifier de l’avoir mandé si tardivement : « Figurez-vous, lui
dit-il, que j’ai remis, il y a trois jours, une lettre à mon domestique pour
vous, et il l’a oubliée dans sa poche ! »
Le prince,
avec une naïveté surprenante chez un ancien diplomate, ajouta foi à
l’explication. Le lendemain j’allais le féliciter. Comme je me disposais à le
quitter, il me retint et me dit : « Et la lettre ? Connaissez-vous
l’histoire de la lettre ? - Ah ! lui répondis-je, si
je la connais ! »
30. Le maintien de la loi scolaire
Le Cabinet,
ainsi reconstitué, prêta serment le lundi 27 octobre. L’entrevue avec le Roi
fut froide et embarrassée ; (page 302)
M. Thonissen seul, par son humour, égaya un peu
l’audience royale.
Mais ce
n’était pas tout d’avoir reconstitué le Cabinet. Le Roi, le 22 octobre, avait
demandé des amendements à la loi scolaire. II y revint après la reconstitution
du Cabinet, et sollicita de lui des modifications législatives. Cette attitude
se comprend. N’ayant aucun grief personnel contre M. Jacobs et moi, il ne
pouvait expliquer notre renvoi, quelles qu’en fussent les causes secrètes, que
par un dissentiment sur la loi scolaire, et il devait dès lors, pour expliquer
l’acte qu’il avait posé, tenir à ce que satisfaction lui fût donnée sur ce
point. D’ailleurs telles étaient les exigences de M. Bara, que le Roi avait
consulté le 21 octobre. Je cite son aveu : « Quant à la retraite de MM. Woeste et Jacobs, j’ai dit au Roi que je ne savais pas
quelle satisfaction elle pourrait procurer au pays, que certainement ces
honorables membres n’étaient pas populaires, mais que leur présence au pouvoir
n’était pas la seule cause de l’agitation qui régnait dans le pays ; que la loi en était la cause principale et
qu’aussi longtemps qu’elle resterait debout, le même mécontentement
subsisterait. » (Séance du 25 novembre 1884.)
M.
Beernaert cependant se refusa à toute modification de la loi. Il promit de
faire une circulaire élevant les traitements d’attente à un minimum de 1000
francs et stipulant que les écoles adoptées devraient avoir un personnel
exclusivement belge, pour valoir dispense. Le Roi trouva que ce n’était pas
assez ; mais M. Beernaert déclara qu’il n’irait pas plus loin ; que seulement
il examinerait plus tard si la loi ne devrait pas être amendée.
(page 303) Un projet de circulaire fut
rédigé par M. Thonissen. Il ne valait rien et fut
écarté. M. Beernaert en fit un nouveau, que M. Jacobs accepta. MM. de Volder et
Vandenpeereboom vinrent me le soumettre, car il ne
leur plaisait pas ; ils étaient très affectés ; ou n’entend plus, me
dirent-ils, parler que de modération ! Je trouvai dans la circulaire des
passages regrettables, et j’allai en entretenir M. Beernaert. Après un assez
long débat, il consentit aux changements que je lui indiquai, et c’est ainsi
que fut définitivement arrêté un texte qu’on attribue à M. Thonissen,
mais qui lui était étranger. La publication de la circulaire fut un des
premiers actes du Cabinet. Un peu plus tard, le Roi réclama de nouveau des
modifications à la loi ; on lui dit que c’était impossible : la loi était
sauvée.
31. La présidence de la Fédération des cercles
catholiques
Je quittai,
le 9 novembre, l’hôtel du ministère de la Justice. Quelques jours avant, le vicomte
de Kerckhove était venu m’offrir, au nom du bureau,
la présidence de la Fédération des Cercles catholiques en remplacement de M.
Beernaert. J’allai consulter MM. Malou et Beernaert. M. Malou hésita un
instant, puis me dit : « Acceptez ! » M. Beernaert n’hésita pas et s’écria
: « Il faut accepter. » Je suivis leur conseil ; la position était
cependant délicate ; car le président de la Fédération, lorsqu’il occupe un
certain rang dans le pays, se trouve placé entre la droite d’une part, et les associations
catholiques d’autre part ; il doit chercher, sans mécontenter la première, à
satisfaire les secondes. Ma résolution prise, j’affrontai, non sans courage, je
puis le dire, les difficultés de ce rôle.
A côté de
cette réparation que je dus au pays catholique, (page 304) j’en reçus une autre dont mes commettants prirent
l’initiative. Une souscription fut organisée dans l’arrondissement d’Alost pour
m’offrir des témoignages de sympathie et de gratitude ; dans les villes et dans
les villages, l’élan fut général. Six mois après, ces témoignages - c’étaient
mon buste et un objet d’art symbolisant les causes dont j’avais pris les
intérêts en main - me furent remis à Alost au milieu de fêtes célébrées en mon
honneur et dont je n’ai cessé de garder l’inoubliable souvenir.