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« Mémoires pour servir à l’histoire contemporaine de la Belgique », par Ch. WOESTE, tome 1 (1859-1894)

(Bruxelles, Dewit, 1927)

 

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CHAPITRE III - LE MINISTÈRE LIBÉRAL DE 1878 - LES DIFFICULTÉS DU PARTI CATHOLIQUE (1878-1884)

 

1. L’organisation de la résistance catholique à la loi scolaire (1878-1884)

 

 (page 145) Le ministère libéral ne tarda pas à être constitué.

M. Frère-Orban en fut naturellement le chef, et M. Bara lui servit d’aide de camp. Mais il fallait faire des concessions à l’élément avancé, et c’est dans ce but que MM. Graux et Van Humbeek furent choisis, en même temps qu’on créait un ministère de l’instruction publique.

M. Van Humbeek devint le titulaire de ce dernier département ; M. Frère-Orban manqua de clairvoyance en faisant un tel choix ; car, outre que M. Van Humbeek était un des chefs de la franc-maçonnerie, sa haine pour le catholicisme était connue.

Dans certaines régions, on se berça d’illusions, Le comte van der Straten-Ponthoz, grand maréchal de la Cour, se rendit au Journal de Bruxelles pour y dire :

« Nous devons chercher à sauver deux choses : le maintien des rapports diplomatiques avec le Saint-Siège et la loi de 1842.» (Sur l’enseignement primaire. (T.)) L’intention était bonne, mais elle se nourrissait de chimères.

A peine installé, le Cabinet fit une loi électorale (page 146) ayant pour objet de supprimer certaines catégories d’électeurs qui offusquaient le parti libéral (Principalement des membres du clergé et des agriculteurs. (T.)). On vit, non sans surprise, M. Janson, l’apôtre du suffrage universel, donner son adhésion à cette loi.

Mais bientôt le projet scolaire fut déposé. On m’a dit bien souvent qu’il avait été l’objet de tiraillements au sein du Cabinet, et que M. Frère eût préféré se borner à appliquer à l’instruction primaire les principes de la loi de 1850 sur l’enseignement moyen. On a dit aussi que M. Bara avait été, de tous les ministres, le moins favorable au projet tel qu’il était conçu. Quoi qu’il en soit, mes amis et moi, nous ne pensions pas que le ministère songeât à aller aussi loin.

A peine eûmes-nous entendu la lecture du projet que quelques-uns d’entre nous se réunirent dans un salon de la Chambre et que nous décidâmes, séance tenante, d’ouvrir une grande campagne pour la défense de l’enseignement chrétien. Nous demandâmes au prince Eugène de Caraman-Chimay de réunir, dès la semaine suivante, des délégués de toutes les provinces dans ses salons pour aviser aux mesures à prendre. Il en fut fait ainsi ; quelques jours après le dépôt du projet, la réunion se tint, et des résolutions énergiques y furent adoptées avec enthousiasme. L’élément parlementaire prit la direction du mouvement ; il s’adressa aux députations Permanentes et aux administrations communales acquises au parti catholique, et je ne fais que rendre hommage à la vérité en constatant que, dès le premier jour et cela pendant cinq ans, M. Malou, notre chef et notre (page 147) inspirateur, fut admirable d’initiative et d’activité. Les organismes légaux dont nous disposions furent invités à nous seconder en se plaçant sur le terrain de la loi. Ils n’y manquèrent pas. Des conférences retentissantes furent données dans toutes les localités du pays ; elles émurent vivement l’opinion, et partout se constitua la résistance légale aux mesures du gouvernement : nous ne faiblîmes pas un instant.

Le ministère parut étonné. Il chercha par des déclarations et des circulaires à atténuer la signification du projet. Mais le coup était porté ; il devait finir par se retourner contre le parti libéral. Dans la section dont je faisais partie figuraient MM. Frère et Van Humbeek. Et comme j’énumérais les dangers du projet, principalement au point de vue religieux, M. Frère m’interrompit vivement et me dit : « Je vous atteste que je désire sincèrement que le prêtre entre à l’école, » Je lui répondis : « Vous le dites, Monsieur le Ministre, et cela suffit pour que je vous croie. Mais vous avez pour collègue M. Van Humbeek qui ne pense pas comme vous et qui est le titulaire du département de l’Instruction. - Oh ! répliqua M. Frère, je laisse chacun penser ce qu’il veut. » C’était une défaite.

La discussion fut longue et pénible. La loi votée, le Cabinet chercha à briser la résistance des catholiques. Il avait cru que la chose serait aisée. M. Frère avait dit à un diplomate qu’il nous faudrait des millions par an pour soutenir un enseignement catholique libre, et que ces millions nous ne les trouverions pas. Cependant les catholiques parvinrent à ouvrir des écoles dans presque toutes les communes et beaucoup d’écoles communales (page 148) se vidèrent complètement (1936 communes sur 2515 étaient, après un an, dotées d’écoles libres. Celles-ci, qui ne comptaient en 1878 que 13,1 pour cent de la population scolaire du pays, en comptaient, le 1er décembre 1880, 63,50 pour cent, soit 580,380 élèves contre 333,501 dans les écoles officielles. P. VERHAEGEN, La lutte scolaire en Belgique. (Gand, Siffer, 1905.) (T.)). Alors le Cabinet se livra à des vexations sans fin qui augmentèrent de toutes parts le mécontentement. Ne sachant plus de quel bois faire flèche, le parti libéral se mit d’accord pour décréter une enquête scolaire, destinée, d’après ses espérances, à mettre en évidence les actes répréhensibles des catholiques. Mais la droite refusa de prendre part à cette enquête, qui fut dès lors envisagée comme une mesure d’oppression de plus.

La lutte dura cinq ans. Elle tourna à l’avantage des catholiques. Elle n’en eut pas moins des effets déplorables. Bien que le pays dans sa majorité fût irrité du trouble apporté dans le domaine scolaire, le ministère avait entraîné à sa suite beaucoup d’hommes, et quand, finalement, il fut vaincu, il avait réussi à diviser plus que jamais les populations, et à créer de toutes parts des phalanges désormais nettement hostiles à l’Église. C’est ce qui m’a Perinis de dire que si la loi de 1879 a été le tombeau du ministère libéral, elle n’en a pas moins eu des conséquences durables, se manifestant par des groupements antireligieux et des hostilités individuelles de plus en plus accentuées.

 

2. La fraction des « intransigeants » (I) : la raison de leur succès (1865-1878)

 

 (page 148) Avant d’aller plus loin, il me faut revenir en arrière pour exposer les difficultés de la situation du parti catholique après les élections de 1878 et pendant la période que je viens de résumer en quelques mots. On ne peut contester que des tendances contraires à la Constitution s’étaient produites vers 1865 dans certains milieux catholiques, et que le mouvement avait grandi d’année en année : je les ai exposées. Sans doute, la très grande majorité des catholiques restait fermement attachée à notre pacte fondamental : l’attitude de leurs représentants dans les Chambres, dans les conseils provinciaux et dans les conseils communaux suffirait à elle seule à le prouver. Mais, d’autre part, le groupe hostile à la Constitution comptait des catholiques notables, riches et fervents ; de ce groupe partaient des écrits qui se préoccupaient bien plus des objections théoriques que peut provoquer la liberté générale, que de ses avantages pratiques dans notre Belgique du XIXe siècle ; beaucoup de journaux lui appartenaient ou subissaient son influence ; plusieurs évêques passaient pour être en communauté de vues avec lui ; maints ecclésiastiques négligeaient l’hypothèse pour la thèse ; enfin un mot d’ordre régnait dans tout ce monde, plus bruyant que nombreux ; il consistait à dénoncer comme catholique-libéral quiconque ne partageait pas ses antipathies ou ses sympathies. On exerçait ainsi une sorte de terrorisme sur beaucoup de catholiques ; la crainte de paraître suspect paralysait les bonnes dispositions de certains d’entre eux ; et quant aux âmes pieuses, elles s’éloignaient avec une défiance peu dissimulée de ceux qu’on leur dépeignait comme des demi-hérétiques.

Nous avions eu le tort, je le reconnais, de ne pas nous préoccuper assez de ce mouvement. Forts de notre (page 150) fidélité constitutionnelle, nous avions cru que quelques protestations à la tribune suffiraient C’était une erreur ; nous aurions dû réagir plus fortement au dehors ; car, pendant que notre quiétude demeurait entière, les libéraux exploitaient très habilement contre nous dans le pays les tendances que je viens de caractériser.

Comment se fait-il que ces tendances avaient pu naître et se développer ? Comment avaient-elles pu prendre ce caractère d’intensité regrettable, précisément dans un État qui seul, par une heureuse exception, possédait un ministère catholique ?

Il faut bien le dire : elles semblaient encouragées par Rome. Je me hâte de m’expliquer. Jamais le pape Pie IX n’avait fait de déclaration contraire à la Constitution ; jamais il n’avait dissuadé les catholiques de prêter le serment constitutionnel ; bien plus, lorsqu’il avait eu à s’expliquer sur ce point dans des conversations officielles, il avait tenu un langage de nature à satisfaire les plus difficiles. Des explications furent même fournies, à plusieurs reprises, par lui et par le cardinal Antonelli aux représentants du gouvernement belge à Rome ; elles sont relatées dans les documents diplomatiques et insérées dans l’introduction de l’ouvrage intitulé La Belgique et le Vatican (C’est l’ouvrage que M. Frère fit paraître après la rupture de ses rapports avec le Saint-Siège. (W.)) ; en les lisant, on y trouve la justification complète des catholiques parlementaires et le désaveu « des hommes exagérés ».

Toutefois, le pape Pie IX passait pour n’être pas favorable aux constitutions modernes et aux libertés qu’elles consacrent. Les sentiments qu’il avait exprimés (page 151) à cet égard dans les brefs aux cercles catholiques et aux journaux, ne pouvaient guère être interprétés autrement. Sans doute, il n’avait demandé nulle part le changement des institutions existantes ; mais il paraissait les réprouver en principe, sans en reconnaître en fait les avantages ; il ne les aimait pas ; par suite, toutes les faveurs, tous les encouragements qui venaient de Rome étaient pour ceux qui affichaient les mêmes répugnances, et l’on avait choisi les derniers évêques parmi les ecclésiastiques passant pour appartenir à cette nuance.

L’action de la nonciature s’était exercée dans le même sens pendant une période de douze à quinze ans. Ni Mgr Ledochowski, ni Mgr Oreglia, ni Mgr Cattani n’étaient sympathiques à la Constitution, et ils devinrent ainsi le centre d’un groupe intransigeant d’où partaient sans cesse des dénonciations absolument injustifiables. L’archevêque de Malines, Mgr Dechamps, n’appartenait pas à ce groupe, pas plus que les évêques de Bruges et de Gand ; mais, caractère plutôt flottant, il ne savait pas user de sa grande position pour réagir efficacement ; Mgr Faict et Mgr Bracq se concentraient dans l’administration de leurs diocèses et laissaient le champ libre aux trois évêques de Liége, de Tournai et de Namur (Mgr de Montpellier, Mgr Dumont et Mgr Gravez), prélats d’une trempe militante, qui, de concert avec M. Perin (Voir plus loin, p. 191), prétendaient diriger toute l’Église belge. Je trouve, dans une lettre que m’écrivit le cardinal de Malines, le 1er décembre 1877, au sujet de la Constitution, des déclarations fort rassurantes. Je lui avais écrit, pour lui signaler les dangers (page 152) de la situation, que je percevais plus clairement que d’autres, sans en être toutefois suffisamment alarmé.

Il me répondit, entre autres choses : « Une constitution durable ne pourra jamais être faite par la moitié d’un pays contre l’autre moitié. Elle doit être un accord, un concordat. Elle ne pourra jamais être perfectionnée non plus que de la manière dont elle a été faite, et si un parti prétend la changer à coups de majorités, il ne fera rien de solide. Les majorités sont changeantes. Ce que redoutent les libéraux ne pourra être fait qu’après leur conversion, c’est-à-dire avec eux. » En même temps, le Cardinal me recommandait l’étude d’une brochure du Père de Buck (Des principes catholiques et de la Constitution belge. « S’il y a dans le pays, disait le Père de Buck, des catholiques qui, dans l’attente d’un nouveau Théodose, croient qu’on ne doit prêter à la constitution qu’un serment de fidélité provisoire, leur opinion ne saurait se justifier. La constitution n’est pas une trêve, c’est un traité de paix loyal, sincère, obligatoire. »), brochure qui avait à juste titre mérité la faveur des constitutionnels. Malheureusement, dans ses écrits publiés, le Cardinal était moins précis que dans sa correspondance.

 

3. La fraction des « intransigeants » (II) : les démarches faites auprès de l’épiscopat et de la papauté pour limiter leur influence (1878)

 

Mgr Oreglia avait amené avec lui comme secrétaire un jeune prêtre nommé Vincent Vannutelli, qui lui était fort attaché et qui, devenu bientôt auditeur, conserva ses fonctions sous Mgr Cattani. Il était fort aimé et fort répandu à Bruxelles ; et il était arrivé sous la seule impulsion de son esprit droit à comprendre les périls que faisait courir à l’opinion catholique l’attitude des intransigeants. En toutes circonstances, il témoignait d’un bon vouloir soutenu aux catholiques parlementaires. Il en donna bientôt une preuve manifeste.

(page 153) Vers la fin de 1875, Mgr Cattani fut rappelé à Rome et remplacé par Mgr Séraphin Vannutelli, frère de l’auditeur et ancien nonce à Quito. La mission de l’auditeur finit en même temps ; mais il s’arrangea de manière à passer quelques semaines à Bruxelles avec le nouveau nonce, « pour, me dit-il, le mettre parfaitement au courant de la situation du pays. » (Mgr Vincent Vannutelli laissa à Bruxelles les plus vifs regrets. Au mois de septembre 1879, la nomination de son frère à la nonciature de Vienne paraissant imminente, M. le baron Auguste d’Anethan fut chargé de faire connaître au Pape le désir du Roi que Mgr Vincent Vannutelli le remplaçât. C’est ce que m’écrivit M. d’Anethan le 6 septembre 1879. Les événements empêchèrent qu’il ne fût donné suite à cette combinaison. (W.)) On s’aperçut bientôt aux conversations du nouveau nonce, Mgr Séraphin Vannutelli, qu’il n’accorderait pas d’encouragements au mouvement anticonstitutionnel. Il venait d’un pays où dominait « la thèse » et qui était représenté par la presse catholique comme une sorte de paradis terrestre. On pouvait craindre qu’il ne préférât ce régime-là au régime belge ; mais il n’en fut rien ; et je me rappelle, ce qui témoigne de sa clairvoyance, que, m’entretenant, peu après son arrivée, de la situation de la république de l’Équateur, il exprima l’avis qu’un cataclysme révolutionnaire ne tarderait pas à s’y produire : quelque temps après, en effet, la prédiction se réalisa.

Grâce au remplacement de Mgr Cattani par Mgr Séraphin Vannutelli, les anticonstitutionnels perdirent un de leurs appuis les plus dévoués.

Cependant à Rome le courant ne devait pas se modifier, et il ne changea pas, aussi longtemps que vécut Pie IX. Au commencement de l’année 1878, Léon XIII (page 154) monta sur le trône pontifical, et les déclarations qu’il fit à notre ministre auprès du Saint-Siège, le baron Auguste d’Anethan, furent conformes aux sentiments qui étaient prêtés à Mgr Séraphin Vannutelli. Toutefois ces déclarations ne reçurent pas de publicité immédiate, et au mois de juin 1878, l’action du Souverain Pontife dans ce sens n’avait pas encore eu le temps de se faire sentir d’une manière efficace. Aussi, la polémique de la majorité de la presse catholique belge n’avait pas encore changé à ce moment de caractère ; elle se trouva, vers ce temps, accentuée dans une brochure anonyme Catholique et politique, émanant, on l’a su depuis, d’une plume obscure, mais à laquelle on s’attacha à donner le plus grand retentissement. Cette brochure, qui indiquait la révision de la Constitution, au point de vue des libertés publiques, comme devant être le but des efforts des catholiques, était, en quelque sorte, le manifeste des intransigeants ; elle fut largement exploitée par le parti libéral.

C’est dans ces conditions que se firent les élections, dont le renversement du ministère Malou et l’avènement au pouvoir d’une administration libérale furent les fruits amers.

Il ne pouvait guère être contesté que la principale cause de ce revirement devait être cherchée dans la conduite du groupe de catholiques dont j’ai signalé les tendances. J’en écrivis aussitôt au cardinal de Malines, qui s’empressa de me répondre sa lettre, du 15 juin 1878, ne laissait pas que d’être sévère pour certains catholiques « qui ont, disait-il, du zèle, mais non selon la science ». Si cette lettre avait pu être publiée, il y (page 155) aurait eu un grand soulagement ; mais telle n’était pas sa destination. Le Cardinal parlait, il est vrai, des efforts qu’il faisait avec les autres évêques pour modifier la situation. Mais je ne crois pas que ces efforts fussent bien efficaces, et qu’à ce moment tout au moins il y eut union dans l’épiscopat. La lettre du Cardinal, tout en parlant de cette union, laissait en dehors, dans un autre passage, les évêques de Namur, de Tournai et de Liége, et un jour il me dit : « Quand nous sommes trois contre trois, nous ne décidons rien. »

En réfléchissant aux derniers événements, nous comprîmes, mes amis et moi, qu’il était temps, pour la droite, de prendre une initiative. Au commencement du mois de juillet, nous étions réunis, MM. Jacobs, Beernaert, Wasseige et moi, chez notre collègue, M. de Moreau, à Andoy. Nous y tombâmes d’accord pour reconnaître qu’il fallait tâcher de mettre un terme aux attaques de la presse contre les catholiques, et inviter la droite à prendre à cet égard une résolution.

Bientôt les Chambres furent convoquées en session extraordinaire, et après en avoir conféré avec les principaux de mes amis politiques, je provoquai une réunion de la droite. J’y exposai la situation. « Des divisions profondes, déclarai-je en résumé, existent entre les catholiques. Aucune question de doctrine ne les sépare ; c’est une question de conduite. Mais, si nous voulons rester un parti politique, exerçant son influence sur les destinées du pays, les attaques contre la Constitution doivent cesser. Nous avons tout lieu d’espérer de trouver de l’appui à Rome, auprès du pape Léon XIII. Je propose donc à la droite de faire une démarche de ce (page 156) côté, à moins qu’elle ne préfère, dans une déclaration collective, réprouver l’évolution anticonstitutionnelle de quelques catholiques.

M. Kervyn de Lettenhove fit des réserves au sujet de cette proposition. Non pas qu’il éprouvât la moindre sympathie pour les polémiques que nous étions unanimes à déplorer. Mais, dit-il, si une partie de la presse catholique a pris l’attitude qu’on déplore, c’est parce que l’ancien ministère et la droite n’ont pas été assez énergiques ; que celle-ci fasse preuve de plus de virilité, et les divisions cesseront. Cette opinion ne prévalut pas. MM. Malou, Beernaert, Cornesse, Jacobs et Nothomb s’associèrent à ma proposition ; MM. Beernaert et Nothomb émirent même l’avis qu’une déclaration immédiate de la droite était nécessaire ; mais on leur fit remarquer qu’aucun événement récent et saillant n’avait provoqué cette déclaration, et qu’on obtiendrait vraisemblablement un résultat plus complet et plus efficace en réclamant l’intervention du pape Léon XIII ; on décida, en conséquence, de rédiger une note verbale, c’est-à-dire non signée, qui serait remise au nonce, avec prière de la transmettre à Rome.

Personne, dans nos rangs, ne fit d’opposition formelle à cette résolution. Une commission fut nommée pour arrêter la note, et l’on y fit entrer M. Kervyn pour qu’il pût développer à sa pleine satisfaction les réserves qu’il avait déjà présentées ; les autres membres choisis étaient MM. Malou, Beernaert, Jacobs, Wasseige, Cornesse, Nothomb, de Liedekerke et moi.

M, Malou fut chargé de rédiger le projet ; il me le transmit, et je le modifiai dans des proportions assez (page 157) sensibles. La commission se réunit, arrêta le texte et convoqua la droite à nouveau, pour obtenir son approbation.

Une seconde fois, M. Kervyn produisit ses objections ; et il fut appuyé par M. Pety de Thozée, dont les vues étaient, au fond, conformes aux nôtres, mais qui avait des intérêts dans le Courrier de Bruxelles, l’organe le plus prononcé de l’hostilité à la Constitution ; l’un et l’autre s’alarmaient de voir, dans la note, l’apologie, au moins indirecte, de l’ancien ministère. La discussion se prolongeant, on décida d’adjoindre MM. Pety et de Moreau à la commission, à l’effet de procéder à une dernière révision du projet.

Avant que la commission se réunît, MM. Cornesse et Wasseige se chargèrent de le revoir, et ils y apportèrent des modifications insignifiantes. Le projet ainsi révisé fut lu à la commission. Nouvelles objections de M. Pety ; M. Malou se fâcha et se retira ; mais nous nous gardâmes de le suivre dans sa retraite ; nous réfutâmes M. Pety, qui finit par se rallier à nous, et c’est ainsi que le projet, au plein contentement de M. Malou, fut définitivement adopté, sauf la voix dissidente de M. Kervyn.

(Nous donnons ci-après le texto de cette Note de la Droite, qui fut rédigée par M. Malon et amendée par MM. Woeste et Cornesse. Elle fut remise au nonce le 20 août 1878.

(« Après l’échec grave du ii juin dernier, l’opinion catholique, conservatrice et nationale doit se recueillir, constater les causes sa défaite, rechercher les remèdes au mal et les conditions auxquelles est subordonné son retour à la tête du gouvernement du pays.

(« Les huit années d’existence des deux Cabinets catholiques, de 1870 à 1878, ont offert à certains égards un spectacle sans exempte dans l’histoire des pays de libre discussion.

(« La majorité parlementaire du Sénat et de la Chambre, fidèle à ses serments, se pénétrant des sentiments et de la situation vraie de la Belgique, n’a cessé de défendre, en même temps que les intérêts religieux, les institutions nationales et les libertés garanties pat la Constitution ; elle a toujours soutenu légalement les Cabinets qui s’efforçaient de maintenir à flot la barque naviguant entre tant d’écueils, assaillie par de grandes tempêtes.

(« Tandis que cet heureux accord existait entre le gouvernement et la majorité des Chambres législatives, une notable fraction de la presse catholique, au contraire, battait incessamment en brèche nos institutions constitutionnelles, créant ainsi une position fausse à la majorité et aux Cabinets qui la représentaient.

(« On ne peut contester cependant que si la liberté du mal existe en Belgique, comme partout, la liberté du bien s’épanouit dans une mesure inconnue dans la plupart des pays de l’Europe. Or la liberté du bien est due à la Constitution, et il n’est pas douteux que, si celle-ci était renversée, nous perdrions, avec elle, notre seule garantie du maintien des libertés religieuses et des œuvres catholiques, et nous assisterions dès le lendemain à l’avènement du règne de l’intolérance, sinon de la persécution. Cette situation est comprise par ceux-là même qui, par une étrange contradiction, attaquent quotidiennement le pacte fondamental : de leur aveu il est actuellement le palladium le plus sûr de nos droits et de nos libertés et ils reconnaissent que, si l’on y touchait, cette révision se ferait non en faveur des catholiques mais contre eux.

(« Sous l’action continue d’une polémique exploitée habilement par les ennemis de la religion, il était impossible qu’à la longue toute une partie du pays ne crût pas que le but des catholiques était le renversement de nos institutions.

(« Or la nation belge est habituée depuis des siècles à se gouverner elle-même ; le régime créé par le Congrès national a pour origine ses traditions historiques ; dans l’état des esprits aucun autre régime aussi favorable aux intérêts religieux n’y serait possible, et l’opinion publique s’éloignerait des catholiques à mesure que cette fatale erreur ou même un simple doute sur leurs intentions vraies se propagerait.

(« Le résultat des élections confirme cette appréciation. Les libéraux, exploitant les fautes de la presse et des extraits de quelques écrits émanés de plumes catholiques, ont réussi à faire croire que leur raison d’être était de défendre contre les catholiques les libertés publiques. Sans doute le pays est traditionnellement attaché à sa vieille foi ; mais il n’entend pas moins rester fidèle à ses institutions, et l’expérience prouve qu’il rompra avec quiconque les répudie.

(« La condition essentielle de la participation utile et honorable des catholiques belges à la vie politique est donc d’accepter loyalement et de pratiquer sincèrement les institutions et les lois de leur pays. D’ailleurs la Constitution forme un pacte qui a reçu leurs serments et au respect duquel, ne fût-ce que par ce motif, ils sont tenus en conscience.

(« Il ne s’agit pas d’une question de doctrine ; sur ce terrain il ne peut y avoir de dissentiment entre les catholiques. Il s’agit d’une affaire de conduite, d’une question pratique et d’application. Une grande partie de la presse catholique prétend faire admettre qu’elle ne veut pas renverser la Constitution, tout en revendiquant le droit de lui prodiguer tous les jours les attaques et les dénigrements. Une telle attitude énerve complètement l’action de ceux qui, dans les divers mandats publics, luttent pour la conservation du sentiment religieux au sein de nos populations et pour le maintien des droits de l’Église.

(« Il était permis d’espérer que les résultats de la journée du 11 juin dissiperaient cet aveuglement. Malheureusement le contraire est arrivé et le mal s’accroît de jour en jour au grand profit de nos adversaires.

(« La majorité de la presse persiste à se montrer de plus en plus hostile à la Constitution, qui cependant sert d’égide aux écoles et aux associations catholiques ainsi qu’aux libres rapports du clergé avec le Saint-Siège, et grâce à laquelle le Souverain Pontife n’est nulle part aussi Pape qu’en Belgique.

(« Le gouvernement nouveau, issu des dernières élections, se fait, contre les catholiques, une arme de l’attitude et du langage de la presse : c’est au nom de la défense nationale des institutions prétendument compromises, qu’on menace de nous ravir nos droits les plus précieux et qu’on a tenté de justifier notamment la création du nouveau ministère de l’Instruction publique.

(« Il n’est pas au pouvoir des membres de la droite parlementaire du Sénat ou de la chambre des représentants de remédier à cette situation que leur crée l’opposition de la presse de leur parti ; l’expérience le leur a pleinement démontré : chacune de leurs protestations collectives ou individuelles n’a eu pour résultat qu’une recrudescence de désaveux et d’attaques qui se répètent, pour ainsi dire, journellement et sous toutes les formes.

(« Puisqu’il est évidemment utile que les catholiques belges continuent à participer à la vie publique comme ils l’ont fait depuis près d’un demi-siècle, non sans succès, pour la défense de la grande cause à laquelle ils sont dévoués, il semble nécessaire et même urgent que des conseils de sagesse politique, de prudence et de modération viennent de plus haut, d’une autorité que nos coreligionnaires dans les luttes de la presse ne puissent ni récuser, ni suspecter afin qu’on cesse d’attaquer sans relâche dans la presse nos institutions nationales et de semer ainsi la division et le désarroi dans le sein du grand parti catholique et conservateur.

(« Si la situation actuelle devait se perpétuer, la droite parlementaire ne pourrait plus remplir utilement son mandat ; elle s’affaiblirait de plus en plus ; les libéraux grandiraient en force et en audace, et, sous leur action persistante, la foi des populations serait singulièrement compromise.

(« D’autres mesures utiles pour regagner le terrain perdu sont au pouvoir des catholiques eux-mêmes elles seront prises par eux. Ils savent qu’il ne leur est pas Perinis de céder au découragement et qu’ils doivent combattre sans trêve les adversaires des intérêts religieux. Mais ils constatent néanmoins avec regret que l’état de choses qui vient d’être exposé est tel que, s’il ne prend pas promptement fin, leurs efforts pourraient échouer. » (T.) »)

On était arrivé, par suite de ces retards, au 15 août. Il fallait donner suite à la résolution adoptée ; en conséquence, le 20 août, M. Malou, M. Beernaert, M. de Liedekerke et moi, nous nous rendîmes chez le nonce, Mgr S. Vannutelli, pour lui remettre la note.

(page 158) Le nonce nous fit l’accueil le plus empressé ; il approuva notre démarche, nous déclara que, de son côté, il rédigeait un mémoire sur la question constitutionnelle, nous promit d’envoyer la note à Rome, et ajouta « qu’il (page 159) avait la confiance que nous obtiendrions satisfaction, soit par une lettre du Pape au Cardinal, soit de toute autre manière.

Nous avions eu d’abord l’idée de prier la droite du (page 160) Sénat de se joindre à nous ; mais les jours s’étaient écoulés ; la session était close, et en présence de la difficulté de réunir ses collègues, M. le baron d’Anethan, chef des catholiques du Sénat, se contenta d’écrire au nonce une lettre motivée dans laquelle il adhérait à la note de la droite de la Chambre.

(page 161) J’avais proposé à mes collègues d’aviser le Cardinal de Malines de ce que nous comptions faire, et cela par déférence pour sa grande position dans l’Église belge.

En conséquence, le 21 août, je me rendis chez lui avec M. Beernaert. Il nous reçut à merveille. « Je me suis demandé, nous dit-il, en apprenant votre visite, quels services je pourrais vous rendre, alors que l’Église en doit tant à la droite. »

Mis au courant, le Cardinal s’empressa de nous approuver. Les évêques, nous dit-il, ne peuvent rien pour apaiser les divisions entre les catholiques ; car si cinq d’entre eux se mettaient d’accord dans ce but, un éclat serait à craindre de la part du sixième ; vous avez donc raison de vous adresser à Rome.

Là-dessus, je lui lus la note ; il ne fit aucune objection, bien au contraire, et se borna à nous en demander un exemplaire, pour que, de son côté, il pût l’appuyer à Rome. Nous le remerciâmes, en lui témoignant d’avance notre reconnaissance pour l’aide qu’il voulait bien nous promettre.

Nous profitâmes de l’occasion pour attirer son attention sur l’enseignement de M. Perin (Voir plus loin, p. 191). Sous ce rapport encore, de loyales explications furent échangées, et nous nous quittâmes dans les meilleurs termes.

A un mois de là, au retour d’une absence, j’allai voir le nonce. Il me lut une correspondance qu’il avait eue avec le Cardinal, précisément au sujet de la démarche de la droite. Dans une première lettre, écrite peu de jours après notre visite du 21 août, le Cardinal lui disait que la presse catholique était souvent dans son tort, mais (page 162) que la droite voulait « aller trop loin » ; qu’il était inutile d’appeler le Saint-Siège à se prononcer de nouveau sur la licéité des serments ; que cette question était définitivement résolue par des déclarations antérieures ; en terminant, il demandait au nonce de faire connaître à Rome sa manière de voir. Le nonce s’était empressé de justifier la démarche de la droite, et avait fait remarquer au Cardinal que, s’il avisait Rome de son dissentiment, la note resterait sans efficacité. A la suite de ces observations, le Cardinal n’avait pas insisté et le nonce, en envoyant notre note au Saint-Siège, s’était borné à y joindre son propre mémoire.

Il serait souverainement injuste de vouloir accuser le Cardinal de duplicité, à raison de ces faits. Mais ses impressions étaient très mobiles dans les questions qui touchaient la note et chez lui, parfois, le théologien rigide était en lutte avec l’homme pratique ; d’accord avec nous quand nous le vîmes, peut-être avait-il subi, quelques jours après, l’action d’influences contraires, et avait-il cru devoir, dans les meilleures intentions, ne pas se ranger trop nettement du côté de la droite.

Quoi qu’il en soit, la note était arrivée à Rome depuis quelques jours, quand M. Beernaert fut reçu par le Saint-Père. Celui-ci ne lui en parla pas directement ; mais il déclara que les divisions suscitées par la presse catholique étaient un mal, et « qu’il avait pris des mesures pour les faire cesser ». Il désapprouva, en outre, les attaques contre la Constitution. Le cardinal Nina tint absolument le même langage (Peu de temps avant la visite à Rome de M. Beernaert, des médailles avaient été envoyées de Rome par le Saint-Siège à MM. Verspeyen, d’Alcantara et Solvyns, et l’on avait attaché, en Belgique, une certaine signification à ce fait. M. Beernaert fut informé que les médailles avaient été remises à ces Messieurs uniquement en qualité de propagateurs du Denier de Saint-Pierre ; que la liste soumise au Pape portait les trois noms de MM. de Hemptinne, Verspeyen et d’Alcantara, et que, de sa main, le Pape avait effacé le nom de M. de Hemptinne pour le remplacer par celui de M. Solvyns. (W.))

(page 163) Les mesures que le Pape avait prises ne furent pas immédiatement connues. On sut plus tard qu’elles étaient doubles : d’une part, le Saint-Siège avait fait au représentant du gouvernement belge les déclarations les plus rassurantes au sujet de la Constitution ; d’autre part, il avait écrit aux évêques ou allait leur écrire dans un but d’apaisement fondé sur le respect de nos institutions

La note de la droite, n’étant pas signée, ne comportait pas de réponse. Mais le nonce me fit connaître, à la fin du mois d’octobre, que le Pape désapprouvait les attaques contre la Constitution et qu’il était chargé de le dire.

A ce moment, le Cardinal de Malines publia une nouvelle brochure, portant sur la licéité du serment. Il paraît qu’il avait en vue, par cette publication, de réfuter M. de Hemptinne et un Français, le chanoine Le Pelletier. C’était donner à ces individualités trop d’importance. La thèse de la non-licéité du serment ne réunissait autour d’elle aucun groupe en Belgique. Ce qui était plus dangereux, c’étaient les efforts d’une notable fraction de la presse catholique, prêchant la désaffection à l’égard de la Constitution ; sur ce point, un écrit du Cardinal eût été utile.

Au début de sa brochure, le Cardinal faisait remarquer (page 164) que Rome n’avait plus à se prononcer sur la question du serment, puisqu’elle avait maintes fois fait connaître son sentiment à cet égard. Ce passage fut considéré comme défavorable à la démarche de la droite. Mais, en réponse à cette appréciation, on a prétendu que le Cardinal, en s’exprimant ainsi, avait surtout voulu viser M. Perin, qui avait, disait-on, demandé à Rome qu’il ne fût plus Perinis de prêter serment à la Constitution que sous certaines réserves.

Tel est le récit complet de la conduite de la droite à cette époque. Elle n’a certes pas été sans influence sur les déclarations faites par le Saint-Siège et qui ont mis un terme aux attaques contre la Constitution et aux accusations que, de ce chef, le parti libéral dirigeait contre les catholiques. C’est le moment d’exposer la teneur de ces déclarations.

 

4. Le maintien de la légation belge auprès du Saint-Siège (1878-1879)

 

Je réunis, dans les pages qui vont suivre, les renseignements inédits relatifs à l’échange de vues entre le gouvernement et le Saint-Siège et ceux qui se rattachent aux instructions pastorales. Les uns, en effet, se mêlent tellement aux autres, qu’il est difficile de les séparer.

Le Cabinet libéral, en arrivant aux affaires, était bien décidé à supprimer notre légation auprès du Saint-Siège. Dès le mois de juillet, le prince de Ligne, président du Sénat, « libéral avec des nuances modératrices », selon sa propre expression, avait fait, à l’instigation du nonce, une démarche auprès de M. Frère, pour l’engager à ne pas rompre avec Rome : elle n’avait pas abouti. Le prince relata sa conversation avec M. Frère dans une (page 165) lettre qu’il adressa à Mgr Vannutelli et que celui-ci me communiqua (Dans cette lettre datée du 29 juillet 1878, le prince de Ligne s’abstint de citer le nom de Mgr Vannutelli, Il déclara à M. Frère que c’était en qualité de président du Sénat, « ayant le droit d’interpeller un ministre », qu’il venait lui demander si son intention était de supprimer notre légation auprès du Saint-Siège. Le ministre répondit qu’il était lié par l’amendement qu’il avait déposé depuis trois ans dans la discussion du budget des Affaires étrangères et, « ne pouvait, vis-à-vis de son parti, se déjuger sans jouer le rôle le plus ridicule », Souvenirs de la princesse de Ligne, née Lubomirsha (Bruxelles van  Oest, 1923, pp. 370-372). (T.)). M. Frère s’était principalement retranché derrière ses engagements ; mais il avait ajouté que la suppression de notre légation n’impliquait pas nécessairement celle de la nonciature.

Cependant le Roi désirait vivement que la légation fût conservée ; et la Reine, malgré sa réserve habituelle, avait joint ses instances aux siennes auprès de M. Frère. C’est alors que les déclarations du Pape relatives à la Constitution Perinirent à M. Frère de se prêter aux vœux du Roi et d’ouvrir l’échange de vues.

On sait ce que fut l’échange de vues dans sa première phase, la phase constitutionnelle, et je n’aurais pas à y revenir si je n’avais fait partie de la section centrale appelée à examiner le budget de 1879, et si je n’avais à rendre compte de l’attitude qu’y prit M. Frère. C’était au mois de février 1879. M. Frère nous exposa l’état des négociations au sujet de la question constitutionnelle, et il termina en disant que si, par ces négociations, la querelle qui s’agitait autour de la Constitution pouvait se vider ce serait un résultat national important, de nature à pacifier la pays et à justifier le maintien de la légation. Le comte Goblet d’Alviella se récria : « Vous (page 166) n’obtiendrez rien, dit-il, voyez les mandements épiscopaux relatifs au conflit scolaire ! » M. Frère répondit presque textuellement (j’ai noté ses paroles en sortant de la séance) « C’est autre chose. Je poursuis un but patriotique, qui est de mettre la Constitution au-dessus des luttes des partis. Ce but atteint, chaque parti conservera sans doute ses positions ; mais un grand résultat national aura été obtenu. » Il semble donc qu’à ce moment, M. Frère ne songeait pas à faire porter l’échange de vues sur la question scolaire ; ce ne fut qu’un peu plus tard, entraîné probablement par les exigences de la lutte, qu’il chercha à triompher de ses adversaires par des concessions à arracher au Saint-Siège.

Les observations qu’échangèrent MM. Frère et Goblet avaient été fort vives. Mais, en somme, M. Frère réussit ; à part M. Goblet, les trois autres membres libéraux de la section centrale votèrent pour le maintien, au moins provisoire, de la légation. Le président de la Chambre, M. Guillery, déclara même qu’il ne subordonnait pas son vote au succès de l’échange de vues ; qu’il voyait un avantage à entretenir des relations avec un pape animé de sentiments conciliants ; que tous les étrangers qu’il avait consultés se montraient fort hostiles à la suppression de la légation, et que, quels qu’eussent été ses votes antérieurs, il ne se croyait pas engagé.

La Chambre fit crédit à M. Frère, et bientôt les négociations s’étendirent à la question scolaire.

 

5. La question scolaire. Le différent entre l’épiscopat et la papauté sur la question du refus des sacrements (1879-)

 

Les catholiques étaient unanimes à condamner l’école neutre ; laïques et ecclésiastiques étaient d’accord sur ce point. Mais les laïques n’avaient pas supposé que le (page 167) clergé pût édicter des refus de sacrements comme sanction de sa réprobation de l’école neutre.

Cependant, dès juin 1879, des bruits dans ce sens commencèrent à courir. Je reçus la visite de la comtesse de Ribaucourt, qui vint m’entretenir de son école de Perck ; elle m’affirma, en m’en témoignant le regret le plus vif, que l’épiscopat avait pris des résolutions extrêmes ; elle se plaignait surtout de ce que l’instituteur communal de son village, un homme excellent, allait être écarté des sacrements. J’en écrivis immédiatement au Cardinal ; ma lettre portant également sur d’autres points, le Cardinal se borna, dans sa réponse, qui était assez longue, à me rassurer par ces quelques mots : « Quant aux instituteurs actuels, nous suivrons la pratique des évêques de Hollande, de l’Irlande et des États- Unis. Ne craignez rien. »

Je crus dès lors que l’indulgence avait prévalu dans les conseils de l’épiscopat, et je fus consterné, quand, par suite d’indiscrétions, les instructions du 1er septembre 1879 furent publiées dans les journaux. J’étais alors à Blankenberghe ; M. van Praet, qui y était aussi, se montra fort alarmé. J’écrivis aussitôt à M. Malou pour le prier d’intervenir à Rome. Le 16 septembre, il me répondit : « J’ai écrit hier à Rome pour signaler les inconvénients et les dangers au point de vue politique des mesures adoptées par les évêques et communiquées confidentiellement à tous les doyens, curés et autres confesseurs ; cela m’a mis aux cent coups, quand je l’ai appris, et j’ai réclamé très vivement auprès du Cardinal. Il me répond : « Cela n’est rien. La définition de quelques cas de conscience, chose légitime et même (page 168) nécessaire. » Malgré ces atténuations je persiste à considérer cet acte comme très fâcheux et très regrettable.

Au mois d’octobre, nous nous trouvions de nouveau réunis à Bruxelles, mes amis et moi. Nous nous rendîmes, MM. Malou, Beernaert, de Lantsheere, Jacobs et moi, chez le baron d’Anethan pour conférer au sujet de ce grave incident. M. Malou nous lut une lettre qu’il avait reçue de Rome, très bienveillante pour lui, de laquelle résultait qu’on y avait pris bonne note de ses observations, mais qui évitait tout éclaircissement plus précis. Nous convînmes que MM. Malou et Jacobs se rendraient à Malines pour obtenir du Cardinal des adoucissements, et notamment qu’on laissât les confesseurs juges de chaque cas, suivant le droit commun de l’Église. Ils revinrent fort décontenancés. Le Cardinal s’était étonné de leurs alarmes. Vous vous plaignez des instructions, leur avait-il dit, vous me surprenez ; elles font fléchir la rigueur de la règle dans plusieurs cas ; elles témoignent donc bien plus de notre indulgence que de notre sévérité.

Le nonce, que j’avais vu dans l’intervalle, ne cacha pas le mécontentement que lui avaient causé les instructions. « Je n’ai rien pu obtenir de l’épiscopat, malgré mes efforts, » me dit-il. (Voir cardinal Ferrata, Mémoires, t. I, pp. 266 et suiv. (Rome, Caggiani édit., 1920). Mgr Ferrata, qui fut nonce à Bruxelles de 1885 à 1889, dit notamment : « Divers catholiques, appartenant aux diverses classes de la société, pensèrent cependant que les instructions des évêques étaient trop rigoureuses et en firent la remarque au Saint-Siège. La prohibition prononcée en masse contre toutes les écoles du gouvernement sans distinction, ainsi que le refus des sacrements intimé aux maîtres et aux maîtresses qui continuaient d’y enseigner, et aux parents qui y envoyaient leurs enfants, parurent des mesures trop rigoureuses. Le nonce, Mgr Serafino Vannutelli, était de cet avis. Il croyait plus opportun de limiter la condamnation aux écoles dans lesquelles les enfants étaient réellement exposés à des dangers contre la foi et les mœurs. » (T.))

(page 169) Les dispositions du Saint-Siège étaient conformes à celles du nonce à Bruxelles. On n’apprit qu’un an plus tard, lors des communications faites à la presse par Mgr Dumont, les instances écrites que le nonce avait faites auprès de l’épiscopat dès le 7 juillet 1879, instances qui étaient demeurées sans succès. Au mois d’octobre 1879 le dissentiment entre le Saint-Siège et l’épiscopat s’était accusé nettement vis-à-vis du gouvernement dans une dépêche du baron Auguste d’Anethan en date du 5 octobre, dépêche reproduisant des déclarations significatives du cardinal Nina.

 

6. La question scolaire et la rupture des relations diplomatiques avec le Saint-Siège (1879-1880)

 

Vers la fin du mois d’octobre, M. Frère fit connaître au Vatican qu’il allait publier toutes les dépêches échangées. Le Saint-Siège se récria. Les déclarations faites dans la dépêche du 5 octobre notamment étaient considérées par lui comme confidentielles, et l’on comprend, du reste, qu’il ne désirât pas faire connaître au public le désaccord qui s’était manifesté entre lui et l’épiscopat belge. Il demanda donc qu’aucune mention ne fût faite de la dépêche du 5 octobre. Mais M. Frère n’y consentit pas ; après des pourparlers, il fut seulement admis que certaines expressions de la dépêche seraient atténuées c’est ainsi que, d’après le texte primitif, le cardinal Nina avait dit : « Le Pape regrette les instructions des évêques » ; dans le texte modifié, on lit que le Saint-Siège « regrette la lutte engagée entre le gouvernement et les évêques ». Moyennant ce changement et (page 170) quelques autres, il fut décidé que la dépêche paraîtrait. Le Saint-Siège chercha néanmoins à en diminuer l’effet par une dépêche en date du 11 novembre. Quand on y regarde de près, cette dépêche n’est pas en contradiction avec celle du 5 octobre. Seulement, elle insistait surtout sur l’accord qui existait relativement à la question de principe (la condamnation de l’école neutre), tandis que l’autre concernait principalement le dissentiment relatif à la question pratique (les refus de sacrements). Mais, en apparence, les deux dépêches étaient en opposition. M. Frère exigea, par télégramme, le retrait de la dépêche du 11 novembre, sous peine de rappeler la légation. Devant cette menace, la dépêche fut retirée (Voir P. VERHAEGEN, La lutte scolaire en Belgique, pp. 153-155. (T.)). Mais le Pape fut vivement contrarié de ces incidents et il demeura longtemps sous l’influence de cette impression douloureuse. Le Saint-Père, en effet, tenait essentiellement à ce que le respect dû à l’autorité ecclésiastique ne fût pas altéré. Sans doute, comme chef de l’Église, il donnait aux évêques des ordres, des conseils ou des avertissements, Mais il n’entendait pas que le public fût mis au courant de la direction qu’il croyait devoir imprimer à son intervention dans l’intérêt de l’Église : il redoutait à juste titre l’affaiblissement de l’autorité épiscopale. C’est ce qui explique pourquoi il avait vu avec tant de répugnance la publication de la dépêche du 5 octobre. (Ces renseignements me viennent du baron Auguste d’Anethan dans plusieurs lettres écrites de Rome. (W.))

Cette publication (On trouvera ces documents diplomatiques reproduits dans La Belgique et le Vatican, recueil de documents et travaux législatifs concernant la rupture des relations diplomatiques entre le gouvernement belge et le Saint-Siège. Bruxelles, Bruylant, 1880, t. I, pp. 162 et suiv. (T.)) contraria vivement l’épiscopat, et (page 171) plusieurs journaux catholiques annoncèrent presque aussitôt que des documents allaient être publiés attestant le plein accord du Saint-Siège et de l’épiscopat.

Nous fûmes grandement préoccupés de cette éventualité. Un des derniers jours de novembre, M. Malou vint à mon banc à la Chambre ; il me dit qu’il sortait de chez le nonce, et que, de leur avis commun, je devais écrire au Cardinal, au nom de la droite, une lettre lui demandant de ne rien publier qui pût sembler contredire les documents diplomatiques. C’est ce que je fis incontinent.

Mais je redoutais beaucoup que ma lettre ne fût inefficace, Le jour même, c’était un vendredi, je me rendis après le dîner chez le nonce dans le but d’obtenir du Saint-Siège que celui-ci prévînt une publication inopportune. Le nonce hésitait ; il me montra des lettres du Cardinal, d’où il concluait qu’aucun écrit, émané de lui, ne paraîtrait sans avoir été soumis préalablement à la nonciature. Je n’étais pas rassuré, et j’insistais toujours, lorsque M. de Haulleville entra : un de ses rédacteurs qu’il avait envoyé à Malines en était revenu avec la nouvelle que l’écrit du Cardinal était sous presse et paraîtrait le mardi suivant. Le lendemain matin, le nonce télégraphia à Rome. Dans la nuit du samedi à dimanche, un télégramme arriva du Saint-Siège, interdisant toute publication. L’auditeur de la nonciature, Mgr Rinaldini, porta le télégramme à Malines le dimanche matin, et, sans hésiter, le Cardinal (page 172) déféra à l’avis de Rome. J’ajoute que le nonce avait vu les deux documents que le Cardinal voulait publier ; il me les résuma ; c’étaient des lettres, comme on en écrit à Rome, très flatteuses pour l’épiscopat. Pour qui connaît les traditions et la mansuétude du Saint-Siège, elles ne présentaient rien d’absolument contradictoire avec les documents diplomatiques ; mais elles auraient pu prêter à des récriminations libérales ; à tous égards, il valait donc mieux qu’elles ne parussent pas.

La correspondance diplomatique fut alors suspendue pendant plusieurs mois : M. Frère attendait le jugement de la Chambre sur sa conduite, à l’occasion du budget des Affaires étrangères.

Les choses en étaient là, lorsqu’au mois de février parurent de nouvelles instructions épiscopales, aggravant encore les premières. Ces instructions furent envoyées par les évêques aux curés. Seul, l’administrateur apostolique de Tournai, Mgr Du Roussaux, se montra beaucoup plus large que ses collègues ; en vertu de ses instructions, une grande latitude était laissée aux confesseurs pour l’appréciation de chaque cas. Quant à l’évêque de Bruges, il imprima, dans le préambule des instructions, qu’elles avaient été arrêtées, le nonce présent. Un exemplaire de ce texte arriva à la connaissance de M. Frère, qui demanda des explications au nonce. Le nonce répondit qu’il était bien présent, mais que, dans les réunions épiscopales, il n’avait pas voix délibérative. M. Frère se contenta de cette réponse.

Les nouvelles instructions publiées par la majorité de l’épiscopat renouvelèrent l’émotion qu’avaient suscitée les premières. J’en écrivis au baron Auguste d’Anethan, (page 173) pour le prier d’obtenir une nouvelle intervention de Rome. Il me répondit le 14 mars : « On me suggère une idée que je crois bonne : il faudrait que des notabilités influentes de la droite adressent au Saint-Père une supplique pour prier Sa Sainteté d’intervenir ; ils exposeraient au Pape le danger que court la foi par suite du refus de sacrements. »

Je m’empressai de communiquer cette idée à M. Malou ; il en entretint le nonce, qui l’approuva et qui promit de l’appuyer pendant son prochain voyage à Rome, où il devait aller voir son frère, avant le départ de celui-ci pour Constantinople.

La lettre fut immédiatement rédigée par M. Malou ; M. Jacobs et moi, nous la modifiâmes en quelques points ; après quoi, elle fut signée de huit représentants : MM. Malou, Jacobs, Beernaert, Nothomb, A. de Becker, Delcour, de Liedekerke et moi, et de six sénateurs : MM. d’Anethan, Alfred Vilain XlIII, de Merode, de Ribaucourt, t’Kint de Roodenbeke et Pycke. Nous avions choisi, parmi les membres du Sénat, ceux dont les noms n’étaient pas étrangers au Pape, et nous espérions fixer davantage son attention. La lettre fut expédiée (le 7 avril 1880) au nonce qui, dans l’intervalle, était parti pour Rome.

Sur ses entrefaites, le Cardinal avait envoyé à Rome le chanoine Claessens, porter les offrandes du Denier de Saint-Pierre. Le chanoine s’était empressé de rendre visite au baron Auguste d’Anethan et lui déclara, ainsi que celui-ci me le rapporta le 17 avril à son passage à Bruxelles, qu’il éclairerait le Pape sur le compte du (page 174) nonce ; dans une seconde visite à M. d’Anethan, il lui déclara qu’au Vatican, on savait maintenant à quoi s’en tenir.

A son départ de Rome, il fut chargé par le Saint-Père d’une lettre fort élogieuse pour le Cardinal, lettre qui exaltait sans réserve le zèle et l’intelligence de celui-ci. Cette lettre, qui portait la date du 8 avril, n’était pas directement en opposition avec les documents diplomatiques. Cependant, immédiatement après sa publication, M. Frère et les journaux catholiques lui attribuèrent ce caractère. M. Frère en profita pour demander des explications au Saint-Siège, et c’est ainsi que l’échange de vues fut repris.

Deux courants parurent alors se manifester au sein du Sacré-Collège. Les uns étaient disposés à écrire dans un sens conciliant ; les autres, convaincus qu’aucune satisfaction raisonnable ne désarmerait M. Frère, préféraient ne rien ajouter aux déclarations antérieures du Saint-Siège et insister sur son accord avec l’épiscopat, tout en maintenant les conseils de modération qui lui avaient été donnés. Les premiers parurent d’abord l’emporter ; au moins nous le comprîmes ainsi, à la lecture d’une première lettre écrite par le nonce à Mgr Rinaldini et qui me fut plus tard confirmée verbalement par lui. Mais, sous l’influence des cardinaux Bilio et Ledochowski, le second parti prévalut, et c’est ainsi que fut écrite la fameuse dépêche du 3 mai.

Toutefois, de ce que le Saint-Siège se refusait à toute nouvelle satisfaction donnée à M. Frère, et notamment à toute apparence de désaccord avec l’épiscopat dont celui-ci aurait argumenté dans l’intérêt de sa politique, (page 175) il ne résultait pas que les plaintes sur la rigueur des instructions épiscopales ne lui parussent pas justifiées ; et en même temps que la dépêche du 3 mai était lancée, il écrivait aux évêques pour leur demander des modifications à ces instructions.

On voit par là combien l’attitude du Saint-Siège était correcte. Il ne voulait pas que M. Frère intervînt dans l’administration de l’Église ; mais, en vertu de sa charge suprême, il faisait accueil vis-à-vis des évêques dans une mesure légitime aux recours qu’il avait reçus. (Le cardinal Ferrata, dans ses Mémoires, formule un jugement assez semblable à celui de M. Woeste : « Le Saint-Siège, placé entre le ministère belge et les évêques, ne manqua point à son devoir ; il fit comprendre au premier qu’il désapprouvait explicitement la nouvelle loi ; aux seconds, il recommanda d’agir avec cette charité et cette prudence dont l’Eglise même dans la défense des droits les plus sacrés, ne veut jamais se départir. Reconnaissant que certaines mesures adoptées par l’Épiscopat belge manquaient un peu d’opportunité ou paraissaient trop sévères, il les fit modifier par un acte de la Sainte congrégation du concile. M. Frère, au contraire, employa la violence.., il entendait faire des relations diplomatiques avec le Saint-Siège une espèce de marché. » (Op. cit., p. 268.) (T.))

A peine la dépêche du 3 mai était-elle lancée, que le nonce revint d’urgence à Bruxelles. Je le vis ; il me dit n’avoir pas reçu en communication la lettre aux évêques ; mais le Pape lui en avait fait connaître deux points, portant, l’un sur la nécessité de laisser aux confesseurs une plus grande latitude, l’autre sur l’utilité qu’il y aurait à autoriser, au moins dans certains cas, les instituteurs officiels à enseigner le catéchisme.

A la réception de la lettre papale, les évêques se réunirent à Malines. Mgr Du Roussaux, en s’y rendant, m’écrivit : « Cela va changer, vous le verrez dans quelques (page 176) jours. Mes instructions ont été goûtées ; on s’y ralliera ; non qu’on en prenne le texte ; mais on paraît décidé à en prendre l’esprit. »

M. Frère fut-il informé de cette démarche pontificale ? Quand j’y ai fait allusion à la Chambre, au mois de novembre suivant, il le nia Jamais ! » s’écria-t-il. L’affirmative cependant est certaine. M. d’Anethan m’avait écrit le 1er juin : « Le cardinal Nina m’avait averti confidentiellement, il y a une quinzaine de jours, de la résolution du Pape de faire modifier les instructions données par l’Épiscopat. J’en ai prévenu M. Frère par un billet particulier en le prévenant que cette communication était tout à fait privée et confidentielle... Le cardinal Nina m’avait autorisé à faire part confidentiellement au ministre de l’intention du Souverain Pontife. » Beaucoup plus tard, le 30 novembre 1880, le nonce me manda de Rome : « Le jamais que vous a opposé M. Frère n’est pas l’expression de la vérité. Le baron d’Anethan, M. Reusens (Secrétaire de la légation près le Saint-Siège. (T.)) et moi, nous tous, nous lui avons fait confidentiellement savoir dès le mois de mai que les évêques allaient changer leurs instructions. » (Lettre de Mgr S. Vannutelli, archevêque de Nicée (qui venait d’être nommé nonce à Vienne), à M. Woeste, 30 novembre 1880. (T.))

Comment donc se fait-il que M. Frère ne tint aucun compte de ce gage de paix donné par le Pape ? M. d’Anethan et le nonce m’en donnèrent la raison suivante. Le 1er juin, le premier m’écrivit : « M. Frère n’attache de prix à cette démarche de Sa Sainteté que si elle reçoit de la publicité ; le secrétaire d’État estime, au contraire, (page 177) que le secret est indispensable. » De son côté, dans sa lettre du 30 novembre, le nonce me dit : « M. Frère eût désiré que ce fait fût porté à sa connaissance par une dépêche officielle, afin de pouvoir annoncer solennellement qu’il avait remporté un grand triomphe et que les évêques avaient reculé. »

Il eût été difficile, en effet, pour le Souverain Pontife de permettre à M. Frère de combattre avec son aide l’épiscopat dans l’intérêt de la politique libérale. Et comme il ne se prêta pas à ce calcul, M. Frère écrivit le 5 juin à M. d’Anethan de rompre avec le Saint-Siège. Chose singulière : le nonce n’avait été prévenu de rien. Aussi, grande fut sa surprise, quand il reçut le 9 juin un télégramme du cardinal Nina l’avisant de la rupture des relations, le chargeant de demander des explications à M. Frère et annonçant l’envoi prochain d’une dépêche en réponse à la dépêche belge du 22 mai,

Le 10, le nonce se rendit chez M. Frère. M. Frère lui lut sa dépêche du 5 juin ; sur quoi le nonce lui déclara qu’elle n’était pas digne de lui.

En réponse au télégramme du cardinal Nina, M. Frère déclara qu’il ne pouvait prendre de résolution par lui-même, la rupture ayant été décidée par le Conseil des ministres ; mais que celui-ci se réunirait le lendemain et aviserait.

Le surlendemain, M. Frère se rendit chez le nonce et lui dit que le Conseil des ministres n’avait pas cru pouvoir revenir sur la décision prise ; mais qu’il s’abstiendrait de lui dénoncer la rupture et qu’il attendrait la réponse annoncée du cardinal Nina. C’est ce qui explique comment, le 16, le nonce assista à l’ouverture (page 178) de l’Exposition, et qu’ostensiblement M. Frère s’y entretint avec lui.

Cependant, les évêques s’étaient réunis le 14 mai à Malines, et de nouvelles instructions devaient avoir été arrêtées dans cette réunion. J’avais, depuis Pâques, vu et revu Mgr Goossens, vicaire général de Malines, à qui je m’étais plaint vivement des refus de sacrements. Il m’avait toujours répondu que, dans la pratique, on se montrait très large à Malines. Vers la fin du mois de mai, dans une visite qu’il me fit, je lui dis tout à coup que j’avais connaissance de la lettre du Pape et qu’il était désirable que les nouvelles instructions parussent très prochainement. Il allégua, pour expliquer le retard, une indisposition du Cardinal. Je lui fis observer que tout au moins elles devraient être publiées avant le retrait de la légation.

Le 13 juin, un dimanche, il vint m’annoncer, tout joyeux, que le Cardinal venait de signer les nouvelles instructions, et que le lendemain, elles seraient mises sous presse.

Le 19, je lui écrivis de se hâter. Le 22, il m’en apporta un exemplaire. J’insistai pour leur publication immédiate. Il me répondit que c’était bien son avis, mais que le Cardinal, à défaut de motif grave, s’y refusait ; il me promit d’insister.

Le nonce, que je vis le soir, me dit qu’il avait exprimé l’avis de ne pas publier, au moins tout de suite, les instructions nouvelles. Je lui fis remarquer que des indiscrétions auraient lieu ; que, d’ailleurs, ces instructions exerceraient peut-être quelque influence sur le maintien de la légation ; qu’à tous les points de vue la (page 179) publication était donc urgente. Il se rangea à mon avis, mais sans accepter la responsabilité d’un conseil dans ce sens.

Le 23 au matin, je me rendis au Journal de Bruxelles, et j’invitai M. de Haulleville à publier les instructions sans plus de retard. Il n’avait pas osé le faire, en présence de l’opposition du Cardinal ; mais, sur mes observations, il télégraphia à Malines pour annoncer qu’il allait passer outre. L’après-midi, le chanoine Grietens vint de la part du Cardinal pour s’opposer de nouveau à la publication ; malgré cela, elle eut lieu le jour même.

Il eût été, en effet, dangereux et puéril de tarder davantage. Un exemplaire des instructions avait été communiqué par l’abbé Mommaerts (Aumônier de l’Ecole militaire (T.)) à M. van Praet, et celui-ci l’avait porté à M. Frère. M. Frère n’avait d’abord attaché au texte nouveau qu’une très médiocre importance ; on lui fit remarquer le caractère des modifications ; il n’en contesta plus la portée sérieuse, mais demanda que les instructions lui fussent officiellement communiquées. Sur ce point, le Saint-Siège refusa de lui donner satisfaction. La dénonciation de la rupture ne pouvait dès lors plus tarder.

Le 18 juin, le nonce avait porté à M. Frère la réponse du cardinal Nina. M. Frère demanda à l’examiner à tête reposée. N’ayant pu, les jours suivants, obtenir la dénonciation officielle des instructions, il signifia, le 28 juin, au nonce, qu’il maintenait et confirmait la résolution dont il avait fait part le 5 juin au baron d’Anethan. La dépêche fut remise à 7 heures du soir à l’hôtel de la nonciature.

(page 180) Le lendemain matin, Mgr Rinaldini me fit prier de passer à la nonciature, le nonce désirant s’entretenir avec moi. Je m’y rendis. Le nonce avait préparé une réponse à M. Frère ; mais, craignant que des locutions peu françaises ne s’y fussent glissées, il désirait me la soumettre avant de l’expédier. J’y corrigeai quelques expressions.

Huit jours après, le nonce quittait Bruxelles ; le 5 juillet, j’avais pris congé de lui, en le priant de ne pas nous oublier à Rome. Il me dit : « Le tout pour vous est d’avoir de bons évêques. » Son expérience lui Permettait de parler ainsi. Mgr Rinaldini l’accompagna jusqu’à Paris, puis revint à Bruxelles : il avait été décidé qu’il continuerait à occuper sans bruit la nonciature et à mettre le Saint-Siège au courant de toutes les affaires religieuses qui concernaient la Belgique.

Peu de temps après, le cardinal Nina abandonna le poste de secrétaire d’État et fut remplacé par le cardinal Jacobini. Mgr Vannutelli, ainsi qu’il me le dit dans sa lettre du 30 novembre 1880, « saisit toutes les occasions pour éclairer le nouveau secrétaire d’État sur la vraie situation politico-religieuse de la Belgique ».

Les évêques de Tournai, de Bruges et de Gand publièrent des instructions analogues à celles du Cardinal ; les évêques de Liége et de Namur n’en publièrent pas ; mais on affirme qu’ils firent connaître verbalement aux doyens les modifications apportées aux instructions primitives. Quoi qu’il en soit, les rigueurs primitives subsistèrent, sinon dans tout le diocèse de Namur, au moins dans sa plus grande partie. A Malines, les vicaires généraux firent aux curés les recommandations les plus (page 181) pressantes dans le sens de l’indulgence, recommandations qui furent suivies presque partout. A Tournai, l’évêque usa d’une telle tolérance que les refus de sacrements devinrent très rares. L’évêque de Namur le lui reprocha et se plaignit du contraste qui éclatait entre des paroisses voisines des deux diocèses ; Mgr Du Roussaux (il me l’a affirmé) lui répondit qu’il obéissait à sa conscience et ne pouvait agir autrement. Quelque atténuées qu’elles fussent, les instructions épiscopales n’en éloignèrent pas moins beaucoup de familles de l’Église. Il y avait là un mal dont la gravité ne peut être contestée. (Nous croyons devoir mettre ici sous les yeux du lecteur des Mémoires une page du livre de M. Pierre Verhaegen qui caractérise le point de vue de l’épiscopat belge : « Les évêques, en les édictant (les Instructions), avaient eu la perception très nette de ce qu’eût été la tactique du cabinet si la distinction de M. Frère « entre écoles et écoles » avait été admise. Par cette distinction subtile fût passé tout le venin de la loi. A la rentrée des classes, en 1879, à peu près aucune école n’eût été trouvée mauvaise et n’eût perdu ses élèves. La loi entrait ainsi dans les mœurs... Fatalement, l’école officielle fût devenue antireligieuse, et les catholiques n’auraient commencé à s’en apercevoir que lorsqu’il eût été trop tard pour organiser avec fruit l’enseignement libre. Au bout de quelques années, le régime scolaire de 1879 eût porté ses fruits de mort.

(« Pour déjouer cette tactique, il fallait détruire la loi elle-même ; il fallait l’attaquer directement partout où elle était en vigueur, par cette raison seule qu’elle existait et qu’elle constituait un danger certain, prochain ou général. Les circonstances en faisaient aux évêques un devoir impérieux ; tout leur commandait de retremper les forces catholiques dans l’action, plutôt que de les laisser dépérir dans une inertie sans dignité et dans une sécurité trompeuse. C’est pourquoi ils s’engagèrent à fond dans la bataille, en publiant leurs Instructions.

(« Les événements ne tardèrent pas à leur donner raison, et jamais les catholiques belges ne seront assez reconnaissants à leur épiscopat d’avoir envisagé leurs obligations avec une pareille clairvoyance et de les avoir remplies avec une aussi courageuse fermeté. » (T.))

(page 182) Emu de cette situation, je la signalai en termes pressants à Mgr Rinaldini en sollicitant l’aide de Rome. En même temps, j’écrivis au Cardinal, et il résulta de cette lettre une correspondance entre nous fort instructive, mais qui n’aboutit pas.

Personne n’est meilleur et plus pieux que le Cardinal ; mais, à ses yeux, l’accomplissement de ce qu’il croyait son devoir devait l’emporter sur toute autre considération. Il n’avait, en résumé, qu’un argument : c’était l’approbation que le Pape lui aurait donnée en conversation, postérieurement aux documents que je viens d’analyser. Il est très difficile de discuter la portée de semblable appréciation ; on comprend cependant que, dans un tête-à-tête avec un prince de l’Église, venant lui exposer à son point de vue la situation du pays, le Pape l’ait comblé d’éloges ; mais cela ne modifiait en rien le point de vue que le Saint-Siège avait maintenu avec persistance depuis 1879.

 

7. Le conflit d’influence entre modérés et intransigeants. Le remplacement de l’évêque du Tournai. (1879)

 

(page 182) On sait le désarroi dans lequel se trouvait le diocèse de Tournai en 1879. L’exaltation maladive de l’évêque était montée à son comble.

Mes amis et moi, nous avions signalé plusieurs fois la situation au nonce, qui en était fort préoccupé. La difficulté était de trouver une solution. Enfin, au mois de février, tout indiquait une grande altération dans la santé physique de Mgr Dumont ; il ne dormait ni ne mangeait plus. Il devenait évident que le repos lui était nécessaire, et l’on espéra trouver par ce moyen un remède aux difficultés.

(page 183) Vers la fin de février, le nonce m’informa que, dans peu de jours, une solution interviendrait. Une semaine après, le Journal de Bruxelles annonça, comme lui venant de Rome, que Mgr Dumont avait été invité par le Saint-Siège à se retirer à la campagne pour y prendre du repos et que, pendant ce temps, un administrateur serait chargé de la gestion du diocèse. La nouvelle était vraie ; mais ces choses-là sont trop délicates pour être divulguées avant d’être accomplies. Mgr de Montpellier s’était chargé, à la demande du Saint-Siège, d’engager Mgr Dumont à se retirer dans sa famille. Mais quand il vit le Journal de Bruxelles annoncer le fait avec un empressement maladroit, il s’écria qu’au fond de la démarche qu’on sollicitait de lui, il y avait une intrigue « catholico-libérale » et qu’il n’y prêterait pas les mains. D’un autre côté, Mgr Cartuyvels, qui avait été un des témoins de Mgr Dumont lors de sa nomination à l’épiscopat, fut député auprès de lui par le même évêque de Liége pour s’assurer de son état mental, et fit à son retour un rapport des plus favorables à l’intéressé. A la suite de ces incidents, tout fut suspendu.

Les journaux dévoués à l’évêque de Tournai s’écrièrent que la nouvelle du Journal de Bruxelles était « fausse de tous points », et quelques zélés prodiguèrent à Mgr Dumont les témoignages d’un attachement qui ressemblait presque à de l’idolâtrie. Cédant à leurs conseils, l’évêque partit pour Rome. Là il se calma. Le Pape le vit plusieurs fois, et déclara, paraît-il, qu’il ne voulait plus qu’on lui parlât de la folie de Mgr Dumont. Au bout de quelques semaines, celui-ci revint, des mieux disposés ; à son arrivée à Tournai, il déclara à son (page 184) clergé que le passé était oublié. Mais bientôt il retomba dans ses anciennes exagérations. Des laïques aveugles lui offrirent une crosse d’or, et bientôt la zizanie éclata plus vive que jamais entre son chapitre et lui.

Il apparut comme certain dès ce moment que son remplacement n’était plus qu’une affaire de temps, et des noms furent agités. De Belgique, on recommanda au Saint-Siège le chanoine Pieraerts ; le Roi le patronna aussi de tout son pouvoir. Le Pape demanda alors au cardinal de Malines de vouloir lui désigner, de concert avec deux autres évêques, trois noms de candidats. Le Cardinal s’adressa aux évêques de Bruges et de Gand, qui indiquèrent en première ligne Mgr Cartuyvels, et en seconde seulement M. Pieraerts (Mgr Cartuyvels était vice-recteur de l’Université de Louvain ; le chanoine Pieraerts, professeur à l’université, devint recteur lorsque Mgr Namêche prit sa retraite. (T.)). On apprit bientôt que ces noms étaient mis en avant. Mgr de Neckere, recteur de Saint-Julien des Belges, écrivit, dit-on, de Rome à ses amis de Belgique pour les prévenir des démarches qui se faisaient en faveur de M. Pieraerts. Aussitôt des efforts furent faits pour empêcher sa nomination. Mais, d’autre part, Mgr Cartuyvels ne fut pas moins combattu, et le Roi lui-même pria le Saint-Père de ne pas le nommer. Mgr Cartuyvels était un prêtre excellent ; mais il passait pour avoir des opinions intransigeantes, ou tout au moins pour être étroitement lié avec la fraction ultra. D’autres noms furent alors mis en avant.

Cependant Rome hésitait à prendre une mesure de rigueur à l’égard de Mgr Dumont. Le 8 octobre 1879, M. d’Anethan m’écrivait : « On est convaincu maintenant (page 185) que l’évêque perd la raison. Mais le Pape hésite encore à lui enlever sa charge et trouve des inconvénients à la nomination d’un administrateur. On espère toujours une renonciation. »

Sur ces entrefaites, M. de Haulleville vint m’avertir confidentiellement, comme le tenant du nonce, que le cardinal de Malines avait mis en avant le Père Kockerois, rédemptoriste, et que de guerre lasse le nonce s’était rallié à cette candidature. Je lui demandai si je pouvais faire usage de cette communication ; il me le défendit ; mais huit jours après, il m’en donna l’autorisation, et aussitôt j’avisai de ce qui se passait le baron d’Anethan et l’abbé Van Weddingen, aumônier de la Cour. Celui-ci avait déjà agi, et de la Cour, on pria le Saint-Siège de ne pas donner suite à cette nomination ; M. d’Anethan en fit autant, et le Père Kockerois fut écarté. C’était un religieux zélé, mais passant pour absolu ; de plus, il était étranger au clergé séculier, et à ce double titre, il ne convenait pas.

Le 6 novembre, M. d’Anethan m’écrivit que « le supérieur du séminaire, M. Vray, avait des chances », mais qu’à Rome on hésitait toujours. « On a représenté au Saint-Siège, me dit-il, le clergé comme très divisé et l’évêque comme soutenu par la grande majorité... Enfin Sa Sainteté était décidée à nommer un administrateur, puis cela a de nouveau changé. On pense que le malheureux prélat se démettra. »

Mais il ne se démit pas. Des incidents nouveaux rendirent une solution immédiate nécessaire. Le 29 novembre, le Pape enleva sa juridiction à Mgr Dumont. Il nomma administrateur le chanoine Du Roussaux, supérieur (page 186) du petit séminaire de Malines, l’un des derniers qui avait été mis en avant, et qui, peut-être par ce motif, avait échappé à des contradictions puissantes. Il avait, du reste, été fortement appuyé par le Roi.

Lorsque sa nomination fut connue, M. Perin s’écria, dit-on : « Passe encore pour le chanoine Pieraerts, c’est un catholique-libéral ; mais M. Du Roussaux, c’est un libéral ! »

M. Du Roussaux n’était pas évêque. On mit tout en oeuvre pour empêcher son élévation à l’épiscopat. J’informai M. d’Anethan, qui me promit de veiller, Mgr Van Weddingen, enfin M. Du Roussaux lui-même. Celui-ci, à quelques semaines de là, fut nommé évêque d’Euménie, et quelques mois après évêque de Tournai.

Dès le début de son administration, il m’écrivit qu’il nous était « tout dévoué ». Plus tard, dans un voyage à Rome, il déclara au Pape qu’il ne se séparerait pas de la droite, et le Pape l’approuva.

 

8. La participation des catholiques au Te Deum lors des fêtes du cinquantenaire (1879-1880)

 

 (page 186) La droite eut en 1879 et en 1880 une autre question grave à résoudre, celle de la participation des catholiques aux fêtes du cinquantième anniversaire de notre indépendance nationale.

Un crédit fut présenté pour cet objet par le gouvernement en 1879, et les droites des deux assemblées délibérèrent sur l’attitude à prendre à ce sujet. Une fraction se prononça dès l’abord contre la participation : les plus ardents étaient le sénateur Casier, les députés d’Anvers sauf M. Jacobs, M. Eug. de Kerckhove, M. Coomans et M. Kervyn. Mais la majorité se prononça pour le vote (page 187) du crédit, moyennant une déclaration à faire par l’abbé de Haerne à la Chambre, par le comte de Merode-Westerloo au Sénat.

Indépendamment des motifs patriotiques, on fit valoir que le clergé serait invité, que peut-être il prendrait part aux fêtes officiellement, et qu’en aucune hypothèse les catholiques ne pourraient s’abstenir, alors que le clergé jugerait bon d’accepter l’invitation qui lui serait adressée.

Après le vote, nous entrâmes en rapport avec les évêques. Ceux-ci s’étaient déjà entretenus du parti qu’ils auraient à prendre ; mais aucune résolution définitive n’avait été adoptée. Le 9 août 1879, le Cardinal m’écrivit pour me faire connaître que « si les circonstances restaient les mêmes, le Te Deum dans les églises paraissait seul possible.. »

Je lui répondis dès le 11 août, et ma réponse résume, je crois, toutes les considérations qui militaient en faveur d’une solution contraire.

Au mois de septembre, je vis l’évêque de Bruges, Mgr Faict ; je lui parlai de la question ; il me dit aussitôt que, d’après lui, les évêques devraient se contenter de chanter le Te Deum dans leurs églises. J’exprimai très vivement un sentiment contraire. « Vraiment, me dit l’évêque, je suis à convertir sur cette question. » Je lui exposai mes raisons ; après m’avoir écouté, il parut se rallier à mon avis ; « seulement, ajouta-t-il, rien ne presse ; laissez-moi faire, je tâcherai d’amener pendant l’hiver une solution conforme à vos vues ». Ce qui le portait à ne rien brusquer, c’est que l’évêque de Namur, dans un document publié, avait semblé se prononcer pour (page 188) l’abstention ; mais son initiative n’avait pas été goûtée de tous ses collègues : « Vous avez encore une fois écrit trop vite », lui avait fait observer l’évêque de Bruges. Seulement la faute était commise, et, sans être irréparable, elle commandait des ménagements de la part de ses collègues.

Au mois de janvier, les évêques reçurent une invitation officielle de participer à la fête du Champ des manoeuvres (Devenu depuis le Parc du Cinquantenaire. (T.)) Ils y répondirent par une acceptation. Dans l’intervalle, le Saint-Siège avait agi ; la correspondance diplomatique avait paru, et il en était résulté très clairement le désir du Saint-Père que les catholiques et le clergé ne se tinssent pas à l’écart d’une fête nationale.

Les choses en restèrent là, jusqu’au moment où éclata, la rupture diplomatique avec le Vatican.

Que fallait-il faire ? Au commencement de juillet, MM. d’Anethan, de Merode, t’Kint, Malou, Jacobs, de Lantsheere, Kervyn et moi, nous nous réunîmes chez M. Beernaert pour en délibérer. Les avis furent très partagés. MM. d’Anethan et Jacobs étaient pour la participation ; M. Kervyn contre ; M. Malou se sentait ballotté ; M. Beernaert aussi ; M. de Merode et moi, nous étions tellement impressionnés de l’injure faite aux catholiques que nous hésitions à nous prononcer. On résolut de convoquer les droites en réunion plénière et de s’enquérir de ce que ferait le clergé. Presque immédiatement après, nous fûmes avisés que le Cardinal avait déjà écrit aux évêques, qu’il avait reçu leurs réponses, et que tous ensemble avaient décidé de se borner à chanter des Te Deum dans leurs églises.

(page 189) C’était une faute. Mais il faut reconnaître que l’outrage fait au Souverain Pontife était sanglant, et que prendre part, à côté de ceux qui l’avaient lancé, à des réjouissances publiques, n’était pas sans difficulté.

Nous ne fûmes pas très étonnés de la résolution de l’épiscopat. Mais les droites avaient, à leur tour, à se prononcer et elles se réunirent à cet effet.

Dès l’ouverture de la séance, M. Casier se leva, et exprima l’avis qu’étant donnés les faits nouveaux qui s’étaient produits, l’abstention devait être de nature à réunir l’unanimité des droites.

Je me levai aussitôt et j’exprimai avec force les raisons nombreuses qui nous commandaient une autre attitude. A mesure que je parlais, je voyais que l’assemblée, d’abord hésitante, se rangeait à mon sentiment, et j’en profitai pour insister de plus en plus. Cependant MM. Meeus et Lammens se prononcèrent vivement en sens contraire. M. Malou leur répondit, et proposa une déclaration à faire par la droite dans la session extraordinaire qui venait de s’ouvrir. M. Lammens persista dans sa manière de voir et déclara qu’il expliquerait de son côté au Sénat pourquoi il s’abstiendrait. M. Malou se fâcha, et dit qu’il n’y avait pas de déclaration à faire, et à cette occasion un désaccord se manifestait vis-à-vis du public au sein des droites. M. Lammens ne se laissa pas d’abord convaincre ; mais ses amis, MM. Solvyns et Casier, estimant, qu’en dépit de leur abstention personnelle, la déclaration à faire par MM. d’Anethan et Malou ne devait pas rencontrer de contradicteurs, il se soumit bien que de mauvaise grâce.

A la suite de ce débat, la majorité se prononça pour (page 190) la participation. Une vingtaine de membres peut-être y étaient hostiles. Mais la décision prise, nous fîmes, mes amis et moi, une propagande pressante dans nos rangs et le chiffre des opposants se réduisit insensiblement. Parmi les membres de la Chambre, il n’y eut guère que des députés d’Anvers, sauf M. Jacobs, M. Coomans, M. Kervyn et M. de Kerckhove, qui persistèrent à vouloir s’abstenir :  quatre ou cinq autres membres furent, pour cause de maladie, empêchés de se joindre à nous.

La droite, en prenant cette attitude patriotique, a évité une faute colossale. Il faut reconnaître qu’elle eut quelque mérite à agir ainsi. Toute la presse, sauf le Journal de Bruxelles, avait passionnément réclamé l’abstention, et les éléments les plus zélés du parti partageaient le même sentiment. Je pense qu’actuellement tout le monde, ou peu s’en faut, doit reconnaître qu’elle a bien fait.

La conséquence de l’abstention du clergé a été la suppression, sur une motion de M. Goblet, du caractère officiel des Te Deum célébrés le 21 juillet et le 15 novembre. Au fond, ce n’était qu’un prétexte, puisque, à l’occasion du cinquantième anniversaire, les évêques avaient chanté et fait chanter partout des Te Deum dans leurs diocèses ; mais, il est probable que, si ce prétexte avait manqué, les Te Deum auraient conservé leur caractère antérieur. C’est ainsi que se brisa l’un des liens qui unissaient les deux sociétés et qu’on fit un pas de plus dans la voie de la sécularisation à outrance.

 

9. La fraction des « intransigeants » (III) : l’éviction du professeur Perin à l’université de Louvain (1880-1881)

 

(page 191) L’une des colonnes de la fraction intransigeante était M. Perin, professeur à l’Université de Louvain. Il se remuait extrêmement, avait des relations nombreuses à Rome, en France et en Belgique, et s’arrogeait le droit de dénoncer, à tort et à travers, les catholiques les plus pieux et les plus méritants du pays. La mesure prise à l’égard de l’évêque de Tournai et la mort de Mgr de Montpellier avaient affaibli son influence. Mais sa position à Louvain paraissait inébranlable, lorsque, dans le courant de l’été de 1880, Mgr Dumont publia divers documents de lui, où il malmenait l’université de Louvain, le professeur Moulart et même l’archevêque de Malines ; on y voyait aussi qu’il se mêlait de toutes les affaires de l’Église et semblait vouloir les diriger en souverain maître. Le Cardinal était en ce moment à Rome. A son retour, les évêques se réunirent, au mois de novembre. Il fut question de M. Perin dans leur réunion. L’évêque de Gand insista surtout, pour qu’on prît une résolution. Le Cardinal l’appuya, et l’on tomba d’accord pour demander à M. Perin une lettre comportant une double réparation, envers le Cardinal et envers l’Université.

Mgr Du Roussaux fut chargé, comme étant l’évêque dernier nommé, de rédiger le procès-verbal et de le communiquer à l’évêque de Namur, qui, souffrant, n’avait pu assister à la réunion, Mgr Gravez, après avoir pris connaissance du procès-verbal, fit connaître que, s’il avait été présent, il aurait combattu la résolution prise. L’évêque de Liége, Mgr Doutreloux, virant de bord, se (page 192) rangea à son avis. Cependant la lettre convenue fut écrite et envoyée à M. Perin.

M. Perin répondit en substance : quant au Cardinal, je lui ai écrit à Rome, et je n’ai rien à ajouter aux excuses que je lui ai faites ; quant à l’Université de Louvain, je ne lui ferai pas réparation, car c’est un foyer « d’ontologisme, de traditionalisme et de catholicisme libéral. »

Cette lettre ne pouvait qu’embarrasser les évêques. La satisfaction qu’ils demandaient leur était refusée. Quant à destituer M. Perin, c’était une résolution extrême, pour laquelle l’unanimité était quasi nécessaire et ne pouvait guère être espérée.

Sur ces entrefaites, on s’était montré préoccupé à Rome des révélations que pourrait faire M. Perin au sujet des communications qu’il avait reçues du pape Pie IX et qui auraient été de nature à compromettre des personnages haut placés. On lui écrivit ; il se montra bon prince, et on lui répondit par une lettre que signa le cardinal Jacobini et dans laquelle on le remerciait, on l’engageait à persévérer et à ne pas se décourager. Aussitôt, il fit grand bruit de cette lettre. On s’en émut à Malines ; on en écrivit à Rome, et le cardinal Jacobini s’empressa de répondre que la portée de la lettre était exagérée et qu’elle ne valait pas approbation pour M. Perin de toute sa conduite.

L’affaire en était restée là lorsque, au mois de mai 1881, Mgr Dumont publia deux nouvelles lettres de M. Perin où l’université de Louvain et le cardinal de Malines étaient plus encore maltraités que précédemment. Mgr Du Roussaux écrivit aussitôt à Rome pour (page 193) demander une dignité pour M. Moulart. Quant au Cardinal, il s’émut vivement, et il envoya à Rome Mgr Goossens, pour solliciter du Saint-Père lui-même un témoignage de réprobation contre M. Périn.

Mgr Goossens revint enchanté de sa mission et M. Perin fut appelé à Rome. Il y resta quelques semaines. A son retour à Louvain, il vint ostensiblement serrer la main de plusieurs de ses collègues qui siégeaient au jury d’examen, comme pour marquer qu’il restait des leurs. A peu de temps de là un de mes amis qui avait vu M. Collinet, de Liége, me raconta que, d’après celui-ci, la cause de M. Perin était gagnée ; on l’avait engagé à Rome à écrire une lettre d’excuses au Cardinal ; cette lettre, il l’avait préparée et soumise à l’évêque de Namur ; l’évêque l’avait trouvée trop humble et trop obséquieuse et avait engagé M. Perin de simples excuses ; M. Perin’était rangé à son avis, et, moyennant ce, il croyait apaisé tout l’orage soulevé contre lui.

Comment s’expliquer cette quiétude ? Il avait à Rome des amis haut placés. Ceux-ci lui avaient-ils laissé entrevoir qu’il se tirerait d’affaire moyennant une lettre de réparation ? Ou bien n’étaient-ils pas au courant des décisions du Pape ? Toujours est-il que, tout à coup, au mois de septembre parut une lettre du Pape au Cardinal, très dure pour M. Perin, bien que celui-ci n’y fût pas nommé.

Il ne restait après cela à M. Perin qu’un seul parti à prendre : c’était de donner sa démission. Quelle autorité aurait-il pu encore avoir sur ses élèves ? Ce parti, il le prit, et ainsi finit le rôle d’un homme qui, en dépit de ses intentions, avait fait aux catholiques un mal immense dans ces dernières années.

(page 194) La rentrée des cours approchait, et il fallait pourvoir, en même temps qu’au remplacement de M. Perin, à la nomination d’un recteur. Mgr Namêche avait donné sa démission ; tout était à Louvain dans le plus grand désarroi, et le choix d’un successeur était urgent. En d’autres temps, la désignation comme recteur du vice-recteur, Mgr Cartuyvels, se serait imposée ; mais il appartenait ou passait pour appartenir à la fraction intransigeante ; il fut écarté, et l’épiscopat finit par se rallier au nom de M. le chanoine Pieraerts, un des hommes les plus modérés, les plus méritants et les plus sages du corps professoral.

Mes amis et moi, nous applaudîmes à cette nomination. Quelques jours après, je vis l’évêque de Bruges et je l’en félicitai ainsi que des autres nominations qui venaient d’être faites, et parmi lesquelles allait figurer celle de M. Van den Heuvel (Mgr Pieraerts m’écrivit à ce sujet : »La meilleure réponse à votre lettre est la nomination même de M, Van den Heuvel. Je l’avais déjà proposé quand vous m’avez fait l’honneur de m’écrire : excellente acquisition ! » (W.)) Il se mit à sourire ; j’accentuai mes félicitations. « Croyez bien, me dit-il, que j’ai pris une large part à ces nominations ; mais je crains pour les principes. » Je lui fis observer que ceux-ci n’étaient pas en cause. Il me parut cependant défiant. J’avais entendu dire, avant la publication des dernières lettres de M. Perin, que ce dernier était soutenu par les évêques de Bruges, de Liége et de Namur. J’étais un peu surpris de l’appui attribué à Mgr Faict ; après l’avoir entretenu, je me convainquis que le bruit était fondé. Cependant l’évêque de Bruges passait pour modéré, (page 195) seulement on le disait peu favorable au Cardinal : c’est ce qui explique peut-être que les lettres de M. Perin ne l’indignèrent pas autant que d’autres.

 

10. La suppression des subsides aux séminaires (1880)

 

(page 195) Au commencement de 1880, M. Bara fit voter par les Chambres des amendements au budget de la Justice supprimant notamment les subsides aux séminaires.

Peu de temps après, nous fûmes appelés, M. de Lantsheere et moi, à Malines par Mgr Du Roussaux qui était au petit séminaire. Nous nous y rendîmes une après-midi.

Il nous fit connaître que les évêques s’étaient réunis la veille « pour faire quelque chose » à l’occasion du vote de la Chambre. Le Cardinal, avant la réunion, avait envoyé à ses collègues un projet de mandement commun ; mais l’évêque de Tournai avait refusé de s’y rallier. Un autre évêque avait proposé une pétition au Sénat. L’évêque de Bruges s’était montré hostile à ce projet, en faisant remarquer que la droite paraîtrait ne plus agir avec indépendance. Cependant, malgré ces divergences de vues, l’opinion dominante avait été qu’il fallait « faire quelque chose ». Après une discussion assez longue, l’évêque de Gand avait fait prévaloir cette idée qu’un mémorandum serait rédigé, résumant les motifs qui militaient contre la décision prise par la Chambre ; il avait tracé le cadre de ce mémorandum, et Mgr Du Roussaux, en sa qualité de membre le plus jeune de l’épiscopat, avait été chargé de la rédaction : un exemplaire devait être envoyé à chaque évêque.

En nous racontant ces faits, Mgr Du Roussaux nous (page 196) dit : « Rien ne sera publié pour le moment ; mais je ne garantis pas que le mémorandum ne servira pas de point de départ à une publication quelconque, et je vous demande conseil sur la voie à suivre. » En même temps, il nous montra le cadre tracé par l’évêque de Gand. C’était le résumé des raisons que nous avions données à la Chambre pour combattre la proposition du ministre ; la question était donc de savoir s’il fallait ajouter quelque chose au débat que la droite avait soutenu.

Tel ne fut pas mon avis, et j’exposai les motifs pour lesquels toute démarche de l’épiscopat serait, selon moi, inopportune. Je me rappelle avoir surtout insisté sur cette considération qu’une publication épiscopale, portant en définitive sur une question d’argent, ne changerait l’avis de personne, et qu’il n’était pas bon d’apprendre aux populations à dédaigner les avertissements venant de l’autorité ecclésiastique.

Après m’avoir entendu, Mgr Du Roussaux me dit : « Envoyez-moi tout cela par écrit. J’en formerai le fond d’une lettre que j’expédierai à mes collègues en même temps qu’un projet de mémorandum. »

Quant à celui-ci, il fut convenu que M. de Lantsheere le rédigerait. Mais, en même temps, nous décidâmes que les objections y seraient mises en relief, que certains points y figureraient comme non résolus, de manière à ce qu’il ne pût devenir un document épiscopal à publier.

Tout cela étant entendu, nous rentrâmes à Bruxelles, de Lantsheere et moi. Je rédigeai le soir même la lettre que Mgr Du Roussaux m’avait demandée ; M. de Lantsheere en fit autant en ce qui concerne le mémorandum.

(page 197) Grâce à Dieu, aucune suite ne fut donnée au projet de mandement collectif.

 

11. Le principe de l’organisation de l’enseignement libre sur une base épiscopale (1880)

 

 (page 197) Après le vote de la loi sur l’instruction primaire par la Chambre, nous fûmes très préoccupés de l’organisation à donner à l’enseignement libre, et nous reconnûmes que cette organisation ne devait pas laisser indifférents les catholiques laïcs. Nous conçûmes le dessein de constituer une vaste société, chargée de diriger cet enseignement, et de lui assigner le caractère et l’efficacité qu’avait l’enseignement public sous le régime de la loi de 1842. M. Malou rédigea les statuts de cette société. M. Jacobs et moi les revîmes ; ils furent tirés en épreuves, et M. Malou en porta six exemplaires à Malines, avec prière à l’archevêque de les soumettre à l’avis des évêques.

L’archevêque se chargea de ce soin, et bientôt M. Malou reçut les réponses de Malines, de Gand et de Bruges, qui étaient favorables, sauf quelques réserves quant aux détails. Les réponses des autres évêques n’arrivaient pas ; le temps pressait ; M. Malou s’était décidé à passer outre et déjà des ordres dans ce sens venaient d’être donnés à l’imprimeur, lorsqu’il reçut un télégramme du Cardinal, à peu près conçu dans ces termes : « N’imprimez pas ; il y a une objection fondamentale. » Nous eûmes bientôt l’explication du télégramme : l’évêque de Liége, Mgr de Montpellier, avait envoyé au Cardinal un mémoire de seize pages repoussant d’une manière absolue notre projet, par le motif que la direction de l’enseignement libre devait appartenir (page 198) exclusivement à l’épiscopat. Le Cardinal, plein de condescendance pour les sentiments de ses collègues, avait immédiatement admis l’objection de l’évêque de Liége et renoncé au projet Malou.

C’est à la suite de ces faits que l’enseignement libre fut organisé sur des bases épiscopales. Cependant l’épiscopat, faisant une large part à l’élément laïque, avait admis qu’il y aurait dans chaque diocèse un comité central composé en majorité de laïques, des comités paroissiaux et un inspecteur laïque. La question se présenta alors pour nous de savoir si nous consentirions à entrer dans les comités. Il y eut des hésitations ; M. Beernaert refusa de faire partie, non du comité paroissial de Boitsfort, commune où il résidait l’été, mais du comité provincial du Brabant. Au contraire, la plupart d’entre nous, nous résolûmes d’entrer dans les comités provinciaux ou diocésains, convaincus que, dans l’épreuve difficile que nous avions à traverser, ce n’était pas trop des efforts de tous les laïques unis à ceux du clergé. Du reste, les comités provinciaux furent composés en majorité de laïques et présidés par des laïques. Dans le Brabant, nous adoptâmes un règlement qui maintenait en vigueur le programme de la loi de 1842 et les livres usités sous le régime de cette loi, et nous stipulâmes que les inspecteurs nous présenteraient des rapports annuels.

 

12. La constitution du comité mixte (1882)

 

 (page 198) Grâce aux conseils et à la modération de Léon XIII, grâce aussi à l’avènement à l’épiscopat de Mgr Du Roussaux, (page 199) un courant de plus en plus modéré se manifesta au sein de l’épiscopat.

Au mois d’août 1882, Mgr Du Roussaux fit agréer, en réunion plénière des évêques, une proposition ayant pour objet la formation d’un comité mixte, composé de deux ecclésiastiques et d’un certain nombre d’hommes politiques, lequel serait chargé de donner des avis à l’épiscopat dans les questions mixtes. Les deux prêtres désignés furent M. le chanoine Daris, de Liége, et M. le vicaire général de Brabander, de Bruges. Les hommes politiques choisis le furent principalement parmi les jurisconsultes de la Chambre ; c’étaient MM. Malou, Jacobs, Thonissen, de Lantsheere, Beernaert, de Becker, Cornesse et moi ; on y ajouta le nom du sénateur Lammens. La proposition et les noms furent envoyés à M. Malou, et celui-ci écrivit à chacun de nous pour nous les soumettre.

J’étais alors à Blankenberghe. Je répondis à M. Malou que je consentais à faire partie du comité, à la condition que nous conserverions notre entière indépendance. J’ajoutai que le Sénat ne pouvait être uniquement représenté par M. Lammens, et qu’il convenait d’appeler dans le comité M. d’Anethan.

M. Malou partagea cet avis. Une négociation s’ensuivit. Le nom de M. d’Anethan rencontrait des résistances ; bref on céda, et il fut admis que la droite sénatoriale serait représentée par MM. d’Anethan, Solvyns et Lammens. Le comité se réunit pour la première fois en janvier 1883, et il se constitua sous la présidence de M. Malou. On décida en même temps qu’aucun règlement ne serait rédigé.

(page 200) Depuis cette époque plusieurs questions furent soumises à M. Malou comme président du comité, par l’épiscopat. Mais le comité ne se réunit pas, et les avis furent rédigés de commun accord par MM. Malou, de Lantsheere, Beernaert, Jacobs et moi.

 

13. La fraction des « intransigeants » (IV) : la nomination de l’évêque de Namur et de l’archevêque de Malines (1883)

 

Il ne restait, dans les positions en vue, qu’un seul homme envisagé comme appartenant à l’école intransigeante : c’était Mgr Gravez, évêque de Namur. Sa santé fort affaiblie commandait de lui donner un coadjuteur, et l’état du diocèse de Namur rendait, indépendamment de tout autre motif, cette solution absolument nécessaire.

Depuis longtemps, les catholiques les plus dévoués étaient préoccupés d’une telle situation. Mais tout espoir d’obtenir la démission de l’évêque étant écarté, ils concentrèrent leurs efforts sur le choix d’un coadjuteur. Mgr Goossens, vicaire général de Malines, fut vivement recommandé à Rome. La Cour intervint de son côté ; M. van Praet fit ressortir l’utilité de ce choix, et il fut répondu de Rome que l’on aurait le plus grand égard à un pareil voeu. Il parut toutefois un moment que, grâce à l’appui de Monseigneur de Liége, Mgr Cartuyvels l’emporterait. J’en informai M. van Praet, qui me parut très rassuré.

Cependant Mgr Gravez avait fini par reconnaître lui- même qu’un coadjuteur lui était nécessaire. Il en demanda un à Rome, en désignant trois noms, Mgr Cartuyvels, M. le vicaire général Pirard et M. le chanoine Henry. On lui répondit de Rome qu’on lui donnait pour coadjuteur Mgr Goossens, L’émoi fut grand à l’évêché de Namur. On inséra, d’abord, dans l’Ami de l’Ordre (page 201) un articulet annonçant que Mgr Gravez avait demandé un coadjuteur à Rome, et ce ne fut que quelques jours après qu’on fit connaître au diocèse la nomination de Mgr Goossens.

La tâche de celui-ci promettait d’être difficile. Cependant il fut très paternellement accueilli par Mgr Gravez. En revenant de la visite qu’il était allé lui faire, il vint me voir et me dit combien il avait été touché de la cordialité de l’évêque. En dépit de cet accueil, il est permis de croire que le choix de Mgr Goossens n’avait guère été agréable à Mgr Gravez. Aussi celui-ci, malgré l’état ébranlé de sa santé, et sa difficulté de marcher, allait-il se décider à entreprendre des tournées de confirmation.

Dès le mois de juin, Mgr Goossens fut sacré à Malines comme évêque d’Abdera. Après le sacre, je lui dis : « Monseigneur, l’ère des difficultés commence. » Il le comprenait bien, mais il avait confiance en Dieu.

Mgr Gravez avait assisté au sacre de son coadjuteur. A peine de retour à Namur, et sans attendre l’arrivée de celui-ci, il partit pour le Luxembourg en tournée de confirmation. Mais, dans cette excursion, le mal qui le minait prit des proportions alarmantes, et il ne tarda pas à y succomber. Mgr Goossens prit immédiatement possession du siège de Namur. Je le félicitai, en lui exprimant mes voeux pour la pacification du diocèse. Il me répondit que mes voeux étaient les siens.

Ainsi venait de disparaître le dernier de ceux qui avaient été mêlés à une campagne dont la cause catholique avait eu tant à souffrir en Belgique. Sans doute, les intentions de tous sont ici hors de question ; mais (page 202) elles n’ont pas empêché la fâcheuse influence des faits que j’ai exposés.

J’ajoute que, dès la nomination de Mgr Goossens comme coadjuteur de Namur, les instructions épiscopales scolaires du mois de juin 1880 avaient été publiées dans le diocèse. Mgr Goossens était tout joyeux quand il vint me l’annoncer.

 (page 202) Mgr Dechamps ne tarda pas à suivre Mgr Gravez dans la tombe. Qui allait lui succéder sur le siège de Malines ? Trois noms furent immédiatement mis en avant : Mgr Goossens, Mgr Pieraerts, recteur de l’Université de Louvain, et Mgr Abbeloos, qui avait succédé à Mgr Goossens comme vicaire général de Malines. A ces noms, on joignit celui de l’évêque de Bruges et celui de Mgr Doutreloux, évêque de Liége. Mais on apprit bientôt que le premier, âgé de septante ans, ne consentirait que difficilement à changer de siège ; quant à Mgr Doutreloux sa candidature fut vivement recommandée par les derniers représentants de l’école qui, avant Léon XIII, nous avait causé tant de soucis ; je ne sais si, devenu archevêque, ce prélat qui, pour avoir été très dévoué à Mgr de Montpellier, avait évité, depuis qu’il était évêque, de s’écarter des règles de la prudence, eût répondu aux espérances qu’on fondait sur lui ; le rôle qu’il devait jouer quelques années après dans la question sociale permet d’en douter ; mais il n’en est pas moins vrai que sa nomination eût été, à tort ou à raison, considérée comme un échec pour les modérés ; aussi ne négligea-t-on rien pour l’empêcher.

(page 203) Dès que Mgr Dechamps fût venu à mourir, j’allai trouver M. van Praet. Celui-ci m’apprit que le Roi avait écrit au Pape en faveur de Mgr Goossens. De son côté, il avait écrit aussi, indiquant en première ligne Mgr Goossens, en seconde ligne Mgr Pieraerts, en troisième ligne Mgr Abbeloos. Je lui dis que l’élévation de Mgr Goossens au siège archiépiscopal serait excellente ; mais qu’alors l’évêché de Namur serait ouvert, et qu’il fallait dès à présent y songer. Il me promit de s’en préoccuper ; peu de jours après, en revenant des funérailles de Mgr Dechamps, je lui écrivis de nouveau pour lui dire que le clergé de Malines était partagé entre Mgr Goossens et Mgr Abbeloos, et que les deux nominations seraient très bien agréées.

M. Malou joignit à Rome ses efforts à ceux de M. van Praet. Il se prononça pour Mgr Goossens. La nomination tarda près de deux mois. Dans l’intervalle divers bruits coururent ; on disait que la candidature de Monseigneur de Liége gagnait du terrain ; j’en écrivis à Mgr Van Weddingen, aumônier de la Cour, pour le prier d’en parler à la Reine ; il le fit ; la Reine se montra disposée à écrire au Pape. Le fit-elle ? Elle ne s’en est pas expliquée vis-à-vis de Mgr Van Weddingen.

Au mois de novembre 1883 une dépêche confidentielle arriva de Rome à M. de Haulleville, lui annonçant la nomination de Mgr Goossens. Celui-ci m’avait précisément donné rendez-vous pour le lendemain. Il vint chez moi ce jour-là ; c’était le 22 ; il ne connaissait pas encore la décision du Pape ; je la lui appris ; il reçut cette nouvelle avec l’humilité qui le caractérisait. Il m’entretint à cette occasion de l’état de son diocèse et de (page 204) l’Ami de l’Ordre. Quant à l’état de son diocèse, il l’avait trouvé vraiment lamentable ; le tableau qu’il m’en fit dépassa ce que je conjecturais ; une portion nombreuse du clergé, la majorité des professeurs du grand séminaire, paraissait vouée aux idées extrêmes. Mais que d’améliorations s’étaient déjà réalisées depuis quatre mois ! Je fus à la fois touché et reconnaissant du récit qu’il me fit de toutes les mesures qu’il avait prises. L’apaisement était général, et l’on pouvait avoir la certitude que, dans un avenir rapproché, toute trace de l’ancienne direction aurait disparu. Au sujet de l’Ami de l’Ordre, son appréciation ne le céda pas en sévérité à la mienne ; mais il n’avait pas encore découvert le moyen de le brider. Je le pressai vivement de faire en sorte que son successeur sur le siège de Namur fût choisi parmi les membres du clergé disposés à suivre son exemple. Il me le promit. Il craignait d’enlever Mgr Pieraerts à l’Université de Louvain ; Mgr Abbeloos lui paraissait un peu tranchant, quoique modéré. Restaient deux candidats un doyen, appartenant au diocèse, et Mgr Belin, vicaire général de Tournai, qui déjà avait fixé l’attention du Pape, lorsque Mgr Goossens avait été nommé à Namur. L’un et l’autre étaient excellents ; mais dans le moment il lui paraissait plus sage de choisir en dehors du diocèse. Cette première impression de Mgr Goossens ne tarda pas à s’affermir, et le dimanche suivant, il vint me revoir, et se prononça nettement pour Mgr Belin. De chez moi il alla chez Mgr Rinaldini. Celui-ci se rendit le lendemain à Namur ; dès ce moment le choix du Pape était fixé, et le 27 novembre, Mgr Goossens m’écrivit : «La chose est quasi faite et ce sera très bien. » Elle était faite, en effet, en faveur (page 205) de Mgr Belin. Le nouvel évêque avait été doyen de Châtelet sous Mgr Dumont et avait su ne pas lui céder ; devenu vicaire général par le choix de Mgr Du Roussaux, celui-ci en faisait le plus grand cas, et l’on peut affirmer que sa nomination consolidait l’influence nouvelle qui, au sein de l’épiscopat, résultait de la nomination de NN. SS. Du Roussaux et Goossens. (L’avenir démontra que le choix de Mgr Abbeloos n’eût pas produit de bons fruits. L’attitude qu’il prit lors de la crise daensiste témoigna du peu de confiance que l’on pouvait avoir dans son jugement. (W.))

 

14. L’incident Bara-Woeste lors du vote du budget de la justice (1884)

 

(page 205) Je fus bientôt appelé à intervenir dans un nouvel incident.

La discussion du budget de la Justice pour 1884 approchait et l’on pouvait craindre que le gouvernement n’aggravât ses concessions aux radicaux. La section centrale, en effet, demandait notamment la réduction des traitements de l’archevêque, des évêques et des vicaires généraux.

Au commencement de janvier, Mgr Van Weddingen, aumônier de la Cour, vint me voir. Il m’informa que le Roi l’avait fait appeler pour l’entretenir des amputations nouvelles dont le budget des cultes était menacé. M. Bara, lui avait dit le Roi en substance, est très monté ; il prétend que les évêques sont aussi absolus que dans le principe en ce qui concerne le refus de sacrements, et il s’appuie pour le soutenir sur une lettre de l’évêque de Liége, qu’il déclare vouloir lire à la Chambre. « N’y aurait-il pas moyen, dans ces circonstances, (page 206) avait ajouté le Roi, d’obtenir de Mgr Goossens, en sa qualité de futur chef de l’Église belge, une déclaration de nature à atténuer l’effet de la lettre de Monseigneur de Liége ? » Le Roi avait donné à entendre qu’il s’opposait énergiquement à toute réduction du traitement des ecclésiastiques, mais qu’il fallait l’aider dans sa résistance.

Là-dessus Mgr Van Weddingen était allé voir Mgr Goossens. Il avait cru comprendre que celui-ci était disposé à faire quelque chose, et l’objet de sa visite était de me prier d’insister de mon côté. J’écrivis aussitôt à Mgr Goossens dans des termes pressants.

Je ne connaissais la lettre de l’évêque de Liége que par ouï-dire, Dans une conversation avec M. Bara, celui- ci m’avait dit qu’il s’appuierait sur des documents authentiques pour établir que la conduite de l’épiscopat n’avait pas changé. L’interrompant brusquement, je lui avais demandé : « S’agit-il d’une lettre de l’évêque de Liége (dont j’avais entendu parler vaguement) ? - Oui, m’avait-il répondu, et il y parle au nom de l’épiscopat. » A la suite de cet entretien, M. Cornesse avait été prié par moi de demander à Mgr Doutreloux communication de cette lettre. L’évêque s’était empressé de déférer à notre désir. Après l’avoir lue, M. Cornesse lui dit : « Vous êtes tombé dans un piège que M. Bara vous a tendu. » La lettre effectivement avait été provoquée par une dépêche de M. Bara lui demandant si, conformément aux déclarations de M. Thonissen, le clergé du diocèse de Liége ne refusait plus les sacrements aux parents des enfants fréquentant les écoles communales. L’évêque, au lieu de répondre par une déclaration vague attestant ses sentiments de modération, avait répondu (page 207) par un mémoire, exposant, disait-il, « le point de vue de l’épiscopat », affirmant que la règle du refus des sacrements aux parents était maintenue, mais ajoutant qu’il avait poussé, dans l’application de cette règle, la modération jusqu’à ses plus extrêmes limites. M. Bara, au reçu de ce mémoire, s’était borné à en prendre acte et à constater que M. Thonissen s’était trompé.

On pouvait donc s’attendre à ce que M. Bara fît coup double, à l’aide de cette correspondance, et qu’il s’en servît à la fois contre les évêques et contre M. Thonissen. La lettre de l’évêque laissait certes à désirer dans sa forme. L’évêque de Bruges, à qui elle fut communiquée, la trouva empreinte d’une « certaine raideur théologique ». Cependant, au point de vue des faits, elle était assez modérée, et j’avais engagé Mgr Van Weddingen à prier le Roi d’en demander communication à M. Bara, afin de lui permettre de s’appuyer, dans ses entretiens avec son ministre, sur les passages où l’évêque attestait la condescendance dont il faisait preuve dans l’application des instructions scolaires.

Quoi qu’il en soit, il y avait quelque chose à tenter. Mais quoi ? Là était la difficulté. Mgr Goossens vint me voir le 13 janvier 1884, et me dit que, dans la position où il se trouvait, n’étant pas encore archevêque, il ne pouvait rien faire. Mais, dans l’intervalle, j’avais mis au courant de ces incidents M. Malou, que la lettre de Mgr Doutreloux avait vivement ému. Lui aussi avait été d’avis que le mauvais effet résultant de cette lettre devait être dissipé, et il suggéra, lors d’une visite que lui fit, le 13 janvier, Mgr Van Weddingen, l’idée de demander à l’évêque de Bruges, doyen de l’épiscopat, (page 208) d’intervenir et d’obtenir de l’évêque de Liége une lettre d’explication.

Mgr Van Weddingen partit pour Bruges le lundi. Il vint me voir avant son départ ; je lui fis diverses recommandations. Sa mission réussit. Dès le 16 janvier, il m’écrivit que Mgr Faict était entré dans nos vues et avait écrit à l’évêque de Liége : Mgr Doutreloux ne fit aucune difficulté et proposa un texte de lettre. Ce texte nous fut envoyé par l’évêque de Bruges ; il n’était pas satisfaisant. M. Malou et moi, nous en minutâmes un autre ; et finalement l’évêque écrivit â M. Bara dans le sens indiqué. Sa lettre disait que les instructions de 1880 étaient seules en vigueur dans son diocèse ; qu’elles avaient été inspirées par un grand esprit de modération ; qu’elles devaient être appliquées dans le même esprit, et que lui, l’évêque, réprimait tous les abus qui lui étaient signalés et qui révélaient de la part de son clergé un écart quelconque.

Tout cela fut fait en fort peu de jours ; et le 24 janvier, Mgr Van Weddingen m’écrivit : « J’ai entendu ici exprimer le bon espoir que tout marchera assez bien. » Le fait est que M. Bara renonça à son projet de saisir la Chambre de la première lettre de l’évêque de Liége, et qu’il se prononça contre les réductions proposées.

 

15. Les causes du renforcement des catholiques à la fin de la législature : les vexations et les résultats de l’enquête scolaire (1880-1884)

 

(page 208) Quelque intenses et variées que fussent pour nous les préoccupations qui viennent d’être exposées, notre action contre le Cabinet libéral et sa politique n’en fut pas affaiblie. A la Chambre, nous étions tous les jours sur la brèche ; nos attaques ne faisaient grâce aux (page 209) ministres d’aucune critique ; au dehors, secondés par une pléiade de polémistes et de propagandistes, nous maintenions en éveil l’ardeur de nos amis. Les élections de 1880 ne pouvaient changer la majorité ; cependant, dans leur ensemble, elles nous furent plutôt favorables ; mais nous espérions que les élections de 1882 feraient justice de nos adversaires, et en prévision de ce résultat, une commission composée des chefs de la droite se réunit pour examiner ce qu’il conviendrait de faire en matière scolaire ; nous n’avions abouti à aucune solution, lorsque nous apprîmes que le scrutin n’avait pas répondu à nos conjectures. Toutefois cet échec ne nous découragea pas et nous reprîmes la lutte avec une nouvelle activité.

Que de questions ne furent pas agitées de 1880 à 1884 !

M. Bara porta la main sur le temporel des cultes ; il multiplia les vexations de détail et il sembla vouloir restaurer la vieille politique de Joseph II. Nous le combattîmes pied à pied. Mais, vexé des efforts du clergé pour faire échec à la loi scolaire, il priva de leur traitement les prêtres de paroisses qui étaient de nationalité étrangère ; le profit fut nul pour lui ; mais la tyrannie est coutumière des petitesses les moins justifiables.

De nouvelles lois électorales vinrent encore diminuer le nombre des électeurs ; mais bientôt le Cabinet se trouva, sur ce terrain, aux prises avec l’élément avancé de son parti ; M. Frère dut promettre une réforme électorale provinciale et communale ; il s’y employa, et il finit par proposer un abaissement du cens pour ces deux catégories d’élections et le droit électoral pour les capacitaires. Il ne désarma guère les radicaux, et nous (page 210) assistâmes, non sans une vive satisfaction, à maintes empoignades entre M. Frère, d’une part, et MM. Arnould, Féron et Robert, d’autre part.

Une loi sur l’enseignement moyen fut votée, obligeant le gouvernement à prendre les professeurs d’athénées et d’écoles moyennes dans les écoles normales officielles et restreignant la durée des patronages.

Un projet fut proposé augmentant les prérogatives de l’État en matière communale et provinciale, dans le but de briser la résistance des députations permanentes et des administrations communales catholiques. Lorsque ce projet vint en sections, nous nous étions, entre membres de la droite, donné le mot d’ordre, pour être tous à notre poste. Il arriva de là que la section centrale fut composée en majorité de catholiques et que je fus nommé rapporteur. En cette qualité, j’adressai au nom de la section de volumineux questionnaires aux députations permanentes et je parvins ainsi à ajourner l’examen du projet en séance publique ; si bien qu’à part un ou deux points de détail qui formèrent l’objet d’un projet spécial, la réforme conçue par M. Rolin n’avait pas encore abouti quand, en 1884, le ministère fut renversé.

La politique scolaire inaugurée en 1889 avait entraîné de fortes dépenses ; celles-ci se multipliaient sans cesse. On dut songer à proposer de nouveaux impôts. C’était pour le gouvernement un danger. Une partie de la majorité le comprit, et, quand le projet nouveau vint en discussion, elle chercha, par l’organe de M. d’Elhoungne, à l’émonder assez sensiblement. Elle y réussit avec notre aide ; au lieu de 30 millions la Chambre n’en vota que 14 ; mais les aggravations d’impôts qui subsistèrent (page 211) mirent le comble au mécontentement public ; les débats avaient été des plus passionnés ; ils avaient surexcité l’opinion, et nombre d’électeurs se donnèrent rendez-vous aux élections de 1884 pour exprimer leurs sentiments.

C’est après le vote de la loi d’impôts, qu’avec l’appui du Cabinet, une proposition d’enquête sur les couvents fut déposée. Les évêques en furent justement émus, et ils demandèrent que les jurisconsultes de la droite se réunissent afin de déterminer l’attitude à prendre, de signaler les points délicats de la question et de proposer des remèdes. Nous eûmes à cet effet une délibération, et il fut convenu que, sous forme de questionnaires, je dresserais un relevé des points à éclaircir et des difficultés à résoudre. Ce relevé fut dressé et je l’envoyai, comme il avait été convenu à l’évêque de Tournai. Mais bientôt la proposition vint en discussion à la Chambre, et elle eut un résultat inattendu. La majorité de gauche étant faible avait besoin, pour l’emporter, de l’unanimité de ses membres ; or, trois d’entre eux, parmi lesquels M. Pirmez, se séparèrent du gros du parti, et ainsi la proposition échoua.

Les choses en étaient là et nous nous préparions aux élections de 1884, lorsque l’occasion se présenta à nous de susciter un débat sur l’enquête scolaire et sur les frais qu’elle occasionnait. (Votée à la chambre, le 23 mars 1880, sur la proposition d’un député libéral, M. Neujean, l’enquête scolaire avait surtout pour but de rechercher par quels moyens les catholiques avaient amené à leurs écoles la majorité de la population scolaire. Les enquêteurs se transportèrent par tout le pays ; 750,000 francs furent dépensés pour arriver à dresser une manière de réquisitoire contre le clergé. (T.)) Au mois de décembre 1883, à (page 212) l’occasion du budget de la Dette publique, M. Le Hardy de Beaulieu demanda ironiquement à la droite, quelles économies elle proposait sur ce budget, « puisque, disait-il, la droite a toujours le mot d’économies à la bouche ». Je saisis la balle au bond et je répondis : « Nous ne proposons pas d’économies sur le budget de la Dette publique, parce que nous sommes d’honnêtes gens et que l’État doit payer ses dettes ; mais demain, nous discuterons le budget de la Chambre, et je proposerai une réduction du crédit destiné à couvrir les frais de l’enquête scolaire. » M. Couvreur, président de l’enquête scolaire, n’assistait pas à cette partie de la séance. Étant arrivé vers 4 heures, on le mit au courant et il fit une motion. Il avait été informé, disait-il, de mon projet de demander le rejet du crédit pour l’enquête scolaire, et il proposa à la Chambre de discuter ce point en séance publique, bien que d’ordinaire le budget de la Chambre soit examiné en comité secret. Je m’empressai d’accepter ; puis je m’abouchai avec M. Jacobs et je lui dis que, cette affaire prenant plus d’ampleur, je l’engageais à soulever à cette occasion, d’accord avec moi, un débat important.

C’est ce qui arriva. Le lendemain nous demandâmes la communication des comptes de l’enquête scolaire. M. Couvreur commit la maladresse de les refuser. Mais ces comptes, nous les avions ; l’un de nos amis, M. Beeckman, les avait relevés à la Cour des comptes. Nous promîmes donc de les publier. MM. Malou, Jacobs et moi, nous en fîmes trois tableaux qui parurent successivement dans la presse. L’effet fut foudroyant ; et, comme il avait été décidé qu’après cette publication, le débat reprendrait, jour fut fixé à cet effet, La gauche (page 213) donnait à entendre qu’elle ne nous laisserait pas tirer parti de ces frais ; l’un de ses membres, M. de Macar, dit même : « Il y aura du sang répandu. » Il n’y eut rien de pareil. Nous plaçâmes le débat sur ce terrain : « L’enquête est une enquête politique ; elle a été faite dans l’intérêt du parti libéral ; c’est à ce parti et non au pays à en payer les frais. » Ce débat tourna complètement à notre avantage ; l’opinion se tourna contre les enquêteurs dont quelques-uns avaient été grassement payés, et nous ne manquâmes pas dans les polémiques électorales, de profiter de cet avantage.

 

16. La constitution de l’Union pour le redressement des griefs et l’organisation des élections (1884)

 

En dehors du Parlement, nous nous préparions activement aux élections.

Il s’était formé une association politique nouvelle, ayant pour titre : l’Union pour le redressement des griefs ; elle n’avait à sa tête aucun chef parlementaire, ses principaux représentants étaient MM. Léon Collinet (Liége), Schollaert (Louvain) et Jules de Burlet (Nivelles). L’association nouvelle trouvait que la Fédération des cercles catholiques avait vieilli et qu’on ne pouvait en attendre, telle qu’elle était constituée, aucun résultat suffisant. Le fait est que son président, M. de Cannart d’Hamale, était fort âgé pour conduire les destinées d’une association représentant tout le parti ; mais, précisément à ce moment, il prit sa retraite. Il ne restait à la tête de la Fédération que M. Neut, secrétaire général, dont la position n’était peut-être pas à la hauteur de son zèle. Dans ces circonstances, les chefs de la droite estimèrent qu’il fallait confier la présidence de la Fédération à un homme politique important, MM. Malou, Beernaert, Jacobs et moi, nous tînmes à cet effet avec (page 214) quelques amis et Mgr Goossens, une réunion où nous décidâmes M. Beernaert à accepter ce poste.

La Fédération devait tenir ses assises à Marche, en 1884. M. Beernaert en profita pour y prononcer un discours sensationnel qui apparut comme le coup de clairon avant la bataille. Quelques jours après les élections, M. Neut mourut : c’était une perte sensible : on verra plus loin comment la Fédération fut reconstituée à la suite de l’avènement de M. Beernaert au pouvoir.

Les futures élections de Bruxelles étaient surtout l’objet de toutes nos préoccupations. Le comte Adrien d’Oultremont avait imaginé, sous les auspices de M. Malou, de former à Bruxelles une liste d’opposition portant des noms mélangés. Je reviendrai sur ce point dans le chapitre suivant. Mais comme tout ce travail s’était fait au cours de la session de 1883-1884, je constate ici que l’élaboration de cette liste fut très laborieuse ; il en fut de même de son programme. Le jour de la Pentecôte, M. Malou me fit appeler à 10 heures du matin ; il avait réuni chez lui M. d’Oultremont, M. Nothomb, M. Van der Smissen ; et là, nous arrêtâmes le programme ; ce programme était acceptable pour la droite tout entière ; j’y donnai mon assentiment. Aux élections la liste tout entière devait passer. On lui avait donné au moment de son dépôt pour titre : « liste des nationaux indépendants ». Personne de nous n’avait été consulté sur ce titre ; il avait été choisi, à défaut d’autres, par M. Silvercruys, un des membres actifs du groupe qui soutenait la liste. Le titre n’était pas heureux ; il paraissait impliquer le désir de constituer un parti nouveau, distinct de la droite. M. d’Oultremont devait, (page 215) en effet, bientôt manifester le dessein de réaliser ce désir dans tout le pays. Mais un tel dessein dépassait ses forces, et, après de nombreux incidents, il ne resta de tout cela, qu’un nom et un mandat, le nom et le mandat de M. Théodor. Mais j’anticipe sur des détails qui appartiennent à la suite de ce récit.

Chapitre suivant