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« Mémoires pour servir à l’histoire contemporaine de la
Belgique », par Ch. WOESTE, tome 1
(1859-1894)
(Bruxelles, Dewit, 1927)
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CHAPITRE PREMIER - MES DEBUTS DANS LA VIE POLITIQUE
(1859-1870)
1. Le Journal de Bruxelles et la Revue belge et
étrangère - La Société d’Emulation (1859-1862)
(page 53) La
funeste crise de 1857 avait jeté le parti conservateur dans le désarroi et le
découragement. Il était pauvre en œuvres politiques ; sa presse était peu
répandue et sans action ; les associations politiques lui faisaient défaut.
Pendant longtemps, les catholiques s’étaient élevés contre ces associations
dont M. Théodore Verhaegen avait pris l’initiative dans le camp libéral ; ils
n’étaient pas encore revenus de cette erreur. (« Après
l’effondrement de 1857, les chefs de la droite avaient cherché à jeter les
bases d’une organisation s’étendant à tout le pays. Elle ne parvint pas à
prendre vie. Peut-être était-ce parce qu’on avait concentré trop exclusivement
les intérêts du parti dans les mains de l’élément parlementaire, alors qu’il
eût fallu faire appel à toutes les forces vivaces dont il pouvait disposer.
Mais la presse fut l’objet de préoccupations plus intenses et plus suivies.
L’ouvrage de M. de Trannoy sur Jules Malou rappelle les efforts qui furent
tentés pour la développer. » (WOESTE, Souvenirs relatifs à l’organisation du parti
catholique (inédits)).
En outre, le parti ne se recrutait pas : MM. de Decker
et Vilain XIIII avaient perdu toute autorité ; M. Dechamps n’avait pas été
réélu en 1857 ; il rentra à la vérité au Parlement en 1859, mais, précisément à
ce moment, M. Malou succomba à Ypres. D’aucuns sentaient que le (page 54) parti conservateur avait besoin
d’une sorte de régénération ; mais d’où viendrait-elle ? On ne l’entrevoyait
pas.
M. Paul Nève, qui s’était pendant longtemps distingué dans les
œuvres de charité de la capitale, souffrait de l’infériorité dans laquelle, à
tant de points de vue, végétaient les catholiques ; il prit tout à coup la
direction du Journal de Bruxelles ;
il aspirait à en faire un organe important de l’opinion ; en cela, son ambition
était louable ; mais il était insuffisamment préparé à cette tâche ; il
espérait cependant en surmonter les difficultés, et il se chargea en même temps
de la publication de la revue La Belgique,
fondée en 1856, mais qui jusque-là n’avait guère fixé sur elle l’attention
publique. Au barreau de Bruxelles, beaucoup d’espérances se tournaient vers M. Quairier, à qui quelques succès judiciaires avaient fait un
certain renom ; adversaires et amis lui prédisaient, avec une complaisance
exagérée, une brillante carrière parlementaire, et les jeunes gens souhaitaient
« son avènement », comptant peut-être qu’il faciliterait le leur.
Je fus
présenté à M, Nève dès 1858. Il m’offrit d’entrer au Journal de Bruxelles. Après quelque
hésitation, je préférai conserver ma liberté ; j’aurais dû renoncer au barreau
où j’allais entrer, et d’ailleurs je compris que j’aurais porté ombrage à deux
hommes de talent qui formaient alors presque toute la rédaction du journal, MM.
Desfossé et Proost.
Cependant, de loin en loin, je remis à M. Nève
quelques articles. Le premier que j’écrivis parut le 23 août 1858 ; il
dénonçait la propagande protestante ; la question italienne me fournit aussi le
sujet de quelques travaux.
(page 55) Mes relations avec M. Paul Nève m’amenèrent à me lier avec son frère Émile,
bibliothécaire à l’Université de Louvain, esprit charmant et causeur émérite. Il
dirigeait la Belgique qui devint
bientôt la Revue belge et étrangère ;
il se rendait souvent à Bruxelles et nous passions la soirée ensemble. Il
m’engagea à collaborer au recueil auquel il avait voué la sollicitude la plus
vive, et, poussé ainsi par lui, je me hasardai à écrire un premier article sur Le droit du clergé de faire des quêtes pour
les pauvres dans les églises, droit que le parti libéral commençait à
contester. Ce premier pas m’encouragea, et, de 1860 à 1863, je donnai
successivement à la Revue belge les
études suivantes : Les élections de 1859
et la session parlementaire ; la
Constitution et le parti libéral ; la
Constitution et le parti conservateur ; la
Constitution et le parti radical ; le
Ministère de 1857. Je signai « un avocat », les deux premières de ces
études. Mais comme elles avaient reçu un accueil favorable, je crus pouvoir
signer les autres de mon nom ; elles me fournirent l’avantage d’être présenté à
M. Dechamps, en qui nous aimions à saluer le chef du futur ministère de droite.
Le désir de
tirer le parti catholique de son inertie provoqua à Bruxelles, en 1862, un
premier effort au sein de la jeunesse. MM. Léon de Monge et le comte Édouard de
Liedekerke, pénétrés de l’utilité qu’il y aurait à réunir dans une communauté
de travaux intellectuels des hommes vivant dans des milieux différents et à les
empêcher de se laisser absorber par la spécialité, conçurent le dessein de
fonder la Société d’Emulation.
M. Prosper Staes, alors avocat, depuis magistrat, me conduisit à la
première réunion, qui se tint chez le (page
56) comte Édouard de Liedekerke ; j’y trouvai, indépendamment de M. de
Monge, le comte Ch. de Lannoy, le baron Ferdinand Jolly, M. Alex. Delmer, et M. de Haulleville, qui
était à ce moment sans position, après avoir été attaché à la rédaction du Journal de Bruxelles, puis directeur de
l’Universel. Une réunion plus
nombreuse fut décidée ; elle eut lieu quelques jours après. Le président que
nous choisîmes fut M. Royer de Behr, représentant de Namur. M. Royer de Behr
était envisagé comme l’une des rares personnifications parlementaires de
l’esprit nouveau, dont la portion la plus jeune du parti conservateur
commençait à désirer ardemment l’infusion. Çà et là, en effet, on souhaitait à
notre cause une orientation nouvelle et l’emploi des moyens de victoire
modernes. Il s’agissait d’un côté de créer une presse capable de se faire lire
partout et des associations de tout genre destinées à donner à l’opinion une
vive impulsion, et de l’autre, d’arrêter un programme qui, sans rompre avec les
traditions du parti, comportât une application un peu plus large des libertés
publiques ; on agitait à ce point de vue la nécessité d’abaisser le cens pour
la province et la commune, et d’attribuer la nomination du collège échevinal
aux conseils communaux ; de plus, les fortifications d’Anvers et le mouvement
d’opposition aux dépenses qu’elles avaient fait naître dans notre métropole
commerciale, amenaient petit à petit les catholiques à se poser en adversaires
de l’aggravation des charges militaires ; et c’est parce qu’on croyait M. Royer
de Behr disposé à s’associer à ce mouvement que notre choix se fixa sur lui.
Les
premières séances littéraires de la Société d’Émulation (page 57) eurent lieu au printemps de 1862 ; elles reprirent à
l’automne, et la Société ne tarda pas à atteindre un développement brillant. Je
ne puis me rappeler ce temps sans émotion ; parmi ceux qui se succédaient à
notre petite tribune, j’aime à citer M. Léon Ruzette,
M. Amédée Visart, M. Alph.
Dechamps, M. Domis de Semerpont,
M. de Monge, M. de Haulleville, M. Delmer, qui, tous, devaient un jour servir le pays d’une
manière plus ou moins utile. Nous étions animés d’une grande ardeur, et à voir
ce qui se passait dans ce petit centre, on pouvait prédire que le parti
conservateur ne tarderait pas à entrer dans une phase d’activité. Des hommes
plus âgés honoraient souvent nos séances de leur présence : c’étaient notamment
MM. Adolphe Dechamps, Ducpétiaux, le lieutenant
général baron Greindl, M. L. Jottrand
; j’y fis aussi la connaissance de M. Eugène de Kerckhove,
ancien ministre de Turquie à Bruxelles, resté toujours Belge de cœur comme de
fait, animé de la foi la plus agissante et avec qui dès lors je fus uni de la
plus étroite amitié.
2. Le premier Congrès de Malines (1862-1863)
Vers la fin
de
Ce n’était
pas une entreprise de mince importance que l’organisation d’un congrès
embrassant les intérêts les plus variés : œuvres religieuses, œuvres sociales,
enseignement, art, publicité, et devant, pour réussir, obtenir l’adhésion, non
seulement des catholiques du pays, mais encore des catholiques les plus
illustres de l’étranger, sans le concours desquels il était à craindre qu’il ne
fût un peu dépourvu d’éclat. Une commission centrale fut constituée, et dans
cette commission un comité d’exécution. M. Ducpétiaux
en était l’âme, et il mit au service du dessein dont il poursuivait
l’exécution, ses connaissances étendues et sa rare activité, en même temps
qu’il utilisa, pour la conduire à bonne fin, les relations qu’il avait dans
presque tous les pays. Bientôt, il devint certain que l’œuvre réussirait ; les
adhésions devenaient de plus en plus nombreuses, et l’assiduité avec laquelle
les hommes les plus distingués assistèrent aux séances de la commission étaient le présage de son succès. Les projets de résolution
furent successivement arrêtés, et rien n’avait troublé l’union des
organisateurs lorsque, presque au dernier moment, un incident fâcheux se
produisit. Il s’agissait de désigner le rédacteur de l’adresse au Saint-Père.
Ces adresses sont depuis lors (page 60)
devenues fréquentes dans les réunions des catholiques ; mais, en 1863, tout
était nouveau dans ce genre, et le moindre détail prenait les proportions d’un
événement. Nous étions décidés à charger de ce soin M. Ad. Dechamps, lorsque M.
Dumortier s’offrit. Un peu décontenancés, nous priâmes MM. Dechamps et
Dumortier de s’entendre. La veille de la réunion finale de la commission
centrale, M. Dumortier envoya son adresse à M. Dechamps ; elle était faible, et
M. Dechamps fut vivement frappé de son insuffisance. Pour nous tirer de la
difficulté, nous résolûmes de nous faire envoyer deux autres projets d’adresse,
l’un par M. de Kerckhove, l’autre par M. Verspeyen, et de les soumettre tous les trois à une
commission spéciale qui fut désignée à Malines la veille de l’ouverture du
congrès. Cette commission écarta celui de M. Dumortier : ce fut pour ce dernier
un grand mécompte ; quand il apprit la décision qui venait d’intervenir, ii fut
saisi d’un mécontentement violent ; il s’abstint de prendre part aux travaux du
congrès ; le dernier jour, cependant, il s’apaisa ; il vint au banquet ; on lui
fit une ovation, et il y prononça une allocution vibrante.
Le congrès
s’était ouvert sous des auspices favorables : les élections de 1863 avaient
réduit à six voix la majorité libérale dans la Chambre ; la marée montait en
faveur des catholiques. Le congrès réussit au delà de toute attente ; on n’y
vit pas M. Malou (Les raisons de l’abstention de M. Malou ont été
exposées dans sa biographie. (DE TRANNOY, Jules
Malou.)), mais toutes
les autres notabilités parlementaires y assistèrent ; à côté d’elles, le
clergé, l’Université de Louvain, la presse, la (page 61) jeunesse furent largement représentés. Une foule de
célébrités étrangères avaient répondu à l’appel : c’est là que je fis la
connaissance du comte de Montalembert, de M. Cochin, du prince A. de Broglie,
de l’abbé Mermillod, et de tant d’autres noms
marquants qui voulurent bien applaudir à mes premiers efforts. Je dus, en
effet, à l’amitié de M. Ducpétiaux de pouvoir
prononcer un discours dans la première assemblée générale ; j’avais choisi pour
sujet Les luttes et les victoires de
l’Église. C’était oser beaucoup que de prendre la parole, à vingt-six ans,
devant une assemblée de quatre mille personnes, venues assurément pour entendre
d’autres orateurs qu’un débutant inconnu. Je n’eus heureusement pas à regretter
ma témérité. Je soutins également dans les sections le poids de plusieurs
discussions, notamment dans la section de l’enseignement, où j’étais
rapporteur. D’autres Belges eurent aussi beaucoup de succès ; mais M. Schollaert échoua, et M. Dechamps ne s’éleva pas à sa
hauteur ordinaire.
Parmi les
étrangers, M. de Montalembert et M. Cochin furent les plus acclamés. Le comte
Foucher de Careil fut moins heureux ; il passait pour
catholique, avec des nuances parfois un peu indécises dans ses opinions ; il
dut prendre la parole, après le comte de Montalembert, au milieu d’une
assemblée visiblement fatiguée ; il en parut contrarié et peut-être l’accueil
réservé qu’on lui fit influa-t-il sur l’étrange attitude qu’il devait avoir
bientôt au Congrès des sciences sociales de Gand. Le discours de M. de
Montalembert, applaudi presque à chaque phrase, souleva, après coup, quelques
protestations. Le cardinal Wiseman, bien que partisan des (page 62) libertés publiques, n’avait guère goûté l’apologie de la
démocratie qui y était faite : M. Dechamps pria Mgr Manning, qui accompagnait
le Cardinal, de l’amener à une appréciation plus favorable. Mgr Ledochowski, le nonce du Pape à Bruxelles, qui avait quitté
Malines après la première séance, fut aussi, paraît-il, très mécontent :
c’était, du reste, un homme d’ancien régime, peu porté aux idées de
transaction. La rédaction du Bien Public
ne cacha pas sa désapprobation. Bref, on peut considérer le discours de M. de
Montalembert comme le point de départ des discussions les plus acerbes et d’une
sorte de réaction. J’ai souvent causé de ce discours avec Mgr Dechamps, et
toujours il m’a dit qu’à part une couple de phrases, il était irréprochable.
Le banquet
final du congrès fut le digne couronnement des travaux de l’assemblée : les
toasts de M. Dechamps, du cardinal Wiseman et du prince de Broglie enlevèrent
tous les suffrages.
Le premier
Congrès de Malines eut un retentissement européen ; il laissa à tous ses
membres une impression vivifiante et durable ; il mit en relief quelques hommes
qui jusque-là étaient peu connus ; il donna naissance à une foule d’œuvres
utiles : j’y reviendrai tout à l’heure.
3. L’Association internationale pour le progrès des
sciences sociales (1863)
En quittant
Malines, un certain nombre de ses membres s’étaient donné rendez-vous au
congrès des sciences sociales qui devait se tenir à Gand vers la mi-septembre.
L’année
précédente s’était constituée à Bruxelles l’Association
internationale pour le progrès des sciences sociales. Les fondateurs
avaient fait appel à tout le monde sans distinction d’opinions politiques ou de
(page 63) croyances religieuses ;
parmi eux figuraient plusieurs catholiques. La première session de l’association
s’était tenue à Bruxelles en 1862 ; trois des présidences des cinq sections
avaient été dévolues à des catholiques, MM. de Decker,
de Naeyer et de Liedekerke-Beaufort ; les secrétaires
appartenaient en nombre à peu près égal à l’opinion catholique et à l’opinion
libérale ; j’étais un des secrétaires de la section d’instruction et
d’éducation ; mais l’organisation s’était pour ainsi dire concentrée entre les
mains de M. Aug. Couvreur, député libéral de
Bruxelles, à qui le titre de secrétaire général avait été assigné.
Les
catholiques auraient peut-être bien fait de se rendre en masse aux assemblées
de l’association. Malheureusement, il n’en fut pas ainsi ; et il résulta de
leur abstention que l’élément libéral avancé et l’élément libre-penseur y dominèrent
dans les discussions. Cependant, il serait exagéré de dire que le caractère du
premier congrès, celui de Bruxelles, eût été un caractère anti- chrétien ;
c’est pourquoi beaucoup de catholiques avaient songé à se rendre au second
congrès, celui de Gand : parmi les plus notables qui avaient manifesté cette
intention, je dois mentionner MM. Ad. Dechamps et Cochin ; mais ils changèrent
d’avis ; ils ne vinrent pas, et le nombre des notabilités catholiques présentes
fut très restreint.
La première
question discutée en assemblée générale fut l’intervention de l’État dans
l’enseignement. Les trois orateurs qui s’étaient fait tout d’abord inscrire
étaient MM. Pascal Duprat, le comte Foucher de Careil
et de Carvalho ; je devais parler après eux. Ils dirigèrent contre l’Église et
les Ordres religieux les attaques les (page 64) plus
vives et furent frénétiquement applaudis. Je comptais sur M. Foucher de Careil, un des orateurs de Malines, et que j’avais vu y
voter toutes nos résolutions, entre autres celles relatives au Denier de
Saint-Pierre ; ma surprise fut grande lorsque je l’entendis s’élever dans les
plus mauvais termes contre l’enseignement de l’Église. « Je ne me plains pas,
dit-il, de ce que vous retranchiez trop à l’Église ; retranchez-lui tout ce que
vous voudrez et je battrai des mains. » En commençant mon discours, je crus
devoir prendre acte de l’hostilité que « les libéraux » venaient de témoigner
pour la liberté d’enseignement ; je mis en parallèle leur conduite et celle des
catholiques ; je m’écriai notamment :
« M. de
Carvalho a fait un autre aveu que je recueille avec bonheur ; il a dit que
l’État devait enseigner, parce que, s’il ne le faisait pas, l’enseignement
tomberait entre les mains des congrégations religieuses » ; il a dit « que les
congrégations enseignent trop ». Eh bien, je lui demanderai pourquoi les
libéraux, les libres-penseurs, les incrédules, n’enseignent pas comme les
congrégations religieuses ? Pourquoi ne font-ils pas des quêtes, à l’ombre de
la liberté que je réclame pour eux et dont ils jouissent chez nous ? Quelles
que soient vos opinions politiques et religieuses, vous pouvez les propager par
l’enseignement. Pourquoi ne le faites-vous pas ? Mais je dirai à M. de Carvalho
que je prends acte de son aveu. Il reconnaît donc que, seul ou presque seul, le
clergé a assez de dévouement, que seul, ou presque seul, il aime assez
l’instruction et les lumières pour se donner, l’État n’étant plus là, à cette
œuvre si petite et si grande, si humble et si haute, de l’enseignement de
l’enfance. »
(page 65) Je fus violemment interrompu ;
l’intolérance des libres-penseurs fit rage ; ils voulurent m’enlever la parole
; la majorité de l’assemblée, au milieu de laquelle se distingua M. Jules
Simon, me la conserva, et lorsque ce dernier prit la parole après moi, il
commença en ces termes :
«
L’éloquent, courageux et sincère orateur auquel je succède a dit l’État qui
veut tout diriger et tout enseigner, je le répudie, parce qu’il ne peut faire
que des esclaves. Je répète ces paroles et je les prends pour moi. »
C’est dans
ce discours fameux que, tout en défendant les droits de l’État, Jules Simon
déclara qu’en matière d’enseignement, l’État devait « préparer sa destitution
».
Je fus à
peu près le seul orateur catholique qui intervint dans le débat. Cependant M.
E. Rendu fit aussi l’apologie de l’Église, tout en se permettant quelques
concessions à son auditoire. Mais, à prendre dans son ensemble la physionomie
du Congrès de Gand, on était fondé à envisager désormais l’Association internationale comme une entreprise de guerre contre
le christianisme. Il me parut dès lors que les catholiques ne pouvaient plus
participer à ses travaux. Je vis successivement les notabilités catholiques
belges qui figuraient dans ses cadres, et, à ma demande, toutes donnèrent l’une
après l’autre leur démission. L’Association essaya de se maintenir, malgré ces
désaveux ; elle tint encore deux congrès à Amsterdam et à Berne ; mais, après
ce dernier effort, elle mourut. M. Couvreur était du reste redevenu membre de
la Chambre des représentants ; les congrès qu’il avait organisés l’avaient mis
en évidence, et, sans (page 66)
vouloir dire que son but était atteint, on peut croire qu’il n’attachait plus à
son œuvre la même importance que précédemment.
4. Les hésitations d’Adolphe Dechamps et la
reconstitution du cabinet libéral (1863-1864)
(page 66) Dès le mois d’octobre 1863, la vie
politique reprit avec une grande intensité. Le Journal de Bruxelles se trouvait à ce moment dans un état de crise
des plus graves. M. Paul Nève en avait bien fait un
organe influent de l’opinion conservatrice ; mais des fautes nombreuses
l’avaient placé dans une situation financière déplorable. Les chefs du parti se
préoccupèrent de cette situation. M. Nève dut se
retirer ; on lui chercha un successeur. A l’issue d’une réunion qui s’était
tenue chez M. Ducpétiaux en vue d’exécuter les
résolutions du premier Congrès de Malines et de préparer le second, MM. de
Theux et Dechamps m’offrirent la direction du journal. J’hésitai beaucoup.
J’avais des motifs divers ; j’étais de ceux qui pensaient que le parti
catholique ne pouvait rester dans les sentiers battus ; je le dis à M. Dechamps
; il partageait mon avis, et m’offrit de composer le comité de surveillance de
M. Nothomb, de M. Ducpétiaux et de lui ; ces noms ne
pouvaient susciter d’objections, mais la charge me parut lourde ; M. Nève avait introduit depuis quelque temps dans la rédaction
M. Erêbe, journaliste très ombrageux, et je craignais
que celui-ci n’acceptât pas la position de subordination dans laquelle il se
serait trouvé vis-à-vis de moi. Finalement, je déclinai les offres qui
m’étaient faites, et l’on s’adressa au comte Martini-d’Andrimont,
qu’avait présenté son cousin, le comte Ferdinand de Meeus.
La retraite
de M. Nève amena la disparition de la Revue belge et étrangère ; j’y avais
publié en novembre (page 67) 1863
mon second article sur le ministère de 1857. Aucun sujet ne pouvait être plus
actuel ; le ministère était fort malade : on prévoyait sa fin prochaine ; aussi,
protestant contre l’idée que le parti catholique pourrait ne pas accepter le
pouvoir, j’écrivais : « Ce serait de sa part trahir la confiance publique et
les grands devoirs que lui tracent ses convictions et son patriotisme. Nous
croyons au contraire qu’il devra s’empresser de formuler en regard de la
politique libérale une politique nationale et constitutionnelle, et ne rien
négliger pour réaliser le programme qu’elle lui dictera. Nous sommes convaincus
qu’il y réussira en déployant une grande énergie en même temps qu’une extrême
prudence, surtout s’il se décide enfin à s’organiser sur tous les points du
pays, à éclairer l’opinion et à restaurer dans les âmes le culte du droit et la
haine de la centralisation par l’effort d’une presse nombreuse et intelligente
et d’associations dévouées. »
J’ai déjà
rappelé que la majorité libérale à la Chambre était réduite à six voix. Dans
l’espoir de la renforcer, le Cabinet réussit à faire annuler l’élection de
Bastogne où avait passé M. van Hoorde, et celle de
Bruges où avait réussi, avec deux libéraux, M. Soenens.
Ces deux arrondissements tenaient ainsi dans leurs mains les destinées
gouvernementales : l’attention générale était fixée sur eux. A Bruges
notamment, rien ne fut négligé du côté des catholiques pour atteindre la
victoire l’un des candidats, mon ami Amédée Visart,
me pria de rédiger le troisième manifeste aux électeurs ; je m’empressai (page 68) de déférer à sa demande, et
mon appel fut répandu dans tout l’arrondissement. Le résultat de la campagne
fut la réélection de M. van Hoorde à Bastogne, et
l’élection à Bruges des trois catholiques : la majorité ministérielle se
trouvait ainsi réduite à deux voix. Le Cabinet donna sa démission.
Le pouvoir
revenait aux conservateurs : en six ans, la majorité de plus de trente voix
dont disposaient les libéraux à la suite des élections de 1857 s’était fondue.
Le Roi fit appeler M. Dechamps, que ses amis politiques étaient unanimes à
désigner pour la formation du Cabinet. M. Dechamps ne pouvait gouverner sans
dissoudre les Chambres, et il craignait que les souvenirs de 1857 ne pesassent
sur le corps électoral. C’est pourquoi il arrêta un programme s’inspirant du
mouvement qui se dessinait au sein du parti conservateur. Ce programme portait
sur les points suivants : nomination du collège échevinal ou au moins des
échevins par le conseil communal ; abaissement modéré du cens pour les
élections communales et provinciales ; décentralisation communale et
provinciale ; adoption, en matière de milice, d’un système d’exonération ; solution
de la question d’Anvers. De longues négociations s’ouvrirent au sujet de ce
programme entre le Roi et M. Dechamps. Certes il était sagement conçu et en
harmonie avec les nécessités du moment. Mais n’aurait-il pas mieux valu que M.
Dechamps acceptât le pouvoir sans conditions ? Sur ce point, les opinions
peuvent différer ; j’ai dit le motif électoral qui le guidait : ce motif était
sérieux. Mais il semble que, du moment où le Roi, comme il le déclara, refusait
de se rallier à l’abaissement du cens, (page
69) M. Dechamps aurait dû ne pas insister, en laissant aux événements le
soin d’imposer la réponse électorale. Tel ne fut pas son avis ; il insista ; le
Roi se rebiffa, et tout à coup se retourna vers MM. Rogier et Frère, en leur
offrant de rester au pouvoir et de dissoudre les Chambres : ceux-ci
acceptèrent. Les hommes politiques qui devaient composer le Cabinet de M.
Dechamps étaient réunis chez M. d’Anethan, quand la
résolution royale fut portée à leur connaissance ; on raconta que M. de Naeyer, désigné pour occuper le département des Finances,
ne se sentit pas de joie et s’empressa d’aller annoncer aux siens « la bonne
nouvelle. » (MM. Thonissen et Royer de
Behr devaient entrer dans la combinaison avec MM. Dechamps, d’Anethan et de Naeyer. (W.))
Tout porte
à croire que le ministre de la maison du Roi ne fut pas étranger à cette
solution de la crise, et je saisis cette occasion de consigner les réflexions
que me suggéra le rôle joué par M. van Praet auprès de nos deux premiers
souverains. Personne plus que moi ne rend hommage à la dignité de sa vie et à
la droiture de son esprit ; plus de vingt ans avant sa mort, arrivée en 1886,
il était revenu, par le loyal effort de son intelligence, à la pratique
religieuse ; il s’était d’ailleurs toujours distingué par ses inépuisables
aumônes. Mais il ne put jamais se dégager complètement de l’influence du milieu
où il passait sa vie : ce milieu était celui de son beau-frère, M. Devaux. Mme
Devaux et sa fille étaient extrêmement pieuses ; M. Devaux, au contraire,
n’était pas un croyant ; l’allure de son esprit était modérée et sympathisait
avec celle de M. van Praet ; seulement il avait cette conviction enracinée que les (page 70) catholiques ne pouvaient être en
Belgique des hommes de gouvernement, et que dès lors le pouvoir revenait de
droit aux libéraux. Cette conviction était aussi, je crois, celle de M. van
Praet. Non pas qu’il s’opposât à ce que les affaires fussent confiées à des
catholiques, lorsque le mouvement de l’opinion les y appelait ; mais, à la première
difficulté qui surgissait, au premier ébranlement qu’éprouvait un ministère
conservateur, il se voyait confirmé dans ses prévisions et se sentait porté à
conseiller le retour des libéraux au pouvoir. M. Alph.
Nothomb m’a toujours dit qu’en 1857, c’était M. van Praet qui avait stérilisé
les résolutions énergiques du Roi ; son attitude en 1871 porte également à
croire qu’il recommanda au Roi la révocation du ministère d’Anethan.
A tout prendre, l’influence de M. van Praet sur le roi Léopold Ier, dans la deuxième
partie de son règne, et sur le roi Léopold II, a été funeste ; il les a,
quelque louables qu’aient été ses intentions, imprégnés, si je puis m’exprimer
ainsi, de préjugés contraires aux catholiques et c’est à lui en grande partie
que remonte la responsabilité des échecs que la royauté leur infligea. Il avait
du reste introduit auprès de la Couronne son neveu, M. Jules Devaux, dont le
libéralisme n’a jamais été contesté, et celui-ci aussi acquit petit à petit un
grand empire sur le roi Léopold II.
Il était à
prévoir que la faute commise par M. Dechamps coûterait cher aux catholiques.
Beaucoup d’électeurs se figurèrent que ceux-ci ne voulaient plus gouverner et
que le Roi leur était contraire. En outre, pour empêcher le vote d’une
proposition de M. Orts sur l’augmentation de la représentation nationale, la (page 71) droite, sur le conseil de M.
Dumortier, déserta la Chambre. Cette fausse manœuvre n’était pas justifiée et
elle ne fut pas comprise du corps électoral : les députés conservateurs ont la
charge de défendre les principes et les intérêts de leurs mandants et non de
fuir les débats ; et puis, il y avait dans cet exode quelque chose de
révolutionnaire qui ne plut pas au tempérament modéré du pays.
Il n’en
fallut pas davantage pour que la dissolution donnât une majoration de douze
voix aux libéraux. M. Dechamps lui-même avait échoué à quatre cents voix de
minorité à Charleroi : sa carrière parlementaire était terminée. J’ai beaucoup
connu M. Dechamps et son frère, l’archevêque : ils avaient l’un et l’autre les
mêmes qualités séduisantes ; ils unissaient à une extrême affabilité un goût
marqué pour les choses élevées et une grande déférence pour les situations
individuelles en vue ; leur conversation était variée, animée, semée de traits
et d’anecdotes, empruntés à leurs relations étendues. Mais ce qui manquait à M.
Dechamps, c’était l’énergie de la décision et la fermeté du caractère. Il avait
été appelé dans la crise de 1864 à jouer le premier rôle ; il s’y montra
inférieur à la responsabilité qui lui incombait ; il aurait pu dominer la
situation, s’il l’avait voulu ; il ne sut pas le faire, et les tergiversations
auxquelles pendant cinq mois il se livra, avaient fini par mécontenter même ses
amis.
5. Le deuxième congrès de Malines (1864)
Notre défaite
du mois d’août 1864, bien que moins grave que celle de 1857, aurait eu
probablement le même effet, si les catholiques s’étaient trouvés encore dans
l’état de dispersion où ils étaient alors. Mais le (page 72) premier Congrès de Malines les avait animés d’un esprit
vivifiant qui déjà se manifestait par des fruits variés, et ce qui empêcha le
découragement de les envahir, c’est que, quelques jours après les élections, se
tint le second Congrès de Malines où ils devaient se voir, s’entendre et forger
pour la lutte de nouvelles armes.
Cette
seconde session eut le même éclat que la première, grâce surtout à l’évêque
d’Orléans, Mgr Dupanloup, qui, accueilli par le baron de Gerlache dans les
termes les plus émouvants, répondit : « Si vous aviez été de tous points
vainqueurs, j’aurais béni Dieu et applaudi de loin ; peut-être ne serais-je pas
aujourd’hui parmi vous. Je suis venu d’ailleurs avec joie, car l’épreuve est
l’heure des enseignements salutaires, des résolutions généreuses et, si vous me
Perinettez de l’ajouter, des amitiés fidèles. » Ces
paroles renfermaient tout un programme, il fut accompli. Quand on relit les
débats auxquels le second congrès donna lieu, on s’aperçoit, sans surprise mais
avec une légitime satisfaction, que l’assemblée aborda les principales
questions sociales qui, plus de vingt ans après, s’imposèrent à l’attention des
pouvoirs publics tant il est vrai que le sort des classes laborieuses a
toujours formé l’objet et la sollicitude des catholiques. Bien d’autres
problèmes intéressants furent encore abordés et traités les uns comme les
autres par des hommes distingués venus de tous les points de l’Europe, et
surtout par une pléiade de Français qui moururent trop tôt pour le bien de la
France, tels que le vicomte Lemercier, M. H. de Riancey,
le comte de Richemont, M. Fr. Lenormant, M. Laverdant et tant d’autres, Moi-même, je prononçai, en
assemblée (page 73) générale, un
discours étendu sur les Ordres religieux, et le congrès fut clôturé par un
sermon du Père Félix. Le premier jour, l’assemblée avait fait une ovation à M.
Ad. Dechamps. « Je vous remercie, dit-il, des fleurs que vous jetez sur ma
tombe politique » ; en parlant de sa tombe politique, il disait vrai : beaucoup
croyaient cependant à ce moment que sa carrière parlementaire n’était
qu’interrompue.
Parmi les
résolutions qu’avait rédigées le comité d’organisation, figuraient deux groupes
de vœux, se rapportant le premier aux fabriques d’église, le second aux
cimetières. La discussion fut approfondie quant à ce
dernier point, et j’ai toujours cru que les principes formulés par nous en
cette circonstance eussent été de nature à donner satisfaction à toutes les
opinions loyales et modérées, si les passions politiques et antireligieuses
n’étaient intervenues avec violence et n’avaient mis obstacle à un accord. En
ce qui concerne les vœux relatifs aux fabriques d’église, ils ne furent pas
maintenus, tels qu’ils avaient été conçus. Le comité d’organisation avait reçu
du cardinal Sterckx un mémoire demandant d’affranchir
le temporel des cultes du contrôle de l’autorité civile, de reconnaître aux
fabriques la capacité de posséder des églises, des presbytères et des
cimetières, de maintenir les traitements et pensions des ministres des cultes à
charge du Trésor, mais supprimant le budget des Cultes et les obligations des
communes dans ce domaine ; les autorités civiles auraient conservé la faculté
d’ériger des églises et de contribuer à l’entretien de celles qui ne leur
appartenaient pas ; mais elles n’y auraient pas été tenues, et, en cas d’insuffisance
(page 74) des revenus des fabriques pour couvrir les
frais du culte, il aurait dû y être pourvu par la charité des fidèles. Ce
mémoire avait servi de guide aux rédacteurs des résolutions proposées. Quand
les chefs de la droite en prirent connaissance, ils estimèrent que leur
adoption serait chose imprudente : MM. de Theux, Dumortier, della
Faille et quelques autres se réunirent ; M. Dechamps prit part à la conférence,
moi aussi, et nous convînmes de substituer aux propositions premières un vœu unique
réclamant le maintien de la législation sur les fabriques, pourvu qu’elle fût
équitablement et loyalement appliquée. Le Cardinal se rallia, non sans quelque
regret, à cette modification ; mais on avait surtout fait valoir, pour la
recommander, que les paroisses wallonnes seraient hors d’état de se passer des
subsides officiels.
6. L’encyclique Quanta Cura et ses conséquences sur
l’opinion catholique belge (1864)
On sembla
d’accord, après le second congrès, pour n’en pas tenir de troisième l’année suivante
; mais, sans fixer aucune date, on ne renonça pas à en convoquer
ultérieurement. Le sentiment général était qu’il fallait désormais travailler
avant tout à exécuter les résolutions prises.
Ce parti
était d’autant plus sage que l’opinion libérale, après le succès inespéré
qu’elle venait de remporter, allait accentuer sa politique et rendre ainsi
l’organisation des forces conservatrices de plus en plus urgente. A peine, en
effet, la session fut-elle ouverte, que le Cabinet déposa un projet de loi sur
le temporel des cultes, qui souleva de vives protestations et de grandes
inquiétudes parmi les conservateurs. On me pria de le discuter dans le Journal de Bruxelles ; je rédigeai, pour
le combattre, (page 75) cinq
articles que je soumis au préalable à M. Delcour et
qu’il approuva. (Ces articles forment, en grande partie, la substance
du travail publie dans Vingt ans de polémique (tome Ier) sur le temporel des
cultes. (W.))
Peu de
semaines après, paraissait l’encyclique Quanta
cura du 8 décembre 1864.
J’ai dit
précédemment que le discours de M. de Montalembert avait suscité parmi les
catholiques des divergences de vues marquées sur l’utilité des libertés
publiques. Ce qui ne peut être sérieusement contesté, c’est qu’en Belgique, ces
libertés sont, à tout prendre, favorables aux catholiques, et que tout
changement à la Constitution leur serait grandement nuisible. Cet avis était
alors, comme il est encore maintenant, celui de la très grande majorité des
catholiques. Une petite minorité bruyante semblait d’opinion contraire, et
c’était pour empêcher qu’elle n’égarât les esprits, que le cardinal Sterckx avait publié au mois de mars 1864, sous le titre La Constitution belge et l’Encyclique de
Grégoire XVI , deux lettres justifiant l’attitude prise par les catholiques
en 1830, et démontrant qu’ils devaient rester attachés à nos institutions. Il
les avait communiquées, avant de les publier, à MM. Dechamps et Ducpétiaux. Ceux-ci s’étaient Perinis
de lui indiquer quelques corrections de forme. « Non,
dit le Cardinal, j’aime mieux que tout reste ainsi ; on verra bien de cette
façon que c’est de moi. » Ces lettres, dont l’importance n’est pas
affaiblie, avaient produit un grand apaisement, et les choses en étaient là
lorsque l’Encyclique de 1864 vint aviver les polémiques.
(page 76) Le document pontifical ne
renfermait aucune prescription nouvelle ; il était la reproduction des
enseignements de l’Encyclique de Grégoire XVI. Il fut cause cependant d’un
certain ébranlement parmi les catholiques ; M. Ducpétiaux
s’attacha à les rassurer ; je me rappelle qu’avec son calme imperturbable, il
nous disait : Rien n’est changé. Au fond, il avait raison ; le Saint-Siège
n’entendait nullement que les catholiques belges se retournassent contre leur
Constitution ; mais peut-être avait-il voulu mettre la catholicité en garde
contre la tendance d’un groupe d’hommes politiques à considérer les libertés
publiques les plus étendues comme l’idéal des régimes politiques, comme la
règle de toute société bien organisée. Cette tendance venait surtout de la
France, où les fautes de l’Empire avaient suscité une vive réaction en faveur
de la liberté la plus large. Quoi qu’il en soit, l’Encyclique servit
immédiatement d’arme de combat aux libéraux contre les catholiques ; de plus,
la petite minorité, dont le cardinal Sterckx avait
voulu enrayer les progrès, reprit confiance et se mit à attaquer la
Constitution avec une ardeur qui, en se développant, devait être très funeste à
notre cause.
La vérité,
au milieu de ces discussions délicates, m’a toujours paru avoir été dite dès le
principe par Mgr Dechamps, d’accord en cela avec la Civilta Cattolica. Lorsque l’Encyclique parut,
il n’était encore que le Père Dechamps, et il habitait le couvent de
Saint-Joseph à Bruxelles ; je le voyais souvent. Il ne savait assez répéter
qu’il fallait distinguer entre la théorie et les faits. Cette distinction
trouva bientôt son expression dans la formule de la thèse et de l’hypothèse
dont il fut (page 77) toujours un
zélé défenseur. La liberté du mal n’est pas le système normal vers lequel
doivent tendre les sociétés humaines c’est la thèse ; mais, dans les pays
divisés de croyances et d’opinions, le régime qui consacre cette liberté, en
même temps que la liberté du bien, peut être approprié à la situation, et
lorsqu’il est sanctionné par une Constitution qui a tous les caractères d’une
transaction, il est du devoir des catholiques d’y demeurer fidèles c’est
l’hypothèse.
Si tous les
catholiques s’en étaient tenus à ces idées simples, ils seraient restés unis
après l’Encyclique de 1864. Mais des exagérations furent professées de divers
côtés et dans des sens variés ; des questions d’amour-propre et des oppositions
de personnes se mêlèrent aux débats, et c’est ainsi que des hommes faits pour
s’entendre, tous également dévoués aux mêmes intérêts, finirent par se livrer
entre eux à des luttes regrettables. L’un de ceux qui se tint désormais à
l’écart de nous fut M. Perin. Il avait adhéré sans
réticence apparente aux deux premiers Congrès de Malines, il avait pris part à
leurs travaux, et c’est sur ma proposition qu’il en avait été nommé l’un des
vice-présidents ; après le second congrès, il se retira de la commission qui,
après l’avoir préparé, était chargée de continuer à personnifier l’œuvre, et,
depuis lors, nous n’eûmes plus de rapports avec lui. (M. Perin enseignait l’économie politique à l’Université de
Louvain. Il sera question de lui au chapitre III. (T.))
7. Le développement des « œuvres » et de la
propagande catholiques après les congrès de Malines
Grâce à
Dieu, les luttes que je viens de rappeler pour les déplorer, n’empêchèrent pas
les catholiques, (page 78)
conformément aux résolutions arrêtées à Malines, de multiplier les œuvres de
toute espèce et de s’organiser efficacement.
Dès
l’automne de 1863, les hommes qui avaient pris la tête du mouvement donnèrent
le signal d’un pétitionnement général en faveur de la liberté des cimetières.
Pour qu’on se rende compte de l’activité que nous étions désormais décidés à
déployer, je rappelle ici que, même à Bruxelles, plusieurs de mes amis et moi,
nous allâmes de porte en porte présenter la pétition aux habitants. Elle fut
partout couverte de signatures ; huit cent mille personnes s’unirent à nos
revendications, et sans les funestes incidents qui maintinrent au mois d’août
les libéraux au pouvoir, il est probable que celles-ci eussent reçu la
consécration de la loi. (Voir
Ch. WOESTE, La question des cimetières (Vingt ans de polémique, tome 1er, pp.
339-386)).
En même
temps que ce pétitionnement s’organisait, l’œuvre du Denier de Saint-Pierre se
consolidait et se régularisait ; les anciens étudiants de l’Université de
Louvain constituaient une association destinée à maintenir des liens entre eux
et à venir par des bourses au secours des jeunes gens peu fortunés ; les
premières bases de l’École du génie civil à annexer à l’université catholique
étaient jetées ; une exposition d’objets d’art religieux se préparait et devait
bientôt s’ouvrir à Malines ; à Bruxelles, on fondait une œuvre éminemment
utile, celle de l’enterrement des pauvres, sous le nom d’Association de Sainte-Barbe. Je m’arrête un instant à cette dernière œuvre
pour en marquer l’importance. L’enterrement des pauvres avait été, jusque-là,
il faut le reconnaître, fort négligé, et cet état de choses avait été (page 79) exploité par la propagande des
Solidaires ; désormais, tout changea, et les progrès de cette détestable secte
furent arrêtés. L’œuvre recruta dès le principe des adhérents dans tous les
camps ; des libéraux modérés s’associèrent à nous, et nous choisîmes l’un d’eux,
le baron de Waha, beau-frère de M. Henri de
Brouckere, pour nous présider : je devais lui succéder vingt ans après. Le roi
Léopold Ier nous encouragea par une souscription annuelle de 1,000 francs. La
lettre qu’écrivit à cette occasion et en son nom l’intendant de la liste
civile, M. de Conway, fut pour les Solidaires une
véritable flétrissure.
Mais il ne
convenait pas seulement de multiplier les œuvres religieuses et charitables. Il
importait aussi de défendre et de répandre nos convictions par la plume.
En
Vers la fin
de
8. Les cercles catholiques
Tous les
faits que je viens de rappeler montrent à quel point était vif le mouvement
qui, à partir de 1863, tirait le parti catholique de sa vieille immobilité. Et
cependant je n’ai pas mentionné encore les cercles catholiques. Personne plus
que moi n’est convaincu que le devoir des catholiques consiste avant tout à se
faire les apôtres de leurs croyances ; mais, autre chose est de créer des
œuvres destinées à porter la lumière de la foi et de la charité là où elle ne
luit pas, autre chose serait de constituer avec des libéraux et des incroyants
des cercles d’agrément. Je sais qu’il en existe de ce genre, et je n’entends
ici blâmer personne ; les circonstances de temps et de lieu expliquent beaucoup
de choses. Mais, (page 81) en règle
générale, il est bon que les catholiques aient des lieux de réunions que leurs
fils puissent fréquenter sans danger et qui soient les foyers des initiatives à
prendre et des ententes à sceller. C’est ce qu’ils ont compris à partir de
1863, et de là est venue cette floraison de cercles catholiques qui bientôt a
couvert le pays. Je pense qu’il en existait déjà un ou deux avant les congrès
de Malines, celui de Bruges, par exemple ; mais c’étaient des créations
isolées, sans liens entre elles, et qui n’avaient pas été imitées. Après le
congrès, l’entraînement fut général.
Il ne
s’agissait pas seulement de fonder des cercles catholiques ; il s’agissait aussi
d’en rendre la fréquentation agréable. Les séances littéraires et musicales
figurent au premier rang des moyens à employer. Aussi organisa-t-on au sein des
cercles des sections musicales et littéraires, et des conférences. Les
conférences avaient alors tout l’attrait du fruit nouveau ; on demandait des
conférences partout ; je me rendis à maintes reprises à l’appel qui m’était
adressé, à Alost en 1864 et 1866, à Tournai en 1865, à Malines en 1866 et 1868,
à Bruges en 1868, à Verviers en 1871, Liége en 1874, à Louvain en 1876. Je
m’efforçai de traiter presque toujours des sujets actuels, tels que les
espérances du temps présent, les origines et les principes du parti libéral, le
caractère des luttes de notre époque. C’est de 1864 que datent mes premiers rapports
avec l’arrondissement d’Alost ; au sortir de ma conférence, quelques électeurs
influents émirent l’avis qu’un jour leurs suffrages pourraient bien se porter
sur moi. Dix ans après, ces intentions, encore très confuses alors, devaient se
réaliser.
(page 82) A Bruxelles, l’établissement d’un
cercle catholique se fit attendre quelque peu. Mais nous y avions la Société
d’Émulation, qui était à cette époque dans sa période de prospérité. Là aussi,
nous organisions des conférences solennelles, et, sans oublier les Belges, nous
invitâmes à aborder notre tribune des illustrations étrangères, telles que le
prince de Broglie, M. Cochin, Mgr Mermillod. Nous
aurions bien voulu aussi avoir M. de Montalembert, mais il ne se décida pas et
bientôt il fut frappé d’une maladie impitoyable. Il me fut au moins donné de le
voir et de l’entretenir plusieurs fois. Je lui avais envoyé mes articles sur le
ministère de 1857 ; en me remerciant le 28 décembre 1863, il ajouta : « Je suis
impatient de vous voir, de vous écouter, de savoir par vous quelles sont les
dispositions de vos amis et jusqu’à quel point ils sont prêts à vous suivre
dans la défense des libertés catholiques. » Les libertés catholiques ont été la
préoccupation de sa vie entière. Au mois de mars 1864, il passa par Bruxelles
et me donna rendez-vous ; en 1867, il m’appela à Rixensart, où il passait l’été
; mais déjà, il était gravement atteint du mal qui devait le conduire à la
tombe. Quand j’arrivai chez lui, je le trouvai étendu sur son lit de
souffrance, bien changé, mais d’une extrême sérénité ; à l’heure du dîner, on
le transporta dans la salle à manger ; il se trouvait assez bien, et il
enchanta ses hôtes par une de ces conversations, à la fois intéressantes et
animées, dont il possédait l’art à un degré éminent.
Dans le
tableau que je viens d’esquisser, je n’ai pas parlé de l’Œuvre des
Eglises-Unies d’Orient : c’est qu’elle ne porta pas les fruits que nous en
attendions. En 1864, (page 83) un
mouvement marqué de retour au catholicisme s’était produit en Bulgarie. M. E.
de Kerckhove, qui connaissait à merveille le pays et
qui suivait d’un œil plein d’espérance ces heureuses dispositions, conçut
l’idée de constituer à Bruxelles une œuvre destinée à encourager ce mouvement.
Plusieurs de ses amis entrèrent dans ses vues ; l’œuvre fut fondée en 1863 et
j’en fus le secrétaire. Bien accueillie au début, elle ne parvint pas à
s’implanter dans notre pays ; le retour des Bulgares à la foi s’était
d’ailleurs arrêté ; si bien qu’au bout de quelques années, nous cessâmes tout envoi
d’argent à Constantinople. Le premier Congrès de Malines avait cependant pris
notre œuvre sous son patronage, en même temps que l’œuvre des écoles d’Orient.
Certains désiraient la fusion des deux œuvres au profit de celle qui avait son
siège à Paris. Nous n’étions pas de cet avis, à raison du caractère spécial de
la nôtre ; mais, comme je viens de le dire, au bout de quelque temps, nous
dûmes renoncer à notre entreprise.
Au mois de
janvier 1866, j’épousai Mlle Marie Greindl, fille du
lieutenant général baron Greindl, qui avait été
ministre de la Guerre dans le Cabinet de 1855.
9. Le troisième congrès de Malines (1867)
Les
élections législatives de 1866 ne furent pas favorables aux catholiques.
Fallait-il, dans ces conditions, réunir un troisième Congrès de Malines ? On se
concerta, et l’affirmative prévalut. M. Ducpétiaux
mit de nouveau au service de l’organisation de la future session tout ce qu’il
avait d’activité ; grâce à lui principalement, cette session ne resta pas
inférieure aux précédentes. Des étrangers d’élite répondirent à son appel. Il
en vint même d’Amérique, tels que les évêques de Chatham et (page 84) de Charleston, le Rév. Père Hecker, etc. Mais le
congrès dut surtout son relief à Mgr Dupanloup, à M. de Falloux et à celui
qu’on appelait alors le Père Hyacinthe. Je dînais chez le cardinal Sterckx le jour de l’ouverture du congrès avec un grand
nombre d’autres convives, quand on annonça l’arrivée de M. de Falloux ;
aussitôt le Cardinal se leva de table, alla au-devant de son nouvel hôte, le
fit asseoir à sa droite, et lui porta au dessert le toast suivant : « J’ai,
dit-il, ouvert avec une grande joie la troisième session du Congrès de Malines
; mais cette joie se trouve de beaucoup augmentée par la présence de M. de
Falloux. »
Le Père
Hyacinthe fut fort acclamé. Qui eût pu se douter de sa chute prochaine,
lorsqu’on l’entendit s’écrier, au milieu de l’émotion générale « Ah ! dans ce
jour qu’aucun prêtre n’oublie, dans ce jour où, courbé sur le pavé du temple,
je prenais pour mon unique et virginale épouse la sainte Église de
Jésus-Christ, les lèvres dans la poussière, les yeux dans les larmes, le cœur
dans l’extase et dans les sanglots, je lui jurai en silence de la bien aimer,
et, si je le pouvais, de la bien servir, non pas seulement dans son grand passé
qui n’est plus, dans son grand avenir qui n’est pas encore, mais dans son
présent si douloureux et si grand aussi. » Le cœur humain est un abîme de
misères ; et s’il ne se surveille pas, il est capable des pires égarements.
Le sujet du
discours du Père Hyacinthe fut : « L’éducation des classes ouvrières. » Je vis,
pendant ce discours, les larmes monter aux yeux de M. Coomans,
le représentant qui ne passait pas précisément pour sensible tant l’effet
produit fut prodigieux Les travaux des sections (page 85) attestent au surplus que la troisième session du congrès
eut des questions ouvrières le même souci que la seconde, et l’on y trouva une
foule d’indications utiles sur les solutions que ces questions comportent.
9. La direction de la Revue générale (1868)
A peine le
congrès terminé, M. Ducpétiaux s’occupa d’en publier
la relation ; mais bientôt on s’aperçut que ses forces déclinaient. Il put
cependant terminer cette publication et conserver jusqu’au mois de juin 1868 la
direction de la Revue générale avec
laquelle il avait fusionné le Journal
historique et littéraire de M. Kersten. Il hésita
longtemps à abandonner cette direction, qui lui était chère, mais enfin il dut
s’y résigner ; l’hydropisie l’envahissait et lui causait de cruelles
souffrances, qu’il endura avec une patience admirable. M. Domis
de Semerpont était entré depuis plusieurs mois dans
le comité de rédaction ; il était attaché à l’œuvre autant que moi. Vers la
mi-juin, M. Ducpétiaux nous appela à son lit de mort,
nous remit tout le portefeuille de la Revue,
nous la recommanda : « Qui sait, nous dit-il, si je verrai paraître la
livraison à laquelle nous venons de travailler ! » Il se rattachait néanmoins
encore à la vie, et l’on voyait qu’en se déchargeant sur nous d’un soin devenu
trop lourd pour lui, il faisait un véritable sacrifice. Peu de jours après, il
descendait dans la tombe ; il n’avait que soixante-quatre ans, laissant après
lui le souvenir d’une carrière vouée au bien de l’humanité.
M. Domis et moi, nous annonçâmes aux lecteurs de la Revue que l’héritage de M. Ducpétiaux nous était échu. Mais, quelques mois après, M. Domis ayant manifesté le désir de se retirer, les
collaborateurs du recueil me choisirent comme directeur ; je devais le rester
un peu plus (page 86) de six ans. Le
comité de rédaction s’enrichit d’une excellente recrue ce fut M. Émile de Borchgrave, conseiller de légation et récemment attaché au
département des Affaires étrangères.
J’étais à
peine entré en fonctions, que j’eus un conflit avec Mgr Laforêt.
Celui-ci, lors de la création du recueil, avait consenti à représenter, dans le
comité de rédaction, l’université de Louvain en signe du bon vouloir dont elle
était animée à son égard. Devenu en 1868 recteur de l’université de Louvain, il
conçut tout à coup le projet de faire de la petite Revue catholique de Louvain une revue importante, du même format et
du même prix que la nôtre. Je redoutai beaucoup cette concurrence, que je
jugeais inutile ; je le lui dis ; je lui rappelai ses sympathies anciennes pour
notre œuvre. Il persista ; nous finîmes pourtant par aboutir à un arrangement :
il fut convenu que la Revue catholique
traiterait surtout les sujets philosophiques, scientifiques et religieux, le
reste formant le domaine de la Revue
générale. Une circulaire annonça cet accord aux lecteurs des deux recueils.
Ils vécurent ainsi côte à côte pendant un certain nombre d’années ; mais la Revue catholique se laissa envahir par
des travaux un peu lourds et n’offrant pour le public qu’un médiocre intérêt ;
elle finit par disparaître.
10. La création de la Fédération des cercles
catholiques (1869)
La mort de
M. Ducpétiaux rendait fort peu vraisemblable la
réunion de nouveaux congrès de Malines : Mais fallait-il que les catholiques
perdissent tout lien entre eux et qu’ils cessassent de s’entendre au sujet de
leurs intérêts communs ? Telle ne fut pas notre pensée. (page 87) M. Ducpétiaux lui-même avait cherché
à constituer une représentation permanente des assemblées de Malines. Aussi,
dès le mois d’octobre 1866, s’était créée l’Union
catholique avec la mission « de défendre les droits et les libertés
des catholiques ». L’Union avait à sa tête un comité dont le baron della Faille, sénateur, fut le président, et ce comité
devait réunir tous les ans les catholiques les plus dévoués aux œuvres
politiques et religieuses. L’institution végéta pendant plusieurs années et
finit par s’éteindre. Mais il n’en fut pas de même de la Fédération des cercles catholiques, qui fut fondée en 1869 et qui
fut en réalité chargée de continuer, quoique dans une mesure plus limitée,
l’œuvre des congrès de Malines. Son premier président fut M. de Cannart d’Hamale, sénateur, et M.
Neut fut nommé secrétaire général. Elle tint sa
première session à Malines en 1869 ; sa seconde session, qui précéda de peu les
élections de 1870 et qui eut lieu à Gand, eut une importance plus grande ; déjà
j’y disais : « La Fédération des cercles catholiques, la splendeur de son
développement, cette fête admirable, tout cela porte avec soi un puissant
enseignement ; tout cela prouve que c’est par l’union, l’association, que l’on
fait les grandes choses. » Cependant, à ce moment, la Fédération était loin
d’avoir acquis le développement qu’elle atteignit depuis ; peu d’associations
conservatrices y étaient affiliées ; elles craignaient de voir leur influence
subordonnée à celle des cercles catholiques établis dans des localités de
faible population ; il fallut une réorganisation complète, que je réalisai en
1885, pour que les associations entrassent dans la Fédération avec la même
unanimité que les cercles.
(page 88) La Fédération ne se contentait pas
de ces assemblées annuelles : elle envoyait de temps en temps des députations
de divers côtés pour y stimuler le zèle de nos amis. Je fis partie de plusieurs
de ces députations qui se rendirent à Mouscron, à Saint-Trond, à Turnhout,
etc., et je pus constater de mes yeux les bonnes semences qu’elles jetaient.
11. Les options politiques des catholiques
(1868-1870) : la question militaire et la question électorale
Les élections
de 1868 fortifièrent la majorité ministérielle. Le parti libéral était depuis
onze ans au pouvoir, et rien ne permettait de prévoir qu’il pût être renversé à
brève échéance. Les catholiques furent ainsi amenés à s’emparer de certaines
questions qu’ils supposaient devoir leur rendre l’opinion publique favorable.
Ces questions étaient la question militaire et la question électorale.
Anvers
formait le centre de l’opposition au ministère ; le mouvement antimilitariste y
était très prononcé. Il résulta de cet état de choses que, sans vouloir
abandonner les intérêts de l’armée, les catholiques se sentirent de plus en
plus portés à réagir contre l’aggravation des dépenses militaires. Ils ne
désiraient pas seulement donner des satisfactions à notre métropole commerciale
entravée dans son développement par la citadelle du nord et les servitudes
militaires ; ils inclinaient aussi à diminuer le contingent, qui avait été
élevé, en 1868, de dix mille à douze mille hommes.
D’autre part,
on se plaignait des obstacles apportés par nos lois à l’extension du corps
électoral ; on ne voulait pas précisément modifier l’article 47 de la
Constitution ; mais on réclamait une extension du corps électoral provincial et
communal, et si possible, du (page 89)
corps électoral législatif dans les limites constitutionnelles. Anvers poussait
à cette réforme et divers indices autorisaient à penser qu’elle serait bien vue
du pays.
C’est sous
l’influence de cette situation que fut constituée à Bruxelles, au mois de
décembre 1869, l’Association pour la
réforme électorale, sous la présidence de M. Nothomb. Beaucoup de
notabilités se rendirent aux convocations ; une commission fut choisie ; j’en
fus nommé rapporteur, et le 4 avril, je présentai à l’assemblée générale mon
rapport, dont les conclusions étaient les suivantes : 1° Adjonction au cens des
centimes additionnels provinciaux ; 2° adjonction au cens des centimes
additionnels communaux dans une proportion destinée à sauvegarder l’égalité
entre toutes les communes du pays ou au moins du même arrondissement ; 3°
attribution au locataire de la totalité ou d’une partie de la contribution
foncière sur la propriété bâtie et non bâtie ; pour les élections provinciales,
réduction du cens à 35 francs ; pour les élections communales, réduction du
cens à 10 francs dans les communes de plus de deux mille âmes et à 5 francs
dans les autres, en y comprenant les centimes additionnels.
L’assemblée
alla plus loin que ces conclusions en deux points : elle adopta le cens uniforme
de 5 francs pour la province et la commune, et en outre la division du pays en
circonscriptions de quatre-vingt mille âmes.
Antérieurement
à cette discussion, j’avais publié dans la livraison de janvier 1870 de la Revue générale un article sur la réforme
électorale qui avait eu presque les proportions d’un manifeste et qui débutait
ainsi : « Je m’adresse à mes amis politiques. Je voudrais les
(page 90) convaincre de cette vérité, que l’extension du suffrage au moins
pour la province et la commune devrait former l’objet principal de leur
sollicitude. »
Je ne puis
dissimuler qu’à ce moment une fraction de nos amis ne répugnait pas au suffrage
universel. Je suis convaincu que, s’ils avaient été appelés à se prononcer en
faveur de la révision de la Constitution, ils auraient, à part quelques voix
isolées, émis un vote négatif. Mais ils étaient portés à croire que le système
électoral en vigueur leur était très défavorable ; et, d’autre part, ils
voyaient le suffrage universel nommer en France aux élections de 1869 aux
Chambres une élite aussi attachée aux principes conservateurs et aux intérêts
religieux qu’elle était dévouée au régime représentatif. De là des sympathies
peu dissimulées en faveur d’une réforme électorale plus ou moins radicale.
M. de Mévius, conseiller provincial, chercha à se mettre en
travers de toute réforme électorale devant se traduire par un abaissement du
cens. Il publia à cet effet, au printemps de 1870, une brochure dont il fit un
supplément du Journal de Bruxelles.
Ses arguments n’étaient pas sans valeur ; mais il gâta sa cause en couronnant
M. Frère de fleurs, en le pressant de se mettre à la tête du parti
conservateur, en le saluant même comme sa meilleure espérance. Je lui répondis
par une longue lettre, et l’événement devait bientôt prouver qu’il avait échoué
auprès de l’opinion publique.
12. Les élections de juin 1870. Démission du ministère
libéral
Le
ministère se sentait-il menacé ? Je ne sais. Toujours est-il qu’il chercha à
retenir la fortune dans ses voiles en multipliant les persécutions contre les
membres de la droite engagés dans les affaires Langrand
; il alla (page 91) même jusqu’à
destituer deux magistrats, MM. de Bavay et de Hody,
suspects à ses yeux de complaisances pour « les Langrandistes. »
(Voir E. DE MOREAU S. J., Adolphe Dechamps, chapitre IV. Les affaires Langrand,
Dewit, 1911. (T.)) Ces violences ne lui réussirent pas. Les élections
le mirent en minorité à Gand et partiellement à Charleroi et à Verviers par
suite, dans ces deux derniers arrondissements, d’une coalition qui s’était
formée contre ses candidats. Sa majorité se trouva fondue, sans néanmoins qu’il
y eût dans la nouvelle Chambre de majorité conservatrice.
Le résultat
des élections fut accueilli par les catholiques avec des transports de joie.
Mais ils craignirent de voir encore une fois le pouvoir leur échapper comme en
1864 ; ils crurent devoir, en vue d’une dissolution des Chambres, qui était
inévitable, se rendre le corps électoral favorable. C’est sous l’empire de
cette double préoccupation qu’ils résolurent de prendre une attitude énergique.
Le 18 juin, l’association conservatrice de Bruxelles se réunit d’urgence pour
aviser à la situation, et elle émit l’avis qu’il était urgent de procéder : 1°
A une réforme électorale dans le sens d’une large extension du droit de
suffrages ; 2° à la réduction et à une meilleure répartition des charges
militaires ; 3° à la diminution des impôts.
J’avais
proposé les deux premiers vœux ; on y ajouta, vers la fin du débat, le
troisième. J’avais dit, à l’appui de ma proposition : « On cherche à fausser
l’opinion ; on dit que c’est un parti rétrograde qui revient. Il faut agir
immédiatement pour donner au mouvement actuel sa véritable signification. Je
voudrais donc, pour ma (page 92)
part, émettre deux vœux de nature à rallier et à retenir autour de nous tous
les opposants qui nous ont secondés dans la grande lutte du 14 juin. »
L’assemblée
décida, en outre, à ma demande, que ses résolutions seraient communiquées à
toutes les associations conservatrices du royaume, avec prière d’y adhérer, et
qu’elle se réunirait tous les huit jours jusqu’à la solution de la crise.
On peut
discuter, au point de vue théorique, les mérites de cette attitude. Mais les
conservateurs avaient peur d’être joués comme en 1864 ; c’est pourquoi ils se
permettaient d’indiquer aux hommes qui, placés à la tête du parti, allaient
vraisemblablement être appelés par le Roi, la ligne de conduite qui leur
paraissait devoir être suivie.
13. La formation du gouvernement d’Anethan
Au milieu
de la crise, je me rendis chez M. d’Anethan. La
démission du ministère libéral était déjà certaine. M. d’Anethan
avait la physionomie et l’entrain d’un homme qui, près de toucher le pouvoir, n’en
connaissait pas encore les déboires. Il me demanda quelles nouvelles
j’apportais. Je n’en avais pas qu’il ne connût déjà ; mais j’appris par lui que
M. de Theux était mandé par le Roi, qu’il devait décliner la mission de former
un Cabinet et désigner M. d’Anethan. M. Kervyn de Lettenhove se trouvait chez lui, et il était visible qu’il
s’attendait à faire partie de la combinaison ministérielle.
Quand il
fut parti, j’interrogeai M. d’Anethan au sujet des
réformes qui étaient demandées par les catholiques ; il les admettait en
principe. « Et en matière militaire ? » lui dis-je : Il me répondit « Nous
ferons (page 93) quelque chose. » Il
paraissait disposé à réduire le contingent de deux mille hommes.
Le soir, je
vis le vicomte Ch. Vilain XIIII, qui était accouru de la campagne. Lui aussi me
demanda où en étaient les choses. Je lui dis que M. d’Anethan
allait être chargé de la formation d’un Cabinet. « C’est impossible, me
dit-il, aucun des hommes qui ont été mêlés aux affaires Langrand
ne doit faire partie de la combinaison. » Peut-être avait-il raison ; mais ce
n’était pas l’avis général, au moins en ce qui concerne M. d’Anethan, qui n’avait été que commissaire de l’Industriel.
Le
lendemain, j’interpellai M. Jacobs au sujet de la composition du Cabinet. Je l’engageai
à écarter M. Kervyn ; non pas que celui-ci ne fût digne d’un poste ministériel
; mais il n’avait pas l’habitude des affaires administratives, et la solennité
de sa parole l’avait quelque peu desservi auprès de l’opinion. Je vis bien que
M. Jacobs ne partageait pas mon sentiment.
Au reste,
les choix n’étaient pas étendus. M. de Theux, fort âgé, se récusait et ne
paraissait du reste pas l’expression de la situation nouvelle ; M. Dumortier
n’avait jamais été considéré comme ministrable ; M. A. Nothomb était un des
plus attaqués parmi les « Langrandistes » ; on
ne pensait plus à M. Dechamps, qui se trouvait d’ailleurs dans la même position
que M. Nothomb ; M. Thonissen était trop militariste.
Et puis il convenait de tenir compte des dernières élections et de la coalition
qui, sous divers points du pays, s’était produite. C’est inspiré par cette
nécessité que M. d’Anethan offrit un portefeuille à
M. Balisaux, qui avait passé à Charleroi, après
s’être posé en antagoniste de M. Pirmez ; (page
94) M. Balisaux refusant, le ministère fut
composé de MM. d’Anethan, Kervyn et Tack, qui
représentaient la droite, de M. Jacobs, qui personnifiait le Meeting anversois,
et de M. Cornesse, élu par une majorité mélangée à
Verviers. Dans son ensemble, il était un peu faible, mais couvert cependant par
le grand renom et l’expérience de M. d’Anethan.
Les
nouveaux ministres avaient laissé au Roi le choix du ministre de la Guerre.
C’était une faute : dans toute combinaison ministérielle bien faite, les
ministres, y compris le ministre de la Guerre, doivent se mettre d’accord avant
de se présenter ensemble à l’agréation du Roi. Quoi qu’il en soit, le Roi
désigna le général Guillaume, qui était plutôt libéral que conservateur, et
comme celui-ci était, dans le Cabinet, bien plus le représentant du Roi que le
collègue des autres ministres, il put déclarer au lendemain de son arrivée au
pouvoir qu’il ne réduirait l’armée ni d’un homme, ni d’un cheval, ni d’un
canon. Ce propos ne fut pas tenu vis-à-vis du Cabinet, mais il n’a jamais été
sérieusement démenti.
Cette
déclaration devait être une source d’embarras pour le nouveau ministère comme
pour ses successeurs.