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« Commotions populaires en Belgique (1834-1902) », par F. VAN KALKEN
(Bruxelles, Office de publicité, 1936)
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(Remarque : les sous-titres ne font pas partie de l’édition-papier de ce livre et ont été rajoutés pour la mise en ligne sur ce site).
(page 154) Il y a, dans cette seconde offensive pour la conquête du
Suffrage Universel, de telles analogies avec le mouvement de 1893, aussi bien dans
l’enchaînement des causes que dans l’agencement des effets, que je pourrai me
borner à souligner les rapprochements et à déterminer les contrastes sans
entrer dans une analyse trop détaillée des événements, bien que ceux-ci aient
eu un caractère de gravité supérieur à ceux qui s’étaient produits neuf ans
auparavant. (DESTREE et VANDERVELDE : loc. cit., p. 257, donnent en note une petite bibliographie des
événements de 1902).
« Aux yeux de la masse
ouvrière, l’heure du Suffrage Universel a sonné. » Depuis les élections du
27 mai 1900, faites sous le nouveau régime de la Représentation Proportionnelle
(Sur les désordres qui, en 1899, ont précédé l’instauration de la R. P.,
voir la fin de cette étude), régime qui avait fait
tomber la majorité catholique de 72 à 20 voix (Les élections
de 1898, les dernières opérées au scrutin de liste avec ballottage, avaient
envoyé à la Chambre 112 catholiques, 28 socialistes, 12 libéraux. Celles du 27 mai
1900, faites selon les règles de la R. P., avaient désigné 86 catholiques, 33
socialistes, 33 libéraux), cette phrase revenait, avec la
force d’une obsession, dans les discours et les éditoriaux des leaders
socialistes. A vrai dire, on ne voyait pas bien pourquoi cette heure avait
sonné ! La majorité gouvernementale était certes fort réduite, mais renforcée
dans son nouveau cadre restreint par le mécanisme même de
Les faciles succès de 1899 et
les résultats partiels obtenus en 1893 ont fait oublier que cette dernière
année fut en réalité dramatique (Louis BERTRAND, Histoire de la démocratie, t. II, pp. 567 et 568). Une motion de Léon Furnémont : conquérir le
Suffrage Universel, « au besoin par la grève générale et l’agitation dans la
rue », est acclamée. De janvier à mars 1902, l’opposition socialiste tâte
le terrain en faisant discuter - sans nul espoir d’ailleurs - un projet
Vandervelde d’établissement du Suffrage Universel pour les élections
communales. « Nous irons jusqu’au bout, » affirme avec force le petit
Napoléon Smeets, député de Liége.
« Maintenant, la parole est à la rue, » annonce- t-il, le 17 mars, du
balcon de
On n’en est encore qu’aux
paroles et déjà les avertissements pleuvent.
Le mercredi 19 mars, Janson et
Vandervelde déposent une nouvelle proposition de révision de l’article 47 de
Nous voici donc ramenés à la
vieille tactique de détermination délibérée d’« un état général de trouble et
de malaise ». Et, bien plus encore qu’en 1893, elle s’appliquera à une période
creuse, vide de faits politiques, dans l’espoir de créer un irrésistible mouvement
d’opinion au moment décisif. Cette attitude imprudente n’a jamais été
complètement expliquée. Il y avait eu, au cours des vacances parlementaires, de
la fin mars au début d’avril, de grandes manifestations pacifiques organisées
par les socialistes, les progressistes et les daensistes
unis, à Bruxelles (23 mars), à Mons, Courtrai, Tongres et ailleurs (6 avril).
On y avait vu « la masse ouvrière consciente et virile, d’accord avec l’élite
de la bourgeoisie généreuse et juste ». Ces cortèges impressionnants
avaient-ils fait perdre à l’Extrême-Gauche le sens des possibilités ?
« Sur tous les points du pays, » lit-on dans le Peuple du 8 avril, «
se déploient, comme s’ils surgissaient du sol, enthousiastes et résolus, les
formidables bataillons aux bannières bleues, vertes et rouges, et c’est une
clameur impérieuse qui s’élève, en Flandre comme en Wallonie, grondante
aujourd’hui comme un vent de tempête ».
Il fallait aussi répondre par
des actes à ceux qui accusaient Vandervelde et ses amis de faire le jeu des
libéraux, ou d’agir avec couardise. Au XVIIe Congrès national du Parti, le 30
mars, le député de Mons, Pepin, avait vivement
attaqué le rapport modéré du Conseil (page
157) général (inscription de
Tenons compte également de la
tactique du gouvernement. Au matin du 8 avril, les Gauches avaient bâti un
projet suivant lequel Vandervelde aurait présenté une motion relative à l’ordre
du jour. Mais
Enfin, il y a lieu de croire
que l’atmosphère même du meeting contribua au raffermissement des projets d’un
Bureau jusque-là assez indécis et désemparé (Telle est
notamment l’opinion d’un des intransigeants du parti. Cf. CAMILLE DAVID, Les journées d’avril 1902, dans l’Idée libre, t. III (1er semestre 1902),
pp. 386 et ss.).
Le magnifique talent d’Emile Vandervelde s’échauffait volontiers au son de ses
propres accents et des acclamations d’un auditoire en délire. N’attendez pas,
dit-il, la consultation électorale partielle du 25 mai. « Allez partout
jusqu’au fond des impasses, allez sonner le tocsin de la révision. De même
qu’en 1893, c’est au moment où Germinal fait monter les sèves que va monter la
sève du Suffrage Universel. « Unissons à ce lyrisme les appels ardents de
Pepin, de Moreau : « Il est temps, plus que temps
d’aboutir, » et les mots d’ordre enflammés du Peuple : En présence de la « folie de résistance dont le
gouvernement est frappé », il faut que, tous les soirs, (page 158) les ouvriers manifestent...
Tous debout, et si l’agitation ne suffit pas « le prolétariat belge saura
vaincre par le blocus de la grève générale ».
(page 158) L’espoir des dirigeants du Parti Ouvrier de conserver
l’esprit de discipline et le sens de la modération dans les rangs des
manifestants apparaît bien plus précaire en 1902 qu’en 1893. Il y a eu, dans
les jours qui précèdent, plusieurs attentats au pétard de dynamite ou à la
cartouche de mine, peu graves heureusement mais qui n’en ont pas moins eu le
caractère de sérieuses menaces (chez le député Derbaix,
à Binche, dans la nuit du 21 au 22 mars ; au bureau de poste de
Le Journal de Bruxelles du 9 avril, dans un leader intitulé Le plan révolutionnaire, accusa les
dirigeants du Parti Ouvrier d’avoir préparé les mouvements de voirie dont nous
allons faire le récit, au cours de conciliabules secrets. Le Peuple aurait, par un jeu de primes
anodin en apparence, distribué vingt mille revolvers à ses lecteurs. La presse
libérale aurait eu le grand tort - toujours selon le Journal - de ne pas prendre cette préparation insurrectionnelle au
sérieux, alors que les socialistes en escomptaient une débandade de la garde
civique. Le Peuple du 10 démentit
énergiquement ces assertions. Que le Conseil général ait décidé de laisser aux
organismes locaux une large initiative individuelle en matière d’agitation,
cela ne peut être discuté puisque, dans un manifeste du 10 il dit lui-même, en
toutes lettres : « Il est absolument nécessaire que, dans chaque région
industrielle ou agricole, dans les grandes et petites cités, la population
emploie tous les moyens d’agitation qui correspondent le mieux à l’état des
esprits, aux conditions économiques, à l’alliance plus ou (page 159) moins complète des éléments ouvriers, paysans et
bourgeois. Mais le fait d’abandonner la « politique de grande voirie » aux
ligues et aux jeunes-gardes locales n’est point un mot d’ordre ; c’est tout au
plus une directive.
On peut se montrer surpris de
ce que, à Bruxelles par exemple, carte blanche ait été ainsi donnée au citoyen Volkaert, membre du Bureau du Conseil général et président
de la jeune-garde socialiste, bien connu pour son exaltation. Il n’est pas
douteux que les leaders de premier plan ont dû prendre cette résolution à
contrecœur et par crainte d’avoir sinon
la main forcée. Ceci est d’ailleurs prouvé par le fait que, au grand
mécontentement de beaucoup de membres du parti, ils ne prirent personnellement
aucune part aux manifestations du 8, du 9 et du 10 avril, ce malgré les
discours enflammés qu’ils avaient prononcés dans leurs meetings.
C’est donc, non pas auprès du
Conseil général, mais parmi les « états-majors » des jeunes-gardes
locales que nous devrions découvrir des « plans d’action ». Mais comme il
est virtuellement impossible d’en dépister la trace, force nous est d’essayer
de les dégager des manifestations elles-mêmes. Et aussitôt une constatation
s’impose au début, la tactique n’eut rien de renouvelé. Elle se maintint - avec
quelque violence en plus - dans le plus banal et le plus rituélique
des cadres.
Comme en 1857 et en 1884, les
villes de province furent, à partir du 8, le théâtre de « conduites de
Grenoble » dont les députés de Droite furent les victimes. A Anvers, les
jeunes-gardes socialistes conspuèrent MM. Segers et Delbeke et essayèrent de
rompre les barrages d’agents qui les protégeaient. A Gand, cinq mille ouvriers,
défilant en cortège, chantèrent le vieux Weg met dat papenras,
uni au récent Plaats voor de proletaren, Après un serment de tenir bon, proféré
autour de la statue de Van Artevelde, ils passèrent devant le Cercle des
Nobles, place d’Armes, en lançant des huées (Dans la revue
bimensuelle Le Mouvement socialiste
(t. VII, Paris, 1902), Un article de RAOUI BRIQUET décrivit
en couleurs sombres et assez superficiellement : Les événements de Belgique (numéro du 25 avril). EMILE VANDERVEI.DE
en corrigea les données trop dramatiques dans une agréable étude : La Grève générale en Belgique. Impressions
d’un témoin (Ibidem numéro du 3 mai). On trouvera dans ce travail, écrit
avec une bonhomie un peu intentionnelle, une amusante description de la vie des
députés catholiques de Gand, Installés dans un family
house bruxellois et y jouant au loto ou aux cartes (p. 828). Le récit est
emprunté à la Flandre libérale). A Liége, les manifestants acclamèrent, (page 160) de la gare des Guillemins au local de la Populaire, place Verte, leurs députés favoris, Troclet,
Napoléon Smeets et surtout Célestin Demblon, honoré de la rengaine Vive Demblon, la digue, digue, digue...
Il y eut des vitres brisées à l’Évêché, au grand séminaire, au collège des
Jésuites, Les chefs socialistes - Anseele à Gand, Demblon à Liége - ne désiraient
cependant pas créer d’ennuis aux bourgmestres libéraux des grandes villes et
ils le laissèrent nettement entendre à leurs compagnons. Quant aux maïeurs, ils
accomplirent les devoirs de leur charge avec tact et fermeté, de façon à ne pas
éveiller d’injustes suspicions chez les catholiques, de regrettables haines
chez les ouvriers. Toutes les mesures d’ordre habituelles furent prises. A
Gand, sous les murs du château de Gérard le Diable, la gendarmerie opéra
quelques charges assez rudes. A Liége, le bourgmestre
Kleyer avait transformé en zone neutre les vastes
places du centre de la cité. Lorsque, le 12, des manifestations nocturnes,
rappelant le trop célèbre mars 1886, alarmèrent le public, il prit un arrêté
interdisant les attroupements et fit arrêter M. Paulsen,
le gérant de
(page 160) La première manifestation dans la capitale, en 1902, celle du
mardi 8 avril, semble un décalque des soirées du 28 mai 1857, du 23 novembre
1871, du 12 avril 1893 et de mainte autre. Après le meeting, un cortège d’un
gros millier de manifestants, fort jeunes pour la plupart, reprend la tradition
des « gamineries déambulatoires » : cris devant l’immeuble du Journal de Bruxelles, impasse de
La journée du mercredi 9 est
très calme.
En revanche, vers huit heures,
après le meeting annoncé à
(page 162) Comme il était aisé de le prévoir, cette soirée du 9, qui
transforma les manifestations en émeutes, n’intimida pas le gouvernement. Loin
de « donner le spectacle d’une sorte d’impatience névrosée et d’un
détraquement ataxique incompatible avec la mission d’un homme d’Etat » (Indépendance belge du 11), M. De Smet
agit avec calme et sang-froid. Solide et trapu, M. de Trooz, ministre de
l’Intérieur, n’était nullement saisi de cette « frousse
gouvernementale » dont parlait si imprudemment le Peuple. Quant au
ministre de
Comment « tous les hommes
d’ordre » ne se seraient-ils pas rapprochés de la majorité légale pour
« avoir raison des menées révolutionnaires », comme l’annonçait, dès
le 10, le Journal de Bruxelles ?
Certes, les libéraux ne sont p&s indulgents pour le ministère.
Les grands chefs socialistes
n’ignorent rien de l’état d’esprit de la droite et de la gauche. Et cependant
ils s’enferrent à fond. Le jeudi 10, au matin, le Conseil général du Parti,
présidé par Delporte, tient une longue séance au cours de laquelle il lance un
manifeste resté célèbre : La campagne révisionniste est entrée dans sa phase
décisive. Tout dépendra de l’énergie populaire car la presse catholique affirme
que le gouvernement se montrera intraitable. Il faut que, pour le 14, ce
mouvement soit devenu formidable. Le parti catholique a la « criminelle intention
de noyer dans le sang l’admirable mouvement qui soulève toute la population
honnête de
Tactique de cow-boy pressant
sa monture pour prendre la tête du troupeau qui s’emporte ! Un autre risque est
de représenter les forces répressives comme prêtes à prendre parti pour les
socialistes. Certes, il y a eu à Gand, dans la soirée du 8, des
chasseurs-éclaireurs qui, après leur licenciement, ont circulé dans les rues,
bras dessus bras dessous avec les manifestants, en chantant à tue-tête « A
bas la calotte ! » (Le Journal de Bruxelles et le XXe
Siècle se complurent à narrer cet épisode. Après enquête, les autorités
prononcèrent une demi-douzaine d’exclusions). (page 164) Des miliciens, rejoignant leur
dépôt, ont accepté les circulaires des épouses Hector Denis et Brismée, les suppliant, au nom des femmes socialistes, de
ne pas tirer sur leurs frères. Dans la matinée du 10, à la gare du Nord, ils
ont chanté
Ayant laissé rompre les
barrages, les dirigeants du Parti ouvrier sont dans une situation de plus en
plus équivoque. Au Parlement, lorsque M. De Smet flétrit » la violence et
les moyens illégaux » (le 10), Antoine Delporte répond : « C’est vous
qui cherchez la guerre ! » et Defnet crie à
l’assassinat. Actes de camaraderie pure, car Delporte et Defnet
n’ignorent pas les responsabilités dont s’est chargé le groupe Volkaert. Bien que rédigé en termes modérés, le manifeste
du 10 peut au surplus être lui-même interprété comme un appel à la guerre
civile et c’est comme tel que le stigmatise Hymans à
Voici donc dix mille hommes en
route, par un soir tiède, énervant, trop printanier, parmi des milliers de
badauds. Ils sont de nouveau livrés à eux-mêmes, ou plutôt, et c’est pis
encore, ils vont suivre les tactiques de jour en jour perfectionnées des petits
stratèges de la jeune-garde socialiste : étudiants, employés, apprentis
typographes ! ((Le Journal
de Bruxelles blâme violemment cet absentéisme de la plupart des chefs du
Parti Ouvrier, à partir de 8 heures du soir).
Cinq colonnes « de propagande » (selon un euphémisme du Peuple) vont pratiquer, dans cinq
secteurs différents, des essais d’éparpillement des forces répressives,
associés à des techniques de terrorisme. Ainsi commence un « soir de
révolution, où rien ne manquera, pas même les barricades » (CAMILLE
DAVID, loc. cit., p. 399). Vandervelde s’efforcera sur-le-champ de dégager les prouesses de ces
enfants perdus de l’attitude pacifique des masses ouvrières (EMILE
VANDEVELDE, La
grève générale en Belgique (Mouvement
socialiste du 3 mai), p, 827). Une grande partie de la
presse de droite et de gauche n’en continuera pas moins à lui reprocher de ne
pas s’être coûte que coûte mis à la traverse de ce que le bon Hermann Dumont
appelle, navré, une « guerre civile » (Réforme du 12), guerre « qui ne peut réussir et qui d’ailleurs
ne se justifie pas ».
La zone neutre, très bien
gardée, reste figée dans un calme absolu. (page 166) A la place Rogier, une bande se heurte aux baïonnettes de la
garde, à l’issue des rues du Progrès et de Brabant ; un essai d’assaut le long
de la pente de la rue Saint-Lazare est refoulé, à coups de sabre, par une
police qui brûle du désir de venger les victimes de la guérilla de la veille.
Refluant vers la rue Neuve et la rue des Fripiers, vers 10 heures du soir, les
émeutiers renouvellent, en les intensifiant, les lamentables prouesses du 13
avril 1893 : au café des Mille
Colonnes, au débit de tabac du Chinois,
au Corset gracieux, et dans nombre d’autres magasins, les grandes vitrines sont
brisées à coups de revolver, de balles de plomb, ou par des volées de boulons
et d’écrous. Place Rouppe, soixante agents barrent
une offensive vers le quartier du Midi et la rejettent vers les étranglements
des rues d’Accolay et du Saint-Esprit. Dans le haut
de la ville, une menace plane sur les vieux hôtels de maître du noble quartier
de la rue aux Laines et sur le secteur de l’avenue Louise. Elle est brisée par
la gendarmerie à cheval et à pied qui, de la place Stéphanie à la rue de
La nuit du 10 au 11 avril
marque virtuellement la fin de l’offensive d’agitation. Les leaders socialistes
ne cachent plus qu’ils ont été débordés par les voltigeurs de la jeune-garde (L.
BERTRAND : Histoire de la démocratie,
t. II, pp. 588 et 589). Le Peuple du 12 supplie la foule de conserver son sang-froid, tout au
moins jusqu’à la semaine suivante, jusqu’au moment où la révision - s’il
advient que cela soit - aura été irrémissiblement écartée. Que l’on ne perde donc
point les « sympathies, l’estime, la confiance de l’opinion
publique ». Comprenant que, vu les circonstances, leur place est à la tête
de leurs hommes, les chefs du Parti ouvrier se proposent enfin de guider en
personne le cortège prévu pour le 11 avril, mais l’arrêté du bourgmestre rend
ce projet illusoire.
Cette attitude de repli ne se
présente plus à son heure. Le grand public est exaspéré et excédé. Du moment
que M. De Smet, à la séance de
Le grand et paisible meeting
socialiste du vendredi 11, tenu dans la salle des fêtes de la Maison du Peuple,
après la séance de la Chambre, (page 168)
démontre le complet revirement de tactique du Parti ouvrier. Volkaert, cité à comparaître devant la justice, est parti
précipitamment pour
Aussi n’y a-t-il plus, le
soir, que mouvements confus et dispersés, aux abords de
Le samedi, on peut espérer que
l’agitation est terminée. A
C’est cependant ce même samedi
soir que se produisit un des plus sombres drames de nos agitations de jadis (Dans
son étude La grève générale d’avril
1902 (Bruxefles, Schepens, 1902), M. CYRILI.E VAN OVERBERGH place par erreur, p. 4, ces événements au 14
avril). L’Indépendance
belge du 14 en fit remonter la cause à l’étourderie du Parti
ouvrier : « C’est la saison des têtes de linotte : celle du
Parc (Allusion à la première
représentation de la jolie pièce de Barrière et Gondinet
: Tête de linotte, au théâtre du Parc
- entouré de gendarmes - le 12 avril !) ; celle de M. De Smet ; la
troisième est sinistre, c’est la tête de linotte socialiste ! » La phrase
est jolie, mais l’accusation est fausse. Les chefs socialistes n’apprirent la
nouvelle de la fusillade du Temple que dans les journaux du lendemain matin (Article
déjà cité d’EM. VANDERVELDE dans le numéro du 3 mai
du Mouvement socialiste).
On n’a jamais su d’une manière
précise pour quelles causes la population d’ouvriers en chambre du quartier des
Marolles entra brusquement en conflit, vers les dix heures du soir, avec les
gendarmes et la police stationnés place de
(page 170) Le 11, les socialistes avaient renoncé à l’agitation mais aussitôt
ils eurent recours à leur second moyen de pression la grève générale.
Contrairement à ce qui avait eu lieu en 1893, la grève avait cette fois été
tenue en réserve, pour le cas où tous les procédés de conciliation auraient été
vainement épuisés (manifeste du Conseil général, le 10). Le salut devait donc
en fin de compte naître du « blocus de la grève générale, pacifique et
formidable » (Peuple du 13). La
décision de principe fut prise par la fraction parlementaire du Parti, immédiatement
(page 171) après la séance de la
Chambre, le 11. Un peu plus tard, Defnet en fit
l’annonce au meeting de
Au cours d’une série de
meetings, autorisés le 13 par les communes périphériques, à la salle Bériot, rue du Collège (Ixelles), au Grand
Turc, chaussée de Boendael, au Moulin Rouge, rue Wayez (Anderlecht), à
la Maison du Peuple de Molenbeek, etc. Vandervelde, Elbers, Bertrand, Delbastée
exposèrent que cette grève politique serait une « lutte entre la
démocratie ouvrière et la réaction gouvernementale ». Dans le but évident
de ramener à la cause populaire la bourgeoisie irritée, il fut dit et répété
que la grève serait « un blocus, non un assaut »... avec « les
poings serrés dans les poches ».
Le recours à la grève n’avait
pas été adopté de gaîté de cœur. C’était bien contraints et forcés par
l’irréductibilité gouvernementale que les leaders ouvriers s’y étaient
résignés, en pleine période de malaise économique et de concurrence étrangère
intensive. Le mouvement, une fois de plus, n’avait pas été suffisamment
préparé. Toutefois, l’élan du prolétariat fut magnifique.
Dès le mercredi 9, le chômage
volontaire avait commencé dans le Centre. Dans le Borinage, les éléments
impatients avaient quitté les houillères le 11. Le mouvement prit presque
partout une ampleur extraordinaire. M. Van Overbergh
(Loc cit., annexe II) dénombre
scientifiquement (page 172) deux cent trente-deux mille grévistes à la date du 18
avril : chômage complet notamment dans le Borinage (30.000 grévistes), dans le
Centre (35.000) (« Un chômage comme jamais on n’en vit par
ici. » (Indépendance belge du 15
avril)) et dans les bassins de
Charleroi-Sambre (65.000). Le Peuple
porte le nombre des ouvriers en grève à trois cent et même à trois cent
cinquante mille ; M. De Smet en avoue deux cent mille à
Le mouvement aurait pu être
accompagné d’incidents dramatiques. Dans les nuits du 8, du 9, du 10 avril, les
gros bourgs du Centre et du Borinage avaient été parcourus par des manifestants
excités, chantant la Carmagnole et le
Ça ira ! Un esprit d’anticléricalisme
haineux avait été répandu avec passion parmi les ouvriers des houillères et de
la grosse industrie. Il ne s’exprima heureusement que par des manifestations
sporadiques : vitres brisées, dans la nuit du 9 au 10, chez les vicaires de Jolimont et de Haine-Saint-Pierre, ainsi qu’au patronage et
au presbytère de Jemappes, explosion d’une cartouche de dynamite, le 11, au
Cercle catholique de Thiméon (au nord de Gosselies), couvents mitraillés à coups de pierres, le même
jour, à Houdeng-Goegnies.
Les batailles rangées entre maréchaussée et ouvriers furent bien moins
fréquentes qu’en 1886 ou qu’en 1893. Le vendredi - donc avant la proclamation
officielle de la grève - des gendarmes, trop peu nombreux et submergés par le
flot populaire, se virent contraints d’ouvrir le feu à Bracquegnies
(plusieurs blessés) et à Houdeng-Goegnies
(un contremaître et une jeune fille tués) (La foule
s’était portée à la gare pour empêcher les ouvriers flamands du pays de Grammont
de descendre du train). Dans la soirée du 14, deux
gendarmes, qui s’étaient mis en tête de refouler un cortège de cinq cents
chômeurs près des laminoirs de Régissa (vallée du Houyoux), furent terriblement malmenés. Le compagnon Hubin avait en vain prodigué les conseils de modération aux
adversaires opposés dans ces nouveaux Thermopyles. Jusqu’à la fusillade de
Louvain, le 18, il n’y eut pas d’autres graves désordres.
Le maintien de l’ordre en
général fut dû à plusieurs causes. L’adhésion au mouvement avait été si
générale qu’il n’y eut presque nulle part de motifs de débauchage. D’autre
part, le ministre de la (page 173) Guerre
avait eu le temps de prendre toutes ses mesures. Le 13, le général Delhaye s’installait avec son état-major à La Louvière ;
le général Decros prenait des dispositions identiques
à Charleroi. Je n’entrerai pas dans le détail de ces dispositions militaires
qui rappellent celles de 1893. Comme à cette époque, les garnisons d’Ostende,
de Bruges, d’Ypres, de Tournai, de Diest, d’Anvers, fournirent aux bassins
métallurgiques et houillers de gros contingents d’infanterie, de chasseurs à
cheval et de lanciers. Mais en 1902, l’appel à la protection militaire vint des
sociétés industrielles et non des municipalités, devenues dans l’entretemps
socialistes. Ce fut le gouverneur du Hainaut, M. du Sart de Bouland,
qui, devant la précarité de simples appels au calme, prit d’urgence un arrêté
interdisant les rassemblements et cortèges. Ce maugré
systématique des conseils communaux eut parfois des aspects cocasses : le
commissaire de police de Wasmes fut, à l’unanimité des voix, relevé de ses
fonctions pour avoir requis l’intervention de la troupe dans un meeting devenu
trop bruyant !
Ajoutons que jamais on ne vit population
soulevée en faveur d’une revendication politico-sociale faire preuve d’autant
de dignité et de maîtrise de soi. Elle s’abstient de boire de l’alcool. Les
chômeurs jouent à la balle ou aux boules, travaillent dans leurs jardinets ou
suivent les évolutions de leurs pigeons voyageurs. Dans le Peuple du 17, Emile Vandervelde compare la grève à un fleuve
majestueux, coulant à pleins bords, après les fracas torrentiels des jours
précédents.
Dans un leader : « La
Force du travail » (Peuple du 18
avril), Jules Lekeu écrivait : La grève générale durera ce qu’il faudra qu’elle
dure pour que le Suffrage Universel finisse par l’emporter. Après ce splendide
effort, le prolétariat ne regagnera l’usine que vainqueur ! Sous ce défi
se dissimulaient de réelles appréhensions car, à ce moment, chacun se demandait
d’où viendrait la formule d’accommodement. Les libéraux avaient, dès le début,
désapprouvé la grève. Ils redoutaient que la misère d’une part, l’obstination
gouvernementale de l’autre, ne conduisent le pays à la révolution. Dans la
matinée du mardi 15, les gauches de toutes nuances des deux Chambres s’étaient
mises d’accord pour demander la dissolution du Parlement - idée mise récemment
en avant par le journal neutre Le Soir
et bien accueillie par les socialistes. Ce serait non une « abdication du
principe d’autorité » (page 174)
mais une « issue constitutionnelle et logique » (Le
texte intégral de cette résolution figure dans l’Indépendance belge du 17.). L’après-midi, M. Neujean avait proposé, par motion d’ordre, cette formule
d’accès à la révision « en quelques mots pleins de cœur ». Mais le
Premier ministre avait répondu, avec fermeté, que la dissolution était une
prérogative royale. Et ainsi s’était brisée net l’intervention bienveillante
mais sans espoir du parti libéral.
Le mercredi 16, la discussion
sur la prise en considération fut ouverte. Il apparut immédiatement que la
droite resterait irréductible. La seule haute personnalité conservatrice qui
eût pu faire des propositions de conciliation patriotique, M. Beernaert, se
borna à évoquer les événements de 1893 et les engagements formels des XXVI. « Un
parlement qui cèderait aux menaces serait lâche », ajouta-t-il. Le
lendemain, M. de Smet lut une déclaration de ton digne et sévère (Elle
est reproduite en toutes lettres dans le Journal de Bruxelles du 20 avril). Le suffrage plural était né d’une transaction loyalement conclue avec
l’opposition libérale. Le Suffrage Universel pur et simple n’était pas dans les
vœux du pays. Cette « forme rudimentaire, inorganique, sacrifiait toutes
les supériorités à la brutale suprématie du nombre ». - « Si, dans
l’avenir, des conceptions nouvelles venaient à rencontrer dans l’opinion
publique une adhésion large et réfléchie, le gouvernement n’hésiterait pas à
chercher, d’accord avec les partis, des dispositions meilleures, sans cependant
priver la société de garanties d’ordre et de maturité... » Mais le pays était
surtout et avant tout anxieux de savoir «si les problèmes continueront à être
étudiés comme il convient dans un pays libre », ou si ce sera « par des
meetings passionnés et tumultueux, la dictature de la rue, la grève,
l’intimidation, la violence » ? On demande au gouvernement une parole de
conciliation. « C’est le principe même du régime parlementaire et des
institutions nationales qui est en jeu ». C’était là le langage d’un homme
d’Etat. Une salve d’applaudissements, partie des rangs de la droite, salua la
proposition du ministre de repousser purement et simplement la prise en
considération de la proposition Janson-Vandervelde.
La partie était perdue. Il y
eut encore un noble et pathétique (page
175) appel de Paul Janson : « Assez de sang ! » Puis vint
l’Anniversaire (éditorial du Peuple du
19) : « Tel le 18 avril 1893, le 18 avril 1902 se lève dans l’anxiété
mortelle d’une bataille dont nul n’oserait prévoir l’issue ! » Vaines paroles
d’espérance dont essaye de se leurrer encore Vandervelde : « le
18 avril 1893 fut le Majuba de M. Beernaert ; le 18
avril 1902 sera le Waterloo de M. Woeste » (VAN
OVERBERGH, La
grève générale, p. 27). Non, les faits sont là :
une dernière sans illusions…, un ministère buté..., une droite obstinément
muette, soutenant M. De Smet « sans ombre de défaillance ». Devant
des tribunes combles, Demblon lance encore aux
catholiques une de ces phrases ahurissantes dont il possède la recette : « Je
vous défends de parler de patrie comme aux prostituées de parler d’amour ».
Smeets mentionne un soldat décoré pour avoir tué un
gréviste et mort dans un cabanon ! Ce pathos lasse tout le monde. On a
trop parlé d’assassins, de meurtres et de sang ! L’extrême-gauche est
morne et abattue. Consciente d’avoir forgé une arme formidable, elle se sent
impuissante à la soulever du sol et « cherche un refuge dans l’avenir ».
Après de courtes déclarations de MM. Vandervelde et Woeste,
la prise en considération est repoussée par 84 voix contre 64. Du furieux
citoyen Pouille au timoré libéral Moellendorf,
toutes les gauches se sont prononcées pour la réforme. Mais en face d’elles il
n’y a pas seulement le bloc compact de la droite ; il y a l’opinion moyenne,
cette agglutination d’impondérables au tréfonds de laquelle se perçoivent la
crainte d’une intervention militaire allemande, en cas de révolution, et la
volonté renfrognée de ne pas se laisser faire (HENRI PIRENNE,
Histoire de Belgique, t. VII, p. 331).
(page 175) « Que va-t-il advenir ? » se demande l’Indépendance du 19. Aux deux meetings
monstres de la Maison du Peuple, le jeudi, Defnet a
fait appel à l’intervention du Roi, sans quoi l’on marche « droit à la
guerre civile ». L’idée de cette intervention n’est pas nouvelle. L’Indépendance belge a rappelé, dès le 9,
qu’en 1871 Léopold II avait personnellement mis fin à une crise. Le 10 avril,
Vandervelde avait, à la Chambre, fait allusion au caractère national et humain
d’une initiative de ce genre, et l’extrême-gauche lui avait fait une ovation.
Mais, en (page 176) attendant, il fallait conserver la ferveur du Serment de
Saint-Gilles. « Je le jure sur la tête de nos trois cent mille frères
grévistes, dit Vandervelde avec une foi empoignante, nous lutterons jusqu’à la
conquête du Suffrage Universel et nous irons jusqu’au bout ! » - « Nous
continuerons, dit-il encore, dût-on avoir recours à des moyens indéterminés
mais inébranlables ! »
A quels moyens fait-il
allusion ? En a-t-il une notion bien claire lui-même ? La masse électrisée
croit les deviner et chante des refrains révolutionnaires. Mais, dans son
conseil de guerre du 18 au matin, le Conseil général reste sagement dans la
ligne pacifique. Le soir, nouveau et très houleux meeting, présidé par Lekeu.
Vandervelde s’est rendu compte enfin du terrible danger de toute équivoque. «
Nous sommes battus pour la troisième fois », reconnaît-il, mais il se hâte
de faire courageusement face aux exaltés, qui veulent « vaincre dans la
rue ». Plus d’illusions, dit-il, l’armée obéira aux ordres de ses chefs (A
la séance du 17, à la Chambre, le général Cousebant
d’Alkemade, ministre de la Guerre, avait fait l’éloge
des soixante mille soldats employés au maintien de l’ordre). « La parole est au Roi ! «
Le public est visiblement
déçu. Il n’a que trop cru aux déclamations « antimilitaristes » du
député Mansart, si récentes en date. Il n’a que trop confondu des manifestations
bruyantes de gardes civiques, énervés par de longues prestations, avec un
esprit de crosse en l’air. Tout compte fait, sur trente-cinq mille gardes,
trois seulement ont refusé le service (Citons
d’abord Max Hallet, conseiller communal socialiste,
qui refusa ses cartouches, le 10, dans la cour de l’Hôtel de ville. Il a laissé,
de son arrestation, un récit enjoué dans l’Indépendance
belge du 13 L’avocat Paul Spaak, dans une lettre au colonel de la garde
civique de Saint-Gilles, refusa de servir un gouvernement de parti (cf. Peuple du 16). Condamné, lui aussi, à
quatorze jours de prison, il succéda à Max Hallet
dans la même cellule (Indépendance belge
du 7 mai ; le journal conclut : Uno avulso, non deficit alter !).
Albéric Deswarte (cf. Peuple du 18) expliqua son refus parce qu’il mettait journellement
en pratique son respect de toute vie sensible en s’abstenant religieusement de
la moindre alimentation carnée. Il fut frappé de la même peine. A Liége, le libertaire Lucien Hénault se fit tout simplement
donner un mois de congé pour maladie). Il y
a plus : la garde désapprouve les troubles ; elle est d’humeur sombre et
la loi de « décommunalisation » de 1897 (page 177) en a fait incontestablement
un instrument répressif plus rogue et plus solide que jadis (C.
VAN OBERBERGH, loc. cit., p. 82, en parle même comme
d’une « garde prétorienne bourgeoise »).
Le terrible « drame de
Louvain » vint, ce même vendredi soir, prouver combien il était nécessaire
de mettre coûte que coûte fin à une situation trop tendue. Dans cette ville, la
grève générale n’avait été décidée que pour le 18. Elle intéressait surtout les
grands ateliers de construction Dyle et Bacalan. Le
bourgmestre, M. De Coster, avait pris d’excellentes mesures d’ordre. Le député
socialiste Van Langendonck avait, de son côté, veillé
à ce que les meetings à
Le vendredi soir, les choses
se gâtèrent. Les grandes glaces du local de la jeune-garde catholique furent
fracassées. Une bande se dirigea vers la place Saint-Antoine, vieux quartier
provincial où habitait M. Schollaert, président de la
Chambre. Comme une « trombe humaine », elle déferla le long de la
tortueuse rue du Marais, bouscula le peloton de gardes civiques chargé de la
défense de la demeure du président et « colla au mur » le lieutenant Coenen. Saisi à la gorge, ce dernier ordonna le feu à bout
portant. Quatre tués, dix blessés jonchèrent le sol. Une autre bande d’environ
deux cents hommes s’était, dans l’entre temps, engagée rue de Tirlemont, où se
trouvaient le Cercle catholique et l’habitation du ministre de l’Intérieur,
Jules de Trooz. Elle refoula sans peine une demi-douzaine d’agents de police et
franchit le premier cordon de sentinelles de la section du lieutenant Frère.
Conformément aux instructions données par le général Verstraete
- spécifiant qu’en cas de défenses successives et graduelles contre la
rébellion et les voies de fait les sommations n’avaient plus de raison d’être -
cet officier ordonna un feu de salve un tue et cinq blessés tombèrent (Dans
les jours qui suivirent, deux hommes moururent des suites de leurs blessures. -
Sur les fusillades de Louvain, voir la Réforme du 20, avec des extraits de
nombreux journaux ; l’Indépendance du
20 et du 21 ; le Peuple du 21 (on y trouve un pittoresque article de Louis Dumont-Wilden sur la « psychologie du garde civique », notamment
sur celle de l’officier, mélange de naïf orgueil et de peur).
(page 178) Les officiers qui portaient la responsabilité de cette
sanglante répression avaient agi conformément à la loi. En séance de
Quoi qu’il en soit, les
fusillades de Louvain firent une impression profonde. On apprit, le même soir,
qu’une foule furieuse avait, à Huy, cassé les carreaux chez les notables
catholiques (Le 19 encore, il y eut de sauvages bagarres sur la
place de la Gare, à Bruges). Comment sortir de ce péril
imminent de guerre civile ? Le samedi matin, les membres du Conseil général
feuillettent hâtivement le Moniteur.
Il ne s’y trouve aucune parole royale (Léopold II
encourageait au contraire le gouvernement à la résistance. Cf. Histoire de la Belgique contemporaine
(1830-1914), t. II (Bruxelles, 1929) Vicomte TERLINDEN
: Histoire politique interne, p. 215). Le gouvernement tient le
coup. Les nouvelles (page 179) de la
grève deviennent mauvaises. Sans doute, le mouvement est formidable, mais il n’a
cependant entraîné que la moitié de la population industrielle (H.
PIRENNE, loc. cit,
p. 331). Appauvri et irrité par l’insuccès d’une grève
récente, le bassin de Seraing est resté maussade. Les dockers anversois n’ont
pas bougé. A Gand, et d’une façon générale dans tout le pays flamand,
l’adhésion a été votée par esprit de discipline, mais à contrecœur. Dans
certains endroits (Renais, Louvain), la grève commence seulement ; ailleurs
(Bruxelles, pays d’Alost, Charleroi) l’effritement apparaît. Où trouver les
ressources nécessaires pour soutenir l’effort ? Dans les maigres subsides de la
Sozialdemokratie allemande ? Dans les faibles
souscriptions organisées par les bourgmestres des communes progressistes ? La
mendicité se répand dans le Centre et dans le Borinage. La débandade est proche
(Cf. le discours de VANDERVELDE au Congrès extraordinaire du Parti
Ouvrier, le 4 mai, intégralement reproduit dans l’Avenir social de 1902, pp. 247 et ss.).
L’histoire se répète. Comme
neuf ans auparavant,
Il va de soi que cette
explication ingénieuse ne fut pas acceptée partout avec docilité. Si, à
Bruxelles, le travail reprit instantanément, il y eut de fortes résistances
dans le pays wallon, et même un redoublement de violences. On signale, le 21 et
le 22, qu’à
De « loyales et fraternelles
explications » (DESTREE et VANDERVELDE, loc. cit., p. 262) étaient devenues nécessaires
(La stupeur provoquée à l’étranger par ce passage soudain d’un langage
intransigeant à la capitulation se reflète notamment dans l’étude citée
ci-dessus de RAOUL BRIQUET Les événements
de Belgique (numéro du 26 avril 1902 du Mouvement
socialiste). Elles eurent lieu au cours d’un
Congrès extraordinaire, tenu à Bruxelles le 4 mai. Vandervelde reconnut que le
gouvernement s’était montré plus résistant qu’on ne l’avait cru. Le député
borain Verdure accusa le Conseil d’avoir perdu son sang-froid au moment où « on
allait réussir », d’avoir une fois de plus « traîné le boulet au pied »
d’un rapprochement avec les libéraux démocrates. Vandervelde riposta que le
Conseil avait préféré sacrifier sa popularité plutôt que de mettre en danger
l’existence des syndicats. Et l’assemblée, comme toujours sensible à la magie
d’argumentation de son chef aimé, se sépara sur un vote favorable, au chant de
l’Internationale !
En vérité, par son appel à des
manifestations qui tournèrent à l’émeute, par son ordre de grève générale à des
masses non préparées, le Conseil général avait commis deux fautes qu’il expia
durement. Les extrémistes, partisans de la « Révolution, la sainte
Rédemptrice », (page 181) reconnurent
sans détours le « lamentable échec » de ce socialisme de bourgeois « affectés
des tares de leur classe » (Article cité ci-dessus de CAM. DAVID Les journées d’avril 1902 (L’idée libre, t. III, 1er semestre 1902),
pp. 439 et 443). D’autre part, l’ensemble de la
nation, ce vieux « Sens du Pays » qui n’avait pu pardonner à l’extrême-gauche
son offensive inopportune et désordonnée, réagit aux élections du 25 mai 1902
en faisant remonter la majorité catholique de vingt à vingt-six voix. C’était
le « triomphe de l’autorité » et la « renaissance de la solidité
bourgeoise » ! (VAN
OVERBERGH, loc.
cit.,
chap. V passim.). Vandervelde eut beau dire qu’il
s’était agi d’un mouvement pacifique, de l’ « action réfléchie d’un
prolétariat organisé et conscient » (DESTREE-VANDERVELDE, loc.
cit.,
p. 258). On n’oublia pas que, paraphrasant la formule
célèbre « Le gouvernement russe est un despotisme tempéré par la bombe »,
il avait écrit ailleurs : »Le despotisme clérical n’est tempéré que
par l’émeute. » (EM. VANDERvELDE La grève
générale en Belgique, p. 824).
(page 181) On peut se rallier à l’avis de M. Cyrille Van Overbergh lorsqu’il déclare : « En 1902, la
période romantique du socialisme belge est close ». L’épreuve réaliste
commence » (Loc. cit.,
p. 149). Il y eut cependant, au lendemain des fameuses « élections
du cartel », du 2 juin 1912, une brusque flambée d’émeute. Les éternels
adversaires, gauches contre droites, s’étaient mutuellement traités de « vermine
noire » et de « bande à Bonnot ». Alors que l’opposition croyait
toucher au but, l’opinion moyenne avait relevé la majorité gouvernementale de
six à dix-huit voix ! La déception fut soudaine et violente. Dans la soirée du
3, la maréchaussée dut ouvrir le feu contre le bâtiment de La Populaire, transformé en citadelle et plongé dans l’obscurité.
Il y eut trois morts et douze blessés. Il y eut des victimes aussi à Verviers
et à Bruges. L’anticléricalisme virulent des manifestants s’exprima par des
attaques dirigées contre des églises, contre des presbytères, et par des
molestations de moines, en rue. Le 4, la grève générale éclatait (page 182) dans le Centre. Mais le
cabinet de Broqueville avait prévu le drame et rappelé trois classes de milice.
A propos du bourgmestre Max on disait : « Aimez-vous les gendarmes ?
Il en a mis partout ! » (Indépendance
belge du 5.) Dès le 5, le Conseil général, Anseele,
L. De Brouckère, Maroille, ff. de
bourgmestre de Frameries, bravaient les huées et les coups de sifflet aux fins
de ramener les masses surexcitées au bon sens. Et en quatre jours la bourrasque
prit fin.
Ce sérieux avertissement
orienta définitivement les socialistes vers une organisation pratique du
mouvement. La grande grève générale d’avril 1913, « formidable, pacifique
et irrésistible », fut financée par des prélèvements réguliers sur les
salaires et scientifiquement mise au point par une série de commissions
désignées ad hoc. Le 21 avril, jour des inoubliables obsèques de Paul Janson,
auxquelles assista un véritable océan d’hommes, le nombre des grévistes dépassa
le chiffre de quatre cent mille. La majorité ne céda point encore mais une
motion Masson, entrouvrant la porte à l’égalité du suffrage, régla
momentanément une situation qui pouvait redevenir tragique. Désormais, le
Suffrage Universel était réellement en marche. Hélas, la guerre mondiale, au
même temps, l’était aussi.