« Commotions populaires en Belgique (1834-1902) », par F. VAN KALKEN
(Bruxelles,
Office de publicité, 1936)
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des matières
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(Remarque : les sous-titres ne font pas
partie de l’édition-papier de ce livre et ont été
rajoutés pour la mise en ligne sur ce site).
LES MOUVEMENTS EN FAVEUR DU
SUFFRAGE UNIVERSEL (1893-1902). TROISIEME PARTIE :
1899
(page 182) Rompant avec l’ordre chronologique pour suivre celui de la
gradation, j’ai placé le bref examen des événements de 1899 au terme de cette
étude. Jamais, en effet, notre pays ne fut plus qu’alors, à mon sens, près
d’une révolution ; jamais le parti libéral, parti d’ordre et d’égalité, ne
s’éleva à un pareil climax d’effervescence. Une certaine goguenardise dans
l’expression, une réelle cocasserie dans le choix des moyens, ont pu donner le
change et faire croire à une sorte d’énorme « zwanze » bruxelloise ; en
fait, tout en s’amusant au-delà de toute expression, la capitale « érigea
l’émeute en système d’opposition politique ». La définition est de Maurice
Wilmotte. « C’est là, ajoute-t-il, ce qui est
original... Plus original que rassurant peut-être (Revue de Belgique du 15 juillet 1899. Le Mois politique de M. Wilmotte).
1. La représentation
proportionnelle
(page 183) Rappelons rapidement
les rétroactes de l’affaire. Le suffrage plural n’avait pas été un « saut
dans l’inconnu ». Comme il était aisé de le prévoir, il avait tout
bonnement consacré l’écrasement du libéralisme modéré. De cinquante-neuf à la Constituante de 1892,
les libéraux étaient tombés à douze, tous d’expression progressiste, dans la Chambre de 1894. Placés
entre une centaine de députés catholiques (Les élections
de 1898 envoyèrent au Parlement 112 députés catholiques, 28 socialistes, 12
progressistes), à cette époque en majeure partie
soudés à l’immobilisme de M. Woeste, et une trentaine de représentants socialistes,
jeunes, ardents, dont l’activité oppositionnelle se consumait nécessairement en
manifestations mineures : interpellations, quolibets et invectives, ces
libéraux ne jouaient plus le moindre rôle. Beernaert avait vainement essayé, en
1894, de rendre à la gauche une signification qu’il jugeait utile pour le bien
du pays, en proposant l’instauration de la
Représentation Proportionnelle. En janvier 1899, le premier
ministère De Smet de Naeyer s’était disloqué sur cette même question.
Dès le lendemain de son
accession au gouvernement, le Premier Jules Vandenpeereboom
avait annoncé qu’il allait s’occuper de la question. Le 19 avril, il déposait
un projet qui fut, après douze séances, accepté par la Section centrale (quatre
voix contre trois). Son rapport fut distribué le 24 juin. La Représentation
proportionnelle serait instituée, mais seulement dans les sept grands
arrondissements (Bruxelles, Anvers, Liége, Gand-Eecloo,
Charleroi, Mons et Louvain). Le scrutin de liste
majoritaire resterait en vigueur dans les vingt-cinq arrondissements moyens,
comprenant de six à deux représentants, et dans les neuf petits arrondissements
à régime uninominal (Voir un excellent exposé du projet
dans le Peuple du 19 juin). Etant personnellement partisan du découpage de tout le pays en petits
arrondissements uninominaux (Les partisans du découpage se
plaignaient de l’influence énorme acquise par les électeurs des grands
arrondissements, qui élisaient d’un coup de crayon jusqu’à dix-huit députés,
tandis que les collèges électoraux des petits arrondissements du Namurois ou du
Luxembourg en élisaient tout juste un. A quoi l’on pouvait répondre que les
électeurs des grands arrondissements étaient beaucoup plus nombreux et qu’en
matière de charges fiscales, c’étaient ces derniers qui supportaient le fardeau
d’Atlas), M. Vandenpeereboom
considérait (page 184) que le projet
représentait un « moyen terme ». M. de Trooz, rapporteur, le
qualifiait de « transaction juste et modérée » et prévoyait que sa
mise en vigueur coûterait au moins treize sièges à la majorité Avant
les élections de 1900, l’arrondissement de Bruxelles avait élu 18 députés
catholiques ou indépendants, Anvers : 11 catholiques).
En réalité, on était en
présence d’un véritable coup de parti. Les arrondissements moyens et petits,
maintenus dans le statu quo, étaient en grande majorité acquis à la droite. Les
grands, en revanche, formaient, dans notre pays très catholique, d’énormes
îlots libéraux et socialistes. Depuis la retraite du sage et pondéré Beernaert,
la politique de passion s’était fort accentuée et les villes avaient lutté
désespérément contre cette politique, notamment en 1895, lors de la discussion
de la quatrième loi organique de l’instruction primaire, dite loi Schollaert. En introduisant au Parlement les minorités des
grands arrondissements seulement, le parti catholique pouvait se considérer
comme définitivement incrusté dans le pouvoir (DESTREE
et VANDERVELDE, Loc. cit., p. 226).
Aussi, à droite même, ce projet inéquitable n’était-il pas vu sans
appréhension. Si M. Schollaert, ministre de
l’Intérieur, en avait poli avec amour les dispositions essentielles, M. Woeste
ne s’était pas gêné pour le déclarer « indéfendable », et ce devant
un journaliste de l’Etoile belge. Le
comte de Mérode-Westerloo s’étonnait de ce qu’un
homme rompu aux jeux de la politique comme l’était M. Vandenpeereboom
restât si inconscient des « énormités » de son projet (Comte
DE MÉR0DE-WESTERLOO, Mémoires (1894.1914), éd. par le baron DE TRANNOY.
Tome II (Bruxelles, 1933), p. 164).
La résistance s’était
organisée assez vite. Le quinzième congrès du Parti ouvrier, tenu à Louvain, le
21 et le 22 mai, avait adhéré à la Représentation proportionnelle (malgré
l’opposition des Borains fidèles au régime majoritaire) mais à condition
qu’elle fût appliquée dans tout le pays et associée au Suffrage universel pur
et simple. Le 29, au soir, une certaine ébullition s’était manifestée. Des
manifestants avaient essayé d’envahir la zone neutre et les citoyens
Vandervelde, Smeets et Furnémont
avaient été retenus quelques instants au poste de police du Waux-Hall.
Ce n’était là, bien entendu, qu’une « petite rougeole », comme le
disait M. Vandenpeereboom. Elle n’en (page 185) accusait pas moins de curieux
présages. C’était la première bagarre depuis dix ans. « S’il faut en
revenir à la rue, on y reviendra », écrivait Franz Fischer, en la
commentant dans le Peuple du 31. Or,
elle était due, non aux jeunes-gardes socialistes,
mais à des membres de la
Ligue Nationale pour le Suffrage universel et la Représentation
proportionnelle, c’est-à-dire à des socialistes, des
libéraux et des daensistes unis. Une heure
auparavant, à la Grand’Place,
Vandervelde avait fait un éloge inusité des libéraux de 1857 et de 1884.
Le mercredi 14 juin, la
défense découvre ses plans. Le Conseil général du Parti ouvrier se met d’accord
avec les fédérations de province. Par l’écrit et par la parole, le
« Cabinet des tricheurs » sera attaqué sans répit. Jusqu’ici, rien
d’extraordinaire dans la tactique. Mais il y a un fait nouveau : l’élément
de choc sera constitué par la fraction socialiste parlementaire. La première
bataille aura lieu à la
Chambre : si le gouvernement refuse d’ajourner son projet
jusqu’après les élections, les mandataires de la nation quitteront le
Parlement. « Il faut qu’ils trouvent dans la rue un peuple prêt à défendre
ses droits » (A Liége, le 24, le bouillant Napoléon Smeets dira : « Pendant la discussion de la loi électorale,
vos députés seront dans la rue... ils prendront d’assaut la zone neutre. »). Le vendredi 23 juin a lieu le premier engagement. Après le vote du
budget de la Guerre,
le Premier propose d’ouvrir la discussion le 5 juillet. Il fait procéder au
vote par appel nominal. Soixante-neuf socialistes, libéraux et indépendants
quittent la salle. La Chambre
n’est plus en nombre et le vote doit être remis au 27. « Vieux
Romains... », dit en ricanant le Journal
de Bruxelles (du 26) aux socialistes, « c’est un vieux drap de lit qui
vous sert de toge et vous êtes plutôt des scandaules » (Masques
populaires (chienlits) de l’ancien carnaval bruxellois).
Jusqu’à ce moment on avait
vécu dans une paix complète. Les journaux ne parlaient que du retour de Dreyfus
de l’île du Diable et des préparatifs du procès de Rennes. Dans l’Indépendance belge du 26 juin, Maurice
de Waleffe, qui tient la rubrique « La vie à
Bruxelles », narre le jubilé du plus ancien garçon de café de la Taverne du Globe, place Royale. Quelques
bagarres entre briquetiers daensistes et stokslagers orthodoxes, à Alost, le 18, à l’occasion de la
célébration (page 186) des
vingt-cinq années de vie parlementaire de M. Woeste, ont fait figure
d’événement. Le dimanche 25, brusque changement. Le matin, après une prise
d’armes jugée trop longue, la garde-civique de Saint-Josse a crié « A bas la calotte » ! (Chronique du 27). L’après-midi, des jeunes-gardes socialistes vont troubler le concert du Parc
(Concert des guides, dirigé par Simar, selon le
Peuple ; musique de l’Harmonie
communale, dirigée par Sennewald, selon le Journal de
Bruxelles). Un appel doucereux du Peuple avait préparé l’affaire. Aller écouter une
des « meilleures musiques de la garnison » serait une « agréable
et réconfortante distraction pour les ouvriers qui bûchent et peinent ferme
pendant toute la semaine »... alors que ce sont de « belles dames et des messieurs
huppés » qui ont coutume d’étaler à ce concert « leurs grâces empruntées
et leur sotte suffisance ». Après chaque morceau, on entend monter le chant de la Marseillaise
ou de la Carmagnole. Mais le
bourgmestre Buls et le commissaire de police en chef
Bourgeois n’en sont pas à leurs débuts. Des gendarmes et des grenadiers
jaillissent du théâtre du Parc « comme d’une boîte à surprise ». La
cloche de fermeture du Parc retentit. Les « ouvriers qui bûchent et
peinent ferme » se forment en cortège et partent pour la Maison du Peuple en
scandant les mots : « Révision ! Démission ! » Les « belles
dames et les messieurs huppés » peuvent achever en paix leur audition.
Dans la soirée, les premiers articles d’alarme sont publiés dans la Flandre libérale, l’Etoile belge, la Gazette de Charleroi. Le lendemain matin, le
Conseil général du Parti ouvrier tient un « véritable Conseil de
guerre ».
2. Chambard à la chambre
des représentants ! ! !
(page 186) Le mardi 27 juin, la date de la discussion est fixée effectivement
au 5 juillet, par 88 voix contre 16, et 11 abstentions. L’opposition prononce,
à l’occasion de ce vote, des outrances qui dénoncent son extrême surexcitation.
Defnet compare Vandenpeereboom
au « duc d’Albe préparant des troubles ». Le radical Journez dit « à la bande de malfaiteurs qui gouverne
le pays que l’on est prêt à tout pour lui résister, prêt à employer la
violence » ! Déjà Smeets rend le cabinet
« responsable des cadavres qui joncheront la zone neutre ».
Vandervelde prédit que « les baïonnettes sur lesquelles compte le
gouvernement, deviendront intelligentes ». Et Demblon
affirme à ses collègues stupéfaits que « si le Christ, ce glorieux enfant
(page 187) naturel, revenait ici, il
siègerait sur les bancs de la gauche » ! La discussion générale sur le
budget des Chemins de fer est alors ouverte. Normalement, les hostilités ne
devraient pas s’ouvrir avant le 4 juillet. Mais un incident met le feu aux
poudres : on annonce que M. Nagels, procureur du Roi,
est dans la tribune de la questure ; on affirme que des personnes venues dans
les couloirs de la Chambre
pour y rencontrer des députés socialistes ont été interrogées par les questeurs
et traitées en « gens louches « .
Vandervelde propose un blâme aux questeurs. L’un de ces derniers, M. de Jonghe
d’Ardoye, est très énervé. « Nous prendrons telle mesure d’ordre qui nous
plaira, dit-il cavalièrement, que cela vous plaise ou ne vous plaise
pas ». Du coup, une clameur effroyable monte de l’hémicycle vers les
tribunes charmées. Le baron Snoy, président, essaye
de suspendre la séance. Toute la gauche est debout et vocifère la Marseillaise. Puis on entend le O Vandenpeereboom
! de 1884 (cf. Revue des Alumni,
t. VI, n° 1 (octobre 1934) : Les Manifestations. p. 21. - L’indépendance
belge des 5, 6, et 8 juillet 1899 étudie en plusieurs articles les origines
de la complainte célèbre consacrée au député-ministre
de Courtrai. Elle parodiait une marche funèbre composée en 1836 par Snel, chef d’orchestre au théâtre de la Monnaie, en l’honneur de la Malibran. Les
étudiants de Louvain et de Liége avaient plus d’une fois chanté cet air, entre
1860 et 1870, mais alors à la dérision du libéral Alphonse Vandenpeereboom,
ministre de l’Intérieur dans le cabinet Rogier de 1861),
le Vive Demblon,
la digue, digue daine de création
plus récente. Les buvards, frappés en cadence, font un bruit de « charge
de cavalerie », mieux encore, « un roulement d’express roulant sur un
pont ». Hubin et Journez
lancent à tour de rôle de stridents coups de sifflet. De « symphonie insolite
improvisée » (Indépendance belge
du 28), le tumulte s’élève à d’ « extravagants scandales » (DESTREE et
VANDERVELDE : loc. cit., p. 229).
Au milieu de cette « cour d’asile d’aliénés » (Gazette de Charleroi), les huissiers à chaîne circulent,
graves, portant des verres d’eau aux combattants dont les forces faiblissent.
Pendant que M. Renkin, à la tribune, lit un discours
dont personne n’entend une syllabe, la « gauche semble s’affoler de plus en
plus par son propre tapage ». (Indépendance).
Vers cinq heures, M.
Vandervelde lance une boule de papier à la tête de l’orateur ! C’en est trop ;
le président lève la séance. Hector Denis, Heupgen et
Lorand quittent l’enceinte la tête basse. Ce « rude (page 188) accroc au régime
parlementaire », auquel ils n’ont d’ailleurs pas voulu s’associer, navre leur
coeur de vieux démocrates pénétrés du respect des institutions
constitutionnelles. C’est 1’«
ère du chahut » que l’on a inaugurée en ce jour de deuil (Réforme du 28 juin. Article de G. Lorand). On se trouve devant un fait unique car, contrairement aux événements
de 1857, de 1871, de 1884, « cette fois la rue est calme ». Certes, le
gouvernement a humilié l’opposition ; les socialistes - « gardés à vue » loin
de leurs fidèles, au sein de la zone neutre - ont pu croire à une brimade
systématique. L’Indépendance du 29 ne
leur lance pas l’anathème. Au fond, elle est portée à l’indulgence parce
qu’elle pressent que ses lecteurs vont irrésistiblement être poussés au rire.
Cependant, la « nouvelle procédure parlementaire » la choque autant
qu’elle a blessé les radicaux. Que veut donc le parti socialiste ? Aurait-il
l’intention absolument inédite de réaliser l’économie d’une grève générale par
une tactique d’obstruction ? Quant aux masses ouvrières, elles sont enchantées
des vertus combatives de leurs députés. Aux meetings du soir : de la Maison du Peuple, de la
place Surlet de Chokier, de la porte d’Anvers, de La
Populaire, à Liége, des vivats joyeux accueillent les
chahuteurs et on jure de les suivre jusqu’au bout.
Le mercredi 28, la questure
explique son attitude : le danger d’invasion de la Chambre est réel ; en
1898, lors d’une expulsion de Célestin Demblon, des
inconnus avaient encombré les couloirs du Palais de la Nation. Il suffira que
les visiteurs déclarent si oui ou non ils sont attendus. Une motion de
Vandervelde - qui sera repoussée - est débattue dans un calme relatif. Mais dès
que l’on reprend l’examen du budget des Chemins de fer, dès que la parole est
rendue à M. Renkin, le charivari reprend, et cette
fois poussé aux limites du genre,.L’extrême-gauche
s’est munie de clés forées, de sifflets à roulette, de petits cornets à bouquin
achetés au bazar. Barbe hérissée et lorgnon lançant des étincelles, Léon Furnémont va, sous le nez de Renkin
imperturbable, réciter le « Songe d’Athalie ». On ne permet plus aux gens
des tribunes de contempler l’hémicycle, transformé en arène. Les gifles
pleuvent, Journez et Hubert se prennent au collet, Furnémont et Huyshauwer roulent
sur le tapis. La scène est « absolument indescriptible » (Réforme du 29). (page 189) Trois rangs de députés de droite et d’huissiers font au
ministère un rempart de leurs corps. Jules Lekeu qualifiera ce tumulte de
« boucan de la légitime défense » ; Georges Lorand
l’appellera avec plus d’exactitude une « insurrection parlementaire
« (Réforme du 29).
3. Meetings et émeutes
Quatre grands meetings sont
annoncés pour le soir : au Théâtre flamand, à la Cour d’Angleterre, à la Cour de Tilmont et
à la salle Van Dyck, chaussée d’Anvers. La foule chante le « Luttons,
frères de misère » ; elle est patiente, résolue et joyeuse. Pour la première
fois dans nos annales, elle voit siéger, au bureau du Théâtre Communal,
Vandervelde, Cavrot, le progressiste Houzeau de Lehaie (Paul
Janson était souffrant), le démocrate-chrétien Léonce du Catillon (en uniforme de garde civique), le professeur Vanderkindere, qui s’est résigné à « l’alliance avec
le diable », Neujean père, l’ami de Frère-Orban,
et le président de la Ligue
libérale Huysmans. Déjà Neujean avait dit, à un
meeting du Casino Grétry à Liége : « Ce projet serait le signal de
l’esclavage, s’il n’était le signal de la Révolution ! » (Autre version
: s’il n’était le clairon de la
Révolution !). Il reprend le thème de la
« coalition des honnêtes gens protestant contre la tricherie
gouvernementale ». On sent les libéraux modérés si outrés qu’ils admettent
tout, cette fois, de la part des socialistes, même le scandale parlementaire.
Evidemment Huysmans rappellera que les moyens légaux et spécialement l’appel au
Roi devront suffire. D’ailleurs, comment croire à des velléités de résistance
du pouvoir devant une opposition si unanime, si formidable ? Comment aussi
rester renfrogné devant la bonne humeur légendaire de Furnémont,
qui, tel un vieil étudiant, se met à chanter « Plutôt mourir que rester
misérable ! » Et quel est l’assistant à ce meeting épique qui aura jamais
pu oublier l’ovation émue saluant le « papa » Cavrot,
au moment où celui-ci - tout en frappant la table de violents coups de poing -
bredouilla : « Le voici, l’ouvrier mineur ! Le voici, le représentant de
ces esclaves qui ne voient le jour que quelques heures par semaine ! »
Anseele, à la Cour d’Angleterre, développe à nouveau son
image favorite : « On va donner aux cléricaux la plus sublime raclée qu’ils
(page 190) aient jamais reçue ! » Le
démocrate flamand De Backer, Demblon,
Vinck, évoquent l’unanimité de l’opinion publique.
Enfin, vers dix heures du soir, dix mille auditeurs, fous d’enthousiasme,
hurlant le Chant des Gueux et la Marseillaise,
se mettent en route au petit bonheur, sans chefs, la « bride sur le cou »,
et naturellement en direction de la zone neutre. Il était à craindre que cette
manifestation tournât à l’émeute, mais ni les essais désordonnés de gagner le
secteur interdit par la Montagne
de la Cour, la Montagne du Parc ou le Treureuberg, ni les efforts incohérents d’infiltration
d’autres groupes par les boulevards extérieurs, ne justifièrent l’opinion du Journal de Bruxelles (Du
30. Editorial : Les bagarres d’hier), parlant d’un « plan d’ensemble concerté par des chefs de
file ». Au surplus, la garde civique de Bruxelles (La
convocation adressée aux corps spéciaux et à une partie des « bleus »,
prévoyant de longues prestations, invitait les gardes à se munir d’un repas et
d’une « boisson rafraîchissante »), la police et les gendarmes
surent empêcher l’invasion de la zone, même les tentatives imaginées à l’aide
de tramways par une jeunesse ingénieuse. Au retour, une bande brisa les vitres
d’une série de beaux magasins, rue Sainte-Gudule, dans
les Galeries Saint-Hubert, au Marché-aux-Herbes
(cristallerie de Baccarat) et au Marché-aux-Poulets
(Grande Maison de Blanc) (Citons pour mémoire les cortèges de
type bien connu, le 28 et le 29 au soir, à Gand, à Verviers, à Liége. Du balcon
de la Populaire, où voisinaient Renault, Paulsen, Magnette, bref, toute la
gamme de l’opposition, le journaliste Olympe Gilbart
rappela le temps où les bons bourgeois de Liége allaient mettre le feu au
palais des princes-évêques. « Soyez leurs dignes
descendants », cria cet impénitent romantique. La foule, heureusement,
s’en tint à quelques charivaris).
Curieux effet du parallélisme
des objectifs poursuivis ! La presse libérale a - selon le Journal de Bruxelles - « perdu tout sentiment de pudeur et de
dignité ». Disons plus simplement qu’elle fait preuve de moins de sévérité
qu’à l’ordinaire envers les lanceurs de boulons et les briseurs de réverbères.
Elle s’en prend surtout à la « brutalité scandaleuse s des gendarmes qui ont
déblayé la rue Royale et le parvis Sainte-Gudule (Indépendance belge du 30). Vandervelde
et le baron Walthère de Selys-Longchamps ont été
« frappés par des sauvages en uniforme » (Indépendance) et en « état d’ébriété » ! (Gazette).
(page 191) Le jeudi 29,
M. Vandenpeereboom s’expliqua très
courageusement devant la
Chambre. Il ne broncha, ni devant Furnémont,
qui lui criait avec frénésie : « Tigre, léchez-vous les babines ! »,
ni devant Anseele, qui comparait la voix faible du
ministre à celle « des moines chantant le De profundis devant des bûchers » (La foi
profonde, tranquille et non dissimulée du premier ministre plongeait ses
adversaires dans la fureur. La
Réforme du 30,
notamment, lance des imprécations contre le « sous-Torquemada
de Courtrai » et conclut par cet appel : « Sire, renvoyez donc cet homme à
ses amulettes ! »). Faisant allusion à son
intérim au département de la
Défense nationale, Vandervelde lui dit : « Vous n’êtes
plus que le ministre de la
Guerre... civile », mais dut rendre hommage à sa
sincérité. En ce jour on ne fit aucun progrès : le Premier défendit la
réputation des gendarmes ; Furnémont annonça «
l’émeute en permanence, à la
Chambre et dans la rue ». Une motion d’ajournement du
projet fut repoussée, par 87 voix contre 31. Un troisième essai de discussion
du budget des Chemins de fer fut alors interrompu au moyen de sirènes et
cornets empruntés à des receveurs de tramways. Le président voulut vaincre
l’obstruction en lisant les articles du budget aux sténographes et en les déclarant
adoptés. Cette tactique déchaîna de nouvelles vociférations.
Je n’entrerai pas dans le
détail des désordres de la soirée. Les manifestants délaissèrent la zone neutre
du côté de la place Royale ; ils furent assez facilement délogés des quartiers
de la rue Royale et de la rue de l’Enseignement. Un cortège, venu de la Maison du Peuple, essaya,
au coin du Marché-aux-Fromages, d’arrêter une charge
de gendarmes montés - venant de la
Grand’Place
- en dételant une voiture des Tramways Economiques (le vieux « tram
chocolat ») et en la couchant en travers de l’étroite rue des Chapeliers.
De onze heures du soir à deux heures du matin, la maréchaussée balaya les
boulevards du Centre, par des charges courtes et brutales. Les Bruxellois ont
longtemps conservé le souvenir de l’étonnante invasion, par des gendarmes à
cheval que grandissait encore le légendaire bonnet à poil, des cafés de la Lanterne et du Monico-Bourse. Les montures se
cabraient, affolées ; les consommateurs se défendaient à coups de siphons et de
pots d’allumettes, parmi les stables fracassées. Il y eut de nombreux coups de
revolver. La foule lança des gros plombs, (page
192) éteignit les réverbères, jeta sur la chaussée les bancs des marchandes
de la Halle. Ce
fut, en résumé, une nuit extravagante, désordonnée et d’où toute trace de bonne
humeur avait disparu. Elle ne coûta heureusement la vie qu’à un pauvre cheval
de tramway ; les blessés, en revanche, furent légion. Le bourgmestre Buls avait vainement pris un arrêté interdisant les
cortèges. Comme il devait le dire au Roi, dans un entretien du 1er juillet, lui
et ses collègues d’Anvers, de Gand, de Liége, se sentaient, de plus en plus,
« impuissants devant la colère populaire » (Démarche
collective des bourgmestres des grandes villes libérales auprès de Léopold II, à Laeken, le 1er onze heures du matin, afin de lui
exposer leur situation dramatique).
Unique par sa soudaineté
autant que par son ampleur, le mouvement de 1899 fut également singulier par le
mécanisme de la répression. Les autorités avaient certes fait comme d’habitude
appel aux services de la garde civique (artilleurs, chasseurs, cavalerie, à la
zone neutre notamment) mais elles se sentaient peu sûres de son concours. Dès
le 26, un groupe de plus de cent sous-officiers et gardes tous « bleus »
protestataires, avaient élu domicile à la Maison du Peuple ! L’armée était consignée mais
on n’osait pas l’opposer au peuple, en une circonstance aussi troublante. Le
gouvernement n’avait par conséquent mis son espoir que dans les gendarmes.
Depuis le lundi, il en avait fait venir d’Anvers, de Gand, de Visé, d’Arlon,
les uns par trains spéciaux, les autres par chevauchées nocturnes. Il avait
dégarni les postes les plus éloignés de l’Entre-Sambre-et-Meuse :
Beaumont, Chimay, Rance, Momignies. Les casernes de Tervueren et de Bruxelles, les halls du Cinquantenaire, la
gare de l’Allée-Verte étaient remplis de ces hommes
déterminés, que l’on appelait « la garde prétorienne du ministère » (Le
Peuple du 28 [article : Une invasion] affirme que, sur 2825 gendarmes,
plus de 2000 gagnèrent la capitale.). Il convient de remarquer
que, si la maréchaussée fut concentrée dans la capitale par les soins de M. Vandenpeereboom, ce ne fut cependant pas de lui que vinrent
les ordres de la faire entrer en action (Déclarations
nettes et précises du Premier à la
Chambre, le 30). M. Buls
avait installé des postes de police (deux officiers, huit agents, un agent
spécial) en quantité d’endroits place de Brouckère, (page 193) à la
Bourse, aux Galeries Saint-Hubert, place Saint-Jean, aux
portes de Namur et de Louvain, etc. A eux seuls, les agents ne pouvaient se
porter garants du maintien de l’ordre. Et ce furent les commissaires de police
qui, presque partout, requirent - régulièrement d’ailleurs - le concours des
gendarmes, dans l’après-midi et dans la soirée du 29.
Le Journal de Bruxelles du 30 loue la « splendide impassibilité » de
ces gendarmes. La Réforme du même jour les appelle « brutes » et
« prétoriens », mais non sans candeur elle reconnaît qu’ils ont été
accablés d’une grêle de cailloux et de tessons de bouteille ! En vérité les
gendarmes des provinces forestières furent désorientés par les bravades de la
population bruxelloise. Sans qu’ils eussent le moins du monde fait abus de
boissons alcooliques, ils s’énervèrent et perdirent un double contrôle :
le leur et celui de leurs chevaux. Au surplus, dit Maurice de Waleffe, dans son amusante chronique hebdomadaire (Indépendance belge
du 3 juillet : La vie à Bruxelles), les gendarmes « ne sont pas dressés, dans leurs casernes, à la
manoeuvre de la houppe à poudre et du vaporisateur... Leurs grandes lattes
d’acier ne sont pas des épées d’académiciens ».
4. La majorité
conservatrice se résigne aux concessions
(page 193) Les troubles de 1899 ne tournèrent pas à la révolte ouverte
parce que, comme en 1857, le gouvernement fut très vite abandonné par une notable fraction de sa majorité.
Dès le matin du 30, MM. de Lantsheere, De Smet et de Mérode-Westerloo
allèrent prier le chef du cabinet de renoncer à son fâcheux projet (MÉRODE-WESTERLOO : Mémoires, II,
p. 167). Rappelé de La Haye, où il assistait aux
travaux de la
Conférence de la
Paix, M. Beernaert, président de la Chambre, ne put que
conseiller au Roi (revenu en hâte d’Ostende) de ne pas appuyer M. Vandenpeereboom. On connaît l’opinion du leader Woeste.
Aussi la séance parlementaire du vendredi prit-elle un caractère historique (Le
lecteur m’excusera de ne pas l’entretenir des dernières agitations de cette
séance et notamment de l’épithète inattendue de vieux cornichon adressée par le
compagnon Hubin à son collègue Mesens). Dans une adjuration d’accent élevé, M. Furnémont
pria Vandenpeereboom de ne pas persévérer dans ses
intentions. L’orateur reçu les félicitations de M. Théodor,
député indépendant de Bruxelles. On (page
194) vit alors le Premier s’entretenir avec MM. Schollaert
et Begerem ; on vit le député Lorand
lui adresser des gestes d’encouragement (Journal de Bruxelles du 1er juillet.). Il se fit dans la salle un profond silence. Et soudain, non sans
crânerie, M. Vandenpeereboom proposa à l’assemblée de
lever la séance et de rechercher une loyale base d’entente pour le 4 juillet (Le
comte de Mérode-Westerloo, qui n’aimait pas M. Vandenpeereboom, se plaît à raconter dans ses Mémoires, comment le Premier, reçu par
le Roi après la séance, s’entendit dire par le souverain narquois : « Vous
reculez, Monsieur » (t. II, p. 168)).
C’était une « première et
éclatante victoire de l’opinion publique ». L’armistice fut annoncé par
Vandervelde, au Parc, dès trois heures trois-quarts (Réforme du 1er
juillet. Leader de G. Lorand : La victoire !).
Aussitôt les gendarmes disparurent ; le bourgmestre retira son arrêté. Le
meeting du soir, à la Maison
du Peuple, donna lieu à des scènes de joie délirante. Au bureau, progressistes
et socialistes scellaient l’alliance en vue des élections de 1900. Des gardes
civiques entraient dans la salle, crosse en l’air, aux accents de la Marseillaise. Un grand cortège, destiné à
l’aération de ces jubilations, termina sans accrocs la soirée. « Jeudi, dit un
correspondant - que j’aime à supposer jeune - de l’Indépendance belge, la
Grand’Place
était évacuée, et, lugubrement, les globes électriques, près du ciel,
semblaient deux énormes larmes limpides qui pleuraient sur le destin de la
noble capitale... Vendredi.., on acclamait les agents de police, et les lampes
électriques paraissaient maintenant des astres flamboyants, prêts à éclairer un
monde nouveau... »
Il se peut que, le vendredi
soir, les citoyens de Bruxelles se soient, comme le veut notre lyrique
correspondant, senti l’âme aussi légère que les bourgeois d’Yperdamme,
sautant et dansant derrière un Messie mystérieux. Le lendemain, toutefois ils
s’étaient ressaisis et se figeaient dans la défiance. Bien que « ne tenant
plus même à un fil... de la
Vierge » (Indépendance
du 1er.), le gouvernement n’était
point démissionnaire. Dans quel sens allait-il remanier son projet ? Les jours
d’expectative furent encore marqués de quelque agitation : le dimanche 2, des
manifestants allèrent pousser des cris devant la monacale demeure de M. Vandenpeereboom, (page
195) à Anderlecht. Au concert du Parc, il y eut encore quelques clameurs.
Il est vrai que la musique des Guides jouait la « Marche funèbre d’une
marionnette » ! (Indépendance
du 4). Autour du kiosque où l’Harmonie catholique d’Alost
se faisait entendre, les briquetiers « schismocrates »
de Pierre Daens se montrèrent beaucoup plus violents.
La police chargea, sabre au clair.
La revue de la garde civique
de Liége par le colonel Godinne, le long des
boulevards, se termina par un scandale (Réforme du 3). Sous les armes les gardes
étaient restés impassibles, malgré les acclamations frénétiques de deux à trois
mille manifestants. Une fois licenciés, ils se répandirent dans les cafés en
chantant la Marseillaise. Plus de
deux cents d’entre eux entrèrent, crosse en l’air, à la Populaire.
Et j’épargnerai au lecteur l’énumération d’une série de
petites démonstrations d’anticléricalisme dans le Centre et dans le Borinage.
Le grand péril était toutefois
passé. Le mardi 4 juillet, M. Vandepeereboom
enterrait sa proposition en proposant le renvoi à une Commission des XV de tous les projets de réforme électorale. Le soir, un
dernier meeting, tenu au Théâtre flamand, célébrait l’union des gauches et le
triomphe des manifestants (On y vit, aux côtés des socialistes,
les progressistes Journez, Terwagne,
de Sélys-Longchamps et Lorand,
les démocrates-daensistes De Backer
et Du Catillon). «
La canaille Bruxelles a sauvé le pays », s’écria le Peuple. De fait, M. Vandepeereboom quittait, dès le 1er, ses fonctions
ministérielles. Le 24 novembre, la Représentation proportionnelle était votée, mais
appliquée à tout le pays (Sur le rôle discuté des progressistes
dans la préparation de ce vote, cf. HERMANN DUMONT : Les partis politiques devant la réforme électorale (Revue de Belgique du 15 septembre 1899)).
L’ex-Premier avait peut-être
eu, à certains moments, de critiquables « allures goguenardes et
provocatrices » et peut-être était-il « insuffisant » (MÉRODE-WESTERLOO : loc. cit.,
II, pp. 169-171). Mais
au moins avait-il, comme De Decker en 1857, eu le courage de la retraite,
c’est-à-dire de l’aveu d’erreur. Il épargna au pays l’épreuve d’une grève
générale, de troubles sanglants, voire même d’une véritable révolution. Ainsi
le « lion populaire » parut s’apaiser « d’une simple caresse ».
Mais serait-il toujours aussi docile ? se demanda
Maurice Wilmotte après avoir narré l’apologue du
« Lion complaisant » (Revue
de Belgique du 15 juillet 1899. Le mois politique). Trois ans plus tard la
réponse allait être donnée : trop sûr de sa force, depuis sa victoire sans
combat, le Lion allait « bondir vers l’adversaire, s’ensanglanter le mufle
aux barreaux de sa cage et panteler dix ans encore avant de reprendre sa route
vers le Suffrage Universel ».
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