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d’intention
« Commotions populaires en Belgique
(1834-1902) », par F. VAN KALKEN
(Bruxelles, Office de publicité, 1936)
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(Remarque
: les sous-titres ne font pas partie de l’édition-papier de ce livre et ont été
rajoutés pour la mise en ligne sur ce site).
(page
37) Il est une forme de vie publique dont, au cours du XIXe siècle, les
Belges portèrent la technique à un haut degré de perfection. Je veux parler des
manifestations. Nées souvent du désir, cher aux peuples de tempérament
constitutionnel, d’user du droit de réunion associé à celui de pétitionner,
elles prirent la forme de cortèges accompagnant les porteurs d’une adresse soit
vers les Chambres, soit vers le Palais du Roi. Parfois aussi, elles furent
simplement des affirmations collectives, spontanées, irrépressibles, d’une
opinion pour ou contre une idée, en faveur d’un homme ou hostile envers lui.
Intensifiées, prolongées ou répétées, ces manifestations devinrent parfois des
moyens de pression, de contrainte, des actes de violence frisant l’émeute. Ce
sont les divers aspects de ce phénomène social que je me propose d’étudier ici.
Causes, effets, formes internes et extérieures d’expression, mesures
préventives et répressives, seront analysés à l’aide de quelques exemples
caractéristiques tirés de nos annales contemporaines. Le lecteur m’excusera si
des faits trop connus lui tombent sous les yeux. Mon but n’est pas de refaire
l’histoire d’événements déjà décrits ailleurs et nullement oubliés. Mais
ceux-ci serviront mon dessein : faire une monographie objective de ce que les
uns nommèrent « la politique de grande voirie », les autres « de
profonds élans de l’opinion publique ».
(page 38) Outre les ouvrages cités au cours de mon étude, j’ai
compulsé les journaux du temps L’Indépendance
belge, L’Etoile belge, L’Echo du Parlement,
Il n’est peut-être pas d’exemple
plus spécifique de manifestation politique belge de la période bourgeoise
censitaire que le tumulte de mai 1857, issu de la discussion à la Chambre de la
« loi des couvents ! »
Le pays sortait peu à peu de
la torpeur où l’avait plongé le léthargique cabinet « centre gauche » de
Henri de Brouckère. Un réveil du catholicisme militant s’annonçait. Les milieux
libéraux se souvenaient de ce que, dès 1852, une brochure de M. De Gerlache
avait attaqué, non sans véhémence, la liberté de la presse, contraire, selon ce
haut magistrat entouré de respect, à l’esprit traditionnel des Belges. L’année
suivante, le Bien public de Gand
avait remis en discussion le problème de la liberté de conscience. Puis, sous
le ministère centre droit de Pierre De Decker, l’Episcopat avait brusquement
nié le droit des titulaires d’une chaire universitaire à « l’indépendance
de la cathèdre », critiqué les professeurs Laurent et Brasseur, stigmatisé les
« hommes pervers » des Universités de Gand et de Bruxelles (1856) ! (Guill. JACQUEMEYNS,
Au cours de vingt-sept séances
orageuses, les députés avaient disséqué, soit pour en faire l’éloge, soit pour
le critiquer, le projet (page 39)
sur les fondations charitables du ministre de
Tout incident servait
d’argument anticlérical. L’Indépendance
belge racontait avec force détails comment trois jeunes élèves de l’école
dentellière de Liedekerke, s’étant rendues au bal malgré la défense des
religieuses, avaient eu les cheveux tondus en manière de châtiment. Des échos
de cette choquante affaire avaient paru dans les colonnes de la presse
française, hollandaise, et même dans le Morning
Post !
Le mercredi 27 mai, la Chambre
votait, par 60 voix contre 41, deux articles particulièrement importants du
projet, créant des administrations spéciales dotées de la personnification
civile. Frère s’emporta (page 40)
jusqu’à parler « d’indigne comédie ». Aux tribunes publiques, le vacarme devint
assourdissant et le président Delehaye dut de nouveau avoir recours à
l’expulsion. Très échauffés, ces spectateurs déçus - gens de classe moyenne,
intellectuels accoutumés à suivre les débats parlementaires - se mêlèrent aux
curieux du dehors, groupés place de
Le jeudi 28, dès le début de
l’après-midi, ce fut la cohue devant le Palais de la Nation (Dans son Jules Malou (Bruxelles,
1908, p. 344), le baron DE TRANNOY a, par suite d’une confusion, de dates, reporté
au 27 mai les désordres du 28). Des coups de sifflet, des
huées accueillirent Alphonse Nothomb qui, très crâne, passa au milieu des
groupes en fumant - avec un flegme qu’il empruntait volontiers aux Britanniques
- son éternel cigare. Après la séance de
Le soir, les manifestations
reprirent. Le duc et la duchesse de Brabant (Léopold et Marie-Henriette)
devaient assister à une représentation de gala de Guillaume Tell, donnée pour
une œuvre de bienfaisance. En face des grenadiers du piquet d’honneur, rangés
devant le péristyle du théâtre de
Plus tard encore, de 9 heures
du soir à 3 heures du matin, des bandes - évaluées au total à quatre ou cinq
mille personnes - allèrent, dans la ville haute, proférer des menaces devant
les maisons de Nothomb et de Malou, dans la ville basse, briser les vitres chez
les pères capucins de la rue des Tanneurs et les jésuites de la rue des
Ursulines. Les rédactions de l’Emancipation
et du Journal de Bruxelles reçurent
de nouvelles visites. Tout cela n’était pas bien méchant. Les manifestants - de
très jennes gens en majorité - se dispersaient comme des moineaux sous les
horions des « gardes-ville ». A
Il est de tradition en
Belgique, depuis les premiers jours de l’indépendance, que le devoir d’assurer
l’ordre sur la voie publique appartienne aux autorités locales. Le bourgmestre
Charles de Brouckère n’était pas homme à reculer devant ses devoirs (Sur ce bourgmestre, cf. la
biographie un peu superficielle mais de lecture agréable d’Albert DUBOIS, Les Bourgmestres de Bruxelles depuis 1830.
Charles de Brouckere (Revue de Belgique, 1896)).
Dès le 28, il publia - en vertu de l’article 94 de la loi communale de 1836 -
un arrêté interdisant les rassemblements de plus de cinq personnes. Ayant
appris que des jeunes gens des Flandres et de Wallonie se disposaient à venir
grossir les rangs des manifestants de Bruxelles, il prit en personne, le
vendredi 29, la direction du service d’ordre devant le Parlement. Quelques
agents de police et deux pelotons de gendarmes à cheval suffirent pour
préserver les députés honnis de toute molestation nouvelle.
Le soir, lorsque les bandes,
flanquées de curieux en grand nombre, voulurent reprendre leurs démonstrations
d’hostilité, elles trouvèrent les établissements religieux gardés par les corps
spéciaux de la garde civique artilleurs et chasseurs éclaireurs, par les
compagnies de la 3e légion et par le corps des sapeurs pompiers armés de la
capitale (Dès le matin,
le bourgmestre avait fait prier les Petites Sœurs des Pauvres de ne pas se
rendre au marché matinal pour y faire la quête coutumière).
(page 42) En désespoir de cause, elles durent étendre leur rayon
d’action jusque chez les Bollandistes de la rue Royale extérieure et les sœurs
de
Ce même 29 mai, l’agitation se
propagea dans les grandes villes de province. Il y eut, dès le matin, joyeuse
attente et fébriles pourparlers parmi les étudiants, les élèves de rhétorique
et ceux des classes supérieures des écoles techniques. Partout les manifestations
eurent un caractère stéréotypé. On se réunit vers 8 ou 9 heures du soir, an
nombre de deux ou trois mille, sur une place publique (place de Meir, à Anvers,
place de l’Université, à Liége). Au chant de
Qu’il me soit permis de le redire
mon but n’est pas de refaire l’historique des événements politiques de 1857. Je
ne parlerai donc point des pourparlers entre chefs de la gauche et de la
droite, dès le troisième jour (page 43)
des désordres (La
plupart des historiens ayant traité de la chute de la loi des fondations
charitables ont, tel Th. JUSTE, dans son Léopold Ier, roi des Belges, t. II
(Bruxelles, 1868), pp. 176-178 - puisé maint renseignement dans les notes
quotidiennes d’Alphonse Nothomb. Ces notes figurent en annexe dans le livre du
P. MÜLLER, op cit.) Dans la matinée du 30, De Decker
se rend au Palais du Roi. Nothomb le pousse à la résistance. Dechamps les
rejoint, atterré. Les nouvelles sont mauvaises, l’agitation s’étend ! Imaginons
ces trois hommes, soucieux, inquiets, jouant leur sort en phrases entrecoupées,
dans une paisible allée du Parc ! Mais De Decker est à bout de nerfs. Dès le
début de la séance de
Ce même samedi 30, à la
soirée, le télégraphe répand de tous les côtés la grande nouvelle.
« Harmonies » et « fanfares », aux grosses caisses lisérées
de bleu, vont donner des sérénades : le Valeureux Liégeois à l’hôtel Orban,
quai de
Ce fut cependant en ce
pacifique dimanche que se produisit l’incident capital des troubles de 1857,
incident sauvage, situé si en dehors de la ligne des événements qu’il convient
d’en attribuer l’origine à quelques meneurs locaux : ce fut l’invasion, vers 10
heures du soir, de l’école des frères de
Véritable hors-d’œuvre, je le
répète, le saccage de Jemmapes servit cependant de « preuve décisive » aux
polémistes catholiques pour démontrer que les troubles de 1857 avaient été dus
à une canaille soulevée par les excitations de « claqueurs libéraux », de
« quelques centaines d’individus qu’on eût pu désigner d’avance comme
exécuteurs des basses œuvres du libéralisme révolutionnaire » (Bien
public). Parcourons les feuilles de droite. Il n’y est question nulle part - et
ce à juste titre - d’un soulèvement démocratique. Une petite feuille
révolutionnaire du temps, Le Prolétaire,
tire d’ailleurs, de son côté, vanité du fait que le peuple est resté étranger à
cette querelle entre bourgeois (MÜLLER, loc. cit., p. 217). Les bandes ont été dirigées
par le « parti girondin », par des « malfaiteurs en gants glacés...,
des messieurs à chapeaux blancs..., des muscadins révolutionnaires » (Journal d’Anvers). Le Journal de
Bruxelles charge de vitupère les « émeutiers en souliers jaunes..., les
instigateurs en gants jaunes » que ses correspondants ont dépistés dans
toutes les grandes villes.
A cette théorie du coup monté,
la gauche oppose le thème de la « spontanéité foudroyante » (Indépendance belge). Certes ces
« troubles ni organisés, ni artificiels » furent « on ne peut
plus déplorables » (Indépendance
belge du 30 mai), mais ils ne furent que « l’expression naturelle,
désordonnée et bruyante de l’impopularité d’une mesure de parti » (Paul HYMANS, Frère-Orban, t. I, pp.
547-550.) Il n’y eut, comme l’écrivait Frère-Orban à
Noël Delfosse, le 31 mai : « rien en-deçà, rien au-delà » de cette
colère. C’est en somme ce point de vue que partage le comte Louis de
Lichtervelde lorsqu’il écrit avec un beau souci d’impartialité, dans son Léopold
1er (g) (Léopold Ier, (Bruxelles, 1929), p. 288) : « La (page 45)
gauche parlementaire, assurément, n’avait pas fait directement appel à la rue,
mais sa propagande acharnée avait mis en mouvement des forces dont elle n’était
point sûre de demeurer maîtresse. »
Ce que la gauche redoutait
surtout, c’était de passer pour révolutionnaire. La presse bleue insistait sur
ce fait que les manifestants s’étaient dispersés docilement aux premières
sommations, qu’ils acclamaient le Roi et ne s’en prenaient ni à De Decker, ni à
Vilain XIIII, mais seulement aux « renégats» : Alphonse Nothomb, candidat
libéral en 1849, Delehaye, ancien libéral-unioniste ! Les protestataires ne
s’étaient pas conduits autrement que les chartistes, dans la très
constitutionnelle Angleterre.
Quoi qu’il en fût, il fallait
sortir d’embarras. Très habilement, le conseil communal de Bruxelles déclara,
dans sa séance du 30 mai, que « les manifestations étaient extrêmement
regrettables », oui même « que la meilleure des causes ne pouvait les
excuser ». Mais, puisque l’autorité communale avait réussi dans sa tâche de
rétablir l’ordre, elle suppliait à présent le Souverain de « mettre fin à
l’agitation des esprits ». Quantité de communes libérales firent, dans des
adresses analogues, appel à l’usage des prérogatives constitutionnelles du Roi
pour que la « cause des troubles » disparût.
Le ministère en était arrivé à
souhaiter la même chose. Mais comment, sans ridicule, franchir le mauvais pas ?
Avec ses conseillers intimes, Jules Van Praet et Edouard Conway, Léopold vint
au secours de De Decker. Le 14 juin, il lui adressa une lettre où se retrouve
cette observation pleine de finesse : « Il y a, dans les pays qui s’occupent
eux-mêmes de leurs affaires, de ces émotions rapides, contagieuses, se propageant
avec une intensité qui se constate plus facilement qu’elle ne s’explique et
avec lesquelles il est plus sage de transiger que de raisonner. » La
clôture de la session parlementaire coïncida avec ce message, aussi subtil que
digne (Voir le texte de
la lettre dans LICHTERVELDE, loc. cit., pp. 290 et 291).
Cette issue apparaissait
certes comme la meilleure. L’agitation, qualifiée par Paul Hymans
« d’émeute cérébrale » et non de « fièvre d’entrailles » (Loc. cit., pp. 547-549) était tombée au bout de trois jours. Il n’en restait (page 46) pas moins établi - et
certaines feuilles de droite le disaient amèrement - qu’à partir de la soirée
du jeudi 28 les manifestations avaient pris le caractère d’une pression
organisée, répétée, étendue à tout le pays, et qui n’avait cessé qu’après
l’abandon virtuel du projet de loi. Cette atteinte aux règles du régime
parlementaire avait été immédiatement ressentie par Léopold Ier. Dieu sait
pourtant que le vénérable souverain n’avait pas aimé ce régime, mais encore le
préférait-il à l’anarchie (« Encore une crise comme celle que nous venons de traverser et le
crédit moral de
Cet apaisement, Léopold le
connut lorsqu’il apparut que le bourgmestre de Bruxelles avait réussi à écarter
de lui la menace « de devoir céder devant le désordre », ce dans la
nuit du 28 au 29 mai. Charles de Brouckère avait un caractère énergique. Il
avait profondément conscience de son devoir de maintenir le prestige de
l’autorité. A l’époque, les catholiques lui reprochèrent de la négligence,
voire de la complicité. Mais, en 1871, par contraste sans doute avec les agissements
de Jules Anspach, le Journal de Bruxelles
lui rendit rétrospectivement un éclatant hommage !
Seulement, de Brouckère
prétendait arriver à ses fins avec le seul concours de sa police, de la
gendarmerie et de la garde civique, alors communément dénommée « l’armée
de l’ordre ». De par la loi du 28 germinal an VI (Frans VAN KALKEN, Le Sac
d’avril 1834 (Revue Alumni, t. V,
n°1, p. 17), de par l’article 105 de la loi communale, (page 47) il avait le droit de requérir le concours de l’armée en
cas d’attroupements ou d’émeute (Charles WOESTE, De la répression des troubles à Bruxelles, p. 233 (Revue
Générale de 1872)), le gouvernement la tenait prête.
Dès le 27, au soir, les troupes avaient été consignées. A l’initiative du Roi
et sur l’ordre du général baron Greindl, ministre de
De Brouckère ne répugnait pas
précisément à faire appel à la troupe. Le 7 septembre 1854, lorsque le peuple
de Bruxelles, persuadé que les messieurs de la boulange vendaient leur pain
au-dessous du poids légal, avait pillé plusieurs de leurs magasins, le
bourgmestre, saisi par la fureur de l’attaque, n’avait pas hésité à
réquisitionner la garnison (Albert DU BOIS, loc. cit., p. 33).
Mais il se sentait bien trop le représentant de l’autorité communale,
indépendant du pouvoir de l’Etat, pour user de ce droit autrement qu’après
avoir épuisé tous les moyens répressifs et avant que « son armée »,
la garde civique, n’eût été réellement reconnue impuissante. Dans sa
proclamation du 30, il ne fit allusion à un appel à la troupe que si la population
devait continuer à se montrer rebelle. Cette même fermeté, ce même vieil
orgueil municipal des terres belgiques, se retrouvaient chez le bourgmestre
d’Anvers, Jean-François Loos. Le 30, il avait pris un arrêté interdisant les
attroupements de plus de cinq personnes. Il avait convoqué toute la garde
citoyenne, cavalerie et autres corps d’élite compris. A chaque bataillon, il
avait adjoint des gendarmes et des commissaires de police. Le 30 mai, Anvers
avait été sillonnée de patrouilles et, aux endroits menacés, les rues avaient
été barrées, la circulation interdite !
Est-ce à dire qu’il n’y eut
nulle part intervention du militaire ? Assurément non. A Mons, petite ville
entourée d’une grosse (page 48)
population ouvrière et nantie d’une faible garde civique, le bourgmestre -
alarmé par l’attaque de la maison des Rédemptoristes, rue de
A Gand, les relations entre le
civil et le militaire prirent le caractère d’un conflit. Houspillé avec une
poignée d’hommes par les manifestants, dans la soirée du 29, un fonctionnaire
subalterne de la police avait, en l’absence du bourgmestre Delehaye,
réquisitionné le secours de l’armée. L’article 106 du Code d’instruction
criminelle : « Tout dépositaire de la force publique sera tenu de saisir le
prévenu surpris en flagrant délit », rendait possible une intervention
brusquée de l’autorité militaire. Le bourgmestre approuva par après
l’initiative de son subordonné. Mais le conseil communal libéral ne l’entendit
pas de cette oreille. En sa séance du 6 juin, il rappela le mécontentement de
Alors le gouvernement entra en
scène. Certes, la circulaire du 9 mars 1847, due au lieutenant général baron
Prisse, ministre de
Venons-en à l’épilogue des
troubles de 1857. Nous avons vu que, grâce au rétablissement de l’ordre par les
bourgmestres, le retrait de la « loi des couvents » paraissait ne pas
avoir été arraché par la force. Léopold Ier conseillait à De Decker, qu’il
aimait beaucoup, de « rester dans la forteresse ». Ainsi ne
pourrait-il être question d’une victoire de la violence, comme l’insinuaient
les feuilles de droite, mais d’un simple succès de l’opinion. Sur ce eurent
lieu les élections communales du 27 octobre 1857 ; elles furent un gros succès
pour les libéraux. Complètement désorienté, De Decker prit « la
fuite ». Avec une moue de mépris, le Roi tira immédiatement toutes les
conséquences de cette dérobade et s’adressa résolument à Rogier. Le 10
décembre, les élections générales faisaient regagner 26 sièges aux libéraux. La
presse catholique parla d’une « majorité de l’émeute ! » et le mot connut
un grand succès. C’était un non-sens cependant, puisque le corps électoral, par
son plébiscite, venait tout au contraire de resituer les volontés de l’opinion
publique, un instant tourbillonnantes, dans l’axe de la légalité ! (Les lois du 3 juin 1859 et du 19
décembre 1864 interprétèrent évidemment la question des fondations charitables
dans le sens libéral. Ce n’est qu’en 1921 que la loi sur les associations sans
but lucratif a remis en honneur, sur un plan plus moderne et moins unilatéral,
certaines dispositions du projet Alphonse Nothomb).
Son verdict était clair il ne voulait plus que, sous le couvert de l’unionisme,
on fît de la politique cléricale.
(page 50) Léopold Ier avait dit, en 1857, qu’il était parfois sage
de transiger avec certaines « émotions rapides et contagieuses » des foules. Je
vais essayer d’expliquer ici en quelques lignes pourquoi le célèbre mouvement
du Meeting anversois, en 1862, « émotion rapide et contagieuse » s’il en
fut, n’eut aucune chance de réussir par l’appoint d’une « politique de
grande voirie » et ne s’y efforça même pas.
Et cependant, pouvait-on rêver
campagne plus susceptible de soulever l’émotion populaire ? L’affaire commence,
aussitôt la grande enceinte votée, en 1859. Une « Commission des
servitudes », composée de notables, s’emploie, par les voies les plus
légitimes : réunions publiques et pétitions, à faire valoir des droits à
l’indemnisation en faveur des propriétaires ruraux dont les immeubles et les
terrains sont grevés de servitudes militaires (Des décrets draconiens, datant de 1791 et de
1811, ainsi qu’une loi de 1815 interdisaient toute construction ou restauration
dans un rayon d’environ
Les organisateurs de la
résistance copient les méthodes des Chartistes de Grande-Bretagne. Par voie
d’affiches, ils convoquent les masses au théâtre des Variétés. Sept, huit
mille, voire jusqu’à dix mille auditeurs, se pressent, à la nuit tombante, dans
l’immense salle aux décors surannés. La foule s’irrite : le gouvernement refuse
de placer les propriétés grevées de servitudes militaires sur le pied des
immeubles expropriés pour cause d’utilité publique. Il recule devant les frais
énormes qu’entraîneraient les indemnités. D’autre part, le reste du pays ne comprend
pas pourquoi les Anversois s’indignent (page
51) au sujet d’une enceinte située à
Ainsi, de semaine en semaine,
le Meeting prend de plus eu plus l’apparence d’une révolte de
Représentons-nous le célèbre
lutteur, avec ses cheveux collés et sa barbiche de chèvre. Son frac noir
boutonné jusqu’au col, son immense haut de forme à petits bords, lui donnent
l’aspect d’un général de la guerre de Sécession en habits civils. C’est en flamand,
dans la langue du populaire, qu’il apostrophe son auditoire : (Vlaamsch België sedert 1830, t. II, Paul FREDERICQ : Schets
eener geschiedenis der Vlaamsche beweging, pp. 88 et suiv.)
« Le pouvoir militaire a mis
la main de la mort sur le bien du campagnard... Il ne suffisait donc pas de
nous laisser maçonner vivants dans notre cercueil... » La salle délire ! «
M. Chazal crève du pied
Le 10 mars, il sera plus
violent encore. Il évoque le peuple libre d’Anvers renversant la statue du duc
d’Albe, le « chacal espagnol », et démolissant en 1577 la citadelle
élevée par le tyran. Ah ! cette question de la citadelle ! Au XVII siècle, en
1700, en 1740, en 1815, en 1830, toujours, elle s’est présentée comme un
cauchemar aux habitants de la fière cité (Sur la question de la citadelle, voir notamment
le beau travail de l’abbé Floris PRIMS, archiviste de la ville d’Anvers : Antwerpen in 1830, passim). Aussi, quels cris lorsque Van Rijswijck déclare la guerre à Chazal,
le « second Tolède », à Palmerston, « le mauvais génie de
Londres », à l’Anglais qui, au Bengale en 1857, « attachait le cipaye
à la gueule des canons et le faisait retomber en pluie de chair humaine
! » (Voir le texte
de ces harangues dans Dicht- en
prozawerhen van Jan van Rijswijck, uitgegeven door Jan van Rijswich
Janssoon (Anvers, 1888), t. III. L’ouvrage est précédé d’une excellente
biographie du tribun, par Max ROOSES). Comme De Laet, comme
Vleeschouwer, (page 52) Van
Rijswijck en vient à réclamer des solutions absurdes : le démantèlement de la
face intérieure des citadelles, la suppression de la grande enceinte, la
renonciation à toute idée de défense nationale !
On s’attendrait, après ces
apostrophes enflammées, à voir la foule se répandre dans les rues de la
métropole et s’y abandonner aux pires excès. Or il n’en est rien. Le 10 mars
seulement, des manifestants vont, au cours de la soirée, crier « A bas Chazal !
A bas les forts ! » chez le bourgmestre Loos et devant le Cercle
militaire. Le 28 novembre, la situation est désespérée. Toutes les pétitions
ont échoué. Le 6, le roi Léopold a réservé un accueil glacial au collège
communal d’Anvers venu - bourgmestre en tête - lui adresser une dernière
supplique (Th. JUSTE : Léopold 1er, t. II, p. 205). Vingt et un conseillers communaux ont aussitôt donné leur démission.
Et néanmoins, il n’y eut pas non plus, ce soir-là, de troubles dignes de ce
nom. Le bourgmestre les redoutait. La garnison avait été consignée. La garde
civique stationnait place de Meir, Grand’Place, rue Longue de l’Hôpital, bref,
dans tout le centre de la cité. Aucune de ces forces n’eut à intervenir. Les
manifestants, grossis cependant de la masse des ouvriers ayant quitté le
travail vers 8 heures (Les
journées de travail étaient encore à cette époque longues de douze à quatorze
heures !), s’en tinrent à quelques maussades huées.
Ceci prouve combien, pour
réussir, des manifestations doivent poursuivre un but limité, simple, précis,
susceptible de ramasser en boule de neige les adhésions populaires. Ici les
discordances paralysent toute action commune. Les gens d’Anvers se sentent
isolés dans le pays. L’opinion moyenne leur reproche leurs revendications absurdes,
leur langage violent, leur antimilitarisme démagogique. Le gouvernement, les
Chambres, ne leur cèdent pas d’une ligne. Et dans la ville même, la zizanie
éclate entre le patriciat doctrinaire, les « fransquillons » de l’Association
libérale d’une part, les démocrates radicaux ou catholiques
« flamingants » de l’autre. Placés devant la nécessité pénible de
combattre leurs vieux amis politiques, les députés d’Anvers ont (page 53) fait tout leur possible. Mais
une campagne cléricale a « surgi dans le champ clos des servitudes et à
l’ombre des citadelles. » (Paroles de l’ex-député libéral Hippolyte De Boe, le 18 juin r868,
rappelées par J-B. VAN MOL, Jean-François Loos (1836-1863), Anvers, 1876, p.
22, note 2 (Bibliothèque Royale. Biographies belges Varia). Le 3 décembre, le conseil communal tombe aux mains de la coalition
catholique-flamande. Le 10 juin 1863, la députation libérale d’Anvers aux
Chambres est à son tour renversée. L’ardente et juvénile « révolution
légale » du Meeting, érigée sur des revendications au début parfaitement
légitimes (Frère et
Chazal avaient mis à combattre les demandes du Meeting, même les plus modérées,
une obstination regrettable, souvent combattue par Bara, Crombez et Guillery.
Notons que, bien des années après, les servitudes extérieures firent l’objet
d’indemnisations, les intérieures furent supprimées et les citadelles nord et
sud démantelées), sombre ainsi, pour de longues
années, dans les querelles électorales, les haines locales, les accusations
réciproques de corruption et de gabegie.
Après le contraste entre le
mouvement de 1857 et celui de 1862, considérons à présent le parallélisme entre
« l’émeute des gants glacés » et les manifestations contre De Decker,
en 1871. Le mot parallélisme est peut-être mal choisi. Les parallèles, en
effet, sont situées dans un même plan, mais n’ont pas de point commun. Ici, les
points communs abondent mais les plans de 57 et de 71 sont-ils bien dans le
prolongement l’un de l’autre ?
Reprenons les faits. Deux
fois, au cours de l’année 1870, les doctrinaires ont connu la défaite, voire
l’écrasement le 14 juin, le 2 août. Le cabinet d’Anethan, dit « de
Or voici que le défaut de la
cuirasse s’entrouvre chez les catholiques : l’affaire Langrand ! On sait
combien timides encore étaient à cette époque les entreprises de nos
capitalistes. Lorsque le séduisant Langrand-Dumonceau, homme bien pensant et
considéré comme sûr, (page 54) avait
fait miroiter aux yeux des conservateurs l’appât d’opérations fructueuses, une
sorte de ravissement s’était emparé d’eux. « L’industrie et la finance modernes
sont désormais une puissance, » disait au Congrès catholique de Malines,
en
Malheureusement, les Dechamps,
les Alphonse Nothomb, les Pierre De Decker et autres prosélytes de ce culte
nouveau, loin d’en fixer la déontologie, avaient eux-mêmes joué le rôle de
catéchumènes, et encore combien maladroits ! Avec une véritable terreur, ces
administrateurs et commissaires frais émoulus avaient vu les entreprises
Langrand tomber en déconfiture, puis déclarée en faillite en 1870 (Voir un exposé objectif de la
question dans Ed. DE MOREAU, S. J. : Adolphe Dechamps (1807-1875), Bruxelles,
1911, pp. 490 et suiv.). Des milliers de petites gens
avaient été entraînés dans la débâcle !
Aussi lorsque, en 1871, Pierre
De Decker, personnalité incontestablement honnête et de bonne foi, fut nommé
gouverneur du Limbourg, soit sur le désir du Roi, soit contre sa volonté - car
les deux choses ont été affirmées d’après des sources également respectables -
cette désignation parut éminemment regrettable. Elle servit aussitôt de base -
et non uniquement de prétexte - au combatif Jules Bara, député de Tournai (Sur Bara, voir Henry VAN LEYNSEELE,
Jules Bara, avocat, Bruxelles, s. d., 31 pages. Conférences du Jeune Barreau de
Bruxelles. - Paul Hymans, Portraits, essais et discours, Bruxelles, 1914 ;
discours prononcé à l’inauguration du monument Bara à Tournai, en 1903), pour entreprendre une offensive de grand style contre la majorité. Le
17 novembre, il annonçait publiquement son dessein d’interpeller le
gouvernement sur la nomination de De Decker.
On sait combien les scandales
financiers-parlementaires ont, à toute époque, ému l’honnêteté foncière des
foules. Un frémissement parcourut l’opinion. Bara, l’éloquent et brutal Bara
allait parler ! Au jour fixé - le mercredi 22 novembre - des milliers de
libéraux wallons (page 55) prirent
le train pour Bruxelles (Anonyme
(Victor Jacobs) : Histoire de l’émeute de
novembre 1871 (Revue Générale de
1872), donne, p. 156, des extraits de journaux libéraux annonçant cet afflux). Les tribunes publiques étaient pleines. A peine l’interpellateur
eut-il dénoncé la « soif de l’or », critiqué « l’atmosphère
pestilentielle » pesant sur le Parlement, entrepris, selon le mot très
juste du ministre de l’Intérieur Kervyn de Lettenhove, bien plus la critique
des affaires Langrand en général que celle de la gestion de De Decker, à peine
eut-il déclenché son âpre offensive que
Cette impression de retour
vers le passé se confirme au fur et à mesure que les événements se précipitent.
Le jeudi 23, la foule massée devant le Palais de
Ces journées du 22 au 24
novembre 1871 ont cependant quelque chose de plus sombre, de plus sauvage que
les manifestations de 1857. D’abord, le temps est affreux ; c’est sous les
rafales de neige et dans la boue que circulent - notamment le vendredi 24 - les
protestataires. Le mouvement a, d’autre part, un aspect plus factice, plus «
organisé ». Les groupes surgissent et redisparaissent dans l’ombre de frimaire
avec une inquiétante rapidité. Ce n’est plus pour chanter
Poursuivons la comparaison.
Les troubles de 1871, au contraire de ceux de 1857, terminés au bout de trois
jours, ont, eux, une tendance à s’éterniser. Certes, le vendredi 24, au soir,
Anspach a interdit les attroupements de plus de cinq personnes. Le cri de « A
bas les voleurs ! » est sévèrement réprimé. Des patrouilles de gardes
civiques circulent autour des maisons religieuses. Des pelotons de gendarmes à
pied et à cheval parcourent les principales artères. Le bourgmestre tient la
situation bien en main et les désordres, limités à quelques charivaris devant les
hôtels ministériels, ne se propagent pas en province (Exception faite pour les désordres locaux de
Mons, le 30, et de Jemmapes, le 31). Néanmoins, l’atmosphère
politique reste lourde. Le samedi 25, au banquet de
Et le jeudi 30 nous amène
enfin la péripétie. En ce jour ont été inaugurés les Nouveaux Boulevards,
au-dessus de
Il sera passé 10 heures quand
les chasseurs belges, les chasseurs éclaireurs, les artilleurs de la milice
citoyenne parviendront, enfin, à faire évacuer les abords de la demeure royale.
Aussi Léopold II en a-t-il assez. Il passe une nuit affreuse. Ce ministère, au
sein duquel les « antimilitaristes », MM. Cornesse, ministre de
Comme on pouvait le prévoir,
toute la droite accusa les libéraux d’avoir monté la cabale. Ils avaient gardé,
disait-elle, de leur succès de 1857, le goût de l’émeute. « Cela
recommencera dans toutes les grandes occasions », avait écrit une feuille
de gauche, Le Journal de Gand. Déjà
le 23, Alphonse Nothomb, défendant avec cran les administrateurs politiques des
entreprises Langrand devant
La gauche, elle, reprit à
l’unanimité le thème de la « spontanéité foudroyante. » Le
vendredi 24, à
Mentionnons un contraste
encore. En 1857, les récriminations de la droite ne visent personne en
particulier ; en 1871, toutes se concentrent en fin de compte sur le
bourgmestre Anspach, « homme fort dangereux, habile à jouer tous les
rôles, provoquant le désordre tout en feignant de vouloir le réprimer et doué
d’une audace peu commune » (Ch. WOESTE, Mémoires, t. 1er
(Bruxelles, 1927), p. 110). Que lui reproche-t-on ? Le
vendredi 24, le président de
A ces reproches, la riposte
s’oppose. Jules Anspach n’a jamais hésité à s’affirmer défenseur de l’ordre
menacé dans la cité dont il a la garde. Après les bagarres du 12 août 1864, le
supérieur du pensionnat Saint-Michel lui a écrit : « Nous n’avons pas
assez de termes pour vous exprimer toute notre reconnaissance. » Après les
élections du 2 août 1870 et les manifestations qui s’ensuivirent, le personnel
du collège des jésuites a exprimé sa gratitude envers les
« gardes-ville » du maïeur en leur envoyant une gratification de 100
francs. Le 18 juin 1871, lors des démonstrations anti-pontificales, Anspach a
marché à la tête des chasseurs-éclaireurs et des sapeurs-pompiers. La bagarre a
cessé presque aussitôt (ALBERT
DUBOIS, Les Bourgmestres de Bruxelles,
Jules Anspach (Revue de Belgique, 1896), pp. 172-175).
Dans les conjonctures qui nous
occupent, Anspach n’a-t-il pas réuni le collège en permanence ? N’a-t-il pas
pris toutes les mesures réclamées par la situation ? Le jeudi 23, la 1ère
légion de la garde (page 61) civique
a fait le carré place de
Anspach a donc accompli son
devoir. Seulement, comme ses sympathies vont droit aux manifestants - et il ne
les cache pas - il ne veut pas d’effusion de sang, il se refuse à
« provoquer l’émotion populaire. » D’autre part, il se sent, plus
encore que Charles de Brouckère, le défenseur de la commune, qui a le privilège
de « faire son ménage soi-même » (harangue à la garde civique, dans la soirée
du 29). C’est pourquoi Anspach refuse le concours de l’armée ; il s’en targue
au banquet de
L’instrument répressif favori
du bourgmestre, c’est la milice citoyenne. Certes, il n’ignore point que, le
24, devant le Palais de
L’expression un peu
tumultueuse de ses convictions intimes ne l’a pas empêchée, disent les libéraux,
d’accomplir son devoir envers la chose publique. Soupçonnée parfois d’être le «
corps électoral armé de la capitale », elle n’a pas été un instrument de parti
aux mains d’un « homme grisé par l’émeute ». Elle a été le rempart de la
sécurité publique, la « pierre angulaire de la situation » (Harangue du bourgmestre à la 4ème
légion, à l’Hôtel de ville, dans la soirée du 29).
Aussi le maïeur félicite-t-il ses légions, la garde acclame-t-elle son
bourgmestre, dans une parfaite communauté de sentiments.
Les catholiques conservèrent
des événements de 1871 un souvenir ulcéré. Tout compte fait, le ministère
d’Anethan avait dû capituler et cela tout en possédant une importante majorité
aux Chambres. Les troubles étaient virtuellement maîtrisés, limités à la
capitale seule. La « bamboche » du 30 novembre eût pu être arrêtée
net par le déploiement d’une partie des forces militaires dirigées à pied
d’œuvre par les soins du gouvernement. Au matin du 1er décembre, d’Anethan
avait encore supplié Léopold II d’ordonner cette intervention décisive.
Malheureusement pour le Premier, le Roi, à l’opposé de son père quatorze ans
auparavant, avait laissé tomber le ministère et ce - ô comble de disgrâce - en
le déclarant « hors d’état de maintenir l’ordre ! » (Sur les ripostes du Cabinet
sacrifié, cf. Comte LOUIS DE LICHTERVELDE, Léopold
II, p. 134).
Evidemment, ce ressentiment
s’atténua lorsque le Roi eût fait appel à la sagesse du vénérable comte de
Theux, à la finesse clairvoyante de Malou, pour rendre le calme au pays, tout
en respectant les usages parlementaires. Il n’en restait pas moins établi que
« l’opposition, appuyée sur la rue, avait dicté ses volontés aux grands
pouvoirs publics. » (Ch. Woeste). Et cela sans motif absolument
péremptoire ! Comme l’avait dit aux libéraux le ministre Cornesse, le 29, à la
Chambre : Puisque vous avez à votre disposition les meetings, les adresses, les
élections, pourquoi ces appels à la collaboration de la rue ? (page 63) Allait-on vraiment «
recommencer dans toutes les occasions », selon la prophétie du Journal de Gand ? Toujours est-il que
déjà, à la fin de février 1872, les libéraux manifestèrent à Anvers, sous les
fenêtres de l’hôtel où était descendu le comte de Chambord (CH. WOESTE, Les Appels à l’étranger et les nouvelles émeutes du parti libéral.
(Revue Générale, 1872)). Et au cours de sa longue existence, le cabinet Malou connut le
constant désagrément des réunions électorales tumultueuses et des bruyants
cortèges de « Gueux ! » (F. VAN KALKEN :
Je terminerai cette étude,
déjà longue, par l’analyse d’un antonyme : la contre-manifestation du 7
septembre 1884. Au lendemain des élections du 10 juin 1884, désastreuses pour
le libéralisme, les deux « athlètes » du nouveau cabinet Malou (du 16
juin), M. Woeste, ministre de
Les libéraux acceptaient
malaisément le fait accompli. De plus en plus accoutumés - nous l’avons vu - à
considérer les rues des grandes villes comme leur indiscutable domaine, ils se
portaient (page 64) régulièrement
aux abords de
Dans l’espoir de faire
impression sur
Charles Buls tenta
l’expérience (Sur Ch.
Buls, cf. ALBERT DUBOIS, Les Bourgmestres
de Bruxelles. Ch. Buls (Revue de Belgique, 1897), pp. 102 et suiv.). Il divisa la ville en deux zones égales par des cordons de gardes
civiques et donna aux libéraux le libre usage des boulevards du centre, tandis
qu’il abandonnait aux catholiques le secteur de la rue de
Le 30 août, la loi Jacobs
passait à une importante majorité. Le lendemain, les associations libérales du
pays se réunissaient de nouveau, en vue de remettre une pétition - au Roi cette
fois - (page 65) dans l’espoir que
celui-ci voudrait bien refuser sa sanction à la mesure abhorrée. Dès qu’ils avaient
eu connaissance des projets de
Le 1er septembre, les
organisateurs de la manifestation avaient eu une entrevue avec le bourgmestre.
Celui-ci n’était pas sans appréhensions, mais il ne voulait pas, en interdisant
le cortège prévu, revêtir les apparences de la partialité. Il avait donné à MM.
Van Oye et Silvercruys sa parole d’honneur qu’il maintiendrait l’ordre.
L’entreprise, cependant, s’annonçait scabreuse. Dès le 31, le procureur du Roi
avait prédit à Woeste : « Aujourd’hui tout a bien marché, mais si les
catholiques manifestent dimanche prochain, c’est alors qu’il y aura du chahut (CH. WOESTE, La loi scolaire, p. 10). Au cours de la semaine qui précède, la polémique quotidienne des
journaux, déjà tant plus violente et haineuse qu’en 1871, et surtout qu’en
1857, hausse encore de ton. Ceux de Droite ne parlent que de relever le défi
libéral et exultent d’avance. Ceux de Gauche visent à la provocation.
« Quand les catholiques triomphent, (page
66) c’est une fiction », assure sans broncher
Le gouvernement, cette fois,
ne prend aucune mesure préventive. Le chef du cabinet Malou, qui, dans sa
sagesse, trouve déplorable toute cette aventure, est parti pour sa maison de
campagne de Woluwe. Woeste et Jacobs se bornent à détacher quelques pelotons de
carabiniers vers les trois gares. La garnison de Bruxelles est d’ailleurs
faible, les troupes étant en service de grandes manœuvres au camp de Beverloo.
Le bourgmestre Buls est donc
seul à prendre ses responsabilités. Le 6, il publie un arrêté interdisant tout
autre rassemblement que la manifestation autorisée. Il décrète une série de
mesures d’ordre. Outre les pelotons de gendarmerie de tête et de queue, cent
quatre-vingt-sept agents de police, sous les ordres d’un commissaire,
accompagneront le cortège. Au long du parcours, de la gare du Midi, par les
boulevards du centre et la rue de
Au matin du 7 septembre, il
apparaît que le temps sera beau mais la journée mauvaise. La police secrète
annonce à ses chefs une « campagne de sifflets ». De fait, les camelots en
vendent des milliers, le petit : « l’anticlérical », à 10 centimes ; le
gros : « le bon libéral », à cinquante ! Les maisons sont pavoisées aux
couleurs bleues. Jeunes gardes et étudiants courent affairés, la boutonnière
ornée de bluets, la canne au poing, et chantent « A bas Malou ! » De leur côté,
les sociétés catholiques se dirigent, curés et personnalités locales en tête,
des diverses gares vers la place de
A 1 heure trois quarts,
l’immense cortège s’ébranle. Le long et rectiligne boulevard du Hainaut est
noir de monde, les balcons sont chargés de curieux. Les manifestants scandent
leurs couplets favoris de riposte : « Viv’ Vandenpeereboom » ou « Vive Malou !»
Les premières escarmouches s’annoncent. Des spectateurs, goguenards, tendent
aux gens qui défilient des « pistolets », des pièces de 50 centimes,
et chantent, sur l’air de la polka du Printemps
: « C’est pour trois francs, c’est pour trois francs, c’est pour trois
francs cinquante, avec un bon dîner, qu’ils vont manifester » (D’après le rapport de l’officier
inspecteur de police Vandermarlière, les manifestants avaient reçu leur coupon
de chemin de fer, 2 ou 3 francs, un bon pour un dîner dans un patronage et six
bons de bière. Que l’on ne perde pas de vue que, pour nombre d’entre eux, le
déplacement devait durer quinze ou seize heures).
Une pluie de circulaires-pasquinades bleues tombe des fenêtres et jusque des
lucarnes des mansardes. Le roulement des sifflets s’élève en tempête. Le charivari
commence.
Ce fut vers 2 heures que la
contre-manifestation se déchaîna dans toute sa force. A ce moment, on pouvait
voir onduler les bonnets à poil de la gendarmerie montée au-delà de
Au début, les manifestants
tiennent tête à l’orage, répondent au sarcasme par le quolibet, à la bourrade
par le horion. Noyée dans les remous des masses, la police est débordée,
réduite à l’impuissance. Huit fois, la garde civique montée fraye, à
Le reste s’étire en des
passages de plus eu plus étranglés, ménagés à grand-peine par la garde civique,
ici narquoise, ailleurs franchement hostile. Enfin, un barrage de
contre-manifestants bloque définitivement la chaussée au Marché-aux-Herbes.
Étourdis par les cris, les huées, l’obsession des coups de sifflet, les
manifestants s’égaillent. Beaucoup fuient sous la protection de la police, les
uns par la petite rue Chair-et-Pain, vers la Grand-Place et la gare du Midi,
les autres, par la rue de
Et cela dure trois à quatre
longues heures ! En vain Buis fait-il dévaler par
J’ai eu le devoir pénible de
dépouiller les gazettes parues immédiatement après la bagarre. Elles ont perdu
toute mesure. Aux beaux manifestants des campagnes, les gars à figure franche
(parmi lesquels (page 70) l’Indépendance du
Puis les accents de colère se
calment quant aux détails pour se concentrer sur le fait en soi : le «
guet-apens » du 7, « flétrissure pour le parti libéral, »
d’autant plus impardonnable que, huit jours auparavant, les catholiques ont
respecté, eux, la démonstration des libéraux, que le bourgmestre en personne a
engagé sa parole, que le cortège était animé d’intentions pacifiques. Et un
fait est indéniable, c’est que, parmi les manifestants, des milliers de braves
paysans s’étaient rendus à Bruxelles comme à une fête, s’attendant à parader
devant le Roi. Les musiciens de Mouscron étaient costumés en guides, ceux de
Wervicq en fantassins. Les Anversois avaient apporté les belles bannières de
soie bariolée de leurs anciennes gildes !
Au fond, la grande rancœur des
catholiques résultait de leur immense désillusion. Certes, le Courrier de Bruxelles du 8 crâne
lorsqu’il dit que « le pays a pris possession de la capitale ! » Mais
personne ne se laisse prendre à ce langage. Les Adresses remises au Roi
expliquaient que la manifestation du 7 avait pour but de confondre un parti
« qui s’insurge contre le verdict de la nation et essaye de transformer la
rue en une cour de justice à son usage exclusif. » Or, il est arrivé ceci
que la capitale a « relevé le défi. » Il est bien inutile de
rechercher les origines de la contre-manifestation dans des complots ourdis par
les Loges ou par les jeunes gardes libérales. Elle s’est organisée partout,
spontanément, dans les Associations, à la table des cafés, sur les bancs des
écoles, au sein des familles, avec une impétuosité (page 71) que Buls et la police n’ont pu prévoir. A tort ou à
raison, « Bruxelles n’a pas voulu
être piétinée par quelques milliers de paires de sabots. » (Indépendance belge du 9). L’ardente
agglomération anticléricale, surexcitée par les luttes récentes, a réagi contre
l’invasion des « confréries, bedeaux et sacristains » dont la place -
selon elle - était à Thielt ou à Saint-Hubert ! et là seulement. Puis, devant
les manifestants, leurs pieds de nez, leurs pancartes provocatrices (Notamment, la fameuse inscription
mentionnée par Buls : Geuzen en h...,
Durft gij roeren, Zoo zullen de boeren, De bek U snoeren (« Gueux et
p..., si vous osez bouger, les paysans vous fermeront le bec)), le public a eu « le sang tourné ! » Goblet d’Alviella, dans
un article fort digne (GOBLET
D’ALVIELLA, La Politique de résistance
(Revue de Belgique, XVIème année), p. 48),
aura beau déplorer que la population bruxelloise, « au lieu de s’en tenir
à la protestation des bluets et, à la rigueur, des sifflets, ait octroyé à
cette réunion d’inconscients les palmes du martyre. » C’est Buls qui donne
au fait sa juste signification quand il écrit, le 8, au ministre Victor Jacobs,
en réponse à ses reproches : « L’événement a démontré que c’est une
entreprise irréalisable que de vouloir faire circuler dans la capitale un
cortège dont le caractère est aussi manifestement opposé aux sentiments de la
population bruxelloise. » Les catholiques se sont risqués à la Kraftprobe et cette épreuve de forces a
tourné contre eux.
Il est intéressant de
constater combien Buls, en cette affaire, reste dans la tradition établie par
Anspach et les autres grands bourgmestres pénétrés des droits de
Aussi la journée du 7
septembre valut-elle au bourgmestre une immense popularité. Sa position ne fut
entamée, ni par le blâme unanime, mais tout à fait académique, des « excès
odieux » du 7, prononcé par le Sénat (le 9 septembre), ni par les enquêtes
administrative et judiciaire respectivement confiées à M. Dolez et au procureur
du Roi. Il refusa de rédiger une proclamation de regret. Il accueillit avec
dédain un projet Woeste-Jacobs - mort-né d’ailleurs - ébauchant la création de
« je ne sais quelle préfecture de police. » Le 28 septembre, une
grande cérémonie fut organisée en son honneur à
(page 73) Il y eut encore des manifestations jusqu’à la fin du mois
de septembre, moment de la ratification de la loi par Léopold II. Le
bourgmestre assura avec fermeté le maintien de l’ordre. Mais, en même temps,
comme Anspach, il continuait à se réserver le droit que possède tout citoyen de
défendre légalement son point de vue politique. Il soutint avec ténacité la
cause de l’enseignement public et mit sur pied, avec Léopold de Wael, le
célèbre Compromis des Communes du 17 septembre.
Léopold II conserva, au cours
de ces événements, une attitude très indépendante. Malgré la
contre-manifestation du 7 septembre, peut-être bien surtout à cause d’elle, il
ratifia la loi Jacobs, ce qui lui valut des attaques inconsidérées de
Un élément, cependant, a
survécu à la période doctrinaire et s’est même accentué au cours des temps
démocratiques dans lesquels le pays entrait l’opposition entre les grandes
agglomérations anticléricales, Bruxelles en tête, et le reste du pays, resté
conservateur et profondément catholique. Je ne veux pas inclure dans ce
contraste les longues et bien compréhensibles rancunes des paysans contre la ville-fournaise
et la journée-cauchemar du 7 septembre (Un appel imprudent au boycottage du commerce et
des attractions de Bruxelles par la province, au lendemain du 7 septembre, fut
immédiatement combattu, et pour cause, par les nationaux-indépendants (11
septembre)). Mais on peut considérer comme des épisodes de
cette opposition entre la ville et le pays la résistance de la première à la
loi communale - dite des Quatre Infamies - et à la loi Schollaert, en 1895, à
l’établissement déformé du régime de la représentation proportionnelle en 1899,
au projet dit du « bon scolaire » en 1911.
Quoi qu’il en soit, l’année