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« Commotions populaires en Belgique (1834-1902) », par F. VAN KALKEN
(Bruxelles, Office de publicité, 1936)
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(Remarque : les sous-titres ne font pas partie de l’édition-papier de ce livre et ont été rajoutés pour la mise en ligne sur ce site).
(page 75) Depuis 1831 jusqu’à 1914,
Les livres, donc, nous font à
peu près défaut et, d’autre part, les revues du temps ne semblent pas s’être
préoccupées d’informer leurs lecteurs des causes profondes ou lointaines de la crise.
Il est visible que leurs rédacteurs ne se rendaient pas compte de son
importance. La grave Revue de Belgique
contient, dans son numéro du 15 avril 1886, un seul article d’Adolphe PRINS sur
Force m’a été de consulter,
surtout, longuement, minutieusement, les journaux
Le mouvement de 1886 fut
soudain et violent comme le soulèvement des iconoclastes, écrit Henri Pirenne,
qui aime les rapprochements historiques (Henri
PIRENNE, Histoire de Belgique, t. VII
(Bruxelles, 1932), p. 303). Arthur Verhaegen le compare
à un « orage déchaîné (page 77)
tout à coup dans un ciel serein » (ARTHUR VERHAEGEN, Vingt-cinq années d’action sociale
(Bibliothèque de
Et cependant, bien des menaces
dormaient au fond du « ciel serein » dont parle M. Verhaegen. Le
monde du travail entrait en ébullition. Le 26 janvier, un ingénieur avait été
assassiné à Decazeville, dans l’Aveyron, et les houilleurs du Midi, dociles aux
appels du député-cabaretier Basly, s’obstinaient dans
une grève longue et douloureuse. Le 8 février, dix mille sans travail,
rassemblés à Trafalgar Square sur appel de
En Belgique même, une lourde
crise économique sévissait, due en partie à un « régime de liberté économique
sans frein », en partie (page 78) à
un ralentissement dans les achats, au chômage persistant, à de trop bas
salaires. La presse, elle-même peu au courant des problèmes touchant au
travail, laissait le public dans une ignorance presque totale de ces questions.
Un article du Journal de Bruxelles du
15 mars, décrivant la « misère horrible dans le Borinage », a un caractère
exceptionnel. Certes, Louis Bertrand a, dans le Peuple du 28 février, lancé des Avertissements
solennels à la classe possédante. Mais qui donc lit le Peuple à cette époque ? Quel est le journal bourgeois qui consent à
entrer en polémique sérieuse avec ce nouveau venu ?
Bien des symptômes néanmoins
prouvent que les temps où - selon la phrase restée fameuse d’Eudore Pirmez - « nulle plainte
ne s’élève du côté du Travail » seront sous peu révolus. Le dimanche 14
février, des ouvriers du Borinage, réunis en meeting à Pâturages, ont envoyé
aux travailleurs des Flandres un message de révolte : « Aux privilégiés
les places, les sinécures, les scandaleux appointements. A nous les
souffrances, la misère, la faim... A eux les jouissances... à nous les
impôts... Les fils enrôlés, les filles courtisanes... »
Ce langage devrait faire
réfléchir les « privilégiés » (Rappelons les
acclamations symptomatiques qui, au tribunal correctionnel de Verviers,
saluèrent l’ouvrier congédié Dodémont accusé d’avoir
tire sur son ancien contremaître et son avocat, le jeune et ardent Paul Janson
(12-19 mars 1886). (L. BERTRAND
Ce fut vers la mi-mars que des
carrés de papier, grossièrement imprimés, furent tout à coup répandus à Liège
et dans la banlieue. Ils invitaient le peuple à secouer sa « coupable apathie
alors que la classe ouvrière s’émancipait partout » et sommaient
« toutes les victimes de l’exploitation capitaliste, les meurt-de-faim,
les chômeurs d’un hiver rigoureux » (Les premiers
mois de 1886 furent caractérisés par un froid exaspérant et de plus en plus
anormal. Les journaux rapportent que le célèbre « marronnier du 20 mars »,
aux Tuileries, n’avait pas un bourgeon ouvert à la date habituelle), de se rassembler le jeudi 18 mars, à la soirée, sur la place
Saint-Lambert, pour célébrer par une « réunion monstre » le quinzième
anniversaire du début de
L’opposition catholique a
vivement reproché au bourgmestre-sénateur de Liège, M. Julien d’Andrimont, d’avoir autorisé une manifestation annoncée en
un langage aussi insurrectionnel. Le bourgmestre réfuta ces critiques (Compte
rendu de la séance du conseil communal de Liége, dans
la soirée du 22 mars (
Trois heures ne s’étaient pas
écoulées qu’un fait s’avérait la situation devenait mauvaise. Des centaines
d’ouvriers avaient répondu à l’appel du « groupe anarchiste ». Il en
venait d’Ougrée et de Seraing, (page 81)
de Tilleur et des hauteurs de Saint-Nicolas, de Herstal et de Wandre. Dans
plusieurs houillères, les mineurs s’étaient fait remonter dès 2 heures. Ils
n’avaient pas d’intentions insurrectionnelles, mais ils ressentaient le désir
obscur de mettre, par n’importe quel moyen, un terme à leur misère. Puisque la
classe bourgeoise avait abusé de sa puissance, puisqu’enfin on osait dresser
son « acte d’accusation » (Louis Bertrand), il fallait que le peuple,
tout le peuple, fût présent. Le catholique démocrate Arthur Verhaegen évoque la
« vision noire » qu’il eut de ces « masses ouvrières, se
raidissant tout d’un coup pour briser leurs chaînes » (Arth.
VERHAEGEN : Vingt-cinq années, p. 5).
Vers 7 heures et demie, la
foule, sur la place Saint-Lambert, était houleuse. Ignorante encore de toute
technique révolutionnaire, elle chantait les « refrains inoffensifs » et -
pour elle - sans à-propos des vieilles manifestations anticléricales l’A bas Malou ! et
le O ! Vandenpeereboom
! Elle mariait d’une manière irréfléchie, voire absurde, le classique cri de
ralliement de la jeunesse doctrinaire A
bas la calotte ! à l’appel nouveau et angoissant A bas les capitalistes ! A
bas les bourgeois ! Tout compte fait, elle criait n’importe quoi, pourvu
que la formule fût négatrice et destructive ! La trop faible police de M. d’Andrimont était noyée dans les ombres du soir et les remous
du populaire. Des gamins de quinze à seize ans faisaient les bravaches.
Soudain, un orateur - peut-être bien Wagener, homme dont nous aurons à reparler
bientôt - est hissé sur les épaules de ses camarades. « Toutes les
marchandises dans les magasins », l’entend-on clamer dans le bruit,
« vous les faites et vous n’en jouissez pas ! Vous mourez de faim avec vos
femmes et vos enfants et vous laissez là toutes ces richesses... Vous n’êtes
que des lâches. »
A une cadence rapide, la foule
- deux à trois mille personnes a-t-on dit - se met en
marche vers la place Delcour, dans le quartier
d’Outre-Meuse, où le meeting aura lieu dans la salle de danse du Café National. Un nombreux public de
curieux, des flâneurs, des ouvriers, des soldats (« Il y avait
trop de soldats dans les rues, le 18, » écrit avec inquiétude
Cependant, le gros du cortège
a passé le pont des Arches au pas de charge et a atteint le Café National, il y a place pour trois
cents personnes à peine dans cette salle, où, le dimanche, la jeunesse
d’Outre-Meuse va danser la polka et où, le jeudi, les cadres de la garde
citoyenne font des exercices de théorie. Dans une atmosphère de fournaise,
l’honnête citoyen Warnotte, de Verviers, invite les
manifestants au calme, au respect de la propriété, Il propose à cette foule
surexcitée des techniques de laboratoire. « Organisons-nous par petits
groupes », dit-il, « qui seront chargés d’étudier les grandes
questions sociales ». On couvre sa voix en chantant
(page 83) Ce soir-là, la plupart des membres du conseil communal
devaient se retrouver en commission à l’Hôtel de ville pour traiter de la
question du gaz. A 6 heures, M. d’Andrimont et sa
femme s’étaient rendus à l’hôtel Mohren où un banquet
était offert par
Dès 8 heures et demie, les
ordres émanant de l’Hôtel de ville se multiplient. Les troupes sont consignées
dans les casernes et les forts.
Un arrêté, pris en vertu des
lois des 16-24 août 1790 et de la loi communale de 1836, interdit d’urgence les
rassemblements de plus de cinq personnes. D’Andrimont
et l’échevin Hanssens, ceints de leur écharpe,
prennent, ainsi que le général comte de Looz, la tête
d’une colonne de gendarmes et de gardes des corps spéciaux convoqués, nous
l’avons vu, pour 8 heures. Ils se dirigent en hâte vers la place Delcour, mais par le quai des Pêcheurs et la rue de Pitteurs, c’est-à-dire par une voie située au sud de celle
par où avaient passé Wagener et ses énergumènes.
Certes, d’Andrimont
et de Looz se devaient de payer bravement de leur
personne ; cependant ils commirent une erreur de tactique - poliment relevée
par le Journal de Liége
- en portant vers Outre-Meuse toutes les forces à ce moment disponibles. En
effet, tandis qu’à l’issue de la rue de Pitteurs dans
la place Delcour se produisait un choc confus, riche
en remous et bousculades ponctuées de coups de sifflet et de huées, tandis
qu’un essai de déblayement circulaire du quartier par les forces légales
aboutissait à un embouteillage, une bande de gamins quittait en trombe la place
Delcour et, « sans que nous puissions-nous-en
douter » - comme l’avoua candidement le bourgmestre - (page 84) regagnait, par le pont des
Arches, le centre de Liége, laissé absolument sans
défense.
Le temps s’était attiédi. Une
foule de consommateurs, avides de nouvelles, se pressait dans les grands cafés
des places Saint-Lambert, Verte et du Théâtre. En quelques minutes, les
dévastateurs brisent les superbes glaces du Café
Charlemagne, du Continental où un
commissaire de police parvient, avec six hommes, sabre au clair, à arrêter un
porteur de drapeau rouge, au Grüber où Mme Crémer, la propriétaire, reste vaillamment à
son comptoir tandis que ses clients fuient, éperdus, parmi les soucoupes
brisées. Du Café du Grand Balcon,
près du Théâtre, à
Les autorités ne vont
cependant pas capituler devant une « petite bourrasque anarchiste ».
(
Le vendredi 19, il apparaît
que M. d’Andrimont domine la situation. Il n’y a plus
en ville que de rares bagarres. Pendant les jours difficiles qui vont suivre,
le digne maïeur parviendra, avec l’inlassable concours de sa garde civique,
corps spéciaux et légions de bleus équipés en guerre, à assurer le service de
garnison dans une place dégarnie de troupes et à maintenir « un cordon
sanitaire autour de la ville » (harangue du bourgmestre aux artilleurs de
la garde, à l’Hôtel de ville, dans la soirée du 21). L’antique « Violette s est
muée en quartier d’état-major où retentit constamment la sonnerie du téléphone,
où les estafettes entrent et sortent, où les soldats-citoyens se reposent en
grappes sur les escaliers ou déambulent avec animation dans la salle des
Pas-Perdus (« On se serait cru à Tarascon, » dit un correspondant
bougon de Liége dans
A présent que l’on respire,
les premières polémiques de presse s’engagent autour des événements du 18. Dans
un style de palmarès,
La presse catholique s’en
prend tout aussi superficiellement aux libéraux et à leur fameuse
« politique de grande voirie » inaugurée en 1857. « Avis »
- dit le Patriote - « à tous
ceux qui possèdent ». Les socialistes, eux, se hâtent de dégager leur
responsabilité. « Forts de la justice et de la sainteté de notre cause, »
dit un de leurs manifestes, imprimé dès le 14 et redistribué à profusion après
le 18, « nous n’avons pas besoin, pour établir le suffrage universel »,
ici vient un trait de satire - « de recourir à la violence comme l’a fait, en
1830, la bourgeoisie pour établir le suffrage censitaire ! » Mais la querelle
majeure n’est pas entre socialistes et classes dirigeantes. C’est entre
doctrinaires et progressistes que s’échangent les gros mots. L’Indépendance belge se rit des «
fantoches du radicalisme en goguette» ;
(page 86) Le samedi 20 mars, une nouvelle inquiétude vient s’emparer des
Liégeois : la grève des houilleurs a éclaté dans le bassin de Seraing. Dès le
18, des ouvriers du charbonnage de
A ces griefs, si légitimes
dans leur ensemble, les représentants du patronat répondent avec une fermeté
attristée : nous ne pouvons relever vos salaires. La concurrence allemande et
française provoque l’accumulation des stocks sur les carreaux, la réduction du
personnel, la fermeture des usines, bref, la crise. Le prix du charbon à la
tonne a terriblement baissé. Les maîtres charbonniers du pays de Liége ont perdu 400.000 francs en 1885. Sans doute, les
salaires ne sont plus de 6 francs par jour, comme treize ans auparavant, mais
ils se sont maintenus en moyenne à 3 fr. 10 alors que
les armuriers ne gagnent plus que 1 fr. 50 ! Les
appointements des ingénieurs représentent peu de chose en regard du salaire
global des ouvriers. D’autre part, les denrées alimentaires, les vêtements, les
moyens de transport ont subi (page 88)
une baisse formidable (En 1886, un pantalon coûte 7 francs,
un chapeau melon 3 fr. 60 (le célèbre Trois
François !). (Patriote du 28
mars.)) Et le patronat ne peut être dit inhumain
puisque, en 1884,
Le début du mouvement de grève
ne diffère pas sensiblement de la norme ordinaire. Des bandes vont en chantant
et en vociférant empêcher les houilleurs de descendre dans la mine. Les
grévistes les plus exaltés lancent des pierres aux hésitants, leur enlèvent
leurs bidons de café et leurs tartines ; ils escaladent des murs, brisent des
lampes, des outils (Cf. l’audience du tribunal correctionnel de Liège
du 31 mars. (Relation détaillée dans
De son côté, le gouverneur de
la province de Liége, M. Pety
de Thozée, a tenu une importante conférence à Seraing,
le samedi, avec le commissaire d’arrondissement, le général de l’Escaille, commandant militaire de la province, le procureur
du Roi M. Boquet. Le gouverneur s’est employé à la
réquisition des troupes. Dans la matinée du 20, deux bataillons du 9ème de ligne
et un du 10e ont quitté Liége par trains spéciaux ;
un escadron de lanciers les a suivis. Le 21, de nombreux lanciers sont détachés
des garnisons de Namur et de Louvain. Une véritable petite armée - flanquée de
batteries d’artillerie, de compagnies du génie et des services d’intendance -
se répand sur Sclessin, (page 89) Tilleur et Jemeppe, sur Ougrée, Seraing et le
Val-Saint-Lambert, des deux côtés de
A présent, le bassin de
Seraing est comme en état de siège. Maisons communales, gares, carreaux de
charbonnages, passages à niveau sont sévèrement gardés. A Seraing, l’ancien
palais des princes évêques de Liége, où habite le
baron Sadoine, administrateur et directeur général
des établissements Cockerill, est transformé en état-major - centre
d’opérations. Les ponts d’Ougrée, de Seraing, du Val-Saint-Lambert sont barrés
par de doubles rangées de fantassins en shako de toile cirée et capote à
basques relevées, le sac au dos, la baïonnette au canon (Voir
les naïves illustrations du Globe
Illustré de l’époque). Nul ne passe d’une rive à l’autre
sans un sauf-conduit du bourgmestre de Seraing ou de Jemeppe. De jour comme de
nuit, lanciers coiffés du petit shapska rond et
gendarmes patrouillent. « Partout on voit des bonnets à poils ! » Les gens
soupçonnés d’avoir contrevenu à la loi sur le port d’armes prohibées, les
suspects qui, mains dans les poches, rasent les murs des maisonnettes noires
aux volets clos, les surexcités qui ricanent au passage de la troupe, sont
immédiatement arrêtés, fouillés, expédiés à Liége
sous bonne garde.
« Jamais on ne vit pareil
affolement, » s’exclame Louis Bertrand (
Il est normal qu’en matière de
mesures d’ordre grévistes, et autorités aient des conceptions diamétralement
opposées. Essayons cependant de dégager des faits si le Pouvoir a exagéré son
rôle. D’abord, remarquons que le nombre des endroits où la liberté du travail
doit être protégée est considérable. La rapidité de mouvement des troupes a,
d’autre part, déconcerté les grévistes qui, du haut des terrils, se font de
vains signaux d’avertissement. Les revolvers sont de mauvaise qualité. Il
n’empêche que, comme le répète Louis Bertrand après
Revenons encore au dimanche.
Fait digne d’être mentionné malgré l’effervescence, les autorités avaient
permis aux « groupes anarchistes régionaux » de Jemeppe, Seraing et
Tilleur de tenir un meeting à Seraing sur le sujet Esclavage et misère ! Des mesures de protection extraordinaires, la
volonté des orateurs Rutters et Leemans
(ce dernier conseiller communal socialiste à Seraing) de prêcher le calme, ont
permis que cette assemblée se tînt sans encombre. Mais dès que, à la sortie, la
foule et les soldats s’affrontent, de violentes huées s’élèvent. Immédiatement
les lanciers chargent, (page 91)
pistolet au poing, les gendarmes à cheval dégainent, les gendarmes à pied,
tirent des feux de salve par-dessus la tête des manifestants. Il est visible
que ni ces grévistes irrités, ni ces soldats nerveux n’ont l’habitude des
échauffourées.
Si l’on n’avait pris les
précautions voulues, il est certain que des scènes, pires encore que celles du
jeudi soir à Liége, se seraient produites. Des bandes
de jeunes anarchistes essayèrent d’agir « en coup de vent
inattendu ». Le samedi 20, vers 10 heures du soir, un groupe d’une
centaine de gaillards armés de pelles, de casse-têtes, de revolvers, saccagea
huit magasins et demeures privées, rue Vinâve et au
quai des Carmes, à Tilleur. Façades lapidées, vitres brisées, volets défoncés,
réverbères tordus, dévastation jusqu’aux étages, tel fut le bilan de cette
expédition évidemment préméditée et qui sema la terreur dans toute la région ((Cf.
les dépêches spéciales de
Autre épisode grave ! Le lundi
22, vers 2 heures et demie de l’après-midi, des houilleurs de Montegnée et de Saint-Nicolas descendaient en colonnes
serrées vers Tilleur, avec l’intention bien arrêtée de forcer les accès du
charbonnage du Horloz. Du haut des coteaux avoisinant
la (page 92) place de l’Église ainsi
que du sommet de la passerelle du chemin de fer, ils harcelèrent et
provoquèrent pendant plus d’une demi-heure la section d’infanterie de garde
avant que les sommations légales fussent faites et que le feu fût ouvert (Journaux
déjà cités du 23 et du 24 mars). Plusieurs blessés
tombèrent.
(page 92) La grève au pays de Liège eut la violence, mais aussi la
courte durée d’une bourrasque. Plusieurs faits frappèrent bientôt l’esprit des houilleurs.
En premier lieu, la sévérité de la répression. Le 24 mars, le tribunal
correctionnel de Liége condamnait à des peines allant
de quatre à seize mois de prison une quarantaine de prévenus, inculpés d’avoir
pris part à « l’affaire des anarchistes du 18 ». Wagener, cueilli au saut
du lit, dès le 19, par un commissaire de police intrépide, reçut six mois de
prison pour bris de clôture, en attendant sa comparution devant les Assises (
L’intérêt de la question ne résidait
déjà plus dans ces lamentables scènes. La détente approchait ; les reprises de
travail s’accentuaient dans le bassin de Seraing-Jemeppe. Dès le 25, les
grévistes de Herstal demandèrent aux autorités d’examiner avec bienveillance
leurs demandes : un salaire de 4 francs par jour, une réduction de la
journée de travail, une amélioration du service de
Il est permis de supposer que
l’issue relativement heureuse des grèves du bassin de Liége
fut également due au calme dont fit preuve la grande majorité des habitants du
pays.
Restait Bruxelles ! On y
avait eu quelques craintes pour le dimanche 21, jour où les anarchistes d’un
côté, les socialistes de l’autre, s’étaient promis de célébrer l’anniversaire
de
Le meeting anarchiste tenu au
cabaret de
Un autre meeting, organisé par
(page 96) Dans leur ouvrage consacré au Socialisme en Belgique, livre bien écrit, dont le lyrisme ne porte
que rarement préjudice à la haute valeur scientifique, Jules Destrée et Emile
Vandervelde qualifient les troubles de Liége
d’ « émeute en miniature »... « Quelques vitres
cassées », disent-ils avec un souriant dédain, avaient impressionné
jusqu’à l’épouvante notre bourgeoisie ».
(J. DESTREE et Em.
VANDERVELDE Le socialisme en Belgique,
2e édit. (Paris, 1903), t. IV de
Rien ne prouve peut-être mieux
que le mouvement de 1886 fut « un sursaut de fureur collective, sans plan
préconçu, sans direction, sans but précis » (Henri
PIRENNE, Histoire de Belgique, t. VII, p. 303)
que ce fait : huit jours s’écoulèrent avant que le pays de Charleroi se
prît à imiter le mouvement né dans le pays de Liége.
Il y avait eu, depuis le 18, de l’émotion, de la surexcitation même dans les
milieux ouvriers du Hainaut oriental. Rien ne se décida cependant avant le 24,
jour de paye !
Le publiciste Houdez a, dans Quatre-vingt-six,
fait une intéressante description de l’origine de la grève, dont il fut témoin
oculaire. Le jeudi 25 mars, vers 6 heures du matin, on vit se concerter dans
quelques cabarets les houilleurs de Taillis-Prés, hameau situé le long de la
route de Charleroi à Fleurus et habité par une « population hétéroclite »
d’assez fâcheuse réputation, « composée en grande partie de Flamands. »
Prenant comme mot d’ordre la nécessité d’une augmentation de salaire, une bande
d’environ deux cents hommes, accompagnée de quelques hiercheuses,
se mit à visiter les charbonnages voisins et y fit cesser le travail. On la vit
à l’œuvre dans la région au nord-est de Charleroi : d’abord, suivant l’axe de
la route de Gembloux, au charbonnage du Nord de Gilly, aux puits du Vieux Campinaire (en direction de Fleurus), au puits du Marquis
(charbonnage de l’Appaumée) en direction de Ransart ;
puis, un peu plus tard, près de diverses fosses du charbonnage du Gouffre et du
Trieu-Kaisin, dans le
secteur de Châtelineau, suivant l’axe de la chaussée
de Gilly à Châtelet.
Dès midi, il devint évident
qu’il ne s’agissait ni d’une de ces grèvelettes
fréquentes et soudaines, comme il y en avait tant à cette époque, ni d’une de
ces curieuses « grèves à petotes »
(patates), nées du désir naturel du mineur d’aller se chauffer au soleil, dans
son jardinet, au premier souffle du printemps
(Le 25 mars s’ouvrit une période de temps ensoleillé et
doux. HOUDEZ : Quatre-vingt-six,
p. 10). Dans l’après-midi le mouvement prit une extension
considérable. Des bandes visitèrent (page
98) Bonne-Espérance à la périphérie de Charleroi, le Sart-Culpart au nord de Gilly, le Poirier de
Montigny-sur-Sambre, les Fistaux de Couillet, au delà
de la rivière. La tactique fut partout identique : quelques hommes résolus
entraient dans les charbonnages, enjoignaient aux machinistes de cesser le
travail sous menace d’être jetés dans la bure, faisaient remonter les
travailleurs sous menace encore d’arrêter la ventilation, de couper les traits,
de précipiter les wagonnets dans les fosses. Il n’y avait dans toute cette
région que quelques pauvres gardes champêtres, bien incapables d’assurer la
liberté du travail (La première résistance aux grévistes fut opposée,
le 25, vers 7 heures du soir, à Montigny-sur-Sambre, par un peloton de
gendarmes venus de Charleroi, sous les ordres du lieutenant Blaise. Il y eut
deux arrestations ; la petite bande de meneurs s’éparpilla aussitôt). Les allées et venues des grévistes durèrent ainsi jusqu’à la nuit,
sans être aucunement contrariées.
Guidées par l’expérience de Liége, les autorités avaient pris quelques dispositions
préventives. Le duc d’Ursel, gouverneur du Hainaut,
et M. Audent, bourgmestre de Charleroi, avaient
échangé divers messages au sujet de la réquisition éventuelle des troupes. Le
haut commandement de la garde civique avait envoyé une circulaire aux
compagnies d’élite pour leur rappeler les règles à suivre en cas d’alarme
inopinée. Dans la soirée du 25, les autorités allèrent occuper leur poste à
l’Hôtel de ville. Les chasseurs éclaireurs et la batterie d’artillerie de la
garde civique furent sous les armes de 10 heures du soir à 2 heures du matin.
La ville resta calme.
Il y a, dans le gros bourg de
Gilly, un important carrefour dénommé les Quatre-Bras. La route de Lodelinsart à Châtelet y croise la grande chaussée de
Charleroi à Gembloux. C’est là que, le vendredi 26, vers 9 heures du matin, de
grands rassemblements se formèrent en présence d’un commissaire de police et de
quelques agents, complètement réduits à l’impuissance (HOUDEZ, loc. cit., p. 12).
Les rustres de Taillis-Prés se faisaient de nouveau remarquer par leur
truculence. La foule était armée de gourdins, de hachettes, de pierres. Il y
avait dans ses rangs, non seulement des houilleurs, mais encore des puddleurs,
des verriers, beaucoup de femmes et d’enfants. On criait « Vive
Après un certain flottement,
trois bandes - chacune forte d’environ sept cents ou huit cents hommes - se
mirent en route dans trois directions opposées. Cette tactique dérivait moins
d’un plan préconçu que de la disposition des lieux : vers le nord-ouest,
la route gagne Lodelinsart et Jumet ; vers le
sud-ouest, la houillère du Mambourg à la lisière de
la ville haute de Charleroi ; vers le sud-est, les grandes forges d’Acoz, appartenant à M. De Dorlodot,
dans l’agglomération de Châtelet. Au passage tumultueux des grévistes, d’aspect
sinistre dans leurs vieux sarraus noirs, le visage crispé sous la casquette à pont,
la panique se répand ; les boutiquiers baissent leurs volets ; les femmes
cachent les enfants dans les arrière-cuisines. Les méthodes d’intimidation de
la veille sont reprises avec plus de brutalité encore. Elles ne visent pas
seulement les houillères, mais les fonderies, les laminoirs, les aciéries, les
verreries, ce que Destrée et Vandervelde expliquent par le fait que ces
entreprises industrielles sont échelonnées le long des routes et toutes
voisines les unes des autres (J. DESTREE et Em.
VANDERVELDE, loc. cit., pp. 79 et ss.)
A la première injonction, les
feux sont éteints, les machines arrêtées. Aux bifurcations, des colonnes
restreintes gagnent les secteurs jusqu’ici épargnés Marchienne-au-Pont,
Monceau-sur-Sambre, Roux à l’ouest, Montigny-sur-Sambre et Couillet au sud-est.
Vers midi, tout le bassin de Charleroi est, de gré ou de force, en état de
grève. Tout comme les milices communales du moyen âge couraient aux remparts
des cités menacées, la garde civique de Charleroi, convoquée d’urgence au clairon,
se porte vers les boulevards et barre les routes convergeant vers la ville.
Déjà au cours de la nuit précédente, M. Audent a
réclamé du gouverneur l’envoi d’un escadron de lanciers de Tournai pour
protéger Gilly. Dès l’aube, les vingt-cinq gendarmes à cheval du lieutenant
Blaise et deux bataillons du 1er chasseurs à pied, en
garnison à Charleroi même, sont partis vers l’est, pour le Trieu-Kaisin, le Gouffre, les laminoirs d’Acoz.
Mais l’alarme est partout. De toute la périphérie carolorégienne les bourgmestres
supplient le duc d’Ursel de leur envoyer des forces
de protection. A 1 heure et demie, le général (page 100) commandant la province de Hainaut prend sur lui
d’ordonner à deux bataillons du 3ème chasseurs à pied et à deux nouveaux
escadrons du 4ème lanciers de quitter Tournai en toute hâte pour rejoindre
leurs camarades menacés, perdus au sein de cette vaste fournaise industrielle
où l’agitation croît d’instant en instant. Certes, vers 9 heures et demie du
matin, gendarmes à cheval et chasseurs ont réussi, par une charge courageuse, à
sauver de l’invasion les laminoirs de Dorlodot, ce en
faisant vingt-six prisonniers et en blessant quinze hommes. Mais ce n’est là
qu’un épisode. Si la situation ne se redresse pas bientôt, le mouvement de
grève va dégénérer en jacquerie ! (Journaux des 26, 27 et 28
mars, surtout
(page 100) Posons-nous ici encore une fois la question : pourquoi
cette grève, si soudaine, si violente ? Lors de la communication qu’il fit à
Le fait nouveau, c’est que
l’ouvrier en avait brusquement assez de la noire misère, du logis lépreux et
obscur, de la cantine où l’inflexible volonté patronale le livrait à l’esprit
de lucre de la femme du porion ou du contremaître, de l’humiliant état de
sujétion dans lequel il était tenu. « Le clair soleil, les bourgeons verts aux
arbres, ont fait rêver le misérable mineur à la liberté ! » Les incidents
du pays de Liége n’ont été qu’un prélude. Au pays de
Charleroi, l’exploité (page 101)
s’est relevé devant l’exploitant dans un mouvement formidable, qui a pris
l’allure d’une protestation sociale.
« Nous soulignons ce mot à dessein, » écrivent Destrée et Vandervelde (Loc. cit.,
p. 81).
Examinant le problème, le
professeur Terlinden considère que le Catéchisme du Peuple de l’avocat montois
Alfred Defuisseaux a dangereusement surexcité les
masses (Histoire de
« Qui es-tu ? Je suis un
esclave ! »
« -Quel est le premier
cri d’un ministre catholique (libéral) qui arrive au pouvoir ? Les caisses sont
vides ; les libéraux (catholiques) ont tout pris ! « etc., etc. (Accusé
d’excitations à la révolte, de provocation à la désobéissance aux lois,
d’offense à
Et puis, il n’y eut pas que le
Catéchisme ! Parcourons le manifeste
(page 102) « Au peuple
belge ! », distribué à profusion par le Conseil général du Parti Ouvrier
en prévision de la réunion parlementaire du 30 mars (L. BERTRAND,
Brusquement placés devant le
spectacle de leur propre misère - et cela en un temps où l’amélioration de leur
sort n’aurait, de toutes manières, pu se faire que lentement et progressivement
- les ouvriers, grands enfants illettrés pour la plupart, voulurent
immédiatement une « plus équitable répartition sociale ». De ce
déchaînement devait fatalement issir une « guerre de non-possédants à
possédants ». Destrée et Vandervelde le reconnaissent. On ne retrouve dans
le mouvement de 1886, disent-ils, « rien qu’un désir brutal, féroce,
inconscient de jouissance et de richesseé, l’idée d’un
« vol gigantesque se projetant dans une idée confuse de justice » (Loc. cit.,
p. 82). Jeunes bourgeois cérébraux (Vandervelde
se décrit lui-même en 1886 sons les aspects d’un « étudiant timide »,
à maigre barbiche, au lorgnon de professeur. II prit pour la première fois part
à une manifestation socialiste, à Charleroi, le 31 octobre 1886. (Cf. Em. VANDERVELDE : Le
Parti Ouvrier belge, 1885-1825, [Bruxelles, 1925], p. 40 et portrait.)), pénétrés de littérature, ils vont justifier l’entrée en jeu de la violence
par des arguments historico-littéraires, en évoquant, soit les mouvements de
masses scientifiquement décrits par Taine, historien de
(page 103) Ce fut le vendredi 26, vers 3 heures de l’après-midi, que la
grève dégénéra en «saturnale anarchiste », en «
orgie » ! Et les victimes de la saturnale
furent les patrons verriers, c’est-à-dire précisément ceux qui donnaient à
leurs ouvriers d’élite les plus gros salaires ! Glissant le long de la lisière
ouest de Charleroi, une bande d’environ deux cents hommes se dirigea vers la
verrerie de l’Ancre. Rattrapée par
les artilleurs de la garde civique, accourus au pas de course, elle dut
renoncer à son premier dessein. Elle gagna alors rapidement Dampremy,
Marchienne-au-Pont, en longeant la route de Binche,
et saccagea dans ces deux localités les verreries Fourcault,
Frison, Schmidt-Devillez, quantité d’autres. Ne
rencontrant aucune résistance, elle obliqua vers le nord et passa par
Monceau-sur-Sambre. Vers 9 heures et demie du soir, elle s’attaquait à la
grande glacerie Monseu, à Roux, sur la rive (page 104) occidentale du canal de
Charleroi. On défonce des tonneaux de pétrole et incendie le bureau central ;
plus de
Sur la chaussée de Charleroi à
Gosselies, l’importante bande de Gilly s’est attaquée
aux grandes verreries de Lodelinsart et de Jumet. Des
hommes, évidemment au courant de la technique verrière, anéantissent avec des
mouvements rapides et sûrs les fours, abîment la matière en fusion en y jetant
pêle-mêle des crochets, des contrepoids en fonte, des briques, des brouettes,
des cannes de souffleurs ! Aux Verreries nationales, appartenant à M. Sadin, à Jumet, les destructeurs réduisent en poudre pour
30.000 francs de cristal, pour 30.000 francs de verre de couleur en feuilles (L.
BERTRAND,
Toutes ces horreurs furent
cependant dépassées par l’événement culminant du drame de 1886 : le
saccage et l’incendie de la verrerie et du château de M. Eugène Baudoux, à 4 heures de l’après-midi, à Jumet (Plus
exactement au lieu dit Longfestu, aux confins de
Jumet et de Ransart).
Ici un facteur nouveau apparaît. Il n’est plus simplement question de ce que Destrée
et Vandervelde appellent, avec trop de complaisance, un « caprice de foule
despote », un « plaisir enfantin de briser le verre fragile » (loc. cit, p.
83). Eugène Baudoux était un self-made man. Riche,
entreprenant, il avait, dans sa belle et spacieuse usine moderne, remplacé,
depuis décembre 1884, les vieux fours à pots par sept grands (page 105) fours à bassin, du modèle
inventé par Siemens, de Dresde. Ces fours amélioraient la production tout en
permettant de faire des économies de main-d’oeuvre et
de combustible. Comme il advient pour toute innovation, les ouvriers en
voulaient à leur patron à cause de ce progrès. Il « tue la
verrerie », disaient-ils. Les fours à bassin constituaient en effet une
grave menace pour le monopole des « souffleurs de race »,
spécialistes dont le difficile et pénible travail se payait jusqu’ à 800 francs
par mois ! Baudoux était de ce chef entré en violent
conflit avec l’Union verrière, de fondation récente (HOUDEZ, Quatre-vingt-six : Procès Falleur et Schmidt. Acte d’accusation du procureur
général près
Dès le jeudi, Baudoux prévoyait que les grévistes s’en prendraient à lui.
Par mesure de prudence, il avait, le vendredi matin, arrêté le travail de ses
douze cents ouvriers. A midi, un facteur des postes l’avait averti de ce que
des énergumènes menaçaient de le jeter dans un de ses fours ! Vers 3 heures et
demie, Baudoux et son chef de fabrication Dailly, stationnant sur la route et y interrogeant les
rares passants, entendirent gronder les premières clameurs de la bande de
Gilly, qui venait de saccager les verreries De Dorlodot.
Avec sang-froid, ils fermèrent à clef les portes des bureaux et se retirèrent
en lieu sûr. Une fois l’usine envahie, le drame ne dura guère plus d’une
demi-heure. A coups de marteau, de hache et de pioche, pots et flotteurs furent
détruits ; du fer fut jeté à profusion dans la matière en fusion (Le
four n° 4 contenait 350,000 kilos de matières en ignition !) ; les portes des carcaises, les clapets du
gazogène furent ouverts. Etenderies, halls, hangars, bâtiments situés des deux
côtés de la route furent saccagés d’une manière « scientifique » et
radicale. Alors rougeoya l’incendie, qui ne laissa que des pans de mur
calcinés. En présence d’une foule en délire, évaluée à cinq mille personnes,
des pillards envahirent également le château, brisèrent les meubles à coups de
hache, jetèrent la literie par les fenêtres, emportèrent pendules (page 106) et candélabres. La cave fut
mise à sac. Enfin, on versa du pétrole sur les planchers ! Autour d’un brasier
devenu rapidement gigantesque, les spectateurs, noirs de poussière et de fumée,
menaient un « chahut infernal », vidaient à même bouteilles de bourgogne
et de champagne, sautaient et cabriolaient, affublés des robes de Mme Baudoux, des chapeaux hauts de forme du maître. On criait
« A bas Baudoux ! Il faut le pendre ! Vive
Que les dévastations du 26
aient, d’une manière générale, fait l’objet de plans d’exécution entre
mauvaises têtes, cela ne peut laisser aucun doute. Mais elles ne furent cependant
pas tramées au cours de complots systématiques. Leur exécution fut décidée au
plus tôt dans la nuit du jeudi au vendredi, dans des palabres d’estaminet
occasionnelles, entre garnements, repris de justice et pauvres diables dévoyés.
Quelques appels à la destruction suffirent pour faire surgir un peu partout des
imitateurs, littéralement grisés par l’excitation, le bruit, la nouveauté de la
situation. Et l’absence de forces armées vint encore favoriser cette anarchie
bien plus spontanée que dirigée. Mais, en ce qui concerne l’affaire de Jumet,
le saccage eut un caractère si unique, si particulier, que les autorités
prétendirent en retrouver les causes dans une véritable machination. D’où les
poursuites intentées, en juillet 1886, devant
Mais nous avons assez parlé de
la « guerre sociale » du 26 mars. (page 108) Elle laissa, disent Destrée et Vandervelde, « la contrée
écrasée de stupeur et d’épouvante. » Le soir, les gens de Charleroi,
montés à la ville haute, virent « l’horizon rouge des réverbérations de
toutes ces fournaises. » (L. BERTRAND,
(page 108) Les mauvaises nouvelles du pays de Charleroi, épicées de fausses
rumeurs, vinrent, dès la soirée du vendredi, semer l’inquiétude dans la
capitale (A 10 heures du soir, le 25, l’Indépendance belge (datée du 27) annonçait déjà brièvement
l’incendie des établissements Baudoux). Au ministère de
(page 109) Il y a lieu de supposer que le ministre de
Un peu après 7 heures du
matin, le samedi, le général Vander Smissen
installait son quartier général à l’Hôtel de l’Univers. Le fait que le
gouvernement avait confié la mission de rétablir l’ordre à celui que les
socialistes appelaient « le triste et cruel héros du Mexique » avait
une signification que le Patriote du
28 souligne dans un appel A nos soldats !
« Porté par des mains comme celles de Vander Smissen,
le drapeau belge aura raison du haillon sanglant de
Des proclamations du duc d’Ursel et du bourgmestre Audent
avaient annoncé que la force armée allait en finir, « sans aucun
ménagement ». (page 110) Avec Vander Smissen on pouvait prévoit un régime de main de fer dans un
gant d’acier. L’attente des autorités fut encore dépassée. Sexagénaire long et
maigre, soldat jusqu’au bout des ongles, celui qu’on dénomma parfois le
« Galliffet belge» avait un regard dur, une voix incisive, des manières
tranchantes, Il somma M. Audent d’inviter la presse
locale à mettre un terme à ses informations sensationnelles. Il refusa net tout
secours militaire à Charleroi, la garde civique devant suffire à sa défense. Il
invita le premier échevin, M. Defontaine, à faire
ouvrir le feu, sans sommations légales, par cette même garde civique, si
celle-ci se trouvait en péril. Le sens constitutionnel de l’honorable échevin
s’émut de cette injonction et il s’ensuivit une altercation assez vive. Le 27,
Vander Smissen envoyait une circulaire aux généraux
placés sous ses ordres L’armée, écrivait-il, doit « remplir son mandat
avec fermeté ». Tirer en l’air (on dit que la chose se fait couramment) est
absurde en soi et dangereux pour les innocents. Mais il ne faut faire feu que
dans les « cas clairement définis par les instructions du général en chef
» (Indépendance
belge du 28 mars). Ces cas n’étaient « clairement
définis » que sur un point : l’initiative de l’officier, dictée par les
circonstances, devait le plus possible se substituer à l’action, trop
rigoureusement délimitée par la loi, des autorités civiles. Que l’officier ne
s’avise surtout point de faire lui-même ces sommations. L’élément capital en
matière de répression par l’armée, c’est qu’une troupe ne peut « jamais se
laisser culbuter ». Si une bande marche résolument contre elle, l’officier doit
se borner, en guise de sommations, à ordonner : Feu de peloton... Joue,
feu, chargez ! » (Circulaire du 3 avril à propos d’un officier qui
avait fait les sommations selon le mode légal. (L. BERTRAND :
Le général Vander Smissen n’était pas, quoi qu’on en ait dit, un homme
féroce, mais il avait une notion très chatouilleuse de l’honneur du soldat.
Partisan convaincu du service personnel, il redoutait, d’autre part, les
répercussions de la moindre faiblesse sur le moral d’une armée, certes
disciplinée mais composée de soldats prolétaires,, recrutés par la voie du
tirage au sort avec faculté de remplacement. Cette rigueur hâta le
rétablissement de l’ordre. Indirectement, elle provoqua (page 111) malheureusement la terrifiante seconde fusillade de Roux,
le samedi vers midi. Menacé par une bande de jeunes ouvriers brûlants de haine
et de femmes présentant aux baïonnettes leur poitrine nue, un peloton du 2ème
chasseurs à pied ouvrit le feu à bout portant. Les albinis
étaient « partis tout seuls ». Douze tués, douze blessés furent les
victimes de ce carnage. Dans l’après-dîner, le major commandant les lieux
ordonna le tir à cent mètres, à volonté, sur toute colonne qui tenterait de
s’approcher encore. La population de .Roux conserva longtemps le souvenir outré
de ces actions sévères.
On peut dire que, à partir du
lundi 29 et du mardi 30, le calme était revenu dans le bassin de Charleroi.
Matée par Vander Smissen, l’émeute avait prétendu
prendre, comme au pays de Liége, les aspects de la
« mendicité armée », de « l’aumône forcée ». Déjà le samedi, au
matin, une grande bande de grévistes, de vagabonds, de repris de justice, de
femmes et d’enfants loqueteux, avait envahi la vieille abbaye de Soleilmont, près de Gilly, où des religieuses bernardines dirigeaient
un pensionnat de deux cents élèves. Armés de haches, de pioches, de gourdins,
ces pillards y avaient semé la terreur, mais s’étaient en somme bornés à une
grande rafle de vêtements, de linge de corps, de draps, de casseroles, de sucre
et de beurre (Patriote
du 1er avril : description détaillée du saccage.).
Vander Smissen ordonna aux paysans de s’armer, ce en
termes énergiques qui leur rendirent courage (De son côté,
le gouvernement ordonna aux bourgmestres, le 27, de mettre sur pied dans leurs
communes les gardes civiques non actives, ce qui donna une forme légale à
l’appel du général). Châtelains et fermiers de
l’Entre-Sambre-et-Meuse apprirent avec soulagement que des patrouilles de
chasseurs à cheval et de lanciers parcouraient à bride abattue la route de
Florennes jusqu’à Gerpinnes et Morialmé. Toutes les
maisons d’arrêt de la région carolorégienne furent bientôt remplies de
prisonniers.
Les grévistes essayèrent aussi
de gagner le Centre à leur cause. Mais là, soldats, bourgeois, paysans, ouvriers
organisés et armés leur barrèrent la route sur le front
(page 112) Du 27 au 29, Bruxelles vécut des heures de panique. Le
samedi, le quartier du Passage et du Marché-aux-Herbes fut bien inutilement en
émoi, parce que des affiches anonymes avaient convoqué à cet endroit, vers 7
heures du soir, tous ceux qui désiraient prendre dans les magasins ce que leurs
moyens ne leur permettaient pas d’acquérir, tous ceux qui voulaient incendier
leurs taudis et s’installer de force dans les hôtels du Quartier-Léopold ! Le
dimanche, une édition spéciale de la Réforme
annonça que Vander Smissen était blessé. « L’émeute (page 113) grandit ! »
annonçait-elle dans un style de Cassandre ! Il y eut une forte baisse en
Bourse, surtout en lots de villes !
Puis les esprits se calmèrent.
On apprit que Vander Smissen était maître de la
situation et que les classes rappelées faisaient paisiblement l’exercice sur
les places des régions surveillées. Le gouvernement multiplia les mesures de
sécurité : les réserves de soldats, de gendarmes, d’agents, les employés
aux ministères de la Guerre et de l’Intérieur furent tenus sur le qui-vive ;
les officiers sortant isolément furent priés de revêtir des vêtements civils ;
le Sénat, la Chambre, les légations furent l’objet de mesures de protection
spéciales. En application de l’article 31 de la loi sur la garde civique, le
gouvernement plaça toute la milice citoyenne de l’agglomération bruxelloise
sous le commandement du général Stoefs. Bref, M.
Beernaert se rendait compte de ce que, à l’étranger, on disait qu’en Belgique «
une lutte était engagée d’où allaient dépendre le calme et l’ordre en
Europe » (M. von Puttkamer, ministre de l’Intérieur de Prusse, au Reichstag,
le 30 mars). Et, dans cette lutte, il voulait coûte que
coûte que « force reste à la loi. »
Placée pour la première fois,
depuis
Certains journaux libéraux
furent choqués de cette impassibilité. La gauche n’était-elle donc capable de
s’émouvoir que « pour des questions de curés », se demandèrent-ils ! (L.
BERTRAND, La Belgique en 1886, pp.
101 et 102) Cette sévérité, nous la (page 114) retrouvons dans toutes les manifestations de la
répression qui suivirent les troubles. Le 29, le Parquet fit une descente au
siège de
La classe ouvrière, unanime
lorsqu’il s’agissait de distribuer des secours aux grévistes du pays noir (Les
boulangeries coopératives socialistes de Gand et d’Anvers décidèrent d’envoyer
des milliers de pains aux grévistes de Charleroi),
ainsi que de blâmer « l’attitude inique » du gouvernement et les
« provocations » de la troupe, laissa en général percer sa
réprobation au sujet des excès du 26 mars. Le 28, à un meeting tenu à La
Louvière, Volders dit : « je n’ose conseiller la
grève. Si vous la faites, surtout pas de violences » (Correspondance
particulière de l’Indépendance belge,
le 30 mars). Au meeting du Vooruit, à Gand, le lundi 29, le
peintre en bâtiments Van Beveren déclara que les excès étaient l’œuvre «
d’anarchistes et non de socialistes » ; Anseele
y invita les Flamands à ne pas imiter les Wallons. Il supplia les ouvriers de
ne pas commettre de violences afin d’éviter toute possibilité de représailles.
Donné dans cette ardente cuve gantoise, l’avis était excellent, mais Anseele, emporté par sa fougue, eut le tort de le corser
par une « improvisation malheureuse» : « Si l’on vous massacrait, »
dit-il, « il y aurait fête au palais de l’archevêque de Malines et au
château de Léopold II, le volksmoordenaar ! » Ce
langage, ainsi qu’un appel adressé dans le Vooruit aux mères de soldats pour
qu’elles adjurent leurs enfants de ne pas tirer sur le peuple, valut au futur
ministre d’Etat une condamnation à six mois de prison par la Cour d’Assises de
Gand (L. BERTRAND : loc.
cit.,
t. II, pp. 26 et ss. Le procès eut lieu au début de
juin). Le 29 mars, les anarchistes bruxellois (page 115) tinrent un meeting rue des Brigittines. Des orateurs obscurs y firent l’apologie du
recours sacré à la révolte. Aux accents de
Quant à la solidarité
étrangère, elle s’en tint à quelques adresses. « Nous dénonçons, » dit le
Parti Ouvrier français, « votre infâme petit gouvernement censitaire,
qui joue aux Bismarck et à l’Alexandre III... Vos jacqueries du Hainaut, comme
nos grèves de l’Aveyron, comme les émeutes des sans-travail de l’Angleterre,
sont autant de convulsions d’un monde qui finit ». Rochefort et Basly auraient voulu venir sur place exciter nos
populations. Beernaert les en empêcha par des arrêtés préventifs d’expulsion,
ce dont Rochefort se vengea en lançant dans l’Intransigeant contre le Premier, ce « couard doublé d’abrutié, une grossière et puérile diatribe (Patriote du 3 avril).
Nous voici arrivés aux
premiers jours d’avril. La détente s’accentue. Au Borinage, la gaîté native esquisse
un furtif retour offensif : le jeudi 1er avril, les bouchers des environs de
Pâturages reçoivent avis de se réunir à
Très vite, après cette
terrible alerte, le pays reprit sa vie quotidienne. La Chambre retourna avec
passion à la discussion du budget de l’instruction publique et les camelots du
boulevard se reprirent à vendre « le dernier soupir de la belle-mère ». L’Indépendance du 8 analyse longuement le
nouvel opéra de Chabrier : Gwendoline.
Elle nous apprend aussi que le baron Kervyn de Volkaersbeke, bourgmestre de Nazareth en Flandre, vient
d’être écroué à la maison de sûreté à Gand. Un arrêt de
De ce qui précède il ne
faudrait pas inférer que l’opinion se soit abstenue de tout commentaire à
propos des troubles que je viens de narrer. Mais ces commentaires, comme ceux
qui suivirent immédiatement la soirée du 18 mars, révélèrent une grande
indigence d’idées. Le thème favori fut que des « meneurs » avaient
profité de la misère générale (Beernaert à la Chambre, le 30). Le « mot
d’ordre du socialisme international » aurait couru les capitales (Journal de Liége).
Des « anarchistes allemands et des nihilistes russes » auraient
conduit à l’abîme nos pauvres houilleurs illettrés (la Meuse du 3 avril). Comme il réclamait à ce moment du Reichstag la
prorogation de la loi d’exception contre les socialistes, le ministre prussien von Puttkamer abonda dans le même
sens, malgré les vives dénégations de Bebel. Par contre, dans l’esprit du
correspondant parisien de la Gazette de
Cologne, les coupables auraient été des agitateurs français, ceux que le Temps appelait les « sinistres
apôtres de l’anarchie » (Indépendance
belge du 2 avril)..
En fait, bien que des étrangers, en petit nombre, eussent été arrêtés (Le
22 mars, notamment, la police avait arrêté à Tilleur un barbier originaire du
Hanovre, le sieur Von Breckenkampf, déjà signalé à
l’administrateur de la Sûreté comme meneur anarchiste, par le bourgmestre de
Jemeppe. Cet original avait orné sa chambre des portraits de Blanqui, de Luther
et de Pie IX), on peut conclure sur ce point
comme Henri Pirenne : il n’y eut « aucune immixtion ni aucun secours de
l’étranger » dans toute l’affaire (H. PIRENNE,
Histoire de Belgique, t. VII, p. 305).
Plusieurs journaux catholiques
reprirent leur accusation favorite : « A bas la calotte » conduit à
« « A bas les châteaux ! » La cause du désastre, dit le Patriote du 31 mars, est due à la France
et à l’Allemagne, qui ont « poussé comme deux coins terribles, dans ces
provinces-frontières, le socialisme envieux et le hideux matérialisme ».
Les mercenaires de la presse antireligieuse ont voulu un peuple d’ouvriers sans
foi, sans espérance, sans charité. « Contemplez votre œuvre ! » (page 118) Vous lui avez enlevé les
espérances d’une vie future, d’une justice future, d’une récompense éternelle.
« Il veut la terre puisque le Ciel n’existe plus ! »
Au meeting de La Louvière, le
28 mars, Alfred Defuisseaux avait dit : « La
question sociale est posée et ce sont les gouvernants qui l’ont voulu ».
Sauf la Réforme, qui menait
courageusement son combat en solitaire, les journaux de la classe bourgeoise
rechignèrent devant cette évidence. On avait vécu si longtemps dans l’illusion
de l’honnête Eudore Pirmez
: « nulle plainte du côté du travail ! » On s’était littéralement ancré
dans l’idée que la liberté du travail, associée au libre-échange et à la vie à
bon marché, était « l’une des plus belles conquêtes des temps
modernes. » (La phrase fut prononcée par le ministre libéral
Alphonse Vandenpeereboom, en
Cependant, les examens de
conscience devaient tôt ou tard se faire jour dans une société composée en somme
de gens honnêtes et au cœur sensible. Voici un leader du Patriote, en date du 27 mars : « L’alerte » a montré
« l’impérieuse nécessité de mettre plus de justice dans le monde,
d’étendre, de décentraliser le bien-être, de restreindre l’empire de la misère ».
En voici un second, eu date du 3 avril : « Allons au peuple, » comme
le disait Bakounine, « allons à l’ouvrier, pour le connaître, pour
l’aimer ». Dans son étude sur La crise nationale (Revue de Belgique
du 15 avril 1886), Adolphe Prins, nature fine et
généreuse, exprime la douleur de « ceux qui, sous la croûte légère de la
civilisation, ont soudain vu apparaître la sauvagerie des masses
incultes ». On a trop laissé les hommes « errer comme des sauvages ».
Il faut que les partis dirigeants se rapprochent, refoulent leur égoïsme et
élèvent le peuple en améliorant ses conditions d’existence.
« On s’occupait peu,
beaucoup trop peu du peuple, » confesse Woeste
dans ses Mémoires, et il se donne
l’air d’avoir attiré l’attention de Beernaert sur le problème social (Comte
Woeste : Mémoires,
pp. 325 et 326). En réalité, cet homme d’Etat à
conceptions limitées ne pouvait rien envisager au-delà « d’institutions (page 119) de préservation et
d’agrément » ; ce fut là le thème de son discours au Congrès de la Fédération
catholique, à Verviers, en mai 1886 (Auguste MELOT :
Beernaert (Revue générale du 15 août
1927), p. 140). Beernaert réfléchissait. Rien
n’était compromis, en somme. Il n’y avait pas eu de tentative révolutionnaire,
à proprement parler : ni gouvernement insurrectionnel, ni massacre d’autorités,
ni destruction de travaux d’art. Le 17 avril, le Moniteur belge publiait un document de ton modéré et d’esprit
substantiel : le rapport du Premier Ministre et du chevalier De Moreau d’Andoy, ministre de l’Agriculture et des Travaux Publics,
recommandant au Roi la création d’une commission d’enquête (Sur
les enquêtes antérieures, cf. notamment VERMEERSCH : loc. cit., et P. MICHOTTE : Etude sur les théories économiques qui
dominèrent en Belgique de 1830 à 1886 (Louvain, 1904). (Publications de
l’Ecole des sciences politiques et sociales de Louvain.)
Mais l’enquête, c’est l’aube
des temps nouveaux, de la législation sociale, de l’entrée en scène des
travailleurs chrétiens, de l’épanouissement du socialisme, du triomphe du
Suffrage Universel ! Elle dépasse le cadre de mon étude (Sur
le développement ultérieur des événements, cf. FRAN5
VAN KAI.KEN : La Belgique
contemporaine (Paris, Collin, 1930), pp. 135 et ss).
(page 119) La grève récente des houilleurs hennuyers, en juillet
Ceci dit, voyous les
contrastes. La grève de 1932 n’est pas dirigée contre les patrons. Elle vise à
empêcher l’Etat de toucher aux pensions de vieillesse et aux allocations de
chômage. Les grévistes ont soigneusement préparé leur tâche. Le mercredi 6, des
piquets composés d’hommes et de femmes arrêtent les autos, barrent les routes,
empêchent tout travail : celui de l’ouvrier bénévole ou réquisitionné, de
l’ingénieur, de l’employé. Les grévistes disposent en outre d’un excellent
moyen d’action : le vélo. Par colonnes de quarante à cinquante cyclistes,
ils rayonnent du Borinage vers Charleroi,
En revanche, la défense est
également mieux organisée. On est, dès le premier coup d’œil, frappé par la
puissance acquise par la gendarmerie. Depuis 1886, époque où elle ne comptait
que deux mille hommes éparpillés en trop faibles et multiples brigades, on n’a
plus cessé de songer à son renforcement cadres plus nombreux, constitution d’un
second corps (Sur ces projets, lire une intéressante lettre de
Léopold II à Beernaert, le 31 mars 1886, dans Léopold Il et Beernaert d’après leur correspondance inédite de 1884 à
1894, publiée par EDOUARD VAN DER SMISSEN
(Bruxelles, 1920), t. 1er, p. 84), etc. Enfin, après la
guerre, on en est arrivé à la réalisation d’un projet déjà esquissé par le
ministre Wasseige en 1871 : une gendarmerie
mobile et concentrée. Des groupes sont créés à Bruxelles, Charleroi, Anvers et Liége. Ils disposent de camions automobiles, d’autos
mitrailleuses, de motocyclettes, de vélos. Sur réquisition du gouverneur de la
province, M. Damoiseaux, ces forces (page
121) ont, dès le 8 juillet, abordé la tâche de rétablir l’ordre. Deux
généraux, Jolly et Moury, les dirigent. L’armée
n’intervient que sur demande de la maréchaussée et dans les limites de ses
réquisitions.
Il n’y a plus trace de garde
civique. Ce sont des agents de police qui gardent les ponts sur la Sambre, à
Charleroi, et qui, le samedi 9, défendent à coups de matraque la passerelle que
les grévistes prennent d’assaut après une lapidation énergique. Ne nous attardons
pas à regretter la disparition de l’honnête milice citoyenne. Elle n’est plus
concevable en un temps de masques à gaz et de grenades à main !
Enfin, lorsque la grève
empire, une nouvelle situation est, en 1932, créée. Le pouvoir militaire,
chargé de la direction suprême du service d’ordre, adopte le régime classique
des trois sommations - sauf en cas d’extrême nécessité mais sans concours de
l’autorité civile. La police est rendue à un rôle strictement administratif.
Seuls des gendarmes et des soldats sont opposés au peuple. Le 18 juillet, la
force de résistance de la grève est brisée. Malgré le caractère extrêmement
sévère de l’élément répressif, la paix sociale a pu être restaurée sans
« massacres de Roux ». Que le lecteur me pardonne ce hors-d’œuvre
après un travail poussé aux limites du fastidieux. Je n’aurais point fait ce
rapprochement qu’il s’y serait complu par lui-même.