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« Commotions populaires en Belgique (1834-1902) », par F. VAN KALKEN
(Bruxelles, Office de publicité, 1936)
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(Remarque : les sous-titres ne font pas partie de l’édition-papier de ce livre et ont été rajoutés pour la mise en ligne sur ce site).
(page 197) Arrivé à la fin de cet ouvrage, le lecteur se plaira sans
doute à en retirer quelques impressions d’ensemble. Les lignes qui suivent ont
pour but de l’aider dans ce travail d’orientation.
Tout d’abord, il convient de
remarquer que deux de nos commotions populaires eurent un caractère si
particulier qu’il faut les considérer comme des phénomènes uniques. Les
troubles anti-orangistes des 5 et 6 avril 1834 s’apparentent à ceux de 1831.
Lorsqu’un peuple est menacé sur ses frontières, il commence par se retourner
contre ceux qui, dans le pays même, pactisent avec l’étranger. Si les autorités
ne se chargent pas de cette épuration, un groupe de citoyens en assume la
responsabilité. Il agit presque impunément, étant couvert par la bienveillance
à peine déguisée du public et par l’inertie systématique des éléments auxquels
incombe, d’une manière normale, le maintien de l’ordre, la protection de la vie
et des biens de la communauté. De ce type furent les terribles massacres de
royalistes, « d’agents de Pitt et de Cobourg »,
dans les prisons de Paris, en septembre 1792. Notre émeute de 1834 « pour
le gouvernement », née en regard du « péril hollandais », fut
heureusement assez anodine.
Les troubles et les grèves de
mars 1886 n’eurent également pas leurs pareils dans les années qui précédèrent
ou suivirent. La ruée au pillage des magasins, le 18 mars à Liége, le saccage
du quai des Carmes à Tilleur, le 20, appartiennent au
climat de l’époque. Comme la manifestation des sans-travail à Trafalgar Square
et les dévastations de Piccadilly et de Pall Mall, le 8 février précédent, comme les sursauts de
New-York et d’Amsterdam, ce furent des révoltes soudaines de la misère, des
réactions obscures, violentes, anarchiques, contre les iniquités (page 198) sociales. Les grèves «
irraisonnées et têtues » du temps furent également des protestations,
primitives quant aux fins poursuivies, de caractère terroriste quant aux moyens
de débauchage utilisés. Cette brève « guerre sociale » fut sans
lendemain. D’une part, les autorités et la masse du pays avaient ordonné et
approuvé des mesures répressives qui terrifièrent le prolétariat ; d’autre
part, les jeunes leaders du nouveau Parti Ouvrier surent, avec modération et fermeté,
orienter ce même prolétariat vers la conquête pacifique d’une série de réformes
politiques, économiques et sociales. Au cours de ces émeutes d’un caractère si
nettement circonscrit, la « saturnale » de
la verrerie Baudoux fut un épisode culminant, mais lui-même
de caractère tout local et spécial : la destruction d’un outillage d’usine
modernisé par un personnel d’ouvriers qui redoutent de son utilisation une
crise de main-d’oeuvre. Le cas se présenta rarement en Belgique. Ou en trouve
des exemples à l’aube du 26 août 1830, lorsque, au lendemain de la
représentation de la « Muette », le peuple alla, dans les tissages
dotés de nouvelles machines de la banlieue bruxelloise, « faire ses
propres affaires ».
Passons à présent à ces
efforts populaires prolongés, tantôt plus ou moins spontanés, tantôt plus ou
moins prémédités, que l’on appelle « manifestations répétées » et,
s’ils s’amplifient, des « mouvements ». Il en est qui visent à
empêcher le Pouvoir d’accomplir un ou des actes ; d’autres, au contraire,
tendent à contraindre celui-ci à en poser.
Parmi les premiers, il faut
dégager un cas spécial : la journée du 7 septembre 1884. Ce fut, en
réalité, une contre-manifestation, la réaction de la capitale libérale contre
la volonté, d’ailleurs parfaitement légitime, des catholiques de la province et
des campagnes, de prouver leur puissance par une de ces démonstrations « de
grande voirie » qu’ils avaient jusqu’à présent tant critiquées chez leurs
adversaires.
Parmi les mouvements visant à
briser la politique du gouvernement, il en est un qui échoua et trois qui
réussirent.
Le « Meeting »
anversois de 1862 contre les servitudes militaires et « l’embastillement »
d’Anvers s’effondra parce qu’il ne rencontra pas d’écho ailleurs et parce que
ses chefs furent séparés par trop de discordances. La révolte d’une seule
commune contre le gouvernement, la dynastie et le reste du pays était d’avance
vouée à l’insuccès.
(page 199) Les trois commotions couronnées de résultats : celles de
1857, de 1871 et de 1899, présentent de grandes analogies. Chaque fois l’on se
trouve devant des actes posés par le gouvernement, qui indignent les grandes
agglomérations démocratiques, surtout la capitale. En mai 1857, le cabinet
catholique De Decker veut faire passer la « loi des couvents » ; en
novembre 1871, le ministère catholique d’Anethan prétend maintenir M. De Decker
au poste de gouverneur du Limbourg, après les affaires Langrand-Dumonceau
; en juin 1899, le Premier catholique Jules Vandenpeereboom
présente à
Dans chacun de ces trois cas,
la résistance naît et s’accentue d’une manière imprévue. En 1857, Léopold Ier
constate lui-même une « émotion rapide et contagieuse ». En 1871,
Bara et son groupe sont certes bien pour quelque chose dans « l’explosion
publique », soeur de la « spontanéité foudroyante » de 1857,
dont parle Guillery. La ténacité des manifestants,
pendant neuf jours de temps affreux, n’en est pas moins frappante. En 1899, il
ne faut pas quatre jours au gouvernement pour qu’il s’aperçoive que la
« petite rougeole » du début tourne à la plus furieuse des colères
populaires.
Chacun de ces mouvements
provoque un vif mécontentement parmi les catholiques. Chaque fois en effet, un
ministère de droite, régulièrement constitué et appuyé, au sein des Chambres
comme dans l’ensemble du pays, sur une majorité légale imposante, se voit forcé
de capituler devant la « politique de grande voirie. »
L’émeute des « gants
glacés » du 27 au 29 mai 1857 - même si elle ne fut qu’une grosse cabale -
tua net le projet de loi Nothomb sur les fondations charitables. En 1871,
l’opinion soulevée ne se contenta point de la démission du pauvre M. De Decker
; elle amena Léopold II à exiger la retraite du
cabinet, geste hardi que le souverain renouvela en 1884 à l’égard de MM. Woeste
et Jacobs, après les élections communales libérales du 19 octobre. Vandenpeereboom et son projet de Représentation
proportionnelle s’effondrèrent devant le sursaut des villes, en 1899. Les
catholiques reprochèrent chaque fois âprement à leurs adversaires de ne pas
avoir recouru uniquement aux nombreux moyens légaux qui étaient à leur
disposition dans notre classique « terre de liberté » : les
meetings, les polémiques de presse, (page
200) les cortèges paisibles, les débats parlementaires, la préparation des
élections. Bien plus, ils accusèrent les bourgmestres libéraux Charles de
Brouckère en 1857, Jules Anspach en 1871, Charles Buls
en 1884, tous adversaires du gouvernement, d’avoir fait fi du concours de
l’armée, mise à leur disposition par l’Etat, et de n’avoir compté que sur
l’appui de la garde civique, c’est-à-dire de leur « corps électoral armé
! » En 1899, il est vrai, Charles Buls eut
recours aux gendarmes et ceci ne lui fut que trop reproché. Mais, déjà le 1er
juillet, les bourgmestres libéraux des grandes villes se rendaient en corps
auprès du Roi pour lui exposer leur « impuissance devant la colère
populaire ». Le pouvoir communal fut-il donc vraiment inférieur à sa tâche ?
Au cours de mes exposés, j’ai
trop longuement insisté pour avoir à y revenir sur le rôle correct des divers
corps de la garde civique (notamment au cours des terribles épreuves de Liége
et de Charleroi en 1886) ; j’ai dit combien les bourgmestres firent avec
succès, tout en appartenant au camp opposé au gouvernement, respecter l’ordre
sans inutiles effusions de sang. Tout compte fait, les plaintes amères dirigées
contre les uns et les autres ne furent certes pas tout à fait injustifiées,
mais elles s’amplifièrent exagérément au souffle de ce que l’on appelle
aujourd’hui la « passion partisane ».
Par un contraste assez
curieux, la droite jugea avec moins de sévérité les bagarres de 1899. Jamais
cependant l’opposition ne fit plus ouvertement fi des règles
constitutionnelles.
Faisons un dernier
rapprochement. En fin de compte, les manifestations-désordres
de 1857, de 1871 et de 1899 réussirent parce que, dans chacun de ces cas, le
gouvernement avait présenté au public ce (page
201) que le vieux Charles Rogier appelait spirituellement de trop « gros
morceaux à digérer ». Du côté catholique même, De Decker et d’Anethan ne
rencontrèrent pas un appui unanime ; en
Une preuve plus forte encore
de cette volonté du Belge moyen d’éviter les aventures nous est fournie par
l’échec retentissant des deux mouvements socialistes de 1893 et de 1902,
organisés dans le but de contraindre le gouvernement à instituer le régime du
suffrage universel pur et simple. Et cependant, le Parti ouvrier n’ordonna
aucun acte vraiment révolutionnaire. Mais il usa de deux méthodes qui
scandalisèrent les classes moyennes et rurales la manifestation, transformée en
une manière de guérilla aux fins de « harceler la force publique », et la grève
générale, décrétée à titre de moyen d’action politique.
Simples « gamineries
déambulatoires » au début, les manifestations de 1893 rencontrèrent en M. Buls un adversaire déterminé. Ses collègues l’imitèrent,
même le bourgmestre d’Anvers Van Rijswijck qui, au
début, avait cru pouvoir faire preuve d’une confiance britannique à l’égard des
organisateurs de cortèges et de meetings. Dès le vendredi (page 202) 14 avril, la bataille était gagnée dans les rues de
Bruxelles, aux abords de
Des deux grèves générales, l’une
- celle du 4 avril 1893-— fut présentée ouvertement par les chefs du Parti
ouvrier comme un moyeu d’agitation ; l’autre - celle du 13 avril 1902 - comme
un « blocus et non un assaut », un retour vers les voies légales destiné à
rassurer une opinion que les troubles des jours précédents avaient indignée.
Dans les deux cas, néanmoins, la grève générale politique fut impopulaire,
sauf, évidemment, an sein du prolétariat ouvrier. D’où l’échec de ces
mouvements et les actes de fureur, de désespoir, suivis de feux de salve, qui
ensanglantèrent leurs derniers jours (fusillades de Mous et de Borgerhout en 1893, de Louvain en 1902). Mis en échec, le
18 avril 1893, par le vote de la transaction Nyssens
et complètement vaincu, le 20 avril 1902, le parti socialiste ne s’obstina
point dans des voies d’intimidation « romantiques » ; il organisa avec
patience et fermeté la grève pacifique et virtuellement générale de 1913, qui
ouvrit enfin aux classes laborieuses les approches du suffrage universel « pur
et simple ».
De nos jours (l’exemple de
1936 est là pour nous en convaincre), la grève générale, perfectionnée dans ses
moyens d’action et de propagande, a conservé un grand prestige comme moyen de
pression au sein des masses ouvrières. L’exemple de