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Note
d’intention
« Du gouvernement représentatif en
Belgique (1831-1848) », par E. VANDENPEEREBOOM
Bruxelles,
Librairie polytechnique d’Aug. Decq,
1856, 2 tomes
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TOME 2
(page 231) La session avait été close un mois avant les
élections. Ce n'était pas trop de temps pour se préparer à la grande bataille,
dans laquelle allaient se jouer et la longue existence de la (page 232) majorité
catholique et les suprêmes espérances de l'opposition. Pour l'un comme pour
l'autre parti, ce pouvait être un Waterloo. Ces élections eurent lieu le 8 juin
1847. Il s'agissait de procéder au quatrième renouvellement partiel du Sénat,
au septième renouvellement partiel de la Chambre. Une circonstance donnait, en
outre, une signification particulière à cette solennelle épreuve, celle que
tous les collèges électoraux du pays devaient y prendre part. En effet, une
série de provinces devait renouveler le mandat de la moitié du Sénat, l'autre
série le mandat de la moitié de la Chambre (La série pour le renouvellement partiel du Sénat se composait des
provinces d'Anvers, de Brabant, de la Flandre occidentale, de Luxembourg et de
Namur : la série pour le renouvellement partiel de la Chambre des représentants
comprenait les provinces de la Flandre orientale, de Hainaut, de Liège et de
Limbourg.). Il fallait aussi pourvoir aux nouveaux mandats accordés à certains
collèges.
Dans la séance du 24 mars 1847, M. Delfosse
avait dit aux membres de la droite : « N'oubliez pas qu'un jour (et il n'est
pas éloigné peut-être !) vous deviendrez minorité... » Deux mois après, la
prophétie s'accomplissait : la majorité catholique, si laborieusement formée et
si fortement maintenue, disparaissait ; le parti libéral couronnait ses progrès
successifs par le plus éclatant triomphe. Le 12 juin 1847, tout le cabinet de
Theux-Malou, y compris les deux Ministres d'État membres du conseil, donnait sa
démission. Des gouverneurs n'étaient point parvenus à se faire réélire, dans
les chefs-lieux de la province confiée à leur administration ; des sommités
catholiques étaient éliminées, malgré leurs anciens services et leur éminent
talent : en un mot, l'ensemble des élections était trop significatif, pour ne
point amener un pareil résultat. Comment se fit-il
donc, qu'une crise aussi nette et aussi simple fut si longtemps à s'éclaircir
et à se résoudre ; comment fallut-il deux mois, pour arriver à la formation
d'un (page 233) ministère
libéral homogène, manifestement indiqué par ce qu'on appelle « les signes du
temps » ? Ce désastre était avoué et son résultat admis, par les vaincus
eux-mêmes ; car M. Malou disait bientôt, dans la discussion de l'Adresse. « Je
reconnais que le ministère devait naître tel qu'il est, après les élections du
8 juin ; je ne lui conteste pas, comme on l'a fait si souvent en présence de
l'évidence des faits, le droit d'être au pouvoir. » (Annales parlementaires, 1847-1848, p. 50).
Nous sommes obligé, en présence des causes et
des effets de cette crise ministérielle, de renvoyer le lecteur et aux journaux
du temps et à la discussion de 1848-1849, sur la suppression de la pension des
Ministres. Il ne faut pas que notre jugement, si empreint d'impartialité que nous
tâchions de le rendre, puisse être, contre notre gré, attribué à un autre
sentiment.
Mais, cette réserve, que nous mettons dans notre
appréciation sur les personnes, causes de cette trop longue crise, ne doit pas
nous empêcher de rechercher l'origine et les résultats d'une des situations les
plus compliquées de notre existence politique. Les deux partis, qui divisaient
profondément le pays et le Parlement, n'avaient pas eu, depuis 1839, à la
direction des affaires, la part que semblaient donner à chacun d'eux et l'issue
de diverses élections et l'état général de l'opinion publique.
Les libéraux, chassés violemment du ministère,
en 1841, avaient puisé, dans les comices électoraux et dans les luttes
parlementaires, une force et une cohésion, se manifestant par des signes si
éclatants, qu'il fallait un profond aveuglement pour ne pas les reconnaître.
Les catholiques, intéressés à occuper le pouvoir, soit pour présider à la
discussion des lois organiques qu'ils redoutaient, soit pour (page 234) apporter
des modifications à celles qui n'avaient point répondu à leurs espérances, s'y
étaient maintenus, tantôt par leurs représentants avoués et naturels, tantôt
par des personnes interposées, fidèles adhérents ou consciencieuses dupes ; se
faisant, ainsi, une position propice à leurs vues secrètes, lors
même qu'elle n'était pas satisfaisante pour leur ambition personnelle. Dans
cette tâche, durant ce combat pour mieux dire, ils avaient vu se briser les
combinaisons les plus savantes et les plus fortes, s'user les personnalités les
plus aguerries et les plus éminentes. De 1841 à 1847, trois ministères avaient
été ou profondément modifiés ou totalement détruits ; et, cependant ils avaient
à leur tête les Nothomb, les Van de Weyer, les de
Theux. Jamais parti ne mit plus d'obstination et de ruses pour se cramponner au
pouvoir, ni ne montra plus de regrets et de désespoir de s'en voir écarté.
Oubli des leçons données dans d'autres
Gouvernements représentatifs ; ignorance des besoins et des règles du self-government
lui-même ! Quoi qu'il fasse, et si réel que soit son droit, tout parti
s'use au pouvoir : quelles que soient les erreurs qu'il ait commises, et si
faible qu'il soit naturellement, tout parti se relève et se retrempe dans
l'opposition. Cette fragilité, cette mobilité des partis au pouvoir sont,
d'ailleurs, salutaires à la pratique du régime constitutionnel bien compris. En
effet, rentrés aux affaires, les hommes politiques n'oseraient répéter les
fautes qui ont occasionné leur chute, défaire les lois qu'ils ont injustement
reprochées à leurs adversaires. La loi communale ne sera plus bouleversée, les
communes ne seront plus fractionnées par personne ; nul ministère ne
s'avisera plus de décorer, en une seule fois, trente-deux membres du Parlement,
à la veille d'une élection ; la loi de l'enseignement primaire ne sera pas
profondément modifiée ; le traitement d'un cardinal-archevêque ne sera plus
supérieur à celui d'un ministre à portefeuille ; les portes des Chambres ne
s'ouvriront plus aux fonctionnaires inférieurs et dépendants du Gouvernement : (page 235) la loi
des successions ne sera pas rapportée - il ne faut pas être prophète, pour oser
énoncer toutes ces affirmations.
Mais aussi, nul parti ne pourra plus s'adjuger
le monopole de la direction des affaires publiques ; nul ne pourra imprimer un
cachet de fixité à des mesures mauvaises ; toute loi réactionnaire, qui n'a été
emportée qu'à l'aide de la violence ou de majorités factices, portera dans ses
flancs des germes de caducité et de ruine. Tels sont, à nos yeux, les
caractères et les leçons de la situation, née des élections de 1847. Le parti
catholique avait occupé le pouvoir au-delà du terme naturel, qui lui était
assigné par les faits électoraux ou parlementaires, et sa chute en fut d'autant
plus profonde. Il avait marqué son passage aux affaires par des lois
antipathiques à l'esprit public et contraires à nos institutions libérales, et
ces lois ont disparu pour ne plus jamais revivre. Les chefs du parti libéral
étaient mis en possession des portefeuilles, trop tard au point de vue des
faits politiques intérieurs ; assez tôt, en face des événements politiques du
dehors, nous ne tarderons pas à le voir (Ministère du 12 août 1847, MM. Rogier, Intérieur ; d'Hoffschmidt,
Affaires Étrangères ; de Haussy, Justice ; L. Veydt, Finances
; Frère-Orban, Travaux Publics ; baron Chazal, Guerre).
Telle était la situation parlementaire, quand
s'ouvrit, le 9 novembre 1847, la dix-neuvième session, qui devait être close le
26 mai 1848 et durer ainsi un peu plus de six mois. Elle fut également
remarquable et par les projets de lois importantes que le ministère présenta,
malgré sa récente arrivée aux affaires, et par les événements terribles qui
frappèrent un pays voisin et dont il fallut parer le contrecoup inattendu. Le
ministère libéral et la majorité libérale allaient subir la double épreuve des
difficultés intérieures et extérieures ; chacun fut mis à même de juger, par
leur attitude et par leurs actes, s'ils étaient, comme leurs amis le disaient,
des hommes (page 236) d'ordre et de
progrès ; ou bien si, comme leurs adversaires l'avaient dit tout haut et le
murmuraient encore tout bas, ils étaient des révolutionnaires et des
brouillons. Au cas où, en effet, tels eussent été les nouveaux ministres, de
prochaines catastrophes allaient merveilleusement servir leurs dessein ; car,
quelques mois après, il leur eût été facile d'aspirer à devenir des tribuns.
Le discours du Trône était modéré : ceux qui
l'avaient rédigé s'étaient sagement abstenus d'y laisser percer aucune amertume
sur le passé, aucune satisfaction sur le présent. L'annonce de modifications
aux lois communale et électorale, la révision du régime des céréales, une
allusion à des difficultés survenues avec la Cour de Rome en formaient les
points saillants. L'adresse semblait devoir susciter peu de discussions, car,
dès le début, M. de Theux, chef de la droite, avait annoncé une attitude
expectante, en disant : « Ma ferme résolution est d'examiner avec impartialité
les projets de loi qui nous seront présentés par le Gouvernement, adoptant ceux
qui me paraîtront bons et repoussant les autres. » Mais la difficulté avec Rome
devait raviver le débat. Il résultait d'une communication déposée par le Gouvernement
les faits suivants. Près d'un mois après sa démission et quand M. Rogier avait
déjà été mandé par le Roi, l'ancien cabinet avait, par arrêté du 7 juillet
1847, nommé M. le comte van der Straten-Ponthoz
envoyé extraordinaire et plénipotentiaire près le Saint-Siège : faisant ainsi
un acte irrégulier en soi, créant une difficulté à ses successeurs. Le cabinet
nouveau avait, dès son entrée, proposé au Roi de ne pas maintenir cette
nomination et avait confié cette mission à M. Leclercq, ancien membre du Congrès,
ancien Ministre de la Justice, procureur général près la Cour de cassation,
ayant acquis, par ses qualités privées et publiques, une haute position dans
l'estime de tous les partis. Cet acte fut communiqué, pour suivre des usages de
courtoisie diplomatique, à Mgr. le nonce (page 237) apostolique à
Bruxelles. Vers la mi-septembre, le ministère fut informé, par ce diplomate,
que ce choix n'était pas de nature à être agréé par le Saint-Siège ; les motifs
allégués étaient ceux-ci : « Que, tout bien considéré, il avait été facile à
Sa Sainteté de se convaincre que, dans les circonstances graves où elle se
trouve, elle ne pouvait, en aucune manière, accepter comme ministre de
la Belgique que des personnes qui auraient offert, par leurs antécédents,
beaucoup plus de garanties, que celles que lui offre M. Leclercq. » Le
Ministre des Affaires étrangères adressa à Mgr. le nonce une dépêche finissant
par ces mots : « Dans l'état actuel des choses, le ministère se trouve dans l'impossibilité
de proposer au Roi la désignation d'une autre personne pour le poste d'envoyé
extraordinaire et plénipotentiaire près le Saint-Siège apostolique. » Le
paragraphe de l'Adresse, relatif à ce grave incident, s'exprimait ainsi : «
Malgré notre désir de voir les meilleurs rapports régner entre la Belgique et
la Cour de Rome, désir que rendent plus vif encore de grands événements qui
tiennent l'Europe attentive, nous reconnaissons que le Gouvernement ne pouvait
se dispenser de prendre la résolution dont il nous a fait part, sans blesser
les plus légitimes susceptibilités d'une nation indépendante. » M. Dedecker
disait avec sa sincérité habituelle : « Dans la position nouvelle où le
ministère était placé, il devait avoir à la Cour de Rome un agent jouissant de
toute sa confiance et capable d'expliquer parfaitement sa pensée, afin d'éviter
toute erreur relativement à ses intentions à l'égard du clergé et de la
religion. Une fois ce droit admis, je dois reconnaître qu'il était
impossible de trouver, dans toute l'opinion libérale, j'allais presque dire
dans «a Belgique entière, un homme plus respectable et plus considérable
que M. Leclercq. (Marques générales d'adhésion.) » M. le vicomte Vilain
XIIII émit l'opinion qu'il aurait fallu négocier pour faire accepter M,
Leclercq. C'eût (page
238) été là, à notre sens, une conduite peu digne du pouvoir qui avait fait
un choix trop acceptable, pour avoir à le justifier ; peu digne encore de M.
Leclercq, qui eût pu arriver ainsi à Rome à l'état d'intrus et comme pis-aller.
D'ailleurs, c'était demander au ministère de ne pas tirer parti de l'énorme
faute, commise par les auteurs de cette basse intrigue. Que des vainqueurs se
montrent généreux à l'égard d'adversaires désarmés, rien de mieux : mais c'est
trop exiger que de vouloir qu'ils soient indulgents pour des vaincus qui, dans
leur fuite et dans l'ombre, lancent le trait du Parthe. Le parti catholique
chercha à se disculper de toute participation à cet inqualifiable résultat :
mais, à coup sûr, le parti libéral en était plus innocent encore. Ce fâcheux
incident restera, dans l'histoire des partis, comme une tache pour les auteurs,
très reconnaissables, de cette lâche et vaine tentative, comme une leçon
pour ceux qui voudraient la renouveler. M. Leclercq y aura appris ce qu'il
devait croire de la sincérité des protestations de respect, qu'on lui avait
souvent et publiquement manifestées. Si la calomnie entame de tels caractères,
qui donc en sera à l'abri ? (Voir, pour
l'incident relatif à la mission de M. Leclercq à Rome, Moniteur de 1847-1848,
pp. 15 à 85, passim).
La première lance rompue, la lutte se poursuivit
: il fut question, d'un côté, des destitutions opérées par le cabinet nouveau
; de l'autre côté, de l'intervention officielle du clergé dans les
élections, de ses prétentions en fait d'enseignement. Un
gouverneur-représentant éliminé dans son chef-lieu de province, avait été
remplacé ; quelques autres fonctionnaires politiques aussi avaient été écartés.
Pour le premier cas, nous avouons ne rien comprendre aux doléances peu viriles,
aux déclamations larmoyantes qu'une telle mesure fit naître. Nous concevons
qu'en pareil cas, un fonctionnaire, aussi peu heureux, devrait, dans l'intérêt
de sa propre dignité et du service (page 239) public, renoncer à sa position, quand bien même ses
amis politiques resteraient ministres. Mais, quand des adversaires se font,
pour ainsi dire, un marchepied de votre ruine pour monter au pouvoir, on ne
reçoit pas sa démission, on la donne et, si c'est possible, on l'expédie par le
télégraphe, pour n'être pas prévenu. Agir autrement, c'est, si nous ne nous
trompons, n'avoir pas ou de sang dans les veines, ou de pain dans la maison.
Quant aux autres destitutions, c'est un droit, tempéré par la responsabilité
qui l'accompagne et dont l'exercice peut être discuté au point de vue de
l'opportunité et de la convenance. L'intervention du clergé dans les élections
sera plus convenablement appréciée par d'autres que par nous : qu'ils parlent
donc à notre place. M. Dedecker, frappant, comme souvent, à droite et à gauche,
disait : « Vous regrettez que le clergé, par exemple, intervienne dans les
élections. Pour moi, je déclare sincèrement et à la face du pays, que je désire,
autant que qui que ce soit, que le clergé s'abstienne de paraître aux
élections ; mais en définitive, nous n'avons rien à y voir, c'est au clergé
à connaître ses véritables intérêts sous ce rapport. Vous croyez qu'il ne faut
pas augmenter le nombre des couvents en Belgique. Je désire, comme vous, que le
clergé modère lui-même l'ardeur de son prosélytisme ; je désire, comme vous,
que surtout les couvents, qui n'ont pas un but d'activité sociale et
humanitaire, ne se multiplient pas outre mesure en Belgique ; je le dis avec la
même conviction que vous. » M. Dechamps ajoutait : « Je n'hésite pas à déclarer
que sur l'intervention du clergé dans les élections, je partage en tous points
l'opinion émise par mon honorable ami M. Dedecker... Le clergé aura à examiner
si, dans les circonstances qui ont marqué ces dernières années, l'intérêt de
son influence morale, de son influence sociale, la seule en définitive à
laquelle il tienne, n'exige pas qu'il s'abstienne d'user de ses droits
constitutionnels de citoyen C'est là une question d'appréciation (page 240) qu'il
appartient à lui seul de résoudre ; mais je ne puis m'empêcher d'exprimer mon
opinion personnelle ; je crois qu'il devra s'abstenir de prendre une part
active aux luttes électorales. » M. de Theux disait, de son côté : « Mais
entre le droit de voter et une intervention plus active, qui peut passer pour
être hostile à tel candidat plutôt qu'à tel autre, quand on est assuré que les
candidats libéraux ne veulent pas faire prévaloir dans les lois des doctrines philosophiques
antireligieuses, alors cette intervention doit cesser
nécessairement ». (Dans son
ouvrage, De la démocratie en Amérique, M. de Tocqueville dit :
« J'ai dit que les prêtres américains se prononcent, d'une manière
généreuse, en faveur de la liberté civile ; cependant on ne les voit pas prêter
leur appui à aucun système politique en particulier. Ils ont soin de se tenir en dehors des affaires, et ne se
mêlent pas aux combinaisons des partis. On ne peut donc pas dire qu'aux
États-Unis la religion exerce une influence sur les lois, ni sur les débats des
opinions politiques ; mais elle dirige les mœurs ; et c'est en réglant la
famille qu'elle travaille à régler l'État. Je les vis se séparer avec soin de
tous les partis, et en fuir le contact avec toute l'ardeur de l'intérêt
personnel ».)
Or, les libéraux n'ont jamais prétendu, ils
n'ont pas droit de prétendre que le prêtre dût s'abstenir d'exercer ses devoirs
d'électeur : mais ils se sont demandé s'il était bon, que le clergé, comme
corps, devînt agent d'élection. Ils doutent qu'il soit utile et moral de
transformer les chaires de vérité, les confessionnaux, les cérémonies du culte
en instruments électoraux. Ils ne comprennent pas la convenance, par exemple,
qu'aux cent prêtres d'un district vinssent se joindre cinquante prêtres d'un
autre district, pour, ensemble, sur le même terrain, le même jour, combattre un
représentant, parce qu'il a voté la loi d'enseignement moyen avec la convention
d'Anvers ; appuyer un sénateur quoique ayant voté la même loi, sans avoir
l'occasion de se prononcer sur ladite convention (Ce fait s'est présenté, en 1854, dans un district des Flandres). Les
libéraux ne savent pas comment de tels actes seraient (page 241) dictés par la
religion, moins encore par la logique. Quoi qu'il en soit, l'Adresse dont le
dernier paragraphe assurait « la confiance de la Chambre dans le Gouvernement
et le concours sincère comme l'appui actif qu'elle était disposée à lui prêter,
» fut admise par 58 membres ; 23 s'abstinrent. Le Sénat admit son Adresse,
quoique renfermant un vote de confiance, par 47 voix et 1 abstention. (Voir Annales parlementaires, 1847-1848, pp. 20
à 93).
En abordant la discussion des budgets, le
ministère put voir qu'il aurait non seulement à se défendre contre des
adversaires, mais aussi à compter avec ses amis. Dans les gouvernements
représentatifs, c'est le propre des grands triomphes politiques de traîner
après eux beaucoup de vaincus à désarmer, beaucoup d'alliés à satisfaire. Mais
ce fut la bonne fortune du cabinet de ne pas rester au-dessous de cette double
tâche. Un homme nouveau se trouvait dans son sein, qui apporta au pouvoir plus
de force encore que ses amis n'avaient osé en promettre. M. Frère-Orban,
chargé, en même temps, et d'un mandat législatif et d'un portefeuille
ministériel, déploya, dès le début, cette étendue de connaissances, cette
lucidité d'idées et cet éclat de parole, qui laissaient entrevoir l'habile
Ministre des Finances dans le jeune Ministre des Travaux Publics.
Au budget des Affaires étrangères, M. le baron
Osy souleva, pour la seconde fois, la question du droit à imposer à la collation
des nouveaux titres de noblesse et à la reconnaissance des anciens titres.
L'honorable membre citait l'engagement signé par les nouveaux anoblis qui était
ainsi conçu : «Je m'engage à acquitter les droits qui sont ou pourront
ultérieurement être imposés, en vertu des lois, du chef de la délivrance
des lettres patentes ; » il avait constaté par l’Annuaire nobiliaire que,
de 1830 au 1er janvier 1847, deux cent trente personnes avaient été
anoblies : il estimait la (page 242) recette à opérer immédiatement de ce chef, comme
pouvant s'élever à 479,000 francs. Nous avons vu, plus haut, que le Sénat avait
voulu engager le Gouvernement à ouvrir cette nouvelle source de recettes (T. II, livre VIII, p. 92). M. A. Rodenbach
appuya la proposition de M. Osy, en disant : « En France, d'après un document
que j'ai eu entre les mains, on a nommé 38 ducs, comtes ou barons, qui ont
versé dans le Trésor une somme de 200,000 francs. On devrait donc exiger le
payement d'un droit beaucoup plus élevé, en Belgique. En France, un titre de
duc se paye 18,000 francs ; un titre de comte 7,200 francs ; un titre de baron
3,600 francs. On appelle cette taxe un droit de sceau (interruption)... sans
calembour. » La discussion n'eut pas d'autre suite (Annales parlementaires, 1847-1848,
pp. 129 et 130).
Toutefois, ceci nous donne l'occasion de
signaler un petit incident, pour lequel nous n'avions pas, jusqu'ici, trouvé de
place convenable. Dans la séance du 3 septembre 1835, M. le Président (Raikem)
dit : « La parole est à M. le comte Félix « de Mérode. » - M. Félix de
Mérode : « Il me semble qu'il « n'y a pas de titres de noblesse, dans cette
assemblée. On me donne sans cesse le titre de comte. Je ne repousse pas ce
titre, en dehors de cette Chambre, sans lui donner aucune valeur. Mais, il me
semble que, dans la Chambre, on ne doit pas donner de titres. Dans la Chambre
des Députés de France, on ne donne jamais de titres. Je crois que cet usage
doit être suivi ici. » - M. le Président : « Je croyais pouvoir vous
appeler ainsi.- M. Félix de Mérode : « Je ne dis pas cela pour faire un
reproche à notre honorable Président, mais parce que beaucoup de membres me
donnent ce titre, en séance. Un membre m'en a fait l'observation, avant la
séance, et je trouve qu'il a raison. Voilà pourquoi moi-même j'en ai parlé.
Mais, je le répète, je (page
243) n'en fais de reproche à personne. » (Moniteur de 1835, n°249). Au moment où il s'agissait d'imposer un
frein, ou du moins une contribution aux aspirants à la nouvelle noblesse, il
est assez piquant de se rappeler ce langage simple et plein d'abandon d'un
noble de bonne et vieille souche.
Au budget de la Dette publique revinrent les
éternelles discussions de la dette flottante et de la situation du Trésor. Ce
qu'on a en caisse, se compte facilement ; ce qu'on doit, est moins aisé à
établir ; enfants prodigues et gouvernements endettés doivent en savoir quelque
chose.
Par arrêté du 20 juin 1847, c'est-à-dire après
sa démission donnée, M. Malou avait, comme ministre des finances, pris un
arrêté, introduisant un nouveau mode d'émission des bons du Trésor. Il
disposait : « Art. 10. Les bons du Trésor seront admis en payement des
impôts, dans tout le royaume ; « pourvu, toutefois, que le payement à faire
soit au moins équivalent au montant, en principal et en intérêts échus, des
bons présentés. » Il s'ensuivait qu'on pouvait les verser pour les droits
d'enregistrement, de succession, de douane et d'accises, qui présentent des
recettes très élevées. La mesure fut approuvée par les uns et blâmée par les
autres. À notre sens, quand la dette flottante est faible et ne sert qu'à
anticiper sur les recettes à recouvrer par le Trésor, un tel mode peut être
utile, parce qu'alors il habituerait les capitaux privés à se lier au crédit
public, sans qu'aucun danger puisse résulter de cet escompte facultatif. Mais
nous croyons que, lorsque la dette flottante monte à un chiffre élevé et sert à
couvrir un déficit réel et constant, la faculté de faire rentrer, quand et en
telle quantité qu'on veut, les bons du Trésor, pourrait devenir un grand
embarras. Supposez un moment de panique et de crise ; il est probable que, par
les grands bureaux de douane et d'accise, on vous fera rentrer une masse (page 244) de bons
émis et ayant encore de longs termes à courir, alors que vous aurez le plus
urgent besoin de ressources disponibles et qu'il ne vous serait possible de
faire une nouvelle émission, que pour un faible chiffre ou à un intérêt
onéreux. Notre position ordinaire, c'est d'avoir une dette flottante élevée * ;
eh bien ! nous disons que, dans une pareille situation, le mode que nous venons
d'indiquer se réduit à ceci : c'est vouloir que l'Etat
soit, en même temps, banquier et emprunteur ; escompteur et court d'argent. Le
fruit posthume des œuvres ministérielles de M. Malou n'exista pas longtemps. M.
Frère l'étrangla, en rapportant les dispositions de cet article 10, par son
arrêté du 5 octobre 1848. Nul ministre des finances n'a cherché depuis à le
faire revivre.
Quant à la situation du Trésor, on prononça de
remarquables discours pour prouver qu'elle était bonne, des discours non moins
remarquables pour prouver qu'elle était mauvaise. Dans cette consultation, les
ministres sortants étaient les médecins Tant-Mieux, les ministres
entrants étaient les médecins Tant-Pis. Assistant un jour, à la Chambre,
à une pareille discussion, nous disions : « La situation financière, entre les
mains du ministère, c'est un décor à deux côtés ; quand on lui demande des
subsides, il montre le côté sombre ; quand (page 245) c'est lui qui
sollicite des crédits, il fait voir le côté brillant. Il use ainsi de la
situation du Trésor, comme fait un machiniste d'un décor d'opéra. » (Séance du 4 mai 1853). Tout ce que nous
avons lu depuis, n'a fait que nous confirmer dans cette idée. On parla aussi -
et cela sans rire en se regardant - de la convenance de former un fonds de
réserve de plusieurs millions ; quelque chose, en petit, comme le trésor du
Kremlin, à Moscou, qui lui-même est souvent à sec. On oubliait que dans les gouvernements
représentatifs, la caisse de l'Etat est un dépôt où
l'on met le moins possible et d'où l'on retire le plus possible ; véritable
tonneau des Danaïdes, sans fonds et, quoi qu'on fasse, toujours vide. (Annales parlementaires, 1847-1848, pp. 160 à 196).
La discussion du budget de l'Intérieur est
d'ordinaire un terrain politique : il n'en pouvait être autrement cette fois (Annales parlementaires, 1847-1848, pp. 264 à 332, 435
à 489). Les prétentions du clergé, relativement à l'enseignement donné par
l'État, en firent les frais. Par un examen rétrospectif, on arriva à la
connaissance de certains faits, qu'il faut voir consignés aux Annales
parlementaires pour y croire. M. Nothomb s'était trouvé en dissidence avec
l'épiscopat sur plusieurs points d'application de la loi d'enseignement
primaire, qu'il avait si laborieusement obtenue et qu'il devait mettre à
exécution plus laborieusement encore. Il en était résulté une longue correspondance,
que l'ancien ministre de l'intérieur avait fait passer dans son cabinet de
diplomate, pour « en faire le triage ». Un des évêques avait signalé ces
documents à M. Van de Weyer, qui les réclama ; ils
furent restitués. Dans un discours habile, substantiel et d'une grande
élévation d'idées, M. Nothomb chercha à prouver deux choses. La première, c'est
que l'intervention du clergé est utile et nécessaire ; nous l'avons admis
nous-même dans l'examen que (page 246) nous avons fait de la loi de 1842 (voir t. II, livre VII, p. 36) : la seconde,
c'est qu'il n'avait fait au clergé aucune concession qui ne dût être faite.
Nous allons voir ce qui résulta, sur ce dernier point, de la discussion et du
dépôt de la correspondance. Le litige avait spécialement porté sur la
nomination des instituteurs, sur l'enseignement normal. Le conseil communal de
Tournai avait fait en 1845, une convention avec M. l'évêque, par laquelle il
s'engageait non seulement à prendre l'avis du clergé pour la nomination des
professeurs, mais à suivre cet avis. M. Nothomb n'hésita pas à déclarer qu'à
ses yeux une telle convention était « une double abdication du pouvoir civil. »
L'adjonction des cours normaux à des écoles primaires supérieures devait
rétablir quelque peu l'équilibre entre le clergé, qui possédait sept écoles
normales et le Gouvernement, auquel la loi n'en avait attribué que deux.
L'adjonction était facultative, M. Nothomb commença à la réaliser : c'est ce
qu'il appelait « une véritable conquête ». Les évêques protestèrent. L'honorable
député d'Arlon terminait son remarquable discours par ces paroles, que nous
voudrions voir gravées dans tous les cœurs et dans tous les esprits : « Le
clergé doit y penser comme nous ; il ne faut pas amener la sécularisation de
l'enseignement primaire. Il faut même autant que possible, ne pas amener la
sécularisation de l'enseignement moyen. Je dirai donc au clergé : Craignez
d'engager une lutte entre le sentiment civique et le sentiment religieux. Dans
cette lutte tous les pères de famille seront forcément amenés à donner la
préférence à l'établissement abandonné par vous, si vous l’avez délaissé sans
raisons approuvées par eux. Il ne suffit pas d'avoir un droit ; il faut encore
savoir en user avec intelligence, avec discernement, avec prudence, avec à-propos.
Il y a de grands dangers pour l'ordre social à voir les établissements
d'enseignement primaire et moyen (page 247) abandonnés par le clergé. Mais ce danger n'existe pas
seulement pour l'ordre social ; il peut exister pour la religion elle-même. On pourrait
arriver jusqu'à voir s'affaiblir ces habitudes religieuses qui existent et
caractérisent le peuple belge. » M. Lehon s'attacha
principalement à examiner si l'indépendance du pouvoir civil avait été
sauvegardée, au milieu de ces prétentions divergentes. S'emparant de la
correspondance, que les évêques avaient déclaré tenir pour officielle, il donna
lecture de quelques passages, qui soulevèrent une vive controverse, à la suite
de laquelle la Chambre décida que tout le dossier serait publié dans les Annales
; nous y renvoyons nos lecteurs (Annales
parlementaires, 1847-1848, pp. 521 à
536). On y voit autographié, par un facsimilé complet, un
passage bâtonné, qui avait été cité. M. Nothomb répondit : « Si j'avais pu
m'attendre à voir ainsi pour la première fois des lettres lues à la Chambre,
certes, je leur aurais donné une autre forme... »
Dans ces documents, se trouvaient, outre le
passage qu'on disait avoir été supprimé, les textes avoués qui suivent, et qui
sont aussi malheureux pour la forme, que pour le fond.
« A l'évêque de Liége. »
« L'effet déjà acquis de l'arrêté du 3 août
1843, a été de « faire cesser l'école normale communale et
provinciale, conséquence qui, comme vous le savez, n'a pas laissé que de me
causer quelques embarras, que j'ai su surmonter. »
« A l'évêque de Bruges. »
« Loin d'avoir négligé de consulter l'autorité
ecclésiastique sur le choix du personnel des écoles supérieures, je puis dire
que c'est, en quelque sorte, sur ses propositions que tous les choix
ont été faits.» (Or, la loi ne prescrit pas cela.)
« A l'évêque de Gand. »
« Deux nouvelles écoles ont été fondées dans la
province « de la Flandre orientale ; l'une est à Alost ; V. G. voudra se (page 248) rappeler
que l'organisation a été faite avec le concours du clergé. L'autre est à Renaix
: là encore les conseils du clergé ont été suivis en tous points. V. G. sait
que je me suis créé un embarras qui malheureusement n'a pas encore cessé. »
Dans la minute, il y avait un passage qui
expliquait les motifs de cet embarras et faisait comprendre cette
expression, qui était comme l'écho d'une inquiétude ou d'un remords. Ce
passage, biffé sur la minute et, disait-on, supprimé dans l'expédition,
s'exprimait ainsi :
« Un père de famille habitant Renaix, s'y
livrait avec succès à l'enseignement depuis plus de trente ans,
estimé de tous les habitants, fortement appuyé par l'autorité locale. Il a été
sacrifié au protégé de V. G. Et cependant il est impossible d'articuler
aucun fait contre la moralité de M. Willequet.
Personne ne voudrait prendre la responsabilité d'une accusation de ce genre ;
des membres influents de la législature, parmi lesquels je citerai l'honorable
M. Dedecker, se sont au contraire, portés garants pour ce père de famille. »
C'était là, la correspondance le prouve, la pensée
intime de M. le Ministre de l'Intérieur et, en supposant même que ce texte,
supprimé sur la minute, ne se trouvât pas dans la lettre expédiée, la missive
avouée, que nous avons citée, démontre assez quel sacrifice M. Nothomb avait
fait à M. l'évêque de Gand.
Et après cela, on demande pourquoi M. Nothomb a
eu, malgré ses éminentes qualités, de rudes adversaires ; on s'étonne qu'il
existe un parti libéral, en Belgique ; on ne comprend pas ces mots : « Indépendance
du pouvoir civil ! »
Le budget de la guerre ramena la question des
économies à opérer. Ce n'est pas à ce point de vue, toujours ancien et toujours
nouveau, que nous voulons examiner cette discussion. (page 249) Nous indiquerons seulement
une idée nouvelle, mise en avant ; M. le colonel Eenens en fut le promoteur.
Mis en disponibilité, pour n'avoir pas voulu cesser de faire partie d'une
association électorale, l’Alliance, il était entré, par cette voie, à la
Chambre. N'ayant plus d'occasion de déployer son courage militaire, il fit
preuve de courage civil, en prenant la position d'un député indépendant. Il
recommandait l'essai de l'emploi, dans une mesure restreinte, de l'armée à
certains travaux d'utilité publique, et disait : « Les tendances pacifiques de
l'époque, la volonté du pays d'arriver à des économies notables de l'armée,
doivent porter les esprits sérieux à prendre en mûre considération l'opinion
émise par le maréchal Bugeaud, de rallier à la production l'arme de la cavalerie.
Il cite un résultat remarquable obtenu à Oran... Nous, qui vivons en paix et en
repos, pourquoi ne pourrions-nous pas consacrer une partie de notre temps à un
travail fructueux pour le pays, alors, que d'autres trouvent simultanément le
moyen de cultiver et de faire la guerre ?
« L'établissement de la cavalerie dans de
grandes fermes n'est pas applicable en Belgique ; les propriétés y sont trop
chères ; mais on pourrait acquérir dans la Campine et dans les Ardennes une
grande étendue de bruyères, où l'on entretiendrait une partie des troupes à
cheval.
« Les travaux de défrichement seraient exécutes
par l'artillerie montée, dont les chevaux de trait sont éminemment propres à
cette destination. Lorsque les terres seraient mises en culture, l'installation
de la cavalerie aurait lieu.
« Hommes et
chevaux seraient endurcis à la fatigue, habitués aux rigueurs de l'atmosphère,
si dangereuses pour les chevaux qu'on entasse, privés d'air, dans les casernes.
Tous seraient propres à résister aux marches forcées.
« (…) Les travaux de l'agriculture
n'absorberaient les bras et les attelages qu'à l'époque des semailles et à
celle des (page 250)
récoltes. Le reste du temps serait, en majeure partie, disponible pour
l'instruction militaire. Pendant l'hiver, on utiliserait les attelages à la
construction de routes pavées. »
Il citait l'opinion du général Schneider sur
l'emploi de 26,000 hommes de troupes aux ouvrages de fortification de Paris. Il
aurait pu parler des routes construites par l'armée, sur plusieurs points de la
Vendée.
M. Lebeau, en défendant le budget, disait sur ce
point spécial : « Mais alors que l'armée est condamnée à cette oisiveté pour le
maintien de la paix, ne serait-il pas possible de l'utiliser dans des travaux
purement pacifiques ? On a fait des essais ailleurs. Je ne suis pas sûr qu'ils
aient été partout couronnés de succès. Mais je compte assez sur l'indépendance
d'esprit de M. le Ministre de la Guerre, « pour qu'il renouvelle ces essais,
s'il ne considère pas ce qui a été fait ailleurs comme des utopies. S'il y
avait quelque préjugé dans l'armée pour un travail qui pourrait en quelque
sorte passer pour un travail purement bourgeois, il appartiendrait à un esprit
aussi distingué que M. le Ministre de la Guerre de combattre ce préjugé, et de
rappeler que, dans toutes les conditions, le travail n'a jamais dégradé et
qu'il a toujours honoré. »
L'armée coûte non seulement par la dépense
qu'elle entraine, mais aussi par le travail qu'elle empêche : chaque soldat est
un homme qu'il faut entretenir et un ouvrier qui cesse de produire ; à ce point
de vue spécial et restreint, l'armée est un vaste champ qu'on arrose et qui
reste en friche. Ce double inconvénient se compense par l'utilité de la mission
principale de l'armée, qui est de protéger l'ordre à l'intérieur, de défendre
la nationalité à la frontière ou au dehors. Chez les nations prépondérantes, le
besoin de pouvoir jeter dans la balance, où se pèsent les intérêts des peuples,
le poids d'une forte épée quand celui des protocoles est trop léger, fait que
le rôle utile de l'armée y est clairement entrevu et (page 251) facilement admis.
Mais, chez les petites nations neutres, impuissantes au-dehors, paisibles et
fidèles aux lois au-dedans, le rôle social de l'armée revêt un caractère
d'utilité moins apparent et plus contestable. C'est donc un devoir pour les
Gouvernements de ces derniers pays, d'abord de réduire les dépenses militaires
au strict nécessaire, ensuite de racheter, si c'est possible, les sacrifices
indispensables par quelque innovation, qui permette à l'armée de prendre part à
la pacifique et fructueuse activité de la nation. Si en France, le maréchal
Bugeaud, et d'autres avec lui, jugeaient possible et utile ce nouvel emploi
d'une partie de l'armée, pourquoi n'en pas faire l'essai, en Belgique, sur une
petite échelle, dût cet essai ne pas réussir ? Notons qu'on ne pourrait pas
faire chez nous le reproche, à cette intervention des soldats-laboureurs, de
nuire au travail libre, puisqu'il s'agissait de l'appliquer au défrichement de
la Campine, où peu de bras sont employés et où il y a place pour tout le monde.
On ne prit pas la peine de réfuter sérieusement cette idée, moins encore d'en
rechercher la solution pratique. M. Eenens resta sans contradicteur, mais sans
écho ; faisant la triste épreuve de ce qui attend ceux qui émettent des idées
nouvelles. Le budget fut admis au chiffre de 28,690,000 francs (Annales parlementaires, 1847-1848, pp. 436 à 498, 515, 546).
Au budget de la Justice, on discuta la légalité
et la convenance de l'intervention du Gouvernement relativement aux dons et
legs charitables ; voici à quelle occasion. M. Lauwers,
curé à Bruxelles, avait fait un testament qui portait : « Art. 11. « J'institue
comme mes héritiers universels (pour une somme de 120,000 francs), les
pauvres de la paroisse du Finisterrae pour la
moitié et les pauvres des autres paroisses primaires et succursales,
pour l'autre moitié, et je veux que le tout soit mis à la disposition des
curés respectifs. » En fait, de l'avis conforme du conseil communal et de
la députation (page
252) permanente, le Gouvernement avait autorisé les Hospices civils de
Bruxelles à accepter et à administrer ce legs, déduction faite d'une
partie de la somme léguée, attribuée aux parents peu aisés du défunt. En droit,
on discuta si, aux termes des lois existantes, l'autorité publique avait ce
pouvoir. Ainsi se présenta la question de principe suivante : Chaque
particulier peut-il instituer, par testament, des administrateurs spéciaux de
ses libéralités ; en d'autres termes, peut-il, est-il bon qu'il puisse créer
des personnes civiles, s'appuyant sur la force de l'autorité publique pour
assurer la fondation, repoussant le contrôle de cette autorité, quant à
l'emploi utile des biens légués ? Les uns répondirent oui, en invoquant les
principes de la liberté de disposer de ses biens et l'intérêt des pauvres : les
autres répondirent non, en exposant les dangers des distributeurs successifs
non connus et non contrôlés, et en rappelant tous les abus anciens, qui ont
amené la sécularisation de l'administration des dons et legs charitables. Les
deux systèmes trouvèrent d'habiles défenseurs, le premier dans MM. Dedecker,
Malou, d'Anethan, le second dans MM. Tielemans, de Bonne, Verhaegen, Frère-Orban.
Le dernier disait : « Ici, je rencontre une critique au sujet de l'éloge que
j'aurais fait de la révolution française de 89, en ce qui concerne la
législation spéciale, sur la charité légale ; on s'est demandé si cet éloge est
bien placé dans la bouche d'un Ministre du Roi. Je le crois, Messieurs ; j'ai
dit que la révolution de 89 était une grande et magnifique révolution : je n'ai
pas parlé des excès de 92 et de 93 ; j'ai prononcé ce mot de 89 qui rappelle
l'abolition des jurandes et des maîtrises, l'abolition des privilèges de la
noblesse et du clergé ; qui rappelle l'avènement du tiers état. C'est à
cette révolution que nous devons ce que nous sommes ; et comme nous avons reçu
de père en fils, avec le sang, le souvenir des ignominies qu'on fit peser sur
le tiers état pendant des siècles, nous pouvons aussi glorifier (page 253) aujourd'hui
cette magnifique révolution de 89 et nous devons plaindre ces insensés, ces
ingrats qui renient cette mère glorieuse qui les a mis au monde à la vie
publique, qui, de parias qu'ils étaient, les a faits citoyens, et pour tout
dire en un mot, qui a proclamé de nouveau cette loi du Christ, la grande et
sainte loi de l'égalité ! »
Aucune décision ne fut prise. Tous reconnurent
que la question de droit est de la compétence des tribunaux (Il est
étonnant que, puisque le clergé et ses adhérents pensent que les lois
existantes sont mal appliquées, on n'ait pas soumis l'une ou l'autre de ces
questions à la décision des tribunaux. Il y a des juges en Belgique ! Les
décisions judiciaires intervenues, n'ont jamais été provoquées par ceux qui se
disent lésés par les décisions de l'autorité publique) : la question de
convenance, c'est-à-dire celle des mesures à prendre fut discutée longuement (Annales parlementaires, 1847-1848, pp. 575 à 601). Cette grande cause est encore pendante : elle
présentera d'énormes difficultés et au ministère et à la législature appelés à
la résoudre. Car cette question de la charité touche aux plus vifs intérêts
sociaux : elle soulève des principes, que la grande révolution de 89 avait
prétendu poser sur des bases définitives.
Les autres budgets ne firent pas apparaître de
questions nouvelles, et toutes les lois budgétaires furent admises, non sans
discussion, mais à la presque unanimité des voix, dans les deux enceintes.
Comme cela s'était fait déjà plusieurs fois, en
vertu de la loi de 1822, le Gouvernement venait présenter aux Chambres, un
arrêté royal, portant des modifications à notre tarif de douane. Il s'agissait ici
de dispositions prises par le cabinet précédent.
Au fond, ces modifications consistaient en
quelques élévations et en quelques dégrèvements de droits, les uns comme les
autres portant sur des objets assez nombreux, mais peu importants, - un
changement plutôt qu'un progrès.
(page
254) M. Castiau, partisan du free-trade, poursuivit
de ses sarcasmes ce précurseur de la réforme de l'illustre Peel (Voir, Annales parlementaires, 1847-1848, p.
758, le discours incisif du député de Tournai). Mais, ce dont le député
du Hainaut ne parla pas, ce que ne signalèrent pas les députés de la même
province ou d'ailleurs, ce fut la grande question des dispositions de notre
tarif relatives à la houille. Disons-en un mot, en passant.
Certes, l'industrie de l'extraction du charbon
est l'une des plus intéressantes de la Belgique, soit par le nombre des bras et
l'importance des capitaux qu'elle emploie, soit par la valeur de ses
exportations, soit enfin par la destination de ses produits à l'intérieur du
pays. On l'a dit, avec raison, le charbon est le pain de l'industrie. Et c'est
à peine si l'on ose donner ce pain à bon marché. Toucher directement ou
indirectement à cette question, dans les Chambres, c'est y soulever des
tempêtes oratoires et des flots d'éloquence. En effet, s'agit-il d'arriver à
l'abaissement du prix, par l'ouverture d'un chemin de fer on d'un canal sur un
point quelconque du pays et en faveur d'un bassin quelconque ? vite, les autres
bassins crient à la spoliation ; ils souffrent de la prospérité du voisin ; il
leur faut une compensation, soit par l'abaissement de certains péages aux
dépens du Trésor public, soit par la construction aux frais de l'État de voies
d'écoulement similaires ou équivalentes. Il en serait de même si l'on parlait
de laisser arriver, par un tarif modéré, les charbons de Liége à Anvers, pour
utiliser le retour à vide des convois partis chargés vers l'Allemagne, Les
recettes du chemin de fer s'élèveraient ; de la houille belge s'exporterait
peut-être ; mais Anvers est le marché réservé à la houille de Mons et de
Charleroy, peut-on penser à y laisser arriver du charbon de Liége, fùt-ce même pour l'exporter là où d'autres charbons ne
s'exportent pas ? C'est ce qu'on appelle le système de pondération,
équilibre des (page
255) bassins. De cette belle combinaison il résulte que si on pouvait
enrichir, en même temps, le Trésor et une partie du pays, en y faisant arriver
à meilleur marché le charbon d'un bassin quelconque, on n'y parviendrait qu'en
donnant à d'autres bassins l'équivalent ou la compensation. La Belgique, avec
ses belles et riches mines, est comme une mère, entourée de filles, douées de
tous les dons de la nature, et qui sont jalouses l'une de l'autre pour un bijou
ou un ruban.
Or, voyons si l'industrie houillère est dans une
position à pouvoir élever de telles exigences, à obtenir de tels ménagements
et, pour dire le mot, à imposer de tels sacrifices. Nulle branche d'industrie
n'a autant grandi en Belgique, que celle des charbonnages. Il y a moins de
trente ans, la plupart de nos mines d'extraction étaient entre les mains de
particuliers isolés ou associés ; elles étaient insuffisamment exploitées ou
administrées. Depuis lors et successivement, elles ont presque toutes été
soumises à une heureuse transformation, en passant dans les mains de sociétés
anonymes, et en acquérant, ainsi, des moyens d'exploitation et des éléments de
direction dignes de leur grande richesse. Leurs progrès datent (page 256) de cette
nouvelle constitution. Les actions de ces sociétés, sous le patronage de banques
puissantes, devinrent bientôt l'objet d'heureuses spéculations : le salaire des
mineurs ne suivit pas toujours le gain des actionnaires ; mais, en somme, il
n'était jamais déprécié, comme celui d'autres classes de travailleurs (Dans une brochure, publiée à la fin de 1855, par M. A.
Visschers, membre du conseil des mines, on peut voir
que le salaire moyen et annuel de l'ouvrier mineur (en y comprenant les femmes
et les enfants, donc plusieurs individus d'une même famille) a été de fr.
617-36 pour l'année 1854. Il y avait une retenue de fr. 14-18, environ 2.38 p.
c, pour la caisse de secours). Jusque-là rien de mieux ; le progrès légitime
toujours le succès, pourvu que ce succès n'aille pas jusqu'à l'enivrement. Or,
peu content des résultats du progrès naturel, on eut recours pour les étendre à
deux moyens artificiels, la limitation des quantités à extraire, l'accord pour
le prix de vente à l'intérieur. Ainsi, certains groupes considérables de'
charbonnages non seulement s'obligeaient à restreindre leur extraction, mais
encore à ne vendre aux consommateurs belges les quantités extraites qu'à des
prix convenus. Sous cette double influence, le prix du charbon a haussé, en peu
d'années, de 20 à 40 pour cent, et par suite, les dividendes ont monté parfois
de 5 à 10 pour cent, les actions se sont élevées dans la même proportion,
quelques-unes doublant, triplant de valeur.
En présence d'une telle situation, due sans
doute au progrès, mais due aussi, en partie, à d'habiles manœuvres, comment
d'autres industries sont-elles restées muettes devant cette hausse factice de
leur pain quotidien : comment le simple consommateur, qui trouve de si
puissants auxiliaires pour battre en brèche les droits d'octroi, reste-t-il
engourdi devant cette autre cause du renchérissement de son chauffage ?
Serait-ce parce que chacun sait que c'est entreprendre une rude campagne, que
celle d'attaquer ce colosse, entouré de tous ses défenseurs officiels et
officieux, faisant jouer tous les ressorts (page 257) qui sont à la disposition des grands capitaux et des
fortes influences ?
Quant à nous qui souhaitons, de tout notre cœur,
la prospérité naturelle de cette grande et belle industrie ; qui savons
qu'elle est soumise à bien des chances de travaux, d'augmentation de salaires,
de renchérissement de matériaux et de frais de transport, nous voudrions qu'on
examinât froidement et avec ménagement s'il n'y a rien à faire de ce côté. Il y
va du sort de bien des industries, dans leur lutte de bon marché avec les
produits d'autres pays ; il y va du prix d'un des éléments nécessaires à la vie
domestique de la bourgeoisie, déjà si embarrassée par le renchérissement
d'autres objets nécessaires à sa pénible existence. Si une loi temporaire,
ayant pour but de combattre le haut prix artificiel du charbon, soit par
l'admission du charbon étranger sur quelques parties du littoral ou de
certaines frontières, soit par l'emploi fructueux de convois revenant à vide,
soit par d'autres mesures à trouver, si une telle loi, disons-nous, affectait
sérieusement la position prospère des charbonnages, sans aucun doute, il
faudrait la rapporter. Si, au contraire, comme tout le fait prévoir, une telle
loi ne faisait que favoriser quelques localités et quelques industries, sans
porter de coup funeste à l'extraction houillère, tout le monde devrait y
applaudir. Mais, même dans ce dernier cas, le ministre, qui présenterait et
ferait passer une telle loi, devrait être résigné à mourir : s'il sortait sain
et sauf d'une telle lutte, - David contre Goliath, - on pourrait, dans toute l'étendue
du mot, l'appeler immortel. (En 1854 et
1855, sous l'empire de la crise des subsistances, le Gouvernement fut autorisé
à permettre la libre entrée des houilles ; mais on tenta vainement de donner à
ces dispositions, si peu dangereuses pour l'industrie indigène, un caractère de
durée. Quelques chargements de charbon anglais sont ainsi arrivés à
Ostende et même jusqu'à Gand. Attendons-nous donc aux cris de détresse de Mons,
et de Charleroy peut-être).
(page 258) Le projet, qui nous suggère les réflexions qui
précèdent, ne touchait pas à cette difficile question : il s'occupait, entre
autres, de sel d'Epsom et de Sedlitz,
de vieilles armures, de vieux vitraux, de vieilles monnaies, de
momies, de mannequins, d'automates mécaniques, d'œufs de poissons
confits et de scorpions séchés ; tous objets qui excitèrent la verve
sardonique de M. Castiau, mais qui donnèrent à la loi un succès d'hilarité. (Loi du 10 mars 1848, adoptée par 76 voix, à la Chambre
; par 27 voix contre 1 et 1 abstention, au Sénat. Annales parlementaires, 1847-1848,
pp. 741 à 811, 941 à 954).
Dans tous ces débats, l'ancienne majorité,
devenue minorité à la suite des dernières élections, relevait la tête et se montrait
plus pressante. Mais d'autres événements allaient donner à notre Parlement une
physionomie nouvelle et inspirer au Gouvernement des préoccupations plus
sérieuses, en les exposant tous les deux à la pression d'une catastrophe
extérieure. A quelques lieues de notre capitale, une
autre capitale voyait s'accomplir des faits, inouïs dans l'histoire, si l'on
tient compte de leur cause, de leur soudaineté, de leurs résultats. Le 24
février 1848, une monarchie libérale, progressive, produit d'une révolution
populaire, entourée de nobles rejetons, tombait, comme frappée par la foudre,
devant une émeute de rue, malgré la puissance de son armée et à cause de
l'impuissance de son Parlement. Amoindri par les luttes d'ambitions
personnelles et étroites, miné par les basses intrigues des aspirants aux
portefeuilles, le pouvoir parlementaire se trouva trop faible pour soutenir la
royauté, trop désuni pour se soutenir soi-même. Ces deux grandes colonnes
tombèrent, sous un faible choc et dans une suprême ruine, parce que beaucoup
avaient oublié qu'elles sont solidaires, plus encore dans les tremblements et
les secousses politiques que dans les temps calmes et prospères. Sur ces
décombres, (page 259)
poussa comme un parasite, la République, sans racines dans le pays ; ne
devant porter que des fruits amers et décevants ; destinée à tomber
d'épuisement, si elle n'avait été abattue par un coup d'État ; enfin,
n'entraînant aucun regret sérieux par sa chute, parce qu'elle n'avait répondu à
aucune espérance légitime par son avènement. L'œil et l'esprit humains sont,
pour ainsi dire, impuissants pour scruter, dans toutes leurs profondeurs, de
pareils événements. Il est difficile de les comprendre, comme faits naturels et
résultats logiques ; si l'on cesse de les considérer comme vengeance
providentielle et expiation, subie. Le retentissement de cette terrible
révolution vint nous surprendre, au milieu de nos vives, mais patriotiques
discussions.
Dans la séance du 1er mars 1848, M. Castiau fit
une interpellation sur ces événements. Il voulait que le ministère rompît le
silence, gardé jusque-là. Dans son hardi langage, il jetait un dur reproche à
cette grande monarchie tombée, coupable sans doute de quelques fautes, mais
glorieuse aussi par dix-huit années d'un règne pacifique et prospère : il
saluait les idées de la république naissante, comme « appelées à faire le tour
du monde : » il demandait quelles étaient nos relations avec le nouveau
Gouvernement de la France : il voulait, enfin, savoir pourquoi le ministère
avait ordonné des expulsions. M. le Ministre des Affaires étrangères donna
lecture d'une lettre adressée par M. de Lamartine à notre ambassadeur à Paris,
M. le prince de Ligne : il y disait : « La forme républicaine du
nouveau Gouvernement n'a changé ni la place de la France en Europe, ni ses
dispositions loyales et sincères à maintenir ses rapports de bonne harmonie
avec les puissances qui voudront, comme elle, l'indépendance des nations et la
paix du monde. Ce sera un bonheur pour moi, Prince, de concourir par tous les moyens
en mon pouvoir à cet accord des peuples dans leur dignité réciproque, et à
rappeler à l'Europe que le principe (page 260) de paix et le principe de liberté sont nés le même
jour en France. » (On est frappé du ton
de bonté et d'urbanité de cette lettre, contrastant avec le ton brusque et
hautain des manifestes de la première république. Le doux auteur de Jocelyn perçait
sous le puissant dictateur. Nous avons remarqué aux Annales parlementaires que
la lettre est signée Lamartine tout court. Nous nous sommes assuré qu'il en est
de même sur la copie de la dépêche reposant aux Affaires étrangères. Le bénin
tribun aurait-il payé son tribut à la république par une exécution capitale,
celle de son propre nom ? S'il en était ainsi, heureusement, semblable à saint
Denis, l'illustre tribun portait, dans ses mains, cette tête coupée. Chacun
peut voir ce nom glorieux - de Lamartine - entier et intact, inscrit sur les
œuvres, derniers reflets de cette grande renommée).
M. le Ministre des Affaires étrangères ajoutait
: « La Belgique n'a point à intervenir dans les affaires des autres pays, ni à
s'occuper de la forme de Gouvernement qu'il leur convient d'adopter. Maintenir
l'indépendance nationale, l'intégrité du territoire, la neutralité politique
qui lui est garantie, les institutions libérales que la Belgique s'est, si
glorieusement données, telle est la règle de conduite que le Gouvernement s'est
tracée et il a la conviction profonde de s'appuyer sur le sentiment des
Chambres et de la nation tout entière. » De Toutes Parts : Très-bien !
très-bien ! (Applaudissements dans les tribunes.)
M. le Ministre de l'Intérieur s'exprima ainsi
sur quelques expulsions, faites à la suite de certaines manifestations. (Dans une circulaire du 26 février 1848, adressée aux
gouverneurs, M. le Ministre de l'Intérieur disait : «... Il est un seul point
sur lequel il importe que vous fixiez immédiatement l'attention des
administrations communales. C'est la surveillance des étrangers et la
vérification la plus rigoureuses des passe-ports.
» (Moniteur, 2 mars 1848, n°62.)) « Nous comprenons
fort bien que les événements graves et saisissants qui viennent de se passer
chez une nation voisine et amie aient du retentissement dans la Belgique, y
excitent une certaine émotion. Nous tenons compte des impressions que de tels
événements peuvent (page
261) produire sur certains esprits. Le Gouvernement n'a pas l'intention
d'agir avec rigueur contre les manifestations pacifiques des opinions. Nous
avons consacré dans notre Constitution la liberté des opinions. Cette liberté,
nous saurons la protéger comme toutes les autres ; mais pour pouvoir exercer
une protection efficace vis-à-vis des opinions qui se manifestent
pacifiquement, il faut que le Gouvernement conserve la force et l'énergie
nécessaires pour réprimer les manifestations qui ne se produiraient pas d'une
manière régulière Ce que nous disons, ce n'est pas seulement pour nos
concitoyens que nous le disons ; il s'est manifesté un si vif sentiment de
nationalité, d'indépendance, que l'esprit politique du pays nous laisse dans la
plus entière sécurité ; mais si ces manifestations puisaient leur origine dans
d'autres sentiments que des sentiments nationaux, si nous avions à subir dans
notre libre et tranquille patrie des influences qui nous viendraient d'ailleurs
et qui ne seraient que le sentiment des pays étrangers, alors nous demanderions
à agir avec un redoublement d'énergie.
« La Belgique est hospitalière pour tout le
monde ; elle garantit la liberté à tous les étrangers, mais elle n'entend pas
leur garantir la liberté du désordre, la liberté de l'émeute... (Applaudissements
dans la Chambre et dans les « tribunes.) Contre de pareilles
manifestations, nous le déclarons ici, nous serons inflexibles... Ceux auxquels
je fais allusion ne sont heureusement pas nombreux dans le pays. Je ne demande
qu'une chose, c'est que mes paroles aient assez de retentissement pour rappeler
au calme, au bon sens, à la libre pratique de nos libertés publiques, ceux qui
seraient tentés de s'en écarter. » (Applaudissements.)
En entendant un tel langage, tenu à la tribune
par nos ministres, on pouvait dire que, en présence de la tempête qui sévissait
à nos côtés, le cœur ne faiblissait pas à nos pilotes et qu'ils dirigeaient
d'une main ferme le timon de notre précieux (page 262) navire. Mais, pour
échapper au danger, il fallait que l'équipage tout entier appuyât ces
patriotiques efforts. Il fut donné à M. Delfosse, toujours franc et courageux
dans l'expression de ses opinions, d'imprimer à cette séance un caractère
d'élan national, glorieux pour nos fastes parlementaires. D'une voix émue, il
disait : « J'applaudis, comme la Chambre tout entière, aux paroles patriotiques
que M. le Ministre de l'Intérieur vient de faire entendre, et je félicite le
Gouvernement de la résolution qu'il a prise. Cette résolution a été dictée par
le véritable intérêt du pays. Il est évident que, dans les circonstances où
nous sommes, il fallait mettre de côté toutes les affections de famille, toutes
les sympathies d'opinions, pour ne voir que le pays. Le Gouvernement a compris
son devoir ; j'ai la confiance qu'il le remplira. »
« L'intérêt de la Belgique est de conserver
intactes les libertés dont elle jouit. L'honorable M. Castiau a dit tantôt que
les idées de la révolution française feraient le tour du monde. Je dirai que,
pour faire le tour du monde, elles n'ont pas besoin de passer par la Belgique. (Applaudissements
dans la Chambre et dans les tribunes.)
« Nous
avons en Belgique de grands principes de liberté et d'égalité : ils sont
inscrits dans notre Constitution, comme ils sont gravés dans tous les cœurs. (Applaudissements
prolongés. L'orateur reçoit les félicitations de tous ses collègues. La Chambre
en proie à une vive émotion, se sépare sans aborder son ordre du jour .) »
(Annales parlementaires, 1847-1848, pp. 948 à 951).
Au Sénat, M. le vicomte Desmanet
de Biesme demanda que le Gouvernement fît à
l'assemblée les mêmes communications diplomatiques qu’à la Chambre. Aucune
discussion n'eut lieu. Les paroles de M. le Ministre des Affaires étrangères furent
suivies de ces mots : Très-bien ! Très-bien !
Dans ces quelques pages de nos annales
parlementaires, (page
263) que nous transcrivons avec une sorte de patriotique fierté, que
d'enseignements sur le passé, que de leçons pour l'avenir. En France, une
puissante et glorieuse dynastie s'abîme soudainement, parce que, dans ce grand
pays, le lien qui doit unir le pouvoir exécutif au pouvoir législatif est venu
à se relâcher fatalement. En Belgique, malgré cet ébranlement et ce contagieux
exemple, une monarchie sage et populaire se soutient, parce qu'au milieu de
leurs luttes pacifiques, nos grands partis n'ont pas sacrifié l'amour suprême
de la nationalité à des appétits égoïstes. Et quel contraste encore, au sein de
notre Parlement lui-même ! A la Chambre, grâce à une courageuse initiative, il
se produit une de ces chaleureuses manifestations, qui électrisent tout un
peuple : au Sénat, on se renferme dans une prudente, mais froide réserve. Et
puis, voilà deux représentants, hommes au cœur d'or et à la volonté de fer, qui
viennent, en face du pays, proclamer leurs idées sur la révolution française,
exprimer leurs vœux sur l'attitude que le pays doit prendre, en ces difficiles
circonstances." M. Castiau dit à la République : « Entrez ! » M. Delfosse
lui crie : « Passez au large ! » D'où vient que les paroles du premier
tombèrent dans le vide ; que les paroles du second provoquèrent de
sympathiques applaudissements ? C'est que, alors et aujourd'hui plus encore,
s'il y a des républicains en Belgique, (page 264) la Belgique
elle-même n'est pas républicaine : c'est aussi qu'il y a une étroite solidarité
entre la tribune représentative et l'opinion publique. La voix de l'orateur
parlementaire, si éloquente qu'elle soit, n'a son véritable retentissement, que
lorsque l'écho du sentiment populaire vient à lui répondre. (Dans la séance du 4 avril 1848, à propos d'un crédit
extraordinaire de 9,000,000 de francs pour dépenses d'armement, M Castiau fit
une profession de foi franchement républicaine. Il reconnut loyalement que
cette opinion était isolée dans la Chambre, dans le pays et dans son district
électoral et que, par conséquent, il était de son devoir de se retirer de la
vie parlementaire et publique. Le lendemain, il notifiait sa démission à la
Chambre, où il laissa un grand vide. Des hommes de cette élévation d'esprit et
de cette pureté de caractère sont rares partout et dans tous les temps. M.
Castiau reçut de ses collègues et de l'opinion publique des marques de regret
bien méritées. (Voir Annales parlementaires, 1847-1848, pp. 1217 à
1229.) En se retirant en France, M. Castiau aura pu juger l'arbre à ses fruits
et revenir d'une erreur, d'autant plus respectable qu'elle était
consciencieuse, d'autant moins dangereuse qu'elle était sans écho).
Or, quelle noble attitude le pays ne tint-il
pas, en présence de cette tourmente, qui menaça toute l'Europe ? Tandis que la
Prusse forçait son Roi à saluer les cadavres des hommes du peuple tués dans une
émeute ; tandis que la Hongrie faisait un effort héroïque, mais stérilement
sanglant, pour recouvrer son indépendance ; tandis que toutes les puissances
d'Allemagne tremblaient à ce point qu'elles souffraient l'établissement d'un
Congrès populaire à Francfort ; tandis que les États d'Italie n'échappaient à l'anarchie
ou à la révolution que par une double occupation étrangère, humiliante et
longue tutelle ; la Belgique, malgré ses souffrances intérieures, restait
paisible spectatrice de toutes ces agitations politiques. Plus confiante que
jamais dans son Roi, plus satisfaite que jamais de ses institutions libérales,
elle laissait à ses pouvoirs réguliers et légaux le soin de prendre les mesures
que les circonstances commandaient. Elle faisait voir ainsi, une fois de plus,
que, pour les princes comme pour les peuples, il n'y a qu'un seul port de
tranquillité et de repos, celui qu'offrent les institutions libérales et
sagement démocratiques. Par son calme au milieu de l'ivresse générale, la
Belgique fournit au monde une preuve solennelle de sa force, de sa volonté et
de son droit de vivre de la vie des nations. Son indépendance, achetée au prix
de son propre sang, reconnue par les traités, semblait, dès ce moment,
consacrée par sa sagesse.
Ne pourrions-nous pas appliquer, à cette
paisible mais glorieuse attitude de la Belgique, le brillant éloge que
Macaulay, se plaçant au même point de vue, adresse à sa puissante patrie ?
«Tout autour de nous le monde ressent les convulsions de l'agonie de grandes
nations. Des Gouvernements, qui (page 265) naguère semblaient devoir durer des siècles, ont été
tout à coup ébranlés et renversés. Les plus fières capitales de l'Europe
occidentale ont été inondées du sang des citoyens. Toutes les mauvaises
passions, la soif du gain et la soif de la vengeance, l'antipathie d'une classe
contre une autre classe, l'antipathie d'une race contre une autre race ont
brisé le lien du contrôle des lois divines et humaines. La peur et l'anxiété
ont assombri la face et oppressé les cœurs de millions de personnes. Le
commerce a été suspendu et l'industrie paralysée. Les riches sont devenus
pauvres ; et les pauvres sont devenus plus pauvres encore. Des doctrines
hostiles à toutes les sciences, à tous les arts, à toutes les industries, à
toutes les affections domestiques, des doctrines, qui réalisées, eussent, en
trente années, défait tout ce que trente siècles ont fondé pour l'humanité et
eussent rendu les plus belles provinces de France et d'Allemagne aussi sauvages
que le royaume de Congo ou que la Patagonie, ont été proclamées à la tribune et
défendues par l'épée. L'Europe a été menacée du joug de barbares, en
comparaison desquels les barbares, qui marchaient à la suite d'Attila et d'Alboin, paraîtraient intelligents et humains. Les plus
fidèles amis du peuple ont avoué, avec un profond chagrin, que des intérêts
plus précieux qu'aucun privilège politique étaient en danger, et qu'il pourrait
être nécessaire de sacrifier même la liberté, pour sauver la civilisation.
Pendant ce temps, dans notre île, le cours régulier du Gouvernement n'a jamais
été interrompu un seul jour. Les hommes pervers, peu nombreux, qui avaient soif
de licence et de pillage, n'ont pas eu le courage d'affronter, un seul instant,
la force d'une nation loyale, se groupant en rangs solides autour d'un trône
paternel. Et, si l'on demandait ce qui a fait que nous différions des autres,
la réponse serait que nous n'avons jamais perdu ce que d'autres cherchent à
regagner, dans leur sauvage aveuglement... C'est parce nous avions la (page 266) liberté au milieu de la servitude,
que nous avons l'ordre au milieu de l'anarchie. Pour l'autorité de la loi, pour
la sécurité de la propriété, pour la paix de nos rues, pour le bonheur de nos
foyers, notre reconnaissance est due, d'abord à Celui qui élève et renverse les
nations à son gré, ensuite au Long Parlement, à la Convention, et à Guillaume
d'Orange. » (Macaulay, History, t. II, p. 662. « All around us. » Notre plume est impuissante à reproduire la
couleur de cette brillante page du célèbre historien)
Changez quelques mots, et ce que l'éminent
écrivain dit de la libre et puissante Angleterre, peut se dire de la libre,
quoique modeste Belgique.
Mais, si le contrecoup de ces bouleversements ne
put écarter nos populations de leur amour de l'ordre, de leur attachement à la
dynastie nationale, il réagit fatalement sur nos intérêts matériels, en
limitant le travail industriel, déjà restreint par la cherté des subsistances.
D'un autre côté, ce courant révolutionnaire, tout en passant sur nos têtes pour
aller remuer d'autres nationalités, ne fut pas sans influer sur la réalisation
des réformes, que le Gouvernement avait conçues et que la majorité nouvelle
appelait de tous ses vœux. Les révolutions viennent en aide au progrès chez les
nations où elles ne sévissent pas, comme les orages précipitent la maturation
des fruits, dans les zones éloignées du théâtre de leurs ravages.
Les Chambres votèrent, presque toujours à
l'unanimité des voix et sans grandes discussions, un crédit de 500,000 francs,
pour mesures relatives aux subsistances dans les Flandres et dans les centres
liniers des autres provinces (Loi
du 29 décembre 1847) ; un autre crédit de 1,300,000 francs, pour
construction et amélioration de routes (Loi du 2 mars 1848) ; enfin, un
troisième crédit de 2,000,000 de francs, (page 267) pour aider au
maintien du travail industriel et favoriser l'exportation des fabricats belges
(Loi du 18 avril 1848).
Tous ces crédits, si facilement accordés au
Gouvernement, si fructueusement employés, dans leur ensemble à conjurer les
dangers d'une double crise, devaient devenir, plus tard, pour M. Rogier,
Ministre de l'Intérieur, une source féconde de vifs reproches et d'amers
déboires. Le mal était guéri, mais le médecin traitant avait inhabilement
appliqué les remèdes : le navire était tranquillement au port, mais le capitaine,
pendant la tempête, avait fait quelques fausses manœuvres. De la gravité du
mal, du trouble des circonstances, on ne tint aucun compte. Si les ministres
avaient les douceurs du pouvoir, sans en avoir l'amertume, ils seraient trop
heureux. Après tout, ils ont la satisfaction de leur conscience et la justice
du temps pour se consoler de toutes ces misérables attaques.
Le Gouvernement avait présenté un projet de loi
modifiant le régime des postes, seulement en ce qui concerne le port de lettres
dont le lieu d'origine et le lieu de destination sont desservis par le même
bureau ; le port des envois d'argent et la réduction du port des journaux à un
centime, de deux centimes qu'ils payaient précédemment. Ce dernier point ne fut
pas admis, sans quelque contestation (Loi
du 24 décembre 1847). Mais bientôt la presse devait jouir d'un
dégrèvement plus considérable, celui de la suppression totale du timbre. Dès
1839, cette lourde charge avait été amoindrie d'environ 43 pour cent. Le 24
mars 1847, M. Rogier disait : « Le timbre qui frappe la presse est à lui seul
un grand obstacle à son développement. Il constitue pour elle un impôt
exorbitant. Il empêche certaines publications utiles de naître ; il nuit aux
publications existantes... La presse doit-elle être
soumise à un timbre, qui est un obstacle à son perfectionnement, à ses
développements (page
268) utiles, à l'accomplissement de la mission de censure qu'elle doit, en quelque
sorte, exercer sur elle-même ? » Ce que, membre de l'opposition, il avait
demandé, il l'exécuta comme ministre. En proposant, en ce moment, l'abolition
totale du timbre des journaux, le ministère libéral ne répondait pas seulement
à ses propres instincts, il posait encore un acte d’habile politique. Le
rapporteur, M. d'Huart, proposait de ne pas appliquer cette suppression à la
partie du journal consacrée aux annonces. Le Gouvernement ne se rallia pas à
cette proposition et plusieurs membres firent clairement voir, que ce serait là
une aggravation pour les petits journaux, qui ne couvrent leurs frais qu'à
l'aide des annonces. La suppression totale fut donc admise pour tous les
journaux et étendue aux écrits périodiques (Loi du 25 mai 1848, adoptée, à la Chambre, par 65 voix contre 8 ; au
Sénat, par 20 voix contre 10. Annales parlementaires, 1847-1848, pp.
1763 à 1766, 1815, 1816). Jusqu'ici les efforts ou les menaces, pour
arriver au retrait de cette réforme, n'ont pas abouti.
Singulière coïncidence ! le 24 février 1848, au
moment même où le peuple français se vengeait, par une révolution, des mesures
prises par son Gouvernement, la Chambre belge commençait pacifiquement et
légalement le redressement de ses griefs. Nous avons vu les mutilations
successives, que la loi communale eut à subir. La loi de 1836 restreignait le
choix à faire du bourgmestre par le Roi, dans le sein du conseil, sans
exception. Malgré une vive opposition, la loi du 30 juin 1842 disposait, que le
Roi choisirait le chef de la commune « soit dans le sein du conseil, soit parmi
les électeurs de la commune, âgés de 25 ans. » Le nouveau ministère proposait
de rétablir ainsi cet article : « Le Roi nomme les bourgmestre et échevins,
dans le sein du conseil. Néanmoins, le Roi peut, de l’avis conforme de la
députation permanente, nommer le bourgmestre hors du conseil, parmi les
électeurs âgés de 25 ans. » C'était l'idée prédominante émise par (page 269) l'opposition, en 1842 ; c'était une satisfaction
donnée à certaines nécessités administratives ; c'était pleinement sauvegarder
les principes, puisque l'avis conforme d'un corps, fruit d'une double
élection, était nécessaire. M. Castiau demandait d'en revenir purement aux
dispositions de 1836, avouant que cela pouvait entraîner la nécessité de
dissoudre le conseil communal, innovation dangereuse peut-être. M. Delfosse
voulait que la révocation et la suspension des bourgmestres et échevins ne
pussent se faire par le Gouvernement, que de l'avis conforme de la
députation permanente. Les deux amendements furent écartés ; la loi fut admise.
(Loi du 1er mars 1848, adoptée, à la
Chambre, par 62 voix contre 10 au Sénat, par l'unanimité. Annales
parlementaires, 1847-1848, pp. 888 à 916, 937 à 940).
Cette première pierre ôtée à ce qu'on appelait
les lois réactionnaires, le reste de l'édifice, si laborieusement
construit, fut facilement renversé. Quoi qu'on en ait pu dire, ces lois étaient
comme un rempart élevé contre l'esprit des grandes villes, et le parti, auteur
de ces dispositions impopulaires, opposa d'autant moins d'obstacles sérieux à
ces démolitions successives, qu'il n'avait que trop éprouvé l'impuissance de
ces œuvres stratégiques. Mais encore, fallait-il faire une honorable retraite,
devant ses vainqueurs, sur le terrain même où l'on avait cru leur creuser un éternel
tombeau. La majorité actuelle en donna bientôt l'occasion, en n'insistant pas
trop sur l'inanité de ces mesures politiques et sur la facilité avec laquelle
on en faisait le sacrifice.
La loi du 30 juin 1842 avait fractionné les
collèges électoraux communaux, dans les villes et communes de plus de douze
mille âmes. Le ministère libéral, en présentant un projet pour le retrait de
cette loi, constatait « qu'elle n'avait pas atteint le but politique qu'on
avait eu en vue : qu'elle était dangereuse pour le maintien de l'union entre
les habitants (page
270) des villes et qu'elle constituait un grief dont le redressement était
attendu par l'opinion publique. » Il proposait donc le rétablissement de l'article
5 de la loi du 30 mars 1836. M. de Theux couvrit seul la retraite de la droite,
en disant que cette loi n'avait eu d'autre but que de ne pas fermer l'entrée
des conseils communaux à l'opinion en minorité dans les villes. Le retrait fut
admis, à l'unanimité, dans les deux Chambres (Loi du 5 mars 1848. Annales parlementaires, 1847-1848, pp. 888 à
928, 959 à 986).
Pendant la courte discussion, soulevée par la
loi qui précède, M. Castiau, toujours à l'avant-garde, avait vivement insisté sur
la nécessité de revenir aussi sur la disposition qui avait modifié la loi de
1836, en portant la durée du mandat communal de six à huit ans. M. le Ministre
de l'Intérieur, en s'opposant à ce que l'on improvisât cette résolution, avait
fait entendre que le Gouvernement avait le projet de proposer ce changement.
D'ailleurs, dans la précipitation mise, en 1842, à prolonger le mandat des
conseillers communaux, on n'avait pas songé à mettre en concordances avec ce
changement d'autres dispositions de la loi de 1836, et notamment celle qui se
rapportait à la révision législative de la classification des communes. La
durée du mandant communal fut reportée à six ans et le renouvellement, par
moitié, des conseils communaux fut fixé, de nouveau, à trois ans. Ces modifications,
ou plutôt ces restaurations s'opérèrent également sans grande opposition (Loi du 13 avril 1848. Annales parlementaires, 1847-1848,
pp. 1161,1162, 1200-1265).
Au milieu de ces préoccupations politiques, le Gouvernement
avait aussi à écarter des difficultés matérielles des plus sérieuses. Car les
événements du dehors et les souffrances de l'intérieur n'avaient pas seulement
atteint le travail industriel, mais ils avaient encore porté le trouble et
l'inquiétude dans le crédit privé et public. Telle fut l'origine d'une série de
mesures, que nous allons indiquer rapidement.
(page 271) Dans la séance du 26 février 1848, le Ministre des
Finances déposa un projet qui l'autorisait à demander aux propriétaires ou
usufruitiers l'avance égale aux huit douzièmes de la contribution foncière de
1848, soit 12,000,000 de francs. La Chambre et le Sénat s'occupèrent, séance
tenante, de ce projet : il fut entendu que cette avance ne pourrait être
demandée aux fermiers. Chose inouïe ! cette loi fut adoptée sans discussion, à
l'unanimité et publiée le même jour (Loi
du 26 février 1848). Mais aussi quelle date !
Cet emprunt mettait des ressources à la
disposition du Gouvernement ; il fallait songer aussi à donner de l'extension à
la circulation du numéraire, toujours empressé à se cacher, au moment de
pareilles crises. Dans ce but et pour faciliter les relations internationales,
le Gouvernement proposa de donner provisoirement cours légal à quelques
monnaies d'or et d'argent étrangères. Les Chambres admirent que, jusqu'à un
délai à déterminer par le Gouvernement, auraient cours légal : 1° Les
souverains anglais (7 grammes 981 milligrammes au titre de 916 millièmes), au
taux de fr. 25-50 ; 2° les pièces de monnaie d'argent d'un florin (10 grammes
au titre de 945 millièmes) et de deux florins et demi des Pays-Bas (25 grammes
au titre de 945 millièmes), aux taux respectifs defr.
2-10 et de fr. 5-25 (Loi du 4
mars 1848).
(page 272) Malgré ces sages précautions, le crédit fut atteint
par une mesure prise récemment par nos voisins, celle du cours forcé des
billets de la Banque de France. Par une lettre adressée au conseil des
ministres, la direction de la Société Générale exposait les embarras de sa
position et demandait qu'une semblable disposition fût prise à l'égard de son
papier de circulation. L'étendue des relations de cette Banque avec l'industrie
et le commerce ne permettait pas de considérer sa demande, comme faite dans un
intérêt privé. Les actionnaires n'étaient pas ici seuls en jeu, une suspension
pouvait affecter profondément de nombreux établissements et aggraver la crise
industrielle déjà si inquiétante. Le Ministre des Finances présenta un projet
pour parer à cette nouvelle difficulté. Dans la même séance, la Chambre
s'occupa du projet en sections, fut saisie du rapport de M. Malou et émit son
vote. Les dispositions suivantes furent adoptées, à peu près à l'unanimité,
dans les deux enceintes. (Loi du 20
mars 1848. Voir, Annales parlementaires, 1847-1848, Lettre de la Société
Générale, p. 1611. Rapport de M. Malou, p. 1136. Discussion, p. 1097). Les
billets de la Société Générale et de la Banque de Belgique seront reçus, comme
monnaie légale, dans les caisses publiques et par les particuliers ; avec
dispense pour les deux Banques de rembourser ces billets en numéraire, à
l'exception des coupures de 50 francs et au-dessous. L'émission ne pourra
dépasser 30,000,000 de francs ; 20,000,000 par la Société Générale, 10,000,000
par la Banque de Belgique. Le Gouvernement cautionne les billets. En outre, les
Banques affectaient, comme garantie, des immeubles, des fonds belges et autres
valeurs, pour une somme au moins équivalente à celle de l'émission. Le
Gouvernement pourra réduire le maximum des émissions et faire cesser, en
tout ou en partie, (page
273) les effets de la mesure, lorsque les circonstances le permettront. Un
comptoir d'escompte sera établi à Bruxelles, ayant à sa disposition 8,000,000
de francs, à fournir, sans intérêt, moitié par chaque établissement. Le
Gouvernement pourra, jusqu'à concurrence de 4,000,000 de francs, à fournir de
la même manière, venir en aide à d'autres établissements de crédit, sauf à
augmenter d'une même somme l'émission des billets de banque. Il en résultait
une émission éventuelle de 34,000,000 de francs.
C'était là une énergique résolution, et
cependant elle ne fut pas suffisante. Le 13 août 1848, la Société Générale fit
de nouveau connaître au Gouvernement ses embarras financiers, cette fois à
l'occasion des nombreuses demandes de remboursement des fonds déposés à la
caisse d'épargne. Elle demandait à pouvoir émettre un capital de 20,000,000 de
francs, en billets de banque garantis par l'État et aux mêmes conditions que
celles qu'établissait la loi du 20 mars précédent. Le Gouvernement n'avait
jamais garanti cette caisse d'épargne, mais le public avait pu croire qu'il en
était ainsi, à cause des fonctions de caissier de l'État remplies par la Société
Générale et d'autres relations ayant existé à propos des emprunts. Laisser
tomber en discrédit la plus considérable de nos caisses d'épargne, c'était
stériliser, pour un quart de siècle peut-être, cette institution moderne,
excitation à l'économie et refuge de la réserve des classes à modestes fortunes
(Le rapport de la section centrale, présenté par
M. d'Elhoungne, indique la subdivision suivante des fonds déposés à la caisse
d'épargne de la Société Générale, à cette époque. Nombre de livrets d'ouvriers
5,609, sommes déposées, fr. 2,981,134 ; nombre de livrets de domestiques
8,540, sommes déposées, fr. 7,003,408 ; nombre de livrets de détaillants
2,932, sommes déposées, fr. 2,501,735 ; nombre de livrets d'établissements
publics 3048, sommes déposées, fr. 8,845,214 ; nombre de livrets d'autres
personnes 19,108, sommes déposées, fr. 22,697,099. Totaux : nombre de
livrets : 39,237, sommes déposées, fr. 44,028,590). Tout grand, tout (page 274) social
que fût cet intérêt, le Gouvernement, avant de faire droit à cette demande,
avait chargé une commission de six membres de faire une enquête pour éclaircir
ces deux points : la mesure sera-t-elle efficace ; l'État peut-il prêter sa
garantie, sans danger de perte ? (Voir,
Documents de la Chambre, 1847-1848, n°251 et Annales parlementaires, 1847-1848,
pp. 1607 à 1610). Le projet présenté rencontra, dans les sections
comme dans la discussion publique, une vive opposition. Elle naissait des
besoins jamais assouvis de la Société Générale, naguère si arrogante à l'égard
des grands pouvoirs publics. Les opposants disaient : C'est un colosse aux
pieds d'argile, nos efforts pourront-ils le soutenir ? Accordons-lui un sursis,
pour arriver à une liquidation ; élevons immédiatement sur ses ruines une
Banque nationale, patronnée par le Gouvernement. Dangereux avis ; chanceuse
entreprise ! c'était vouloir fonder un établissement de crédit, dans un moment,
où le crédit, s'il n'était pas mort, était tout au moins fortement blessé.
C'était compliquer d'une question incidente, prématurément, aventureusement
peut-être, la question actuelle, déjà assez grave, de savoir s'il fallait
soutenir la caisse d'épargne, sans retard, pour éviter que la crise ne devînt
plus générale et plus profonde. Malgré ce caractère d'urgence et d'impérieuse
nécessité, pour ainsi dire, la loi ne fut admise, à la Chambre, que par 61 voix
contre 30 et 2 abstentions ; au Sénat, par 21 voix contre 8 et 1 abstention (Loi du 22 mai 1848. Annales parlementaires, 1847-1848,
Rapport de M. d'Elhoungne, p. 1641 ; Discussion, pp. 1603 à 1657,
1724 à 1795).
Quand on étudie, en dehors des craintes et des
préoccupations, compagnes inséparables de ces moments de crise, les causes et
les effets de cette intervention de l'action gouvernementale dans les affaires
de la Société Générale, on est amené à une double appréciation. Il paraît
évident, d'abord, que cette banque avait immobilisé ses ressources
considérables, (page
275) dans une proportion plus forte que celle que permettait la prudence la
plus vulgaire. Il en arriva, que la crise se présentant, cet établissement se
trouvai avec un actif bien supérieur à son passif, sans moyens disponibles
suffisants pour faire face à des besoins, se précipitant par la panique
générale. Faute qu'une triste expérience a mise vingt fois en relief, et dans
laquelle les établissements de crédit sont sans cesse entraînés par l'appât du
gain et parce qu'ils perdent de vue, que, pour une cause ou pour une autre, les
crises financières reviennent périodiquement. Deux résultats heureux sortirent
de cette perturbation momentanée. Le premier ce fut de montrer, à l'évidence,
la nécessité de la création d'une banque nationale de crédit et d'escompte,
seule autorisée à émettre du papier de circulation, pouvant prêter sur fonds
publics nationaux, mais ne pouvant ni se mêler d'entreprises industrielles, ni
racheter ses propres actions ; ayant, en un mot, pour couvrir son émission de bank-notes
un encaisse métallique dans une proportion suffisante et des valeurs
promptement et successivement réalisables. Le second résultat utile obtenu fut
que, à l'aide du cours forcé des billets de banque, si temporaire qu'il ait pu
être, on devait habituer le public à accepter bientôt, librement et avec empressement
même, ce puissant instrument de transactions commerciales. Or, ces deux grands
fruits sont acquis : la Banque nationale existe ; l'émission des
billets, qui paraissait alors ne pas pouvoir s'élever à 40,000,000 de francs,
dépasse aujourd'hui 100,000,000 de francs, sans que ce chiffre suffise à la
demande. Un fait mettra en évidence ce réveil de la confiance publique. On nous
a affirmé que, pendant la période du cours forcé, un campagnard tomba en
faiblesse, en se voyant contraint de recevoir un petit carré de papier, au lieu
d'un sac de pièces de cinq francs qu'il croyait palper, en payement de 1,000
francs qui lui étaient dus. Aujourd'hui les billets de la Banque nationale sont
acceptés facilement et sans crainte, non seulement dans les contrées (page 276) industrielles,
mais même à la campagne ; par les classes moyennes, comme par les classes
élevées. Nous l'avons déjà dit : C'est un fait providentiel, que les crises
publiques entraînent souvent après elles un progrès social. « Aide-toi, le ciel t'aidera ! »
La répartition de la contribution foncière,
d'après la péréquation cadastrale générale, avait été à plusieurs reprises
provisoirement adoptée. Cette fois, elle le fut définitivement et jusqu'à la
révision générale. On maintint le principe que les augmentations ou les
diminutions auraient leur effet sur la répartition entre les communes de chaque
province. Cette contribution restait ainsi un impôt de répartition (Loi du 9 mars 1848). Nous nous sommes
occupé de cet objet avec assez d'étendue, pour ne plus y revenir ici (Voir t. II,
livre IV, pp. 235-238).
La loi du 13 août 1833 avait réglé le mode
d'entretien des indigents dans les dépôts de mendicité. Des crises alimentaires
et industrielles, se succédant rapidement, avaient imposé, de ce chef, des
charges ruineuses aux communes, à celles des Flandres surtout. De là, des
plaintes nombreuses et des réclamations fondées contre les admissions trop
faciles, opérées sans l'intervention des autorités locales. La législature fut
saisie, le 17 novembre 1846, d'un projet tendant à réprimer les abus. On
proposa et on admit l'action de la commune pour les entrées ; l'érection
d'écoles spéciales et séparées pour les enfants pauvres des deux sexes. Cette
séparation de reclus d'âge différents, était à coup sûr, une réforme des plus
utiles : c'était ôter à ces refuges de la mendicité et du vagabondage une des
causes principales du développement de la démoralisation qui y règne. Il faut
avoir vu, en 1846 et 1847, ces établissements, regorgeant de nombreux reclus de
tout âge ; ce mélange de vieillards, d'adultes et d'enfants ; (page 277) cette
promiscuité de la dégradation, à son état de maturité et d'incurabilité et du
vice naissant et amendable, pour comprendre combien il était urgent de prendre
des mesures réformatrices. Mais à côté de l'intérêt communal se présentait
l'intérêt social, humanitaire : si un vagabond valide doit être mis dans
l'impossibilité d'imposer les frais de l'entretien de sa fainéantise à la
commune où il est né, ou dans laquelle il a acquis domicile de secours, il ne
faut pas non plus qu'un ouvrier invalide, ou sans ouvrage, puisse mourir sur la
voie publique, faute d'aliments ou d'asile. Il fut donc résolu que
l'autorisation de la commune serait nécessaire pour l'admission au dépôt ; mais
que, en cas de refus non motivé de celle-ci, la Députation permanente et,
lorsqu'il y avait urgence, le Gouverneur et le commissaire d'arrondissement
pourraient donner des autorisations d'admission. Un crédit de 600,000 francs
fut ouvert pour l'érection d'établissements spéciaux de réforme, distincts et
séparés, pour les enfants des deux sexes, âgés de moins de 18 ans. Les garçons
seraient employés, autant que possible, aux travaux d'agriculture. Ces sages
dispositions furent adoptées sans difficulté (Loi du 3 avril 1848. Annales parlementaires, 1847-1848, pp. 942 à
1003, 1147 à1172). Voilà l'origine des deux admirables écoles de
réforme, pour les jeunes mendiants et vagabonds des deux sexes, établies à Ruysselede et si bien organisées, si habilement dirigées, qu'elles
excitent l'admiration de tous ceux qui les visitent. L'excellente tenue de ces
établissements est due, en grande partie, à l'intelligente administration des
conseils de surveillance et du directeur, M. Pol, qui donnent à ces œuvres de
philanthropie et de progrès des soins assidus et paternels (Voir, sur
l'état des écoles, les rapports présentés à la législature, le 23 janvier 1850
et le 17 février 1851 : et aussi la Notice de M. Ducpétiaux,
à la suite de son Rapport sur les écoles agricoles, etc., de Suisse... Bruxelles,
1851, 1 vol. in-4°).
(page 278) Depuis la mise en vigueur de cette loi, de nouvelles
plaintes se manifestent, d'une manière énergique, contre les dépôts de
mendicité. Elles sont surtout excitées par les lourdes charges qui, de ce chef,
pèsent sur les caisses communales. C'est ce qui fait que beaucoup de ces
demandes tendent à la suppression de ces établissements de secours, pour
arriver à la suppression de la dépense qu'ils occasionnent. C'est là un vœu
exagéré et peu réfléchi, pensons-nous ; car, il faudrait pouvoir, en même
temps, supprimer le besoin sans soutien, la misère sans secours qui
accompagnent parfois les crises alimentaires et industrielles, malgré les
généreux efforts de la charité des particuliers et des administrations locales.
Or, cette éventualité touche à une question sociale, qu'il ne faut pas perdre
de vue. Il ne doit pas arriver qu'un pauvre honnête puisse mourir sans pain, ou
sans toit. Ce qui serait raisonnable, ce serait la transformation successive
des dépôts actuels en dépôts
agricoles, sévèrement tenus ; isolés et fertilisant les terrains incultes. Chaque
province, ou du moins des groupes de provinces ont encore de ces terrains ; il
en existe entre Gand et Bruges, entre Anvers et Hasselt, entre cette dernière
ville et Liége, entre Namur et Arlon. Si nous ne nous trompons, c'est là qu'il
faudrait faire des essais. Mais, on doit s'y attendre, l'entreprise sera vaste
et coûteuse ; pleine de difficultés, si on se rappelle les nombreuses
déceptions des colonies agricoles des Pays-Bas avant 1830 ; digne, cependant,
d'un effort énergique et intelligent.
Un des moyens à employer pour rendre moins
lourde la charge de l'entretien des pauvres serait d'empêcher la migration des mendiants, c'est-à-dire
de localiser la mendicité. De
cette manière, chacun pourrait, sur son terrain, connaître les pauvres vieux et
infirmes qui méritent quelque tolérance, en fait de recherche de secours ; et
ces vauriens, qui font du vagabondage un métier, souvent une occasion de
déprédation et de vol. Voici un fait à l'appui de ce système.
(page 279) Pendant les terribles années de 1846 et 1847, des
mendiants, en bandes, parcouraient les Flandres, redoutables phalanges poussées
par la faim et dont la supplication était presque une menace. Un bourgmestre,
jeune et énergique, d'une commune très grande et très pauvre, obtint de ses
administrés la promesse d'un concours efficace pour le soulagement des pauvres
de la localité, à la condition qu'ils seraient délivrés de la lourde charge de
la mendicité étrangère. La force publique locale consistait en deux
gardes-champêtres, l'un vieux grison, l'autre un peu imberbe. Opérer des razzias
officielles avec de tels instruments, c'était faire battre le guet, sans
autres résultats : il fallait d'autres moyens stratégiques. Notre bourgmestre,
médecin peut-être, se rappelle l'aphorisme similia
similibus ; il rassemble les moins éclopés de ses
pauvres et leur « tint à peu près ce langage » : « Amis, vous souffrez :
nous voulons vous porter secours ; mais, nous n'en avons que pour vous. Si les
étrangers viennent prendre votre part, il ne vous en restera pas assez. Or
donc, je vous autorise à chasser les pauvres d'autres communes, et à leur
reprendre ce qu'ils ont ramassé ici. Allez
mais ne frappez pas trop fort ! » C'était, après tout, la paraphrase du
mot de M. Dupin : « Chacun chez soi, chacun pour soi ! » Il en résulta, pendant
deux jours, une abondante distribution de horions ; mais après, il ne parut
plus un mendiant étranger dans cette commune. Les nomades s'étaient dit les uns
aux autres : « N'allons pas là ; on n'y attrape que des coups et pas de pain. Het
is verboden jagt ! (La chasse est réservée. ) »
Nous n'avons pas l'intention de recommander
l'application générale de cette méthode, moitié turque, moitié cosaque : une
telle stratégie, pas plus que celle des pompes à incendie employée par le
maréchal Lobau, contre l'émeute de Paris (Émeute bonapartiste, dite des fleurs, qui eut lieu, en mars 1832,
place Vendôme, et qui fut dissipée par un arrosement opéré par des pompes à
incendie, placées en batterie), (page 280) ne se répètent pas impunément. Mais, nous voudrions
faire comprendre que, en temps ordinaire, il ne serait pas impossible de localiser la mendicité et, par
conséquent, d'en supprimer les principaux abus et les plus fortes charges. Un
autre instrument de la charité publique fut aussi soumis à révision, nous
voulons parler des monts-de-piété. Cette discussion fut vraiment très
approfondie. M. Dedecker, rapporteur et qui avait écrit l'histoire de ces
institutions ; M. Tielemans, l'auteur du répertoire de l'administration ; M.
d'Anethan, qui avait présenté le projet, firent admettre d'utiles changements
aux dispositions primitives. Il s'agissait, à la fois, de corriger de nombreux
abus et de procéder à une nouvelle organisation. L'intérêt des sommes avancées
sur gages était souvent trop élevé : il fut pourvu à son abaissement successif
par la formation d'un fonds de dotation, à établir au moyen d'une portion des
bénéfices et aussi par la capacité accordée pour recevoir des dons et legs. Les
commissionnaires près les monts-de-piété étaient des agents toujours onéreux,
quelquefois dangereux pour les classes pauvres ; ils furent supprimés : on
permit l'établissement de succursales, dans les villes et communes voisines (Loi du 30 avril 1848. Annales parlementaires, 1847-1848,
Rapport de M. Dedecker, p. 1098, Discussions, pp. 1003 à1155,
1350 à 1353. Voir aussi Dedecker, Études critiques et historiques sur
les monts-de piété, Bruxelles, 1844, in-8).
Ce ne furent pas là les seuls progrès que cette
législature sut réaliser, au milieu des préoccupations que lui causaient et les
événements de l'extérieur et ses aspirations vers de nombreuses réformes
politiques.
Vint d'abord la loi sur les irrigations, qui
ouvre à tout propriétaire le droit de passage, sur les terrains intermédiaires,
(page 281) des eaux
naturelles artificielles dont il a le droit de disposer, pour l'irrigation de
ses propriétés : comme aussi elle établit le devoir, pour le propriétaire des
fonds inférieurs, de recevoir ces eaux ; le tout moyennant une juste indemnité,
préalable pour le premier cas. Sont exemptés de ces servitudes les bâtiments,
cours, jardins et parcs attenants aux habitations. La loi règle le mode
d'exécution amiable et celui de procédure, en cas de contestation (Loi du 27 avril 1848).
Puis, on aborda la discussion du système des warrants,
cette parcelle du crédit mobilier ; c'est-à-dire la transmissibilité, par
endossement, des titres de possession de denrées et matières premières,
déposées dans les entrepôts francs et fictifs. Ce mode, suivi depuis longtemps
et avec fruit en Angleterre, ne rencontra pas d'opposition (Loi du 26 mai 1848. Annales parlementaires, 1847-1848,
p. 1741, Rapport de M. Mercier ; il contient des détails intéressants
sur le système anglais).
Les précautions à prendre pour assurer la
défense éventuelle du pays et pour maintenir le travail à l'intérieur, avaient
créé de grands besoins de ressources, au moment même où le Trésor public voyait
diminuer ses recettes, sous l'influence des événements, si menaçants à cette
époque. L'émission des bons du Trésor avait atteint un chiffre déjà excessif :
le crédit public était trop ébranlé pour ouvrir un emprunt volontaire, soit
impossible, soit réalisable seulement aux conditions les plus onéreuses. On
résolut de recourir, une seconde fois, à l'emprunt forcé, cette vache à lait,
cette poule aux œufs d'or de notre riche pays. Le chiffre, primitivement prévu
par le Gouvernement, était de 40 millions de francs ; mais sur les instances de
la section centrale et par ce motif surtout qu'une nouvelle législature allait
surgir, les propositions furent modifiées sur une prévision de 25 millions.
Malgré cette modération, le projet rencontra une vive opposition. Les uns voulaient
(page 282) créer des
ressources par une nouvelle émission forcée de billets de banque ; les autres
par l'impôt ; quelques-uns proposaient d'équilibrer la situation, en procédant
à un large système d'économies. Le premier moyen était dangereux, dans un
moment où l'on venait d'établir le cours forcé pour une émission de
papier-monnaie déjà considérable et à laquelle la nation n'était pas préparée.
L'impôt ne pouvait pas réaliser des ressources immédiates, devenues nécessaires
; et puis il demandait de l'argent aux mêmes contribuables qui devaient fournir
l'emprunt et peut-être à des contribuables moins en état de payer. Les
économies étaient indiquées par les circonstances ; mais, lentes à s'opérer,
elles n'offraient pas non plus cet instrument actuel, dont le Gouvernement ne
pouvait se passer pour parer aux exigences de chaque jour. La discussion fut
longue et animée ; le Gouvernement dut accepter ou subir de nombreuses
modifications à son projet. On finit par décider que l'emprunt porterait sur
les quatre bases suivantes : 1° La contribution foncière de l'exercice courant
; 2° la contribution personnelle du même exercice ; 3° le produit annuel des
rentes et des capitaux donnés en prêts, garantis par hypothèque conventionnelle
; 4° les pensions et traitements payés par l'Eta (Loi du 6 mai 1848. Annales parlementaires, 1847-1848,
pp. 1354 à 1443,1543 à 1602). Les fonctionnaires publics se trouvaient
ainsi atteints ; le traitement des ministres subissait une retenue de 25 pour
cent. Un membre ayant voulu faire revenir la Chambre sur cette résolution,
évidemment exagérée, M. Frère-Orban, Ministre des Travaux Publics, prononça ces
chaleureuses paroles : «Nous serons heureux si, atteints les premiers et
quelques-uns profondément, par vos résolutions, notre empressement et notre
satisfaction à venir en aide à l'Etat, engagent nos
concitoyens à subir, sans murmure, les conditions pénibles dictées par la
rigueur des événements. Si quelque (page 283) chose nous a attristés dans ces délais, qui se
prolongent pendant tant de jours, c'est qu'au lieu d'entendre quelques-uns de ces
mots énergiques qui relèvent les courages abattus, et enseignent aux nations
les moyens de vaincre les dangers qui les menacent, nos oreilles n'ont été
frappées que de paroles désolées qui font suinter par tous les pores la
faiblesse et le découragement. Quoi donc ! ces riches provinces qui ont fait,
depuis tant de siècles, l'objet de tant de convoitises, ne pourraient pas, dans
un moment suprême, faire un courageux effort pour leur salut ! Nous croyons que
ces provinces seraient mal conseillées par la faiblesse et par la peur, et
qu'on les conduirait honteusement à leur perte, en les conviant à supputer
seulement ce qu'il en coûte pour conserver l'honneur, l'indépendance, la
liberté. Nous croyons qu'il faut plutôt leur apprendre ce qu'il leur en coûterait
pour trois jours de conquête, trois jours de consulat, trois jours de désordre
et d'anarchie. (Applaudissements prolongés.) Et bientôt elles
comprendront, si déjà elles ne le savent assez par les souvenirs du passé, que
les sacrifices qu'elles s'imposent ne sont rien, en regard des biens précieux
qu'il s'agit de conserver. Nous continuerons, quant à nous, à rester à la tête
de ceux qui doivent donner des preuves d'énergie, de dévouement et d'abnégation
; nous ferons notre devoir, et j'ai la ferme confiance que nous ne
faillirons pas à la lâche qui nous a été confiée. (Applaudissements dans la
Chambre et dans les tribunes.)» A l'homme éminent qui, en face du danger et
du sacrifice personnel, tenait ce mâle et noble langage, on a fait l'injure de
l'appeler brouillon, révolutionnaire... Heureusement que la forte voix de
l'opinion publique domine les clameurs haineuses des jaloux ! Sont-elles donc
si communes de pareilles individualités, pour qu'on cherche à les démolir, ou à
les dénigrer ?
Le Roi n'avait pas attendu cet éloquent appel au
patriotisme de tous, pour se montrer prêt à prendre sa part des charges (page 284) publiques.
Dès le début de la discussion, M. Veydt, Ministre des Finances, avait dit : «
Nous sommes chargés par le Roi de faire connaître à la Chambre que Sa Majesté a
décidé de concourir pour une somme de trois
cent mille francs aux mesures qui sont commandées par les circonstances.
» (Annales parlementaires, 1847-1848, p. 1073). Noble et
encourageante union de tous les pouvoirs, dans ces difficiles circonstances !
La suppression du timbre des journaux avait
causé une diminution de recettes, estimée à environ 350,000 francs. Pour
combler ce déficit le Gouvernement proposa et les Chambres admirent d'assurer
plus strictement la rentrée de l'impôt du timbre des effets de commerce. Pour y
parvenir on établit des formalités sévères et aussi une réduction du droit,
moyen le plus efficace pour assurer la rentrée de pareils revenus (Loi
du 20 juillet 1848). Grâce à cette nouvelle loi, et malgré l'abolition
du timbre de journaux, la recette totale de cet impôt n'a pas notablement
diminué, depuis l'introduction de ces modifications (Voir Exposé de la situation du royaume, 1841-1850, t. III, p. 701).
Pour quelques-unes de ces lois, le Gouvernement
rencontra, dans la discussion plus encore que dans le vote, la résistance de
l'ancienne majorité, se faisant difficilement, malgré les circonstances, à son
nouveau rôle de minorité. Mais un point sur lequel l'opposition se montra
intraitable, ce fut celui de la modification à apporter au mode de nomination
du jury universitaire, que le ministère voulut attribuer au Roi. L'article
premier de ce projet, consacrant ce principe, fut rejeté par 40 voix contre 33
et 1 abstention. Il fallut provisoirement prolonger les fonctions de l'ancien
jury, pour ne pas laisser en souffrance l'exercice de la prochaine session pour
la collation des grades académiques (Loi
du 18 avril 1848. Annales parlementaires, 1847-1848, pp. 1162 à 1168,
1268 à 1268).
(page
285) Il en est de la garde civique, dans les Gouvernements constitutionnels,
comme de la santé chez les individus : quand on se porte bien, on l'estime peu
; ce n'est que lorsque l'on est malade, qu'on en sent tout le prix. Dès le
début de notre émancipation politique, les soins des gouvernants s'étaient
portés vers cette institution essentielle des peuples libres. La Constitution,
d'ailleurs, prescrit, à son article 122 : « Il y aura une garde civique ; l'organisation en est réglée par
la loi. » La garde civique n'est donc pas une organisation que tel ministre
puisse adopter, que tel autre ministre puisse répudier : c'est une institution,
dont la Constitution parle impérativement, au titre de la force publique, en même temps que de
l'armée. La loi du 2 janvier 1835, formulée avec beaucoup de précipitation,
n'avait établi la garde civique que sur le papier. Cette fois, il devait sortir
de la loi présentée et adoptée une organisation complète ; exagérée peut-être
dans son exécution, par le trop grand nombre de personnes désignées comme
capables de faire les frais de l'uniforme ; exagérée aussi par le nombre
d'exercices et de revues obligatoires. II ne peut être d'un grand intérêt de
mentionner ici toutes les phases de la discussion. Qu'il nous suffise de dire
que de cette loi résulta une organisation de la milice citoyenne, comme jamais
elle n'avait existé en Belgique. Cette institution nationale et patriotique
prit de si fortes racines, dans les grands centres surtout, qu'elle résista et
aux exagérations de la loi elle-même, et aux attaques inconstitutionnelles dont
elle fut l'objet, et aux modifications législatives, inspirées plus par
l'esprit de parti que par le sentiment des besoins publics (Loi du 8 mai 1848. Annales parlementaires, 1847-1848,
pp. 1175 à 1348, 1407 à 1S67. Voir la brochure du major Alvin, dont
l'auteur voulait armer les gardes civiques de bâtons blancs ; les
journaux du temps sur l'incident d'un officier supérieur, appelant les gardes
civiques des « soldats de dimanche » et dont le Roi punit
l'imprudent langage).
(page
286) L'émeute de Paris grondait encore, quand le ministère présenta, le 28 février
1848, un projet de loi tendant à abaisser le cens électoral pour les Chambres
au minimum fixé par la Constitution, c'est-à-dire à 20 florins des Pays-Bas,
soit fr. 42-32. C'était comme une soupape ouverte à la trop grande expansion de
l'esprit public, surexcité par les événements ; c'était désarmer les
aspirations des opinions exagérées, en leur ôtant l'instrument d'une opposition
sérieuse. Il faut bien l'avouer, - nous avons déjà exprimé notre pensée sur ce
point, - cette mesure, pour ainsi dire, radicale, était inspirée plutôt par la
nécessité des circonstances, que par des besoins ou des convenances d'ordre
constitutionnel. En faisant abstraction de tout esprit de parti, en ne tenant
pas compte du profit que tel ou tel groupe d'opinion a pu en tirer, nous nous
permettrons de dire, que c'était servir au corps électoral un plat indigeste et
trop lourd pour sa débilité et sa jeunesse. On pourrait appeler une pareille
réforme, une émancipation prématurée. Mais, telle est la robuste constitution
de l'esprit public en Belgique, que le corps électoral, pris dans son ensemble,
ne s'est pas trop mal tiré de cette expérimentation, qui aurait pu être funeste
à un peuple moins froid et moins sage. Le projet ne rencontra aucune opposition
ni dans les sections, ni dans la section centrale. Mais nous tenons à rappeler
ici un épisode de la discussion, dont on semble trop avoir perdu le souvenir,
en ce moment. Voici comme s'exprime le rapport présenté par M. H. de Brouckere
: « La section centrale a adopté le projet à l'unanimité, et elle se fût bornée
là, laissant au Gouvernement le soin de présenter à la Chambre les mesures
d'exécution que le nouveau système électoral pourra rendre nécessaires, si l'on
n'avait manifesté la crainte que plus tard on ne trouvât dans la loi qui vous
est proposée un prétexte pour scinder les collèges électoraux en fractions,
qu'on réunirait, par exemple, dans les chefs-lieux de canton. M. le
Ministre de l'Intérieur appelé au sein (page 287) de la section
centrale, n'a pas hésité à déclarer que, dans l'opinion du Gouvernement, le
vote des électeurs au chef-lieu de district et l'abaissement du cens électoral
à 20 florins étaient connexes et inséparables. Il a ajouté qu'il ne voyait
aucun inconvénient à ce que le projet en discussion confirmât le principe
consacré par l'article 19 de la loi du 3 mars 1836 et statuât que les électeurs
continueront à se réunir au chef-lieu du district
administratif. » Cette disposition fit l'objet d'un article 2
nouveau : elle fut admise sans opposition, comme l'abaissement du cens lui-même
(Loi du 12 mars 1848. Annales parlementaires, 1847-1848,
pp. 991 à 997,1027 à 1029). Voilà donc la réunion des électeurs au
chef-lieu du district trois fois consacrée, dans des circonstances solennelles,
par le Gouvernement provisoire, pour les élections au Congrès ; par le pouvoir
constituant, dans la loi électorale de 1831 ; par la Chambre de 1847, en face
du bouleversement de l'Europe. Osera-t-on profiter d'un moment de réaction, de
l'ivresse de la première heure d'un triomphe partiel, pour arriver à ce fractionnement
des collèges électoraux, à ce vote au canton, qu'on décore du nom de
réforme et qui ne seraient que l'oubli des intentions des auteurs de la
première loi électorale, la destruction de l'esprit public, ce souffle de vie
des Gouvernements constitutionnels, et enfin, nous n'hésitons pas à le dire,
une tentative presque révolutionnaire ?
Loin de lancer, en ce moment, cette menace ou ce
défi, la droite, par ses organes les plus éminents, venait, tout à la fois, et
applaudir à ces mesures si politiques, et donner aux ministres de cette époque
une assurance de sympathie et d'appui. M. Dechamps disait : « Si nous
étions dans des circonstances ordinaires, ces objections, je croirais devoir
les reproduire, et nous ne serions pas seuls à les faire ; vous savez qu'elles
seraient appuyées par des membres éminents
(page
288) de cette Chambre, que je ne veux pas appeler mes adversaires
politiques, puisque ces mots de nos anciennes luttes ont disparu
devant la magnifique manifestation d'esprit national qui ne vous a plus laissé
qu'un seul nom pour nous appeler tous, le nom de Belges, celui de notre commune
patrie (Beaucoup de membres : Très-bien ! très bien !...) Par mon vote,
c'est, avant tout, ce concours que je veux donner, c'est cette confiance
complète, sans réserve, que je viens offrir au Gouvernement du pays... Le
Gouvernement, par cette réforme hardie, a voulu désarmer toutes les oppositions
sincères et constitutionnelles et ne pas permettre à d'autres nations d'offrir
à l'envi à la Belgique des institutions plus libérales que les siennes. C'est
là une belle, une noble pensée » (Annales parlementaires, 1847-1848,
pp. 993).
Si les chefs des Départements ministériels de
cette époque ont enregistré ces éloges sympathiques de 1848, sur leur état de
services, -ce Livre d'or des ministres, - ils auront bien fait de mettre en
regard les durs reproches, nous allions dire les malédictions de 1850, 1851 et
1852. Dans chaque cabinet, sur chaque portefeuille ministériels, il faudrait
écrire, en grosses lettres : La roche Tarpéienne est près du Capitale.
L'abaissement du cens électoral pour les
Chambres était un acte très hardi, et cependant il ne pouvait rester isolé.
D'autres mesures en découlèrent, par une pente logique, comme les conclusions
sortent des prémisses. Le taux du cens pour les élections parlementaires
entraînait forcément le chiffre pour les élections provinciales, puisque
l'article 5 de la loi provinciale porte : « Sont électeurs ceux qui réunissent
les conditions prescrites par la loi électorale pour la formation des Chambres.
» Tandis que, au contraire, l'article 7 de la loi (page 289) communale
établissait un cens variable, allant de 15 à 100 fr., d'après des bases fixées
sur la population des communes. Le Gouvernement proposa donc et les Chambres
admirent la réduction du cens électoral communal, à fr. 42-32, pour toutes les
communes où il excédait ce chiffre. Mais on alla plus loin et l'on modifia la
loi communale, en supprimant la disposition du § 1er de l'article. 47, qui
portait que : « Nul n'est éligible... s'il ne réunit les qualités requises
pour être électeur dans la commune. » Ainsi, le taux maximum du cens
électoral communal fut abaissé à fr. 42-32 et l'obligation de payer un cens
quelconque pour être éligible fut supprimé (Loi du 31 mai 1848).
La classification des communes prescrite par les
articles 3, 4 et 7 de la loi communale et opérée par l'arrêté royal du 12 avril
1836, fut modifiée (Loi du 18 avril 1848) . Il en
résulta pour beaucoup de localités une augmentation du nombre des conseillers
et des échevins, mise en concordance avec l'accroissement de la population. Cet
accroissement considérable de la représentation communale n'a pas répondu à
toutes les idées, pour mieux dire, à toutes les ambitions. La ville de
Bruxelles, notamment, aspire à voir augmenter son conseil peut-être, son
collège échevinal tout au moins. C'est là, pensons-nous, un vœu indiscret. Si
l'on nommait un cinquième échevin, il n'y aurait plus, en certaines
circonstances, de majorité possible, puisque le collège serait ainsi composé de
six membres. Il faudrait donner, en ce cas, voix prépondérante au bourgmestre,
ce qui serait contraire et à la loi communale et aux principes. Il nous paraît
encore plus inutile de renforcer le conseil. Les assemblées les plus nombreuses
ne sont pas celles qui font la meilleure besogne. Trente et un conseillers
doivent suffire, même pour diriger les affaires de la capitale, quand cent huit
(page 290) représentants
semblent à beaucoup de personnes un nombre trop considérable pour voter les
lois du pays.
De telles modifications rendaient nécessaire le
renouvellement intégral et général des conseils communaux existants. Cette
mesure fut proposée par le Gouvernement et facilement admise par les Chambres (Loi du 1er mai 1848). Il en fut de même
pour un semblable renouvellement des conseils provinciaux (Loi du 9 mai 1848). Il fut apporté
aussi quelques changements aux lois communale et provinciale, en ce qui
concerne le nombre d'électeurs pouvant composer un bureau électoral, et à la
composition des bureaux devant présider aux opérations de l'élection (Loi du 20 mai 1848).
Merveilleuse influence des événements sur
l'esprit des législateurs ! Toutes ces réformes, dont on n'eût pu parler, six
mois avant cette époque, sans passer pour un révolutionnaire, s'effectuaient,
pour ainsi dire, par acclamation. Mais avant de se séparer et après avoir voté
des lois de moindre importance (1847
: 15 novembre. Loi sur
l'administration de la caisse d'amortissement et de celle des dépôts de
consignation. 1848 : 3 mars. Loi en faveur des élèves médecins et
pharmaciens militaires ; 4 mars, exemption des droits de timbre et des actes
des conseils de prud'hommes ; 4 mars, dépôt des étalons prototypes des poids et
mesures ; 14 mars, droits que peuvent percevoir les consuls ; 9 mai,
modification de la loi des monnaies ; 31 juillet, traité de commerce avec les
Deux-Siciles), les Chambres furent saisies de la grande question
des incompatibilités parlementaires.
Rien de plus propre à mettre en relief la
nécessité d'une réforme, que la lueur d'une révolution. En France, le régime
représentatif constitutionnel, entraînant dans sa chute la royauté, venait de
succomber, en partie, sous le poids de ses propres fautes. Les luttes
personnelles, les appétits égoïstes, l'action du pouvoir sur le
député-fonctionnaire, ou sur le député candidat, toutes ces causes avaient
faussé le jeu naturel (page
291) de la représentation nationale. Le Parlement de ce grand pays avait
perdu, malgré l'éclat de sa tribune, le prestige et la confiance populaires,
principales bases du self-government. Beaucoup de ses membres s'y
livraient ouvertement non plus à la poursuite de l'intérêt public, cette sainte
mission du représentant ; mais au triomphe de l'ambition ou même de la vanité
personnelle, ces plaies qui s'attachent à la vie publique. Quand vint
l'explosion de février, partie, pour ainsi dire, de sa propre main, le
Parlement français s'était suicidé : le peuple n'eut à renverser qu'un cadavre.
Voici comment, dès 1839, M. de Carné appréciait
cette situation affaissée, qui devait aboutir à une si terrible chute. « Dans
la vie parlementaire, le talent n'est plus une force au service d'un intérêt
général ; il est devenu le principal, au lieu d'être l'accessoire, et la
puissance de l'orateur se mesure à la dose qu'il en a plutôt qu'à l'usage qu'il
en fait. Si les partis ne dépendent pas de leurs chefs, ceux-ci dépendent
encore moins de leur propre parti ; chacun va de son côté, s'appuyant sur des
amis personnels, faisant manœuvrer ses journaux au souffle de ses haines ou à
la pente de ses propres intérêts. Les hommes de la conservation se séparent
aujourd'hui de ceux du mouvement et du progrès, avec lesquels ils se confondent
demain. De part et d'autre, on polit avec soin toutes les aspérités des choses,
on efface à plaisir sa physionomie propre, on lutte d'empressement autant que
de flexibilité pour saisir un pouvoir qui échappe aux uns et aux autres, sans
se fixer solidement aux mains de personne… Les hommes n'étant plus contenus par
les événements, suivent leurs inclinations naturelles, toutes les
agglomérations se dissolvent et les pensées s'individualisent comme les
espérances. Les coteries remplacent les partis ; elles se forment, se
brouillent, se raccommodent et se séparent avec une telle prestesse, qu'elles
mettraient en défaut l’historiographe le plus délié... Il est certain que, (page 292) soit
lassitude, soit réserve, soit empressement d'ambition, aucune idée claire et
précise ne s'aventure sur la scène politique et qu'on ne saurait guère y voir
que des hommes occupant le pouvoir, luttant contre des hommes aspirant à les en
chasser. Dans cet état, quoi d'étonnant que chacun se fasse centre de tout et
rapporte tout à soi ? Dès qu'on ne représente rien que sa propre personnalité,
pourquoi songerait-on à autre chose qu'à son propre avenir !... » (Comte De Carné. Esprit du Parlement en 1839. Études sur l'histoire, etc.,
p. 268).
Dans ce tableau, quelle réponse à ceux qui
rêvent le régime représentatif, sans partis au pouvoir ou dans le Parlement !
Quels points de similitude non pas tant avec l'époque qui fait l'objet de nos
présentes études, qu'avec quelques sessions postérieures, que chacun indiquera,
sans que nous prenions ce soin ! Certes, depuis son origine, notre Parlement
s'était montré animé de ce souffle de fortes opinions, naturelles aux partis
bien organisés et bien dirigés : mais, en ce moment, il souffrait d'un autre
mal. En Belgique, grâce à cette pureté, qui est l'heureux privilège de toute
jeunesse ; grâce à la moralité, qui est comme un instinct national, les
Chambres n'avaient pas subi cette décadence et cette déconsidération, suites et
punitions de l'oubli de la probité politique. Cependant, sans être descendue
aussi bas, la représentation nationale n'était pas à l'abri de quelques
reproches. Un trop grand nombre de fonctionnaires amovibles d'un rang inférieur
y avaient pris place de l'aveu du Gouvernement (Les deux Chambres se composaient de 162 membres. Il résulte de la
discussion qu'il y avait parmi eux 40 fonctionnaires publics, soit environ un
quart !) : des fonctionnaires amovibles d'un rang élevé
avaient conservé leur double position d'administrateurs et de représentants,
sous des ministères d'une opinion contraire à celle qu'ils professaient ; ne
parvenant à conserver leur position qu'en mettant (page 293) une sourdine à leur
conviction : plusieurs ministres, tout en proclamant l'indépendance du
représentant-fonctionnaire, n'avaient pas été sans exercer une influence sur
les situations hybrides. D'après le sentiment public, d'après le sentiment du
Parlement même, un mal existait ; il fallait de l'aveu de tous, y porter
remède. La terrible voix des événements voisins avait parlé trop haut, pour
qu'on se montrât sourd et insensible. Mais le remède, pour être bon, devait
expulser l'élément morbide, sans altérer la force et l'éclat du corps lui-même.
Le problème à résoudre était le mens sana in corpore
sano : Voyons s'il l'a été.
Dans l'exposé des motifs du projet, le
Gouvernement reconnaissait la convenance « d'introduire dans notre législation,
une réforme, que l'opinion publique réclame, d'accord avec l'intérêt bien
entendu de l'administration et la pratique sincère du régime représentatif. »
En Angleterre, déjà sous Guillaume III, l'acte
d'établissement portait que : « Aucune personne, qui a un emploi ou place
dans la maison du Roi ou qui reçoit une pension de la Couronne, ne pourra
entrer dans la Chambre des Communes. » Des actes d'Anne, C. 7 et de Georges
Ier, C. 56 confirment ces exclusions. Les Communes ne cessèrent de lutter pour
étendre et rendre efficace cette incompatibilité parlementaire, que l'on
parvenait parfois à éluder. Le bill des places de 1743, sous Georges II,
fit prévaloir ce principe (Hallam. Histoire constitutionnelle, chap. XV et XVI). Les constituants des Etats-Unis,
profitant de ces leçons, introduisirent l'incompatibilité dans la Constitution
même. En ce pays, l'incompatibilité est générale et absolue (« No
person holding any office under the United States shall be a member of either
Hose, during his continuance in office. (constitution, art. 1, section VI, § 2.))
Le projet déclarait incompatible avec le mandat
de représentant ou de sénateur les fonctions salariées par l'État. Cette (page 294) incompatibilité
ne s'appliquait pas aux chefs de Départements ministériels, aux gouverneurs
élus dans une autre province que celle qu'ils administraient, aux lieutenants
généraux, aux conseillers de Cours d'appels. Ne pouvaient être membres des
conseils provinciaux les commissaires d'arrondissement, les juges de paix, les
membres des tribunaux de première instance, ainsi que les officiers des
parquets près les Cours et tribunaux.
Certes, c'était là une profonde réforme, et
cependant les Chambres devaient l'étendre encore. Le rapport, présenté par M.
Malou, partait de ce point, que la réforme était nécessaire non à cause de la
position du député-fonctionnaire à la Chambre, mais à cause des inconvénients
de l'absence prolongée du fonctionnaire-député. Il fallait donc, à ce point de
vue, que l'exclusion fût générale. Il eût été un peu dur, pour un ancien
ministre, de venir avouer que le parti, dont il était un des principaux chefs,
ne s'était maintenu si longtemps et si obstinément au pouvoir qu'à l'aide des fonctionnaires-députés.
La question de la constitutionnalité de la
mesure fut soulevée, dans les sections et dans la discussion publique. Elle
nous paraît si claire, que nous comprenons qu'elle n'ait point arrêté le vote.
Les membres du Congrès n'ont pas voulu qu'il y eût des incompatibilités constitutionnelles,
mais, nulle part, ils ne proscrivent l'incompatibilité légale (Voir Moniteur de 1832, Supplément du n°159,
le discours de M. le Ministre de la Justice Raikem, qui soutient la même thèse). Eux-mêmes
en ont donné l'exemple, par l'article 2 du décret du 30 décembre 1830,
instituant la Cour des comptes, qui prescrit que les membres de cette Cour ne
peuvent faire partie de l'une ou de l'autre Chambre. La constitutionnalité
avait été admise trois fois par la Législature entière et une quatrième fois
par la Chambre des représentants : d'abord, par l'adoption de l'article 6 de la
(page 295) loi
d'organisation judiciaire du 4 août 1832, qui ne permet pas aux membres de la
Cour de cassation d'être membres des Chambres ou ministres ; ensuite, par le
vote de la proposition de M. Dumortier, tendant à exclure les gouverneurs et
les commissaires d'arrondissement élus dans le ressort de leur administration,
proposition rejetée par le Sénat (Voir
t. I, livre V, pp. 280-281); puis, en prescrivant, par le n°1 de l'article
40 de la loi provinciale, que l'on ne peut être en même temps membre de la
Chambre et conseiller provincial ; enfin, en conservant dans la loi du 24
novembre 1846, l'exclusion des membres de la Cour des comptes. On pouvait, du
reste, invoquer sur ce point l'article 139 de la Constitution qui prescrit une
loi « sur les abus du cumul ; » or y a-t-il un abus plus criant, que celui du
cumul de certaines fonctions avec le mandat de représentant ou de sénateur ?
Aussi, la mesure, généralement reconnue nécessaire, ne trouva de contradicteurs
que quant à son extension. M. Lebeau définissait bien le caractère de la
discussion, lorsqu'il disait : « Nous faisons ici une loi de réaction contre
des abus réels sans doute ; mais, comme dans toute loi de réaction, je crains
fort que nous n'allions beaucoup au-delà du but. » M. Tielemans donnait aux
propositions de la section centrale leur portée réelle, en s'exprimant ainsi :
« Il ne s'agit pas ici d'établir des incompatibilités, il s'agit de réformer le
Parlement. » En vain, le ministère tenta-t-il de mettre la Chambre en garde
contre un funeste entraînement. Outre l'empressement de terminer ses travaux,
le Parlement agit ici sous l'impression de deux mauvais sentiments : le premier
était, que l'ancienne majorité ne voulait pas laisser au ministère nouveau
l'arme du député-fonctionnaire, dont elle s'était servie si longtemps ; le
second était, qu'aucun fonctionnaire député ne voulait être seul exclu et
qu'ils s'entraînaient les uns les autres dans une commune ruine.
(page 296) Soyons juste, en disant, que si la section centrale
allait, suivant notre opinion, au-delà du but utile, elle avait introduit une
disposition nouvelle, tout à fait dans l'esprit d'une sage réforme ; c'était
celle-ci : « Les membres des Chambres ne pourront être nommés à des fonctions
salariées par l'Etat, qu'une année au moins après la
cessation de leur mandat. Sont exceptées les fonctions de ministre, d'agent
diplomatique et de gouverneur. » (La
Constitution des États-Unis proscrit
la collation des emplois, pendant le mandat : « No Senator or Representative shall,
during the time for which he was elected, be appointed lo any office
under the authority of the United States. » (Art. 1er, section VI, § 2)). Prescrire qu'on ne soit nommé qu'un an après
avoir cessé de faire partie du Parlement, c'est ôter beaucoup de chances à la
corruption des votes offerte ou acceptée. Dans le monde politique surtout, «
les morts vont vite ! »
Toutes les propositions de la section centrale
furent adoptées à de grandes majorités (Loi du 26 mai 1848, adoptée, à la Chambre, par 60 voix contre 23 et 2
abstentions ; au Sénat, par 19 voix contre 6 et 5 abstentions. Annales
parlementaires, 1847-1848, pp. 1711 à 1788,1818 à 1831).
M. Nothomb, que des devoirs diplomatiques
tenaient éloigné de la Chambre, en ces difficiles circonstances, avait
peut-être pressenti cette hécatombe de fonctionnaires. En séance du 14 avril,
on avait donné lecture d'une lettre, transmettant la démission du député
d'Arlon. Ce représentant préférait, ainsi, le suicide parlementaire, au sort de
ceux qui allaient être légalement manuélisés.
Le début de cette lettre était comme une confirmation que ce diplomate
s'adjugeait, dans son éminente position. La fin était comme un regard de
fierté, mêlé de tristesse, jeté sur sa longue carrière parlementaire. Il disait
: « A une époque aussi solennelle, il est permis moins que jamais de parler de
soi ; j'ajouterai seulement (page
297) que ce n'est pas sans émotion que je me sépare d'une assemblée où je
suis entré en 1830, à l'âge de vingt-cinq ans, et où me reportent presque tous
les souvenirs de ma vie... » (Annales
parlementaires, 1847-1848, p. 1316). La
carrière du parlementaire, comme celle du marin, a ses déboires, ses orages et
ses dangers ; et, cependant, ceux-là mêmes qui la délaissent, pour s'abriter
dans quelque port splendide ou tranquille, ne la quittent pas sans regret.
S'abstenant dans un vote, M. de Mérode avait dit
: « Je suis ennemi de la Saint-Barthélemy de fonctionnaires qui s'exécute
aujourd'hui. » Après l'éloge qu'on avait fait de la conduite parlementaire de
tous les fonctionnaires-députés, il aurait pu dire aussi : « Je ne veux pas,
comme Hérode, faire un massacre des innocents. » M. Lebeau avait tenté
d'inutiles efforts pour faire adopter un amendement qui eût pu rendre la
réforme moins funeste à la composition future des Législatures ; il était ainsi
conçu : « Cette incompatibilité ne s'appliquera pas non plus aux membres
inamovibles de la Cour de cassation, des Cours d'appel et des tribunaux de
première instance. Sont exceptés : les membres des tribunaux de première
instance, dont le personnel est inférieur à » quatre juges, le président
compris. Les membres des Cours et tribunaux ne pourront être élus dans
l'arrondissement où ils ont leur domicile. - Il ne pourra être élu aux Chambres
législatives que : deux membres de la Cour de cassation ; deux membres dans
chaque Cour d'appel ; un membre dans chaque tribunal de première instance. Dans
le cas où ce nombre serait dépassé, la préférence serait accordée à celui ou à
ceux qui auront obtenu la majorité la plus forte de suffrages électoraux, sans
égard au chiffre le plus ou le moins élevé dans les divers collèges qui seront
en concurrence. »
(page 298)
Jugée à la lumière des faits qui sont sortis de son application, cette
réforme est exagérée. Il fallait fortifier le Parlement, en l'épurant ; on l’a
énervé, en lui enlevant des éléments indispensables à sa bonne constitution. Il
est regrettable, au plus haut point, que l'amendement de M. Lebeau n'ait pas
été accepté. Il permettait l'entrée dans les Chambres de quelques magistrats
inamovibles ; avec une limite quant au nombre, avec une réserve quant au
collège duquel ils pouvaient tenir leur mandat. On a dit contre l'entrée des
membres de la Cour de cassation : ils jugent les ministres. D'abord, combien de
nos ministres ont été mis en jugement ? Ensuite, le cas échéant, les
conseillers à la Cour de cassation, ou s'abstiendront à la Chambre, comme tant de
membres le font pour des motifs moins légitimes ; ou mieux, ils s'abstiendront
à la Cour de cassation, lors du jugement, comme ils devraient le faire, s'ils
étaient parents ou alliés du ministre accusé. Dans l'un comme dans l'autre cas,
quel inconvénient pourrait entraîner cette abstention ? Un conseiller de Cour
d'appel, un membre d'un tribunal, nommés hors du ressort de leur siège, doivent
être des hommes d'un savoir et d'une probité reconnus, pour recevoir cette
marque de confiance d'un collège électoral dont ils sont éloignés. par leurs
fonctions. Nous n'hésitons pas à dire que, un jour ou l'autre, il faudra
réformer une pareille réforme. Il y va des plus chers intérêts du régime
représentatif. Ce qu'il faut à la Chambre et au Sénat, rouages essentiels d'un
tel Gouvernement, ce n'est pas seulement la volonté, c'est encore la puissance
de bien faire. La pureté de conduite publique, le désintéressement
incontestable, l'indépendance la plus absolue sont les qualités indispensables
du bon député ; mais il faut y joindre, autant que possible, l'autorité des
connaissances théoriques et pratiques ; la parole si non éloquente, du moins
assez sûre pour se mettre convenablement au service d'un jugement droit et
d'une intelligence élevée. Sans cela, vous n'avez plus de Parlement, parce que
vous le (page 299)
composerez d'un personnel digne tout au plus de former un bon conseil
provincial : vous n'avez plus, en grand nombre, que des machines à voter, à la
remorque de quelques intelligences, si pas de quelques ambitions.
Qu'on y prenne garde, la suppression des
pensions ministérielles, l'entrée de beaucoup de représentants dans la
direction des sociétés industrielles - ces deux vices sont frères - et
l'exagération de la loi des incompatibilités, sont de véritables dangers pour
l'avenir de notre régime représentatif, parce qu'ils lui ôtent de sa force et
de son éclat !
La Chambre s'ajourna après ce vote, terminant
ainsi, malheureusement une des sessions les mieux remplies de notre existence
parlementaire. Toutes les branches des pouvoirs, les conseils communaux et
provinciaux, le Parlement lui-même, allaient être successivement renouvelées.
Le principe du self-government, c'est-à-dire du gouvernement du pays par
le pays, devait ainsi recevoir une consécration nouvelle, une extension presque
effrayante. C'est une habile manœuvre du pilote exposé à de grands courants, de
ne pas rester immobile en face du danger, au risque d'aller à la dérive ; mais
d'avancer, fût-ce lentement. C'est le principe américain : Go a head ! Les hommes alors au pouvoir et les législateurs
alors en exercice comprirent cette nécessité des circonstances. Beaucoup
d'autres peuples faisaient d'inutiles efforts : en France, tout en dépassant le
but utile ; en Allemagne, sans atteindre le but nécessaire ! Et pendant ce
temps, notre bonne et sage Belgique opérait une révolution pacifique et légale,
en donnant à ses institutions libérales un développement plus grand, une pureté
plus incontestable. Tout notre appareil gouvernemental allait se renouveler, se
retremper, pour ainsi dire, dans les eaux vives d'une élection populaire,
rendue plus sévère, sous l'influence des événements de cette époque. La royauté
seule restait intacte, parce que, (page 300) grâce à la sagesse du constituant, elle avait été
assise sur des bases solides, et aussi parce que, grâce à sa propre sagesse,
elle était restée consciencieusement dans les limites qui lui avaient été
primitivement assignées.
Quand on étudie, à neuf années de distance, ce
magnifique spectacle de renaissance nationale, on ne peut s'empêcher de
s'écrier avec un sentiment d'orgueil et de reconnaissance : Heureux fruits
d'une Constitution libérale ; heureux concours d'un Roi instruit à la grande
école parlementaire d'Angleterre ; heureux résultats pour un peuple jeune
encore, mais déjà mûr pour la jouissance du régime représentatif le plus
complet ; mais, par-dessus tout, signe certain de l'action de la Providence,
dont la main pèse, aux nations comme aux individus, la récompense ou le
châtiment, au poids de son éternelle justice !
Nous avons parcouru, dans les études qui
précèdent, dix-sept années d'un règne sage et de la pratique modérée du régime
représentatif, en Belgique. Semblable au voyageur, nous avons rencontré bien
des sites arides et tristes, bien des passages difficiles et dangereux ; mais,
nous avons bientôt oublié la défaillance et la déception passagères par la
satisfaction que nous faisait éprouver l'ensemble des souvenirs de ce long
voyage. Obtiendrons-nous, par cet écrit, que ce sentiment personnel devienne
une impression publique et générale ? Nous le voudrions, non dans un intérêt
mesquin et rétréci d'amour-propre, mais dans une vaste et ardente aspiration de
patriotisme et d'attachement à nos institutions.
Ce que nous voudrions avoir démontré, c'est que
le régime représentatif est celui qui convient le mieux à l'esprit droit et
calme du peuple belge : non pas qu'il soit parfait,- qu'y a-t-il de parfait
ici-bas ? - mais, parce que, sans être le plus prompt à opérer le bien, il est
le plus efficace pour empêcher ou pour (page 301) déraciner le mal (« Aucune autre forme de
gouvernement n'a donné à l'homme plus de « chances de rencontrer le juste et le
raisonnable, plus de facilités pour éviter l'erreur ou pour la réparer. Que
peut-on vouloir de plus ? Ne pas permettre à l'instrument de se rouiller ou de
se contracter, c'est la sagesse même qui l'ordonne ; mais vouloir le briser ou
le transformer, ce serait le comble de l'ingratitude et de la folie. » (de
Montalembert, de l'Avenir, etc., § X, p. 119)). Ce que
nous voudrions avoir mis en lumière, c'est que, avec notre Constitution, nous
pouvons opérer tous les progrès, et que beaucoup de nos fautes sont venues de
l'oubli momentané de l'esprit de ses prescriptions.
Certes, le régime représentatif, pas plus que
tout autre régime, n'échappe à la fragilité et aux erreurs auxquelles
l'humanité tout entière n'a pu se soustraire. Les individualités les plus
élevées, et les institutions les plus fortes y ont été soumises, à toutes les
époques et dans tous les pays.
Athènes vit sous ses lois équitables, elle se
fait admirer par le succès de ses armes et l'éclat de ses œuvres d'art et de
science ; mais, elle exile Thémislocle, malgré ses
victoires et Aristide, malgré sa justice ; elle fait boire la ciguë à Socrate
et condamne Périclès. - Le sénat romain établit et fait prospérer une puissante
république et il finit par se courber honteusement sous les ignobles caprices
de tyranniques empereurs. - Louis XIV ternit l'éclat de son grand règne par la
révocation de l'édit de Nantes et par des guerres injustes. - Le Parlement
anglais ne vient en aide à la destruction de la république et à la
restauration, qu'après avoir fait tomber la tête de Charles Ier. Les
Provinces-Unies de Hollande soutiennent, sur terre et sur mer, des luttes
héroïques contre de grandes puissances, puis se déchirent par des dissensions
intestines et travaillent, de leurs propres mains, à leur décadence. - La
Convention française détruit de son bras puissant des abus qui ont des racines
de plusieurs siècles, et se souille du sang du plus doux des rois. - Napoléon
Ier dompte l'anarchie, promulgue (page 302) son magnifique Code ; mais il fait fusiller le duc
d'Enghien et se perd dans les excès où l'entraînent l'amour des conquêtes et
l'ivresse d'un despotisme sans frein. - Les Etats
confédérés d'Amérique concilient une liberté sans limites et une prospérité
prodigieuse, et ils ne savent pas abolir le honteux et coupable esclavage. - Le
régime représentatif jouit, en France, de l'exercice absolu de ses droits, et
il se suicide, en laissant tomber une admirable dynastie, sous le coup d'une
émeute, avant-garde d'une république insensée et impuissante. - Le second
empire sauve la France du désordre, mais il renverse la tribune, bâillonne la
presse et se flétrit par une confiscation doublement coupable, puisqu'elle ne
satisfaisait que sa vengeance, sans servir ses intérêts.
Partout où est l'homme avec ses erreurs et ses
passions, se rencontre l'abus avec ses injustices et ses violences. Mais après
tout, à n'examiner que les temps présents, quels sont les Etats
qui jouissent de plus de bonheur et de repos ? Ce n'est pas Rome, cette
métropole du monde catholique : elle ne se soutient qu'à l'aide de baïonnettes
étrangères. Ce ne sont pas les autres États d'Italie, qui ne sortent des
convulsions de la licence, que pour tomber dans l'étreinte du despotisme. Ce
n'est pas l'Espagne, qui ne sait se délivrer entièrement ni de ses guerres
civiles ni de ses révolutions militaires, parce qu'elle ne veut pas se
retrancher solidement derrière une Constitution représentative, - cet abri, où
les peuples sages se fortifient contre les excès du pouvoir et les excès de la
liberté. C'est l'Angleterre, avec sa grande Charte et son antique Parlement,
opérant lentement mais sûrement sa marche progressive. Ce sont les Etats-Unis qui n'ont pas changé les principes de leur
Constitution depuis près de soixante et dix ans qu'elle existe, et dont les
progrès matériels seraient glorieux, s'ils n'étaient viciés par un plaie
morale, l'esclavage. C'est la Sardaigne, relativement tranquille, au milieu de
l'agitation qui l'entoure. C'est la Belgique, qui compte le nombre d'années (page 303) de son
heureuse indépendance par le nombre d'années de sa fidélité à ses institutions
libérales.
Quand nous contemplons les faits de l'histoire
ancienne, quand nous examinons les événements de l'histoire contemporaine,
n'avons-nous pas des motifs suffisants pour nous attacher, plus fermement que
jamais, à notre excellente Constitution, à notre bonne dynastie, instruments de
nos destinées heureuses ? Ne devons-nous pas espérer le progrès de l'avenir et
nous consoler de nos fautes dans le passé ?
Si notre propre expérience ne suffisait pas pour
nous faire apprécier, à leur juste valeur, les bienfaits de ce régime, où
chaque pouvoir a son contrepoids, écoutons ce qu'on en pense ailleurs. « Je
sais tous les dangers de la liberté, et, ce qui est pire, ses misères. Et qui les
saurait, si ceux qui ont essayé de la fonder, et y ont échoué, ne les
connaissaient pas ? Mais il y a quelque chose de pis encore, c'est la faculté
de tout faire, laissée même au meilleur, même au plus sage des hommes. On
répète souvent que la liberté empêche de faire ceci ou cela, d'élever tel
monument, ou d'exercer telle action sur le monde. Voici à quoi une longue
réflexion m'a conduit : C'est à penser que, si quelquefois les Gouvernements
ont besoin d'être stimulés, plus habituellement ils ont besoin d'être contenus
; que si quelquefois ils sont portés à l'inaction, plus habituellement ils sont
portés, en fait de politique, de guerre, de dépenses, à trop entreprendre, et
qu'un peu de gêne ne saurait jamais être un malheur. On ajoute, il est vrai :
Mais cette liberté destinée à contenir le pouvoir d'un seul, qui la contiendra
elle-même ? Je réponds sans hésiter : Tous. Je sais bien qu'un pays peut
parfois s'égarer, et je l'ai vu, mais il s'égare moins souvent, moins
complétement qu'un seul homme. » (Thiers. Histoire du Consulat et de l'Empire, XIIème vol,
Avertissement, in fine) Qui (page 304) a dit cela ? L'éminent historien et l'enthousiaste
admirateur du premier Empire ; l'un des grands acteurs et l'une des grandes
victimes du régime représentatif, M. Thiers. Quand le dit-il ? Dans le
recueillement de l'étude, sous l'inspiration du désintéressement que donnent la
perte des illusions et le renoncement aux affaires, en face des séductions du
second empire.
Un autre parlementaire, moins retiré de la
lutte, mais pas moins convaincu de la perte subie, s'exprime ainsi : « Aussi
dans les pays où le silence de la tribune et de la presse vient garantir
l'impunité aux défaillances de l'homme public, le culte de l'honneur devient un
mythe suranné. Partout, au contraire, où s'est introduit et consolidé le régime
parlementaire, il a créé de nouveau le règne de la pudeur publique : elle
exerce sa domination sous une forme souvent âpre et confuse, mais avec une
sévérité efficace. Les susceptibilités exagérées, mais salutaires, de l'opinion
publique, sans cesse éveillées par la presse, tiennent en bride chez les
ambitieux, non pas tous, mais la plupart des penchants inférieurs de la nature
humaine. La probité, la fidélité aux engagements, le désintéressement avéré
deviennent les premières conditions de la carrière d'un homme politique.
L'honneur refleurit, grâce à cette contrainte morale, sans laquelle il n'y a de
vertus ni publiques, ni privées. » (de
Montalembert, de l’Avenir, etc., § XV, p. 237).
On l'a vu, nous ne sommes pas le contempteur du
régime sous lequel nous vivons. Est-ce à dire que, aveuglé par ses avantages,
nous n'ayons découvert aucun de ses défauts, ou aperçu aucune de ses fautes ?
Loin de là : nous croyons l'avoir prouvé, dans tout le cours de cet ouvrage, et
nous allons le confirmer encore, à l'instant, en indiquant pourquoi nous
croyons qu'il a failli, durant la période close ; comment nous estimons qu'il
peut s'amender, durant la période ouverte devant nous.
(page 305) Et d'abord, le parti catholique n'a pas cessé
d'opposer une force d'inertie tout au moins, à l'organisation complète de
l'enseignement aux frais de l'État, prévu, quoi qu'on en dise, par l'article 17
de la Constitution. Il eût pu, puisque alors il occupait le pouvoir, faire que
l'enseignement universitaire fût plus solide et plus brillant, en n'établissant
qu'une seule université : il a toléré, encouragé peut-être la fondation de deux
universités, afin d'abandonner Louvain, avec tous ses avantages, à l'alma
mater, à l'université catholique, qui se fût résignée, au besoin, à rester
à Malines. Pendant vingt ans, il a fait obstacle à l'organisation de
l'enseignement moyen officiel, qui aujourd'hui encore, malgré la Convention
d'Anvers, a de la peine à obtenir, pour l'enseignement de la religion, le
concours du clergé. Il a gravement blessé nos libertés communales : et en
demandant la nomination des bourgmestres hors du conseil, sans l'intervention
de la députation permanente ; et en fractionnant les collèges électoraux
communaux. Il est imprudent, s'il n'est coupable, en se réservant comme un
projet, ou en montrant comme une menace la réforme électorale, à l'aide du
fractionnement des collèges électoraux pour les Chambres et du vote au canton.
Triste plagiat du fractionnement, si mal réussi, des collèges électoraux
communaux ! Tentative réactionnaire et audacieuse ! Et, disons-le sans détour,
germe des plus graves complications, auxquelles notre chère patrie puisse
jamais être exposée !
Les libéraux, eux, ont occupé le pouvoir,
prenant trop souvent soin de ne pas blesser leurs adversaires, plutôt que de
satisfaire leur propre parti ; procédé chevaleresque d'autant plus naïf, qu'on
ne leur en a tenu aucun compte. Ils ont égalisé le cens électoral, en
l'abaissant au minimum prévu par la Constitution ; mesure que nous
blâmons hautement, non parce qu'elle serait contraire à l'opinion à laquelle
nous appartenons ; mais parce que nous la croyons en opposition avec l'intérêt
constitutionnel et parlementaire ; l'instruction générale n'étant pas (page 306) assez
répandue et la pratique politique pas assez acquise pour permettre la création
d'autant de nouveaux électeurs. L'abaissement du cens électoral des villes au
taux de celui des campagnes eût été, croyons-nous, une réforme plus en harmonie
avec la présomption de capacité, condition essentielle pour la participation à
la vie publique. Ils ont essayé d'entrer dans la voie des économies et, dès les
premiers pas, ils se sont arrêtés devant les dépenses exagérées de la guerre,
causes de nos embarras financiers et de nos contributions nouvelles. Puisqu'ils
croyaient qu'il y avait un intérêt social à régler les questions de charité, de
donations et de legs, c'est au début de leur avènement au pouvoir qu'ils
auraient dû en chercher la solution.
On peut articuler des griefs communs à l'un
comme à l'autre parti. Quelques-uns de leurs chefs, après être arrivés au
pouvoir, ont semblé plus préoccupés de défendre leur position personnelle, que
de faire triompher leurs principes. Aucun parti n'a osé aborder résolument la réforme
du mode injuste de recrutement aujourd'hui en vigueur, et qui ne durerait pas
six mois, si, au lieu de blesser les classes pauvres, il froissait les classes
riches, c'est-à-dire celles qui possèdent l'action ou l'influence pour la
confection des lois. Aucun n'a entrepris franchement la réforme de l'assiette
de l'impôt, par le dégrèvement de ceux qui souffrent, par la surtaxe de ceux
qui sont dans l'aisance ou dans la richesse. M. Frère a seul eu le courage et
le mérite de faire un pas dans cette voie, principalement par la loi des
successions, que l'on pouvait éviter par des économies raisonnables sur le
budget de la Guerre ; mais loi juste, si on avait besoin de ressources
nouvelles : loi si juste même, que l'on peut défier le parti catholique, aujourd'hui
au pouvoir, d'essayer de faire rapporter cette mesure ; ce qui serait son
devoir, au cas où il fût vrai, comme on l'a dit, que c'est là une loi de
spoliation et d'iniquité, une loi révolutionnaire.
(page 307) A présent, quant à l'avenir, en examinant de près
notre tempérament politique, si on peut s'exprimer ainsi, nous voyons très
clairement qu'il est menacé par bien des causes morbides, que plus d'un remède
lui est indispensable. Indiquons-les rapidement, et qu'ainsi nos études, toutes
diagnostiques jusqu'ici, deviennent, aussi en finissant, quelque peu
thérapeutiques. Nous croyons fermement que législateurs, gouvernants et
gouvernés doivent prendre en sérieuse considération quelques conditions
nécessaires, pour que le régime représentatif prospère et se fortifie parmi
nous. D'après notre conviction intime, si l'on ne tient pas compte de ces
nécessités, ce régime finira par perdre dans l'estime de la nation, qui est sa
raison d'être et sa seule chance de durée.
Si nous ne parlons pas, en première ligne, des
dangers nombreux de l'intervention, dans les élections, du clergé, comme
corps et comme autorité spirituelle, ce n'est pas que les arguments nous
manquent, ou que la crainte nous arrête. C'est parce que le remède, n'est pas
aux mains de l'autorité civile ; parce que le clergé lui-même est seul juge et
seul maître du point de savoir s'il lui convient que ses membres entrent aux
comices des élections, autrement que comme citoyens-électeurs, mais bien
comme prêtres agents électoraux. En vain démontrerait-on le danger que
cette intervention fait courir aux sentiments religieux et à la pratique du
culte d'une partie de la population ; on pourrait vous répondre par ces mots de
Rousseau : « Quand quelqu'un veut se faire mal à soi-même, qui donc peut l'en
empêcher ? »
Mais ce que nous ne voulons pas dire nous-même,
d'autres l'ont dit pour nous. Nous avons déjà rapporté ce que MM. Dechamps et
Dedecker avaient osé déclarer, à cet égard, au sein même du parlement (Voir t. II, livre XI). Mais si
forte que puisse être l'opinion de ces honorables membres, nous croyons pouvoir
invoquer (page 308)
des autorités plus puissantes encore. Le 11 février 1844, au moment
d'une élection, l'évêque de Montpellier adressait au clergé de son diocèse, les
conseils suivants : « Ce n'est jamais sons danger que le prêtre descend dans
l'arène de la politique... Ah ! ne soyons jamais des hommes de parti ;
restons dans notre sanctuaire, au pied de la croix. » (Journaux français de 1844). En 1851, au concile de Paris, Mgr. Sibour
disait aux prélats et hauts dignitaires ecclésiastiques assemblés : « Il
faut nécessairement, nos très chers coopérateurs, que dans notre conduite
avec les fidèles, nous demeurions étrangers à ces opinions, à ces
partis, quelles que soient d'ailleurs nos convictions et nos sympathies. Le
prêtre qui, dans sa vie sociale, dans ses rapports officiels et journaliers
avec le monde, se mêlerait aux débats passionnés de la politique ; celui
surtout qui, dans l'accomplissement des devoirs de son saint ministère et particulièrement
dans la prédication de la parole divine, oubliant le respect dû à la chaire
chrétienne, la transformerait en une espèce de tribune ou seulement s'y
permettrait des allusions plus ou mains directes aux affaires publiques et à
ceux qui y prennent part, celui-là aurait bientôt compromis, avec son
caractère de prêtre, les intérêts augustes de la religion ; celui-là,
frappant lui-même sa foi et son zèle de stérilité, rendrait d'avance
infructueuses toutes les œuvres de son sacerdoce, au moins à l'égard de
ceux dont il aurait froissé les sentiments par ces démonstrations d'esprit de
parti, démonstrations (page 309) dès lors plus coupables encore qu'intempestives,
VÉRITABLEMENT CRIMINELLES AUX YEUX DE DIEU COMME AUX YEUX DES HOMMES. » (Dans une grande commune des Flandres, lors d'une
élection communale, un jeune vicaire se mit à cheval et parcourut toute la commune,
pendant deux jours. Il était coiffé d'une casquette et revêtu d'une blouse. En
1854, dans une ville de plus de vingt-trois mille âmes, un représentant libéral
ayant échoué aux élections, un prêtre d'un ordre régulier prêcha, le soir,
devant un nombreux auditoire ; il dit : « Le résultat de l'élection de ce matin
est un miracle de saint Antoine, dont nous célébrons la fête ! ». Journaux
français de 1851).
Au lieu d'absorber huit à dix mois, les sessions
ne devraient en occuper que quatre à cinq. Il faudrait donc des travaux
préparatoires moins languissants, des séances plus longues, des discours plus
courts et moins nombreux. Sans cela, vous éloignez des chambres les avocats
de talent ayant une forte clientèle, les industriels éclairés, à la tête
d'affaires considérables, beaucoup de personnes capables devant soigner par
elles-mêmes les intérêts de leur famille (L'exode, les désertions
parlementaires qui se manifestent, aux approches des élections de 1856, nous
confirment dans cette idée, consignée ici avant que cette sorte de
sauve-qui-peut fût connue) ; vous soulevez des plaintes qui doivent être
écoutées, parce qu'elles sont justes et qui finiraient par devenir dangereuses,
si l'on n'y faisait pas droit.
Il convient de réformer, dans une sage mesure,
la loi des incompatibilités, à défaut de quoi, la représentation nationale
restera amoindrie, parce qu'elle restera privée des lumières de magistrats
éminents, de l'expérience de fonctionnaires d'un rang élevé. Or, l'intervention
de ces hommes spéciaux nous paraît indispensable pour l'éclat et la solidité
des débats, pour la force même des lois adoptées. Car des lois mal faites
doivent bientôt être révisées, et rien n'affaiblit autant le respect que la
nation est tenue de porter aux dispositions légales, que leur instabilité.
L'absence d'un conseil d'État rend la nécessité de cette réforme plus urgente.
Il est nécessaire, pensons-nous, de revenir,
prudemment aussi, de la suppression totale des pensions ministérielles. Sinon,
les parlementaires - et il est bon que ce soient eux qui tiennent en majorité
les portefeuilles - ne passeront plus par le pouvoir que pour se caser, comme
administrateurs, (page 310) dans les banques, les chemins de fer, les sociétés
industrielles ; et il faudrait des gendarmes pour les forcer à échanger ces
lucratives et faciles positions contre la possession stérile et tourmentée d'un
ministère. La nature humaine est ainsi faite ! les hommes capables qui auront,
une fois, occupé le pouvoir pro Deo, invoqueront, quand on voudra les y
faire rentrer, le principe : non bis in idem. Si rien n'est fait à cet
égard, nous ne craignons pas de le dire : le ministère deviendra l'école
normale des directions des administrations privées et le banc ministériel ne
sera plus qu'un marchepied pour monter au fauteuil de la spéculation.
Il ne faut plus que des représentants et des
sénateurs fassent partie, à la nomination des ministres, de commissions
permanentes et rétribuées. (La Chambre
a, pendant la session 1855-1856, enterré la commission parlementaire du
chemin de fer, que nous avions critiquée comme représentant. Mais il serait
possible que le moderne Lazare sortit de sa tombe ; nous maintenons donc notre
blâme, comme écrivain). A notre sens, une
telle pratique produit, à la fois, l'anéantissement de la responsabilité
ministérielle, déjà presque illusoire ; la ruine de la hiérarchie et de l'émulation
administratives ; tous les inconvénients, moins la franchise du représentant
fonctionnaire ; c'est-à-dire la violation de la loi des incompatibilités, dans
ce qu'elle a de bon. Que pourront faire ou dire, dans les discussions, d'autres
membres des chambres, devant ces collègues, qui auront reçu du Ministre un
brevet de capacité et un bonnet de docteur ès science administrative ? Et ces
conseillers privés du ministre, ces conseillers d'État au petit pied ne
doivent-ils pas craindre de compromettre leur délicatesse dans ce chemin
glissant et boueux des jetons de présence, des indemnités de frais de route et
de séjour, dans les opérations mercantiles de fournitures à conseiller, à
commander peut-être ? Souvenons-nous du tort qu'a fait, en France, au régime
représentatif la scandaleuse affaire Teste : et que cette leçon nous
serve à écarter
(page
311) de notre Parlement non seulement le reproche, mais même le soupçon. Les
Chambres sont le temple des lois : s'il arrive que la nation puisse croire qu'on
y troque des complaisances parlementaires contre des faveurs ministérielles ;
qu'on y achète le silence et qu'on y vend l'approbation, la nation ne
professera pas plus de respect pour ce temple que pour la Bourse.
Mais parce que ces infirmités, auxquelles on
peut remédier, existent ; parce que nos deux grands partis politiques, cortège
inévitable et souvent auxiliaires puissants du régime représentatif, auraient
commis, l'un ou l'autre, des excès et des fautes, faut-il condamner, pour cela,
ce régime lui-même, qui a si bien servi nos intérêts moraux et matériels ? Ne vaut-il pas mieux le consolider par une bonne pratique, que
d'y apporter des changements d'un résultat incertain, peut-être funeste ? Si
nous sommes faibles par le nombre, petits par notre exiguïté, soyons grands et
puissants par notre sagesse. Que notre respect pour nos lois essentielles, que
notre amour pour la liberté dans l'ordre fassent notre force. Car alors, comme
nous l'avons dit quelque part : « nous envahir, nous détruire ne serait pas
seulement un crime de lèse-nationalité, mais encore de lèse-civilisation. »
Toutes ces pensées nous viennent, quand nous
examinons, dans son ensemble et d'un seul coup d'œil, le doux et facile chemin
que la jeune Belgique a parcouru depuis un quart de siècle, à l'aide de ce
bienfaisant régime, dont nos grands pouvoirs apprennent encore à user sagement (« Tous les peuples sont faits pour être élevés. Le
gouvernement représentatif n'est autre chose qu'une longue éducation,
laborieuse et difficile, mais la plus honorable et la plus féconde de toutes.»
(de Montalembert, de l'Avenir politique, § XVIII, p. 277). Que
chacun tienne à ses convictions et à ses principes, car il faut rester fidèle à
sa foi politique presque autant qu'à sa foi religieuse (Vœ duplici corde et ingredienti duabus viis. «
Au-dessous de notre foi aux vérités divines et à l'autorité infaillible, gardons
aussi la foi aux nobles instincts de notre jeunesse, à ces principes de
liberté, de justice et d'honneur qui font seuls ici-bas la force et la dignité
du moindre citoyen comme des plus grandes nations. Au milieu des
découragements, des hésitations, des apostasies qui nous assiègent, que du
moins notre voix et notre vie restent d'accord avec notre passé. « Manet
immola fides. » (de Montalembert, de l'Avenir,
etc., § XVIII, p. 28-2)).
(page 312) Mais au sein même de nos luttes pacifiques, serrons
nos rangs, catholiques et libéraux, pour défendre, - de quelque part que vienne
le danger et si forte que soit la main qui nous menace, - notre bienfaisante
Constitution, dans un sentiment commun d'indépendance et de patriotisme. Et
alors, on verra se vérifier ces mots flatteurs, qu'un étranger nous adressait,
un peu prématurément peut-être : « La Belgique est le plus beau royaume, après
le royaume du ciel ! »