Accueil        Séances plénières         Tables des matières         Biographies         Livres numérisés     Bibliographie et liens      Note d’intention

 

 « Du gouvernement représentatif en Belgique (1831-1848) », par E. VANDENPEEREBOOM

Bruxelles, Librairie polytechnique d’Aug. Decq, 1856, 2 tomes

 

Chapitre précédent      Chapitre suivant      Retour à la table des matières

 

TOME 2

 

QUINZIEME SESSION (1844-1845) (gouvernement Nothomb)

 

1. L’ouverture de la session

 

(p. 117) La quinzième session s'ouvrit le 22 octobre 1844, pour être close le 17 mai 1845 : elle dura sept mois. Le discours du Trône était très pâle; l'adresse, qui n'en était qu'une prudente paraphrase, ayant été mise à l'ordre du jour d'une manière précipitée, l'opposition ajourna aux budgets le débat politique.

La loi de 1833, sur les céréales, avait été votée comme le système fondamental du régime des grains. Et cependant, chaque année, on y avait introduit des changements, soi-disant provisoires et temporaires. Cette fois encore, les modifications qui y avaient été apportées durent être prorogées (Loi du 31 décembre 1844. Annales parlementaires de 1844-1845, pp. 167, 171, 456, 459, 479).

 

2. Le traité avec le Zollverein

 

La conclusion d'une convention commerciale est, pour tout (page 118) ministère, un acte qui engage gravement sa responsabilité. Les difficultés à surmonter sont nombreuses : à l'extérieur, ce sont les prétentions souvent exorbitantes de l'État avec lequel on négocie, les droits ou la jalousie des puissances avec lesquelles on a déjà contracté; à l'intérieur, ce sont les nombreux intérêts qui tous veulent être favorisés et dont les plus minimes ont les mêmes exigences que les plus considérables. Les questions d'intérêt matériel viennent, en outre, se compliquer de la question politique. Cette responsabilité du Gouvernement n'a pas de sanction, car il n'y a pas d'exemple d'un traité, même le moins avantageux, qui ait été rejeté par les Chambres. En cette matière, le droit d'amendement n'existant pas, à cause de la nature bilatérale de l'acte, c'est, comme on dit : « à prendre ou à laisser. » Tout se borne donc, pour le pouvoir législatif, à des discussions, souvent exagérées par l'esprit de localité et d'intérêt privé qui ne tient pas compte de l'ensemble des stipulations. Ces débats offrent cet inconvénient grave qu'ils affaiblissent et embarrassent l'action du Gouvernement pour les négociations pendantes et futures et qu'ils font connaître à l'étranger le fort et faible de notre situation. On peut donc se faire cette question : s’il ne conviendrait pas que de semblables discussions eussent lieu à huis clos? La réclame électorale y perdrait sans doute beaucoup, mais de nombreux intérêts y trouveraient une sauvegarde. Au reste, comme aux termes de l'art. 35 de la Constitution, « chaque Chambre décide à la majorité absolue, si le comité secret, demandé par le président ou par dix membres, doit être maintenu, » c'est la un point d'appréciation. Nous croyons que, en général, discussion secrète, est, en cette matière, la plus utile au pays.

Ces observations nous sont suggérées par la discussion du traité signé, le 1er septembre 1844, avec les États composant le Zollverein. Ce n'est qu'à la suite de dispositions temporaires (page 119) et après sept années de négociations, souvent interrompues, qu'on en était arrivé à cette convention. Elle contenait des stipulations maritimes, commerciales et de transit : le principe de la répression réciproque de la fraude y était aussi déposé. Il faut bien le dire, la masse des avantages acquis était du côté du Zollverein : du nôtre, il n'y avait de réellement favorisées, et faiblement encore, que les industries de la métallurgie, des charbonnages et de la draperie; cette dernière obtenait une réduction des droits de sortie sur les laines. Trois Ministres étaient intervenus dans cette convention. L'opposition leur dit qu'il n'y avait pas lieu pour eux de se laisser aller à ce contentement, que M. Dupin aîné appelait : « les extases de la paternité. » M. Nothomb répondit froidement : « Mon collègue n'a pas dit : Montons au Capitule ! Il nous suffit à nous de rester entre le Capitole et la Roche Tarpéïenne. » M. d'Elhoungne prononça contre le traité non pas son maiden-speech, mais son premier discours d'affaire, un discours-ministre. On salua, sur tous les bancs, cette manifestation d'une haute raison, ayant à son service une séduisante parole (Loi du 31 décembre 1844, adoptée, à la Chambre, par 76 voix contre 7; au Sénat, par 31 voix contre 1. Annales parlementaires de 1844-1845, pp. 344, 401, 437, 448, 484, 489, 491)

 

3. La loi sur le domicile de secours

 

Les dispositions légales ou réglementaires, relatives au domicile de secours, n'avaient pu réprimer de nombreux abus. De toute part, on en demandait la révision. Le Gouvernement proposa un projet abrogeant ou révoquant la loi du 28 novembre 1818 et tous les arrêtés sur la matière. Soigneusement élaboré, le projet ne donna pas lieu à d'aussi longues discussions qu'on aurait pu le croire. Voici les principales dispositions adoptées.

Le lieu de la naissance est le domicile de secours primitif : (page 120) l'individu, né fortuitement sur le territoire d'une commune, d'une personne qui n'y habitait pas, a pour domicile de secours la commune habitée par son père ou sa mère, au moment de sa naissance, si l'on vient à découvrir cette dernière commune. Les enfants trouvés, nés de pères et de mères inconnus, ont leur domicile de secours dans la commune sur le territoire de laquelle ils ont été exposés ou abandonnés; mais dans ce cas, la moitié des frais de leur entretien incombe à la province, où cette commune est située (Note de bas de page : Le partage des frais entre la commune et la province est conforme aux dispositions de l'art. 131, n° 18 de la loi communale et de l'art. 69, n° 19 de la loi provinciale). Le domicile de secours primitif est remplacé par celui que donne une habitation, dans une autre commune, pendant huit années consécutives, malgré des absences momentanées. Ne peuvent acquérir ce domicile de secours, les sous-officiers et soldats du service actif, les détenus, les individus admis ou placés dans les établissements de bienfaisance ou de santé, ou secourus à domicile par la charité publique. Ce domicile de secours fictif est remplacé, par un autre domicile de secours, également fictif, acquis par une habitation consécutive de huit années dans une autre commune. Le domicile de secours de la femme mariée est celui de son mari : le domicile de secours des enfants mineurs est celui de leur père ou de leur mère. Il en est de même pour l'étranger admis à établir son domicile en Belgique. La loi règle tout ce qui a trait au secours provisoire et au recouvrement de ces frais. Les différends entre les établissements de bienfaisance d'une même commune sont décidés par le conseil communal, sauf appel près de la députation permanente : les différends entre des communes ou des établissements de bienfaisance d'une même province sont décidés par la députation permanente, sauf recours au Roi : les différends entre des communes ou des établissements de (page 121) différentes provinces, sont décidés par le Roi définitivement et sans appel.

Pour acquérir droit aux secours publics, dans une commune qui n'était pas le lieu de sa naissance, l'indigent devait y avoir habité, d'après la loi française (24 vendémiaire an II) pendant une année; d'après la loi de 1818, pendant quatre années. D'après les dispositions nouvelles, il doit y avoir habité pendant huit années consécutives. On est parvenu ainsi à amoindrir, si pas à écarter totalement, les fraudes exercées par quelques administrations rurales et qui consistaient à faire acquérir à leurs pauvres un domicile de secours dans les villes, en les y entretenant pendant quatre années (Loi du 18 février 1845, adoptée, à la Chambre, par 43 voix contre 9; au Sénat, par 20 voix contre 10. Annales parlementaires de 1844-1845, pp. 29, 36, 4l, 59, 183, 701, 719, 739, 757).

 

4. Changement du mode de publication des lois

 

Nous avons vu que la sanction, la promulgation et la publication des lois avaient été réglées par la loi du 19 septembre 1831 (Voir t. I., livre II, pp. 85-86). La publication des arrêtés royaux généraux était régie par l'arrêté du 5 octobre 1830; celle de certains arrêtés spéciaux par l'avis du conseil d'État du 23 prairial, conservé, pour la Belgique, par la jurisprudence de la Cour de cassation. Il n'y avait donc pas d'uniformité dans les prescriptions pour la publication et, en outre, la loi de 1831 rendant les lois obligatoires le onzième jour de leur promulgation, il n'y avait pas de date certaine, puisque le jour précis de cette promulgation pouvait parfois rester douteux. Le Gouvernement présenta un projet, déterminant un nouveau mode de sanction et de promulgation des lois et de publication des lois et arrêtés. Le changement du mode de promulgation consistait à substituer ces mots :

« Les Chambres ont adopté et nous sanctionnons ce qui suit :

(page 122) «  (Loi.)

« Promulguons la présente loi, ordonnons qu'elle soit revêtue du sceau de l'Etat et publiée par la voie du Moniteur. » à l'ancienne formule, ainsi conçue :

« Nous avons, de commun accord avec les Chambres, décrété et arrêtons ce qui suit : ( Loi.)

« Mandons et ordonnons que les présentes, revêtues du sceau de l'État, insérées au Bulletin officiel, soient adressées aux cours et tribunaux, pour qu'ils les observent et fassent observer comme loi du royaume. »

Pour la forme, le second mode, conservé par un long usage, avait un caractère plus solennel; aucune nécessité ni même aucune convenance n'en commandait le changement. Pour le fond, le remplacement du Bulletin officiel par le Moniteur, comme instrument de publicité, assurait aux actes législatifs et administratifs une notoriété plus prompte, puisque la publication avait lieu jour par jour. Cette disposition ne fut cependant admise que par 33 voix contre 32. Les lois sont rendues obligatoires le dixième jour après leur publication, à moins que la loi n'ait fixé un autre délai; ce qui leur donne une date certaine et patente. Les arrêtés royaux seront également publiés par le Moniteur, dans le mois de leur date, et obligatoires le dixième jour de leur publication, à moins que l'arrêté n'ait fixé une autre date. Les arrêtés royaux, qui n'intéressent pas la généralité des citoyens, deviennent obligatoires à dater de la notification aux intéressés ; ils sont insérés par extrait au Moniteur, sauf ceux, dont la publicité, sans présenter aucun caractère d'utilité publique, pourrait léser les intérêts individuels, ou nuire aux intérêts de l'Etat. Il y aura un recueil spécial pour la réimpression des lois et arrêtés, dont l'objet n'est pas purement individuel ou local. L'abonnement au Recueil des lois est obligatoire pour les (page 123) communes. Le résultat principal de cette loi ' était de remplacer le Bulletin officiel par le Moniteur, pour la publication des lois et arrêtés royaux (Loi du 28 février 1845, adoptée, à la Chambre, par 63 voix contre 12 ; au Sénat, par 28 voix contre 2. Annales parlementaires de 1844-1845, pp. 506 à 560, 744, 757, 758). On avait changé le format du Moniteur; de l’in-folio il avait été réduit au grand in-quarto. Comme, à cette époque, la question ministérielle se mêlait à toutes les discussions, M. Dumortier critiqua ce changement et finit par dire : « Au reste, quand le Gouvernement se réduit et s'amoindrit, il est tout naturel que son organe se rapetisse également. » On avait aussi disjoint les Annales parlementaires du Moniteur : elles forment, à dater de 1844-1845, un tome séparé, contenant chacun une session. Les recherches sur les travaux des deux Chambres en sont notablement simplifiées, quoique le format soit mal choisi, pour des volumes d'une telle épaisseur (N'ayant jamais marché, dans le cours de ces études, que le journal officiel sous la main, nous avons trouvé le nouveau recueil plus facile à compulser que l'ancien. Voir, sur la sanction et promulgation des lois. Valette et Benat Saint- Marsy, Traité de la confection des lois, p. 202).

 

5. Enquête sur le tunnel de Cumptich

 

Le 16 janvier 1845, un accident grave s'était produit à l'une des constructions du chemin de fer de l'État: une partie du tunnel de Cumptich s'était écroulée, heureusement sans que mort d'homme eût été à déplorer. L'inquiétude fut très vive dans le public, elle eut de l'écho dans la Chambre ; des interpellations furent faites. Le Gouvernement demanda un crédit pour rétablir la circulation. Dès le début de la discussion, M. Verhaegen vint faire cette proposition : « J'ai l'honneur de proposer à la Chambre de nommer, dans son sein, une commission d'enquête, chargée de rechercher les causes de l'éboulement du tunnel de Cumptich. » Certes, jamais demande d'enquête parlementaire plus fondée n'avait été déposée. (page 123) Il s'agissait, en effet, d'examiner si l'accident ne devait pas être attribué, comme les premiers rapports le faisaient présumer, à l'incurie ou à l'improbité des directeurs des travaux. Une grave question de responsabilité était engagée ici, au double point de vue de la sécurité des voyageurs et de l'intérêt du trésor de l'État. Et cependant, le Ministre des Travaux publics, M. Dechamps, s'opposa obstinément à cette proposition : il ne voulait que d'une enquête administrative, c'est- à-dire d'une information à faire par des ingénieurs des ponts et chaussées, intéressés à soutenir l'honneur du corps, celui de leurs collègues ou supérieurs et leur propre responsabilité peut-être. Peu touchée de cette opposition par trop paternelle, la Chambre décida, à la majorité de 39 voix contre 22, qu'il y aurait enquête parlementaire; elle composa la commission de sept membres, qui étaient: MM. Brabant, Van den Eynde, Lesoinne, Delfosse, Verhaegen, Dumortier et de Man d'Attenrode. Nous verrons, plus tard, quels furent les résultats de cette enquête parlementaire, la première et la seule qui ait abouti. « Pour rétablir la circulation, d'une manière sûre et permanente », la Chambre et le Sénat adoptèrent à l'unanimité une demande de crédit de 300,000 francs, à couvrir au moyen de bons du Trésor (Loi du 7 mars 1845. Annales parlementaires, 1844-1845, pp. 567 à 979. Voir A. AMIC, Orateurs, etc , t. I, p. 446. Rapport sur la responsabilité ministérielle.)

Au Sénat, à de vifs reproches sur les fautes commises dans cette construction, se mêlèrent des plaisanteries sur la responsabilité des ingénieurs, auteurs des plans, et des ministres qui les avaient approuvés. M. le vicomte Desmanet de Biesme disait : « J'ai parlé tout à l'heure d'une loi sur la responsabilité ministérielle, mais puisque cette loi n'existe pas et que nous ne sommes pas prêts a l'avoir, surtout si elle doit venir de l'initiative du Gouvernement, il y aurait un moyen d'atténuer un peu les inconvénients résultants de sa non-« existence. Je voudrais qu'il y eût une inscription sur les ouvrages qui rappelât le nom de ceux qui les ont exécutés. Nous plaçons toujours les médailles et les procès-verbaux dans les fondements, et quoiqu'il soit malheureusement probable que la génération présente les reverra, et qu'il n'est pas à craindre qu'elles aient le temps de s'altérer, il me paraît plus rationnel d'indiquer le nom des constructeurs; parce qu'alors il y aurait place pour le blâme et pour la louange, selon le mérite de la construction.

« Si l'on veut mettre une inscription sur les entrées du tunnel de Cumptich, moi j'en ai préparé une, que j'aurai l'honneur de vous proposer.

« Bâti en 1835;

« Croulé en 1845;

« Ce tunnel

« Avait été construit,

« M*** étant Ministre de l'Intérieur,

« Sur les plans et sous la direction de M*** ingénieur et

« Par les soins de M*** entrepreneur,

« Chevalier de Léopold, etc. »

« Je crois que ce serait peut-être un moyen d'avoir de meilleures constructions ; si mon idée obtient l'approbation du Sénat, je demande la priorité pour mon inscription. » (Rires.).

Le ministre aurait pu répondre à la grave assemblée :

Vous riez, donc vous êtes désarmés !

M. Nothomb se contenta de dire : « Il y a quelque temps, faisant visite à une personne à la campagne, j'ai été fort étonné de lire sur son escalier cette inscription : Cet escalier détestable a été construit par l'architecte un tel, etc. Vous voyez que cette personne a réalisé d'avance l'idée émise par (page 126) l'honorable préopinant. (Rires) »  (Annales parlementaires, 1844-1845, p. 964). Les discussions du Sénat étaient, pour M. le Ministre de l'Intérieur, un jeu, comparées à celles de la Chambre.

 

6. Les budgets de 1845 et la colonie de Guatemala

 

La discussion de chaque budget donna lieu à de vives attaques contre le cabinet et surtout contre son chef. A celle du budget des Voies et moyens, il fut question de la Colonisation de Guatemala (Note de bas de page : Voir Annales parlementaires de 1844-1845, p. 597, Lettre du conseil de la Compagnie de colonisation, signée de Mérode (Félix), de Hompesch, de Chimay, etc., alléguant les promesses faites par le ministère, pour encourager l'entreprise. Ibid., p. 607, d'autres lettres, tendantes au même but). Le Gouvernement avait eu l'imprudence de favoriser cette aventureuse entreprise, par une intervention publique et un patronage officiel. Un arrêté royal du 31 mars 1844, délibéré en conseil des ministres, portait ce qui suit : « Une liste de souscription sera déposée dans toutes les communes du royaume... Les communes, les institutions de bienfaisance et les corporations « sont, quant à la ratification de leur souscription, soumises à l'autorité compétente.» C'était donc autoriser les établissements publics à s'associer à cette chanceuse spéculation. Heureusement, grâce aux sages conseils des administrations provinciales, cet appât trompeur ne fut pas goûté et quelques établissements seulement s'y laissèrent prendre (quatre lots de 1,000 francs furent souscrits). Il n'en est pas moins vrai que cette abstention très prudente et très louable des administrations inférieures mettait plus en relief la démarche inconsidérée, on pourrait dire l'étourderie de l'autorité gouvernementale. Ce fut l'occasion de fortes et justes critiques. Le Gouvernement tâcha de jeter timidement un voile sur cet acte, mais le voile fut déchiré et jamais plus pauvre cause ne fut plus pauvrement défendue (Annales parlementaires, 222, 225, 226).

 

7. Le budget de l’intérieur pour 1845 et la question ministérielle

 

(page 127) L'opposition avait donné rendez-vous au cabinet, pour le débat politique, à la discussion du budget de l'Intérieur. M. Nothomb était l'homme qu'on voulait attaquer, mais il ne se présenta pas seul sur le terrain. M. le Ministre des Affaires étrangères (comte Goblet) vint, dès le début, faire cette déclaration: « Le vote sur l'ensemble du budget, prenant un caractère politique, décidera donc de l'existence du cabinet. » Ces irritants débats remplirent vingt-deux séances. Aux rudes attaques de MM. Delfosse, Verhaegen, Castiau, Lebeau, Devaux, Tornaco, Fleussu vinrent se joindre les griefs de M. de Naeyer, les inexorables reproches de M. Dumortier. Pour donner une idée du ton de la discussion, citons quelques passages. M. Delfosse disait : « Les places, les faveurs, voilà le grand système de Gouvernement imaginé par M. le Ministre de l'Intérieur. Sa politique est une politique fondée sur le mépris de l'espèce humaine. On dirait que M. Nothomb, sentant l'impossibilité de se relever dans l'opinion, cherche à abaisser les autres pour être à leur niveau. » M. Verhaegen, voulant dépeindre la tyrannie, exercée par M. le Ministre de l'Intérieur sur ses collègues, avait dit : « Je conclus de là que l'homme qui dirige nos affaires et au sort duquel vous vous êtes tous associés, MM. les Ministres, a voulu abattre toutes les têtes, pour ne régner que sur des cadavres. M. le président : C'est, sans doute, dans l'improvisation que ces paroles sont échappées à l'honorable préopinant. — M. Verhaegen : Figure de rhétorique, M. le président! (Hilarité générale et prolongée.) » M. Dumortier s'écriait : « Oui, vous avez de grands mérites; vous avez une vaste intelligence; vous énoncez fort bien vos pensées; vous avez de la résolution; vous avez du talent. Mais vous avez perdu de vue la première de toutes les pensées qui doivent dominer un homme d'État; pensée sans laquelle il n'y a pas de Gouvernement possible, de Gouvernement complet possible. On administre avec la tête, on (page 128) ne gouverne que par le cœur... (Très bien! Très bien !). Voulez-vous, Messieurs, voulez-vous l'honneur national? Voulez-vous le triomphe de notre nationalité? Faites disparaître du pouvoir cette rouerie (Note de bas de page : Le mot rouerie passa sans observation ; pendant la session 1853-1856, le mot tripotage donna lieu à de vives discussions. Un ministre est plus susceptible qu'un autre, et, de plus, on peut remarquer que le langage parlementaire tend à devenir plus doux), qui ne peut rester longtemps, sans compromettre cette nationalité. (Très-bien ! très-bien!) » M. Osy déposa une proposition ainsi conçue : « Je prie M. le président de mettre aux voix la question suivante : Le ministère a-t-il la confiance de la Chambre? » M. Nothomb contesta à la Chambre le droit de résoudre une telle question ; il émit l'opinion que l'hostilité au ministère devait se manifester par une adresse au Roi. Opinion habile, puisque l'irrégularité de l'adresse du Sénat de 1841 pouvait effrayer quelques membres (Voir, t. I, livre VI, p. 356-366). Opinion fausse, à notre sens, pour les motifs suivants : une adresse spéciale au Roi met en contact direct le Parlement et la Couronne, sur un point très délicat; le prince doit une réponse; il lui faut accepter ou refuser, à bref délai, l'objet de la demande; d'ailleurs, une Chambre pourrait n'être point d'accord avec l'autre Chambre, il convient que le souverain ait le temps d'examiner et de peser toutes les circonstances; tandis qu'un vote de non-confiance, émis au sein du Parlement, est un vote posé dans les limites des droits de ce Parlement et auquel le Roi répond, dans sa sagesse et dans sa liberté, soit par le renvoi de son ministère, soit par la dissolution, soit par l'attente d'autres actes hostiles de l'une ou de l'autre Chambre (Note de bas de page : Voici comment M. de Carné juge les deux moyens d'opposition, refus d'adoption de mesures financières ou politiques et adresse, à propos de l'adresse, faite, à la Chambre française, par 221 députés : « Suivre la première marche, c'est préparer, sans péril, à l'opinion publique une satisfaction de fait et prolonger entre la souveraineté royale et la souveraineté parlementaire la transaction, qui était à elle seule le gouvernement de la restauration tout entier. Suivre la seconde, c'était poursuivre la conquête d'un principe, avec la chance, pour ne pas dire la certitude, d'une révolution. » (Etudes sur l'histoire, etc., t. II.). M. Nothomb ayant demandé (page 129) à réfléchir, vint le lendemain expliquer sa théorie sur ce qu'il appelait « le mode à employer pour se défaire d'un ministère. » Il concevait cinq moyens : la réponse au discours du Trône; une adresse spéciale; le rejet du budget; l'enquête et la mise en accusation. La réponse au discours du Trône et le rejet (ou l'abstention motivée) du budget, nous les admettons, comme expression régulière de la non-confiance parlementaire; nous venons de dire pourquoi nous n'approuvons pas le mode d'une adresse spéciale; l'enquête et la mise en accusation pourraient s'employer contre des faits matériels, des actes spéciaux, et non contre la conduite générale, politique ou administrative d'un cabinet. Quoi qu'il en soit, on voulut procéder comme pour un duel loyal et régulier; M. Nothomb, étant le provoqué, eut le choix des armes, et comme il semblait préférer être exposé au coup d'une adresse spéciale, qu'au coup d'un vote de non-confiance, M. Osy déposa un projet d'adresse ainsi conçu :

« Sire,

« Dans la situation actuelle des affaires, la Chambre des Représentants, pleine de confiance dans la Couronne, croit accomplir un devoir de son mandat, en faisant connaître respectueusement à Sa Majesté que la marche du ministère, dans diverses circonstances, telles que celle relative à la loi du jury universitaire et autres matières traitées récemment dans les comités secrets, ne lui permet pas de croire qu'il puisse continuer son administration d'une manière utile pour le pays.

« Elle supplie Votre Majesté de prendre en considération (page 130) une position qui ne pourrait se prolonger, sans compromettre la dignité du pouvoir. »

Après cinq jours d'orageux débats, on posa cette question : « Y a-t-il lieu de faire une adresse à la Couronne? » 65 membres répondent non, 22 oui ; parmi ces derniers la droite était représentée par MM. Dumortier, de Naeyer, Ch. Vilain XIIII : 2 membres s'abstiennent. M. de Chimay motivait son abstention en disant : « Je ne trouve pas que la situation actuelle du ministère lui permette de répondre suffisamment aux exigences comme à l'exécution sincère de son programme. »

La discussion continua pendant dix-sept jours : le terrain était disputé pied à pied (Annales parlementaires, 1844-1845, pp. 560 à 1085). M. de Renesse avait fait la proposition d'une enquête parlementaire pour « rechercher les « causes de la décadence de l'Ecole vétérinaire de l'État ; » elle fut repoussée par 35 voix contre 30 et 1 abstention. Le Ministre de l'Intérieur remporta ici son suprême triomphe. Pendant le restant de la session, M. Nothomb joua sa dernière partie en habile joueur ; mais il devenait visible que ses pièces de défense diminuaient et que son cercle d'action allait se rétrécissant chaque jour : l'échec et mat allait se faire.

 

8. L’organisation militaire, dite des cadres de l’armée

 

Notre armée n'a pas changé aussi souvent d'organisation que d'uniforme, mais peu s'en faut. Et chaque fois, on venait déclarer que, si cette réglementation nouvelle n'était pas adoptée, c'en était fait de notre indépendance et de notre nationalité. Chaque fois aussi, cette organisation devait être définitive; c'était, comme on le disait burlesquement, « la charte de l'armée. » Dans la présente discussion M. de Chimay, rapporteur, vint déclarer que « le Gouvernement s'était donné le tort grave d'intituler la loi : organisation de l'armée; mais que la section centrale avait réparé cet abus, en appelant la loi : organisation des cadres. » Père (page 131) et parrain se disputaient sur le nom à donner à l'enfant. Laissant là cette question futile, M. Castiau, avec sa franchise et son éloquence habituelles, aborda le fond de la constitution militaire: il attaqua vivement le mode vicieux de recrutement. « Toute notre organisation militaire, disait-il, repose, en ce moment encore, sur une absurdité et une iniquité. Elle repose sur une absurdité : quoi de plus absurde que de livrer au sort, au caprice du hasard, aux chances de la loterie la répartition de la plus lourde des charges sociales, l'obligation du service militaire pour les uns, l'exemption de cette charge pour les autres? Elle repose sur une iniquité : est-il une iniquité plus choquante que d'accorder aux classes riches le privilège de se soustraire à l'impôt du sang, d'acheter des remplaçants et des substituants, et de se livrer à une véritable traite des blancs? Quand la Constitution a voulu la réforme militaire, c'était bien évidemment, si l'on s'en rapporte à l'esprit qui inspirait ses dispositions, pour faire justice de ces absurdités, de ces iniquités qui n'allaient plus avec le nouveau système de nos institutions démocratiques. Au lieu de cette grande réforme militaire et démocratique, que réclamait notre Constitution, que vient-on vous présenter?... Un budget renversé. Lorsque vous discutez le budget, vous votez le chiffre des dépenses : maintenant on vous propose de voter le chiffre des hommes. Voilà toute la différence. » Ces pensées étaient trop profondes et trop hardies pour être comprises et acceptées; elles ne le furent pas.

Cette loi d'organisation de l'armée, suivant le ministre; cette loi d'organisation des cadres, suivant la section centrale, comprenait sept articles. Elle divisait l'état-major général de l'armée et les états-majors particuliers, aussi bien que les cadres d'officiers des troupes de diverses armes en deux sections, l'une d'activité, l'autre de réserve : elle fixait le nombre, le traitement et la position des officiers de chaque catégorie : (page 132) elle déterminait les droits à l'avancement, à la retraite et à la pension de réforme : enfin, elle établissait le mode d'admission des sous-lieutenants dans l'état-major particulier et dans les troupes du génie. La discussion fut longue. M. Brabant y prit part en homme qui a profondément étudié la question. Mais ses efforts et ceux des autres opposants vinrent échouer contre un entraînement, auquel on n'a jamais su résister (Loi du 19 mai 1845, adoptée, à la Chambre, par 58 voix contre 18; au Sénat, par 32 voix contre 2. Annales parlementaires, 1844-1845, pp. 935, 1269 à 1104, 1716 à 1747).

 

9. L’augmentation des traitements de la magistrature

 

Si, grâce à l'initiative du Gouvernement, la position des officiers de l'armée venait d'être avantageusement fixée ; grâce à l'insistance de quelques représentants, la condition des magistrats allait s'améliorer aussi. Dès 1837, M. Verhaegen s'était distingué, entre tous, par sa ténacité à poursuivre cette réforme, si lente à s'accomplir. La position des juges de paix était surtout au-dessous de ce que méritent ces magistrats modestes, mais si utiles. En se montrant juste pour ceux-ci, la législature fut, on peut le dire, généreuse à l'égard des magistrats d'un rang plus élevé. On ne saurait s'en plaindre, quand on pense aux frais des études préparatoires, à la lenteur de l'avancement, à la tenue digne et irréprochable à laquelle sont astreint les magistrats de tout rang. Presque toutes les propositions du Gouvernement furent admises : quelques amendements seulement furent adoptés.

Pour la Cour de Cassation, l'augmentation de 1,000 francs (15,000 au lieu de 14,000 francs), proposée en faveur du premier président et du procureur général, fut rejetée : il en fut de même des 500 francs d'augmentation pour les avocats généraux. Pour la Cour d'appel, la position des premiers présidents et des procureurs généraux ne fut pas améliorée ; le traitement des conseillers fut, malgré une vive opposition, porté de 5,000 à 6,000 francs. Les traitements des présidents (page 133) et juges ainsi que des procureurs du Roi et substituts près les tribunaux de première instance furent notablement augmentés. Les juges de paix étaient divisés en trois classes, recevant des traitements différents : la présente loi ne reconnaît plus qu'une seule et même classe, à laquelle on attribue un traitement uniforme de 1,800 francs; les greffiers reçoivent 900 francs. La différence du casuel établissait donc seule désormais une classification de position matérielle, entre ces magistrats du degré inférieur. La haute Cour militaire vit aussi sa position réglée par la présente loi, avec une munificence, exagérée peut-être.

La Chambre, en améliorant ainsi le sort des magistrats, avait voulu les raffermir dans le sentiment d'incorruptibilité, si commun, on pourrait dire si général parmi eux : elle alla plus loin, en adoptant un amendement de M. Osy, ayant pour but de les soustraire sinon à la séduction, du moins aux tentations, auxquels ils pouvaient être exposés de la part du pouvoir. L'art. 17 porte : « Il est interdit aux juges de recevoir aucune indemnité, autre que les frais de déplacement, pour les fonctions à la nomination du Gouvernement. » MM. Nothomb et d'Anethan firent d'inutiles efforts pour écarter cette disposition : la majorité l'admit par 41 voix contre 17, en entendant les abus cités par l'auteur de la proposition et comme entraînée par les chaleureuses paroles de M. Castiau : « Je crois, Messieurs, qu'il faut balayer à la fois, et ces jetons de présence et ces indemnités et ces salaires et tout ce qui pourrait porter atteinte à la considération et la pureté de la magistrature, en la livrant à l'influence du pouvoir. Tous ces moyens qui pourraient devenir des tentatives de corruption sont en opposition formelle avec le texte et l'esprit de la Constitution. »

Il est un autre vice, auquel la Chambre tenda de remédier; mais, il faut bien le dire, les moyens déposés dans la loi sont tout à fait inefficaces pour atteindre le but. Nous voulons (page 134) parler de la retraite que l'âge ou des infirmités devraient rendre obligatoire. Les art. 8 à 15 déterminent le cas de retraite pour infirmité grave ou permanente et le mode de rendre cette retraite forcée. Or, ces moyens sont abandonnés aux corps eux-mêmes, auxquels il répugnera toujours de les appliquer à l'un de leurs membres. Il n'est rien dit de l'âge : et cependant, il peut arriver qu'un magistrat, sans avoir d'infirmité grave et permanente, soit parvenu à un âge si avancé qu'il ne puisse plus remplir convenablement ses hautes fonctions. C'est à cet inconvénient qu'il faudrait remédier par la loi, bien entendu en observant toutes les formes d'égards et de garanties pour de respectables individualités, mais aussi en tenant compte de l'intérêt public, cet intérêt suprême de toute société. Nous avons déjà signalé, et nous mentionnons encore ici, deux autres lacunes dans les dispositions légales sur l'organisation judiciaire : nous voulons parler des mesures à prendre pour les cas, heureusement très rares, d'inconduite notoire et scandaleuse; et aussi de la défense à faire aux magistrats de siéger dans les causes, dans lesquelles des parents d'un degré rapproché plaident comme avocats.

Cette loi, dont les dispositions étaient si favorables à un grand nombre de magistrats, passa sans vive opposition (Loi du 20 mai 1845, adoptée, à la Chambre, par 58 voix contre, 1 et 10 abstentions; au Sénat, par 18 voix contre 4, et 6 abstentions. Annales parlementaires, 1844-1845, pp. 50 à 112, 116 à 164, 1098 a 1116, 1139 à 1157, 1203 à 1213).

 

10. L’augmentation des traitements de la cour des comptes

 

La Chambre s'occupa, presque simultanément, d'améliorer la position d'une autre magistrature, dont l'intervention est si utile à la bonne gestion des finances de l'Etat. Le décret du Congrès national du 30 décembre 1830 avait institué la Cour des comptes. Sous l'impression des idées et des nécessités d'économie de cette époque, les constituants avaient maintenu les traitements des membres de cette Cour à l'ancien taux, c'est-à-dire à celui d'avant 1830, alors que ses attributions (page 135) étaient très restreintes. Le traitement du président était fixé à 3,000 florins, celui des membres et du greffier à 2,500 florins des Pays-Bas.

Le projet portait le traitement du président à 9,000, celui des conseillers et du greffier à 7,000 francs. La section centrale proposait respectivement 8,000 et 6,000 francs. Le chiffre du Gouvernement prévalut, à une grande majorité, dans les deux enceintes. La Chambre admit, malgré le ministère, une disposition ainsi conçue : « Art. 2. Il est interdit, sous peine d'être réputé démissionnaire, à tout membre de la Cour des comptes d'exercer soit par lui-même, soit sous le nom de son épouse, ou par toute autre perte sonne interposée, aucune espèce de commerce, d'être agent d'affaires, ou de participer à la direction ou à l'administration de toute société ou établissement industriel » (Loi du 14 juin 1845. Annales parlementaires, 1844-l845, pp. 152 à 164, 1213, 1214).

En 1848 (Loi du 27 décembre 1848), les idées et les nécessités d'économie se manifestèrent aussi vivement qu'en 1830. Le Gouvernement, sous cette préoccupation, vint proposer un abaissement des traitements des membres de cette Cour, promettant de porter ces réductions dans toutes les branches du service public, même dans les dépenses de l'armée. Engagée par cette promesse, dont l'exécution entière devait amener de si grands résultats pour les contribuables, la majorité, dont nous faisions partie, admit cette réduction. Ce vote nous pèse, comme un regret ; nous dirions comme un remords, si nous ne pouvions invoquer les circonstances atténuantes de la bonne foi induite en erreur.

 

11. Les concessions ferroviaires

 

L'activité du Gouvernement ne s'était point ralentie même en présence de l'opposition acharnée qu'il rencontrait à chaque pas. M. Dechamps semblait particulièrement s'étudier à (page 136) faire oublier sa peu digne conduite pendant la discussion de la loi du jury d'examen, par le nombre et l'importance des projets de travaux publics qu'il présentait : le laborieux administrateur voulait réhabiliter le ministre trop amoureux de la possession d'un portefeuille. Il laissa des traces et des souvenirs au Département des Travaux Publics, par des conventions relatives à des concessions très considérables. La Chambre, en les adoptant au milieu de ses préoccupations politiques, prouva que, soucieuse de la dignité du pouvoir, elle n'était pas oublieuse, non plus, des intérêts matériels. Par des travaux incessants, elle fit que la période de 1844-1845 put prendre le titre non seulement de session politique, mais encore de session d'affaires. Nous allons mentionner, en peu de mots, cette série de dispositions législatives.

Le Gouvernement fut autorisé à concéder à la compagnie Richards le chemin de fer d'Entre-Sambre-et-Meuse avec ses embranchements, qui étaient au nombre de quatre. Cette concession était un immense bienfait pour une contrée, riche en produits minéraux de toute sorte, mais comme paralysée par l'absence de voies de communication. M. de Baillet-Latour communiqua la statistique suivante : « Le chemin de fer, dans sa ligne principale et dans ses embranchements depuis Charleroy jusqu'à la frontière, rencontrera vingt-six hauts-fourneaux au bois et trente-deux au coke, vingt-six forges, six laminoirs, huit ateliers de construction de machines, huit cents puits d'extraction de minerai, au delà de deux cents carrières de marbre de plus de quinze variétés (y compris le malplaqué), la plupart non exploitées faute de moyens de communication. »

Il se présenta, dans cette discussion, une question d'autant plus importante que l'on entrait, pour la première fois, dans le système de la construction des chemins de fer par voie de concession. Voici cette question : La Chambre doit-elle accepter ou refuser purement et simplement, comme pour (page 137) un traité international, la convention provisoire; ou peut-elle y porter des changements? Le droit de faire ce que le ministre aurait dû avoir fait; le droit de changer ce que le ministre aurait accepté mal à propos, nous paraissent incontestables. Introduire des modifications dans cette convention, ce n'est point la rejeter, c'est mettre le ministre à même de stipuler définitivement sur ce pied, soit avec la compagnie primitive qui adhère à ce changement, soit avec une autre compagnie qui l'accepterait. Mais c'est là une question d'opportunité; pour la résoudre, il faut examiner si les amendements proposés ont assez d'importance, pour courir la chance de voir la compagnie demanderesse se retirer, sans espoir que d'autres demandeurs la remplacent. Le mieux serait d'autoriser le Gouvernement à concéder sur certaines bases, comme maximum des avantages à accorder, sans dénommer, le concessionnaire. L'administration aurait ainsi plus de latitude et de force pour traiter.

Nous signalons une modification, au fond importante, introduite sur l'observation de M. Malou. On stipulait que les particuliers pourraient établir le long du chemin de fer et sur des points à leur choix, des magasins, abordages avec des machines, etc. Rien de mieux ; mais on ajoutait : le Gouvernement se réserve d'autoriser la prise en possession des terrains nécessaires par les voies usitées pour l'expropriation pour cause d'utilité publique. Or, c'était là une question d'intérêt privé, devant se résoudre par des conventions particulières et ne pouvant pas ouvrir un droit à l'expropriation forcée, comme pour cause d'utilité publique. Ce paragraphe fut écarté à bon droit. Le projet fut admis, à l'unanimité, dans les deux enceintes (Loi du 7 mars 1845. Annales parlementaires, 1844-1845, pp. 911, 916, 925, 932, 979, 982.)

(page 438) La concession du chemin de fer de Tournai à Jurbise et de Saint-Trond à Hasselt, demandée par la société Mackensie, fut ensuite discutée. Cette demande reposait sur un principe tout nouveau : exécution de la voie ferrée et des travaux d'art par les demandeurs ; exploitation et entretien par le Gouvernement, moyennant 50 p. c. de la recette brute. Le temps et l'expérience pouvaient seuls dégager l'inconnu de cet x mystérieux. Les concessionnaires avaient, en outre, la jouissance de la ligne, déjà exécutée, de Landen à Saint-Trond. Les débats furent ici plus vifs et plus longs. Ils amenèrent au moins le résultat immédiat de la renonciation des concessionnaires provisoires à la subvention de 200,000 francs de la part du Gouvernement (Loi du 16 mai 1845, adoptée, à la Chambre, par 69 voix contre 7, et 2 abstentions; au Sénat, à l'unanimité. Annales parlementaires, 1844-1845, pp. 1448, 1458, 1471, 1481, 1496, 1509, 1521, 1580, 1697).

Le chemin de fer de Louvain à la Sambre, avec embranchement vers Diest, demandé par MM. Tarte et Cie, fut admis, à l'unanimité et presque sans discussion (Loi du 21 mai 1845. Annales parlementaires, 1844-1845, pp. 1551, 1555, 1659, 1677, 1679).

Puis vint tout un faisceau, comprenant : 1° La demande de la compagnie d'Harcourt d'un chemin de fer de Liège à Namur, avec prolongement éventuel jusqu'à Visé, et d'un autre chemin de fer des charbonnages du Centre à Manage et à Mons; 2° la demande de la compagnie Bischoffsheim d'un canal de Mons à la Sambre et d'un chemin de fer partant de celui de Mons à Manage et allant à la Sambre vers Erquelinnes; 3° la demande du sieur Neville d'un chemin de fer de Marchienne- au-Pont à la frontière de France par la vallée de la Sambre. Il fallut procéder ici par division, mais l'ensemble finit par être adopté sans grande opposition (Loi du 21 mai 1845. Annales parlementaires, 1844-1815, pp. 1664, 1675, 1734, 1758).

(page 439) La Flandre occidentale était comme encadrée par le chemin de fer de l'État, allant, d'une part, de Gand vers Ostende, et d'autre part, de Gand vers Mouscron. Mais le cœur de cette province était encore privé de cet instrument de progrès industriels et agricoles. Or, c'était cette partie surtout qui souffrait de la transformation, souvent entravée, de l'industrie linière ; c'était, dans ces contrées, que le paupérisme avait élu domicile, faisant mine de ne pas vouloir déguerpir. Une compagnie anglaise, celle de MM. Richards-Chantrell, avait demandé une concession, devant couvrir toute cette partie du pays d'un vaste réseau de chemins de fer. Elle était constituée au capital de 21,000,000 de francs. Chacun devait applaudir à une si bienfaisante entreprise; mais ici encore l'intérêt local faillit entraver le projet : le détail menaça de dominer l'ensemble. Le chemin de fer demandé devait aller de Bruges, par Thourout et Roulers, à Courtrai, et de cette dernière ville, par Menin, à Ypres et Poperinghe : des embranchements reliaient au tronçon principal Dixmude d'un côté, et Thielt de l'autre côté. C'était là un magnifique projet, dont la réalisation devait amener des résultats inespérés. Gand et Bruges voulaient plus ; l'ambition des grands n'est jamais satisfaite. Notre Manchester vivace exigeait une prolongation de Thielt à Deynze ; notre Venise déchue demandait que la ligne de Thielt fût poussée jusqu'à Aeltre. La pomme de discorde ne fut pas partagée; elle fut laissée comme un appât favorable à l'adoption de la loi. On se contenta de dire : « Avec un embranchement de Thielt à Deynze ou à Aeltre. » Après une large enquête, le Gouvernement se décida, par arrêté royal du 5 septembre 1845, pour la direction vers Deynze, et cette décision est très bonne, parce qu'elle est celle que réclamaient et l'intérêt des concessionnaires et l'intérêt public. Comme les demandeurs s'étaient réservé le droit d'aller de Dixmude vers Furnes, M. Dumortier proposa et la Chambre admit cet amendement :

(page 440) « Art. 2. Aucun chemin de fer de Poperinghe ou de Furnes à la frontière de France ne pourra être concédé qu'en vertu d'une loi. » La loi fut ainsi adoptée, dans les deux enceintes, à la presque unanimité (Loi du 18 mai 1845. Annales parlementaires, 1844-1845, pp. 1686, 1693, 1710, 1713, 1734, 1754).

Il en fut de même du projet du chemin de fer de la Dendre, demandé par les compagnies d'Harcourt et Cie et Hoorickx-Carolus. Cette ligne partait d'Ath et allait vers Termonde et Gand, en touchant Lessines, Grammont, Ninove et Alost (Loi du 21 juin 1845. Annales parlementaires, 1844-1845, pp. 1644, 1653, 1714, 1730).

M. Rogier, auteur et promoteur du système de l'exécution et de l'exploitation des chemins de fer par l'État, fit d'énergiques mais d'inutiles efforts, pour arrêter cette fièvre de concessions. Il avait, dans ses rêves paternels, songé à un immense chemin de fer, ayant des racines sur tous les points du pays et étendant ses embranchements vers toutes les frontières. Et les nouvelles branches de cet arbre magnifique on allait les remettre aux mains d'étrangers ! La cause en était que, au gré de beaucoup de localités, l'arbre gouvernemental croissait trop lentement et que tout le monde avait hâte de jouir des bienfaits d'une végétation plus hâtive et plus luxuriante.

On ne saurait disconvenir que ce qui manquait à cette série de travaux publics, ce n'était ni le nombre, ni l'importance des concessions demandées, c'était peut-être la maturité de l'instruction préliminaire. Les offres venaient en masse et l'examen portait des traces de quelque précipitation. La discussion aussi fut parfois étranglée : les intérêts locaux se coalisaient et l'empressement de la possession empêchait de songer à la sûreté de la jouissance. Il en résulta que plusieurs de ces entreprises étaient, si l'on peut s'exprimer ainsi, nées avant (page 141) terme : il y en eut qui moururent dans les langes de la concession ; il y en eut d'autres qui eurent une enfance frêle et délicate; pour les faire marcher, il fallut employer le minimum d'intérêt, c'est-à-dire les lisières gouvernementales. Malgré des imperfections et des inconvénients partiels, ces concessions, dans leur ensemble, portèrent de très heureux fruits pour le pays. Nos établissements industriels y trouvèrent un large placement pour leurs produits; nos classes ouvrières une source abondante de travail ; des centres importants de commerce et d'industrie, des voies de communication rapide qu'ils ne pouvaient pas espérer obtenir de longtemps; enfin, le chemin de fer de l'État de nombreux affluents, devant grossir notablement ses recettes.

 

12. Le canal de Turnhout et le canal latéral à la Meuse

 

Le Gouvernement ne voulant pas rester en arrière de ce grand mouvement de l'industrie privée, présenta des projets de travaux publics considérables, à exécuter aux frais de l'État. Nous voulons parler du canal de Turnhout et du canal latéral à la Meuse.

Par le premier projet, il s'agissait de mettre la ville de Turnhout en communication avec le canal de la Campine, au moyen d'une voie navigable ayant 25,500 mètres de longueur et dont le devis s'élevait à 1,040,000 francs. Dans un rapport très remarquable, présenté vers la fin de 1844, M. l'ingénieur Kummer avait démontré à toute évidence, que ce canal serait favorable, non seulement à la navigation, mais aussi à la formation des prairies artificielles, au moyen d'irrigations. Il y avait, dans ce projet, une pensée féconde pour le défrichement de ces vastes bruyères, si longtemps restées stériles. C'est à l'intelligent ingénieur que revient le premier mérite de cette transformation, aujourd'hui en voie d'exécution. Il doit lui être doux de penser à la part qu'il a prise à la réalisation de vastes entreprises de défrichement, utiles à la localité et au pays tout entier. Ce n'est que par les lois du 20 décembre 1846 et du 27 août 1848 que cette fructueuse idée a été mise en pratique. (page 142) De tels résultats, à obtenir au moyen d'une somme relativement minime, assuraient le sort du projet : aussi fut-il admis, à l'unanimité, par la Chambre et par le Sénat (Loi du 6 avril 1845. Annales parlementaires, 1844-1845, pp. 1152, 1170, 1215, 1231).

Le second projet, celui du canal latéral à la Meuse, fut moins facilement admis. L'opposition, qu'il rencontra, avait deux causes : l'élévation de la dépense, qui était de 3,500,000 francs ; le peu de maturité apporté à l'instruction de ce travail d'utilité publique. Il s'agissait de donner à la Meuse inférieure une communication correspondante avec le tirant d'eau du canal de Maestricht à Bois-le-Duc, qui était de deux mètres. On prévoyait si bien, dès lors, que ce premier travail en amènerait d'autres et que le crédit serait notablement insuffisant, qu'une proposition d'ajournement ne fut écartée que par 36 voix contre 24. La Meuse est une voie fluviale importante, mais aussi elle a été un gouffre, où sont allées s'engloutir des sommes considérables. L'avenir nous apprendra si les résultats obtenus sont en rapport avec les sacrifices imposés. Quoi qu'il en soit, le projet fut admis (Loi du 16 mai 1845, adoptée, à la Chambre, par 38 voix contre 14, et 6 abstentions; au Sénat, par 26 voix, et 1 abstention. Annales parlementaires, 1844-1845, pp. 1529, 1539,1546, 1682, 1698).

 

13. Le tarif des céréales et la proposition dite des 21

 

Peu de temps avant de se séparer, la Chambre eut à s'occuper d'une question doublement importante, d'abord à cause du point délicat qu'il s'agissait de résoudre, le tarif des céréales ; ensuite par les circonstances exceptionnelles qui accompagnèrent cette discussion.

Le 28 novembre 1843, le Gouvernement avait déposé un projet de révision de la loi du 31 juillet 1834 : il était conçu dans des vues assez libérales. Mais les protectionnistes ayant fait surgir de nombreuses réclamations, M. Nothomb eut peur de voir sa majorité mixte lui échapper; il retira son projet, en séance du 31 octobre 1844. Enhardis par cette reculade, (page 143) représentants et sénateurs, partisans des hauts droits, firent une sorte de course au clocher : c'était à qui irait le plus vite et arriverait le premier dans la voie de la protection, si douce pour ceux qui, au bout, trouvent une augmentation de revenu. Entrons dans quelques détails.

Le 31 décembre 1844, M. le baron Coppens déposa, au Sénat, une proposition tendante à limiter l'entrée des blés, non plus par l'élévation du droit, mais par un quantum formant le maximum de l'importation tolérée. Ainsi, « lorsque le blé serait à 20 francs l'hectolitre, il n'en pourrait entrer qu'un million de kilogrammes par semaine ; à 21 francs, deux millions; à 22 francs, trois millions. Le Gouvernement indiquera les bureaux par où ces quantités pourront entrer, avec désignation de la quantité admise dans chaque bureau. » On le voit, la réglementation était complète, on pesait les quantités admises à l'entrée, comme on pèse une drogue dans une pharmacie ; on disait : vous voulez entrer par l'Escaut; il est fermé, passez par la Meuse. C'est incroyable, mais c'est vrai (Annales parlementaires, 1844-1845, pp. 491, 492). La proposition fut renvoyée, avec force compliments pour l'auteur, à la commission d'agriculture. Mais le froid examen apporta quelque calme; on ajourna la discussion de ce singulier système et l'on adopta une loi nouvelle, réglant les droits d'entrée; fixant le régime des marchés régulateurs; permettant, à certaines conditions, la mouture des froments étrangers, à charge de réexportation. En prenant cette initiative, le Sénat était-il dans son droit? Nous verrons tout à l'heure.

Dans 1'entre-temps, les protectionnistes de la Chambre ne restaient pas inactifs. Dans la séance du 15 février 1844, M. Eloy de Burdinne donna lecture d'une proposition, signée par lui et par 20 de ses collègues, établissant des droits (page 144) d'entrée, d'après des prix régulateurs. Pour donner une idée de l'exagération de ce projet, disons que le froment eût payé fr. 4-75 par hectolitre, quand le prix serait de fr. 19-01 à 20 francs. A ce droit, pour introduction par navire belge, il fallait ajouter fr. 1-25 par hectolitre, pour introduction par navire étranger, par terre, canaux ou rivières ; soit, pour la plupart des cas, 6 francs par hectolitre, quand le froment serait à 20 francs... La loi reçut immédiatement le nom de loi de famine : c'était, tout au moins, un projet de protection tellement exorbitant, que nul n'oserait le reproduire aujourd'hui. Il rencontra une réprobation si universelle et si éclatante, que ses auteurs eux-mêmes durent faire amende honorable, quant aux chiffres du moins. On laissa dormir la proposition, que le Ministère n'avait pas eu le courage de réprouver.

Le 25 avril 1844, M. Malou déposa, au nom de la section centrale, un projet de loi, ainsi conçu :

« Article Unique. Par dérogation à la loi du 31 juillet 1834, le droit sur le froment est fixé, lorsque le prix de :

l'hectolitre est de fr. 22-01 à fr. 24, en principal, à fr. 3 par 1,000 kilog., de fr. 20-01 à fr. 22, en principal, à fr. 12-50 par 1,000 kilog.

« Sont ajoutés aux marchés régulateurs, les marchés d'Alost, Eecloo, Furnes, Huy, Lokeren, Malines, Roulers, Saint-Nicolas, Tirlemont, Tongres, Tournai et Ypres.

« Lorsque les droits établis par le présent article seront appliqués au froment, le Gouvernement pourra déclarer le seigle libre à l'entrée. »

Le rapport disait : «. Les sections ont eu à examiner, en même temps, le projet signé par 21 membres de la (page 145) Chambre des Représentants et le projet admis à l'unanimité par le Sénat. »

Les 21, à l'exception d'un ou deux, ayant exprimé le désir qu'on ne s'occupât plus de leur proposition, si mal accueillie par le public, il restait à examiner si la Chambre était constitutionnellement saisie du projet du Sénat. La question était délicate, parce que l'initiative du Sénat avait eu lieu à l'unanimité et parce que le Gouvernement avait adhéré à cette initiative. Les sections s'en étaient occupées, une pour la résoudre affirmativement, deux pour se prononcer négativement, deux pour l'ajourner. Le rapport l'esquivait adroitement. Or, elle devait être abordée puisqu'il y avait ajournement de la proposition des 21, puisqu'il y avait message du Sénat, transmettant son projet adopté : elle fut longuement discutée. Eût-elle été débattue, d'une manière inopportune à cette époque - ce que nous ne croyons pas - il convient à la nature de nos études de l'examiner au point de vue théorique. Nous nous demandons donc : Le Senat peut-il constitutionnellement prendre l'initiative du vote d'une loi, à laquelle se rattache une recette? L'art. 27 de la Constitution dit : « L'initiative appartient à chacune des trois branches du pouvoir législatif. Néanmoins toute loi relative aux recettes et aux dépenses de l'État doit d'abord être votée par la Chambre des Représentants. » Une loi qui augmente les droits sur l'entrée des céréales, est-elle, oui ou non, une loi relative aux recettes de l'État? - Non, répondait une section, « parce qu'une distinction doit être faite entre les lois réellement relatives aux recettes et les lois qui, accessoirement, peuvent produire une recette. » (Le distinguo a souvent été la dernière ressource de la raison aux abois et l'arme du paradoxe.) - Oui, répondaient beaucoup de membres, et le motif de leur réponse est facile à saisir. Un droit de douane, bien ou mal assis, peut augmenter ou diminuer une source du revenu public. Une source du revenu public trouvée doit (page 146) empêcher d'en rechercher une autre. Ainsi, par exemple, supposons un déficit à combler : cette tâche, laissée à l'initiative de la Chambre, peut aboutir à une augmentation de la contribution foncière, à un impôt sur le revenu ; laissée à l'initiative du Sénat, elle peut aboutir à l'augmentation des droits d'entrée sur des objets de consommation, de première nécessité. Dans le premier cas, c'est un impôt sur la propriété, sur le riche : dans le second cas, c'est un impôt sur le besoin, sur les classes laborieuses. Est-ce là ce qu'a voulu la Constitution? Non certainement, et c'est ce qu'établissait, d'une manière hardie et irréfutable, M. Castiau, quand il disait : « Messieurs, croyez-le bien, si nous protestons contre le projet de loi que le Sénat nous a transmis, ce n'est pas pour le frivole plaisir de soulever ici une misérable question d'étiquette politique, de préséance parlementaire. Nous insistons pour la défense de notre droit, parce que ce droit touche à l'essence même du Gouvernement représentatif. C'est une pensée profonde qui a dicté la réserve faite en notre faveur par la Constitution du droit de voter les impôts et les recettes. Par là on a voulu nous rappeler que nous étions, plus spécialement encore que le Sénat lui-même, les véritables représentants des intérêts populaires.

En nous réservant ce droit, on a voulu aussi nous imposer des devoirs plus rigoureux. En plaçant cette initiative sous notre sauvegarde, c'était pour donner aux intérêts populaires plus de garanties. Car notre responsabilité, à nous, dont le mandat est soumis à un renouvellement plus fréquent, est bien autrement énergique que la responsabilité du Sénat dont les membres sont élus pour huit ans. Puis, nous sortons, nous, des rangs du peuple qui peut nous choisir dans toutes les classes de la population. Et, au contraire, le cens d'éligibilité pour le Sénat est tellement élevé qu'il restreint forcément le choix des électeurs dans les rangs des grands propriétaires. Voilà pourquoi la Constitution (page 147) nous a conféré l'honneur et nous a, en même temps, imposé le devoir de nous placer à l'avant-garde en quelque sorte, quand il s'agirait de la défense des droits et des intérêts populaires. »

Le droit d'initiative du Sénat, dans l'espèce, était si contestable, que M. du Bus aîné, au jugement si sûr, était forcé de s'écrier : « Moi aussi j'ai été d'avis, dans ma section, que nous n'étions pas constitutionnellement saisis de la proposition du Sénat. » M. Dumortier, ayant été interrompu par M. du Bus, répliquait à cet honorable membre : « Si vous êtes ici pour faire votre devoir, laissez la discussion avoir son cours; vous avez dit vous-même, que la proposition du Sénat était inconstitutionnelle; eh bien, ne nous empêchez pas de le démontrer. »

Le Ministre de l'Intérieur et le rapporteur plaidèrent le danger de cette discussion; comme s'il pouvait y avoir danger à maintenir fermement des prescriptions constitutionnelles : ils parlèrent de la possibilité de conflits; comme si la responsabilité d'un conflit devait retomber sur la Chambre, qui ne l'avait pas fait naître, qui était entraînée sur un terrain qu'elle n'avait pas choisi. M. Verhaegen avait proposé : « La question préalable sur le projet de loi soumis à la Chambre par le Sénat ». C'était le seul moyen légal à opposer à un excès de pouvoir. On proposa l'ordre du jour sur cette question préalable; il fut admis par 55 voix contre 20. La difficulté fut ainsi esquivée : mais l'effet moral resta, comme il doit être acquis, à la vérité et au droit. Le projet de la section centrale fut adopté, à la Chambre, par 46 voix contre 26.

Au Sénat, on maintint, assez timidement, le droit d'initiative, dans l'espèce. Sur le fond, M. le vicomte Biolley prononça un discours, digne de son grand sens pratique et de son bon cœur. Il disait : « On voulait une augmentation de droit, en vain on le dissimule.

« Nous savons très bien que l'agriculture doit être (page 148) protégée, mais elle l'est. Les plaintes que l'on entend, ne viennent que de la hauteur des baux, c'est la plaie actuelle de l'agriculture. Il faudra nécessairement qu'on en revienne à des taux plus modérés.

« ... Ce qu'il faudrait, ce serait d'instruire l'agriculture. Sans doute, il y a des parties du pays qui n'ont rien à apprendre, mais le plus grand nombre de localités a besoin d'apprendre les nouvelles méthodes, apprendre à faire produire plus de grains, à élever plus de bestiaux, à produire plus d'engrais. Voyez ce qu'on fait en Allemagne. J'adjure M. le Ministre de l'Intérieur de s'occuper sérieusement de cet objet... Que la loi actuelle fasse au plus tôt place à une autre, je ne puis adopter celle qui nous est présentée et je voterai contre. »

Il fallait quelque courage pour prononcer de telles paroles, dans cette enceinte et au milieu du courant d'idées qui y dominait.

La loi fut admise, au Sénat, par 25 voix contre 3. Un membre, M. de Baillet, s'abstint en disant : « Il me semble que, dans les circonstances actuelles et avec cette tendance si manifeste à la hausse, il n'y a pas nécessité d'augmenter un tarif protecteur. »

La loi, adoptée dans les deux enceintes, ne fut pas promulguée. On put dire de cette discussion : « Much ado about nothing. » (Annales parlementaires de 1 844-1845, pp. 681 à 1749. « Beaucoup de bruit pour rien », est le titre d'une pièce de théâtre de Shakespeare). Nous allons voir les causes de la non-promulgation.

Chapitre suivant