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« Histoire
du Congrès national ou de la fondation de la monarchie belge », par Théodore
JUSTE
Bruxelles, Librairie polytechnique d’Aug. Decq, 1850, 2 tomes (1er tome : Livres I et II ; 2e tome : Livres III et IV)
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PRÉFACE
... Belgae rebus disponendis insigniores. Richeri Hist., lib.I.
(page I) Une tempête,
plus terrible que celle de 1830, venait d'éclater sur l'Europe. Depuis le
détroit de Messine jusqu'au Sund, le continent fut
bouleversé. Ici périssait une monarchie représentative, fille de la révolution
de 1830 ; là se disloquait cette confédération puissante, regardée comme
le rempart de l’absolutisme ; plus loin, sur le Danube et derrière (page II) les Alpes, des peuples combattaient
pour leur indépendance et leur nationalité ; avertis ou effrayés, les
gouvernements, même ceux qui s'étaient tenus jusqu' alors immobiles, se
détachèrent du passé, et, spectacle unique dans l'histoire, on vit la liberté
sortir en même temps du Vatican, de Schœnbrunn et de Potzdam !
Tandis que les vainqueurs de Février, étonnés de
leur facile victoire, proclamaient la république dans la ville fameuse où
devait bientôt retentir le canon lugubre de la guerre sociale ; tandis que
vingt révolutions éclataient au delà du Rhin ; tandis que Français, Germains,
Hongrois, Italiens, étaient debout, les Belges, calmes et confiants, bravaient
l'orage qui semblait vouloir déraciner les fondements de la vieille Europe.
Ce contraste frappa les autres peuples. Tous s'étonnaient
que la révolution républicaine du 24 février 1848 n'eût pas trouvé en Belgique
l'écho qui avait répondu à la révolution dynastique de juillet 1830; tous
demandaient à
La monarchie belge, enfantée par une révolution
essentiellement libérale, ne s'était pas engourdie (page III) dans l'immobilisme; non, elle
n'avait pas démenti sa noble origine. Tous les partis, abstraction faite ici
des croyances religieuses, ne suivaient pas, sans doute, la même impulsion, ne
poursuivaient pas le même but ; à mesure cependant que s'acheva l'éducation
politique du pays, on vit s'accroître le nombre des citoyens qui, fidèles aux
traditions de 1830, voulaient soutenir et conserver l'édifice national non par
des réformes hâtives, non par des innovations imprudentes, mais par des
améliorations judicieuses, sages, nécessaires. Il devait arriver un moment où la
force des choses donnerait naturellement la prépondérance au parti qui, devant
le pays, refléterait le plus clairement l'esprit libéral de
En résumant ici cette page mémorable de l'histoire d'hier,
nous n'avons nullement l'intention d'abaisser ou de calomnier les vaincus, en
attribuant à leurs antagonistes le monopole du patriotisme. Ce (page IV) patriotisme, on a pu le constater
pendant la dernière crise, était ardent, vivace, sincère des deux côtés. Et
cependant le pays, comme par une sorte de pressentiment, porta ses sympathies
vers le parti progressif, parce qu'il lui semblait que ce parti saurait
garantir à la fois le présent et l'avenir. Tout en rendant cet hommage à la
vérité, nous devons néanmoins reconnaître que les événements politiques
accomplis en 1847 ne suffisent pas à expliquer la situation presque
exceptionnelle de
Trop souvent on a considéré la révolution belge de
1830 comme l'humble satellite de la révolution de juillet. L'attitude récente
de
Les traditions belges ne doivent pas être confondues avec les
traditions françaises, car nous (page V) pouvons établir et leur origine et leur filiation ; de
même, nos mœurs et nos besoins politiques se manifestaient déjà d'une manière
caractéristique à l'époque où
Nous n'avons pas à rechercher si la révolution
française de juillet 1830 devait fatalement produire la révolution française de
février 1848 ; mais nous pouvons affirmer que la révolution belge de septembre
1830 explique et justifie le calme politique de
Pour comprendre la situation actuelle de
Si l'on pouvait encore, aujourd'hui que les événements se
pressent avec une prodigieuse rapidité, se souvenir de ce qui s'est fait la
veille, peut-être quelques lecteurs se rappelleraient-ils que nous terminâmes
notre Histoire
du règne de l'Empereur Joseph II et de la révolution belge de 1790 par un coup
d'oeil sur le développement des idées politiques dans notre pays, durant les
trente premières années de ce siècle. Là se trouvait en germe l'œuvre dont nous
avons poursuivi l'exécution comme l'accomplissement d'un devoir civique.
Nous avions plus consulté, sans doute, notre dévouement (page VI) à la patrie que nos forces; mais,
quoi qu'il en soit, la grandeur même de la tâche devint un stimulant : nous
nous sentions animé par l'espérance d'être utile à nos concitoyens.
C'est avec des intentions droites et pures que nous
avons étudié et approfondi l'histoire contemporaine. Ce terrain mouvant ne
ressemble pas à ces horizons lointains et calmes que l'érudition aime tant à
contempler. Il faut être sûr ici de sa marche ; le doute ne peut jamais tenir
lieu de la certitude. L'historien doit offrir des garanties irrécusables
d'exactitude et de véracité.
Loin de redouter les investigations d'une critique
loyale, nous les sollicitons. Elle nous rendra ce témoignage que nous avons
scrupuleusement vérifié les matériaux qui devaient entrer dans notre travail.
Depuis que M. Nothomb, après avoir pris une grande part aux
actes du Congrès, indiqua, dans un livre dont le succès fut européen, les
résultats de la révolution belge de
C'est ainsi que nous avons cherché, en utilisant
des informations précieuses et réellement authentiques, à présenter dans leur
vrai jour les événements intéressants de l'histoire du Congrès.
Quant aux documents imprimés (livres, journaux,
mémoires, etc.), nous les avons étudiés avec attention, écoutant tous les
partis, interrogeant toutes les opinions.
Nous n'aspirons pas, nous sommes bien loin d'aspirer à
l'infaillibilité; mais qu'il nous soit permis de faire valoir, comme des titres
à l'indulgence du public, le respect que nous professons pour la mission de
l'historien, la haute opinion que nous avons des devoirs qui lui sont imposés,
et la volonté de remplir ces devoirs avec un esprit dégagé de toute prévention.
Oui, nous osons présenter notre travail comme une œuvre sérieuse, comme un
livre de bonne foi. Jamais nous n'avons cherché à (page IX) tromper sciemment le lecteur (Note de
bas de page : La première édition de l'Histoire du Congrès a été publiée
dans le journal le plus répandu du pays, l'Indépendance belge. Cette grande
publicité serait devenue notre châtiment, si nous avions été infidèle à la
vérité. Aucun démenti, que nous sachions, ne nous a été adressé) ; jamais non
plus, nous n'avons essayé de fausser, par des appréciations passionnées, le
caractère des hommes ou la signification des événements. On pourra, sans doute,
découvrir dans notre livre le reflet de nos impressions; mais quelles que
soient les sympathies de l'homme, elles n'ont pas altéré l'impartialité de
l'historien, cette impartialité loyale, qui a pour devise : Sine ira et studio.
Toutefois nous ne nous faisons pas illusion. Nous
savons bien que nous ne pouvons fléchir la sévérité de ceux qui regardent la
vérité comme une compagne importune, de ceux qui méconnaissent l'histoire même
lorsqu'elle ne flatte pas leurs préjugés ou leurs chimères.
Mais laissons là les récriminations inévitables des esprits
retardataires ou trop pressés; méprisons les injures de quelques Zoïles
impuissants. Elles ne changeront point l'arrêt définitif de l'histoire; elles
ne réussiront pas à influencer le jugement de (page X) nos descendants. Devant la
postérité, les fausses couleurs, comme disait Bossuet, ne tiendront pas,
quelque industrieusement qu'on les applique.
A mesure que nous nous éloignons des jours orageux
de 1830, nous sommes moins enclins à l'exagération, moins disposés à nous
laisser égarer par les insinuations des partis, moins rebelles devant
l'évidence; les événements s'éclaircissent ; les ressentiments s'apaisent.
Déjà un changement profond et louable s'est opéré
dans l'esprit public. Où sont aujourd'hui, en Belgique, les adversaires de
La réconciliation de
Cette haute solidarité qui lie maintenant les deux
pays est bien préférable à la combinaison qui avait fatalement livré les Belges
à la suzeraineté hollandaise. Elle forme une barrière plus solide que la
ceinture de forteresses élevées par
Nous avons dû montrer les bases vicieuses du royaume des
Pays-Bas et signaler les écueils contre lesquels le gouvernement de Guillaume
Ier vint se briser par son imprudence et son obstination. Mais, tout en
prouvant la légitimité de la révolution belge, nous avons pensé qu'il n'était
pas nécessaire, qu'il eût été injuste d'injurier avec amertume le peuple
hollandais. Ce peuple est digne des sympathies des nations libres et éclairées.
Petit par le nombre, il est grand par les œuvres qu'il a su accomplir. (page XII) Son histoire, l'histoire de
l'ancienne république des Provinces-Unies, est un éclatant témoignage de son
génie, de sa valeur, de sa persévérance dans les grandes choses. Un coin de
terre, arraché à l'Océan, devint le centre du commerce du monde et l'asile de
la liberté civile et religieuse.
Trois faits principaux dominent et caractérisent l'histoire
du Congrès national de Belgique. Ces trois (page XIII) faits sont : la reconstitution de la nationalité belge ; l'avénement d'une dynastie, gardienne de l'indépendance
reconquise; l'établissement d'une monarchie démocratique, sans précédent en
Europe.
Nous habitons une vieille terre de liberté, qui a
toujours été mortelle pour le despotisme. Il faut remonter bien au delà de 1830
et de 1815 pour trouver les fondements de notre droit constitutionnel.
On a dit que jusqu'au règne de Pierre Ier, la formule de tous
les ukases était en Russie : « Les boyards ont avisé, le czar ordonnera... »
Dans les Pays-Bas, après comme avant le XVIIe siècle, le souverain n'eut jamais
qu'un pouvoir limité. Les anciennes chartes des provinces belges consacraient
formellement les institutions représentatives. Chacune des provinces était
représentée par des états qui participaient au pouvoir souverain; ils
jouissaient notamment du droit suprême de voter l'impôt. Un ministre de
l'empereur Charles VI, le marquis de Prié, trouvait que ces états avaient
presque autant de liberté et (page XIV) d'indépendance que le parlement et la chambre basse
d'Angleterre. Philippe le Bon, étant devenu possesseur de toutes les provinces
belges (à l'exception de la principauté de Liége), chercha dans une représentation
générale le lien qui devait les rattacher indissolublement à sa maison. La
première assemblée des états généraux eut lieu à Bruxelles en 1465. Elle
confirma l'hérédité de la souveraineté dans la maison de Bourgogne ainsi que
l'indivisibilité de son apanage.
Dès ce moment, le droit de la nation de se réunir en états
généraux fut consacré comme un privilége
constitutionnel. Les assemblées des états généraux devinrent, en effet, très
fréquentes; on en compta soixante et onze de 1465 à 1787 (Note de
bas de page : Notice sur les anciennes assemblées nationales de
La plupart de ces assemblées délibérèrent sur les
questions les plus graves, sur la paix et la guerre, sur l'ordre de succession,
sur la situation politique du pays. C'est dans l'assemblée de 1555 que Charles-
Quint abdique la souveraineté des Pays-Bas en faveur de Philippe II ; une autre
assemblée, celle qui fut convoquée en 1576 et qui se tint en permanence pendant
neuf ans, prononce la déchéance de ce même prince et dirige la révolution
contre l'Espagne. Les états généraux de 1598 sanctionnèrent la cession des
Pays-Bas catholiques aux archiducs Albert et Isabelle; ceux de 1600
réorganisèrent l'administration civile du pays; ceux de 1632 délibérèrent sur
les moyens de mettre un terme à la guerre qui avait enfanté la république des
Provinces-Unies.
Les souverains espagnols ne s'étaient pas toujours prêtés de
bonne grâce à la convocation des états généraux. Ils redoutaient l'esprit
national et libéral qui les animait. Quand les libertés des Pays-Bas eurent été
menacées par Philippe II, les plus illustres de ses adversaires, Guillaume
d'Orange, le comte d'Egmont et le comte de Bornes unirent leurs efforts pour
lui arracher l'autorisation de réunir les états, (page XVI) sûrs qu'ils y trouveraient un appui
sympathique. Depuis 1632, il y eut, dans la convocation des états généraux, une
interruption d'un siècle environ; elle coïncide avec l’interruption de cent
soixante et quinze ans (de 1614 à 1789) que l'on remarque dans les annales des
états généraux de la monarchie française. Ce fut dans cette période que la
royauté parvint en France au sommet de l'absolutisme et prétendit résumer
l'État tout entier; ce fut dans cette période aussi que son ambition s'accrut
sous Louis XIV, et qu'elle couvrit de ruines les provinces belges dont elle
poursuivit avec obstination la conquête.
En 1723, les états généraux des Pays-Bas
autrichiens furent assemblés, mais uniquement pour qu'ils acceptassent la
pragmatique sanction de l'empereur Charles VI ; en 1787, après une nouvelle
interruption de soixante années, ils furent de nouveau réunis pour qu'ils
désignassent les députés qui avaient été mandés à Vienne par l'empereur Joseph
II. Enfin, le 7 janvier 1790, sept mois après l'ouverture des états généraux de
France, les députés des provinces belges se réunirent spontanément à Bruxelles
pour proclamer l'indépendance du pays et diriger la révolution qui venait
d'éclater contre l'Autriche.
(page XVII) Aucune des assemblées,
dont nous venons de rappeler le souvenir, n'égala le Congrès qui reconstitua
définitivement la nationalité belge.
Le Congrès de 1830 mérite d'occuper dans la mémoire
des hommes une place auprès de la convention de 1688 qui raffermit et étendit
les libertés constitutionnelles de
Pour être moins vaste, fut-elle moins utile l'œuvre
accomplie par l'assemblée constituante de
Le Congrès belge fit jaillir en 1830 une lumière
vivifiante sur le continent en prouvant que le principe héréditaire d'autorité n'est
nullement inconciliable avec le principe démocratique.
La nationalité belge a surgi radieuse des débris du
royaume des Pays-Bas comme l'aurore d'une ère nouvelle, ère de paix, ère de
liberté. L'influence heureuse exercée sur le monde par la révolution de
septembre est incontestable.
La monarchie représentative, issue de cette (page XVIII) révolution, fut bientôt considérée
par les autres peuples comme le meilleur type des États constitutionnels, comme
le but vers lequel devaient tendre leurs efforts. Ne se souvient-on plus que
Tandis que
Les Guise, Mazarin, Louis XIV,
Que l'on ne rabaisse pas l'importance de la monarchie fondée
en 1830; loin de se trouver au dernier (page XX) rang sur l'échelle des puissances,
(page XXI)
Redisons que, en 1830,
Les révolutions sont de regrettables catastrophes
quand elles ne laissent que ruines et débris. La révolution belge de 1830
a-t-elle été stérile ? Aveugles et ingrats, ceux qui oseraient le prétendre!
Charte admirable ! Elle a prodigué la liberté sans la
licence; elle a fondé l'ordre sans le despotisme; elle a favorisé le
développement politique, social, intellectuel, de la nation par la presse, l'enseignement
et l'association, dégagés de toute entrave ; elle a consacré le principe
d'égalité, en effaçant toute distinction de castes, toute classification
injuste, et en déclarant la loi souverainement impartiale; elle a fait (page XXIV) enfin de l'État une véritable
démocratie, où tous les citoyens peuvent librement user des droits qui leur
sont garantis, où la royauté elle-même, émanée de la nation comme les autres
pouvoirs, n'est, en réalité, que la personnification la plus haute de la
souveraineté populaire.
Sous ce régime, qui convient au tempérament robuste de ses
enfants,
Les arts, les sciences et les lettres, ces glorieux
attributs de la civilisation, ont contribué à ennoblir la nationalité belge.
Les destinées de l'école flamande, interrompues au XVIIIe siècle, se perpétuent
par les œuvres d'artistes éminents; Rubens, Van Dyck, Duquesnoy, ont trouvé des
héritiers de leur génie. Le réveil de l'esprit national s'est également
manifesté par la tribune, la littérature, la presse. En 1830, ni livres ni
journaux n'abondaient en Belgique ; aujourd'hui on se porte avec empressement
vers les travaux intellectuels. La révolution a produit des écrivains
distingués en même temps qu'elle faisait surgir des orateurs et des hommes
d'État dont la réputation grandira encore.
Faite par le peuple, la révolution a su récompenser son
héroïsme. Les impôts qui existaient en 1830 ont été réduits, jusqu'à
concurrence d'une somme d'environ dix-huit millions de francs. On a supprimé
pour jamais les impôts sur la mouture et l'abatage, source de privation pour
les classes inférieures. Aujourd'hui surtout le sort des travailleurs domine
les autres préoccupations du gouvernement, et tout atteste qu'il saura
poursuivre avec courage (page XXVI) et avec
sagesse les améliorations dont il a pris l'initiative.
En jetant un regard sur les dix-neuf années qui
viennent de s'écouler, il est permis, assurément, de louer le peuple qui a su
se constituer et grandir au milieu des circonstances les plus difficiles. Oui,
Heureux les peuples qui n'oublient pas les jours
glorieux où l'indépendance de la patrie fut reconquise, où ses libertés furent
affermies ! Ce souvenir est l'enseignement de la postérité. En perpétuant de
grandes et nobles traditions, il éclaire et encourage les générations nouvelles
; il rectifie les écarts des partis; il soutient, il féconde le sentiment national,
dans son expression la plus pure, la plus sérieuse, la plus complète.
C'est un devoir pour le peuple belge d'honorer, (page XXVII) par un témoignage solennel de
reconnaissance, l'assemblée souveraine qui a su faire un si glorieux usage de
la toute-puissance dont la nation l'avait investie. Mais il ne faut pas que cet
hommage soit en quelque sorte fugitif ; honorons aussi le Congrès en continuant
son œuvre nationale. Nous arrêter, ce serait déchoir. La politique du pays a sa
source dans une constitution libérale; elle doit donc demeurer active,
progressive, prévoyante. Loin des régions nuageuses des utopistes, bien loin
des aberrations de quelques réformateurs modernes,
Bruxelles, 15 mars 1850.