« Histoire
du Congrès national ou de la fondation de la monarchie belge », par Théodore
JUSTE
Bruxelles,
Librairie polytechnique d’Aug. Decq, 1850, 2 tomes (1er tome :
Livres I et II ; 2e tome : Livres III et IV)
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matières
LIVRE
TROISIEME. LA REGENCE
Position de la
Belgique à la fin du mois de mars 1831. Attitude
menaçante de la Hollande.
Le cabinet français annonce qu'il supposera à l'invasion de la Belgique mais qu’il
abandonne le Luxembourg
(page 65) La Belgique se trouvait dans
la position la plus difficile, la plus périlleuse. La malheureuse tentative en
faveur du duc de Nemours avait fait perdre un temps précieux, compromis le
présent et voilé l'avenir des plus sombres nuages. L'abandon apparent de la France axait relevé
l'espoir du parti contre-révolutionnaire, (page
66) qui se croyait sûr de l'appui du commissaire anglais ; la discorde
régnait dans l'armée : des officiers supérieurs trahissaient ouvertement la
révolution, ou bien se dénonçaient les uns les autres au gouvernement et dans
les journaux. L'armée hollandaise, qui s'élevait à 70,000 hommes, se tenait
prête sinon à favoriser les efforts des orangistes en Belgique, du moins à
profiter de leurs succès. Peut-être même aurait-elle rompu dès lors l'armistice
si les résolutions du ministère français avaient été moins fermes. Mais un
courrier avait porté à la Haye la détermination du cabinet de Paris, de faire
entrer des troupes françaises sur le territoire belge dès l'instant que l'armée
hollandaise aurait pris l'offensive. Le gouvernement français était également décidé
à ne pas souffrir de restauration en Belgique môme par des soulèvements
intérieurs ; il ne respecterait l'avènement d'un membre de la maison d'Orange
que s'il était proclamé par le Congrès ou rétabli par un mouvement unanime de
la nation. Mais, d'autre part, la
France était également résolue à délaisser les Belges s'ils
se rendaient agresseurs ; quant au Luxembourg, le cabinet du Palais-Royal ne
considérait pas cette province comme faisant partie intégrante du territoire de
la Belgique. Aussi
avait-il pris la résolution de ne pas résister par les armes aux troupes que la Confédération
germanique voudrait envoyer dans le grand-duché.
Déclaration de la diète de Francfort. Proclamation du duc de
Saxe-Weimar
La proclamation
publiée le 10 mars par le régent de la Belgique venait précisément de provoquer une
déclaration non moins ferme de la part de la diète de Francfort. La diète avait
résolu qu'un corps de 24,000 hommes, prêt à entrer en campagne, serait tenu
disponible pour rétablir la tranquillité dans le grand- duché ainsi que
l'autorité de S. M. le roi des Pays-Bas, grand-duc. En portant le 25 mars cette
résolution à la connaissance des habitants du grand-duché, le duc de
Saxe-Weimar les invitait à rentrer immédiatement sous l'obéissance du roi des
Pays-Bas, (page 67) seul moyen,
disait-il, d'écarter le fardeau dont ils étaient menacés, ou du moins d'en
éviter une grande partie. Une autre proclamation interprétait, dans le sens le
plus large, l'amnistie déjà accordée par le roi aux habitants du grand-duché (Note
de bas de page : Voici l’ultimatum qui fut publié par le duc de
Saxe-Weimar : « Le lieutenant général, gouverneur général du grand-duché
de Luxembourg, informé que différentes personnes nourrissent des doutes sur le sens
et l'étendue de l'amnistie contenue dans la proclamation royale du 19 février,
et voulant faire cesser toute incertitude à cet égard, déclare, en vertu de
l'autorisation spéciale de Sa Majesté :
« 1° Aucun habitant du grand-duché
ne sera recherché du chef de ses votes, écrits, opinions politiques, ni du chef
des fonctions publiques qu'il aurait remplies sous le gouvernement
insurrectionnel de la
Belgique.
« 2° Le pardon de Sa Majesté
s'étend également aux officiers et soldats qui ont abandonné leurs drapeaux.
« 3° Les fonctions conférées par
les différents gouvernements provisoires de la Belgique, dans le
grand-duché de Luxembourg, sont considérées comme non avenues.
« 4° Les fonctionnaires nommés par Sa
Majesté, et les autres employés qui ont été destitués par le gouvernement
insurrectionnel, rentreront immédiatement dans l'exercice des fonctions qu'ils
remplissaient.
« 5° Les fonctionnaires et employés,
dans le grand-duché de Luxembourg, qui ont simplement continué leurs fonctions
sous le gouvernement insurrectionnel, sans aucune circonstance aggravante,
conserveront leurs places.
« 6° Les fonctionnaires nommés par
le roi, et les employés de son gouvernement qui, à l'époque du 1er
octobre dernier, étaient établis dans la ville de Luxembourg et qui ont
abandonné leurs postes pour passer au service de la Belgique, seront
considérés comme démissionnaires.
« 7° Les fonctionnaires qui se
sont rendus coupables de soustraction de deniers publies ou d'enlèvement de
titres et de papiers formant propriété publique ne participeront à l'amnistie
qu'après la restitution pleine et « entière desdit objets.
« Après cette preuve de l'indulgence
paternelle du roi, tout homme sage s'empressera de contribuer au rétablissement
de l'ordre légal.
« Fait à Luxembourg, le 25 mars 1831.
« Le lieutenant général, gouverneur
général du grand-duché, • B. DUC DE SAXE-WEIMAR. ») Ces proclamations agitaient les esprits non seulement en
Belgique, mais aussi dans les départements français voisins du Luxembourg. Les
journaux annonçaient que le président de l'association patriotique de la Moselle s'était engagé, en
cas d'intervention (page 68) armée
dans le grand-duché, à faire un appel à son gouvernement ; et que si le
ministère de M. Casimir Perier n'y répondait pas, les citoyens voleraient
d'eux-mêmes à la défense du grand- duché. Déjà on avait ouvert à Metz une liste
où plus de 2,000 hommes de bonne volonté s'étaient fait inscrire. On annonçait
encore que les chefs des troupes en garnison a Sedan avaient fait également aux
volontaires luxembourgeois la promesse de marcher avec eux au premier coup de
fusil tiré dans le grand-duché.
Projet de partage des provinces belges entre la Hollande, la France, la Prusse et l'Angleterre
Mais
ce n'était pas seulement une province que la Belgique était à la
veille de se voir arracher. La résistance obstinée du Congrès aux arrêts de la
conférence de Londres avait lassé la patience des arbitres de l'Europe, et pour
trancher une question d'où la guerre pouvait sortir à toute heure, ils
n'étaient pas éloignés de faire disparaître la Belgique de la carte du
monde politique. Il s'agissait de partager les provinces belges entre la Hollande, la France, la Prusse et l'Angleterre.
L'Angleterre devait avoir Anvers ; la
Prusse aurait ajouté à ses provinces rhénanes le Limbourg
entier, Liége et Luxembourg ; la
Hollande aurait obtenu les deux Flandres ; et le lot de la France se serait composé
des provinces de Namur, de Hainaut et de Brabant. Ce projet avait déjà été
débattu au mois de janvier ; au mois de mars, il préoccupa plus sérieusement
encore les personnages influents qui régissaient les affaires européennes. On
le considérait comme une réparation pour la France, blessée par les traités (page 69) de 1815, et pour la Hollande, démembrée en
1830 ; comme une dernière ressource pour l'Angleterre et les trois puissances
du Nord qui désiraient la restauration de la maison d'Orange eu Belgique, ou du
moins la séparation administrative des deux parties de l'ancien royaume des
Pays-Bas avec le maintien de la dynastie hollandaise. Le parti français,
sachant que l'Europe ne ratifierait jamais la réunion de la Belgique à la France, avait mis en avant
ce projet de partage, qui aurait détruit les traités de 1815 Note de bas de
page : Ce projet était très sérieux ; il en existe des preuves. Le général
Saint-Cyr-Nugues avait envoyé auprès du général Belliard, avec une mission
militaire, le colonel Répécaud : il était particulièrement chargé d'étudier les
ressources de la Belgique,
l'état des forteresses, etc. A la fin du mois de mars, le général Belliard le
chargea de remplir une mission particulière et confidentielle auprès du
ministre des affaires étrangères du roi des Français et auprès du roi lui-même.
Quoique l'objet du cette mission ne soit pas complètement expliqué dans les
dépêches que nous avons sous les yeux, il en résulte cependant que le colonel
Répécaud était chargé, d'éclairer le roi et le ministre sur l'état véritable de
la Belgique,
sur les manœuvres de lord Ponsonby, sur les causes de la conspiration
orangiste, et de leur indiquer les moyens d'établir l'influence française d'une
manière durable. Après avoir vu M. Sébastiani, le colonel Répécaud écrivit, le
1er avril, au général Belliard : « ... J'oubliais de vous rapporter un mot par
lequel il a arrêté les développements que j'essayais de lui présenter d'après
vos ordres : « Les Belges n'ont que des
idées folles ; qu'ils y prennent garde, on les partagera. » il répondait
par là à ce que je lui disais que les Belges comptent sur la France, parce que la France est intéressée à ne
pas laisser tomber leurs places fortes entre les mains des Anglais ou des
Prussiens... » — Du reste, voici comment s'exprime un historien, qui avait
puisé ses informations à bonne source : « Après l'élection du duc de
Nemours annulée par le refus du roi dus Français, la Belgique n'avait pas
cessé d'être un grand embarras européen. Il fut sérieusement question, alors,
de la partager. D'après le plan proposé, la France aurait obtenu la partie méridionale de ce
pays, dont la partie septentrionale aurait été rendue à la Hollande ; la Prusse aurait pris pied sur
les deux rives de la Meuse
et de la Moselle,
et Anvers aurait été livrée a l’Angleterre. L'empereur de Russie, nous sommes
en droit de l'affirmer, se prêtait volontiers à la réalisation de ce plan,
auquel applaudissait le duc de Mortemart. Nicolas était bien aise de détourner
du côté des Pays-Bas l'ambition de la
France, qui, dans cette hypothèse, n'aurait plus menacé que
les Anglais. Quant à l'Autriche, dont la haine des révolutions absorbait toutes
les pensées, elle aurait vu sans déplaisir les Belges châtiés de leur récente
insurrection. » (Louis BLANC, Histoire de Dix Ans, chap. X.)). Les puissances
qui désiraient la restauration (page 70)
complète ou partielle de la dynastie hollandaise en Belgique, savaient aussi
que cette restauration était impossible, et le partage se présentait également
comme un moyen suprême de tout terminer. Enfin, la conférence de Londres
elle-même considérait ce projet comme une ressource extrême, comme un moyen
d'écarter les dangers que la question belge faisait courir au maintien de la
paix en Europe.
Ce complot
odieux, qui eût fait de la
Belgique une autre Pologne, fut heureusement déjoué par l'attitude
énergique de la nation, les efforts persévérants des hommes que le régent
allait bientôt appeler dans son conseil, la sagesse de la majorité du Congrès
et l'intervention efficace du prince dont l'élection devait clore la révolution
et faire entrer la Belgique
dans l'association des États légalement indépendants.
Conspiration orangiste ; défection du général Vandersmissen.
Retraite du premier ministère du régent ; convocation du Congrès
Mais,
au mois de mars, personne ne pouvait encore prévoir cette heureuse solution. Le
ministère mettait tout son espoir dans la confirmation de l'élection du duc de
Nemours, dans la révocation du refus de Louis-Philippe. Or ce refus était
définitif, irrévocable. Une nouvelle déclaration dans ce sens fut faite à l'envoyé
belge à Paris ainsi qu'au général Belliard. (Note de bas de page : Dans une dépêche en date du 30
mars, le comte Sébastiani écrivait au général Belliard : «... Les Belges
comprendront facilement qu'il ne peut plus être question aujourd'hui du duc de
Leuchtenberg ; l'exclusion qui lui a été donnée par les grandes puissances ne
permet plus de revenir à cette combinaison ; moins encore
pourrait-il être question du duc du Nemours. La résolution du roi en ce qui le
concerne est suffisamment connue ; le refus de Sa Majesté est irrévocable, et
nous désirons même vivement qu'aucune tentative ne se renouvelle en faveur du
prince. »). Il y avait à
cette (page 71) époque froideur marquée, hostilité
même, entre l'envoyé de la
France et le commissaire de la conférence à Bruxelles. (Note de bas de page : Dans une
autre dépêche également datée du 30 mars, M. Sébastiani s’adresse en ces termes
au général Belliard : «... C'est avec regret que le roi a cru remarquer dans
votre correspondance les indices d'un état d'hostilité ouverte entre vous et
lord Ponsonby. Nous sommes loin, certes, d'ignorer toutes ses manœuvres ; nous
savons que, trop souvent, ses intrigues ont seules produit cet état
d'irritation et de violence si funeste pour la Belgique, si menaçant
pour ses voisins ; mais nous devons croire que la conduite de cet agent de
l'Angleterre est entièrement indépendante des instructions et des vues de sa
cour ; il suffit, d'ailleurs, que nous soyons instruits de ses démarches ; et
peut-être la prudence exigera-t elle que vous paraissiez ignorer tout ce
qu'elles ont d'hostile pour la
France. Le roi compte sur votre sagesse et votre habileté,
pour éviter tous les embarras d'une position aussi délicate. ») Le général Belliard imputait aux
encouragements de lord Ponsonby les progrès du parti contre-révolutionnaire et
les vastes ramifications de la conspiration orangiste, plus vivace que jamais.
Le ministère belge n'ignorait pas cette conspiration ; il savait qu'elle était
flagrante, qu'elle pouvait, en éclatant, entraîner le pays dans la guerre
civile. Après avoir montré une indulgence trop grande à l'égard de certains
personnages, on reconnut enfin la nécessité d'agir avec promptitude et avec
énergie La défection du général Vandersmissen, gouverneur de la province d'Anvers,
ne devait plus laisser aucun doute sur les projets du parti
contre-révolutionnaire ni aucune illusion sur la gravité de la situation (Note de bas de page : M.
Vandersmissen a consigné les détails de ce complot dans une lettre adressée au
duc de Wellington et datée d'Aix-la-Chapelle, 1832. Nous le laisserons parler :
«... Pendant mon séjour à Anvers, comme gouverneur général de la province (en
mars 1831), le consul hanovrien, M. Ellerman, vint me trouver, et me dit qu'il
avait des communications de la plus haute importance à me faire de la part de
lord Ponsonby, et qu'il pouvait me donner les assurances les plus positives que
ce lord était chargé, par son gouvernement, de favoriser autant qu'il
dépendrait de lui, la restauration de la maison d'Orange ; mais qu'il désirait
que les Nassau fussent ramenés par un mouvement populaire. Le consul Ellerman
ajouta qu'il connaissait mon attachement au roi Guillaume et à ma patrie, et
que pour ce motif, il m'aboucherait avec les chefs du parti orangiste, qui
devaient contribuer au mouvement en question. Il termina en disant que l'on
comptait sur moi pour rendre à ma patrie le bonheur et la prospérité, et la
préserver d'une anarchie complète... Le moment où l'insurrection devait éclater
était arrivé, et dans ce moment où tant de personnes distinguées et estimables
s'étaient si fort compromises pour sauver leur pays de l'anarchie, lord
Ponsonby faisait dire aux chefs du mouvement qu'il fallait retarder encore de
quelques jours l'exécution. Votre Grandeur comprendra le danger de notre
position, par suite d'une conduite si inattendue de tord Ponsonby. On cria à la
trahison ; plusieurs personnes zélées commençaient à se métier de la générosité
du lord. Dès le lendemain, il ne craignit pas de jeter le masque, et il déclara
au major Pongt, sur la place Royale, qu'il avait une autre combinaison à
proposer, et qu'on ne devait plus, jusqu'à nouvel ordre, s'occuper des intérêts
du prince d'Orange... Nous nous trouvâmes, milord, par cette indigne perfidie,
dans la position la plus affreuse. Victimes de notre loyauté et de notre
confiance, il ne resta plus à M. Shoms, au major Parys. à mon aide de camp
Lefèvre, et à d'autres personnes recommandables, qu'à nous condamner à un exil
volontaire... »). Mais (page 72) lorsque le conseil ouvrit ses
délibérations .sur les mesures à prendre pour surmonter la crise, des
dissidences éclatèrent parmi ses membres et rendirent nécessaire la dissolution
du cabinet. Toutefois, avant de se retirer, il donna l'ordre d'arrêter les
officiers notoirement impliqués dans la conspiration, et il convoqua le Congrès
pour le 29 mars.
Formation et composition du deuxième ministère du régent
Le
régent, se voyant isolé dans ces circonstances critiques, avait mandé auprès de
lui M. Etienne de Sauvage, gouverneur (page
73) de la province de Liége, et l'avait chargé de composer une nouvelle
administration. Le 23 mars, M. de Sauvage fut nommé ministre de l'intérieur ;
le lendemain, le portefeuille de la justice fut confié à M. Barthélemy, membre
du Congrès, et le portefeuille de la guerre à M. d'Hane de Steenhuyzen, colonel
au 2e régiment de chasseurs à cheval ; un arrêté du même jour refusa la
démission donnée par M. Ch. de Brouckere et le conserva à la tête du
département des finances. Le poste le plus important, le plus difficile, le
plus périlleux, restait encore vacant : c'était le ministère des affaires
étrangères. M. de Sauvage, avant de quitter Liége, avait demandé à M. Lebeau,
revenu dans cette ville pour y reprendre les fonctions d'avocat général, s'il
pouvait compter sur lui pour le portefeuille des affaires étrangères, dans le
cas où l'appel du régent aurait pour but de le charger de composer un cabinet.
M. Lebeau avait décliné cette proposition. Après avoir déclaré qu'il n'avait
pas assez l'expérience des affaires publiques pour devenir ministre dans des
circonstances aussi graves, il conseilla son collègue et son ami, M. Paul
Devaux, dont la haute raison avait exercé jusqu'alors tant d’influence sur les
débats de l'assemblée nationale. La nomination de M. Devaux fut décidée et
signée, à son insu ; mais il se rendit immédiatement à Bruxelles pour déclarer
à son tour que sa santé ne lui permettait pas d'accepter les fonctions
ministérielles. Avec l'assentiment du régent, une nouvelle tentative fut faite
auprès de M. Lebeau ; il vint a Bruxelles et finit par accepter le portefeuille
des affaires étrangères, mais à la condition expresse que M. Devaux ferait
partie du cabinet comme ministre d'Etat. Jusqu'alors le régent s'était montré
très accommodant ; mais tout à coup il sentit qu’il s'agissait de changer la
tendance exclusive qui avait été imprimée jusqu'alors à la politique étrangère,
et ses sympathies pour la
France devinrent un obstacle qui parut d'abord insurmontable.
« L'un ou l'autre, disait-il ; mais pas tous les deux. » C'est que (page 74) le régent ne concevait pas le
salut de la révolution hors d'une alliance absolue avec le gouvernement,
français ; c'est qu'il n'avait pas même perdu tout espoir de céder sa place au
duc de Nemours, tandis que MM. Lebeau et Devaux avaient la conviction que
l'indépendance de la Belgique
ne pourrait être affermie qu'en la rattachant à tous les intérêts de l'Europe.
Le régent ayant persisté dans son refus, la combinaison paraissait rompue, et
déjà M. Lebeau se disposait à retourner à Liége.
Cependant
M. de Sauvage ayant fait spontanément une nouvelle tentative, le régent
consentit à tenir le lendemain un conseil où la question serait de nouveau
débattue et recevrait une solution définitive. M. Lebeau exposa ses raisons ;
il dit qu'il n'avait en aucune façon recherché le périlleux honneur de devenir
ministre, qu'il ne demandait même pas mieux que de voir le cabinet se
constituer sans lui, et que si on le composait dans les idées de M. de Sauvage,
il le seconderait de tous ses moyens au sein du Congrès ; mais que si on
faisait un appel à son dévouement, il se croyait le droit d'en présenter les
conditions ; qu'en conséquence, s'il entrait au pouvoir, il y arriverait avec
des idées très arrêtées sur la question du chef de l'État, question qui lui
paraissait dominer de très haut toutes les autres par son urgence et par sa
gravité ; que, sur cette question capitale, il connaissait l'accord qui
régnerait entre M. de Sauvage et lui, mais que les autres ministres ne lui
offraient aucune garantie de ce genre, et que l'adjonction de M. Devaux pouvait
seule donner à l'opinion qu’il représentait l'importance qu'il avait le droit
d'exiger qu'elle eût dans le conseil. Les quatre ministres présents ayant
approuvé ces raisons, le régent céda et fit avec loyauté le sacrifice de ses
répugnances. Par arrêté du 27,
M. Lebeau fut nommé ministre des affaires étrangères, et
un autre arrêté, contresigné le lendemain par tous les membres du cabinet,
nomma M. Devaux ministre d'État sans portefeuille, mais avec voix délibérative
au (page 75) conseil (Note de bas de page : M. Devaux
s'étant rendu pour quelques jours à Bruges, le conseil des ministres crut
devoir soumettre au régent un autre arrêté, que M. Surlet de Chokier s'empressa
de signer. Il accordait à M. Devaux, comme ministre d'État, un traitement de
10,000 florins. Dès que, à son retour, M. Devaux eut connaissance de cette
résolution, il en exigea le retrait immédiat, menaçant de se retirer si on la
laissait subsister. Nous pourrions encore citer d'autres preuves de
désintéressement et d’abnégation données à cette époque et plus tard par un des
hommes qui ont le plus fait pour consolider el illustrer l'indépendance de la Belgique). M. Nothomb était maintenu dans les
fonctions de secrétaire général du ministère des affaires étrangères. M. Ch.
Rogier, qui n'avait conservé en sortant du gouvernement provisoire que les
modestes fonctions d'aide de camp du régent, consentit, d'après les instances
des nouveaux ministres, à se charger momentanément de la direction de la sûreté
publique, vacante par la démission de M. Plaisant. Son énergie et ses
excellentes dispositions ne contribuèrent pas peu au rétablissement de l'ordre (Note de bas de page : La
direction de la sûreté publique fut ensuite confiée, par arrêté du régent du 2
mai 1831, à M. François, membre du Congrès. M. Rogier fut nommé, le 5 juin,
gouverneur de la province d'Anvers, en remplacement de M. Tielemans, qui
exerçait ces fonctions depuis le 1er avril, et qui passa au gouvernement de la
province de Liége).
Anarchie pendant l'interrègne ministériel. Création de
l'Association nationale belge pour assurer l'indépendance du pays. Manifeste de
l'Association
Pendant
l'interrègne ministériel, au milieu de l'anarchie qui régnait dans
l'administration et dans l'armée, les patriotes les plus énergiques, usant d'un
droit inscrit dans la
Constitution, avaient pris la résolution de venir en aide au
régent et d'opposer aux manœuvres et aux tentatives des partisans de la
dynastie déchue la puissance d'une association qui pût embrasser le pays tout
entier. Les discours les plus belliqueux furent prononcés lors de la fondation
de cette société ; mais, comme il fallait arriver à une conclusion, il fut
bientôt résolu que l'on élirait un comité qui serait chargé d'organiser
l'association, de diriger ses moyens d'action et qui suppléerait aux assemblées
délibérantes.
(page 76) Le 23 mars, le Courrier des
Pays-Bas publia l’acte de l’Association nationale belge arrêtée le 23 en ces
termes :
«
I. Une association est formée à Bruxelles pour assurer l'indépendance du pays
et l'exclusion perpétuelle des Nassau.
«
II. Sont membres de l'association tous ceux qui signeront le présent acte.
«
III. Chaque associé s'engage à payer au moins une cotisation de 15 cents par
mois.
« IV.
Les associés s'engagent sur l'honneur à défendre et à maintenir, au prix de
tous les sacrifices, l'indépendance et la nationalité belges, à combattre les
Nassau, à ne jamais transiger avec eux, a quelque extrémité que la patrie soit
réduite, et à repousser toute agression hostile de la part de l'étranger.
«
V. Une première liste de signataires sera publiée incessamment dans les
journaux. Les premiers signataires inscrits se réuniront pour nommer un comité
chargé d'aviser aux moyens de propager l'association dans les provinces. »
Cet
acte fut immédiatement couvert de signatures. Le comité fut nommé sous le
patronage de deux des anciens ministres et, le 27.n l'Association publia un
Manifeste dans lequel la guerre était indiquée comme le seul moyen de salut
pour la Belgique.
L'énergie de ce document révélait la gravité de la crise dans
laquelle se trouvait le pays.
« ASSOCIATION
NATIONALE BELGE.
« MANIFESTE.
«
BELGES ! NOS COMPATRIOTES, NOS AMIS, NOS FRERES !
«
Il est des époques où l'indépendance et l'honneur d'une nation, menacés par les
intrigues du dedans et du dehors, ne peuvent être sauvés que par une haute
manifestation de la volonté générale.
(page 77) « Ce moment est venu pour
les Belges.
«
Serrons-nous autour du drapeau de Septembre : la patrie sera sauvée par l'union
de ses enfants.
«
Que le concours de tous les citoyens seconde l'action du gouvernement, qui,
fort désormais de cette adhésion importante, retrouvera l'énergie nécessaire
pour achever l'œuvre de la révolution !
« Nos
représentants ont décrété l'exclusion des Nassau ; et l'intrigue favorise
encore les prétentions d'une race déchue.
«
Nos représentants ont décrété l'indépendance de la Belgique, et cette
indépendance a été compromise par une trop longue confiance dans la parole des
rois.
«
Avec un chef imposé ou seulement indiqué par l'étranger, notre indépendance ne
serait qu'une chimère, et notre révolution, que du temps et du sang perdus.
Soyons Belges, et terminons la révolution, comme nous l'avons commencée, par
nous-mêmes.
«
Mais, avant tout, soyons prêts à la guerre.
«
La guerre, puisqu'il le faut, aux barbares qui occupent encore une partie de
notre territoire !
«
La guerre, pour mettre fin à un ordre de choses qui, loin d'offrir les
avantages matériels de la paix, froisse, plus que la guerre, les intérêts du
commerce, de l'industrie et de l'agriculture !
«
La guerre, pour rejeter le fardeau de la dette hollandaise, pour échapper au
morcellement de notre territoire et à l'opprobre européen que nous réservent
les complices de Guillaume!
« La
guerre, pour couper court aux tentatives de corruption ;
«
Il est temps d'opposer le fer à l'or !
« La
guerre, puisqu'il le faut, pour faciliter toutes les solutions !
(page 78) Et qu'on ne craigne pas
l'intervention étrangère.
« Depuis
longtemps notre liberté serait anéantie, si, au milieu de leurs propres
embarras, les rois pouvaient quelque chose contre elle.
«
Les Polonais, comprimés entre trois États dont la politique combinée tend à
l'asservissement de cette héroïque nation, repoussent cependant les hordes
innombrables et aguerries de l'autocrate. Nous, c'est seulement au roi de
Hollande, et à un peuple déjà fatigué du joug que nous avons affaire. Les
différents intérêts qui divisent les puissances dont nous sommes entourés sont
une sûre garantie de l'indépendance que nous saurons vouloir.
«
Les soldats de l'Autriche et de la
Prusse pourraient concourir à étouffer la liberté à Varsovie
; jamais les grands peuples de France et d'Angleterre ne prêteront leur appui
aux prétentions du despote hollandais. Et l'invasion, fût-elle imminente,
l'éviterons-nous en usant nos forces dans de plus longues hésitations ?
«
Les partisans d'une famille qui vous a opprimés pendant quinze ans au profit de
la Hollande,
et que vous avez chassée du sol de la Belgique, recommencent, pour vous ramener le
prince d'Orange, des manœuvres qu'enhardirait notre longanimité.
«
Le peuple a répondu à leurs provocations : Plus de Nassau !
«
Belges, l'instant est venu d'agir.
«
Une association s'est formée à Bruxelles et dans les provinces pour maintenir,
au prix de tous les sacrifices, l'intégrité du territoire, l’indépendance
nationale et l'exclusion perpétuelle des Nassau. Hâtez- vous de prendre part à
cette œuvre de salut.
«
Belges, ne comptons que sur nous seuls ; la liberté se prend et ne se demande
pas.
(page 79) « Obéissance à la Constitution !
Respect à la propriété, à l'ordre public! »
Vive la Belgique ! vive la liberté ! vive l'indépendance
! » (Note de bas de
page : Ce manifeste était signé par le comité, composé de : MM. F.
Tielemans, avocat, président, ancien ministre de l'intérieur ; A. Gendebien,
membre du Congrès, vice-président, ancien ministre de la justice ; Van Meenen,
membre du Congrès, vice-président ; F. Bayet, secrétaire ; Wallez, secrétaire
au ministère des affaires étrangères, secrétaire ; Defacqz, membre du Congrès,
trésorier ; Franz Faider, substitut du commissaire du gouvernement, trésorier ;
A. Bartels, ex-banni ; Eug. Feignaux, médecin ; Ph. Lesbroussart,
administrateur général de l'instruction publique ; Blargnies, membre du
Congrès ; Donckier, général de brigade ; E. Ducpetiaux, rédacteur du Courrier ;
Levac, rédacteur du Belge ; P. Rodenbach, colonel.
Le
judicieux auteur de l'Essai historique et politique sur la révolution belge a
très bien fait ressortir le caractère de l'Association nationale et des
services qu'elle rendit à la révolution : « L'anarchie était partout, dit-il,
dans les lois et les intelligences, dans l'administration et dans l'armée.
L’Association nationale se forma, et sauva la révolution à l'intérieur ;
adversaire à la fois de la restauration et de la diplomatie, ce qu'elle
demandait, c'était la guerre ; comme adversaire de la restauration, elle était
l'auxiliaire du gouvernement ; comme ennemie de la diplomatie, elle était
l'ennemie du ministère lui-même. Le ministère eut le bon esprit de ne la
considérer que sous le premier point de vue. »)
Ce manifeste releva le courage des patriotes
et surexcita le sentiment national. En peu de jours, l'association compta un
grand nombre d'adhérents dans le Congrès, dans l'armée, dans l'administration
et dans toutes les classes de citoyens. Partout des (page 80) listes étaient déposées et immédiatement couvertes de
signatures : partout s'organisèrent des comités qui reçurent l'impulsion et le
mot d'ordre du comité central siégeant à Bruxelles.
Inquiétude et irritation du peuple ; réaction soudaine
contre les orangistes. Désordres à Bruxelles, à Liége, à Anvers, à Gand, etc.
L'association
avait recommandé le respect à l'ordre public et à la propriété ; mais il était
trop tard ! Le peuple, inquiet de l'attitude des chefs de la garde civique et
des officiers de l'armée qui refusaient de prêter serment au régent, excité par
les provocations incessantes des feuilles orangistes, et trompé même sur le
caractère des actes de l'association qu'il prenait pour un encouragement, le
peuple s était déchaîné avec fureur contre les ennemis de la révolution. Plus
tard, le gouvernement eut occasion de rechercher les causes des désordres qui
affligèrent le pays. Le Congres, comme nous le verrons, nomma une commission
d'enquête pour en découvrir les auteurs et les livrer aux tribunaux. Or il
résulta de cette enquête la conviction générale que les scènes de dévastation,
que nous devons malheureusement rappeler, furent l'effet d'une explosion de
colère soudaine amenée par les imprudences du parti contre-révolutionnaire
plutôt que le résultat d'un dessein délibéré et arrêté. Pour comble de malheur,
le gouvernement demeurait impuissant : l’interrègne ministériel laissait le
pouvoir sans force, et la garde civique, dévouée à la révolution, répugnait à
tourner ses armes contre le peuple exaspéré. Presque partout, les mesures de
répression furent ou incomplètes ou tardives.
Les
premiers désordres commencèrent à Bruxelles dans la journée du 27 mars. Une
bande d'agitateurs vint assaillir et dévaster les habitations de deux banquiers
de la troisième section, accusés d'orangisme ; la garde civique de cette
section, mal disposée elle-même à l'égard des suspects, garda l'arme au bras :
des chasseurs du corps de Borremans accoururent, mais ce fut pour se joindre
aux pillards. Les désordres continuèrent dans la nuit et jusque dans la matinée
du 28, marquée par le saccagement (page
81) de l'établissement de carrosserie des fournisseurs de l'ancienne cour.
Le nouveau ministère venait de se constituer ; il débuta en prenant les mesures
les plus propres à mettre un terme à ces tristes excès. Les troupes peu
nombreuses qui se trouvaient à Bruxelles furent mises en ordre de bataille ; la
générale fut battue dans toutes les rues, et une proclamation fut adressée par
le régent lui-même à la garde civique pour l'engager à veiller énergiquement
sur ses foyers et à défendre la cité contre les agitateurs qui allaient
détruire la paix et la confiance. Le régent s'exprimait en ces termes :
«
HABITANTS DE BRUXELLES !
«
Des hommes indignes du nom belge, de celui de citoyens, se « sont livrés à des
excès honteux pendant la journée d'hier et la nuit dernière. La garde civique a
employé en vain les moyens de persuasion pour arrêter le désordre ; on a été
sourd à sa voix.
« Le moment est donc arrivé d'ordonner
l'emploi de la force publique pour arrêter le mal dans son principe et
préserver la patrie et la ville de Bruxelles des plus grands malheurs. Il n'en
sera cependant fait usage qu'après avoir épuisé tous les moyens de douceur et
de persuasion. Mais malheur à ceux qui, après les sommations légales qui leur
seront faites par les magistrats, refuseront d'obéir !
«
Et vous, citoyens de Bruxelles, sachez que l'union, qui est le plus fort lien
de la liberté et de la sûreté, n'est pas une chose sur laquelle vous ayez à
délibérer ; elle est pour vous d'une nécessité pressante, inexorable.
« Qu'avez-vous
à craindre si vous êtes unis ? La loi vous arme our votre défense ; elle a dit
à tous ceux que menace le crime : Protégez-vous les uns les autres. Soyez
hommes, et tout rentrera soudain dans l'ordre, soyez hommes, vous dis-je, et au
lieu (page 82) de vous répandre en
lamentations, tendez à vos frères égarés une main en même temps que vous
poserez l'autre sur la garde de votre épée. »
La
garde civique écouta la voix du régent, et l'irritation se calma tout à fait
lorsque, sur les injonctions du nouveau ministère, les chefs de la garde
civique et de l'armée eurent consenti à prêter immédiatement serment de
fidélité au régent et d'obéissance à la Constitution (Note de bas de page : Un correspondant anonyme du
général Belliard lui transmit, le 29 mars, des renseignements qui jettent un
grand jour sur la situation de Bruxelles à cette époque : « Le mouvement
populaire, lui mandait-il, s'est arrêté ; il laisse le reste de la semaine au
régent pour donner pleine et entière satisfaction aux vœux nationaux ; après ce
délai, il commence et se fait justice de ses mains. Ce que le parti du
mouvement demande, exige, le voici : une enquête sévère doit être établie à
l'égard des chefs civils et militaires accusés d'orangisme. Jusqu'à parfaite
justification de leur part, ils ne doivent exercer aucun pouvoir, aucun emploi.
Grégoire, Borremans, Nypels, Vandersmissen, doivent être jugés, et jugés
promptement. Un emprunt forcé de vingt-cinq millions de francs doit être
décrété. Enfin, on exige impérieusement la reprise des hostilités avec la Hollande. Voici
maintenant les moyens que le mouvement a de se faire obéir : Bruxelles se
divise en huit sections, les quatre premières sont composées de ce qu'il y a de
plus brave et de plus entreprenant, ce ne serait pas même aller trop loin que
d'avancer qu'à elle seule, la troisième suffirait à tout culbuter ; or ces
quatre sections sont dans la main du mouvement ; ajoutez à cela qu'il y a
presque partage égal d'opinions dans la sixième et la huitième ; il ne
resterait donc au gouvernement que les cinquième et septième sections sur
lesquelles il pût compter pour fuir au premier coup de fusil ; il existe dans
la garde civique plus de neuf mille hommes qui montent la garde pour de
l'argent ; ce fait explique à lui seul pourquoi le régent ne pourrait opposer
au mouvement celte force d'inertie que le roi des Français a trouvée,
jusqu'ici, dans la garde nationale parisienne, tout différemment composée...
»). Malheureusement
l'action du pouvoir central ne pouvait pas (page 83) encore se faire sentir dans les provinces où la réaction
avait éclaté. Dans la soirée du 28, une multitude exaspérée avait saccagé à
Liége les bureaux de l'Écho, journal orangiste, la maison de l'ancien directeur
de la police et l'hôtel d'un des premiers industriels de la cité. Le lendemain,
après avoir dévasté l'hôtel d'un autre notable également accusé d'orangisme, la
foule se porta à l'évéché sous prétexte que M. Van Bommel, né en Hollande,
devait être hostile à la révolution. La multitude paraissait animée d'une
ardente colère et décidée à renouveler à l'évêché les scènes de dévastation
qu'elle venait d'accomplir. Mais au moment où elle se disposait à l'envahir de
vive force, l'évêque se présente à elle d'un air calme et confiant. La foule
recule ; le silence succède aux clameurs ; les plus furieux même se tiennent
découverts. — « Mes amis, si c'est à mes meubles que vous en voulez, leur dit
le prélat, ils appartiennent à la ville, et en les brisant, c'est la ville que
vous punirez ; si c'est à ma personne, me voici : je me livre à vous... Mais,
je vous le demande, que vous ai-je fait ? Je ne suis pas né dans ce pays, il
est vrai ; mais j'ai les sentiments d'un Belge, et j'aime le peuple. » Aussitôt
de vives acclamations éclatent. « — II a raison ; c'est bien ! » s'écrient
plusieurs voix, et la foule s'écoule tranquillement. Des rassemblements
s’étaient également portés au magnifique établissement de M. Cockerill, à
Seraing. Les ouvriers allèrent au-devant des perturbateurs. «— Que «
voulez-vous ? leur dirent- ils. En dévastant les ateliers de notre maître, vous
nous ôterez notre travail et par conséquent notre pain. Auriez-vous la cruauté
de réduire deux cents de vos camarades à la misère ? » Ces observations sensées
ébranlent les plus exaltés. — « Non ! non ! » s'écrie-t-on de toutes parts. —
L'établissement de M. Cockerill fut respecté. Un tel peuple devait être
facilement ramené sous l'empire des lois ; il était égaré, mais non dépravé.
(page 84) Le contrecoup des désordres de
Bruxelles et de Liége se fit bientôt sentir à Anvers. Dans cette dernière
ville, la réaction fut positivement provoquée par l'imprudence des
contre-révolutionnaires. Un négociant de la cité avait eu la témérité de crier
publiquement : Vive le prince d'Orange ! Aussitôt des attroupements se formèrent
aux cris de : A bas les traîtres! Mort aux orangistes ! Vivent les Belges ! La
foule se porta le 31 mars contre les bureaux des deux journaux orangistes et
saccagea les hôtels de l'ancien bourgmestre et de l'ancien procureur du roi,
ainsi que l'habitation d'un des principaux négociants. Le lendemain 1er avril,
le général de brigade le Hardy de Beaulieu, commandant de la deuxième division
territoriale, fit publier la proclamation suivante : « ... Habitants d'Anvers,
cédant au vœu du conseil des bourgmestre et échevins de votre ville, et à ma
propre conscience, je déclare qu'à dater d'aujourd’hui deux heures de
l'après-midi, la ville d'Anvers est déclarée en état de siège. J'ordonne que
pour cette heure toutes les personnes non domiciliées à Anvers, et qui n'y
seraient pas depuis quatre jours, en sortent. J'ordonne que tous les cabarets,
cafés, estaminets et tous autres lieux publics soient fermés. J'invite tous les
bons citoyens à rentrer à la première sommation de l'autorité militaire. Les
groupes de malfaiteurs, de pillards, d'incendiaires, seront impitoyablement
mitraillés, et les coupables pris en flagrant délit seront jugés par une
commission militaire, qui restera en permanence, et exécutés immédiatement. . .
»
Le
4 avril, un événement déplorable vint aussi affliger la ville de Gand. Un
industriel, accusé de menées orangistes, fut arrêté par le peuple à la porte de
sa manufacture et traîné jusqu'à la place d'armes, où il fut enfin arraché des
mains d'une populace furieuse par le commandant de la ville. Du reste, au
premier bruit de cet attentat, toute la garnison avait pris les armes pour
empêcher de plus grands désordres.
(page 85) Vers la même époque, des
émeutes dirigées contre les orangistes troublèrent aussi les villes d'Ypres et
de Namur. Il ne nous était pas permis de passer sous silence cette explosion de
la colère populaire, qui fit avorter la conspiration orangiste en répandant
partout une espèce de terreur. A Dieu ne plaise cependant que nous voulions
justifier de pareils excès, toujours blâmables, toujours odieux ! Honte aux
esprits pervers qui placent au-dessus de la légalité la manifestation
anarchique de la force brutale ! Mais honte aussi aux égoïstes qui, pour un peu
d'or ou pour satisfaire de mesquines rancunes, ne craignent pas de provoquer et
d'irriter le peuple, ne reculent pas devant la guerre civile ! Oui, pendant
quelques jours, la Belgique,
naguère si calme et si confiante, offrit à l'Europe un affligeant spectacle ;
car rien n'est plus triste, rien ne ternit davantage le renom d'un peuple que
des pillages, des dévastations, des violences sauvages. Mais sur qui fallait-il
faire retomber la responsabilité de ces excès ? Elle retombait sur ceux qui
avaient donné l'exemple de la violence ; sur ceux qui, un mois auparavant,
avaient fait à Gand une tentative armée contre la population ; sur ceux qui
complotaient sans cesse le renversement du gouvernement national ; sur ceux,
enfin, qui se séparaient de leurs concitoyens pour servir les desseins de
l'étranger ! Le peuple se crut trahi ; il descendit sur la place publique, et
se crut en droit d'exercer des représailles pour arrêter les machinations des
ennemis de son repos.
Attaques violentes de la presse ministérielle de Paris
contre les Belges
Regrettables
sans doute, ces représailles n'amenèrent cependant d'autres malheurs que dix ou
douze maisons pillées et un homme blessé. Aussi les organes avoués du
gouvernement français étaient-ils bien injustes à l'égard des Belges lorsqu'ils
les comparaient aux démagogues, aux cannibales de 1793 ! (Note de bas de page : Pour
donner une idée des attaques qui étaient alors dirigées contre la Belgique, nous citerons
quelques passages (les moins violents) d'un article fort remarquable publié par
le Journal des Débats, le 9 avril 1831 : « La Belgique donne, en ce
moment, à l'Europe un triste et pénible spectacle... C'est en France que la
démagogie enseigne ; mais c'est en Belgique qu'elle pratique... La Belgique semble avoir été
placée sons nos yeux pour nous montrer ce qu'il faut éviter, ce qu'il faut
craindre. C’est l'esclave ivre que Lacédémone montrait aux enfants pour les
dégoûter de l'ivresse... Ce qu'ont prêché nos docteurs de démocratie, la Belgique l'a fait. Elle a
cru à leur parole ; elle a suivi à la lettre leur programme de politique. Voyez
l'effet : la Belgique
a fait avec un scrupule religieux l'expérience des théories et des maximes qui
ont été proclamées comme les règles fondamentales du droit politique. Quel est
le résultat ? On disait que chez nous, au mois d'août, les choses ne s'étaient
pas faites en bonne forme, il fallait de nouvelles élections, une chambre
nouvelle, en guise de convention, chargée de décider de la forme du
gouvernement à établir : il fallait consulter le peuple avant de faire une
charte et un roi. Aujourd'hui même, nous voyons que le but de tous les
complots, ou plutôt de toutes les conventions des ultra-démocrates est de
remettre les choses dans l'état où elles étaient le 29 au soir, c'est-à-dire de
tout remettre en question, et de recommencer à rebâtir la société et le
gouvernement. Eh bien ! la
Belgique a religieusement observé celte maxime. Elle a eu
d'abord un gouvernement provisoire ; elle a eu ensuite un congrès souverain
chargé de choisir un roi, et de décréter une constitution. Tout s'est fait dans
les formes ; car tout a été mis en question, débattu, discuté, cinq ou six fois
décidé et proclamé : on a délibéré sur la forme du gouvernement, sur le choix
d'un souverain, sur les limites du territoire. Rien n'a été brusqué : tous les
matins les journaux ont discuté la question de savoir quelle était la meilleure
forme de société à donner au pays, quel était le meilleur prince, du duc de
Leuchtenberg, du duc de Nemours ou de M. de Mérode. Tous les jours, dans les
clubs, mêmes délibérations. Tout enfin, tout ce qui constitue une société, a
été passé plusieurs fois au crible de la discussion. Qu'est-il arrivé ? C'est
que tout s'est trouvé en poussière, et au moindre orage des passions
populaires, toute cette poussière est devenue la boue que nous voyons. C'est
une belle chose qu'une royauté mise pendant longtemps en délibération, votée
par assis et levé. Cette manière de créer le pouvoir royal peut satisfaire ceux
qui gardent rancune à la royauté de sa longue prépondérance ; mais il y a une
plus belle chose que cette petite satisfaction de vanité démocratique, c'est le
repos de la société et l'intérêt public. Or l'intérêt public exige
impérieusement que lorsqu'il y a lieu de faire pareilles choses, elles se
fassent le plus vite possible. C'est ce que nous avons eu le bon esprit de
faire au mois d'août pour la royauté et pour la charte, en dépit des scrupules
des puritains de la démocratie. La
Belgique a fait différemment. Qui a fait mieux, d'elle ou de
nous ? L'expérience décide...» Aujourd'hui, nous
Belges, nous avons le droit de dire : L'expérience a décidé) Ils avaient (page 86) donc oublié la dévastation de Saint-Germain l'Auxerrois et
le sac de l'archevêché de Paris ! Disons la vérité : le gouvernement (page 87) français était bien aise de
trouver dans les désordres récents de la Belgique des arguments contre les associations
afin de justifier la politique qu'il suivait à leur égard.
Prétexte de ces accusations injustes. Les associations
nationales de France
Vers
la fin du mois de mars, le ministère présidé par Casimir Périer luttait
énergiquement, à la chambre des députés, contre les associations qui s'étaient
formées en France pour l'indépendance du territoire et l'expulsion à perpétuité
de la branche aînée des Bourbons. De même qu'en Belgique, un grand nombre de
fonctionnaires étaient entrés dans ces associations nationales. Plusieurs même,
comme nous l'avons rappelé, avaient promis un appui efficace aux Belges s'ils
étaient attaqués dans le Luxembourg par les troupes de la Confédération. Des
débats très orageux coïncidèrent avec la formation de l'Association nationale
belge. Le ministère français, persistant à considérer les associations
françaises comme dangereuses, finit par démissionner les membres de
l'administration qui refusèrent de s'en retirer. Le Moniteur du 2 avril annonça
que le lieutenant général Lamarque, commandant supérieur des départements de
l'Ouest, était mis en disponibilité ; que M. Alex, de Laborde avait cessé ses
fonctions d'aide de camp du roi ; que M. Odilon Barrot cessait de faire partie
du conseil d'État ; que M. Bouchotte, président de l'association de la Moselle (page 88) et maire de Metz, était
révoqué de ces dernières fonctions, etc.
Certes,
le ministère français était pleinement dans son droit lorsqu'il publiait qu'il
voulait trouver dans ses agents un concours rapide et immédiat, lorsqu'il
déclarait qu'il voulait rester le juge souverain de la question de paix et de
guerre (Note de bas de
page : Un correspondant du général Belliard lui mandait, à la date du 15
avril : « L'Association a fait partir quatre députés pour se lier aux
associations de France. Déjà l'on prétend qu'elle a parole que des régiments
viendront en masse soutenir la Belgique. Toujours est-il certain qu'il y a
danger qu'un mouvement ne s'opère dans l'armée française sur la frontière, et
ne désorganise ces corps... »). Mais pourquoi exagérer les excès commis en Belgique, ridiculiser les
actes lus plus mémorables du Congrès, se railler enfin du peuple belge parce
qu'il ne suivait pas servilement la marche qui avait été adoptée en France
après le 29 juillet 1830 ? La
Belgique, mise alors au ban de l'Europe par le parti
conservateur impatient, prouva bientôt qu'elle ne méritait ni le dédain ni la
réprobation des défenseurs de l'ordre, fondé sur la liberté constitutionnelle
comprise sans réticence et pratiquée avec loyauté.
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