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d’intention
« Histoire
du Congrès national ou de la fondation de la monarchie belge », par Théodore
JUSTE
Bruxelles, Librairie polytechnique d’Aug. Decq, 1850, 2 tomes (1er tome : Livres I et II ; 2e tome : Livres III et IV)
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LIVRE DEUXIÈME.
CHAPITRE
II
Le Congrès
respecte les grands principes sociaux proclamés par l'assemblée constituante de
1789. Suppression définitive des trois ordres : les Belges sont égaux
devant la loi.
(page 322)
Une ère nouvelle s'est ouverte pour la société européenne du jour où
l'assemblée constituante de 1789 renversa les barrières élevées par la
féodalité, et conservées par le despotisme, entre les habitants du sol commun,
entre les fils de la même patrie. L'assemblée constituante proclama , sur les
débris du vieux monde, que les hommes naissent et demeurent libres et égaux en
droit; que les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité
commune ; que tous les citoyens sont admissibles aux places et emplois, sans
autre distinction que celle des vertus (page
323) et des talents ; que toutes les contributions doivent être réparties
entre tous les citoyens également en proportion de leurs facultés ; que les
mêmes délits doivent être punis des mêmes peines, sans aucune distinction de
personnes. « Ces grandes et belles vérités. » disait Napoléon sur le rocher de
Sainte-Hélène, «doivent demeurer à jamais, tant nous les avons entrelacées de
lustre, de monuments, de prodiges ; nous en avons noyé les premières souillures
dans des flots de gloire : elles seront désormais immortelles ! »
Respectant les grands principes qui sont devenus
les colonnes de l'architecture sociale, le Congrès belge donna également pour
base à son œuvre l'égalité des citoyens devant la loi ; et il ajouta qu'il n'y
a plus dans l'Etat de distinction d'ordres, afin de constater qu'il se séparait
formellement de l'ancien régime. En effet, cette disposition avait été
présentée par M. le baron Beyts afin d'abolir pour jamais la distinction
féodale des trois ordres, rétablie par la loi fondamentale de 1815. Tous les
nobles ne se rallièrent pas à cette proposition ; mais elle fut appuyée par les
plus influents, et sanctionnée par une majorité telle, qu'on ne put concevoir
aucun doute sur les sentiments démocratiques qui animaient l'assemblée.
Lorsque
Liberté
individuelle : Nécessité du décret judiciaire d'arrestation, droit et
jugement, inviolabilité du domicile.
Le Congrès sanctionna ensuite, sans discussion, les
garanties (page 325) précieuses
inscrites dans l'ancien droit public des provinces belges : les garanties de
liberté individuelle, d'inviolabilité du domicile, de décret judiciaire
d’arrestation (Note de bas de page : «
Consécration
du droit de propriété. Défense d'établir la peine de la confiscation des biens.
Abolition de la mort civile.
Le droit de propriété est inséparable de la liberté
; il forme le plus bel apanage, et il est comme la sanction de l'égalité. Sous
le régime féodal, le seigneur était propriétaire originaire de tous les biens
situés dans le ressort de sa souveraineté ; sous la monarchie (page 326) absolue, le roi, s'attribuant
la prétention du seigneur féodal et personnifiant l'Etat, se déclarait le propriétaire
suprême des biens de ses sujets. « Vous devez être bien persuadé, disait Louis
XIV dans son instruction au Dauphin, que les rois sont seigneurs absolus et ont
naturellement la disposition pleine et libre de tous les biens qui sont
possédés, aussi bien par les gens d'Église que par les séculiers, pour en user
en tout comme de sages économes. » Le droit régalien de Louis XIV, revendiqué
en faveur de l'État par quelques-uns des acteurs les plus célèbres de la
première révolution française, ne prévalut pas dans
(page 327) Entraîné par les sentiments
les plus nobles, le Congrès défendit d'établir, dans le royaume, la peine de la
confiscation des biens, peine immorale qui frappe l'innocent comme le coupable,
en réduisant à l'indigence, non seulement le condamné, mais sa famille.
Prenant, dans le même ordre d'idées, une initiative glorieuse, le Congrès
abolit la mort civile, comminée par le Code civil français comme la conséquence
immédiate d'une autre peine. L'attention publique avait été vivement attirée
sur ce déplorable legs du passé par l'arrêt de la cour des pairs du 21 décembre
1830 qui, après avoir condamné le prince de Polignac à la prison perpétuelle
sur le territoire continental du royaume de France, le déclarait mort
civilement ! M. Beyts fit ressortir avec succès le caractère monstrueux d'un
châtiment qui, suivant les expressions de l'illustre Rossi, frappait
directement et essentiellement les non-coupables, qui attachait à une fiction
les conséquences les plus déplorables, et par laquelle on décidait qu'avait
cessé d'être père, fils, mari, parent, celui qui, en dépit de toutes les
aberrations humaines, n'en restait pas moins père, époux, fils, parent, ayant
comme tels des liens naturels, des devoirs et des droits qu'aucune puissance ne
saurait détruire ni paralyser.
Séparation
de l'Eglise et de l'État. Influence exercée en Belgique par le journal l'Avenir
(Lamennais).
Le Congrès introduisit sur le continent une autre
innovation : l’indépendance de l'Église et sa séparation complète de
l’État. Quoique l'opposition belge eût familiarisé, dès 1828, les esprits avec
ce grand principe, il donna pourtant lieu à des débuts très vifs lorsque le
moment fut venu de l'inscrire dans le nouveau droit public de la nation.
Tous les libéraux ne pensaient pas de même ; il y
avait des nuances dans ce parti, et elles se manifestaient principalement
lorsqu'il s'agissait de l'Église. D'autre part, le parti catholique n'offrait
pas non plus une homogénéité complète. Certes, on distinguait parmi les
catholiques beaucoup d'hommes éclairés et sincères, mais il s'en trouvait aussi
qui avaient (page 328) plus de peine
à se détacher des anciennes traditions et à glorifier tout à coup ce qu'ils
n’avaient cessé d anathématiser. Pour ramener et rassurer ces derniers, il
fallut l'immense ascendant que M, l'abbé de Lamennais, alors à l'apogée de sa
gloire, exerçait sur le monde catholique. Il venait de fonder, avec quelques
disciples enthousiastes, un journal qu'il intitula l'Avenir, et qui était
destiné à conserver en Belgique, à introduire en France, à propager partout,
les idées nouvelles qui avaient rapproché dans les Pays-Bas des partis
jusqu'alors profondément divisés. Fidèles à leur devise : Dieu et la liberté, les rédacteurs de l'Avenir, foulant aux pieds
les doctrines gallicanes et tous les débris du despotisme, s'étaient proposé de
démontrer que la religion catholique devait repousser l'appui de la force
matérielle, étendre son influence par le libre choc des opinions, et en faire
sortir enfin l'immuable vérité qui dompterait l'anarchie intellectuelle et
morale à laquelle la société était livrée (Note de bas de page : Le
premier numéro de l'Avenir parut le 16 octobre 1830. Les rédacteurs étaient :
MM. F. de Lamennais, H. Lacordaire, P. Gerbet, Rohrbacher, prêtres ; C. de
Coux, vicomte Ch. de Montalembert, A. Daguerre, Harel du Tancrel, A. Bartels,
Waille. — Comme preuve du succès que les publications de M. de Lamennais et de
ses disciples avaient eu Belgique, M. Bartels rappelle, dans ses Documents
relatifs a la révolution belge, que le recueil des articles de l’Avenir était
réimprimé à Louvain, sous la forme d'un recueil mensuel, pour quatre mille
abonnés. - Pour les rassurer entièrement, M. de Robiano de Borsbeke annonça,
dans une lettre publiée par les journaux le 26 novembre 1830, qu'il était
autorisé a déclarer que M. l'abbé de Lamennais désavouait de la manière la plus
formelle plusieurs opinions qu'on lui attribuait, comme d'incliner à la
république pour
(page 329) Après avoir déclaré qu ils
tenaient par le fond de leurs entrailles à l'unité, caractère essentiel de
l'Église catholique, et qu ils abhorraient la plus légère apparence et l’ombre
même du schisme, les rédacteurs de l'Avenir repoussaient avec dégoût les
opinions qu'on appelle gallicanes, parce que, opposées à lu tradition,
réprouvées par l’autorité la plus haute qui existe parmi les chrétiens, elles
consacrent l'anarchie dans la société spirituelle et le despotisme dans lu
société politique. Ils demandaient la liberté de conscience ou la liberté de religion,
pleine, universelle, sans distinction comme sans privilège, et par conséquent,
en faveur des catholiques, la totale séparation de l'Église et de l'État. «
Naturellement, disaient-ils, la société religieuse et civile, l'Église et
l'État sont inséparables ; ils doivent être unis comme l'âme et le corps :
voilà l'ordre. Mais il peut arriver que, les croyances se divisant, il se forme
dans le même État, en quelque manière, plusieurs sociétés spirituelles, et dès
lors l'Etat, ne pouvant s'identifier avec l'une sans rompre avec les autres et
les traiter en ennemies, il s'ensuit d abord que chacune d'elles tendant, pour
ainsi dire, à se constituer extérieurement ou à faire dans l'Etat un autre
État, la guerre de croyances ou d'opinions devient une guerre politique et
civile permanente ; et, en second lieu , que chaque opinion ou chaque croyance
prévalant tour à tour, elles finissent par être toutes opprimées
successivement. La force remplaçant la discussion, au lieu de s'éclairer, on
s'irrite ; les passions s’exaltent ; on ne s'écoute même plus : l'anarchie
devient interminable. Le remède, l'unique remède, à un mal si grand, est de
laisser cette guerre spirituelle se poursuivre et se terminer par des armes
purement spirituelles... La vérité est toute-puissante. Ce qui retarde le plus
son triomphe, c'est l'appui que lu force matérielle essaye de lui donner, c'est
l'apparence même de la contrainte dans le domaine essentiellement libre de la
conscience et de la raison, (page 330)
c’est la violence brutale qui viole et profane le sanctuaire de l'âme où Dieu
seul a le droit de pénétrer. Nul ne doit compte de sa foi au pouvoir humain, et
la maxime contraire, directement opposée au catholicisme dont elle ruine la
base, n'a jamais produit, toutes les fois qu'on l'a vue apparaître, que de
sanglantes divisions, des calamités et des crimes sans nombre ; elle a évoqué
des enfers les duc d'Albe et les Henri VIII... Nous croyons fermement que le
développement des lumières modernes ramènera un jour non seulement
Les conséquences naturelles: de la séparation de
I’Eglise et de (page 331) l’État
étaient, pour les rédacteurs de l’Avenir : la libre communication avec Rome
sans que les évêques rencontrassent un intermédiaire officiel entre eux et le
pape ; l'indépendance absolue du clergé dans l'ordre spirituel, ce qui excluait
l'influence que le gouvernement avait exercée jusqu'alors sur le choix des
évêques ; la liberté d'enseignement, parce que, disait l'Avenir, elle est le
droit naturel et, pour ainsi dire, la première liberté de la famille, parce qu
il n'existe sans elle ni de liberté religieuse, ni de liberté d'opinions ; la
liberté d'association, parce que partout où il existe soit des intérêts, soit
des opinions, soit des croyances communes, il est dans la nature humaine de se
rapprocher et de s'associer, parce que c'est là encore un droit naturel ;
enfin, la liberté de la presse. « La presse, disait encore l'Avenir, ce n'est à
nos yeux qu'une extension de la parole; elle est, comme elle, un bienfait
divin, un moyen puissant, universel, de communication entre les hommes et
l'instrument le plus actif qui leur ait été donné pour hâter les progrès de
l'intelligence générale. On peut en abuser sans doute; qui ne le sait ? Mais on
abuse aussi de la parole, et le premier de ces abus n'est pas, quoi qu'on en
dise, plus a redouter que l'autre, et peut-être moins. Ayons foi dans la
vérité, dans sa force éternelle, et nous réduirons de beaucoup et ces précautions
soupçonneuses et ces vengeances contre la pensée, qui n'ont jamais étouffé une
erreur, et qui souvent ont perdu le pouvoir en l'endormant dans une niaise
confiance et dans une fausse sécurité. » Pour couronner ces réformes et pour
féconder le terrain où toutes ces libertés doivent fructifier, l’Avenir
demandait le développement et l’extension du principe d'élection ainsi que
l'affranchissement des administrations provinciales et communales, au lieu du
système de centralisation légué par l'empire
Par son langage si éloquent et ses tendances
démocratiques, l'Avenir avait excité un véritable enthousiasme, surtout parmi (page 332) les jeunes prêtres ; mais
quelques-unes de ses doctrines rencontraient aussi une forte résistance dans le
sein même de son parti. La plupart des journaux catholiques, tant en France
qu'en Belgique, combattirent énergiquement l’idée de restituer à l’État la
dotation qu'il accordait au clergé depuis la suppression de la dîme et la vente
des biens ecclésiastiques.
L'archevêque
de Malines fait connaître au Congrès les vœux du clergé belge.
Du reste, le Congrès belge ne tarda point à
connaître les vœux du clergé national. Le 17 décembre 1830, il fut donné
lecture d'une lettre, par laquelle l'archevêque de Malines engageait l'assemblée
à garantir à la religion catholique cette pleine et entière liberté, qui seule
pouvait assurer son repos et sa prospérité. Les divers projets de constitution
qui avaient été publiés jusqu'à ce jour étaient loin, suivant M. le prince de
Méan, d'avoir suffisamment assuré cette liberté. « L'expérience d'un
demi-siècle a appris aux Belges, disait-il, qu il ne suffit point de leur
donner en général l'assurance qu'ils pourront exercer librement leur culte ;
car cette assurance leur était donnée dans l'ancienne constitution brabançonne,
elle leur était donnée dans le concordat de 1801, elle était encore dans la loi
fondamentale de 1815 ; et, cependant, que d'entraves leur culte n'eut-il pas à
subir ! que de vexations n eut-il pas à essuyer sous les différents
gouvernements qui s'étaient succédé pendant cet espace de temps ! » Le prélat
avait la ferme confiance que le Congrès, composé de mandataires d'une nation
éminemment religieuse, saurait empêcher à jamais le retour de ces maux ; au
surplus, il ne réclamait pour les catholiques aucun privilège : une parfaite
liberté avec toutes ses conséquences, tel était l'avantage que les catholiques
voulaient partager avec tous leurs concitoyens. « Bien que, par ses deux
arrêtés du 16 octobre 1830, le gouvernement provisoire, continuait M. le prince
de Méan, ait affranchi le culte catholique de toutes les entraves mises à son
exercice, et lui ait accordé cette liberté dans toute son étendue, il est
cependant indispensable de la consacrer du nouveau (page 333) dans
Proclamation
de la liberté des cultes. Vifs débats sur la question de la séparation de la
puissance civile et de l'autorité religieuse.
Le comité de Constitution, nommé par le gouvernement
provisoire, avait proposé la rédaction suivante : « La liberté des cultes et
celle des opinions en toute matière sont garanties. L'exercice public d'aucun
culte ne peut être empêché qu'en vertu d'une loi, et seulement dans les cas où
il trouble l'ordre et la tranquillité publique. » La majorité de toutes les
sections avait approuvé cette rédaction ; la minorité réclamait une liberté
absolue pour l'exercice public des cultes. La section centrale s'était ralliée
unanimement à l'avis de la majorité; elle avait pensé (page
336) que l'être moral, le culte, devait être responsable, tout comme
l'individu, de ses actes devant la loi, et que, dans les communes dont les
habitants professent plusieurs religions, la nécessité de l'intervention de la
loi ne pouvait être mise en doute. Toutefois, sur la proposition d'un membre,
elle avait décidé qu'elle ajouterait une disposition destinée à prévenir
l'intervention du pouvoir dans la nomination des ministres des cultes, ainsi
que dans la correspondance des prêtres catholiques avec Rome. Cette disposition
avait été arrêtée à la majorité de dix voix contre neuf. Les dissidences que
révélait le rapport de la section centrale devaient naturellement se produire
dans la discussion publique. Dès l'ouverture des débats (21 décembre 1830), M.
Van Meenen proposa l'amendement suivant : « La liberté des cultes et celle de
manifester ses opinions en toute matière sont garanties, sauf la répression des
délits commis au moyen, à l'occasion, ou sous prétexte de l'usage de ces libertés.
» M. de Gerlache se leva le premier pour appuyer cet amendement et combattre la
mesure préventive contenue dans la rédaction de la section centrale. Il lui
paraissait d'autant plus important d'amender cet article, qu'il était
évidemment dirigé, disait-il, contre la religion de la majorité des Belges,
contre le catholicisme. « Nous ne sommes qu'une nation de quatre millions
d'hommes, ajouta-t-il, mais nous avons sous la main un moyen facile et
infaillible de nous agrandir aux yeux de l'Europe et de la postérité : c'est de
devancer les autres nations en fait de liberté ; c'est de montrer que nous
l'entendons mieux que celles qui se vantent de l'emporter sur toutes les autres
; que cette France, par exemple, si grande, si glorieuse, et cependant si retardée
encore en fait de véritable tolérance, qu’il semble que la liberté ne soit
qu'une arme offensive dans les mains du plus fort. » M de Gerlache fut vivement
soutenu par MM. de Sécus père, Pélichy, de Theux, l'abbé de Foere et l'abbé Van
Crombrugge. Des libéraux de diverses (page
337) nuances se joignirent aux catholiques. « Je repousse, dit M Lebeau,
l'article proposé par la section centrale dans l'intérêt non d'une religion de
majorité, mais des religions de minorité. Le culte, comme être moral, ne peut
être poursuivi non plus que la presse et l'enseignement; la loi ne peut
atteindre que des individualités, des faits spéciaux. » — « C'est surtout, dit
M. de Muelenaere, en faveur de cette minorité de nos concitoyens qui ne
professe pas la religion catholique, que nous devons repousser la disposition
qui nous est présentée par la section centrale. A une époque où, dans un pays
voisin, on nous accuse déjà d’être sous l'influence d'un parti, gardons-nous de
donner des inquiétudes à cette minorité, et ne permettons pas qu'on puisse nous
supposer des arrière-pensées. Hâtons-nous donc de tranquilliser toutes les
consciences, et consacrons sans aucune restriction le principe éminemment
conservateur de l'entière liberté des cultes. » M. de Robaulx soutint la même
opinion dans le but de rendre plus complète la séparation des cultes et de la
puissance civile. Il résultait, au surplus, des explications données par les
orateurs qui se montraient partisans de la rédaction de la section centrale,
que l'on était d'accord pour proclamer la tolérance la plus large, ainsi que
pour assurer toute liberté à l'exercice des cultes ; sur ce dernier point, le
dissentiment se restreignait à l'interprétation d'un principe accepté. La
rédaction suivante, devenue l'art. 14 de
Rejet d'un
amendement proposé par M. Defacqz pour maintenir la prédominance de la
puissance civile.
(page 338)
Pour compléter ces principes de tolérance, M. Defacqz proposa de décréter que
nul ne pourrait être contraint de concourir d'une manière quelconque aux actes
et aux cérémonies d'un culte religieux. Il voulait, en un mot, que la
tolérance, qui paraissait être dans les esprits, eût sa base dans la loi
fondamentale ; son amendement avait pour but de garantir la liberté des cultes
que le Congrès venait de proclamer. « Car la liberté, disait-il, ne consiste
pas seulement à pouvoir faire ce qu'on veut, mais elle consiste surtout à
pouvoir s'abstenir de ce qu'on ne veut pas faire. Pour que la liberté soit
entière en matière de religion, il faut donc qu'on puisse non seulement
professer librement son culte, mais encore rester étranger au culte d'autrui. »
L'amendement de M. Defacqz fut adopté à l'unanimité ; et, sur la proposition de
M. Seron, le Congrès décréta en outre que nul ne serait contraint à observer
les jours de repos d'un culte religieux.
Dans la séance du 22 décembre, le congrès aborda
l'examen de la disposition complémentaire proposée par la section centrale en
ces termes : « Toute intervention de la loi ou du magistrat dans les affaires
d'un culte quelconque est interdite. » Sept (page 339) amendements avaient été déposés, et ils tendaient tous à
renforcer la séparation de la puissance civile et de la puissance ecclésiastique.
Un huitième amendement, présenté par M. Defacqz, obtint la priorité ; bien
différent des autres, il avait pour objet la suppression de l'article
additionnel de la section centrale. « Il faut, dit M. Defacqz, que tous les
cultes soient libres et indépendants, mais il faut aussi que la loi civile
conserve toute sa force ; il faut plus, il faut que la puissance temporelle
prime et absorbe en quelque sorte la puissance spirituelle, parce que la loi
civile étant faite dans l'intérêt de tous, elle doit l'emporter sur ce qui
n'est que de l'intérêt de quelques-uns. » Prenant pour exemple le mariage,
l'orateur demande s'il faut laisser aux prêtres la faculté de donner la
bénédiction nuptiale à tous ceux qui la réclameraient, avant que la loi civile
n'ait cimenté leur union ; s'il faut ouvrir une source intarissable de
désordres dans la société ? Pour justifier ses craintes, M. Defacqz rappela ce
qui s'était passé à la chute de l'empire français Un arrêté du prince souverain
des Pays-Bas, eu date du 21 octobre 1814, avait statué que tout catholique, qui
voudrait contracter un mariage civil, devrait se pourvoir d'une déclaration du
curé, portant qu'il n'existait aucun empêchement canonique. Cette concession
ayant donné lieu de la part du clergé à des exigences intolérables, une
ordonnance du 7 mars 1815 rapporta l'arrêté du 21 octobre 1814, et le remplaça
par la disposition suivante : « L'art. 54 de la loi du 18 germinal an X sur
l'organisation des cultes, ainsi que les art. 199 et 200 du Code pénal, et
toutes autres dispositions qui exigent que le mariage devant l'officier de
l'état civil soit préalable à la bénédiction nuptiale, sont abrogés ; néanmoins
l'acte de mariage devant l'officier de l'état civil établira seul la légitimité
des enfants, les droits entre les contractants comme époux et les autres effets
civils. » Cet arrêté, qui avait pour but de concilier les prérogatives de la
loi civile et les intérêts de (page 340)
la religion, n arrêta point les abus ; dans plusieurs provinces, et notamment
dans le Hainaut, de nombreux mariages furent contractés devant le curé sans
recevoir la sanction de l'officier de l'état civil ; on entendit des prêtres
exprimer l'opinion que le mariage civil était opposé aux dogmes de la religion
catholique, et d'autres s'écrier publiquement que le mariage civil était une innovation diabolique ! Enfin les
abus devinrent si criants que le gouvernement sentit la nécessité d'y mettre un
terme ; un arrêté du 10 juin 1817 rétablit les dispositions du Code pénal mal à
propos abrogées (Note de bas de page : Il n'est pas hors de
propos de rappeler que sept années plus tard. en 1824, dans un mandement qui
eut un grand retentissement, M. de Clermont-Tonnerre, cardinal-archevêque de
Toulouse, demandait une modification au Code et formait le vœu de voir les
registres de l'état civil remis dans les mains du clergé. Le ministère Villèle,
bien qu'il ne cessât de favoriser les prétentions du parti sacerdotal, crut
devoir déférer le mandement de l'archevêque de Toulouse au conseil d'État comme
un cas d'abus; et, après de vives discussions, le conseil ordonna la
suppression de celle lettre pastorale. (Voy. Histoire de
« Par suite de cet arrêté, poursuivit M. Defacqz,
plusieurs prêtres ont cru pouvoir donner la bénédiction nuptiale avant que le
mariage ne fut contracté devant l'officier de l'état civil. Qu'est-il arrivé ?
C'est que, depuis cette époque, presque tous les couples qui, dans les
campagnes, ignorent les avantages attachés à l'observation de la loi civile, se
présentent à l'église, sans être passés par la municipalité... Voyez quel
désordre va produire un pareil état de choses ! La femme ainsi mariée ne pourra
jamais se parer devant la loi du titre de femme légitime ; (page 341) elle pourra voir son époux,
son époux à qui elle se croyait unie pour jamais, former une seconde union, et
tandis qu'elle sera considérée comme une vile concubine, ses enfants seront des
bâtards aux yeux de la loi. De là, division, haine entre les enfants d'un même
père ; ordre régulier de succession interverti, procès, troubles dans les
familles, ébranlement des fortunes ; en un mot, atteinte portée à l'ordre
public : et en remontant à la source du mal, on reconnaît qu'il dérive de ce
que l'on a procédé, avant la solennité civile, à une cérémonie religieuse qui
pouvait aussi bien s'accomplir après... » L'orateur montre ensuite les
inconvénients qui peuvent résulter de l'abstention absolue du pouvoir temporel
dans la nomination des ministres du culte, même de ceux rétribués par le trésor
de l'État. « Sans doute, dit-il, je ne veux pas que le pouvoir civil nomme aux
fonctions de l'Église, je ne veux pas même qu'il ait sur ces fonctions la
moindre influence ; mais si je veux une parfaite indépendance pour le pouvoir
spirituel, il faut, par nécessité, que le pouvoir temporel ait la sienne :
alors les prêtres doivent renoncer à leurs traitements ; sans cela il pourrait
arriver que le trésor salarierait les ennemis du gouvernement ; bien plus, il
pourrait se voir obligé de salarier des individus étrangers au pays ; il est
vrai que, dans ce cas, si le gouvernement avait la faiblesse de payer, il
serait quelque chose de plus que bénévole... Dans quel dédale nous allons être
jetés en adoptant l'article de la section centrale ! Songez-y bien, messieurs,
nous attaquons l'ordre social dans sa base, nous jetons la division dans les
familles ; en un mot, nous organisons le désordre. Retranchons-le donc ;
n'enlevons pas au pouvoir civil une intervention qu'exige l'intérêt général, et
gardons-nous de trancher d'un seul coup une foule de questions qui méritent un
examen sérieux.»
Le premier adversaire que rencontra M. Defacqz fut
M. de Robaulx ; celui-ci le combattit non dans l'intérêt exclusif de la (page 342) religion catholique, mais
pour conserver les principes de l'union; il valait mieux, suivant lui,
supporter des abus que d'attenter à la liberté. M. de Gerlache monta ensuite à
la tribune pour prendre hautement la défense des intérêts catholiques. Il
commença par établir que l'article proposé par la section centrale était nécessaire.
« C'est une chose fort triste à confesser, dit-il, mais c'est une vérité
attestée par l'histoire, qu'il ne suffit pas de décréter législativement
certains droits pour les faire respecter. Ne se souvient-on pas que cette
assemblée constituante qui la première avait proclamé hautement et formellement
la liberté religieuse la renversa bientôt en décrétant la constitution civile
du clergé ? Comme s'il appartenait au pouvoir civil de constituer le clergé et
de tracer la ligne qui le sépare des autres pouvoirs ! » M. de Gerlache rappela
ensuite les .persécutions exercées contre le clergé catholique par le
gouvernement des Pays-Bas, malgré les principes de tolérance inscrits dans la
loi fondamentale. Venant enfin aux abus signalés par M. Defacqz, il ne pensait
point qu'ils dussent faire fléchir le principe proclamé par le gouvernement
provisoire. « Il faut que la liberté soit égale pour tout le monde,
poursuivit-il. La puissance civile peut marier qui bon lui semble, par exemple,
un homme lié par des vœux religieux, un prêtre, un capucin ! Il y a mieux :
elle ne peut refuser de les marier. Eh bien ! nous demandons que le ministre du
culte soit absolument placé dans la même position ; qu'il soit libre, enfin,
d'obéir à ses lois comme le magistrat civil ! Mais les prêtres, a-t-on ajouté,
sont payés par l'État, donc l'État a le droit d'intervenir. C'est une grande
question que celle de savoir quelles sont les obligations que contracte le
clergé en réclamant un traitement. Ce n'est pas ici le lieu d'agiter cette
espèce de problème politique. Mais je n'hésite pas a le dire par anticipation,
puisqu'on m'y invite, la question du traitement du clergé est, en d'autres
termes, celle-ci : Importe-t-il à la (page
343) société qu'il y ait, ou non, une religion dans la société?... » — « Si
vous adoptez le principe de M. Defacqz, ajouta l'abbé de Foere, ne
détruirez-vous pas d'une main ce que vous érigerez de l'autre ? Au
surplus, les partis extrêmes ont été la perte de tous les États, de tous les
gouvernements qui les ont adoptés. Si vous les sanctionnez aujourd'hui, vous
rompez l'union, et vous déposez dans
M. Jottrand commença par déclarer qu'il croyait au
progrès, à l'esprit de sagesse, à la tolérance du clergé. En 1813, il y avait
en Belgique un parti, qui depuis s'est fondu dans toute la nation, mais qui
alors réagissait contre l'oppression des lois françaises dont il avait eu
particulièrement à se plaindre. La réaction était plus ou moins passionnée ; de
là les abus dont M. Defacqz avait parlé, et qui provoquèrent l'arrêté de
(page 344)
Un discours imprudent allait donner plus de vivacité à ce grave débat. Cédant à
ses convictions, M. de Theux s'exprima en ces termes : « Les hommes qui ont
proclamé au commencement de notre révolution le principe large de
l'indépendance des cultes se sont montrés à la hauteur de leur siècle et ont prouvé
qu'ils concevaient bien les changements qui se sont opérés depuis dans les
relations du pouvoir civil et du pouvoir religieux. Il nous faut vivifier le
principe que le gouvernement provisoire a posé. M. Defacqz a dit qu'en matière
mixte, la loi civile doit avoir la prééminence sur la loi religieuse, parce que
la loi civile est faite du consentement de tous. Cette maxime est pernicieuse,
parce que la première difficulté est de décider ce qui est de nature mixte ; et
qui le décidera ? Les inconvénients allégués par M. Defacqz, pour ce qui
regarde le mariage, sont insignifiants en comparaison des inconvénients du
système contraire. Au reste, en favorisant seulement le mariage civil, on tombe
dans l'abus grave d'autoriser les alliances purement civiles qui sont
scandaleuses... (Des murmures se font entendre.) On a allégué le concubinage
aux yeux de la loi civile, qui résultera de la permission absolue de se marier
devant l’Église. .Mais l’Église répondra en alléguant le divorce civil qui fera
des bigames aux yeux de la religion ; le divorce dont les effets déplorables...
» (Des murmures plus violents interrompent l'orateur.)
M. Forgeur monte à la tribune et, dans une
improvisation chaleureuse, soutient avec énergie la suprématie nécessaire de la
loi civile dans la question du mariage. « D'abord j'ai pensé, dit-il, que
la liberté des cultes devait être entière, sans entraves, et que l'Etat ne
devait pas s'immiscer dans les affaires de religion ; je le pense encore, mais
je ne pense pas que cette règle soit si générale qu'elle ne souffre aucune
exception, et s il est vrai que la loi civile fût froissée par la loi
religieuse dans une circonstance donnée, j'aime mieux apporter quelque (page 345) restriction à la liberté
religieuse, parce que je ne crois pas devoir mettre au-dessus des intérêts de
tous ce qui n'est fait que dans l'intérêt de quelques-uns. Déclarer que toute
intervention du magistrat ou de la loi, dans les affaires d'un culte, est
interdite, c'est déclarer une chose qui peut être utile sous certains rapports,
mais qui, certainement, a son caractère dangereux. Entend-on par là autoriser
le mariage religieux avant le mariage civil ? Eh bien ! c'est renverser la
puissance paternelle, porter la division dans le sein des familles, et livrer
la société à une dissolution complète... »
M. l'abbé de Haerne ne fut pas moins énergique en
soutenant une tout autre opinion. « On prétend, dit-il, que ce n'est pas
entraver la liberté religieuse que de défendre le mariage religieux avant le
mariage civil. Je répondrai d'abord que dans le cas où il existerait des
empêchements civils qui n'existeraient pas aux yeux de l'Église, vous forceriez
l'Eglise à reconnaître ou à respecter ces empêchements. La liberté est donc
violée par ce seul fait. Il y a plus ; une fois que l'État a le droit de
dominer la société religieuse en un point, il peut la dominer dans tous les
points, il peut l'absorber, la détruire. Il faut la liberté pour tous et en
tout. Si cet état ne plaisait pas au futur gouvernement, on ferait bien de nous
en avertir. Alors la question changerait ; nous nous placerions sur un autre
terrain pour défendre nos droits et nos libertés... » M. Nothomb fut l'organe
du jeune libéralisme qui voulait introduire en Belgique la séparation complète
de l'Eglise et de l'État, grande innovation qui exerçait déjà une si heureuse
influence sur l'état social de la république des États-Unis de l'Amérique du
Nord, où elle avait étendu l'empire de la religion en même temps qu'elle
éloignait le clergé de la lutte des partis (Note de bas de page :
« A mon arrivée aux États-Unis, ce fut l'aspect religieux du pays qui
frappa d'abord mes regards. A mesure que je prolongeais mon séjour,
j'apercevais les grandes conséquences politiques qui découlaient de ces faits
nouveaux. J'avais vu parmi nous l'esprit de religion et l'esprit de liberté
marcher presque toujours en sens contraire. Ici, je les retrouvais intimement
unis l'un à l'autre : ils régnaient ensemble sur le même sol. Chaque jour, je
sentais croître mon désir de connaître la cause de ce phénomène. Pour
l'apprendre, j'interrogeai les fidèles de toutes les communions ; je recherchai
surtout la société des prêtres qui conservent le dépôt des différentes
croyances et qui ont un intérêt personnel à leur durée. La religion que je
professe me rapprochait particulièrement du clergé catholique, et je ne tardai
point à lier une sorte d'intimité avec plusieurs de ses membres. A chacun
d'eux, j'exprimais mon étonnement et j'exposais mes doutes : je trouvai que
tous ces hommes ne différaient entre eux que sur des détails; mais tous
attribuaient principalement à la complète séparation de l'Église et de l'État
l’empire paisible que la religion exerce en leur pays. Je ne crains pas
d'affirmer que, pendant mon séjour en Amérique, je n'ai pas rencontré un seul
homme, prêtre ou laïque, qui ne soit tombé d'accord sur ce point. Ceci me
conduisit à examiner plus attentivement que je ne l'avais fuit jusqu'alors la
position que les prêtres américains occupent dans la société politique. Je
reconnus avec surprise qu'ils ne remplissent aucun emploi public, Je n'en vis
pas un seul dans l'administration, et je découvris qu'ils n'étaient pas même
représentés au sein des assemblées. La loi, dans plusieurs Etals, leur avait
fermé la carrière politique ; l'opinion, dans tous les autres. Lorsque, enfin,
je vins à rechercher quel était l'esprit du clergé lui-même, j'aperçus que la
plupart de ses membres semblaient s'éloigner volontairement du pouvoir, et
mettre une sorte d'orgueil de profession a y rester étranger. Je les vis se
séparer avec soin de tous les partis, et en fuir le contact avec toute l'ardeur
de l'intérêt personnel... » (ALEXIS DE TOCQUEVILLE, De la démocratie en
Amérique, t. III.)) « Partisan (page
346) de l'union qui a précédé notre révolution, dit M. Nothomb, je saisis
avec empressement l'occasion de défendre ce fait qui a amené de si grands
résultats, et qu il s'agit aujourd'hui de ratifier dans notre Constitution. Si
l'article de la section centrale est rejeté, l'union aura été une tactique, et
non un (page 347) principe, un piége
et non un acte de bonne foi, une trêve passagère et non un progrès social »
L'orateur développe ensuite le principe que
défendent les catholiques et cette fraction du parti libéral à laquelle il
appartient. « Nous sommes arrivés, poursuit-il, à une de ces époques qui ne
reviennent pas deux fois dans la vie des peuples; sachons en profiter. Il
dépend de nous d'exercer une glorieuse initiative et « de consacrer sans
réserve un des plus grands principes de la civilisation moderne. Depuis des
siècles, il y a deux pouvoirs aux prises entre eux, le pouvoir civil et le
pouvoir religieux ; ils se disputent la société, comme si l'empire de l'un
excluait celui de l'autre. L'histoire entière est dans ce conflit que nous sommes appelés à faire cesser, et qui
provient de ce qu'on a voulu allier deux choses inconciliables. Il y a deux
mondes en présence : le monde civil et le monde religieux ; ils coexistent sans
se confondre; ils ne se touchent par aucun point, et on s'est efforcé de les
faire coïncider. La loi civile et la loi religieuse sont distinctes ; l'une ne
domine pas l'autre ; chacune a son domaine, sa sphère d'action. M. Defacqz a
franchement déclaré qu'il veut que la loi civile exerce la suprématie, il pose
nettement le principe qui lui sert de point de départ. Nous adoptons un
principe tout opposé : nous dénions toute suprématie à la loi civile, nous
voulons qu'elle se déclare incompétente dans les affaires religieuses. Il n'y a
pas plus de rapport entre l'Etat et la religion qu'entre l'État et la
géométrie. Comme partisans de l'une ou de l'autre opinion religieuse, vous êtes
hors des atteintes de la loi ; elle vous laisse l'existence absolue de la
nature. MM. Defacqz et Forgeur ont cité des lois, des autorités qui
appartiennent à un système que nous repoussons. C'est le régime de Louis XIV,
le régime de Bonaparte. Ne relevons pas un système qui gît dans la poudre du
passé. Voici donc un autre point de départ : séparation absolue des deux (page 348) pouvoirs. Ce système est une
innovation. Nous l'avouons. Il exige une indépendance réciproque; l'article de
la section centrale n'exprime pas cette réciprocité, et c'est en ce sens que je
demanderai une rédaction plus complète. Maintenant que le principe est connu,
j'en énoncerai les principales conséquences. Celle qui se produit immédiatement
est la suivante : plus de concordat. Deux pouvoirs qui n'ont rien de commun ne
peuvent négocier entre eux. La deuxième conséquence est la non-intervention du
gouvernement dans la nomination des chefs religieux, à quelque degré de l'ordre
hiérarchique qu'ils appartiennent. Le chef de l'État doit s'abstenir
d'intervenir dans le choix des évêques, comme le pape s'abstient d'intervenir
dans le choix de nos gouverneurs de provinces. La troisième conséquence est que,
pour tout genre de correspondance, de publication, le clergé reste dans le
droit commun ; les prêtres écriront à leurs chefs supérieurs, même résidant en
pays étrangers, ils publieront leurs actes sans les soumettre à un placet. Si
ces écrits rendus publics renferment quelque chose de séditieux, les lois
pénales ordinaires les atteindront comme tout autre écrit. On ne s'est pas
occupé de ces trois premières conséquences ; une opinion seule agite cette
assemblée ; elle est relative au mariage. M. Forgeur vous dit qu'il ne faut pas
abandonner à la discrétion des particuliers un acte aussi important que celui
du mariage, qu'il faut mettre la puissance paternelle à l'abri de ses propres
écarts, qu'il faut prendre des précautions contre l'ignorance des classes inférieures.
Hier, vous avez établi que l'exercice des cultes sera libre, sauf la répression
des délits. Aujourd'hui on vous demande de consacrer le système préventif dans
certains cas. Serez-vous inconséquents à ce point ? Toutes les raisons
alléguées par M. Forgeur s'appliquent avec autant de force à la liberté de la
presse, à la liberté d'enseignement, au droit d'association. Pour vous mettre à
l'abri des écarts des (page 349)
classes inférieures, qu'on dit si ignorantes, il faut aussi proscrire ou restreindre
toutes ces libertés. On vous a fait le tableau des abus que l'arrêté du
gouvernement provisoire, en date du 16 octobre, a occasionnés... Dans le
passage d'un ordre de choses à un autre, des abus sont inévitables ; mais
l'opinion publique s'éclairera promptement. Le principe n'est pas hors de la
portée du vulgaire dans son application au mariage : le mariage religieux ne
produit pas d'effet civil, il ne règle ni la filiation ni les droits de
succession. Ces idées sont populaires même dans nos campagnes... Je terminerai
en répétant qu’il nous est donné de prendre une honorable initiative Quel que
soit le sort que l'avenir nous réserve, si nous ne sommes destinés qu'à passer,
marquons notre passage par un grand principe, proclamons la séparation des deux
pouvoirs, et donnons un exemple qui ne sera pas sans influence sur la
civilisation européenne et sur la législation des autres peuples. » D'autres
membres du parti libéral, tout en se montrant également partisans de
l'indépendance complète de l'Église, croyaient cependant qu'il était
indispensable d'établir une restriction relative au mariage. M. Beyts fit
observer que cette restriction était si peu contraire à la vraie liberté
religieuse, que le pape Pie VII, dans le concordat de 1801, avait consenti à ce
que les prêtres ne pussent donner la bénédiction nuptiale qu'après que les
parties auraient prouvé qu'elles s'étaient conformées à la loi civile.
Dans la séance du 23 décembre, M. Ch. de Brouckere
démontra que l'exercice de toutes les libertés pouvait et devait être limité
dans l'intérêt de la société. « L'union, telle qu'elle s'est formée en 1828,
n'est plus indispensable, dit-il ; cependant nous voulons tous la liberté :
mais est-ce une liberté sans limites ? Elle n'est pas possible; il faut que
chacun consente à voir ses libertés restreintes, car la charte fondamentale
doit être fondée (page 350) sur des
sacrifices réciproques ; elle ne doit pas être une charte hypocrite et
mensongère ; toutes les libertés doivent être garanties : la liberté
individuelle, parce que le premier besoin de l'homme est de pouvoir agir à son
gré dans tout ce qui lui est personnel ; la liberté d'enseignement, parce
qu'elle tient à la liberté de conscience, au bien des familles, à l'autorité
paternelle ; la liberté de la presse qui garantit les deux autres. Mais toutes
ces libertés admettent des restrictions; la liberté religieuse est aussi le
premier besoin de l'homme, mais il faut qu'elle soit restreinte comme les
autres pour le maintien de la société, qui doit veiller à sa conservation aussi
bien que l'homme doit veiller à la sienne. »
Quatre ecclésiastiques prirent successivement la
parole pour combattre tant cette limitation que la suprématie préconisée par M.
Defacqz. M. l'abbé Verbeke conjure l'assemblée de rester fidèle à la devise de
l'union : « Liberté pour tous et en tout. » M. l'abbé Verduyn déclare que, en
venant siéger au Congrès, il avait cru que l'état d'ilotisme politique auquel
la domination hollandaise s'était efforcée de réduire le clergé avait cessé
pour jamais. « Si les auteurs de la funeste dissension qui peut-être a éclaté
parmi nous, nous ont franchement expliqué leur pensée, ajoute-t-il. s'ils ne
nous ont pas caché le sort qu'ils appelaient sur nous, en demandant que nous
fussions exclus de la loi commune et refoulés dans le régime des préventions ;
d'un autre côté, la réponse a été franche et loyale, et nous espérons, pour
l'honneur du nom belge, qu'elle triomphera, dans cette assemblée patriotique...
La liberté nous est plus chère que la vie ; jamais nous ne consentirons qu'on
nous l'arrache une seconde fois... jamais nous ne nous croirons vaincus aussi
longtemps que nous sentirons battre notre cœur au nom de Dieu et de la liberté
; aucun sacrifice ne nous coûtera jamais pour conquérir notre indépendance, parce
que nous savons que l'estime (page 351)
est à ce prix, et que nous ne pouvons rien pour le bonheur des hommes si nous
ne possédons leur estime. » — « Nous voulons la séparation entière de l'Église
et de l'Etat, dit l'abbé Joseph Desmet, nous voulons la liberté religieuse
d'une manière réelle, afin que dans notre Belgique aussi,
L'amendement de M. Defacqz, ayant été mis aux voix,
fut rejeté par cent onze membres et soutenu par cinquante-neuf. (Note pour
cette version numérisée : Une note de bas de page reprend la liste
nominative des votes émis. On renvoie à cet égard à la partie consacrée aux
textes intégral des séances du Congrès national). (page 352) Des applaudissements accueillirent ce résultat. Pour la
première fois, depuis la réunion du Congrès, on constatait une grave (page 353) dissidence entre les catholiques
et une certaine fraction du libéralisme.