« Histoire
du Congrès national ou de la fondation de la monarchie belge », par Théodore
JUSTE
Bruxelles,
Librairie polytechnique d’Aug. Decq,
1850, 2 tomes (1er tome : Livres I et II ; 2e
tome : Livres III et IV)
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LIVRE
PREMIER. LE GOUVERNEMENT PROVISOIRE
Deux candidats
sérieux, le duc Auguste de Leuchtenberg et le duc de
Nemours.
(page 234) La Belgique offrait alors un
spectacle unique dans les annales de l'Europe moderne. L'assemblée nationale,
dépositaire de la (page 235)
souveraineté populaire, allait briser les traditions de la légitimité et nommer
au scrutin le chef de l'État, après avoir discuté publiquement ses titres.
C'était la circonstance la plus grave et la plus solennelle, dans laquelle le
Congrès se fût encore trouvé, et tout le monde croyait qu'elle ne devait plus
se représenter.
Une petite fraction de l'assemblée, encore attachée
à la mémoire de Marie-Thérèse ou mue par d'autres considérations, aurait voulu
décerner la couronne de Belgique à l'archiduc Charles d'Autriche, l’illustre
adversaire de Napoléon en Italie. On rappelait que ce prince avait été élu
grand-duc des Pays-Bas par le Congrès belge de 1790, et l'on demandait que le
Congrès de 1830 ratifiât cette élection. Mais la Belgique de 1830,
rajeunie au contact des institutions modernes, n'était nullement disposée à
rentrer sous la domination de la maison de Lorraine ; elle repoussait et
l'archiduc Charles, candidat de quelques nobles qui avaient été autrefois au
service de l'Autriche (Note de bas de page : Les principaux appuis de
l'archiduc Charles d'Autriche furent : MM. le baron de Pélichy
Van Huerne, le baron de Leuze,
le comte de Bergeyek, M. Legrelle
et M. Dubois. Deux autres députés d'Anvers, MM. Osy et Werbrouck-Pieters,
jugeant inutile de renouveler en faveur du prince d'Orange une tentative qui
avait été si mal accueillie quelques jours auparavant, proposèrent la
candidature du prince Charles de Bavière.), et le prince de Capoue,
présenté sous le patronage du gouvernement français. Les vœux, les espérances
des Belges se partageaient entre deux princes, qui représentaient par leur
naissance, par leur âge, par leur éducation, les nouveaux principes qui
devaient présider à l'organisation des États. L'un, élevé dans les lycées de
Paris, était fils d'un roi qui avait commencé sa carrière sur le champ de
bataille de Jemmapes et qui, par son élévation au trône, était devenu la
personnification vivante des principes de 1789 ; l'autre descendait de cet
illustre et loyal capitaine que Napoléon appelait son fils adoptif : le nom de
Beauharnais se rattachait à la fois aux traditions de la (page 236) république et à la gloire de l'empire. L'avenir qui
semblait alors si brillant pour ces deux jeunes rivaux leur a réservé de
cruelles déceptions. Le duc Auguste de Leuchtenberg,
à qui don Pedro avait légué son épée, est mort en 1835 quelques jours après
être devenu l'époux et le protecteur de la reine de Portugal ; le duc de
Nemours, désigné comme le futur régent de la France, est aujourd'hui sur une terre étrangère !
Telle a été la triste destinée des jeunes princes à qui les Belges voulaient,
en 1831, décerner une couronne.
Inconvénients
de la candidature du duc de Leuchtenberg.
La discussion sur le choix du chef de l'État dura
six jours (du 29 janvier au 3 février) ; elle souleva les plus délicates et les
plus redoutables questions de la politique européenne.
Les partisans du duc de Nemours, convaincus que la
révolution belge n'avait qu'un seul protecteur, engagèrent le Congrès à ne pas
blesser les sentiments de la
France ; d'après eux, le duc de Leuchtenberg
deviendrait forcément l'instrument de la Sainte-Alliance,
et quand il l'aurait servie, il tomberait lui-même devant les conséquences des
principes qu'il aurait embrassés et ferait place au prince d'Orange, comme
Louis-Philippe ferait place à Henri V. Telle seraient, disaient-ils, l'issue
d'une guerre d'équilibre pour la
Belgique, en supposant que la France put succomber ; mais
elle serait victorieuse, et alors c'en serait fait pour jamais de
l'indépendance belge. On craignait la guerre, et la guerre était inévitable,
suivant les adversaires du duc de Leuchtenberg, si ce
prince obtenait les suffrages du Congrès. La France n'avait-elle pas déjà déclaré que cette
élection serait considérée comme un acte d'hostilité ? Or, si l'on combinait
cette déclaration avec l'état général des esprits en France, avec le vœu et
même l'impatience du peuple français pour reprendre la ligne du Rhin, on devait
être persuadé que l'élection du duc de Leuchtenberg
serait sinon un motif, au moins un prétexte de mettre en mouvement toutes les
passions, tous les ressentiments de la France (page
237) contre les traités de 1814 et de 1815. Tels furent les principaux
arguments développés par les défenseurs les plus éloquents du duc de Nemours,
par MM. Alex. Gendebien, Blargnies, Ch. Lehon, Forgeur, de Robaulx,
Nothomb. Ils soutenaient ensuite que l'élection du duc de Nemours écarterait
toute chance de réunion à la
France ; car alors les vœux de ce grand pays, l'amour-propre
national seraient satisfaits. « Si une guerre générale éclate, ce ne sera
point, prétendit M. Alex. Gendebien, à cause de l'élection du duc de Nemours,
mais parce que deux principes divisent l'Europe : celui de la légitimité du
droit divin, et celui de la légitimité des droits du peuple. Vaincus avec Leuchtenberg contre la France, notre réunion sera la conséquence de la
conquête ; victorieux, nous subirons le sort de la France ; celle-ci subira
une restauration, et Charles X remontera sur le trône ; et nous, nous serons
entraînés dans la même condition, nous retomberons sous le joug du roi
Guillaume. Il est, en effet, impossible
de supposer que les alliés mettent leurs armes en mouvement pour faire une
restauration en France, tout en maintenant en Belgique les principes
révolutionnaires qu'ils auraient combattus en France. Ainsi, vainqueurs ou
vaincus, votre destinée avec Leuchtenberg sera
toujours la même ; nous perdrons notre indépendance et notre nationalité. Avec
le duc de Nemours, au contraire, si nous sommes victorieux, nous conserverons
notre indépendance et nous en recevrons très probablement un accroissement de
territoire de toutes les provinces rhénanes pour récompense de notre
coopération dans cette grande et généreuse lutte. » M. Gendebien ne pouvait
méconnaître combien étaient puissantes les objections résultant de la rivalité
séculaire de la
Grande-Bretagne ; toutefois il ne croyait pas que la
répugnance de l'Angleterre fût invincible. Apres avoir rappelé que sous
l'empire, les armements et les constructions militaires d'Anvers étaient un sujet
d'inquiétude (page 238) pour
l'Angleterre, il ajouta que cette cause d'alarme disparaîtrait. « Anvers,
dit-il, doit être et sera déclaré port franc, uniquement destiné au commerce ;
la citadelle sera démolie. C'est une sécurité que les Belges doivent au
commerce du monde et un gage de leur neutralité envers l'Angleterre. » Il
soutint en outre que le commerce anglais et celui d'Anvers ne pourraient que
gagner par l'avènement du duc de Nemours au trône de Belgique: car, depuis plus
de deux mois, le gouvernement provisoire avait ordonné des plans et des devis,
afin de réaliser les promesses de l'empire, en établissant une communication,
soit par un canal, soit par un chemin de fer, de l'Escaut à la Meuse. Cette
communication serait prolongée jusqu'au Rhin, si les limites de la Belgique y arrivaient. Le
transit libre procurerait au commerce anglais des débouchés commodes et faciles
; et les mêmes avantages seraient assurés à l'ancienne métropole de la Belgique. Les
intérêts matériels de la
Belgique exigeaient donc, suivant M. Gendebien, l'élection du
duc de Nemours, car c'était le seul moyen d'obtenir un traité de commerce
avantageux avec la France;
tandis que les frontières de la
France resteraient fermées aux Belges, s'ils nommaient le duc
de Leuchtenberg. Élire ce prince, ce serait
d'ailleurs s exposer à un refus certain et humiliant ; on avait, au contraire,
la certitude que le duc de Nemours accepterait. « Toutes nos lettres venant de
Paris, ajouta M. Gendebien, nos relations avec de hauts personnages en France,
la voix patriotique et persuasive de Lafayette, le vœu de la France entière, nous sont
un sûr garant que les sentiments paternels de Louis-Philippe, d'accord avec les
intérêts et la politique de la
France, ne lui permettront pas d'hésiter un seul instant. »
Ces raisons pressantes, développées avec éloquence
et habileté, n’ébranlèrent point les partisans du duc de Leuchtenberg.
M. Jottrand s'éleva avec énergie contre ceux qui avaient
propagé en France l'idée que les Belges étaient disposés à sacrifier leur
nationalité. (page 239) La Belgique ne voulant pas
redevenir française, disait-il, devait repousser une combinaison qui n'était
qu'une réunion déguisée. Analysant les débats qui avaient eu lieu le 27 et le
28 janvier à la chambre des députés, M. Jottrand ne
cacha point qu'une pensée avait dominé presque tous les orateurs : c'est que la
grande majorité des Belges demandait la réunion de leur pays à la France. Cette idée
des députés français, partagée par tout le ministère, à qui la devaient-ils ?
Était-ce aux révélations que leur avait faites la presse belge ? Mais tous les
journaux de Belgique, même ceux de Mons et ceux de Liége, plaidaient
énergiquement contre la réunion et soutenaient l'indépendance du pays. Le Journal de Verviers et deux ou trois
feuilles nouvelles, inconnues même dans les villes où elles se publiaient,
avaient parlé, il est vrai, en faveur de la réunion ; mais qui le savait en
France, quand tout le monde l'ignorait même en Belgique ? Etait-ce dans les
discours des membres du Congrès que la France avait appris que les Belges voulaient se
réunir à elle ? Mais deux ou trois membres du Congrès avaient seuls parlé,
jusqu'ici dans ce sens. Ceux qui tendaient vers la France étaient obligés de
passer par la combinaison du duc de Nemours, comme pour rendre hommage au vœu
que faisait toute la nation pour son indépendance. « Non, poursuivit M. Jottrand , ce n'est pas dans les journaux, ce n'est pas
dans nos débats parlementaires que les députés et les ministres français ont
puisé cette idée si fausse sur les dispositions de la Belgique à l'égard de la France. C'est, il faut bien
dire ici toute ma pensée, dans les communications de notre diplomatie à
Paris... M. Sébastiani, qui voulait rendre sans doute
indiscrétion pour indiscrétion, n'a-t-il pas dit, dans la séance de la chambre
des députés du 28, que la
Belgique s'était offerte à la France ? Et par qui la Belgique a-t-elle pu être
offerte à M. Sébastiani?... » M. Alex. Gendebien se
leva immédiatement pour protester contre la dernière (page 240) allégation de M. Jottrand. Il
déclara, sur l'honneur, que pendant les trois missions qu'il avait remplies à
Paris, il avait eu souvent à combattre l'opinion dominante en France, mais
qu'il n'avait proposé la réunion ni de la part de son pays, ni de son propre
mouvement. Dans ses trois missions à Paris, il avait acquis la conviction qu'il
existait une idée fixe, celle de porter les limites du royaume jusqu'au Rhin et
de réunir la Belgique
à la France ;
mais il n'avait cessé de combattre cette prétention. M. Jottrand
répondit qu'il n'avait rien insinué ; qu'il avait dit, en vertu de son droit
comme représentant de la nation, que le comité diplomatique et le gouvernement
provisoire avaient, dans son opinion, mal représenté à Paris les sentiments de
la nation belge. Alors M. Gendebien adjura M. Jottrand
de répondre d'une manière catégorique s'il avait entendu parler de lui. M. Jottrand répliqua qu’il avait entendu parler du
gouvernement sans désigner personne. Enfin. M. d'Arschot,
vice-président du comité diplomatique, si vivement accusé, vint affirmer à son
tour que jamais le comité n'avait proposé la réunion à la France.
Cet incident était significatif ; il montrait toute
la grandeur du débat qui tenait alors en suspens la Belgique et une partie de
l'Europe. Pour l'Europe, c'était la question d'équilibre qui allait être
résolue ; pour les Belges, il s'agissait de l'indépendance, de la nationalité
de la patrie. Dans cette lutte solennelle, la majorité des catholiques devait
nécessairement appuyer les partisans du duc de Leuchtenberg.
M. de Gerlache fut l'énergique interprète des craintes et des vœux de ses
coreligionnaires : « Si nous voulons être stigmatisés aux yeux de l'Europe
entière, dit-il, réunissons-nous à la France. Quoi, vous avez secoué le joug de la Hollande parce qu'elle
voulait vous imposer sa langue, ses usages, sa religion, ses hommes ; parce
qu'elle voulait détruire votre nationalité, et vous allez vous confondre avec
un peuple qui vous engloutira tout entiers ! Vous avez lutté pour la liberté (page 241) religieuse et pour celle de
l'instruction, et vous vous réuniriez à un peuple chez lequel elles semblent
proscrites par privilège entre toutes les libertés?... Vous ne vouliez pas être
gouvernés à la hollandaise et par des Hollandais, et vous allez l'être à la
française et par des Français !... Certes, la France est une grande et admirable nation ; son
génie perfectionne et popularise tout ce qu'elle emprunte aux autres nations ;
elle est a la tête de la civilisation européenne ; mais peut-on oublier que la
légèreté de ses mœurs, et son superbe dédain pour tout ce qui n'est pas elle
ont plus servi peut-être à soulever les peuples contre elle que le despotisme
même de Napoléon ? Vous venez d'élaborer péniblement une constitution ; vous y
avez décrété le droit d'association que les Français repoussent ; vous avez
perfectionné votre régime municipal et provincial, que les Français ne
comprennent point encore ; et vous allez compromettre toutes ces institutions,
vous abandonnerez le fruit de ces travaux pour lesquels vous êtes assemblés
depuis trois mois, parce qu'on s'ennuie du provisoire et qu'on veut en sortir à
tout prix ! Se réunir à la
France, soit directement, soit par personne interposée, c'est
une action pire à mes yeux que de rentrer sous le joug de Guillaume... »
M. Lebeau, déchirant le voile, montra tous les
dangers auxquels la Belgique
était exposée. Avec le duc de Nemours, la guerre, suivant lui, était immédiate
et générale ; avec le duc de Leuchtenberg, elle était
tout au plus possible. « Toutes les combinaisons qu'on vous présentera, dit M.
Lebeau, ont leurs inconvénients. Mais la Belgique est dans une position telle qu'elle n'a
plus à choisir qu'entre les moindres maux possibles... Si nous choisissons le
duc de Nemours, une guerre de conquête éclatera infailliblement. Dans cette
lutte, toutes les nations du Nord, qui ont encore conservé le souvenir de
l'oppression des armées impériales, se soulèveront contre la (page 242) France ; il y aura de la part
des peuples de l'Allemagne guerre de principes ; dans cette lutte, l'Angleterre
nous abandonnera, nous fera même la guerre, car la possession de la Belgique par la France ruinerait son
commerce sur le continent. Si la
Belgique est donnée au duc de Nemours, la France entrera dans un
système politique qu'on croit abandonne ; elle voudra ressaisir ses limites du
Rhin, et dès cet instant se formera contre elle une coalition formidable à la
tête de laquelle se placera l'Angleterre. La raison est simple. La France, maîtresse des
provinces rhénanes, exercerait sur l'Europe une prépondérance qui détruirait
celle de tous les autres cabinets. Maintenant que la guerre, avec le duc de
Nemours, est reconnue inévitable, on nous dit, pour atténuer nos craintes, que
le théâtre en sera transporté en Allemagne. En Allemagne ! On oublie donc
qu'Anvers et les deux Flandres sont en Belgique ; on oublie donc que le
Limbourg et le Luxembourg sont en Belgique ; on oublie donc que l'Angleterre,
au premier signal de la conflagration européenne, enverrait une escadre, dans
l'Escaut : car c'est l'Angleterre et non la France qui tient la clef de l'Escaut ; c'est elle
qui nous a fait ouvrir ce fleuve, et si vous voulez vous en convaincre, lisez
les imprécations de quelques membres des états généraux de la Hollande contre
l'Angleterre... La guerre se fera encore en France. La France sera le théâtre
d'une guerre d'invasion et d'une guerre civile. Oui, messieurs, l'Angleterre,
au premier coup de canon tiré par la
France, fera débarquer sur les côtes la famille déchue des
Bourbons ; ce sera au nom de Henri V qu'elle viendra revendiquer le trône où
siége Louis-Philippe, tandis que, d'un autre côté, elle confisquera l'armée
d'Alger et se mettra en possession de la nouvelle colonie française. L'Autriche
non plus ne restera pas 1es bras croisés. A la première circonstance favorable,
elle entrera par le Piémont en France, y réveillera les passions carlistes, (page 243) et réunira ses efforts à ceux
de l'Angleterre pour renverser la dynastie régnante. Oui, la guerre est
inévitable avec le duc de Nemours. Pourquoi ? Parce que c'est un choix tout
français. Les partisans du duc de Nemours l'ont avoué eux-mêmes. Et nous, nous
serons livrés au même fléau que la France. La Belgique sera dévorée par la guerre
civile. Le parti du prince d'Orange exploitera à son profit tous les détails de
la guerre générale. La
Hollande intriguera, elle sèmera la corruption autour de
nous, et parviendra, n'en doutons pas, à nous faire expier durement la
déchéance de la famille d'Orange... Le provisoire nous tue. Il n'y a plus
d'administration, plus de force dans le gouvernement. Parcourez nos provinces,
nulle part vous ne trouverez de garde civique organisée ; à Bruxelles
seulement, il en existe une. L'armée demande à grands cris un chef pour la
soustraire aux suggestions de nos ennemis ; lisez la lettre du général Daine,
qu'il vient de publier par les journaux (Voici ce document historique ; il
présageait les complots qui devaient bientôt éclater : « Aux rédacteurs du
POLITIQUE. « Tongres, le 25 janvier 1831, « MESSIEURS, « Plusieurs
officiers de mon armée m'ont communiqué des lettres qu'ils reçoivent de
différents points de la
Belgique, et par lesquelles on leur mande que l'intrigue
s'agite en tous sens ; que déjà plusieurs émissaires ont été envoyés aux armées
pour leur faire faire des pétitions au Congres national en faveur du prince
d'Orange, et que, pour parvenir à ce but, l'or et les récompenses leur sont
prodigués. Je m'empresse, au reste, de faire connaître qu'aucun fait semblable
n'est parvenu directement à ma connaissance. Je puis garantir que l'armée, que
j'ai l'honneur de commander, m' a donné jusqu'à ce jour trop de preuves
d'obéissance et de subordination pour croire qu'elle se laisserait prendre au
leurre qu'on voudrait lui offrir. Mon armée, animée du plus pur patriotisme,
suivra mon exemple, en se soumettant aux arrêts et décisions du Congrès,
décisions qui, je n'en doute pas, seront conformes au vœu national ; elle est
prêté à soutenir ses actes et à donner pleine et entière adhésion au choix du
chef de l'État, qui assurera l’indépendance nationale; le seul vœu qu'elle ose
émettre est de voir la
Belgique libre et indépendante de tout joug étranger.
DAINE. ») Le provisoire, s'il se prolonge, c'est la guerre civile, (page
244) c'est un acheminement vers le démembrement de la Belgique...
L'élection du duc de Nemours constituera, pour l'Angleterre,
un acte d'hostilité ; la raison en est facile à saisir. Cette élection
entraînera l'abolition entière et complète des traités de 1815. Et pour
prévenir cette désorganisation, les puissances chercheront à vous imposer le
prince d'Orange, parce qu'elles le considèrent comme pouvant seul arrêter
l'élan français. En choisissant le duc de Leuchtenberg,
vous respectez ces traités, vous déclarez que vous ne voulez être ni une
colonie anglaise, ni un département français. Les cabinets, qui attachent tant
de prix au maintien de ces traités, n'hésiteront donc pas a reconnaître le duc
de Leuchtenberg... » M. Lebeau ajouta que ce choix
serait antiministériel sans doute, mais non antifrançais, et il indiqua le
moyen de vaincre les répugnances de Louis-Philippe en prouvant que le Congres
agissait sans arrière-pensée : c'était d'interdire le sol belge à la famille
Bonaparte.
La candidature du duc de Leuchtenberg
est également soutenue avec éclat par M. Devaux. Il commence par déclarer que
son intention avait été d'abord de voter pour un roi indigène. A défaut de
cette combinaison, il avait tourné ses regards vers le prince de Saxe-Cobourg.
Ces choix ne sont plus possibles ; deux candidats se partagent les suffrages du
Congrès. Il préfère le duc (page 245)
de Leuchtenberg, parce qu'il offre des garanties pour
l'indépendance de la Belgique
; majeur, il délivrera des embarras d'une régence et fera cesser le provisoire
; en outre, il préviendra la guerre en maintenant l'équilibre. La France, d'ailleurs,
n'attaquera point. Deux partis s'agitent dans son sein : le parti belliqueux et
le parti doctrinaire. Le parti belliqueux se compose essentiellement de
bonapartistes ; à sa tête se trouvent presque tous les généraux qui ont servi
sous Napoléon. Or, il n'est pas croyable que ce parti consente jamais à faire
la guerre à un descendant de la famille impériale. Quant à l'autre parti, il a
réclamé ouvertement, à la chambre des députés, par l'organe de M. Guizot, son
principal représentant, la reconnaissance du duc de Leuchtenberg.
M. Devaux conçoit que la France
désire que les Belges n'élisent pas le duc de Leuchtenberg
; mais de l'expression d'un simple vœu à une déclaration de guerre, il y a
loin. Quant à la
Grande-Bretagne, déclarerait-elle la guerre aux Belges parce
que le duc de Leuchtenberg serait le rival de
Louis-Philippe ? Mais ce serait précisément un motif qui la conduirait à
reconnaître l'élu des Belges. On a communiqué au Congrès une lettre de M. Sébastiani, où il est dit que si les Belges choisissent le
duc de Leuchtenberg, le cabinet français ne le
reconnaîtrait point. Le cabinet Sébastiani ne pouvait
parler autrement. Si le duc de Leuchtenberg est
choisi, le ministère Sébastiani tombe ; il ne pourra
jamais réaliser ses menaces en présence de la nation française. La France a repoussé un roi
indigène; elle a appuyé la candidature de différents princes qui ne pouvaient
convenir aux Belges ; elle refuse le duc de Nemours ; c'est donc elle-même qui
réduit le Congrès à la nécessité de choisir le duc de Leuchtenberg.
L'orateur répète ensuite qu'avec le duc de Nemours, la guerre est certaine,
parce qu'il sera considéré par l'Angleterre comme donnant à la France une influence sur la Belgique. Il faut que
les Belges soient indépendants, neutres, pour qu'ils se rendent (page 246) forts. Or, le choix du duc de
Nemours, c'est l'alliance exclusive avec la France, une transition à la réunion effective.
L'avènement du duc de Leuchtenberg, c’est le maintien
de l'équilibre.
Tels furent les principaux arguments développés par
l'orateur avec l'élévation d'esprit et la précision de langage d'un homme
d'État. Sa péroraison émut vivement l'assemblée, et fut accueillie par des
applaudissements chaleureux. « Si nous voulons conserver l'estime et la
sympathie de la France,
dit-il, ne nous humilions pas devant elle. Ne nous obstinons pas à nous livrer
à ses princes, quand eux-mêmes nous refusent... Ah! messieurs, ne soyons une
source d'embarras pour personne ; ne nous ravalons pas à être une misérable
petite Navarre (Note de bas de page : M. Devaux faisait
allusion aux paroles suivantes que M. Dupin venait de prononcer à la chambre
des députés : « Je ne pense pas, avait dit M. Dupin, qu'il s'agisse d'annexer à
la France une
espèce de province capitulée avec des lois particulières, une petite Navarre,
qui ne serait pour la France
qu'une source d'embarras et de difficultés. ») ;
restons, restons la belle, la noble Belgique ! Depuis longtemps le mot de
patrie ne résonnait qu'imparfaitement dans nos cœurs. Depuis des siècles, nous
n'avons fait que passer d'un joug à l'autre, tour à tour Espagnols,
Autrichiens, Français. Hollandais ; depuis quatre mois seulement, nous sommes
Belges, et nous avons retrouvé une patrie ! Et depuis quatre mois, la patrie
nous a fait faire des miracles ! Ce sentiment commun, auteur d'espérances
communes, qui lie entre eux des hommes de mêmes mœurs et de même caractère, a grandi
le peuple tout entier, comme par enchantement. Est-ce trop, après des siècles,
de ce peu de jours de véritable indépendance ? Faut-il déjà étouffer dans nos
cœurs le foyer de tant de nobles pensées et de généreux sentiments ? Cette
patrie, que nous avons ressaisie au prix du sang belge, faut-il déjà l'humilier
aux pieds d'une puissance étrangère ? Pour moi, la plus dure et la plus (page 247) douloureuse nécessité
pourrait seule m'amener à un si grand sacrifice !... »
Assurances
officieuses données aux membres du comité diplomatique sur l'acceptation de
Louis-Philippe de l’élection du duc de Nemours
Malgré le talent déployé par les défenseurs des
deux candidats, l'assemblée restait indécise. Les partisans du duc de Leuchtenberg, s’appuyant sur les lettres officielles du
ministère français, ne cessaient de dire que Louis-Philippe n'accepterait point
la couronne pour le duc de Nemours. Pour faire tomber cet obstacle, M. Van de
Weyer se servit de l'ascendant que lui donnait sa qualité de président du comité
diplomatique. Ce n'était point, suivant lui, l'acceptation de Louis-Philippe
qu'il fallait mettre en doute, mais bien celle du duc de Leuchtenberg.
Le comte Méjan, dit-il, ne devait revenir à Bruxelles
qu'avec l'assentiment du cabinet français, et il est retourné directement à
Munich pour dire au prince que la
France, sur laquelle il avait fondé ses espérances,
s'opposait à sa nomination. M. Lebeau demande aussitôt une explication
catégorique. Il prie le chef du comité diplomatique de faire connaître au
Congres s'il a reçu la rétractation officielle du refus persévérant de M. le
duc de Nemours ; s'il est convaincu que son élection ne sera pas faite en vain.
« Le mot même de conviction, dont je
me suis servi, répond M. Van de Weyer, devait empêcher le préopinant de faire
la question qu'il m'a adressée. Je n'ai pas dit que j'étais certain de
l'acceptation ; car, pour tenir un pareil langage, il aurait fallu que j'en
eusse la preuve officielle, et, dans ce cas, j'aurais cru pouvoir et devoir
trancher la question. En mettant sous vos yeux la pièce probante, je vous
aurais dit : Messieurs, je viens de recevoir la preuve de l'acceptation du duc
de Nemours ; je puis donc annoncer au Congrès que son choix ne sera pas fait en
vain. Il m'est impossible de parler ainsi; mais je n'en ai pas moins la
conviction que la couronne sera acceptée par le duc de Nemours. Les éléments de
cette conviction, je les puise ailleurs que dans des communications
officielles. » (page 248)
Tous les membres du gouvernement provisoire et du
comité diplomatique, entraînés par les assurances officieuses qui leur avaient
été données, partageaient d'ailleurs la conviction sincère de M. Van de Weyer,
et le déclarèrent à la tribune (Note de bas de page : La REVUE RÉTROSPECTIVE,
ou Archives secrètes du dernier gouvernement (1830-1848), contient, p. 295, une
lettre de M. Bresson qui jette un jour fort clair sur l'épisode que nous
racontons. M. Bresson écrivait de Madrid, le 8 septembre 1844, sur la question
des mariages espagnols alors ouverte : «... Un beau jour, pour nous épargner un
sanglant affront, je me trouverai subitement ramené à quatorze ans en arrière,
et obligé de faire à Madrid ce que j'ai fait à Bruxelles. Mais il est périlleux
de répéter ce jeu-là !... »).
Complot
d'Ernest Grégoire.
Tandis que l'heure de l'élection approchait, le
parti orangiste travaillait à miner la révolution ; mais ce complot, qui semble
avoir été conçu dans des proportions assez vastes, n'aboutit qu’à
l'échauffourée dont Ernest Grégoire fut le héros. Après avoir essayé de
plusieurs professions sans rencontrer la fortune, Ernest Grégoire avait obtenu,
par la faveur des circonstances, le grade de lieutenant-colonel d'un régiment
de chasseurs. Ce fut cet homme qui servit d'instrument à la faction orangiste.
Il parvient à séduire une partie du régiment qu'il commandait à Bruges, et le
dirige sur Gand, où il entre le 2 février en criant : Vive le prince d'Orange !
Quoiqu'il y eût une garnison considérable dans la capitale de la Flandre, tout sembla
d'abord favoriser le conspirateur. Il avait traversé la ville sans obstacle, et
s'était emparé de l'hôtel du gouvernement. M. de Lamberts,
chef de la province, est sommé, le pistolet sur la gorge, de proclamer le
prince d'Orange. Quoique pris à l'improviste, le gouverneur répond par un refus
énergique. Cependant la situation devenait critique, lorsqu'on entendit tout à
coup gronder le canon. C'était le colonel Van de Poele
qui, accouru avec les pompiers de Gand et les chasseurs de Bruxelles, faisait
mitrailler la bande de Grégoire. (page
249) Elle fut bientôt dispersée, et on eut beaucoup de peine à protéger les
prisonniers contre la colère du peuple. Ernest Grégoire, qui était parvenu à se
sauver à Eeccloo, ne tarda point à y être arrêté. On
trouva sur lui une lettre du prince d'Orange, datée de Londres, le 14 janvier (Voir, au
sujet de cette lettre, ci-dessus le chapitre X). Il allait la jeter au
feu lorsque le maréchal des logis de la gendarmerie la saisit. Quelques
instants auparavant, il avait réussi à faire disparaître les autres pièces
relatives à la conspiration.
Ce complot si misérablement avorté, sans lasser la
persévérance du parti orangiste, augmenta son impopularité. Le gouvernement
provisoire rassura la nation (Note de bas de page : La proclamation
suivante fut publiée : « Belges, un étranger que la révolution avait naturalisé
parmi vous, et que vous aviez accueilli comme un frère, vient de répondre à
votre confiance par une tentative de révolte ! Le lieutenant-colonel Ernest
Grégoire, a la tête d'une troupe d'hommes qu'il avait séduite, s'est porté sur
Gand ; il voulait y proclamer un prince dont le peuple et le Congrès national
ont prononcé l'exclusion. Le courage des pompiers gantois et des chasseurs de
Bruxelles, soutenu par la fidélité de la population et par l'énergie des chefs
civils et militaires, a fait prompte justice de cette trahison. La peine suivra
le crime, et cet odieux attentat est le dernier effort des ennemis de notre
repos et de nos libertés. Belges, vos destinées sont sur le point d'être fixées
: aussi calmes après la victoire que vous avez été courageux pendant le combat,
vous recevrez avec confiance la décision suprême du Congrès national, et votre patriotismec saura la faire respecter. Bruxelles, le 3
février 1831. Baron VANDERLINDEN-D'HOOGVORST, comte FÉLIN DE MERODE, CH.
ROGIER, ALEX. GENDEBIEN, SYLVAIN VAN DE WEYER.»), et le Congrès put
achever paisiblement l'élection du chef de l'État.
Réserves
françaises sur le protocole du 27 janvier 1831 et influence de celles-ci sur
les dispositions du Congrès.
Un nouveau coup allait être porté à la candidature
du duc de (page 250) Leuchtenberg au moyen du protocole arrêté à Londres le 27
janvier. Complément du précédent, il établissait le principe du partage des
dettes du royaume des Pays-Bas, et tendait à assurer aux habitants de la Belgique la jouissance du
commerce des colonies hollandaises. La conférence avait eu à choisir entre deux
systèmes : mettre à la charge des deux pays, maintenant séparés, les dettes
qu'ils avaient contractées avant la réunion ; ou bien laisser subsister la
communauté des charges, confondre les dettes, et en rendre chacun des Etats
solidaire. Elle adopta ce dernier système, en invoquant une disposition du
protocole du 21 juillet 1814, établissant le principe la communauté des
charges, des dettes et des bénéfices (Note de bas de page : Les
plénipotentiaires, réunis à Londres, motivaient leur opinion en ces termes : «
Ils ont pensé qu'au lieu de reprendre ses anciennes dettes tout entières, et
d'être soumise aux charges intégrales et proportionnelles, la Belgique devait entrer en
partage des dettes du royaume des Pays-Bas, telles qu'elles existent à la
charge du trésor royal, et que ces dettes devraient être réparties entre les
deux pays, d'après la moyenne proportionnelle des contributions directes,
indirectes et des accises, acquittées par chacun d'eux pendant les années 1827,
1828 et 1829 ; que celte base, essentiellement analogue aux ressources
financières respectives des Hollandais et des Belges, serait équitable et modérée.
Car, malgré la disparité numérique de population , elle ferait peser
approximativement 16/31 de la dette totale à la charge de la Belgique, et en
laisserait 15/31 à celle de la
Hollande ; que, du reste, s'il résultait de ce mode de
procéder un accroissement de passif pour les Belges, il serait entendu, d'autre
part. que les Belges jouiraient, sur le même pied que les Hollandais , du
commerce de toutes les colonies appartenant à S. M. le roi des Pays-Bas. »). Par un
motif, qu il est facile d'apprécier, le prince de Talleyrand n'avait encore
donné au nouveau protocole qu'une adhésion conditionnelle ; aussi de même
que le précédent, ne fut-il communiqué au gouvernement provisoire que par lord Ponsonby seul. Après avoir menacé les Belges, le ministère
(page 251) français avait cru qu'il
lui importait de les ménager, de les flatter même, sauf à se réunir plus tard à
la majorité de la conférence lorsque le danger serait passé.
Nouvelles
déclarations du comité diplomatique concernant l'acceptation de Louis- Philippe.
Au commencement de la séance du 3 février,
plusieurs députes demandèrent qu'il fût donné connaissance au Congrès d'une
lettre que le comité diplomatique avait reçue de Paris et qui avait déjà été
communiquée officieusement à quelques membres de l'assemblée. M. Van de Weyer
commença par s'excuser sur ce qu'il y avait peut-être de contraire aux
convenances dans la communication d'une lettre qui n'avait pas un caractère
officiel. Mais il trouvera son excuse, dit-il, dans la situation du pays et dans
le besoin de donner au Congrès tous les moyens nécessaires pour l'éclairer dans
la grave question sur laquelle il est appelé à prononcer. Il fait connaître
ensuite comment le comité diplomatique est en possession de cette lettre.
Lorsque le comité eut appris, par les journaux, qu'il existait un nouveau
protocole de la conférence de Londres, en date du 27 du mois de janvier, le
président du comité se rendit auprès de l'envoyé du gouvernement français, pour
lui demander s'il avait des nouvelles de Londres, ou s'il avait reçu des ordres
de son gouvernement. Sur ses pressantes instances, M. Bresson communiqua la
dépêche qu'il venait de recevoir de M. le comte Sébastiani.
Cette dépêche était conçue en ces termes :
« Paris, le 1er février 1831.
« MONSIEUR,
« Si, comme je l'espère, vous n'avez pas encore
communiqué au gouvernement belge le protocole du 27 du mois de janvier, vous
vous opposerez à cette communication, parce que le gouvernement du roi n'a
point adhéré à ses dispositions. Dans la question des dettes comme dans celle
de la fixation de l'étendue et des limites des territoires belge et hollandais,
nous avons (page 252) entendu que le
concours et le consentement libres des deux États étaient nécessaires.
« La conférence de Londres est une médiation, et
l'intention du gouvernement du roi est qu'elle n'en perde jamais le «
caractère.
« HORACE SÉBASTIANI. »
Un mouvement général de satisfaction se manifesta
dans l'assemblée, et M. Lebeau précisa nettement la nouvelle position que
prenait la France.
« Comme l'interprétation donnée au protocole du 20 janvier est d'accord,
dit-il, avec celle que nous lui avions donnée nous-mêmes, et que de l'une aussi
bien que de l'autre il résulte que le protocole n'est qu'un projet de
transaction ; que dès lors que la
France prend l'honorable initiative de faire respecter le
principe de non-intervention , il est essentiel que ce fait soit constaté : je
demande l'impression de cette lettre, afin que le cabinet français, s'il venait
à se modifier, ne put pas refuser de reconnaître que le protocole du 20 janvier
n'était autre chose qu'un projet de transaction , et que ce fait, constaté,
reste comme un lien qu'il ne puisse briser sans renier ses œuvres. » M. Van de
Weyer ne s'opposa point à l'impression, qui fut ordonnée. M. Devaux prit
ensuite la parole pour demander : 1° si le comité diplomatique n'avait reçu
aucune autre communication ; 2° si le comité avait pris des informations pour
connaître les suites probables du choix du duc de Nemours ou du duc de Leuchtenberg, ou si le comité s'était abstenu de prendre
des informations. Sur la première question, M. Van de Weyer répondit qu'il
n'avait reçu aucune espèce de communication officielle ; il fut également muet
sur la seconde. Sa conviction personnelle et intime, concernant l'acceptation
du duc de Nemours était puisée, dit-il, non dans des documents officiels, mais
dans des documents particuliers provenant des correspondances (page 253) officieuses et
confidentielles que le comité avait nécessairement et naturellement avec ses envoyés
à l'étranger. Un autre membre du comité diplomatique, M. Ch. Lehon, fit une déclaration analogue : « J'ai eu , dit-il,
une conversation avec M. le commissaire du gouvernement français, et je tiens
de M. Bresson, avec l'autorisation formelle de sa part de le répéter à la
tribune, que lundi soir (c'était le 30
janvier), à dix heures, lord Ponsonby lui a nié
formellement avoir dit à qui que ce fût que si le duc de Nemours était élu, il
quitterait à l'instant la
Belgique. Je suis autorisé à déclarer que, le même jour, lord
Ponsonby a nié qu'il aurait dit à qui que ce fût que
si le duc de Leuchenberg était élu , il serait
reconnu par l'Angleterre. Voilà les réponses que j'ai reçues et que je n'ai
voulu recevoir que comme officielles. Maintenant je suis de ceux qui sont
convaincus que si le duc de Nemours est nommé, il acceptera la couronne. » (Note de
bas de page : La diplomatie française était alors infatigable. « Un peu
avant le vote, un bruit soudain courut dans l'assemblée que le comité
diplomatique avait reçu des lettres confidentielles de l'envoyé belge à Paris,
qui se disait convaincu que Louis-Philippe accepterait la couronne pour son
fils, s'il était nommé. Voilà dans quelles circonstances on mit aux voix la
question du chef de l'État.» (Histoire du royaume des Pays-Bas, par M.de Gerlache, t. II, p. 469.)
Ces déclarations réitérées des membres du comité
diplomatique entraînèrent vers le duc de Nemours plusieurs députés, qui
jusqu'alors avaient réservé leurs votes. Une autre circonstance contribua au même
résultat. A peine la clôture de la discussion avait-elle été prononcée, que le
président du Congrès annonça qu'on venait de lui remettre plusieurs pétitions
provenant de l'armée et couvertes de nombreuses signatures, par lesquelles
l'élection du duc de Nemours était demandée.
Le duc de
Nemours est élu roi des Belges le 3 février 1831.
Cent quatre-vingt-onze membres étaient présents.
Quatre- vingt-neuf votèrent pour le duc de Nemours ; soixante-sept pour (page 254) le duc de Leuchtenberg,
et trente-cinq pour l'archiduc Charles d'Autriche. Aucun candidat n'ayant
obtenu la majorité de cent une voix, il fallut, conformément au décret du 28
janvier, procéder à un second tour de scrutin, et l'élection allait être faite
à la majorité absolue des votants.
Le nombre des membres présents s'élevait alors à
cent quatre-vingt-douze. Quatre-vingt-dix-sept votèrent pour le duc de Nemours;
soixante et quatorze pour le duc de Leuchtenberg, et
vingt et un pour l'archiduc Charles d'Autriche (Note pour cette version numérisée :
Une note de bas de page reprenait nominativement les votes émis. Cette liste
n’est pas reprise ici£. Pour plus de détails, voir le texte intégral de la
séance du 3 février 1831)
(page 255)
Le duc de Nemours triomphait, et pour quelques jours, il allait être roi des
Belges !
Au milieu d'un silence solennel, le président donna
lecture du décret d'élection :
« Au nom du peuple belge, le Congrès national
décrète :
« Art. 1". S. A. R. Louis-Charles-Philippe
d'Orléans, duc de Nemours, est proclamé roi des Belges, à la condition (page 256) d'accepter la Constitution telle
qu'elle sera décrétée par le Congrès national.
« Art. 2. Il ne prend possession du trône qu'après
avoir solennellement prêté, dans le sein du Congrès, le serment suivant : « Je
jure d'observer la
Constitution et les lois du peuple belge, de maintenir
l'indépendance nationale et l'intégrité du territoire. »
« Vive le roi ! »
Ce cri est répété par l'assemblée, par les tribunes
et par la foule immense réunie près du palais législatif et qui attendait avec
une impatience fiévreuse la décision du Congrès. Au même instant, les cloches
sonnent à grandes volées et le canon se fait entendre. Tous les patriotes se
rallièrent spontanément au jeune prince, proclamé par le Congrès national ; les
partisans du duc de Leuchtenberg se rapprochèrent de
ceux qui étaient leurs adversaires quelques minutes auparavant; il n'y eut plus
qu'un désir, qu'un vœu : inaugurer sans retard le chef de l'État pour sortir du
provisoire ! Telle était la signification réelle des acclamations qui
accueillirent dans toute la
Belgique l'élection du duc de Nemours.
Le lendemain, le premier devoir du Congrès fut de
voter des remerciements à la garde civique de Bruxelles pour les services
qu'elle avait rendus pendant la mémorable discussion sur le choix du chef de
l'État. L'assemblée décida ensuite qu'une députation de dix membres, y compris
le président du Congrès, serait envoyée à Paris pour annoncer au roi des
Français la nomination de son fils au trône. Le Congrès désigna: MM. Félix de
Mérode, d'Arschot, Gendebien (père), Ch. Lehon , Ch. de Brouckere, Marlet,
l'abbé Boucqueau de Villeraie,
Barthélemy et le marquis de Rodes. Cette députation, disait un journal,
rappelait la mission de Franklin allant demander à Louis XVI du secours pour
les Américains du Nord; de Franklin que représentera si bien notre vénérable Surlet (page 257)
de Chokier avec ses longs cheveux gris, son visage
austère , son allure franche, sa caustique bonhomie.
Envoi
d’une députation au roi des Français pour lui annoncer l’élection de son fils
et protocole secret du 1er février 1831
Les députés du Congrès arrivèrent à Paris, le 6
février, ne doutant point du succès de leur mission.
Il était manifeste toutefois que, pendant six
jours, les partis qui avaient divisé le Congrès s'étaient disputé deux
impossibilités politiques. Si dès lors on avait pu percer le mystère qui
enveloppait la conférence de Londres, on aurait su que, par un protocole secret
du 1er février, elle avait prononcé l'exclusion du duc de Nemours (Note de
bas de page : Ce protocole était de la teneur suivante : « Protocole,
n°14, de ta conférence tenue au Foreign-Office le
I" février 1831.
« Présents: les plénipotentiaires d'Autriche,
de France, de la
Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie.
« Les plénipotentiaires des cinq cours s'étant
réunis, le plénipotentiaire de Sa Majesté Britannique a appelé l'attention de
la conférence sur la position où les cinq cours pourraient se trouver
relativement aux résultats des délibérations du Congrès de Bruxelles, qui
agitait le choix d'un souverain pour la Belgique. Le plénipotentiaire de Sa Majesté
Britannique a observé que l'engagement pris par les cinq cours, dans le
protocole n°11, du 20 janvier, de ne chercher aucune augmentation de
territoire, aucune influence exclusive, aucun avantage isolé, dans les
arrangements qui auraient la
Belgique pour objet, semblait leur imposer également à toutes
le devoir de rejeter les offres qui pourraient être faites par le Congrès de
Bruxelles en faveur d'un des princes des familles qui règnent dans un des cinq
États dont les représentants sont réunis en conférence à Londres. En rappelant
les termes du protocole du 20 janvier, le plénipotentiaire de Sa Majesté
Britannique a ajouté que, dans des circonstances à peu près semblables, ce même
devoir avait été formellement reconnu par les cours de France, de la Grande-Bretagne et
de Russie, relativement à la Grèce; qu'il conviendrait de faire découler
aujourd'hui les mêmes conséquences du même principe, et qu'il proposait à la
conférence de déclarer, par un protocole, qu'au cas que la souveraineté de la Belgique fût offerte à
des princes des familles qui règnent en Autriche, en France, dans la Grande-Bretagne,
en Prusse et en Russie, celle offre serait invariablement rejetée. Les
plénipotentiaires d'Autriche, de Prusse et de Russie, ont unanimement adhéré à
l'opinion du plénipotentiaire de Sa Majesté Britannique, et se sont déclarés
prêts à prendre, au nom de leurs cours, l'engagement qu'il avait proposé. Le
plénipotentiaire de France a pris la question ad référendum, afin de recevoir
les ordres de sa cour, qui lui parviendraient incessamment.
ESTERHAZY-WESSENBERG, TALLEYRAND, PALMERSTON. BULOW, LIEVER-MATUSZEWIC. »)
(page 258)
Après le succès qu'il venait de remporter, Louis-Philippe se détacherait-il de
la conférence et braverait-il l'Europe? L'élection du duc de Nemours, quoique
prévue à Londres, y avait produit une grande sensation ; mais les représentants
des puissances ne tardèrent point à être rassurés. A peine les dépêches de
Bruxelles furent-elles arrivées que la conférence se réunit, et le prince de
Talleyrand déclara que le roi des Français persisterait dans l'exclusion à
laquelle il s'était associé.
Action
héroïque du lieutenant Van Speyck
Mais, avant de suivre à Paris la députation du
Congrès, nous devons rappeler le terrible épisode dont la rade d'Anvers fut le
théâtre le 5 février. La flottille de canonnières hollandaises, qui avaient
pris part au bombardement d'Anvers, venait de quitter le port où elle s'était
mise à l'abri des glaçons et de reprendre sa station devant la ville lorsqu'un
de ses bâtiments, commandé par le lieutenant Van Speyek,
perdit ses ancres et fut poussé, par un violent coup de vent, au Steendyk, sous les batteries du fort Saint-Laurent. Les
efforts infructueux de l'équipage, pour éviter d'être jeté à la côte, furent
aperçus du quai, et attirèrent sur ce point un immense rassemblement. Une
compagnie de volontaires (page 259)
belges accourut, tandis que le navire touchait le rivage. Les uns se portèrent
en avant pour en prendre possession, les autres pour protéger l'équipage contre
l'irritation du peuple. L'officier commandant les volontaires ayant adressé
quelques mots à Van Speyek, celui-ci les prit à tort
pour l'ordre d'amener son pavillon, et il forma à l'instant la résolution
désespérée de se sacrifier avec ses marins et son bâtiment plutôt que de se
rendre. Accompagné d'un matelot, il entre dans la cabine, sous prétexte de
chercher ses papiers, ouvre la soute aux poudres, place un cigare allumé sur un
des sacs, se met à genoux comme pour prier et attend sa destinée. Son compagnon
épouvanté avait à peine eu le temps de remonter sur le pont et de se jeter dans
la rivière, qu'une commotion terrible ébranle toute la ville, et un instant
après, il ne restait d'autre vestige de la canonnière hollandaise que quelques
fragments épars, lancés sur le rivage ou flottant sur le fleuve. Trente et un
hommes se trouvaient sur le bâtiment ; trois seulement échappèrent ! La Hollande applaudit à
l'héroïsme de Van Speyek. Elle cita avec orgueil cet
exemple de fidélité au pavillon, et elle voulut perpétuer la mémoire du jeune
officier qui était mort comme Opdam, après avoir
montré la froide intrépidité de Martin Tromp (Note de bas de page :
Un des principaux ornements de la salle d'audience du palais royal d'Amsterdam
est un grand tableau représentant l'action héroïque de Van Speyek).
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