« La Belgique sous le règne de Léopold Ier. Etudes d’histoire contemporaine »,
par J.J. THONISSEN
2e édition. Louvain, Vanlinthout et Peeters,
1861, 3 tomes
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TOME 2
CHAPITRE XXVII – LES INTERETS
MATERIELS (1832 - 1838)
27.1.
Les progrès industriels de la seconde partie des années 1830
(page 268) Tandis que
plus d'un symptôme de lutte et de désordre se manifestait dans les régions de
la politique, l'avenir, dans la vaste sphère des intérêts matériels, se
montrait sous l'aspect le plus favorable.
Pendant
trois années, les ateliers et les usines s'étaient ressentis de la perturbation
profonde occasionnée par les événements de la révolution ; mais, à partir
de 1834, ils étaient visiblement entrés dans une ère nouvelle. Marchant de
progrès en progrès, améliorant ses procédés, étendant ses relations dans les
deux hémisphères, trouvant chaque jour (page 269) des ressources
nouvelles, l'industrie belge, robuste et pleine de sève, avait dépassé toutes
les prévisions des partisans de l'indépendance politique de nos provinces. De
1834 à 1838, le développement du travail national forme un tableau empreint
d'une incontestable grandeur. Sans doute, ce tableau avait des lacunes et des
ombres ; mais l'ensemble de la situation était prospère et, sans contestation
possible, infiniment préférable au régime créé par les encouragements et les
subsides de la politique hollandaise. Les faits avaient complètement démenti
les prédictions sinistres des prophètes de l'orangisme. .
Dans les riches
bassins du Hainaut et de la province de Liége, l'extraction du charbon, qu'on
a si justement appelé le pain de l'industrie, donnait des résultats
considérablement supérieurs à ceux des années les plus prospères de la période
néerlandaise. En 1830, les mines belges avaient fourni 2,513,000 tonneaux de
combustible ; en 1837, elles en produisirent 3,263,650, d'une valeur de
quarante millions de francs. Plus de 31,000 ouvriers y trouvaient des moyens
d'existence, et la situation était d'autant plus avantageuse que les prix
suivaient, eux aussi, un mouvement ascendant (Note de bas de page : Voy. les rapports du
ministre des Travaux publics du 16 Novembre 1837 et du ministre de l'Intérieur
du 6 Février 1838). Le même progrès se manifestait dans l'exploitation du minerai de fer ;
en 1836, près d'un demi-million de tonnes avaient été fournis par les ouvriers
indigènes (Note de bas
de page : Le rapport du ministre des Travaux publics, cité ci-dessus,
évalue la production totale à 700,000 tonnes, réduites par le lavage à
456,000). Au
commencement de l'année suivante, soixante-six hauts fourneaux au charbon de
bois et vingt-huit au coke se trouvaient en pleine activité sur le sol belge,
et vingt autres hauts-fourneaux au coke étaient en construction. La production
de l'année 1836 s'était élevée à 135,000 tonnes de fonte, représentant une
valeur de vingt-sept millions de francs. L'étranger qui traversait nos
provinces était loin de se douter que vingt ans à peine nous séparaient des
jours d'indécision, de routine et de tâtonnements timides, où les deux
premiers établissements de ce genre se construisaient à l'aide de subsides
prélevés sur la bourse des contribuables ! (Note de bas de page : Voy. ci-dessus, p. 93. Pour le
nombre de hauts fourneaux existant à la fin de 1837, on peut consulter le rapport
déjà cité du ministre des Travaux publics, et le Résumé des rapports sur la
situation administrative des provinces pour 1840, p. 272
(Brux., Vandooren, 1841, in-fo).
(page 270) Dans le
Brabant, le Hainaut, à Gand, mais surtout dans la province de Liége, les
constructeurs de machines abrégeaient de plus en plus la distance que
l'Angleterre avait su mettre entre elle et ses rivaux du continent. Pendant les
sept dernières années, la valeur des machines belges livrées à l'exportation
s'était plus que sextuplée (Note de bas de page : L'ouvrage déjà cité de M. Briavoine renferme
un aperçu complet des progrès réalisés, depuis la révolution, dans la
construction des machines (t. II , p. 325 à 335). Nous lui emprunterons le
tableau de l'exportation des machines, de 1831 à I837 : 1831 : fr. 539, 234 ; 1832 : fr. 436,440 ;
1833 : fr. 835,529 ; 1834 : fr. 2,056,829 ; 1835 : fr.
3,989,830 ; 1836 : fr. 3,009,129 ; 1837 : 3,273,300). A Liége, la fabrication
des armes de guerre et de luxe voyait croître rapidement son importance et ses
richesses. De 1831 à 1837, le registre du banc d'épreuves accuse un
développement continu dans la fabrication liégeoise. En 1829, le nombre des
pièces éprouvées avait été de 190,690 ; en 1836, il s'élevait déjà à 349,379. Toutes
les branches de l'industrie sidérurgique semblaient se réunir pour attester
l'inanité des lamentations intéressées dont elles avaient été l'objet, le
lendemain de la révolution de Septembre. La préparation des tôles, du zinc, du
fer-blanc et du plomb, la fabrication de l'acier, des clous, des outils et des
instruments de toute nature, la coutellerie et la quincaillerie, en un mot,
l'épuration, la fonte et la transformation de tous les métaux donnaient gain de
cause aux défenseurs de l'industrie nationale.
Partout
se montraient de nombreux indices d'une prospérité durable.
Malgré les redoutables
épreuves qu'elle avait successivement subies, la fabrication du drap continuait
à être un des principaux aliments de notre commerce extérieur; en Italie, au
Levant, aux Etats-Unis d'Amérique, les fabriques de Verviers et de Dison
luttaient courageusement contre la concurrence de l'Angleterre et de la France. De 1834 à 1837 l'exportation des
produits de la draperie s'était presque doublée (Note de bas de page : De 1834 à 1837, l'accession
successive des États allemands au Zollverein avait considérablement réduit les
exportations du drap par la frontière de l'est ; mais nous verrons que les
fabricants belges surent bientôt se procurer de nouvelles ressources. - Voici
le tableau des importations et des exportations des produits de la draperie,
de 1834 à 1837 :
1834 :
Importations : 1,619,994 ; Exportations : 3,810,636
1835 : Importations :
1,261,094 ; Exportations : 8,754,248
1836 : Importations :
1,512,076 ; Exportations : 6,611,280
1837 : Importations :
1,445,980 ; Exportations : 6,196,824. Résumé des Rapports, etc.,
p. 276).
(page 271)
Les industries de luxe, un instant éprouvées par la crise révolutionnaire,
avaient repris leur travail avec une vigueur inespérée. Les imprimeurs
trouvaient une ressource nouvelle dans la réimpression des livres français,
exécutée sur une vaste échelle. Les fabricants de papier augmentaient chaque
jour la production de leurs usines, grâce au développement toujours croissant
de la presse, résultat inévitable du régime parlementaire. Les verreries et les
arts céramiques étaient en progrès. Les distilleries se trouvaient dans une
situation prospère. Tout en faisant concevoir des craintes pour son avenir,
l'industrie linière, occupant des milliers d'ouvriers, était loin d'annoncer la
crise terrible qu'elle allait bientôt traverser dans les Flandres. L'industrie
cotonnière, faisant seule exception dans ce mouvement progressif, avait peine à
se replacer au rang d'où la révolution de 1830 l'avait fait
descendre ; mais cependant là aussi l'œil exercé découvrait des germes
d'une rénovation prochaine (Note de bas de page : Un travail
remarquable, inséré dans la Revue
nationale (1839, p. 511 et suiv.), tend à prouver que, si le royaume des
Pays-Bas était resté debout, l'industrie cotonnière ne se serait pas moins
trouvée, à la fin de 1838, dans la position où la placent les documents
officiels ; la crise était universelle. - Voici le mouvement des exportations
de 1831 à 1837 : 1831 : 530,747 k. ; 1832 : 642,713 ;
1833 : 1,081,055 ; 1834 : 928,747 ; 1835 : 761,810,
1836 : 594,928 ; 1837 : 566,780. - Toutes les plaintes des
fabricants de Gand n'étaient pas entièrement exemptes d'exagération. Ils
déploraient trop bruyamment la perte des privilèges dont ils jouissaient sur le
marché des colonies hollandaises. Il y avait là, sans doute, une source de
regrets légitimes ; mais la consommation des colonies n'avait jamais atteint le
chiffre qu'on lui attribuait. En 1827, l'importation des toiles de toute espèce
(toiles de lin et toiles de coton) ne s'élevait qu'à 856,087 florins. Les documents
précis manquent pour les deux années suivantes ; mais on peut hardiment
affirmer que la progression ne fut que d'un quart ou tout au plus d'un tiers).
Les Belges avaient
décidément conquis une place honorable parmi les peuples industriels de
l'Europe. Les produits se perfectionnaient, les voies ferrées abrégeaient les
distances, les relations s'étendaient, les capitaux prenaient avec confiance le
chemin des ateliers et des (page 272) usines, les maîtres acquéraient de
l'expérience, les ouvriers manifestaient de plus en plus une aptitude
remarquable pour tous les détails des arts mécaniques.
27.2.
Le développement des sociétés anonymes, l’esprit d’association et les
institutions financières
L'esprit d'association, si
rare, si timide pendant la période néerlandaise, se montrait maintenant dans
toute sa puissance. A partir de 1833, la rapidité de son développement est
peut-être le phénomène le plus étrange de l'histoire industrielle et financière
de nos provinces.
Au moment de la révolution, la Belgique ne possédait
qu'une seule institution de crédit d'une importance réelle ; c'était la Société générale
fondée en 1822 (Voy.
ci-dessus, p. 89). Comme caissière de l'État, elle avait accepté un gouverneur (M. Meeus)
des mains du pouvoir nouveau ; mais ce ne fut qu'après trois années de
négociations et de résistances qu'elle remit au trésor belge l'encaisse
existant en 1830 (Voy.
le Moniteur du 6 au 30 Décembre 1833). De là étaient nées bien des préventions. On accusait la Société générale
de spéculer à l'aide des deniers des contribuables ; on niait avec aigreur
l'importance des incontestables services qu'elle rendait à l'industrie
nationale ; on voulait qu'elle fût astreinte à payer l'intérêt des
sommes que les agents de l'État versaient dans ses caisses ; on rangeait ses
chefs parmi les fauteurs les plus dangereux de l'orangisme ; enfin, comme les
trois quarts de ses actions appartenaient au roi Guillaume, on disait que ses
bénéfices, transportés à La Haye, servaient à solder la contre-révolution à
Bruxelles.
Toutes ces plaintes
portaient le cachet d'une exagération manifeste ; mais il était vrai que, dans
la situation exceptionnelle où se trouvait le pays à la suite des
événements de Septembre, cette société puissante pouvait, en plus d'une
circonstance, devenir dangereuse pour le pouvoir issu de la révolution. Que
dirait le gouvernement français, si les trois quarts des actions de la Banque de France se trouvaient
aux mains du duc de Bordeaux ou du comte de Paris ? Comment le gouvernement
espagnol accueillerait-il un système financier qui placerait les trois quarts
des actions de la banque de St-Ferdinand entre les mains du fils de don Carlos
? Sous ce rapport, il était permis de concevoir des craintes, d'autant plus que
la Société
générale venait d'acquérir plusieurs charbonnages importants du Hainaut,
pour rentrer dans les avances qu'elle avait faites à leurs propriétaires. (page
273) Aussi comprit-on bientôt le besoin de lui opposer un contrepoids, et
telle fut la pensée première de la fondation de la Banque de
Belgique.
Établi sous forme de société
anonyme, au capital de vingt millions de francs, ce nouvel établissement
financier s'attribua la plupart des opérations qui faisaient la fortune de la Société
générale. Il était autorisé à émettre des billets de banque, et plus d'un
article des statuts prouve que le gouvernement avait entrevu la possibilité de
lui conférer un jour le titre de caissier général de l'État. Aux termes de
l'article 7, la Banque
était tenue de recevoir « les fonds du trésor public, que le ministre des
Finances voudrait lui confier, et d'en bonifier un intérêt à convenir, toujours
au-dessus de un pour cent par année.» L'article 45 ajoutait : « Tout
ce qui tient ou peut contribuer à la sûreté de la société sera
recommandé aux autorités civiles et militaires ; elles lui prêteront
main-forte, à la première réquisition du directeur.» Évidemment on avait voulu
créer un établissement national, devant au besoin servir de frein à
l'influence d'une société rivale, dont l'action politique pouvait devenir
redoutable (Note de bas
de page : L'acte constitutif de la Banque de Belgique a été approuvé par les arrêtés
royaux du 12 Février et du 4 Mars 1835).
Menacée d'une concurrence
sérieuse, la Société
générale prit immédiatement ses mesures pour maintenir la supériorité
qu'elle trouvait dans l'importance de ses capitaux, l'étendue de ses relations
et l'expérience de ses chefs. Dans le cours de l'année 1835, elle établit sous
son patronage deux nouvelles compagnies financières, la Société nationale
et la Société
de Commerce, au capital de vingt-cinq à trente-cinq millions de francs.
L'une et l'autre avaient pour but de favoriser le développement du travail
national, en aidant de leurs capitaux et de leur crédit les entreprises
industrielles reconnues bonnes, mais auxquelles des ressources plus
considérables étaient nécessaires. La Société générale chercha de plus un
moyen d'écarter les soupçons auxquels elle se trouvait en butte dans l'esprit
des patriotes. Afin de se rattacher d'une manière plus intime au régime
nouveau, elle sollicita le titre de ministre d'État pour son gouverneur et
l'un de ses directeurs, qui avaient donné des gages à la révolution ; mais
cette demande, qui tendait à constituer une sorte de féodalité industrielle et
financière, échoua contre la fermeté de MM. de Theux, Ernst et (page 274)
d'Huart. M. de Muelenaere, qui avait cru devoir appuyer la demande dans
l'intérêt de l'influence ministérielle, se retira du cabinet et reprit le
gouvernement de la Flandre
occidentale (Note de bas
de page : M. de Muelenaere ne reçut pas de successeur ; le département des
Affaires étrangères fut réuni à celui de l'Intérieur (Voy. ci-dessus, p. 205,
en note). Un autre ministre, le baron Evain, s'était retiré quelques mois plus
tôt et avait été remplacé par le général Willmar. - La retraite de M. de
Muelenaere donna lieu à une vive polémique. Quelques journaux dévoués à la Société générale
déclarèrent la guerre à M. de Theux ; mais la conduite de ce ministre reçut, au
sein de la législature, une approbation sans réserve. Les membres de la Chambre des Représentants
se trouvaient réunis en sections lorsqu'ils furent informés des motifs de la
retraite de M. de Muelenaere. Par un mouvement spontané, un grand nombre
d'entre eux se réunirent en comité général, puis allèrent féliciter le ministre
de l'Intérieur de la fermeté qu'il avait déployée dans celte circonstance. M.
de Muelenaere avait agi avec une incontestable bonne foi; mais son avis ne
pouvait être suivi. D’un côté, le gouvernement et la Société générale n'étaient
pas complètement d'accord sur les obligations incombant à cet établissement ;
de l'autre, il importait que, dans la sphère des associations industrielles et
financières, le ministère conservât toute sa liberté. MM. Meeus et Coghen
n'auraient pas, il est vrai, fait partie du conseil des ministres ; mais les
apparences mêmes de la partialité devaient être soigneusement évitées (Voy. à
l'égard de la modification du cabinet, les séances de la Chambre des Représentants
du 28 et du 30 Janvier 1837).
Tous ces faits, rapprochés de l'origine même
de la Banque
de Belgique, devaient avoir pour inévitable effet d'établir entre elle et la Société générale
une rivalité ardente et sans relâche. Chacune d'elles, en vue d'étendre son
influence, prit sous son patronage un nombre considérable de sociétés
industrielles. Bientôt trente-une sociétés, au capital de fr. 102,640,000,
fonctionnèrent sous l'égide de la
Société générale, et vingt-deux autres, au
capital de fr. 54,150,000, sous la protection de la Banque de
Belgique (Note de bas de page : M. Briavoine (t.
Il, p. 232 et suiv.) a publié la liste de ces sociétés, avec l'indication du
capital réuni par chacune d'elles).
Grâce à l'appui que les
spéculateurs les plus audacieux trouvaient dans les jalousies des deux grands
établissements financiers du pays, les sociétés anonymes et autres, mais
surtout les premières, devenaient chaque jour plus nombreuses. A partir de
1836, ce fut une véritable fièvre. Toutes les branches de l'industrie
nationale, toutes les richesses du sol, toutes les opérations du commerce,
furent mises en actions, et celles-ci trouvaient aussitôt de nombreux
acheteurs. Tandis que les entreprises les plus sérieuses, les plus solides et
les (page 275) plus honnêtes avaient peine à rencontre un actionnaire
avant 1830, les conceptions les plus hardies, les spéculations les plus
aléatoires n'avaient maintenant qu'à s'annoncer pour voir accourir aussitôt des
adhérents pleins de confiance et d'enthousiasme.
L'effet général fut
évidemment utile ; on découvrit de grandes richesses minérales, et le travail
industriel, stimulé par l'association des efforts et des capitaux, acquit une
importance qu'il ne pouvait plus perdre complètement ; mais, quand on entrait
dans les détails, on trouvait bien des abus et parfois, disons-le, bien des
manœuvres honteuses. On exagérait les mises, on donnait aux opérations une
étendue artificielle, on allouait des appointements énormes à quelques chefs de
file, on plaçait des hommes inexpérimentés à la tête des établissements les
plus importants ; enfin, pour couronner l'œuvre, l'agiotage faisait, dans
toutes les classes de la société, des milliers de victimes. C'était en vain que
le gouvernement refusait le privilège de la société anonyme aux entreprises
qui n'offraient pas les avantages et les sécurités nécessaires ; les
spéculateurs formaient une société en commandite, les actions étaient émises
sous une autre forme, et le public, cédant à l'engouement du jour, s'empressait
d'apporter ses épargnes. On n'avait plus qu'une seule crainte, celle de manquer
de bras, de combustible et de matières premières !
Des résultats immenses
étaient obtenus. Il était désormais prouvé que la Belgique, à travers
toutes les vicissitudes et malgré tous les mécomptes, resterait toujours une terre
privilégiée dans le domaine de l'industrie moderne; mais, nous l'avons déjà
dit, ce tableau avait des ombres. Le développement trop rapide des sociétés
anonymes et autres pouvait, dans un avenir prochain, devenir une source féconde
de déceptions de toute nature. Grâce à l'incroyable activité imprimée à toutes
les branches du travail industriel, les matières premières se vendaient à des
prix exagérés, et le même phénomène se produisait pour les salaires de
plusieurs catégories de travailleurs. On se disputait les ouvriers avec un
incroyable acharnement, au point que des mineurs, dont le salaire n'avait
jamais dépassé fr. 1,50, gagnèrent jusqu'à 10, 15 et même 20 fr. par jour ! (Note de bas de page : Franquoy,
Progrès de la fabrication du fer dans le pays de Liége, p. 401 (t. 1 des
Mémoires de la Société
d'Émulation). Les directeurs des sociétés, désireux (page 276) de réaliser les
promesses pompeuses invariablement faites à leurs actionnaires, multipliaient
les produits avant d'avoir reconnu la possibilité de leur placement suries
marchés du pays et de l'étranger. D'un autre côté, en immobilisant une partie
importante de leur capital, la
Société générale et la Banque de
Belgique, cette dernière surtout, ne songeaient pas assez à ces époques de crise
politique, où les détenteurs des billets exigent brusquement du numéraire, en
échange du papier qui a cessé de leur inspirer confiance. Il n'était pas
difficile de prédire que, le jour où nos différends avec la Hollande sortiraient du
cercle des négociations ordinaires, on se trouverait en présence d'embarras
considérables.
27.3.
Les handicaps commerciaux : l’insuffisance de la marine et l’absence de
nationaux dans le commerce de long cours
Une autre cause d'inquiétude
résultait de la disproportion énorme que les hommes d'expérience signalaient
entre le développement de l'industrie et la faiblesse de la marine nationale.
Ainsi que nous l'avons dit ailleurs, la plupart des navires destinés aux
voyages de long cours avaient quitté le port d'Anvers au moment de la
révolution, pour chercher un refuge et des chargements dans les ports de la Hollande. C'était
en vain que le gouvernement avait offert des primes aux constructeurs de
navires, et même aux négociants qui feraient des expéditions dans les contrées
où les produits belges pouvaient trouver un placement avantageux (Note de bas de page : Voy. pour
la construction des navires, les arrêtés royaux du 26 Août et du 20 Novembre
1832, du 22 Mai et du 19 Novembre 1833, du 23 Décembre 1834, et la loi du 7
Janvier 1837. - Pour les expéditions en destination de l'Égypte et de
l'Algérie, voy. l'arrêté du 28 Juin 1834). Les incertitudes de la situation politique, la
perte des colonies, l'absorption des capitaux par le développement trop rapide
du travail industriel, la concurrence des marins expérimentés de l'Angleterre
et de la Hollande,
le défaut de traditions, l'absence de rapports suivis avec les comptoirs
étrangers, un certain éloignement pour les opérations aventureuses, toutes ces
causes réunies avaient de plus en plus rétréci le cadre de la marine belge.
Quelques sociétés commerciales, sagement organisées, avaient lutté contre les
désavantages de cette situation anormale, et leurs efforts avaient produit des
résultats utiles ; mais, à de rares exceptions près, les Hollandais et les
Anglais n'en conservaient pas moins le monopole des rapports directs avec les
pays transatlantiques. L'émigration des ouvriers expérimentés avait suivi
l'émigration des navires ; les constructions (page 277) maritimes
devenaient rares, et les marins fidèles au sol natal, dont le nombre était
d'ailleurs insuffisant, se voyaient réduits au commerce de cabotage. Chose
étrange ! tandis que le mouvement de nos ports augmentait sans cesse, les
bâtiments construits par nos armateurs ne suffisaient pas même pour combler les
vides causés par les naufrages. En 1836 et 1837, Anvers et Ostende avaient perdu
dix-sept navires, tandis que, pendant ces deux années, nos chantiers n'en
avaient fourni que dix. Et cependant la Belgique possédait la plupart des matières
premières, le fer, le zinc, le chanvre, le goudron, le sapin ; elle pouvait se
procurer à peu de frais, dans le nord de l'Europe, le bois qui manquait à ses
forêts ; enfin, comme dernier avantage, la main-d'œuvre était moins coûteuse
chez elle que dans les ports de l'Angleterre et, de la Hollande.
Tandis que l'industrie
marchait à pas de géant, la routine et l'apathie régnaient dans le domaine du
commerce. Les étrangers s'emparaient de nos expéditions aux contrées
lointaines ; nulle part ne se montrait chez nos armateurs ce génie des
affaires, ces allures courageuses et franches, qui, dès le quatorzième siècle,
avaient fait d'une partie de la
Flandre l'entrepôt des marchandises de toutes les nations
civilisées. Ils allaient acheter les matières premières dans les entrepôts de
Liverpool, de Rotterdam et de Londres, grevant ainsi le travail national d'une
prime payée aux fournisseurs de nos rivaux. Procédant avec une timidité
méticuleuse, rejetant toutes les opérations qui n'offraient pas la perspective
d'un bénéfice inévitable, ils oubliaient que l'audace doit être la compagne
assidue de la prudence dans les grandes et fructueuses conceptions du commerce
maritime. Tandis que, dès le onzième siècle, les navigateurs flamands, réduits
aux procédés incomplets et dangereux de la routine, visitaient hardiment tous
les rivages de la
Méditerranée, leurs descendants du dix-neuvième, enrichis de
toutes les conquêtes et de toutes les lumières de la science, osaient à peine
affronter les hasards du cabotage. Malgré sa situation heureuse, malgré tous
les avantages réunis par la nature et par l'art, Anvers était menacé de devenir
un marché de commission de seconde main. Le commerce de transit, grâce à
l'établissement du chemin de fer, annonçait seul un avenir prospère (Note de bas de page : Pour
l'état de la navigation et du commerce extérieur, de 1830 à 1837, on peut consulter les pp. 133 et suiv.
des Études sur l'industrie, le commerce, la marine et la pêche
en Belgique, par Martial Cloquet (Bruxelles, Méline, 1842). Voy.
aussi le livre déjà cité de M. Briavoine (t. II, p. 509 à 557). - De 1833 à
1837, les documents officiels fixent le mouvement du commerce extérieur de la
manière suivante (Importations – Exportations) : 1833 : fr.
217,518,647. - fr. 111,166,748 ;
1834 : fr 198,816,639 – fr. 129,701,449 ; 1835 : fr. 211,785,468
– fr. 144,009,545 ; 1836 : fr. 220,888,182 - 156,191,078 ;
1837 : fr. 235,245,060 – fr. 139,130,547. – De 1831 à 1837, le commerce de
transit s'était élevé de fr. 8,024,512 à fr. 25,705,145 (Voy. Tableau
général du commerce de la Belgique avec les pays étrangers
pendant l'année 1837, p. 474 (Bruxelles, 1839, in-fo)).
27.4. les atouts commerciaux : les
infrastructures publiques et le rétablissement des finances de l’Etat
(page 278) Heureusement les producteurs trouvaient, du
moins à certains égards, une compensation dans la facilité chaque jour plus
grande introduite dans les relations intérieures. Indépendamment de
l'entreprise colossale du railway, le gouvernement avait déployé l'activité la
plus louable pour doter le pays de voies de communication faciles et
économiques. Après avoir proclamé ce grand principe que le produit des routes
devait servir à l'établissement de routes nouvelles, les Chambres votèrent
généreusement tous les subsides compatibles avec l'état des finances
nationales. La loi du 2 Mai 1836 mit un crédit de six millions de francs à la
disposition du génie civil, et les provinces s'imposèrent des sacrifices non
moins considérables. En jetant un coup d'œil sur les routes construites depuis
la révolution jusqu'à la fin de 1837, on trouve, à cette dernière époque, une
augmentation de 312,395
mètres de routes pavées et de 1527,244 mètres de
routes empierrées. Qu'on y ajoute 208,141 mètres de
routes concédées, et on verra que, sans compter les chemins de fer et les voies
navigables, la Belgique
s'était procuré, au milieu des crises et des embarras d'une période révolutionnaire,
210 lieues de routes nouvelles. A la fin de 1830, le pays possédait 565 lieues
de routes gouvernementales, 131 lieues de routes provinciales et 47 lieues de
routes concédées. Dans une période de sept années, l'augmentation était de près
du tiers (Note de bas de page : La lieue est
calculée à raison de 5,000
mètres. - Nous avons puisé ces renseignements dans le
remarquable rapport présenté aux Chambres, le 12 Novembre 1839, par le
ministre des Travaux publics (M. Nothomb). (Bruxelles, Remy, 1840, 2e édit.
in-8°). Il
n'est pas nécessaire de faire ressortir l'importance de ces chiffres. Grâce à (page
279) l'impulsion puissante donnée par le gouvernement et les Chambres, les
travaux publics étaient devenus tellement considérables qu'on sentit la
nécessité de les placer sous la direction d'un ministère spécial. Un arrêté
royal du 15 Janvier 1837 créa le département des Travaux publics et M. Nothomb,
alors secrétaire général des Affaires étrangères, en devint le premier
titulaire.
Les finances n'avaient pas
non plus réalisé les sombres pronostics dont elles avaient été l'objet le
lendemain de la révolution.
Malgré la convention du 21
Mai et les actes diplomatiques dont elle fut suivie, malgré la stipulation d'un
armistice indéfini reconnu par la
Hollande et placé sous la garantie des grandes puissances,
l'entretien d'une armée forte et disciplinée n'avait pas cessé de figurer au
premier rang des besoins de la nation. Sans doute, on avait profité des circonstances
pour opérer des réductions importantes ; mais il avait fallu conserver,
indépendamment des cadres de guerre, tous les éléments dont la réunion exige un
temps plus ou moins considérable. Chaque jour nous rapprochait du terme de la
situation provisoire, et nul ne pouvait répondre des mesures auxquelles le
cabinet de La Haye aurait recours dans cette crise suprême. On devait être prêt
à faire face à toutes les éventualités, et cette circonstance seule nécessitait
le maintien de l'armée sur un pied respectable. On se trouvait à l'une de ces
époques décisives où les sacrifices que réclament l'honneur et l'indépendance
du pays doivent avoir le pas sur toutes les considérations d'intérêt matériel.
De 1830 à 1837, plus de 370 millions avaient été absorbés par nos dépenses
militaires (Note de bas
de page : Voici la force numérique de l'armée, de 1831 à 1838.
Au mois de Septembre 1831, l'effectif des
présents et des absents était de 76,000 hommes et 6,000 chevaux.
Au 1er Janvier 1832, cet effectif
était de 87,000 hommes et 8,900 chevaux.
Au 1er Juillet 1832, 93,000 hommes et
9,500 chevaux.
Au 1er Janvier 1833, 116,000 hommes
et 12,000 chevaux.
Au 1er Janvier 1834, 121,000 hommes
et 12,500 chevaux.
Au 1er Juillet 1835, 150,000 hommes
(dont 80,000 en congé) et 12,200 chevaux.
Depuis cette époque, le chiffre de
l'effectif s'est constamment abaissé. Il était de 107,000 hommes, au moment du
traité de paix avec la
Hollande (Voy. Statistique de la force publique, par
le général Trumper, dans l'Exposé de la situation du royaume, période
décennale de 1840 à 1850, p. 530). - Les dépenses s'étaient réparties comme
suit: 1831, fr. 74,868,951 ; 1832, 76,220,972 ; 1833, 52,438,240 ; 1834,
43,872,758 ; 1835, 42,173,163 ; 1836, 38,786,105 ; 1837, 43,139,034 (Voy. Van
den Peereboom, Du gouvernement représentatif en Belgique, t. II, p.
350)). - Indépendamment de la crainte d'être pris au dépourvu par la Hollande, le gouvernement
avait été contrarié dans ses vues d'économie par la conduite peu conciliante du
gouverneur fédéral de la forteresse de Luxembourg. Tantôt il se plaignait des
coupes de bois que la Belgique
faisait opérer dans la partie de la province adjugée au roi des Pays-Bas par le
traité du 15 Novembre, tantôt il s'opposait à l'inscription des miliciens des
cantons cédés sur les contrôles de l'armée belge. Dans la nuit du 15 au 16
Février 1834, il fit arrêter au village de Bettenbourg et conduire dans la
forteresse le commissaire belge de l'arrondissement de Luxembourg. La Diète de Francfort ordonna
la mise en liberté du fonctionnaire brutalement incarcéré ; mais on comprend
sans peine l'influence que cette attitude devait exercer sur les armements des
Belges (Voy. le Moniteur du 19, du 21, du 26 et du 27 Février, du 1er et
du 3 Mars 1834). - En 1837, la
Diète elle-même semblait prendre à tâche d'inquiéter la Belgique, en autorisant
le roi Guillaume à exploiter la forêt domaniale de Grunenwalt, voisine
de Luxembourg. Cette violation du statu quo territorial ne fût empêchée
que par l'intervention diplomatique de l'Angleterre et de la France, et surtout par la
résolution du gouvernement belge de résister par la force.)