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« La Belgique sous le règne de Léopold Ier. Etudes d’histoire contemporaine », par J.J. THONISSEN

2e édition. Louvain, Vanlinthout et Peeters, 1861, 3 tomes

 

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TOME 2

 

CHAPITRE XV. SIEGE DE LA CITADELLE D’ANVERS (Novembre- Décembre 1832)

 

15.1. Les positions et les préparatifs militaires à la veille du siège

 

(page 55) Après avoir dirigé son cours du sud au nord, pour recueillir sur son passage toutes les eaux du bassin occidental de la Belgique, l'Es­caut forme un coude et s'avance brusquement à l'ouest vers la mer du Nord. C'est là que se trouve la ville d'Anvers, sur la rive droite du fleuve. En face, sur la partie saillante de la rive gauche, on a bâti le hameau de la Tête-de-Flandre. (Note de bas de page : En lisant la description des lieux, il importe de se rappeier que, depuis i832, tout a été considérablement changé autour de la citadelle et de la ville).

Au moment où commence notre récit, la Tête-de-Flandre est proté­gée par un ouvrage à couronne en terre, sans revêtement en maçon­nerie, mais entouré d'un fossé plein d'eau et d'un chemin couvert avec un avant-fossé. Le terrain environnant se compose de polders, c'est-­à-dire, de pâturages et de champs dont le niveau est inférieur à celui des eaux moyennes de l'Escaut. Les Hollandais ayant percé les digues, ces polders sont inondés sur une étendue considérable. Autour de la (page 56) Tête-de-Flandre, on aperçoit les forts de Burght, de Zwyndrecht et d'Austruweel (St-Hilaire), également couverts par des inondations.

Les fortifications de la ville, en partie construites en briques mêlées de pierres de taille, offrent un aspect plus imposant. Elles ont pour complément une magnifique citadelle, placée au midi de la cité sur le bord du fleuve.

Cette citadelle forme un pentagone régulier ; en d'autres termes, c'est une enceinte protégée par cinq fronts de fortification, composés d'au­tant de bastions reliés entre eux par des courtines (Note de bas de page : Une forteresse consiste dans une série de parties saillantes qu'on nomme bastions, reliées entre elles par des lignes droites auxquelles on donne le nom de courtines). Un de ces fronts regarde le fleuve ; le second fait face à la ville ; le troisième se trouve du côté des fortifications de la place ; les deux autres sont dirigés contre la campagne. Les parties saillantes, placées aux angles et qui forment les cinq bastions, ont conservé les noms que leur donnèrent les soldats du duc d'Albe. Le premier, situé du côté de la ville, se nomme le bastion Hernando ; le second, à droite de celui-ci, est le bastion de Tolède ; on rencontre ensuite, avant de revenir au premier, les bastions Paciotto, d'Albe et du Duc. La courtine qui regarde la ville et les deux autres placées du côté de la campagne sont protégées par des demi-tunes. Plus avant, à une distance d'environ trois cents mètres, on a construit deux lunettes ((Note de bas de page : On nomme demi-lune un ouvrage de forme triangulaire, placé sur le milieu et en avant de la courtine. Les lunettes sont ordinairement des ouvrages déta­chés, ayant la forme d'un bastion ordinaire, avec un fossé, un chemin couvert et un glacis. On croit que ces ouvrages ont reçu la dénomination étrange de lunettes, parce qu'ils sont destinés à voir dans les parties du terrain environnant qui n'est pas dominé par les feux de la place. En matière de fortification, on dit qu'un ouvrage voit le terrain quand il peut y jeter les projectiles de son artillerie). Celle de droite, située entre les bastions Paciotto et d'Albe, se nomme le fort de Kiel ; celle de gauche, placée en avant des bastions Paciotto et de Tolède, a reçu le nom de fort St-Laurent. Le fossé qui entoure la citadelle a une lar­geur d'environ trente mètres, et celui des demi-lunes environ la moitié. A marée haute, l'eau qui remplit ces fossés a une profondeur de dix­-huit pieds ; mais, à marée basse, les fossés peuvent être mis à peu près à sec. La surface intérieure de la citadelle, non compris les rem­parts, peut être évaluée à vingt-quatre mille mètres carrés (Note de bas de page : On comprendra sans peine que notre but ne saurait être de faire une description complète des fortifications d'Anvers au moment de l'arrivée de l'armée française. Nous nous bornons à l'indication des parties principales. Les personnes qui voudraient avoir des détails précis et complets peuvent consulter un excel­lent écrit intitulé Relation du siége de la citadelle d'Anvers par l'armée française en Décembre 1832, etc. Bruxelles, Berthot, 1833, in-8°. La même réflexion s'applique aux opérations du siége).

(page 57) En jetant un coup d'œil sur les autres travaux de défense élevés le long de l'Escaut, en aval d'Anvers, on rencontre d'abord, sur la rive droite, le fort du Nord; c'est une redoute pentagonale casematée qui, à cause de sa position au coude du fleuve, domine les eaux de celui-ci dans deux directions et sur une surface considérable. A deux lieues plus loin, sur la même rive, se trouve le fort de Lillo. Celui-ci consiste dans une enceinte bastionnée ; entouré de polders et seulement accessible par les digues, il peut aisément être couvert par de vastes inondations.

Sur la rive gauche, en face de Lillo, se dresse le fort de Liefkens­hoek. Celui-ci se trouve à tous égards dans les mêmes conditions que le fort de la rive opposée  (Note de bas de page : La description des autres forts n'est pas nécessaire pour l'intelligence de notre récit. L'auteur de la Relation citée ci-dessus les énumère dans les termes suivants: « Entre ces forts (Lillo et Liefkenshoek) et Anvers sont situés d'autres forts de moindre importance; ce sont les forts Ste-Marie, près de Calloo, sur la rive gauche, et St-Philippe sur la rive droite ; l'un vis-à-vis de l'autre à l'endroit où le fleuve reprend brusquement une direction vers le nord-est ; les forts la Perle, à mi-distance entre Ste-Marie et Liefkenshoek ; Ste-Croix ou Kruisschans, sur la rive droite à 1,200 toises en amont de Lillo, et enfin, à l'aval de Lillo, le fort Frédéric-Henri. Tous ces forts, la plupart démantelés, n'existent même plus que de nom et ne sont en réalité que des positions pour des batteries de côte ; mais ils sont situés très-avantageusement pour rendre le passage des navires difficile et dangereux... Le fort Ste-Marie, après avoir été occupé un instant par les Belges en 1831, l'ont évacué et considéré comme neutre, ainsi que les forts Fré­déric-Henri, Ste-Croix, La Perle et St-Philippe, qui ne furent occupés ni par l'une ni par l'autre des parties. » (Pag. 3 et 14.))

 Toutes ces positions, à l'exception du fort du Nord, étaient occupées par les Hollandais. Après la dissolution de l'armée des Pays-Bas et le départ des soldats belges en Octobre 1830, la garnison hollandaise, commandée par le brave général Chassé, s'était retirée dans la citadelle. Plaçant quelques compagnies dans les redoutes de la Tête-de-Flandre et faisant à la hâte armer les forts de Liefkenshoek et de Lillo, Chassé se rendit maître du cours du fleuve, tandis que trois frégates et quel­ques canonnières, stationnées en face de la ville, lui conservaient (page 58) ses libres communications avec la Hollande. Grâce à ces précautions, la citadelle et les forts furent complètement approvisionnés et leur armement placé sur un pied formidable.

Les Belges, de leur côté, n'étaient pas restés inactifs. Pendant l'ar­mistice et malgré les réclamations de Chassé, ils s'étaient mis, autant que possible, à l'abri des attaques de l'ennemi. Ils armèrent complètement le fort du Nord, de même que les batteries du Kattendyk, situées entre ce fort et la ville. Ils construisirent une nouvelle batte­rie très élevée à gauche de l'entrée du bassin du commerce. Les quais, exposés au feu de la flottille hollandaise, furent coupés sur toute leur longueur par une tranchée profonde, avec un parapet et des créneaux du côté de la rivière. Toutes les rues qui y aboutissaient étaient fer­mées par des épaulements en terre garnis de canons. Vis-à-vis de la Tête-de-Flandre, à l'endroit nommé le Werf, on avait établi une bat­terie de mortiers et de pièces de gros calibre, placée de manière à croiser ses feux avec ceux d'une autre batterie construite à droite de l'entrée du bassin. A l'extrémité du quai, du côté de l'arsenal, une quatrième batterie dirigeait ses feux sur l'Escaut vis-à-vis de la cita­delle. De cette manière, l'armement des quais seuls consistait en 61 bouches à feu. Plus tard, lorsque la France et l'Angleterre eurent manifesté l'intention de recourir aux mesures coercitives, les Belges construisirent encore deux batteries, l'une à Hoboken, sur la rive droite en amont de la citadelle, l'autre sur la rive gauche, en amont du fort de Burght occupé par les Hollandais.

Les précautions prises contre une attaque du côté du fleuve avaient été renouvelées du côté de l'esplanade située entre la citadelle et la ville. Là aussi l'entrée de toutes les rues était fermée par des épau­lements en terre garnis de canons et de mortiers. A gauche de la porte des Béguines, dans le terre-plein du bastion de la place, on avait construit une grande batterie blindée pour huit mortiers. Une seconde batterie de petits mortiers fut établie dans une demi-lune en avant de la porte de .Malines. Six pièces de canon furent en outre pla­cées dans la lunette Montebello, qui protège la porte des Béguines. Une semaine avant l'arrivée de l'armée française, l'armement des Belges, dirigé contre la citadelle, la flottille et la Tête-de-Flandre, était de 410 bouches à feu ; tandis que les Hollandais, en exceptant les canons de l'escadre, n'en avaient que 114, les unes mises en batterie et les autres placées en dépôt pour servir selon les besoins.

(page 59) Depuis les derniers jours d'Octobre, on avait remarqué sur l'Escaut un mouvement extraordinaire. C'était le résultat d'une série d'ordres transmis par le général Chassé. La signature de la convention du 22 Octobre lui avait donné la conviction que la citadelle se trouvait à la veille de subir un siége régulier, et il agissait en conséquence. Renvoyer les bouches inutiles, compléter les munitions, réunir les vivres nécessaires, approvisionner les hôpitaux, rappeler les hommes en congé, demander des renforts, toutes ces mesures furent prises avec la rapidité que réclamaient les circonstances. Chaque jour, on voyait passer des bateaux à vapeur traînant à la remorque de lon­gues files d'alléges chargées de provisions de bouche et de matériaux nécessaires à la défense des places. Au retour, ces alléges étaient couvertes des meubles des officiers et en général de tous les objets dont il était possible de désencombrer la citadelle, sans nuire aux opérations militaires.

Du haut des tours de la ville, on remarquait la même activité bruyante derrière les remparts qui abritaient la garnison hollandaise. Là encore le général Chassé se préparait à soutenir un siége.

Ni les Espagnols qui avaient construit la citadelle, ni ceux qui, depuis le XVIe siècle, l'avaient agrandie et améliorée, n'avaient songé à munir la garnison de logements à l'abri de la bombe. L'enceinte était même dépourvue d'un hôpital blindé (Note de bas de page : On entend par blindages des espèces de toits composés de poutres d'un fort équarrissage, recouverts d'une couche épaisse de fascines et de terre).

 C'était à cet oubli que le général hollandais s'efforçait de remédier dans la mesure de ses ressources. Toutes les casernes ayant des caves voûtées, il chercha à rendre celles-ci habitables pendant le bombar­dement, en couvrant le sol du rez-de-chaussée d'une épaisse couche de fumier. Il fit blinder intérieurement, à l'aide de fortes poutres, les locaux destinés à servir de magasins de vivres. Il établit à la hâte un hôpital blindé contre la face intérieure de la courtine qui regarde la ville ; mais ce réduit, qui se composait d'une suite de tra­vées tellement rapprochées qu'elles laissaient à peine l'espace suffisant pour placer un lit, était loin de suffire à sa destination : l'air et la lumière n'y pénétraient que par des entrées étroites ménagées entre les solives, tandis que le toit, couvert d'une épaisse couche de terre, (page 60) était tellement abaissé qu'un homme de taille ordinaire ne pouvait s'y tenir debout.

Un autre blindage, construit de la même manière, mais avec des proportions plus étroites encore, fut placé à quelques pas de l'hô­pital, pour servir de logement à une partie de la garnison. On plaça sous un troisième blindage le laboratoire de l'artillerie. Quant au magasin à poudre, voûté à l'abri de la bombe, on se contenta de le recouvrir d'une couche de fascines mêlées de fumier, la porte et les fenêtres étant bouchées avec des sacs à terre. Les puits furent couverts d'un blindage en forme de cône. Le général fit encore exécuter des travaux analogues pour munir les remparts de feux couverts, c'est-à-dire d'emplacements où les canons et les soldats se trouvent à l'abri des feux verticaux de l'ennemi et des ricochets de ses projectiles.

Des précautions d'un genre différent avaient été prises sur l'Escaut. Un bateau à vapeur et douze canonnières, portant ensemble 40 pièces de canon, étaient stationnés dans le voisinage de la citadelle, sous les ordres du colonel de marine Koopman. Plus bas se trouvait l'es­cadre commandée par le contre-amiral Lewe van Aduard : la bom­barde La Comète et une canonnière entre le fort du Nord et le fort Ste-Marie ; devant ce dernier fort, la frégate La Proserpine et huit canonnières; enfin, dans le Willemsrock, entre les forts Ste-Marie et Liefkenshoek, la frégate l'Euridice montée par le contre-amiral, un bateau à vapeur et quatorze canonnières (Note de bas de page : Voyez pour tous ces détails, ainsi que pour ceux qui suivent, la Relation précitée, pag. 1 à 43).

Dans les derniers jours de Novembre, la garnison de la citadelle était d'environ 4,500 hommes, y compris 122 officiers. La Tête-de­Flandre et les forts de Burght, de Zwyndrecht et d'Austruweel étaient défendus par 500 hommes. La flottille commandée par le colonel Koopman comptait 400 matelots et soldats de marine.

 

15.2. L’incertitude quant au sort d’Anvers

 

On se figure aisément la terreur que tous ces préparatifs inspiraient aux habitants d'Anvers. Lorsqu'ils apprirent que l'Angleterre et la France s'étaient résolues à pousser le siége à ses dernières consé­quences, on vit se reproduire toutes les scènes de terreur et de désordre que nous avons décrites à l'occasion de la rupture de (page 61) l'ar­mistice de l'année précédente. Le gouvernement belge semblait lui­-même redouter un bombardement, car il engagea les administrations locales de toutes les villes du pays à diriger sur Anvers les pompiers et les pompes qui n'étaient pas indispensables au service ordinaire. Les mêmes craintes existaient au sein du conseil communal d'Anvers. Il vota d'urgence plusieurs règlements de police destinés à prévenir les accidents personnels et à multiplier les moyens d'empêcher la propagation de l'incendie, surtout dans les quartiers immédiatement exposés à l'atteinte des batteries de la citadelle. Il ordonna notam­ment de couvrir de terre les ouvertures des caves et de placer des réservoirs remplis d'eau aux étages supérieurs.

 

15.3. Les doutes sur l’opinion publique et les intentions réelles du gouvernement hollandais

 

Telle était la situation lorsque les premiers actes d'hostilité furent commis par l'Angleterre et la France.

Ainsi qu'on l'a vu au chapitre précédent, l'embargo avait été mis, dès le 5 Novembre, sur les navires hollandais. Comme complément de cette mesure, la marine militaire des deux nations reçut l'ordre de s'emparer de tous les bâtiments hollandais qu'elle rencontrerait sur son passage. Enfin, une flotte combinée, sous le commandement de l'amiral de Villeneuve et de sir Pulteney Malcolm, cingla vers les côtes de la Hollande, pour bloquer ses ports jusqu'au moment où Guillaume Ier aurait accédé à là sommation du 29 Octobre.

En procédant à ces actes de rigueur, plusieurs jours avant le terme fixé pour l'évacuation de la citadelle et des forts de l'Escaut, les ca­binets de Paris et de Londres avaient surtout en vue de montrer au gouvernement hollandais leur inébranlable résolution de recourir à l'emploi de la force. Ils espéraient que cette conviction exercerait une influence salutaire' sur les déterminations des ministres néer­landais.

En effet, nonobstant les réponses hautaines de M. Verstolk et les préparatifs militaires du général Chassé, bien des hommes d'État étaient persuadés que la Hollande évacuerait le sol belge au premier coup de canon, sauf à réserver ses droits dans une protestation solen­nelle contre l'emploi de la force. Malgré les affirmations contraires des cabinets des Tuileries et de St-James, l'embargo et les ordres qui l'avaient suivi constituaient une véritable déclaration de guerre à la Hollande. Or, non-seulement Guillaume Ier n'avait pas rappelé ses ambassadeurs de Paris et de Londres, mais il leur avait transmis (page 62) l'ordre formel de rester à leur poste. Comme un autre indice favo­rable, on citait l'avis émis par le prince d'Orange, dans un conseil de guerre tenu sous la présidence du Roi. Le prince, disait-on, avait déclaré que, dans l'éventualité d'une guerre générale, la possession de Venloo et de la ligne de la Meuse lui semblait bien préférable à celle des forts de l'Escaut, puisque la Hollande, nonobstant la remise de ces forts aux Belges, n'en resterait pas moins maîtresse des deux rives du fleuve. D'autres partisans de la paix ajoutaient que le roi des Pays-Bas était trop sage pour fournir à la dynastie de Juillet l'occasion de s'entourer du prestige de la gloire militaire. L'hypothèse d'un dénouement pacifique leur semblait d'autant plus probable que le gouvernement néerlandais s'était abstenu d'user de représailles. Au lieu de mettre l'embargo sur les navires anglais et français, il leur avait accordé deux jours pour sortir des ports de la Hollande.

Ces espérances étaient des illusions.

Le système de persévérance était maintenu dans toute sa force, et le général Chassé avait reçu l'ordre de résister jusqu'à la dernière extrémité. Le gouvernement de La Haye avait pris le parti de braver les sommations de l'Angleterre et de la France, et l'opinion publique en Hollande, surexcitée au plus haut degré, inclinait évidemment du côté des mesures énergiques. Les États Généraux votaient par acclamation toutes les propositions des ministres ; les réserves avaient rejoint l'armée avec un enthousiasme extraordinaire, et chaque jour des cen­taines de volontaires arrivaient au quartier général du prince d'Orange. Le ministère prit même des mesures pour organiser une levée en masse. Au milieu de l'exaltation guerrière de toutes les classes de la société, on avait peine à rencontrer un membre des États Généraux assez calme pour s'apercevoir de l'inutilité du sang qu'on allait répan­dre. Cette .résistance opiniâtre souriait à la fermeté historique du caractère hollandais. Pas un homme de quelque valeur n'osait élever la voix pour dire que cette lutte, qui devait inévitablement se terminer par une défaite, était dépourvue de tout avantage matériel ou moral, tandis que des concessions, faites sous la pression de la force, laisseraient l'honneur national intact et les droits de la Hollande dans toute leur intégrité. Les réclamations les plus menaçantes étaient dédaignées, les avertissements les plus solennels étaient méprisés.

On n'avait pas même complètement renoncé à l'espoir de l'assistance (page 63) armée de l'Allemagne. Malgré les instances d'une partie des membres de la famille royale, malgré les démarches les plus actives du parti de la guerre à Berlin, le roi Frédéric-Guillaume avait déclaré que le corps prussien, concentré dans les provinces rhénanes, n'abandonnerait pas le rôle d'une stricte neutralité ; les gouvernements de Paris et de Lon­dres en avaient reçu l'assurance formelle. Dans les cercles politiques de La Haye, on n'en répétait pas moins que l'armée prussienne ne se montrerait pas en vain sur les frontières du Limbourg et de la province de Liége. A la première nouvelle de l'embargo, quelques ministres avaient même proposé d'attaquer les Belges avant que les Français pussent arriver à leur secours (Note de bas de page : D'autres illusions naquirent d'une tentative faite par quelques négociants de Londres. Le 13 Novembre, un meeting de commerçants de la cité, adroitement convoqué par une maison de banque dévouée à la Hollande, avait voté une adresse au roi, portant qu'ils voyaient avec la plus grande douleur et les plus grandes inquiétudes l'emploi d'une escadre combinée contre la Hollande ; qu'ils considéraient une guerre avec ce pays comme dangereuse pour la paix de l'Europe, et qu'ils priaient S. M. d'arrêter toute mesure coercitive, jusqu'à ce que la volonté de la nation à ce sujet eût été manifestée par ses représen­tants.» (White, Révolution belge de 1830, t. III, p. 237.) Cette démarche resta sans influence sur les déterminations du cabinet anglais.)

 Le canon de la France mit un terme à la controverse.

 

15.4. L’arrivée de l’armée française et les travaux préparatoires

 

Le 15 Novembre, une armée française, forte d'environ 65,000 hommes, entra en Belgique sous le commandement du maréchal Gérard. Le corps principal se dirigea vers les frontières de la Hollande par Mons, Bruxelles et Louvain. Deux divisions, placées sous les ordres des généraux Fabre et Sébastiani, prirent le chemin de Gand, pour se porter sur la rive gauche de l'Escaut. L'avant-garde, commandée par le duc d'Orléans, traversa Bruxelles le 17 Novembre et arriva le 19 sous les murs d'Anvers. Trois jours plus tard, l'armée entière se trouvait réunie dans les environs de la place.

Le duc d'Orléans, à la tête de la brigade d'avant-garde, forte de trois bataillons et de huit escadrons, avait établi son quartier général à Brasschaet, sur la route de Breda. La division Fabre, ayant passé l'Escaut à Burght, prit son quartier général à Hemixem ; elle occupait le territoire situé entre Anvers et l'embouchure du Rupel. La division Sébastiani occupait la rive gauche du fleuve et avait son quartier général à Beveren. La division Jamin s'était postée à Contich et dans (page 64) les villages environnants. La division Achard, surveillant la rive droite à l'aval d'Anvers, était placée sur la chaussée de Berg-op­-Zoom et avait son quartier général à Donck. Chacune de ces divisions était forte de douze bataillons.

La cavalerie française avait été répartie d'après un système ana­logue. Une brigade de cavalerie légère, sous le commandement du général La Woëstine, occupait Capellen, sur la route de Berg-op-­Zoom. Une autre brigade de la même arme, ayant à sa tête le général Simoneau, se trouvait à Contich, sur la route de Bruxelles. Chacune de ces brigades était forte de huit escadrons. Sur la route de Gand à Anvers, on avait placé huit escadrons de cavalerie légère et autant d'escadrons de dragons, sous les ordres du général Dejean.

Peu de jours après, cette armée fut renforcée par une division de réserve, forte d'environ 215,000 hommes, sous les ordres du général Schram. Celui-ci établit son quartier général à Malines.

Un parc de siége, expédié de Valenciennes par l'Escaut et de Douai par la Lys, arriva le 20 Novembre au village de Boom, non loin de l'embouchure du Rupel, d'où il fut immédiatement transporté par terre à Wilryck, village choisi pour le dépôt du matériel du siége. Ce parc consistait en 86 bouches à feu de tout calibre. Douze com­pagnies d'artillerie, chacune de 100 hommes, lui servaient d'escorte.

Les troupes du génie consistaient en huit compagnies de sapeurs­-mineurs, avec un train considérable d'équipages (Note de bas de page : Voici le détail des pièces : 32 Pièces de 24, 26 Pièces de 16, 12 Obusiers de 10 pouces, 10 Mortiers de 10 pouces, 6 Pierriers. Total : 86.

Pendant les premiers jours du siége, ce train fut successivement augmenté de pièces belges, jusqu'à concurrence de 149 bouches à feu. Cette circonstance fit porter le personnel de l'artillerie à 94 officiers et 1,807 sous-officiers, canonniers, pontonniers et ouvriers (Voy. Journal des opérations de l'artillerie au siége d'Anvers, par le général Neigre, p. 56, édit. in-4°).

De leur côté, les Belges s'étaient mis en mesure de repousser au besoin les attaques de la flottille hollandaise, de la citadelle et de l'armée du prince d'Orange réunie à la frontière. On se rappelle que, selon les termes de la con­vention du 10 Novembre, le rôle de neutralité de la Belgique devait cesser en cas d'agression des troupes néerlandaises.

Immédiatement après l'entrée de l'armée française, un ordre du jour du ministre de la Guerre avait déterminé les positions qu'occuperaient nos troupes. « L'armée belge, disait le baron Evain, conserve sa mission, celle de préserver notre territoire de toute agression, de garantir de toute atteinte les personnes et les propriétés. Sa tâche est belle ; elle est nationale, et jamais il ne fut question de la confier à des mains étrangères. Le Roi connaît le dévouement de l'armée, et il compte sur elle. Si l'ennemi ose prendre une téméraire initiative, le Roi en appellera à ses bataillons, et il ne doute pas que l'on ne reconnaisse alors les successeurs de ces guerriers qui, pendant une période glorieuse, ont si souvent partagé les mêmes périls et cueilli les mêmes lauriers que les Français » (Ordre du jour du 15 Novembre 1832 ; Moniteur du 18). Nos régiments furent répartis de manière que la gauche de l'armée se trouvait à Turnhout, le centre à Diest et la droite dans la province de Limbourg. La réserve fut placée à Tervueren. Afin de se rappro­cher du théâtre de la guerre, autant que le permettaient les circonstances, le roi Léopold fixa son quartier général à Lierre. Le colonel Bouchtay fut envoyé au quartier général français, en qualité de commissaire).

(page 65) Au moment d'entreprendre le siége, le maréchal Gérard établit son quartier général dans le faubourg de Borgerhout, où il fut rejoint par le lieutenant-colonel Caradock, commissaire britannique. Le général Haxo, commandant supérieur du génie, et le général Neigre, com­mandant l'artillerie de l'armée de siége, fixèrent leur quartier général à Berchep1.  .

Depuis plusieurs jours, le maréchal se trouvait dans le voisinage de la citadelle, sans qu'une sommation quelconque eût été adressée au général hollandais. Cette inaction apparente suffit pour donner lieu aux suppositions les plus alarmantes. Les uns disaient que des incidents diplomatiques avaient amené un refroidissement entre l'An­gleterre et la France, que celle-ci hésitait à se charger seule de l'exécution du traité du 15 Novembre, et que le maréchal Gérard avait reçu l'ordre de suspendre provisoirement l'emploi des mesures projetées contre la citadelle. Les autres, cherchant ailleurs les causes d'un retard en apparence inexplicable, affirmaient que le maréchal, effrayé des obstacles que présentait une attaque du côté de la cam­pagne, avait envoyé à Paris l'un de ses aides de camp, pour solli­citer l'autorisation d'investir la citadelle du côté de la ville, au risque de faire réduire celle-ci en cendres par les bombes de la garnison hollandaise. Ni l'une ni l'autre de ces suppositions n'était conforme (page 66) à la vérité. Les cabinets de Paris et de Londres étaient parfaitement d'accord sur l'emploi des mesures coercitives, et le maréchal n'avait pas un instant hésité à tenter l'attaque du côté de la campagne. S'il se renfermait dans un état d'inaction apparente, c'est qu'il voulait, avant d'ouvrir la tranchée, intercepter toutes les communications de la citadelle avec la Hollande. Les généraux Achard et Sébastiani avaient reçu l'ordre d'établir une partie de leurs divisions sur les bords de l'Escaut, en se servant à cette fin des forts à moitié ruinés de St-Philippe, de Ste-Croix et de Frédéric-Henri, sur la rive droite, et du fort La Perte sur la rive gauche. Or, les mouvements de ces troupes, dans un pays marécageux, entrecoupé de fossés et à peu près dénué de ressources, rencontraient à cette époque avancée de l'année des obsta­cles de toute nature. Une autre cause de retard provenait de l'immense quantité de matériaux que réclamaient les opérations du siége régu­lier de la citadelle. Malgré l'activité déployée par le corps du génie belge, la quantité de gabions et de fascines qu'il avait réunis fut jugée insuffisante. Pour compléter les approvisionnements, il avait fallu mettre à l'oeuvre les artilleurs et les sapeurs-mineurs français (Note de bas de page : Le service des vivres avait également réclamé l'intervention du maréchal. D'après une convention conclue entre le général Evain et un délégué de l'admi­nistration française, le gouvernement belge s'était engagé à fournir à l'armée du Nord, au moyen d'adjudications, les vivres et les fourrages nécessaires. Des dissentiments survenus entre les agents subalternes des deux gouvernements mirent un certain désordre dans cette partie du service ; mais on ne doit pas cependant accepter sans réserve les exagérations auxquelles M. Louis Blanc se livre dans son Histoire de dix ans (chap. XXXI).. On peut consulter à cet égard la lettre d'un intendant belge, insérée au Moniteur du 30 Novembre 1832. - L'écri­vain socialiste est plus dans le vrai, quand il raconte les dissentiments survenus, à l'égard du plan de campagne, entre le maréchal Gérard et le ministère de Broglie, dissentiments que nous avons passés sous silence comme n'intéressant pas directement la Belgique).

 Tous ces préparatifs étant terminés, le maréchal chargea les géné­raux Neigre et Haxo de déterminer la direction de la première parallèle et l'emplacement des premières batteries de siége. Ils s'acquittèrent de cette mission sur le terrain situé en avant du fort St-Laurent, du côté de la commune de Berchem (Note de bas de page : Pour l'intelligence des opérations du siége, il n'est peut-être pas inutile de rappeler qu'on entend par parallèles des tranchées ouvertes, de plusieurs pieds de profondeur, à l'aide desquelles on établit une communication entre tous les travaux d'attaque. On leur donne ce nom, parce qu'elles sont tracées parallèlement aux ouvrages de la place assiégée. On établit les batteries à une petite distance en avant de la parallèle, avec laquelle on les fait communiquer par deux tranchées latérales qu'on nomme boyaux de communication. Quelquefois des batteries de mortiers sont placées en arrière de la tranchée, quand le sol s’y prête).

(page 67) La nuit du 29 Novembre avait été choisie pour l'ouverture de la tranchée. A huit heures du soir, trois brigades d'infanterie (Zoepfel, Ratapel et d'Hincourt) furent réunies pour cette opération importante. Le duc d'Orléans était revenu de Brasschaet pour faire le service de commandant de tranchée.

Aussitôt 3,000 travailleurs se mirent à l'oeuvre, pendant que les compagnies d'élite des trois brigades, formant la garde de tranchée, cherchaient un abri derrière les maisons et les haies du voisinage.

Le commencement des travaux ne fut pas de nature à exercer une influence favorable sur l'esprit du soldat. Une pluie abondante et froide était tombée pendant la journée et venait encore par intervalles glacer les membres des travailleurs. Le terrain, déjà marécageux et mou de sa nature, était partout imprégné à une grande profondeur. Grâce à l'ardeur des travailleurs, sans cesse encouragés par le duc d'Orléans et les généraux qui l'accompagnaient, on se trouva néanmoins avant le jour à l'abri des feux de la citadelle; mais l'eau dont le terrain était saturé se précipita aussitôt dans la tranchée et la remplit au point que, dans plusieurs parties, la garde ne put y être placée et dut, comme la veille, s'abriter derrière les murs des maisons voisines.

Par une indifférence difficile à expliquer, le général Chassé avait passé la nuit dans une inaction complète. Pas un coup de canon ne fut tiré sur les Français, et l'ouverture de la tranchée, presque toujours si meurtrière pour les assiégeants, ne leur avait pas coûté un homme. S'il faut en croire quelques relations françaises, les travaux avaient été si bien dissimulés que la garnison hollandaise ne s'en aperçut qu'au lever du soleil, lorsque déjà les travailleurs se trouvaient à l'abri de son atteinte. Selon d'autres historiens du siége, dont l'opinion est plus probable, Chassé ne voulait commencer la lutte qu'au moment où une sommation du maréchal Gérard aurait imprimé aux premiers travaux un caractère manifeste d'hostilité contre la citadelle. Quoi qu'il en soit, à la fin de la nuit, la première parallèle se trouvait établie depuis le glacis de la lunette Montebello jusqu'à la gauche de la route de Boom, (page 68) à 300 mètres de !a lunette de Kiel. Les soldats de l'artillerie avaient achevé, avec la même rapidité, les épaulements de neuf batteries de canons et d'obusiers et de quatre batteries de mortiers.

Une convention conclue entre le maréchal et le colonel Buzen, gou­verneur militaire d'Anvers, stipulait que chaque jour un détachement de 500 soldats français aurait le droit d'entrer dans la ville, pour occuper la lunette Montebello, placée en avant de la porte des Béguines, les ouvrages extérieurs de cette porte et toutes les avenues de la citadelle. Le 30 Novembre, à la pointe du jour, le maréchal usa pour la première fois de cette faculté ; les Français vinrent relever tous les postes que les Belges occupaient autour de l'esplanade (Note de bas de page : Ce n'était pas sans avoir opposé de vives résistances que le gouvernement belge avait fini par adhérer à cette convention. Ses objections avaient surtout porté contre l'occupation de la lunette Montebello, dépendance évidente des fortifications de la place. D'un côté, il craignait les représailles de Chassé ; de l'autre, il y voyait une violation indirecte de l'article 1er de la convention du 10 Novembre (Voy. Ci-dessus, p. 59). Il fallut néanmoins céder, parce que le maréchal Gérard considérait le fort Montebello comme indispensable au succès des opérations du siége. Irrité et blessé de l'opposition de nos ministres, le cabinet des Tuileries manifestait l'intention de débusquer les postes belges par la force).

 Immédiatement après, un parlementaire porta à la citadelle une lettre renfermant la sommation d'évacuer la place. En cas de refus, le maré­chal proposait de considérer la ville d'Anvers comme neutre. Prenant de son côté l'engagement de diriger les opérations du siége sur les seuls fronts extérieurs de la citadelle, il déclara que l'Angleterre et la France exigeraient des indemnités équivalentes aux dommages qui seraient causés à la ville.

Le général hollandais répondit qu'il ne rendrait la citadelle qu'après avoir épuisé tous les moyens de défense qui se trouvaient à sa disposition. Il consentait à considérer la ville d'Anvers comme neutre, mais seulement à condition qu'on ne se servît pas de ses fortifications ou des ouvrages qui en dépendent, pour agir contre la citadelle, la Tête-de-­Flandre, la flottille et les forts de Burght, de Zwyndrecht et d'Austru­weel. Il exigeait en outre la libre communication avec la Hollande par l'Escaut ; puis, témoignant sa surprise des ouvrages d'attaque com­mencés pendant la nuit et avant l'ouverture des négociations, il décla­rait que, si ces travaux n'avaient pas cessé à midi, il les empêcherait (page 69) par l'emploi de la force. Pour saisir toute la portée de cette réponse de Chassé, il importe de remarquer que, parmi les ouvrages extérieurs dont il exigeait l'inaction, le général hollandais comprenait la lunette Montebello, que les Français avaient occupée malgré les objections des Belges.

Ces conditions ne furent pas acceptées par le maréchal Gérard. Il ne voulait ni abandonner la lunette Montebello, ni laisser à la garnison la libre navigation de l'Escaut. En conséquence, les hostilités com­mencèrent sans que la neutralité de la ville eût été reconnue par le général Chassé. Fidèle à sa promesse, celui-ci tira à midi son premier coup de canon sur les ouvrages des assiégeants.

Pendant les cinq jours suivants, les Français continuèrent à che­miner vers la place. Malgré les pluies continuelles et l'horrible état des tranchées, toujours remplies d'eau et de boue, la deuxième parallèle, tracée à 120 mètres du bastion de Tolède et à 84 mètres de la lunette St-Laurent, fut achevée sur toute sa longueur, dans la nuit du 3 au 4 Décembre ; mais l'artillerie, qui avait terminé l'établissement de ses batteries dans la journée du 2, éprouva des difficultés extrêmes à les munir d'un armement convenable.. Quoique le fond des tranchées eût été tapissé de fascines, de claies et même de madriers de chêne, 1es affûts s'enfonçaient dans la boue et leur dégagement exigeait un temps considérable. Poussant le courage jusqu'à la témérité, plusieurs capitaines sortirent des tranchées, se frayèrent lui chemin à travers champs et conduisirent leurs canons aux endroits désignés, à la vue et sous le feu de la place. Grâce à eux, l'armement des batteries fut complété dans la cinquième nuit du siége. Le 4 Décembre, à la pointe du jour, 85 bouches à feu étaient prêtes à lancer leurs projectiles contre la citadelle.

 

15.5. Les combats

 

Jusqu'à ce moment, la garnison hollandaise n'avait opposé qu'une faible résistance. Pendant que l'infanterie faisait quelques sorties sans vigueur et toujours aisément repoussées, l'artillerie se contentait de canonner faiblement les têtes de sape des assiégeants. Mais les choses prirent un autre aspect dans la journée du 4 Décembre.

A onze heures vingt minutes du matin, un coup de canon, parti de (page 70) la batterie centrale des Français, donna le signal et fut immédiatement suivi d'une décharge générale, à laquelle les Hollandais répondirent avec une vigueur que leur inaction des premiers jours n'avait pas fait présager. C'était le commencement d'un imposant combat d'artillerie qui, soutenu pendant dix-neuf jours et autant de nuits, avec un courage égal de part et d'autre, occupera toujours une place glorieuse dans les annales des armées modernes.

Il n'est pas nécessaire de dire que, par suite de l'incertitude qui régnait sur les dispositions de Chassé à l'égard de la neutralité de la ville, ces premiers coups de canon devinrent pour les habitants d'Anvers le signal d'une panique universelle. Les boutiques se fermèrent, les transactions commerciales furent suspendues, et bientôt la classe aisée tout entière émigra vers les villes et les villages des environs. Chaque jour on s'attendait à voir la cité réduite en cendres, et ceux qui n'avaient pas abandonné leurs foyers entassaient dans les caves leurs meubles, leur numéraire et leurs marchandises les plus pré­cieuses. Le conseil communal et les autorités militaires déployèrent seuls un courage à la hauteur des circonstances. Les batteries établies sur les épaulements qui fermaient les rues, de même que celles qui garnissaient les fortifications de la ville, étaient pourvues de munitions, et partout nos canonniers se trouvaient à côté de leurs pièces, prêts à riposter au premier coup de canon qui serait dirigé contre la ville. Le général Goblet, nommé commandant en chef du génie, avait poussé les précautions au point de faire préparer une grande quantité de gabions et de fascines, pour servir à l'attaque que les Belges auraient conduite du côté de l'esplanade, si la neutralité d'Anvers n'avait pas été respectée par les troupes de Chassé (Relation du siége, p. 41).

Mais ces inquiétudes furent de courte durée. On se convainquit bientôt que le général hollandais était le premier intéressé à respec­ter la ville ; car toute infraction à la neutralité d'Anvers lui aurait valu, indépendamment d'une seconde attaque du côté de l'esplanade, l'intervention de la garnison belge, la perte de la flottille et la des­truction de la Tête-de-Flandre par les batteries des quais (Note de bas de page : Chassé en fait l'aveu dans son Journal (Voy. Extraits du Journal de défense, à la suite du Journal du général Neigre, p. 132) Non seulement les habitants regagnèrent leurs foyers, mais une multitude (page 71) d'étrangers accoururent de toutes parts pour contempler sans péril le spectacle grandiose du siége et du bombardement d'une forteresse. Groupés sur les toits des maisons, ils suivaient du regard les pro­grès de la tranchée, le feu des batteries et le vol des bombes. Le toit du théâtre des Variétés, converti en amphithéâtre, supportait chaque jour plusieurs centaines de spectateurs. C'était en quelque sorte le cirque des Romains approprié aux luttes gigantesques de l'ar­tillerie du dix-neuvième siècle. On entendait les cris des soldats et le commandement des chefs ; on voyait éclater les projectiles, tomber les morts et enlever les blessés ; on applaudissait quand l'incendie envahissait l'enceinte de la citadelle ; égaré par les passions politiques, on poussait des cris de triomphe quand les bâtiments s'effondraient sur la tête de leurs intrépides défenseurs ! (Note de bas de page : La cupidité s'empressa d'exploiter ce spectacle d'un nouveau genre. L'avis suivant fut placardé dans toutes les rues: « Le public est informé qu'on peut se procurer des places au théâtre des Variétés pour voir le siége. »)

Pendant que, tout en canonnant la place, les Français poussaient en avant les tranchées qui devaient les rapprocher des remparts, d'autres événements se passaient sur l'Escaut, en aval de la ville.

Le contre-amiral Lewe Van Aduard, qui s'était d'abord retiré sous le canon du fort de Lillo, sortit de son inaction, lorsqu'il acquit la certitude que l'ennemi se proposait d'intercepter les communications de la citadelle avec le Bas-Escaut. Le 6 Décembre, quelques chaloupes canonnières vinrent sans résultat canonner le fort Ste-Marie, occupé par un bataillon de la division Sébastiani ; mais une action plus sérieuse eut lieu dans la matinée du 8. Une frégate, une corvette et douze chaloupes canonnières se présentèrent devant le fort Frédéric-Henri, défendu par quatre compagnies du 22e régiment d'infanterie, appar­tenant à la division Achard. Après avoir inutilement sommé le com­mandant français d'évacuer la place, l'amiral fit ouvrir un feu nourri, à la faveur duquel les Hollandais tentèrent un débarquement, dans le dessein de rompre les digues et d'isoler le fort. Cette seconde tentative échoua comme la précédente. Accueillis par la fusillade des soldats français postés derrière les digues, les Hollandais furent forcés de se rembarquer, et l'escadre se retira de nouveau sous la protection des remparts de Lillo. Une troisième tentative, tout aussi infructueuse, eut lieu le 12 Décembre. Une frégate, une corvette, une bombarde (page 72) et plusieurs chaloupes canonnières ouvrirent un feu violent contre le fort Ste-Croix, pendant que, de son côté, le fort de Liefkenshoek lançait des bombes dans les positions françaises de la rive droite. Le combat ne fut pas de longue durée. Un obus mit le feu à la frégate, un autre tua l'amiral hollandais, et l'escadre reprit une troisième fois sa position sur la rade de Lillo (Relation du siège, citée ci-dessus, p. 66).

Alors, décidément privée de ses communications avec la Hollande, la citadelle eut chaque jour une attaque plus vive à soutenir. Dès le 5 Décembre, 104 bouches à feu se trouvaient en batterie et lançaient des milliers de projectiles contre les remparts de la place ; aussi Chassé écrivit-il, ce jour même, au ministre de la Guerre des Pays-­Bas: « Le feu de l'ennemi est tellement violent que jamais aucun de nous n'assista à rien de semblable «  (Note de bas de page : Les pièces étaient distribuées de la manière suivante: 29 canons de 24, 13 canons de 16, 22 obusiers et 40 mortiers. 62 de ces pièces lançaient des pro­jectiles creux (Relation du siége, p. 44). - Extraits du Journal du général Chassé, à la suite du Journal du général Neigre, p. 34). La canonnade et le bom­bardement se suivaient sans relâche, avec une violence toujours croissante. Dans la seule journée du 7, les Français lancèrent 800 bombes, 1,050 obus et 2,200 boulets. Presque chaque jour, les assiégés avaient à riposter à des batteries nouvelles. Du 13 au 14 Décembre, l'artillerie française tira 3,700 coups, dont 1,550 bombes, 720 obus et 1,430 boulets de 24 et de 16. Le lendemain, Chassé écrivit de nouveau dans son rapport officiel : « Le feu surpasse en force et en vivacité tout ce que nous connaissions jusqu'à ce jour. On a remar­qué que, dans le même moment, douze à quatorze bombes se trou­vaient dans les airs... Ce feu a exercé les plus grands ravages et a tellement bouleversé le sol que l’on ne peut circuler qu'avec la plus grande difficulté. Le transport des munitions et le déplace­ment des pièces deviennent extrêmement pénibles et parfois impos­sibles » (Note de bas de page : Ibid. p. 61.)

En effet, cet effroyable bombardement n'avait pas tardé à produire ses effets. Plusieurs locaux qu'on croyait à l'abri de toute attaque n'avaient offert qu'une résistance illusoire. Dans l'après-midi du 6 Décem­bre, un obus mit le feu au grand magasin de vivres. Le même jour, (page 73) plusieurs blindages s'écroulèrent, et le réduit servant d'hôpital fut lui-même percé par les obus. Dans la journée du 7, un autre obus pénétra dans le laboratoire de l'artillerie et mit le feu aux projectiles qui s'y trouvaient accumulés. Les puits furent détruits avec une éton­nante rapidité, et la garnison se vit réduite à boire une eau saumâtre, qui elle-même allait bientôt manquer. Dans la journée du 8, le feu prit à la grande caserne, qui fut entièrement consumée. Quelques heures plus tard, les bombes percèrent les voûtes de deux caves qui étaient le dernier refuge de la garnison, et dont l'une s'étendait sous toute la surface de la grande caserne. A l'exception du grand magasin à poudre, tous les autres bâtiments, criblés par les projectiles fran­çais, tombaient en ruine. Déjà dix bouches à feu et quinze affûts étaient hors de service. Les soldats qui ne se trouvaient pas sur les remparts devaient se réfugier dans les poternes et les étroites communications souterraines des bastions. Ils y étaient tellement serrés que la moitié d'entre eux se tenait debout, pendant que les autres, assis ou cou­chés, prenaient un instant de repos. Encore était-il à craindre que l'entrée de ces réduits ne fût enfilée par des obus, qui eussent imman­quablement causé des ravages terribles dans cette masse d'hommes ainsi pressés dans un étroit espace. Profondément ému à l'aspect des souffrances endurées par ses braves soldats, Chassé écrivit dans son Journal : « C'est un grand malheur que les locaux qu'on croyait à l'abri de la bombe n'aient pu résister à la fureur du feu de l'ennemi. L'encombrement dans les poternes et dans les communications des bastions excite la pitié ! »  (Extraits du Journal de Chassé; loc. cit., p. 134)

Les dégâts ne firent que s'accroître pendant les jours suivants. Les blindages qui jusque-là avaient résisté commençaient tous à fléchir. Les cuisines, qu'on avait également crues à l'abri de la bombe, étaient percées, et la préparation des aliments de la garnison ne se faisait plus qu'avec une extrême difficulté. Le blindage servant d'hôpital offrait surtout un triste spectacle. Pressés les uns contre les autres, dans un étroit espace privé d'air et de lumière, les blessés devaient subir des amputations à la lumière incertaine d'une bougie, et plus d'une fois des obus français vinrent éclater au pied de leur lit de douleur !

(page 74) Mais toutes ces pertes étaient impuissantes à triompher du cou­rage des assiégés. Malgré ses souffrances, malgré la perspective d'une défaite inévitable, la garnison hollandaise soutenait noblement cette lutte gigantesque. Condamné par ses infirmités à rester immobile au fond d’une casemate creusée sous le bastion du Duc, Chassé trouvait des lieutenants courageux et infatigables dans le général Favauge, le colonel Gumoëns et le lieutenant-colonel d'artillerie Selig. Des bas­tions, des lunettes et des demi-lunes de la place, un feu vigoureux répondait sans relâche au feu des assiégeants. Les artilleurs hollan­dais avaient d'abord visé trop haut, mais leur tir n'avait pas tardé à acquérir une grande précision. En plusieurs endroits, le Journal du général Haxo constate l'effet foudroyant des projectiles de la citadelle.

Après treize nuits de travaux pénibles et périlleux, tantôt contrariés par la pluie et tantôt démasqués par le clair de lune, des mineurs français réussirent à descendre dans le fossé de la lunette St-Laurent et à miner le mur du flanc gauche de cet ouvrage avancé (Note de bas de page :  La descente et le passage du fossé pour creuser la mine s'opèrent de la manière suivante. On s'enfonce derrière le mur extérieur du fossé (contr'escarpe) jusqu'au niveau de l'eau. A mesure que les travaux avancent, on couvre l'exca­vation à l'aide de châssis en bois, de fascines et de gazons, pour mettre les tra­vailleurs à l'abri des feux de la place. On perce ensuite le mur extérieur, et l'opération se termine par l'établissement d'un fort radeau en fascinage garni de parapets, sur lequel les mineurs s'approchent du mur intérieur du fossé (escarpe). - Il existe d'autres procédés, mais celui que nous indiquons fut employé contre la lunette St-Laurent). Dans la quinzième nuit du siége, au milieu d'une vive fusillade destinée à détourner l'attention de la garnison, les compagnies d'élite du 6ae ré­giment de ligne comblèrent le fossé sur une assez grande largeur, à l'aide de fascines et de sacs à terre ; puis les mineurs le repassèrent pour charger la mine de plusieurs centaines de livres de poudre. L'explosion se fit à cinq heures du matin. Le mur s'écroula, mais le pont de fascines fut submergé, et la tranchée inondée au loin par l'eau rejetée du fossé. Il fallut amener à grand'peine une nouvelle masse de fascines et de sacs à terre, tandis que la garnison de la lunette, toujours debout sur le rempart ébréché, accueillait les tra­vailleurs par une grêle de balles. Mais cette résistance ne pouvait être de longue durée. Un détachement français de 40 soldats d'élite, con­duit par un chef de bataillon, monta résolument sur la brèche, (page 75) pen­dant que deux autres détachements de 25 grenadiers, précédés de sapeurs portant des échelles, tournaient le fort par la face droite et le mur de gorge, pour escalader la barrière et arriver dans l'enceinte en même temps que leurs camarades. Pris ainsi entre deux attaques simultanées, les défenseurs de la lunette déposèrent les armes. Les Français firent 60 prisonniers, parmi lesquels se trouvait un officier ; les autres, convaincus de l'inutilité d'une résistance ultérieure, s'étaient enfuis par la barrière et les ouvertures du mur de gorge, au moment où les baïonnettes françaises apparurent au. pied de la brèche. On recueillit dans la lunette un obusier, un canon de 6 et deux mor­tiers à la Coëhorn. Avant le jour, les soldats français, solidement installés derrière la gorge de l'ouvrage, s'y trouvaient à l'abri des feux de la place.

L'occupation de la lunette procurait aux assiégeants des avantages considérables. Aussi longtemps qu'elle fut au pouvoir des assiégés, elle avait puissamment contribué à la défense de la citadelle, par les feux de tirailleurs qu'elle entretenait sans relâche contre les approches de l'ennemi ; elle eut beaucoup contrarié l'établissement d'une batte­rie de brèche devant le bastion de Tolède.

Encouragés par ce premier succès, les Français prirent la résolution de s'emparer de la demi-lune placée en arrière de la lunette, entre le bastion de Tolède et le bastion Paciotto. Après avoir rapidement cheminé vers cet ouvrage, sous la protection de deux nouvelles batte­ries construites à cette fin, trois brigades de sapeurs, conduites par un chef de bataillon, profitèrent de l'obscurité,de la vingtième nuit du siége (18 au 19 Décembre), pour jeter dans le fossé de la demi-­lune une masse de poutrelles, de claies, de gabions et de fascines. Mal­heureusement, les assiégés s'aperçurent aussitôt de cette tentative. Une vive fusillade accueillit les travailleurs, et une pièce de 12, placée dans la face droite du bastion de Tolède, et dont l'embrasure avait été jusque-là masquée, leur tira successivement soixante-trois coups à boulets et à mitraille. Ce fut en vain que le général Haxo et le chef d'état-major de l'armée se rendirent eux-mêmes sur les lieux. A la vérité, le fossé fut comblé sur les deux tiers de sa largeur ; on réussit même à établir sur cette plate-forme improvisée un épaulement en gabions solides, mais le retour de la lumière contraignit les assaillants à ren­trer dans leurs parallèles.

(page 76) Une seconde attaque, tentée pendant la nuit suivante, ne fut pas plus heureuse. Le jour parut de nouveau avant que les travailleurs, décimés par le feu des assiégés, eussent établi un passage praticable. Une troisième tentative, exécutée dans la nuit du 22 au 23 Décem­bre eut le même sort que les deux précédentes: la nuit tout entière s'écoula encore une fois en travaux stériles. Cette résistance héroïque sauva l'ouvrage menacé. Les Français renoncèrent au projet d'occuper la demi-lune, et tous leurs efforts furent désormais dirigés contre le bastion de Tolède.

Le doute sur les intentions des assiégés était devenu impossible. Généraux et diplomates, Français et Belges, tous étaient convaincus qu'il faudrait passer par les derniers épisodes d'un siége régulier, avant d'obtenir la soumission de Chassé. Malgré leurs privations, leurs souffrances et leurs pertes, les Hollandais ripostaient sans relâche, avec une ardeur et une constance dignes des plus grands éloges. Au milieu des décombres des édifices, le drapeau néerlandais, criblé de boulets et de balles, flottait glorieusement sur une butte labourée par les bombes. Du côté des Français, le nombre des tués et des blessés allait toujours en augmentant. L'Europe entière avait les yeux sur cette citadelle isolée, perdue au milieu d'un pays ennemi, abritant à peine quelque milliers de défenseurs dans son étroite enceinte, et bravant audacieusement l'attaque de toute une armée française com­mandée par un maréchal illustre. Les Belges eux-mêmes oubliaient leurs griefs et leurs rancunes pour admirer le courage de la garnison hollandaise.

Cependant le drame approchait de son dénouement.

Après plusieurs jours et plusieurs nuits d'un travail opiniâtre, pres­que toujours contrarié par des pluies torrentielles, au point que les tranchées ressemblaient à des ruisseaux de boue, les Français avaient enfin achevé l'armement d'une batterie de brèche de 6 pièces de 24, devant la face gauche du bastion de Tolède. C'était là que, selon les plans du général Haxo, le coup décisif devait être porté.

La journée du 21 Décembre s'annonça par une canonnade et un bom­bardement d'une violence extraordinaire. Pendant que les batteries françaises jetaient à l'envi leurs boulets et leurs bombes, des centaines de tirailleurs, placés dans les tranchées voisines, entretenaient un feu nourri contre tous les points où les défenseurs de la place osaient (page 77) se montrer à découvert. Vers le soir, la canonnade et la mousqueterie se ralentirent, mais le bombardement fut continué avec vigueur. La journée se termina néanmoins, sans qu'un résultat important eût été obtenu de part ni d'autre (Note de bas de page : Après l'exposé complet des épisodes que nous venons de résumer, l'auteur de la Relation du siége, citée ci-dessus, ajoute: « Depuis le commencement du siége, le ministre de la Guerre en Belgique avait insisté sur l'emploi d'un mortier d'énormes dimensions, lançant des bombes du poids de 1,000 livres environ. Ce mortier... pesait 10,000 livres sans son crapeau ; il était garni de quatre anses et pourvu d'une batterie à percussion que l'on manœuvrait de derrière un épaulement et au. moyen d'une longue corde. Fondu récemment à Liége, les premières épreuves qu'on en lit ne furent pas heureuses, les bombes étant mises en éclats au sortir del\a pièce. Il parait cependant que ce résultat doit être attribué seulement au procédé suivi pour la charge du mor­tier, car d'autres épreuves répétées dans la plaine de Brasschaet, pendant les derniers jours du siége, réussirent beaucoup mieux. La charge du mortier était de 15 livres, et celle des bombes de 50 livres de poudre environ (p. 77). » C'était là le mortier-monstre qui figure dans toutes les colonnes des journaux de l'époque. - L'imagination populaire était allée beaucoup plus loin. Pendant les premiers jours d'apparente inaction qui suivirent l'arrivée du maréchal sous les murs d'Anvers, on parla de moyens de destruction d'un effet épouvantable et jusque-là complètement inconnus. On affirmait que des tonneaux remplis de mille livres de poudre et de matières inflammables allaient être lancés en guise de bombes, au moyen de trous creusés dans le sol en forme de mortiers. Inter­rogé à ce sujet, le général Neigre répondit noblement: « L’armée française a son artillerie, son génie et son courage : elle n'a pas besoin de machines infernales. »)

Il n'en fut pas de même dans la journée du lendemain. Dès huit heures du matin, pendant que les autres batteries tiraient sur tous les points de la place exposés à leur vue, la batterie de brèche reprit son feu contre le bastion de Tolède. Vers midi, les briques commen­cèrent à tomber en poussière. Deux heures plus tard, la maçonnerie fut percée en plusieurs endroits, et enfin, vers six heures, le mur tomba dans le fossé sur une étendue de plus de trente mètres. Il ne restait plus qu'à élargir la brèche, à combler le fossé et à monter à l'assaut.

La soumission de la garnison vint la soustraire à cette dernière épreuve. Le 23 Décembre, à la pointe du jour, la canonnade avait été reprise comme de coutume, lorsque, vers huit heures, deux officiers hollandais se présentèrent aux avant-postes du côté de la ville, avec une lettre du général Chassé annonçant qu'il était prêt à traiter de la reddition de la place.

 

15.6. La reddition et les hommages rendus à la résistance hollandaise

 

(page 78) A dix heures du matin, l'ordre de cesser les hostilités fut donné de part et d'autre. Aussitôt l'appareil de la guerre et les sentiments hostiles disparurent comme par enchantement. Pendant que les con­ditions de la capitulation étaient débattues entre un délégué du maré­chal et le conseil de défense de la place, les Français sortaient de leurs tranchées, les Hollandais se montraient sur les remparts, et ces mêmes hommes, qui jusque-là s'étaient combattus sans relâche, ne songeaient plus qu'à se prodiguer des témoignages d'affection et d'es­time. Du côté de la ville, on vit les soldats d'un poste français cou­rir aux Hollandais pour leur remettre les rafraîchissements qu'on venait, de distribuer. Les officiers des deux nations s'étaient rapprochés et se félicitaient réciproquement de l'attitude qu'ils avaient gardée pendant la lutte.

Après de vifs débats, les termes de la capitulation furent enfin fixés vers le soir. La garnison se constituait prisonnière de guerre, mais le maréchal s'engageait à la faire conduire à la frontière de Hollande, aussitôt que le roi des Pays-Bas aurait ordonné la reddition des forts de Lillo et de Liefkenshoek. Les officiers gardaient leurs épées, et toute la garnison conservait ses bagages. Les malades et les blessés devaient être conduits par eau à Berg-op-Zoom, aux frais du gouvernement néer­landais. Les malades non transportables devaient être traités à l'hôpital militaire d'Anvers, également aux frais de la Hollande et par des offi­ciers de santé de leur nation. La position de la Tête-de-Flandre et les forts de Burght, de Zwyndrecht et d'Austruweel devaient être livrés aux Français en même temps que la citadelle.

Un article additionnel portait que la flottille de canonnières, com­mandée par le colonel Koopman, n'était pas comprise dans cette capitulation. Tout en ayant émis dans le conseil de défense un vote favorable à la reddition de la place, le colonel avait formellement refusé de pren­dre le même parti pour les marins placés sous ses ordres. Aussi, à peine la capitulation fut-elle signée, qu'il prit ses mesures pour con­duire son escadrille dans les eaux de Lillo, malgré les batteries fran­çaises établies sur les deux rives du fleuve. A l'approche de la nuit, après avoir placé ses marins sur le bateau à vapeur, les six meilleures canonnières et une allége, il donna l'ordre de mettre le feu aux autres (page 79) bâtiments, aussitôt qu'il aurait dépassé la ville. Malheureusement, le vent était contraire et, pendant la discussion de la capitulation, la marée descendante avait beaucoup perdu de sa force. Le colonel ne se mit pas moins en route avec un indomptable courage. Accueillie d'abord par une forte fusillade partant des quais d'Anvers, la flottille fut bientôt en butte au canon du fort du Nord. Ici toute résistance devint impos­sible. Forcé de rebrousser chemin, le colonel mit le feu aux bâtiments qui lui restaient, et les matelots gagnèrent la rive au milieu d'une grêle de balles. Une seule canonnière, bravant les boulets et les balles des postes placés sur les digues, continuait lentement sa route. Des quais et des remparts d'Anvers, plusieurs milliers de spectateurs sui­vaient sa marche dans l'obscurité, guidés en quelque sorte par les feux d'artillerie et de mousqueterie qui l'accueillaient successivement au passage. Mais cette tentative audacieuse demeura, elle aussi, sans résultat. Abandonnée par la marée à la hauteur du fort Ste-Marie, la chaloupe vint échouer sur la rive gauche, où l'équipage se rendit à discrétion au commandant français du fort.

Le lendemain, 24 Décembre, à six heures du matin, un bataillon français prit possession de la demi-lune et de la porte qui regardent la ville ; puis un officier hollandais, accompagné d'un officier français et de M. de Tallenay, secrétaire de la légation française de Bruxelles, se mit en route pour prendre les ordres du gouvernement de La Haye à l’égard de la reddition des forts de Lillo et de Liefkenshoek.

A quatre heures de l'après-midi, le maréchal Gérard, accompagné des ducs d'Orléans et de Nemours, et suivi de son brillant état-major, se rendit à la citadelle pour faire une visite d'honneur au général Chassé. Celui-ci, condamné à un repos absolu par une hernie dont il souffrait cruellement, se trouvait au fond de la casemate obscure qui, depuis le commencement du siége, lui avait servi d'asile. Avec une générosité qui honore son caractère et sa nation, le maréchal s'efforça d'adoucir, autant qu'il dépendait de lui, tout ce que la position de son prisonnier avait de pénible. A diverses reprises, il lui répéta que la défense avait été poussée aussi loin que l'exigeaient les lois les plus rigoureuses de l'honneur militaire. Se tournant ensuite vers les officiers hollandais groupés à l'entrée de la casemate, il les félicita vivement du courage et de l'énergie qu'ils avaient déployés dans la défense. « Vous avez pour toujours, leur dit-il, mérité l'estime des Français. Tous mes (page 80) offi­ciers seraient fiers de vous avoir pour compagnons d'armes. J'honore partout le courage, et ces ruines, Messieurs, sont les plus belles preuves du vôtre. » En effet, l'enceinte de la citadelle offrait une scène de désolation dont on peut difficilement se former une idée fidèle. Tous les bâtiments étaient en ruine, et leurs débris, noircis par l'in­cendie ou rougis par le sang des assiégés, encombraient les parties du sol qui n'avaient pas été défoncées par les bombes. « La quantité de projectiles, de caffûts, de pierres, d'entonnoirs de bombes qui cou­vrent le sol, dit un témoin oculaire, est incalculable : il n'existe plus que des traces de bâtiments ; seulement on aperçoit çà et là quelques murs tout criblés de boulets, et ce n'est qu'avec précaution que l'on peut marcher à travers cet amas de décombres, de ruines de bâtiments encore enflammés et de projectiles, donnant à l'inté­rieur de la citadelle un aspect de dévastation, de misère, de chaos, tout à fait impossible à décrire  » (Journal du général Neigre, p. 121). La brèche, il est vrai, n'était pas encore praticable, mais elle l'eût été après une canonnade de quel­ques heures. Le grand magasin, déjà fortement endommagé, renfer­mait 75,000 livres de poudre, et quelques bombes de plus pouvaient amener une catastrophe épouvantable. L'hôpital blindé lui-même me­naçait de s'écrouler sur les malheureux déposés dans son. étroite enceinte.

Après avoir visité toutes les parties de la citadelle, le maréchal, tou­jours accompagné des deux princes, se rendit sur le glacis de la lunette de Kiel. La division Fabre y était rangée en bataille, avec un détache­ment de l'artillerie et du génie. Bientôt la garnison hollandaise, com­posée d'environ 4,000 hommes, sortit de la citadelle et vint déposer les armes sur le glacis. Là encore, les Français n'oublièrent aucun des égards dus à leurs ennemis vaincus. Un lieutenant hollandais ayant jeté son épée avec colère, un aide de camp du maréchal la lui rendit en disant: « Reprenez-la, Monsieur, elle ne saurait être mieux placée qu'en vos mains. » Après son désarmement, la garnison retourna à la citadelle, pour y rester jusqu'au retour de la députation envoyée à La Haye (Note de bas de page : Le nombre total de tous les prisonniers était de 5,335, savoir: dans la citadelle 3,936 hommes, y compris 129 officiers ; 467 hommes dans les forts ; 382 marins et soldats de marine, et 550 malades (White, Révolution belge, t. III, p. 259).

(page 81) Le même jour eut lieu la remise des forts de la Tête-de-Flandre. Les marins, qui n'avaient pas été compris dans la capitulation, furent dirigés sur Berchem, comme prisonniers à discrétion; mais bientôt le maréchal Gérard, cédant aux instances du général Chassé, fit rendre leurs épées aux officiers et plaça les équipages de la flottille sur la même ligne que la garnison de la citadelle (Note de bas de page : Après avoir vu échouer sa tentative, le colonel Koopman s'empressa d'acquiescer à la capitulation ; mais le maréchal Gérard lui fit répondre qu'il était sans titre pour invoquer les bénéfices d'une capitulation méconnue par lui­-même. On vient de voir que le maréchal ne persista pas longtemps dans ce sys­tème de rigueur).

 Telle fut la fin de ce siége mémorable, après vingt-quatre jours de tranchée ouverte. Les Français avaient tiré 64, 572 coups, lancé près de 20,000 bombes et consommé 136,679 kilogrammes de poudre. Leurs tranchées, établies dans un sol marécageux, offraient une éten­due de 15,000 mètres. Heureusement, de part et d'autre, le chiffre des pertes fut moins élevé que la vigueur de l'attaque et de la défense ne l'avait fait présager. Les Français eurent 108 tués et 687 blessés. Du côté des Hollandais, le nombre des morts était de 90 et celui des blessés de 349 (Note de bas de page : Du côté des Français, on comptait parmi les morts un capitaine du génie, un chef de bataillon et deux capitaines d'artillerie ; parmi les blessés, le général St-Cyr-Nuques, deux chefs de bataillon, un capitaine et un lieutenant du génie ; un lieutenant-colonel, un capitaine et deux lieutenants d'artillerie. Les pertes des Hollandais furent parmi les officiers : un colonel d'état-major et deux capitaines d'artillerie tués, un capitaine et un lieutenant du génie blessés).

Le 26 au soir, l'officier hollandais envoyé à La Haye, et qui seul avait été autorisé à passer la frontière, revint avec le refus formel de son gouvernement d'évacuer les forts de Lillo et de Liefkenshoek. Le maréchal n'en offrit pas moins à Chassé l'autorisation de retourner en Hollande avec sa garnison, à condition de ne plus servir contre la France et ses alliés, aussi longtemps que le différend hollando-belge ne serait pas aplani ; mais le général, mettant son attitude en harmonie avec la politique hautaine de son maître, rejeta cette offre pour lui et pour ses troupes. On dut songer à mettre la capitulation à exécution.

Après que, dans la nuit du 26 au 27 Décembre, les Hollandais grièvement blessés eurent été transportés à l'hôpital militaire d'Anvers, le maréchal donna l'ordre de diriger sur le fort de Lillo les blessés et (page 82) les malades qui' pouvaient supporter le voyage. Le 30 Décembre, une première colonne de 2,500 prisonniers passa l'Escaut et se mit en marche pour la France. Le lendemain, une deuxième et dernière co­lonne abandonna la citadelle pour se rendre sur la rive gauche, où l'attendait un régiment français destiné à lui servir d'escorte.

Chassé, qui n'avait pas voulu se séparer de ses troupes, suivit la dernière colonne, entouré de son état-major et du colonel Koopman, commandant de la flottille. Au moment où le vieux soldat, soutenu par deux de ses officiers, sortit de la citadelle par la poterne de l'Escaut, un détachement de 700 fantassins français, commandés pour une corvée, se trouva fortuitement sur son passage. Par un mouvement spontané, tous ces militaires se, découvrirent respectueusement, et l'on put remarquer que le général hollandais fut profondément touché de cet hommage.

La rive gauche du fleuve était couverte d'une foule immense ac­courue d'Anvers et des communes environnantes. Les spectateurs étaient tellement nombreux que les officiers français de l'escorte re­doutaient une manifestation populaire contre l'homme qui, pendant deux longues années d'angoisses, avait fait planer la terreur sur la métropole du commerce belge. Mais cette crainte était sans fondement. Au moment où Chassé mit pied à terre, la foule ouvrit ses rangs et se découvrit devant l'illustre guerrier qui avait si bien répondu à la confiance de son souverain et à l'attente de sa patrie. Le dévouement au devoir, la fidélité au drapeau, la constance dans l'adversité, le mépris de la mort, en un mot, l'héroïsme militaire agit puissam­ment sur l'esprit des masses, alors même qu'il brille chez un ennemi et que ceux qui l'admirent en ont été les victimes.

Trois voitures destinées à l'état-major hollandais se trouvaient de­vant la maison du bourgmestre de Burght. Le général se plaça dans la première avec un de ses aides de camp et un chef de bataillon français. La voiture prit la route de St-Nicolas, escortée d'un piquet de cavalerie dont l'officier se tenait à la hauteur de la portière.

La garnison prisonnière fut conduite à St-Omer, par Gand, Courtray et Ypres. Sur tout le parcours, on remarqua l'extrême bienveillance de la brigade d'escorte. Les officiers des deux peuples vivaient en­semble comme d'anciens compagnons d'armes. Aussi, à peine arrivé à St-Omer, le général Chassé adressa-t-il au général Harlet, (page 83) comman­dant la brigade d'escorte, une lettre empreinte de tous les sentiments d'une inaltérable reconnaissance (Note de bas de page : Voici cette lettre : « Saint-Omer, le 7 Janvier 1833. Monsieur et cher Général, je viens remplir un devoir bien doux pour des âmes comme les nôtres, c'est d'acquitter la dette de la reconnaissance. J'ai été traité moi et les miens, par vous, avec tant d'égards et de générosité, et mes compagnons d'armes de la part de MM. les officiers et soldats français sous vos ordres, et surtout des colonels des 11e léger, 5e de ligne et 4e de chasseurs à cheval, qu'il n'est pas d'expression assez forte pour vous témoigner ma gratitude et l'estime des miens. Je suis heureux de pouvoir, en cette circonstance, être l'organe de tous, en vous priant de bien vouloir agréer l'expression bien sentie de nos sentiments dévoués et les plus distingués.    Le général d'infanterie, Baron CHASSÉ. » Voy., pour tous ces détails, la Relation du siége, p. 89 et suiv.)

 Ces événements, accomplis pour ainsi dire sous les yeux d'une armée prussienne concentrée aux frontières, produisirent en Europe une impression universelle et profonde. En France, les feuilles de l'opposition ; en Allemagne, tous les organes de l'absolutisme ; en Angleterre, tous les journaux des torys, prenant leurs vœux ou leurs craintes pour des réalités, avaient annoncé que le premier coup de canon tiré des batteries françaises serait le signal d'une guerre géné­rale. Toutes ces prophéties venaient de s'évanouir comme des ombres. Le coup de canon avait été tiré ; il avait été suivi de plusieurs mil­liers d'autres, et la citadelle seule avait répondu. Le prince d'Orange lui-même était resté immobile à la frontière ; convaincu de l'impossibi­lité d'une lutte dirigée à la fois contre les Français et contre les Belges, il avait entendu sans coup férir le bruit lointain de l'artillerie qui foudroyait les remparts d'Anvers. Pour les hommes d'Etat habitués à étudier la portée des événements, cette abstention de l'Europe était la consécration définitive des révolutions de Juillet et de Septembre. C'était la monarchie absolue avouant son impuissance devant la mon­archie parlementaire. Guillaume Ier et son peuple savaient désormais qu'on pouvait les contraindre par les armes, sans provoquer nécessairement une guerre générale. L'appui des gouvernements absolus et les alliances de famille avaient été également inefficaces.

 

15.7. L’effet des opérations de siège sur l’opinion publique et le départ des Français

 

Mais c'était surtout en Belgique que les événements des dernières semaines avaient fait sentir leur influence. Les opérations des premiers (page 84) jours du siége suffirent pour dissiper les illusions qu'on s'était formées sur la prétendue faiblesse de la citadelle. A l'aspect des obstacles qui arrêtaient le génie, la persévérance et le courage des soldats de la France, on cessa de représenter cette citadelle comme une proie dont l'armée nationale pouvait s'emparer sans efforts et sans pertes. L'opinion publique, d'abord hostile à l'intervention d'une force étrangère, subit une métamorphose complète et devint décidément sympathique a ces braves soldats qui souffraient et mouraient pour affranchir notre sol. Dès le 8 Décembre, le roi des Belges alla visiter la tranchée, et ce fut avec bonheur que la nation tout entière lui vit décerner à un mineur français la première décoration de son Ordre militaire (Note de bas de page : Le roi avait rencontré le brancard sur lequel on portait le soldat blessé, et celui-ci avait dit d'une voix ferme: « Je viens de perdre un bras et une jambe, mon général. J'étais à la tête de la sape. C'était mon poste.» (Moniteur du 11 Décembre 1832. White, Hist. de la révol. belge, t. III, p. 261.) Le maréchal Gérard félicita l'armée de la visite du roi des Belges, par un ordre du jour du 9 Décembre (Moniteur du 13)).

 Ce revirement d'idées ne pouvait qu'améliorer la position des minis­tres démissionnaires. Le 16 Décembre, après avoir vainement essayé de former une administration nouvelle, le roi les pria de reprendre leurs portefeuilles. Le cabinet était déjà reconstitué, au moment où l'on reçut à Bruxelles la nouvelle de la prise de la citadelle.

Quel sera désormais le rôle de l'armée française ? Fera-t-elle le siége des forts de Lillo et de Liefkenshoek, encore occupés par les troupes hollandaises ? Reprendra-t-elle le chemin de la frontière ? Se bornera­-t-on à maintenir les mesures maritimes ? Ces questions préoccupaient les esprits, lorsque tout à coup le maréchal Gérard reçut de Paris l'ordre d'évacuer le territoire belge.

Aucune notification de cet ordre n'ayant été faite au gouvernement belge, le ministre des Affaires étrangères chargea M. Lehon de se plaindre de ce manque d'égards envers les droits et les susceptibilités d'un peuple allié ; mais le fait même de la retraite de l'armée française, avant la reddition des forts de Lillo et de Liefkenshoek, entrait à tous égards dans les vues du cabinet de Bruxelles. Avant le terme de nos différends avec le gouvernement de La Haye, l'occupation de ces forts était d'une importance très secondaire pour les Belges, puisque les Hollandais, maîtres des deux rives du Bas-Escaut, n'en conservaient (page 85) pas moins la faculté de fermer l'accès du fleuve ; tandis que, si Guil­laume Ier s'obstinait à les retenir, la Belgique pouvait s'emparer de ce fait, non seulement pour garder provisoirement les parties cédées du Limbourg et du Luxembourg, mais encore pour retarder le paie­ment de la part des dettes du royaume des Pays-Bas mise à sa charge. En d'autres termes, on s'assurait provisoirement tous les avantages du présent et toutes les chances favorables de l'avenir, en échange de deux petits forts dont la possession était alors indifférente. Avec une pré­science qui l'honore, la diplomatie belge n'avait pas attendu la prise de la citadelle pour se prononcer en faveur de ce système. Dès le 10 Décembre, nos agents à Paris et à Londres avaient reçu l'ordre de ne pas insister, le cas échéant, sur la reddition des forts de Lillo et de. Liefkenshoek (Nothomb, Essai hist. et polit., chap. XIX).

Le 31 Décembre, la citadelle, la Tête-de-Flandre et les trois forts qui la protègent furent remis à l'armée belge. Dix jours plus tard, les derniers régiments français étaient rentrés dans le département du Nord, emportant comme trophées six pièces de canon et le drapeau du 10e régiment hollandais.

Oubliant les déplorables débats parlementaires qui avaient marqué l'arrivée de l'armée française, la Belgique comprit qu'elle avait une dette nationale à payer. Dans la séance de la Chambre des Représen­tants du 26 Décembre 1832, M. Gendebien fit la proposition de voter des remercîments à l'armée du maréchal Gérard et de remplacer le lion de Waterloo par un monument funéraire.

La première partie de cette proposition ne pouvait manquer d'obte­nir l'unanimité des suffrages de l'assemblée ; mais il n'en était pas de même de la seconde, surtout à partir du moment où l'orateur com­mit l'imprudence de réclamer le renversement du lion monumental, comme une protestation nationale contre la chute du premier Empire. « Par la seconde partie de ma proposition, dit-il, je vous invite à vous affranchir du vasselage de la Sainte-Alliance, en faisant dispa­raître l'odieux emblème du despotisme et de la violence qui nous ont asservis, pendant quinze ans, au joug humiliant que nous avons brisé en 1830... Puissions-nous, les premiers, donner au monde civilisé l'exemple d'un monument expiatoire, là où d'ambitieux préjugés (page 86) éle­vaient, à grands frais, des trophées de gloire, monuments abomi­nables, construits sur les ossements de l'élite des populations et cimentés par le sang humain !... Et ne craignez pas, Messieurs, d'offenser nos braves qui ont combattu à Waterloo Souvenez-vous que ce n'est qu'en surmontant de pénibles répugnances que le plus grand nombre a pris part à ce combat, et que, plusieurs années après, ils exprimaient encore les plus vifs regrets de s'être trouvés dans la cruelle nécessité de répondre à la voix de l'honneur, pour égorger leurs anciens compagnons d'armes. Tous sont convaincus aujourd'hui qu'en triomphant au 18 Juin 1815, ils ont consommé le plus funeste des suicides… » II ne s'agissait donc plus seulement de faire un acte agréable à la France : dans la pensée de M. Gendebien, cet acte renfermait une protestation contre l'établissement du royaume des Pays­-Bas, et même, par voie de conséquence, contre l'émancipation poli­tique de la Belgique.

La Chambre ne pouvait se rendre coupable de cette inconséquence. Elle comprit qu'au moment où de nouvelles négociations allaient s'ou­vrir, il eût été dangereux de se livrer à des actes qui devaient déplaire non seulement à l'Allemagne et à la Russie, mais aussi à l'Angleterre, et cela à l'heure où celle-ci entretenait à grands frais une flotte sur les côtes de la Hollande. L'assemblée vota, à l'unanimité, des remercîments à l'armée française ; mais elle rejeta, à une forte majorité, la partie de la proposition relative au renversement du lion de Waterloo (Note de bas de page : La loi du 31 Décembre 1832 est ainsi conçue : « Léopold, etc., considérant que l'armée française, toujours admirable par son génie, sa bravoure et sa discipline, a acquis à jamais des droits à l'estime et à la reconnaissance de la nation belge pour les services qu'elle lui a rendus en 1831 et en 1832 ; Nous avons, de commun accord avec les Chambres, décrété ce qui suit : La nation belge adresse des remercîments à l'armée française. » Par une loi du 10 Février 1833, une épée d'honneur fut décernée au maréchal Gérard).

 Le roi, de son côté, accorda à l'armée du maréchal Gérard 393 croix de son Ordre.

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