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2e édition. Louvain, Vanlinthout et Peeters, 1861, 3 tomes
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TOME 1
(page 260) Pour
déterminer avec précision l'attitude, les vœux et les forces des partis politiques
après le traité des vingt-quatre articles, il est indispensable de remonter
jusqu'à l'origine du royaume des Pays-Bas (Note de bas de page : Il est rare que les étrangers qui
s'occupent de nos dissensions politiques présentent sous leur véritable jour
les faits qui dominent la situation. Les uns attachent aux dénominations des
partis belges les idées que ces mêmes dénominations éveillent en France, en
Espagne et en Italie. Les autres, confondant les époques et les circonstances
les plus diverses, attribuent à l'un ou à l'autre parti des tendances et des
vœux dont il s'est dépouillé depuis un quart de siècle. On oublie que la lutte
se présente dans nos provinces avec un caractère exceptionnel, sans précédents
dans l'histoire et sans exemple dans les événements contemporains. La presse
nationale elle-même ne perd que trop souvent de vue cette vérité incontestable.)
En 1814, une partie des catholiques belges manifestaient des
idées diamétralement opposées à celles qui ont prévalu dans
Le projet de Loi
Fondamentale, offert aux votes des notables choisis dans nos provinces,
admettait la liberté de conscience et accordait une protection égale à toutes
les communions religieuses existant dans le royaume. Il proclamait
l'admissibilité de tous les citoyens aux emplois et aux dignités, sans
distinction de croyance. Il consacrait la liberté de la presse. Il autorisait
l'État à suspendre l'exercice public du culte, dans le cas où cet exercice
pouvait troubler l'ordre ou la tranquillité publique.
(page 261) Toutes
ces dispositions furent repoussées comme contraires à la loi de Dieu, à la
tradition catholique et aux droits imprescriptibles de l'Église.
Dès le mois d'Octobre 1814, le prince de
Broglie, évêque de Gand, avait chargé ses vicaires-généraux de rédiger un
Mémoire aux hautes puissances assemblées dans le Congrès de Vienne (Brochure de 20 pages. Gand, Bernard
Poelman,
La démarche du prélat n'eut aucun résultat. Au moment où le
Mémoire fut remis au Congrès de Vienne, les conditions de la réunion de
(page 262) Ce
premier échec n'anéantit pas les résistances du clergé; ses réclamations n'en
devinrent que plus vives et plus nombreuses.
Le 28 Juillet 1815, les chefs de tous les diocèses belges
adressèrent directement à Guillaume 1er une série de représentations
respectueuses relativement au projet de la nouvelle Constitution (Brochure de 8 pages in-8°, sans nom
de ville ni d'imprimeur. Elle a été reproduite par Raepsaet (Oeuvres complètes,
t. VI, p. 550). - Les signataires étaient le prince Maurice de Broglie, évêque
de Gand; Charles-François-Joseph Pisani de
Cinq jours plus tard, le 2 Août 1815, au moment où ces
représentations respectueuses étaient remises au roi, l'évêque de Gand adressa
aux fidèles de son diocèse une instruction pastorale renfermant une,
protestation formelle contre le principe de la tolérance religieuse. Le prélat
disait: « Après avoir lu attentivement le rapport fait à Sa Majesté par les
commissaires qu'elle avait nommés pour réviser
Dans une instruction pastorale datée du 11 Août
Cette opposition unanime et persistante du clergé supérieur
ne (page 264) demeura point
inefficace. La majorité des notables rejeta le projet de Loi Fondamentale; mais
celle-ci n'en fut pas moins promulguée comme charte constitutionnelle du
nouveau royaume.
Alors la résistance des évêques prit un caractère plus grave
et plus solennel.
Dans les derniers mois de 1815, les chefs de tous les
diocèses publièrent un jugement doctrinal
sur le serment prescrit par la nouvelle constitution. Prenant cette fois la parole
comme gardiens du dépôt de la foi, de la morale de l'Évangile et des traditions
de l'Église, ils déclaraient qu'aucun de leurs diocésains ne pouvait, sans
trahir les intérêts les plus chers de la religion, prêter le serment de
fidélité à
On n'a pas assez remarqué que Guillaume 1er, sans le vouloir sans
doute, avait lui-même provoqué ces réclamations et ces résistances. Par une
circulaire du 7 Mars 1814, expressément sanctionnée par les commissaires des
puissances alliées, le gouverneur général de nos provinces (duc de Beaufort)
avait informé les évêques que « désormais le gouvernement maintiendrait
inviolablement la puissance spirituelle et la puissance civile dans leurs
bornes respectives, ainsi qu'elles sont fixées par les lois canoniques et les
anciennes Lois constitutionnelles du pays » (Pasinomie, 2e série, t.I,
p. 53). Les chefs du clergé
avaient pris cette proclamation au sérieux. Vingt années à peine s'étaient
écoulées depuis la disparition de ces anciennes lois constitutionnelles dont le
représentant des puissances alliées annonçait le rétablissement. Non-seulement
les prélats qui occupaient les siéges épiscopaux avaient vu fonctionner
l'ancien régime constitutionnel de nos provinces, mais ils avaient vu ce régime
assez vivace et assez puissant pour triompher du despotisme de Joseph II. Élevés
dans les traditions d'un autre siècle, ils désiraient naturellement le retour
des institutions nationales écartées (page
266) par la conquête française, institutions pour lesquelles ils
éprouvaient ce penchant instinctif qui ramène l'imagination de l'homme vers les
lieux et les choses qu'il a contemplés dans sa jeunesse. Or, Guillaume 1er ne
fit aucun effort pour les détromper; il les laissa s'engager dans une voie
dangereuse, sans un seul mot d'avertissement ou de reproche. Dans la
proclamation du 1er Août 1814, par laquelle il prenait possession de nos
provinces, Guillaume annonça aux Belges qu'il accourait pour faire honorer et protéger leur religion (Recueil des lois et actes généraux du
gouvernement, t. l, p. 155). Peu rassuré sur les
dispositions de ses nouveaux sujets, et cachant soigneusement les huit articles
de Londres, il s'efforça, par lui-même et par ses agents, de raffermir toutes
les espérances qu'avait fait naître la circulaire du duc de Beaufort. Dans ses
rapports avec les chefs des diocèses, il leur prodiguait les flatteries et les
promesses Ies plus séduisantes. Quinze jours après le débarquement de Napoléon
au golfe Juan, faisant un appel aux sentiments guerriers des Belges, il leur
annonça solennellement qu'ils trouveraient dans
Quoi qu'il en soit, en 1815 une partie du clergé réclamait le
monopole de la liberté religieuse, l'exclusion des dissidents des emplois
publics en rapport direct ou indirect avec le culte, la proscription de la
liberté de la presse, l'entrée du clergé dans les assemblées nationales et
provinciales à titre d'Ordre reconnu dans l'Etat, une dotation fixe pour
l'Eglise et la direction souveraine de l'instruction publique. Dans le domaine des
intérêts ecclésiastiques, c'était à peu près le retour pur et simple à l'ancien
régime.
Il ne nous appartient pas d'examiner ici à quel point ces
prétentions excessives avaient obtenu l'assentiment des catholiques laïcs. Nous
nous (page 267) contenterons de
rappeler que ces réclamations jetaient le trouble dans les consciences et
produisaient un désordre réel. On oubliait la distinction si souvent faite par
les docteurs catholiques entre la tolérance civile et l'intolérance dogmatique,
distinction dont nous ferons plus loin ressortir les conséquences. Il fallut
que l'autorité du Saint-Siége intervînt pour calmer les résistances (Note de
bas de page : En 1817, le prince de Méan, appelé à
l'archevêché de Malines et ayant en cette qualité prêté serment de fidélité à
La question des rapports de
(page 268) En
présence de ces faits et de ces doctrines, quelle était l'attitude des
adversaires des catholiques? Quels étaient les vœux, les idées et les tendances
des hommes qui bientôt, à l'imitation d'un parti français, prirent le nom de
libéraux?
En 1814, au moment où les souverains alliés s'occupaient à
fixer le sort de
On devine sans peine l'effet que les réclamations des évêques
produisirent sur des caractères de cette trempe. .En voyant les chefs du clergé
revendiquer des priviléges anéantis par la révolution, ils acceptèrent avec
empressement
Malheureusement, au lieu de se borner à réclamer la liberté
pour tous, prétention juste et légale, un grand nombre de libéraux dépassèrent
le but et accordèrent un appui peu éclairé aux envahissements du pouvoir
ministériel. Les mesures les plus arbitraires, les actes les plus despotiques,
les tracasseries les plus odieuses, obtenaient leur approbation, aussitôt que,
de près ou de loin, ils tendaient à restreindre l'influence et l'autorité de la
hiérarchie catholique. Ils ne se contentaient pas de protéger les libertés
constitutionnelles, en limitant l'action du sacerdoce au domaine de la
conscience et de la foi; mais, obéissant à cette loi de réaction qu'on
rencontre dans le monde moral aussi bien que dans le monde physique, ils
produisirent à leur tour des prétentions excessives. Le système allemand, si
malheureusement appliqué par Joseph II, leur semblait l'idéal des institutions
gouvernementales en matière de culte. Accueillant avec avidité les attaques que
la presse libérale de Paris dirigeait contre les croyances, la discipline et
les cérémonies de l'Église, répétant en chœur les sarcasmes du dix-huitième
siècle rajeunis par les ennemis de
Mais ces
inconséquences et ces contradictions allaient avoir un terme. Libéraux et
catholiques finirent par s'apercevoir que leurs luttes stériles ne produisaient
d'autre résultat que l'affaiblissement des uns et des autres, au profit des
Hollandais et au détriment des Belges.
Dès cet instant, un rapprochement entre les deux fractions du
parti national ne pouvait être éloigné.
La presse libérale, jusque-là dirigée contre les croyances,
les droits et les intérêts des catholiques, cessa de parler avec mépris de ces
hommes courageux et indépendants que le despotisme ministériel rencontrait sur
la brèche, chaque fois que les libertés constitutionnelles étaient menacées
d'une atteinte nouvelle. Peu à peu l'épithète de Jésuite prodiguée à tous ceux
qui ne rougissaient pas de professer le catholicisme, disparut de son
vocabulaire. Bien plus : les Jésuites eux-mêmes furent replacés dans le droit
commun. Dans une dissertation, publiée par le Courrier des Pays-Bas et devenue
célèbre par les persécutions qu'elle valut à son auteur, M. de Potter prouva
que le Jésuitisme n'était pas un crime prévu par la loi; que le nom, les habits
et le caractère même de Jésuite ne suffisent pas pour constituer un coupable;
que la justice humaine ne peut prononcer ni sur des opinions ni sur des
abstractions, mais seulement sur des faits, et que même, quand des actes
réellement coupables lui sont dénoncés, elle doit se tenir en garde contre
toute acception de personne et ne condamner que celui qui le mérite, Jésuite ou
non. M. de Potter finit en proposant (page
271) de réserver aux ministériels les injures, les dédains et les colères
jusque-là prodigués aux Jésuites réels ou imaginaires (Souvenirs personnels, t. I, p. 20, 2e
édit.).
Un changement non moins sensible se manifesta dans les rangs
des catholiques.
A mesure que les hommes élevés dans les traditions de
l’ancien régime devenaient plus rares, les prétentions produites en 1814
voyaient diminuer le nombre de leurs partisans. L'immense majorité du clergé
avait fini par comprendre que ce n'était ni dans les priviléges politiques, ni
dans l'appui du bras séculier, que la religion devait, au dix-neuvième siècle,
chercher les moyens de pénétrer dans les consciences et de s'emparer des
générations nouvelles. Pleins de confiance dans la force d'expansion des
vérités chrétiennes, éclairés par les persécutions du pouvoir et tenant
largement compte des besoins du pays, les organes du sacerdoce ne demandaient
plus d'autre faveur que le droit de répandre librement leurs doctrines par la
prédication et par l'enseignement. En voyant une administration calviniste
étaler la prétention de former l'esprit et le cœur des élèves du sanctuaire
catholique, ils découvrirent promptement les dangers de ces théories modernes
qui attribuent aux ministres, c'est-à-dire des hommes de parti, la direction
exclusive des idées et des croyances de la jeunesse. Bientôt la liberté de
l'enseignement fut sincèrement inscrite à leur programme.
Il n'en fut pas de même de la liberté de la presse. Ici les
catholiques ne cédèrent qu'après de longues hésitations. Mais comment s'en
étonner? La presse ministérielle et la presse libérale, c'est-à-dire les neuf
dixièmes des journaux, déversaient à pleines mains l'outrage et le ridicule sur
les croyances fondamentales de leur Église. La liberté de la presse leur
apparaissait sous la seule et redoutable forme d'une puissance ennemie acharnée
à la destruction des libertés religieuses, à l'anéantissement du catholicisme.
Ils ne séparaient pas d'ailleurs assez nettement, d'une part la doctrine
religieuse qui défend au catholique de publier des maximes condamnées par
l'Église, d'autre part la tolérance purement civile qui permet à tous,
catholiques on non, de répandre leurs opinions par la voie de la presse. Ces
hésitations finirent cependant par céder, elles aussi, devant les nécessités
impérieuses (page 272) de la
situation politique. Le changement de langage que nous avons signalé dans la
presse libérale devint le signal d'un revirement d'idées, et bientôt
l'influence de M. de Lamennais porta la conviction dans toutes les consciences.
C'était l'époque où le célèbre écrivain, dans toute la force
de son génie, dans toute la ferveur de ses croyances catholiques, ouvrit contre
le monopole universitaire cette brillante campagne qui sera toujours citée dans
les annales de l'instruction publique. Réclamant pour l'Église une liberté
entière, aussi bien dans la sphère de l'enseignement que dans le domaine du
culte, M. de Lamennais n'eut pas de peine à démontrer l'absurdité de ce
soi-disant régime légal, qui place sous le joug des gouvernements ce qu'il y a
de moins gouvernable au monde, la science et les croyances. Il en concluait que
le temps était venu de proclamer la séparation complète des deux pouvoirs et
par suite l'émancipation de l'Église, c'est-à-dire, la reconnaissance de son
droit imprescriptible de propager et de défendre ses doctrines par la
prédication, par l'enseignement, par la presse, en un mot, par tous les moyens
qui agissent sur les intelligences. Or, par une conséquence nécessaire, les
catholiques, en revendiquant ces libertés pour eux, devaient aussi les concéder
aux autres (Note de bas de page : Ce fut en vue de défendre ces
doctrines que M. de Lamennais, après la révolution de Juillet, fonda l'Avenir,
en collaboration avec MM. Lacordaire, de Montalembert, de Coux et Gerbet.
M. de Gerlache (Histoire du royaume des Pays-Bas, t. II, p. 194 et suiv.,
3e édit.) a parfaitement exposé les causes qui rendirent les
doctrines de M. de Lamennais si populaires en Belgique.)
Ces considérations, d'une vérité saisissante dans les
sociétés modernes où l'unité de foi a fait place à la coexistence de sectes
dissidentes et hostiles, qui toutes sont composées de citoyens placés sur la
même ligne et investis des mêmes prérogatives, firent une immense sensation
dans les rangs du clergé belge. L'impression était d'autant plus vive que la
situation des catholiques des Pays-Bas offrait avec celle de leurs
coreligionnaires de France des analogies nombreuses. Le monopole universitaire,
foudroyé par les arguments de M. de Lamennais, était en dernier résultat le
système que le gouvernement néerlandais voulait introniser dans nos provinces.
A Paris, on décrétait la fermeture des établissements dirigés par les (page 275) congrégations religieuses; à
La Haye, un prince calviniste ordonnait la fermeture des séminaires et, selon
l'énergique expression de M. de Gerlache, s'arrogeait la fourniture et le
monopole exclusif des prêtres de la religion catholique. Cette communauté de
souffrance et d'espoir, cette identité de situation, ajoutées au prestige
exercé par l'admirable talent de l'écrivain, donnèrent à la parole de M. de
Lamennais une influence décisive sur l'esprit des catholiques belges. Chaque
jour la liberté de la presse gagnait des adhérents, et il en fut de même de
toutes les garanties constitutionnelles préconisées par les feuilles libérales.
Grâce aux fautes du pouvoir, l'heure était venue où les deux
fractions du parti national allaient unir leurs phalanges militantes dans un
commun et énergique effort contre le despotisme ministériel, Le rapprochement
se fit en 1828. Les libéraux acceptèrent sans réserve la liberté des cultes, la
liberté d'enseignement et la liberté d'association; et les catholiques, après
quelques hésitations, s'unirent à leurs anciens adversaires, pour réclamer la
responsabilité ministérielle, le rétablissement du jury, l'indépendance du
pouvoir judiciaire, la liberté de la presse et, en général, toutes les
institutions inhérentes au régime parlementaire largement et généreusement
pratiqué. Les uns et les autres, désormais ligués contre l'ennemi commun,
confondirent leurs forces dans ce grand parti de l'Union qui fit la révolution
de Septembre et nous dota, six mois plus tard, de
Telles étaient les
dispositions des esprits, lorsque le 4 Octobre 1830, après l'expulsion de
l'armée hollandaise, le gouvernement provisoire convoqua le Congrès national.
(page 274) Les
catholiques saisirent avec bonheur l'occasion de prouver que leur amour de la
liberté était sincère et qu'ils avaient irrévocablement renoncé aux prétentions
exclusives de 1814.
Le Congrès national était à peine réuni que le prince de
Méan, archevêque de Malines et primat de
Qu'on compare ces demandes à celles formulées dans le Mémoire au Congrès de Vienne, le Jugement doctrinal et les Représentations respectueuses, et l'on
verra que les quinze années écoulées depuis l'érection du royaume des Pays-Bas
avaient suffi pour opérer une révolution complète dans les idées politiques du
clergé belge. Il ne s'agit plus de dîme, de censure, de représentation
constitutionnelle du clergé, d'exclusion des dissidents des emplois publics, de
monopole de l'enseignement, de religion de l'État. Au moment où le Congrès
allait fixer les destinées de la patrie, l'archevêque de Malines, prince
souverain de Liége sous l'ancien régime, ne demandait plus que la consécration
d'une seule prérogative, d'une seule faveur, d'un seul droit: la liberté!
(page 275) Ces
sentiments étaient partagés par tous les catholiques qui siégeaient au sein de
l'assemblée constituante. Sous la domination étrangère, quelques esprits
chagrins, suspectant leur bonne foi, les avaient accusés de professer une
tolérance de parade dans les régions inoffensives de la théorie, avec le
dessein caché de faire volte-face au premier moment favorable. Des hommes, qui
avaient étudié l'Évangile dans les libelles du dix-huitième siècle, avaient dit
que leur culte était l'asservissement des intelligences, la haine des lumières,
l'exploitation du peuple, la glorification de toutes les servitudes. Il s'agissait
de donner un démenti à ces accusations bruyantes. L'heure était venue de
confirmer les idées par les faits, les doctrines par les actes, la théorie par
la pratique.
Les catholiques du Congrès comprirent admirablement leur
mission et s'en acquittèrent avec une franchise, un courage et un
désintéressement qui feront leur éternel honneur dans l'histoire nationale.
Les séances s'ouvrirent le 10 Novembre
On avouera que jamais
parti politique ne se trouva dans des conditions plus favorables pour s'emparer
de la direction de l'avenir. Si les catholiques nourrissaient l'espoir de
ressaisir l'un ou l'autre des priviléges balayés par le souffle révolutionnaire
du dix-huitième siècle, l'occasion était on ne peut plus opportune. Un parti
qui dispose de 140 voix contre 60 peut rencontrer des combats et des
résistances, mais il n'a pas de défaite à redouter.
Les catholiques du Congrès suivirent une autre voie. Au lieu
de réclamer des faveurs et des priviléges, ils ne voulurent que la liberté pour
eux et pour leurs adversaires. Liberté en tout et pour tous: telle fut leur
noble et généreuse devise.
Dans l'ancienne Constitution de nos provinces, le clergé
formait un Ordre, et cet Ordre était même le premier de tous. En 1814, les
évêques avaient témoigné le désir de récupérer au moins une partie de ce
privilége politique. Il en fut autrement en 1851. Les 140 catholiques (page 276) du Congrès votèrent
unanimement en faveur de l'article 6 de
A la fin du XVIIIeme siècle, le culte catholique était seul
toléré en Belgique. Après la chute de l'Empire, le rétablissement de ce
privilége avait été revendiqué comme un droit écrit à toutes les pages de notre
histoire. D'autres idées prévalurent au sein du Congrès. Les députés
catholiques s'unirent à toutes les nuances du libéralisme pour proclamer la
liberté illimitée des cuItes. Ils n'imitèrent pas même un exemple récent donné
par
En Angleterre, en Amérique et ailleurs, l'observation du
repos du Dimanche trouve sa sanction dans la loi civile. En 1831, au moment où
En 1815, les chefs du clergé réclamaient la profession de la
religion catholique comme la condition sine qua non de l'admissibilité à tous
les emplois publics. En 1831, les catholiques pouvaient au moins tenter de se
ménager ce privilége lucratif: pas un protestant ne se trouvait sur les bancs
du Congrès, et tous les dissidents sans distinction étaient suspects
d'orangisme. Ils ne le firent pas ! Ils votèrent en faveur de l'article 6 de
En 1831, à peine un quart de siècle s'était écoulé depuis les
jours où le clergé belge jouissait d'une magnifique dotation (page 277) territoriale, qui le plaçait
vis-à-vis du pouvoir dans une situation d'indépendance à peu près absolue.
Après le désastre de Waterloo, des voix nombreuses s'étaient élevées pour
réclamer le rétablissement de cette dotation immobilière, et les ennemis de la
cause nationale n'avaient pas manqué d'annoncer que les mêmes exigences se
produiraient à la suite de la révolution de Septembre. Jamais prédiction ne
reçut un démenti plus éclatant et plus prompt. Aucune prétention de ce genre ne
surgit dans l'enceinte du Congrès national. Tous les catholiques de
l'assemblée, prêtres et laïcs, se contentèrent du modeste salaire que les lois
de l'Empire et du royaume des Pays-Bas avaient alloué au clergé national.
Le code pénal punit d'amende, d'emprisonnement et même de
déportation le prêtre qui donne la bénédiction nuptiale, quand cette cérémonie
n'a pas été précédée du mariage civil. Quelle que soit la gravité des motifs
qui ont provoqué ces rigueurs de la législation, il est certain qu'elles
constituent, en principe, une atteinte au libre exercice du culte catholique,
puisque l'administration d'un sacrement se trouve subordonnée à l'autorisation
préalable de l'officier de l'état civil. Au sein du Congrès, des membres
influents de la fraction libérale, et entre autres M. Rogier, proposèrent de
faire disparaître cette restriction des codes de la libre Belgique. Que fit la
majorité catholique, cette majorité qui comptait 140 voix sur 200 ? Par une
pensée de conciliation, par un esprit de tolérance poussé jusqu'aux dernières
limites de l'abnégation, elle transforma les restrictions de la loi pénale en
principe constitutionnel; elle vota pour l'article 16 qui dispose que le
mariage civil doit précéder la bénédiction nuptiale, sauf les exceptions à
établir par la loi, s'il y a lieu (Note de bas de page : A cette occasion, M. de Robaulx, dont
la voix n'était pas suspecte, s'écria: « ... Comme les membres de cette
assemblée, les catholiques, qui ont le plus d'intérêt à conserver les principes
de la liberté religieuse intacts, paraissent ne pas s'opposer à un amendement
qui, selon moi, y déroge, je ne serai pas plus exigeant qu'eux, et je m'y
rallierai (Huyttens, t. II, p. 470). »
Pendant deux siècles,
le clergé belge avait librement exercé la censure préalable sur toutes les
productions de la presse. Depuis la disparition de ce privilége, des millions
de pages avaient été publiés pour combattre le catholicisme dans ses dogmes, sa
morale, ses traditions, ses cérémonies et ses ministres. Cherche-t-on à
ressaisir, (page 278) en 1831, au
moins une partie d'un privilége encore debout dans un grand nombre de pays
catholiques? Encore une fois, non; les catholiques votent pour la liberté
illimitée de la presse; ils érigent la proscription de la censure en précepte
constitutionnel; ils proclament l'impunité de l'imprimeur quand l'auteur est
connu et domicilié en Belgique; ils ne veulent pas même que les éditeurs des
journaux quotidiens puissent être astreints à la formalité du cautionnement
préalable.
L'article 133 de
Tous les grands principes constitutionnels, et entre autres
les libertés d'enseignement et d'association, furent votés de la même manière.
Nulle part ne se montre l'arrière-pensée de s'emparer d'un monopole quelconque;
nulle part n'apparaît le moindre indice d'un esprit de domination religieuse.
On voulait la liberté pour tous, rien de moins, mais aussi rien de plus. Le
désintéressement et la loyauté des catholiques étaient tellement manifestes que
l'un de leurs adversaires les plus énergiques et les plus constants s'écria: «
Les catholiques sont sincères envers nous, soyons-le envers eux » (Note de
bas de page : Discours de M. de Robaulx (Séance du
22 Décembre 1830; Huyttens, t. l, p. 588). - Plus d'une fois, dans ses remarquables
écrits politiques, M. P. de Decker a eu soin de faire ressortir la conduite
désintéressée et vraiment libérale des catholiques du Congrès national (Voy. Quinze ans, p. 22 et suiv. De l'influence du clergé en Belgique, p.
12 et suiv.)).
Mais nous n'avons pas tout dit : cette tolérance illimitée,
cet esprit d'abnégation patriotique, cet oubli complet des priviléges du passé
et des faveurs éventuelles de l'avenir, cet amour désintéressé de la liberté,
que nous avons signalés chez les catholiques dans le domaine de la législation
constitutionnelle, nous les retrouvons dans toutes les sphères de la puissance
exécutive.
(page 279) Dès les
premiers jours de la réunion du Congrès, la majorité catholique déféra la
présidence de l'assemblée à un candidat libéral, le baron Surlet de Chokier.
Trois mois plus tard, lorsque Louis-Philippe refusa la
couronne pour le duc de Nemours, ce fut encore à un candidat libéral, au même
baron Surlet, que la majorité incontestablement catholique du Congrès confia
les fonctions importantes de
Mais alors se passa un fait sans précédents dans les annales
du gouvernement parlementaire. Élu par une majorité catholique, placé en face
d'une assemblée souveraine où les catholiques comptaient 140 voix sur 200, le
Régent, méconnaissant à la fois les exigences de la situation et les règles de
l'équité, se choisit un ministère exclusivement libéral.
Cette fois, les catholiques firent des représentations; ils
demandèrent qu'au moins un seul membre de la majorité fût admis à prendre place
au conseil des ministres. Le Régent était trop éclairé et trop juste pour
repousser la demande d'une manière absolue; mais il n'eut pas assez de courage
pour aller aussi loin que l'exigeaient les notions les plus élémentaires du
gouvernement représentatif. Il nomma le baron de Gerlache président du Conseil,
mais sans portefeuille et avec voix simplement consultative; en d'autres
termes, le président catholique d'un ministère libéral n'obtint pas même le
droit de prendre part aux votes de ses collègues. Et les catholiques se
montrèrent satisfaits de cette concession imaginaire ! (Note de bas de
page : Le croira-t-on? La présence seule de
M, de Gerlache au conseil des ministres suffit pour faire pousser des cris
d'indignation à une fraction avancée de l'opinion libérale. Ce fut en vain
qu'on répondit que le poste occupé par l'honorable membre de la majorité était
loin de lui assurer une influence prépondérante, puisqu'il n'avait pas même le
droit d'émettre un vote au sein d'un cabinet exclusivement libéral. Les
clameurs devinrent tellement violentes que M. de Gerlache se retira de dégoût;
mais les catholiques n'en continuèrent pas moins à laisser leurs portefeuilles
aux ministres libéraux. Nommé président du conseil le 27 Février
A cet exemple de
tolérance politique, ils ajoutèrent un exemple tout aussi remarquable de
tolérance religieuse. Pendant la discussion de
Les mêmes sentiments de modération et de fraternité régnaient
dans les rangs des libéraux unionistes. De même que les catholiques, ils
avaient pour seul mobile le noble désir d'asseoir l'avenir du pays sur la
double base de la tolérance et de la liberté. Ce fut avec raison que, dans un
écrit destiné à combattre les préjugés des diplomates, l'un des chefs de la
révolution s'écria : « L'union catholique-libérale qui, pour la première fois
en Europe, réalise dans la pratique une tolérance qui jusqu'ici n'a existé
qu'en théorie, est un progrès immense dans la civilisation » (M.
Van de Weyer, A letter on the belgic revolution; its origin, causes and
conséquences, p. 17 (London., Hansard, 1831, in-8°). Des partis, naguère acharnés
à se nuire, oubliant leurs luttes stériles dans une communauté de dévouement à
la patrie et à la liberté; des hommes, longtemps ennemis, unissant leurs bras
et leurs cœurs pour placer le drapeau de l'indépendance et de l'ordre au-dessus
des orages révolutionnaires; le patriotisme triomphant de toutes les
dissensions et foulant aux pieds tous les intérêts particuliers: c'était, en
effet, un progrès magnifique dans l'histoire des gouvernements parlementaires!
Malheureusement, ce tableau avait ses lacunes et ses ombres.
Dès le lendemain de la révolution, on avait vu surgir dans le sein de l'opinion
(page 281) libérale une secte
dissidente, peu importante par le nombre, mais redoutable par l'énergie, le
talent et l'activité de ses membres. Tout en parlant de progrès et de
tolérance, ceux-ci manifestaient à toute occasion des exigences incompatibles
avec les libertés les plus chères aux catholiques. C'était la même phalange
libérale-exclusive que ses coreligionnaires avaient abandonnée en 1828.
Quelques membres de cette fraction dissidente, assis sur les
bancs du Congrès, donnèrent le signal de la réaction.
Un député d'Ath attaqua ouvertement le principe de
l'indépendance réciproque de l'Église et de l'État, même dans le cercle de
leurs attributions respectives. « Il faut, disait-il, que la puissance
temporelle prime et absorbe en quelque sorte la puissance spirituelle, parce
que la loi civile, étant faite dans l'intérêt de tous, doit l'emporter sur ce
qui n'est que de l'intérêt de quelques-uns » (Discours de M. de Facqz. Huyttens, t.
l, p. 587). Un autre orateur libéral,
jetant un coup d'œil sur le passé, réduisit le rôle de l'Union à une simple
coalition de circonstance, devenue sans objet depuis l'expulsion de l'armée
hollandaise. « Cette union, disait-il, n'a jamais été conclue; il n'y a point
eu de contrat, elle est résultée des circonstances. On avait senti qu'au lieu
de se nuire, les opprimés devaient se réunir dans une opinion commune et faire
des sacrifices mutuels pour secouer le joug oppresseur. Aujourd'hui, nous ne
sommes plus dans la même position, nous n'avons plus de gouvernement
tyrannique... L'union, telle qu'elle s'était formée, n'est plus
indispensable » (Discours de M. Ch. de Brouckere.
Huyttens, t. 1, p. 607). Un troisième orateur
appartenant à la même nuance combattait la liberté de l'enseignement, par la
crainte de voir les citoyens peu fortunés devenir les esclaves de l'ignorance,
du fanatisme et de l'erreur (Discours de M. Dams.
Huyttens, t.1, p. 630). Un quatrième demandait la
suppression de l'article qui consacrait la liberté d'association, parce que ses
commettants l'avaient envoyé au Congrès, « non pour fonder des couvents, mais
pour concourir à la formation de lois constitutionnelles en harmonie avec
l'état de la civilisation» (Discours de M. Seron. Huyttens, t.
II, p. 474). Un cinquième, attaquant
toutes les libertés religieuses à la fois, ne craignit pas de s'écrier: « Cette
liberté illimitée qu'invoque une partie de l'assemblée pour le culte,
l'instruction et (page 282) bientôt
pour les corporations, cette liberté quand même, qui, dans les mains d'un
parti, dégénèrera bientôt en oppression, je ne la veux pas !» (Discours de M. Camille de Smet.
Huyttens, t. l, p. 646)
Comme toujours, les doctrines émises à la tribune furent
commentées et exagérées au dehors. Malgré les efforts de la grande majorité des
hommes éclairés du parti libéral, on vit bientôt reparaître toutes les
méfiances, toutes les dissidences, tous les préjugés, toutes les clameurs et
toutes les haines. Les actes les plus légitimes, les démarches les plus
irréprochables des catholiques devinrent l'objet de critiques aussi acerbes que
peu équitables. Ils ne pouvaient faire un pas sans provoquer une explosion de
plaintes et d'injures. S'ils ouvraient une école, On criait au monopole
sacerdotal; s'ils fondaient un monastère, on les accusait d'exhumer l'ancien
régime; s'ils achetaient une presse pour défendre leurs doctrines religieuses
et politiques, on leur jetait à la face l'odieux reproche de viser à
l'abâtardissement des intelligences; s'ils se présentaient dans les comices
électoraux pour y revendiquer la part d'influence et d'action conquise par le
courage et le sang de leurs frères, on les accusait de confondre le temporel et
le spirituel au bénéfice des prêtres et des moines. On eût dit que la liberté
des cultes, de l'enseignement et de la presse, de même que le droit
d'association, n'avaient été conquis qu'au bénéfice de leurs adversaires. Toute
une classe de citoyens semblait ne vouloir de la liberté qu'à la condition de
pouvoir confisquer celle des autres; et cependant ces mêmes hommes n'oubliaient
jamais de s'attribuer en toute occasion le monopole de la modération et de la
tolérance ! « Si clairement que les principes de l'union eussent été exposés et
acceptés par les deux partis, dit M. Barthels, il sembla qu'on ne se fût pas
compris, tant les libéraux montrèrent de stupéfaction lorsqu'ils virent les
catholiques user des droits qui leur avaient été reconnus sans contestation. Il
semblait que la liberté d'enseignement et d'association ne leur était départie
qu'à la condition de ne jamais en user » (Note de bas de page : Documents historiques sur la révolution belge, 2e édition, p. 419.- L'attitude
intolérante de cette minorité produisit une sensation profonde sur les
publicistes étrangers, parce que ceux-ci s'exagéraient le nombre et l'influence
de ses membres. Dans une lettre adressée aux rédacteurs de l'Avenir, le célèbre
P. Ventura disait: « Voyez
(page 283) Afin de
donner à ces exagérations un appui fixe et une direction commune, les chefs du
mouvement fondèrent le journal l'Indépendant,
avec la mission hautement avouée de soutenir et de propager une politique
exclusive. La profession de foi de la feuille nouvelle, mise en circulation le
7 Février 1831, était une véritable déclaration de guerre au catholicisme et à
la liberté. « Nous n'adoptons point, disaient les rédacteurs de l'Indépendant, la maxime anarchique qui,
dans le Congrès, a trouvé de nombreux adhérents: liberté en tout et pour tous
n'est pas notre devise, et ici nous dirons toute notre pensée. La société
religieuse catholique nous paraît envahissante par essence; nous la croyons
dangereuse pour la société civile et continuellement hostile envers elle. C'est
notre conviction intime et profonde. Et comme cette société religieuse est
puissante en Belgique, nous croyons de notre devoir de surveiller sa marche et
de combattre ses envahissements » (Note de bas de page : A. Warzée, Essai historique et critique sur les journaux belges, p. 100. Les
premiers rédacteurs du journal furent MM. Campan, Ch. Levêque et Ph. Bourson). Ainsi, à la maxime si
éminemment libérale: liberté pour tous,
les libéraux de 1'lndépendant
voulaient substituer celle-ci: liberté
pour nous, impuissance pour les autres !
En présence de l'hostilité de la diplomatie européenne, et
avec une armée ennemie à trois journées de marche de la capitale, ces attaques
blessantes, ces imputations odieuses, cette mise en suspicion du culte professé
par l'immense majorité de la nation, étaient à la fois une imprudence et une
injustice. Il était imprudent de réveiller les méfiances, de raviver les haines,
de ressusciter des querelles publiées, dans un moment où la révolution luttait
encore contre les mille obstacles qui retardaient son triomphe définitif. Il
était injuste d'accuser d'ambition et de traiter en ennemis publics des hommes
dont le dévouement à la cause nationale ne pouvait être contesté, et qui, après
avoir voté en faveur de toutes les libertés constitutionnelles, laissaient
généreusement le pouvoir et les influences ministérielles aux mains des
libéraux.
(page 284) Il n'en
est pas moins vrai que l'Indépendant
trouva des adhérents et fit bientôt des prosélytes. Au moment de l'arrivée du
roi, la phalange des libéraux exclusifs commençait à acquérir une importance
réelle. Chez les uns, la conduite désintéressée des catholiques du Congrès
n'avait pas fait oublier les tendances absolutistes des catholiques de 1814;
chez les autres, les préjugés de l'éducation première avaient transformé la
haine du catholicisme en une sorte de seconde nature; mais tous, unis aux
premiers mécontents du nouveau régime, affectaient d'annoncer et de craindre
l'avénement d'un régime sacerdotal, ayant le fanatisme pour base, la force
matérielle pour appui et l'abrutissement des masses pour conséquence dernière.
C'était en vain que chaque jour les faits donnaient un démenti éclatant à ces
prédictions sinistres. A force d'entendre répéter les mêmes accusations, une
partie de la classe moyenne avait fini par les prendre au sérieux. Une
intolérance libérale était prête à se substituer à l'intolérance catholique de
1814.
On en acquit bientôt des preuves à l'occasion de la première
réunion des Chambres, où cependant, de même qu'au Congrès, les partisans de
l'Union se trouvaient en grande majorité. Des orateurs influents s'emparèrent
de la première discussion du budget pour dénoncer les prétendus envahissements
du clergé catholique. Ils accusaient les ministres de favoriser un esprit de
caste qui voulait tout envahir et confisquer la liberté à son profit.
Ces attaques, il est vrai, ne restaient pas sans réplique. Un
homme dont la voix n'était pas suspecte se chargea de dessiller les yeux de ces
aveugles volontaires. Indigné de voir sans cesse incriminer les intentions de
la majorité de ses collègues du Congrès et de
Pendant quelques mois, la lutte entre les catholiques et la
fraction exclusive dévoilée par M. Rogier se continua sans incidents dignes
d'être signalés; mais les passions se réveillèrent et le langage d'une partie
de la presse prit un caractère de violence extrême, lorsque la célèbre
encyclique de Grégoire XVI, du 15 Août 1832, fut publiée par les chefs de nos
diocèses.
Dans ce document, qui aujourd'hui encore est fréquemment cité
dans les débats politiques des Chambres et de la presse, le Souverain-Pontife
semblait, au premier abord, jeter l'anathème à toutes les libertés consacrées
par
Tous ceux qui avaient accusé les catholiques de professer
hypocritement des maximes libérales repoussées par leur conscience, tous ceux
qui avaient vu dans l'attitude irréprochable du clergé un masque de parade bon
à jeter au premier moment favorable, en un mot, tous les ennemis de l'Union
poussèrent un cri de triomphe à l'apparition de l'encyclique. Ils y trouvaient
la justification de leurs craintes, la légitimité de leurs appréhensions, la
preuve éclatante de la mauvaise foi qu'ils avaient imputée au clergé
catholique.
Mais ce langage était, encore une fois, le produit d'une
erreur manifeste. Les doctrines qu'on attribuait à l'encyclique pontificale
n'existaient que dans l'imagination des adversaires des catholiques. Le
Souverain-Pontife s'était contenté de rappeler, non pas aux Belges seuls, mais
à tous les catholiques de l'univers, un certain nombre de vérités religieuses
qu'on semblait perdre de vue, et qui n'avaient rien d'incompatible avec les
libertés constitutionnelles.
Dans le domaine de la religion, un catholique ne peut, sans
renier sa foi, affranchir sa conscience de l'autorité de l'Église; il ne lui
est pas permis de professer que tous les cultes, considérés au point de vue de
la vérité religieuse et dans leurs rapports avec Dieu, puissent être placés sur
la même ligne; il ne peut admettre que l'homme possède, vis-à-vis de son
Créateur, le droit de choisir librement le culte le moins gênant pour ses
passions, le mieux approprié à (page 288)
son orgueil ou le plus conforme à ses inclinations personnelles; il doit, au
contraire, enseigner et croire que la vérité est une comme Dieu, et que par
suite il ne peut y avoir qu'une seule religion conforme à cette vérité et
agréable à Dieu. C'étaient ces règles de foi que le Souverain-Pontife rappelait
aux évêques et aux prêtres. Mais il n'en résulte pas que les catholiques
doivent s'immiscer dans les croyances des autres, et moins encore qu'ils soient
tenus d'invoquer l'appui de la force publique pour leur imposer des dogmes et
des pratiques repoussés par leur conscience. C'est en réalité la même question
que celle qui, à l'occasion de la cérémonie du Sacre, fut agitée entre Pie VII
et Napoléon. Aux termes du sénatus-consulte du 28 Floréal an XII, l'empereur
devait jurer « de respecter et de faire respecter la liberté des cultes.» Cette
formule ayant fait surgir des doutes dans l'esprit du Pape, le gouvernement
français répondit que le serment renfermait, non pas l'approbation canonique
des croyances dissidentes, mais la promesse de souffrir la liberté de tous les
cultes et de n'en persécuter aucun. Cette explication apaisa tous les scrupules
du vénérable Pontife. En effet, autre chose est l'indifférence religieuse et
par suite la tolérance dogmatique de tous les cultes, autre chose la tolérance
civile et par suite la protection des lois étendue à tous les citoyens sans
distinction de croyance. Plus d'une religion ne saurait être vraie; mais, entre
l'admission de cette vérité rappelée par l'encyclique et le recours obligatoire
à la force coercitive des lois politiques, la distance est grande (Note de bas
de page : V. Histoire du Consulat et de
l'Empire, par Thiers, liv. XX. - On comprendra sans peine que notre intention
ne saurait être de nous livrer ici à une dissertation en règle sur la portée de
l'encyclique de 1832. Nous nous contenterons de citer en témoignage l'autorité
imposante de Bossuet. Celui-ci avait été consulté par Jacques II sur la
question de savoir si un roi catholique pouvait, sans blesser sa conscience,
promettre 1° de protéger et de défendre l'église anglicane, telle qu'elle se
trouvait alors établie, avec la jouissance de toutes ses églises, universités,
collèges, écoles, immunités et priviléges; 2° d'exclure des charges publiques
tous ceux qui ne prêteraient pas le serment du Test. Bossuet répondit que Jacques II pouvait prendre ce double
engagement, sans blesser en aucune manière sa conscience de catholique. En ce
qui concerne le premier point, il dit: « La conscience du roi n'est pas blessée
par la déclaration de protéger et de défendre l'église anglicane, puisque la
protection et la défense qu'il promet ne regarde que l'extérieur et n'oblige Sa
Majesté à autre chose qu'à laisser celte prétendue église dans l'état extérieur
où il la trouve, sans l'y troubler, ni permettre qu'on la trouble... Il faut
faire une grande différence entre la protection qu'on donnerait à une fausse
église par adhérence aux mauvais sentiments qu'elle professe, et celle qu'on
lui donne pour conserver, à l'extérieur, la tranquillité. La première
protection est mauvaise, parce qu'elle a pour principe l'adhérence à la
fausseté; mais la seconde est très bonne, parce qu'elle a pour principe l'amour
de la paix, et pour objet une chose bonne et nécessaire, qui est le repos
public. » Quant au serment du Test,
l'illustre évêque de Meaux ne fut pas moins explicite. «Le Test, dit-il,
n'oblige Sa Majesté à autre chose sinon à exclure des charges publiques ceux
qui refuseraient de faire un certain serment: en quoi il n'y a point de
difficulté, puisqu'on peut vivre humainement et chrétiennement sans avoir des
charges. » (Voy. OEuvres complètes de Bossuet, éd. de 1836, t. VII, p.
262. - Catholic Gentleman's Magazine, t. 1, p. 718 et 719.))
(page 289) Par
rapport à la liberté de la presse, la question se présente dans les mêmes
termes. Un catholique ne peut, sans se révolter contre l'Église, croire ou
enseigner que la publication d'un livre immoral et impie soit chose
indifférente. Il ne lui est pas permis de publier des écrits renfermant des
doctrines anticatholiques. Il ne peut pas même s'abstenir de repousser
ouvertement la pâture que les ennemis de son culte jettent aux passions, aux
erreurs et aux préjugés des masses. Mais il ne s'ensuit pas qu'il soit obligé
d'invoquer l'appui de l'État et le secours du code pénal pour interdire aux
autres une liberté constitutionnelle dont il use lui-même. Ce serait, en
dernier résultat, attribuer le monopole de la presse aux gouvernements
temporels, c'est-à-dire, au protestantisme à Berlin, à l'anglicanisme à
Londres, au schisme oriential à St-Pétersbourg, à l'islamisme à Constantinople.
Enfin, la doctrine de l'encyclique à l'égard de la séparation
des deux puissances n'est pas davantage incompatible avec les exigences de la
liberté politique. On ne peut supposer à Grégoire XVI l'idée de confondre
J'Église et l'État, le trône et l'autel, le pouvoir politique et le pouvoir
religieux; car ce serait proclamer l'esclavage du catholicisme dans tous les
pays où les souverains professent une religion différente. Tout ce que le
vénérable Pontife demande, c'est qu'on ne brise pas la concorde salutaire,
l'harmonie constante qui doit exister, dans l'intérêt de tous, entre les deux
puissances qui président à la double destinée de l'homme. S'adressant aux
peuples et aux princes, il rappelle aux uns l'obligation de respecter le
pouvoir et d'obéir aux lois, aux autres l'obligation de protéger les sujets
dans la libre manifestation de leurs croyances religieuses. Si Grégoire XVI
avait voulu jeter l'anathème à
Par cela même que le catholicisme est la religion
universelle, il ne saurait être inféodé à un système quelconque de gouvernement
politique. Cette vérité est proclamée à toutes les pages de son histoire,
Gouvernement d'un seul ou gouvernement de tous, république, empire, monarchie
absolue, monarchie constitutionnelle, toutes ces formes extérieures de la vie
des peuples ne sont pas de son domaine; aux yeux de l'Église, ce ne sont que
des tentes dressées sur le chemin de l'éternité.
Le langage irritant d'une partie de la presse était le
produit d'une étrange confusion d'idées et de principes. Confondant la
tolérance dogmatique et la tolérance civile, mêlant les intérêts temporels aux
intérêts spirituels, appliquant aux institutions politiques des maximes
uniquement applicables aux institutions religieuses, elle réussit à troubler un
instant la sécurité des libéraux unionistes. Mais ce sentiment de crainte et de
méfiance n'eut qu'une durée éphémère. Les libéraux modérés restèrent fidèles au
drapeau de l'Union, et les catholiques continuèrent à pratiquer et à défendre
les libertés constitutionnelles (Note de bas de page : Les orangistes eux-mêmes essayèrent
d'exploiter l'encyclique au profit de la maison de Nassau (Voy. La légitimité,
l' ordre et le progrès, ou encyclique de Grégoire XVI, par l'abbé G. Moens.
Liége, Jeunehomme frères, Novembre 1832)).
Mais les reproches et
les résistances de la fraction libérale exclusive n'étaient pas seuls à
entraver l'action politique des Unionistes. Malgré l'intervention de
En lisant les documents qui appartiennent aux premiers mois
de notre indépendance, on ne tarde pas à s'apercevoir que les partisans de la
famille d'Orange-Nassau, avant de former un parti compact, s'étaient
fractionnés en plusieurs catégories distinctes. Les uns voulaient la
restauration pure et simple; les autres désiraient la restauration, mais avec
une séparation administrative entre le nord et le midi, sous la vice-royauté (page 291) du prince d'Orange; une
troisième classe désirait la séparation administrative et politique, avec la
royauté du jeune fils du prince royal, aujourd'hui roi de Hollande.
Les partisans d'un retour complet au régime déchu formaient
une phalange peu nombreuse. Après la défaite de l'armée royale, le bombardement
d'Anvers, l'intervention de
La deuxième fraction était plus considérable. Elle se
composait de tous ceux qui, voulant conserver les avantages commerciaux d'une
union intime avec
Les rêveurs de la troisième catégorie, assez nombreux à
Bruxelles avant la réunion du Congrès, avaient imaginé tout un système politique
et commercial. « Le seul moyen, disaient-ils, d'éviter l'intervention
étrangère, et par suite la guerre générale dont
Le parti qui voulait la séparation administrative, avec la
vice-royauté du prince d'Orange, acquit seul une importance réelle. A part
quelques retardataires obstinés, toutes les fractions dissidentes, bientôt
convaincues de leur impuissance, vinrent successivement se rallier à son drapeau.
(page 292) Il est
incontestable que la maison d'Orange avait conservé en Belgique des partisans
nombreux et honorables. Une partie de la noblesse, que Guillaume 1er avait
comblée d'honneurs et de prévenances, restait fidèle à ses sympathies politiques
et refusait de se rallier au régime nouveau. L'industrie et le haut commerce
voyaient avec défaveur un soulèvement qui pouvait leur fermer le marché de
Les mêmes appréhensions sur la stabilité du gouvernement
national, le même désir de conserver les avantages personnels acquis pendant la
période révolutionnaire, produisaient à peu près des résultats analogues dans
l'armée. Pour en fournir une preuve irrécusable, il suffit de citer les
conspirations des Borremans, des Grégoire et des (page 293) Vandersmissen. Nous avons déjà rappelé les manœuvres à
l'aide desquelles les agents du prince d'Orange avaient ébranlé la fidélité de
quelques chefs au drapeau de Septembre (Voy. Chapitre 4, p. 150).
Les inquiétudes et les
embarras qui se manifestèrent lorsque Louis-Philippe refusa d'accepter le trône
offert à son fils mineur, le duc de Nemours (Février 1831), furent aussitôt
exploités avec une adresse extraordinaire. Rejetant tout à coup le rôle de
défenseurs officieux des intérêts de la maison d'Orange, les émissaires de
« Voyez, disaient-ils, le talent, l'opinion et la
volonté, tout a échoué contre les insurmontables difficultés de la situation.
Depuis six mois la stagnation des affaires est générale; les pertes de
l'industrie, du haut et du petit commerce sont immenses, journalières et
toujours plus multipliées. L'avenir prend une teinte de plus en plus sombre. On
s'appuie encore aujourd'hui sur le crédit déjà obtenu; on renouvelle des
obligations déjà renouvelées; mais, plus on avance, plus s'agrandit l'horrible
abîme de la banqueroute, qui apparaît de toutes parts à l'extrémité de la
carrière, sans qu'aucune route se présente pour l'éviter. Tout le commerce y
est poussé, en dépit de ses efforts, par la main de fer de la nécessité. Partout
le crédit est mort. Les capitaux resserrés par la crainte s'amoncellent
improductifs; les manufactures sont oisives; les ateliers sont déserts, et la
population industrieuse qui les remplissait regorge dans les villes, en épuise
les ressources et compromet la sécurité publique. Bruxelles est à la veille
d'une faillite » (Note de bas de page : Cette argumentation se trouve mot à
mot dans une brochure orangiste intitulée Dernier mot sur la révolution belge.
Elle ne porte aucune désignation d'auteur ou d'imprimeur (Bibliothèque royale
de Bruxelles, fonds de la ville, nos 10317 132)).
Abordant ensuite un autre thème, ils rappelaient que les
révolutions les plus glorieuses et les plus (page 294) salutaires
s'étaient toujours consolidées par une sorte de transaction. A les entendre, la
vice-royauté du prince d'Orange n'était ni une restauration, ni un retour au
passé: c'était la combinaison, l'union du passé et de l'avenir. En 1688, la
femme de Guillaume d'Orange était la fille de Jacques II; en 1810, le père
adoptif de Charles-Jean était l'oncle du dernier roi de Suède; en
La conclusion de toutes ces harangues était inévitablement
formulée dans les termes suivants: « Je dirai aux capitalistes, aux
industriels, aux commerçants: C'est avec le prince d'Orange que le crédit
pourra renaître, que les peuples voisins rouvriront leurs ports et accorderont
de nouveaux débouchés à votre commerce. - Aux militaires: Toutes les
récompenses de votre valeur seront maintenues et votre avenir sera parfaitement
assuré sous un prince qui, de tout temps, a chéri le soldat, quel que fût son
drapeau. - Aux catholiques: Le prince vous délivrera à jamais de cette crainte
de l'influence française, plus redoutable que celle du protestantisme pour vos
dogmes et les franchises de votre culte. - Aux libéraux: Il est jeune,
généreux ; il a combattu tous les despotismes, ou par ses armes ou par ses
remontrances; il a préféré renoncer à tout plutôt que de sanctionner des
mesures illibérales. - A tous les Belges: De tous les prétendants à la
couronne, lui seul vous est connu, lui seul avait été adopté par vous; ses
enfants sont nés dans vos murs; lui seul peut vous assurer l'indépendance, vous
concilier les peuples et les souverains, et au milieu des agitations qui
tourmentent les peuples voisins, au milieu des événements qui se préparent et
dont nul ne peut prévoir la nature, consolider pour longtemps la tranquillité
et le bonheur de
(page 295) C'était
surtout dans l'industrie et le haut commerce que ces discours obtenaient du
succès et trouvaient des propagateurs infatigables. Fermement convaincus que la
séparation des deux pays devait amener la ruine des fabriques et
l'anéantissement du commerce maritime, conservant d'ailleurs un souvenir
reconnaissant des efforts tentés par Guillaume 1er dans l'intérêt de
l'industrie manufacturière des Belges, la majorité des fabricants et des armateurs
voyait dans la révolution le signal de la décadence commerciale de nos
provinces. Ces tendances étaient si peu déguisées que, dans plusieurs parties
du pays, les dénominations d'industriel et d'orangiste étaient devenues
synonymes (Note de bas de page : Dans un écrit en forme de dialogue,
publié en 1831, par M. Charles Marcellis, l'industriel défend hautement
l'orangisme (Des partis en Belgique au mois de Novembre 1831. Bruxelles, II.
Remy, 1831 , in-8°)).
Toutefois, malgré
l'assistance qu'ils trouvaient dans une partie de la noblesse, de l'industrie,
de la grande propriété, de l'administration et de l'armée, les orangistes, mis
en regard de la nation entière, ne formaient qu'une faible minorité.
Liége, Anvers et Gand étaient les foyers de la propagande
antirévolutionnaire. Or, dans ces villes mêmes, l'orangisme n'avait pas réussi
à acquérir une force décisive.
A Liége, la grande majorité de la population avait
chaleureusement applaudi à la chute du trône de Guillaume. Les industriels
eux-mêmes s'étaient fractionnés en deux catégories, l'une favorable et l'autre
hostile à la révolution de Septembre. Pendant que les uns voyaient dans la
séparation du nord et du midi du royaume le signal de la ruine irrémédiable de
l'industrie liégeoise, les autres, éclairés par la science économique et pleins
de confiance dans l'avenir, affirmaient que les souffrances du travail national
appartenaient à la catégorie de ces maux passagers que les révolutions
entraînent toujours à leur suite. Cette dissidence dans l'appréciation de
l'état industriel et commercial du pays ressort à la dernière évidence de
toutes les publications contemporaines (Voy., entre autres, Kauffman, De
l'industrie en Belgique. Liége, Collardin, 1830). Les fabricants acquis à
l'orangisme formaient peut-être la majorité; mais leur influence disparaissait
sous la prépondérance de la masse de la population, franchement dévouée à la
cause nationale.
(page 296) A
Anvers, l'orangisme dominait incontestablement dans le haut commerce; les
négociants dévoués à la révolution formaient la minorité. Mais il n'en était
pas de même dans les rangs de la bourgeoisie inférieure; là l'opinion nationale
était la règle et l'orangisme l'exception. Quant à la classe des propriétaires
non négociants, elle se partageait en deux catégories très-inégales, dont la
plus nombreuse manifestait ouvertement ses sympathies pour la cause
patriotique. La révolution, il est vrai, avait profondément lésé les intérêts
matériels de la cité; mais elle trouvait un contrepoids puissant dans les
croyances catholiques de la population, que le gouvernement de Guillaume 1er
avait si imprudemment froissées. D'ailleurs là aussi les masses étaient
irrévocablement acquises au régime nouveau (Lebrocquy, Souvenirs d'un
ex-journaliste, p. 44. Bruxelles, 1842). A Gand, les apparences étaient plus
favorables. Sans avoir en sa faveur la majorité numérique de la population,
l'orangisme y disposait manifestement de la majorité des influences sociales. A
côté des industriels qui regrettaient le régime déchu, se groupaient les trois
quarts des hommes exerçant les professions libérales, et ceux-ci s'appuyaient
sur une masse compacte d'orangistes appartenant à la classe moyenne. Rédigé
avec autant de talent que de courage, le Messager de Gand s'était constitué le
défenseur de la dynastie déchue, et, grâce à ce concours énergique et au
patronage des loges, les partisans de la maison d'Orange avaient réussi à
s'emparer des élections communales. Bientôt leur prépondérance politique devint
incontestable, au point que, sans la terreur inspirée par le peuple, un
soulèvement dans le sens antirévolutionnaire eût été inévitable; mais, au
moindre symptôme d'une agitation sérieuse, les prolétaires, déchaînés dans la
rue, se livraient aux excès les plus graves, brisaient les presses orangistes,
saccageaient l'habitation des éditeurs et menaçaient les classes élevées de
terribles représailles (Note de bas de page : «Nous avions contre nous le peuple,
cet élément indispensable des révolutions et des contre-révolutions modernes. »
Lebrocquy, loc. cit., p. 39).
Toutefois, cette
terreur même fut impuissante à mettre un terme à la propagande la plus active
et la plus habile. Aussitôt que le lion populaire rentrait dans sa tanière, la
presse antinationale reprenait son activité, et les chefs du parti
reparaissaient sur la scène. Les articles les plus violents des feuilles
orangistes étaient aussitôt traduits en (page
297) flamand et répandus à profusion dans tous les lieux publics. Chaque orangiste
avait en quelque sorte son rôle désigné, sa mission spéciale. Les uns
exagéraient les souffrances de l'industrie; les autres mettaient en circulation
les nouvelles les plus alarmantes. Ceux-ci recrutaient des partisans dans les
classes inférieures; ceux-là faisaient parvenir à nos soldats les appels à la
désertion que leur adressaient les officiers belges restés au service de
Si le pays entier eût
été livré aux mêmes influences, la cause de la révolution eût été gravement
compromise. Mais que pouvait le chef-lieu de
En réalité, si l'orangisme, après l'avénement de Léopold et
le traité du 15 Novembre, continuait à être un embarras, il cessa d'être un
danger sérieux. A Gand, le concours de la majorité des classes éclairées, mais
la résistance et la haine du reste de la population; à Anvers, une partie du
haut commerce; à Liége et à Bruxelles, un noyau sans importance numérique: tel
était le bilan de l'orangisme après les ratifications du traité des
vingt-quatre articles. Dans les rangs de l'administration civile et de la
hiérarchie militaire, la plupart des hommes qui, jusque-là, n'avaient pas
rejeté les offres des agents du prince d'Orange, cessèrent de craindre pour
leur avenir et se rallièrent sincèrement à la royauté nationale. Bien des industriels
et des (page 298) commerçants,
désespérant de la cause de la restauration, cessèrent d'attendre leur salut de
l'extérieur et finirent par accepter la révolution comme un fait accompli, avec
lequel il fallait désormais compter. Quelques groupes d'amis fidèles
continuèrent à servir les intérêts du prince royal; à Gand, l'orangisme réussit
même à se maintenir à l'état de parti politique organisé; mais les phalanges
inférieures devenaient indifférentes, et chaque jour amenait une défection
nouvelle. Le découragement fit des progrès d'autant plus irrésistibles qu'on ne
tarda pas à apprendre que la majorité de la nation hollandaise, éclairée par
l'expérience, se montrait elle-même hostile à la réunion des deux pays. A la
fin de
A quel point la presse orangiste était-elle subsidiée par le gouvernement
de La Haye? N'ayant pas sous les yeux le document parlementaire mentionné
ci-dessus (p. 292, en note), nous ne pouvons répondre avec certitude. M.
Lebrocquy (Mémoires d'un journaliste, p. 61 et suiv.) affirme que l’éditeur du
Messager de Gand reçut d'abord le prix de 100 abonnements, puis 4,400 florins,
somme correspondant à 150 abonnements. Il ajoute que l'éditeur du Journal du
Commerce, placé par la concurrence du Précurseur dans une situation pénible,
reçut un subside annuel, d'abord de 6,000, puis de 10,000 fr. - Du reste, ces
subsides n'avaient rien de flétrissant pour les propriétaires des journaux qui
défendaient l'orangisme avec un dévouement sincère. Ayant à lutter contre
l'indifférence du public, il était juste que ceux dont ils soutenaient la cause
supportassent une part de la dépense.
Nous avons parlé de l'effet que produisit sur les orangistes belges la
nouvelle de l’opposition du peuple hollandais à la réunion des deux pays. Ce
fait est attesté par M. Lebrocquy, alors rédacteur en chef du Journal du
Commerce d'Anvers. « De toutes les sommités orangistes, dit-il, les chefs
anversois étaient ceux qui correspondaient le plus avec La Haye, et c'est par eux
que j'appris d'une manière positive que la majorité en Hollande était contraire
à une nouvelle réunion des deux pays. Il n'y avait de parti pour elle que la
famille royale, les fonctionnaires publics et l'armée; tout le reste de
(page 299) A côté des orangistes se plaçaient deux autres
groupes de mécontents, les républicains et les partisans de la réunion à
Profondément divisés sur tous les autres points, les
républicains et les orangistes n'avaient de commun que leurs antipathies pour la
royauté constitutionnelle issue des votes du Congrès national.
Un fait qui n'a pas été assez remarqué, c'est que la
république, tout en ne réunissant que treize voix au sein du Congrès,
n'inspirait cependant aucune antipathie réelle aux membres de l'assemblée
constituante.
On repoussait la république, non pas comme mauvaise en soi,
mais à cause des embarras que cette forme de gouvernement nous eût sus cités en
Europe. On croyait la monarchie mieux appropriée aux tendances de l'époque et
plus en harmonie avec les mœurs et les idées du pays. Il suffit de lire les
débats du Congrès, pour se convaincre que telle était réellement la pensée de
la majorité. Trois membres du gouvernement provisoire, MM. Gendebien, Rogier et
Van de Weyer, se déclarèrent républicains, tout en votant contre la république,
parce que celle-ci n'entrait pas dans les vœux de la nation. Les trois quarts
des autres opposants déclarèrent voter pour la monarchie, parce que celle-ci
avait les sympathies de la majorité du peuple et se trouvait pour ainsi dire
imposée par la situation générale. Ils repoussaient la république, non pas
comme incompatible avec le maintien de l'ordre et le progrès de la société,
mais uniquement par la crainte de mécontenter
Du reste, cette appréciation des motifs du célèbre vote du 22
Novembre 1830 ne présente qu'une importance secondaire. Il est certain que la
royauté, une fois admise, obtint le concours actif des unionistes et même de la
fraction dissidente du libéralisme. Un seul instant, (page 300) la plupart des hommes dévoués à la révolution songèrent à
l'établissement du régime républicain; ce fut au moment où l'on apprit à Bruxelles
le refus de la couronne déférée au duc de Nemours. Mais ce mouvement peu
réfléchi n'eut qu'une durée éphémère. A l'époque de la première réunion des
Chambres, il n'y avait plus qu'un petit nombre de républicains sincères.
Disséminés dans quelques centres populeux, ils manquaient de cette unité
d'action, de cette communauté d'espérances et de vues, sans lesquelles il
n'existe point de parti politique sérieux. Il y avait encore des républicains
isolés, il n'y avait plus de parti républicain.
Les partisans de la réunion à
En groupant les faits que nous venons de rapporter, on
s'aperçoit que, durant les premiers mois qui suivirent l'installation de la
royauté nationale, la lutte n'existait en réalité qu'entre les unionistes, les
orangistes et la fraction avancée de l'opinion libérale.
De la part des orangistes, les attaques étaient vives,
incessantes et même brutales. A Liége, à Anvers et surtout à Gand, les journaux
du parti attaquaient les hommes et les choses de la révolution avec une (page 301) ardeur qui était rarement
exempte d'injustice. Aujourd'hui que l'orangisme a disparu de la scène, le
sentiment qu'on éprouve en lisant ces philippiques antirévolutionnaires tient à
la fois de la surprise et de l'effroi. On s'étonne que des écrits de ce genre
aient pu se répandre impunément en Belgique, à l'heure où toutes les passions
étaient en fermentation, et l'on s'explique ainsi, tout en les blâmant, les
excès dont le peuple se rendit coupable envers les imprimeurs et les
journalistes qui s'étaient constitués les défenseurs de la maison d'Orange
(Note de bas de page : A Gand, les presses du Messager
furent deux fois brisées par la populace).
Sans tomber dans les mêmes excès, les hommes appartenant au
libéralisme dissident n'épargnaient guère leurs coreligionnaires politiques
restés fidèles au drapeau de l'Union. Les ministres et la majorité des Chambres
devinrent l'objet d'une opposition systématique et fougueuse, formant un
douloureux contraste avec l'unanimité de l'élan patriotique qui avait produit
l'émancipation du pays et le vote d'une Constitution éminemment libérale. Une
nouvelle intolérance politique avait remplacé l'intolérance hollandaise.
Le gouvernement, en butte à des attaques partant de deux
camps opposés, sut conserver une attitude calme et digne. Prenant au sérieux la
tâche immense qui lui était imposée par les besoins et les périls de la
situation, il consacrait au développement des intérêts moraux et matériels du
pays les instants qu'il pouvait dérober aux débats du parlement et aux
interminables incidents des négociations diplomatiques. Tout en usant de ses
droits constitutionnels, tout en défendant avec fermeté les prérogatives du pouvoir
exécutif, il répudiait cette politique de parti qui tend à partager une nation
en deux classes hostiles: l'une possédant le monopole des emplois, des honneurs
officiels et des influences gouvernementales; l'autre réduite à une sorte
d’ilotisme constitutionnel, privée de toutes les faveurs et ne connaissant
l’Etat que par les sacrifices qu'il impose et les tracasseries qu'il suscite à
ses adversaires.
L'heure des gouvernements de parti n'avait pas sonné, parce
que les hommes les plus éminents de l'opinion libérale connaissaient trop bien
les dangers et les injustices de cet étrange régime. Pour en fournir la preuve,
il suffit de reproduire quelques lignes d'une publication (page 302) contemporaine, due à la plume habile de M. Tielemans : «
Le gouvernement, disait ce publiciste, doit se tenir en dehors de tous les
partis. Son mot d'ordre doit être la loi; son devoir, c'est l'impassibilité au
milieu des dissensions publiques; son droit, c'est de dire à tous: respectez le
pacte constitutionnel de l'État. Sa force n'est qu'à celte condition. Plus un
parti sera fort, plus grande sera la faiblesse du gouvernement qui l'adopte.
Qu'on nous dise celui qui s'est sauvé par ce moyen! On triomphe quelque temps à
coups de majorité; mais bientôt l'obséquiosité, l'entêtement, l'ignorance,
l'indiscrétion, l'intérêt personnel, l'amour-propre, l'ambition, 1'orgueil,
tous les défauts, tous les vices, affluent vers le parti qui domine, et alors
il n'y a plus dans ses rangs homme si sot ni si vil dont le gouvernement ne
devienne solidaire. Tout s'enregistre à son compte, et le jour de sa chute
arrive! Un gouvernement doit rester neutre entre les partis. S'il marche entre
eux avec modération; s'il cherche de bonne foi le plus grand bien de tous, il
sera toujours assez fort pour atteindre son but, car il aura l'approbation des
honnêtes gens. Ce que nous voulons, c'est qu'on appel1e aux fonctions publiques
les hommes les plus probes et les plus capables, unionistes ou autres,
catholiques ou libéraux, n'importe, pourvu qu'ils sachent aimer la loi,
défendre la patrie et la rendre heureuse après l'avoir sauvée. Ce que nous
voulons, c'est que le trône de Léopold soit assis sur quelque chose de plus
stable que la volonté changeante des partis, sur de bonnes lois, sur des
institutions libérales, sur la prospérité publique » (Note de bas de
page : L’Union et
La grande majorité des Chambres comprenait ces vérités
politiques, MM. Lebeau, Devaux, Rogier, Nothomb, Goblet, en un mot, toutes (page 303) les sommités de l'opinion
libérale restaient fidèles au drapeau de l'Union, en même temps que MM. de
Theux, de Gerlache, Raikem, de Muelenaere, Dumortier et toutes les sommités de
l'opinion catholique. Ce n'est pas à dire que les unionistes, soumis à une
discipline sévère, votassent aveuglément en faveur de toutes les mesures
proposées par leurs chefs politiques. Le palais de la nation n'offrait pas le
triste spectacle d'une assemblée de muets votant avec docilité selon le
commandement du maître. L'indépendance de caractère, le droit d'examen et la
liberté d'appréciation régnaient sur tous les bancs des deux Chambres. Souvent même,
nous le verrons, les actes des ministres étaient discutés avec une animosité
ardente qui dénotait le lendemain d'une révolution. Mais ces dissidences
n'empêchaient pas les uns et les autres de repousser cet étroit esprit de parti
qui cherche dans les passions politiques, bien plus que dans les intérêts réels
du peuple, tous ses motifs d'éloge ou de blâme. Liberté pour tous, égalité de
tous devant la loi, tolérance pour toutes les convictions, respect pour toutes
les opinions sincères: telles étaient les généreuses et fécondes devises de la
majorité.