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Singularité
de la situation politique belge par rapport à la France
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Nous suivrons pas à pas ces
bizarres évolutions sans reculer devant la futilité apparente de certains
détails : tous, les moindres comme les plus significatifs, ont pour
excuse l’à-propos. Ils apprendront à la fraction extrême du clergé français
quelle dangereuse solidarité elle accepte, quels aveux compromettants elle fait
en demandant « la liberté comme en Belgique. » Ils rassureront
certains libéraux qui s’exagèrent l’habileté et les ressources du parti
ultramontain. Convaincre les uns que la liberté comme en Belgique, c’est
la négation, au profit de l’église, de la prérogative gouvernementale, de
l’indépendance parlementaire, de l’égalité électorale, des garanties
administratives, des droits de la famille et de ceux du citoyen ; montrer aux
autres l’ultramontanisme belge succombant par ses propres armes, et déjà réduit
à se défendre lui-même contre les libertés qu’il a faussées, les abus qu’il a
érigés en loi, tel est le but que nous voudrions atteindre en nous adressant au
bon sens des deux partis.
Trois faits principaux
appelleront notre examen. Nous verrons le clergé belge réclamer d’abord la
suprématie au nom des vieilles idées politiques et religieuses, puis la
chercher, en désespoir de cause, dans les idées nouvelles, dans la liberté. Nous
le verrons ériger la liberté en monopole, aussitôt qu’il l’aura conquise. Nous
verrons enfin les libéraux belges, frappés d’impuissance dans le gouvernement,
dans les chambres, dans l’administration, dans le système politique tout
entier, aider eux-mêmes à leur propre ruine, descendre de faute en faute au
dernier degré de la faiblesse, de l’inhabileté, du discrédit, et, arrivés là,
regagner en deux ans presque tout le terrain qu’ils avaient perdu en douze ans
de défaites non interrompues, comme pour démontrer à l’Europe catholique que
l’abus engendre forcément la réaction ; que la théocratie est incompatible avec
le siècle, que les idées de liberté, de modération, d’équilibre sont encore,
plus fortes que les hommes et les évènements.
Les catholiques et le pouvoir jusqu’en 1830
On sait que
Le clergé flamand n’a pas
besoin, comme le nôtre, de renier ses traditions pour afficher les doctrines
ultramontaines ; il a toujours revendiqué la prééminence du spirituel sur le
temporel. Le moyen-âge l’y a habitué ; car, à ces époques de fractionnement
politique et d’oligarchie communale, toute force d’absorption, tout pouvoir
centralisateur, se sont réfugiés nécessairement dans la puissante unité de
l’église. La domination espagnole respecta ces prétentions ; mais le
gouvernement autrichien ne put s’en accommoder : en 1767, la guerre
éclata entre la couronne et le parti ecclésiastique. Marie-Thérèse n’hésita pas
à réprimander l’archevêque de Malines, qui avait fait appel au pape d’une
question de mariage résolue par la jurisprudence civile. Joseph II aborda
résolument l’œuvre commencée par sa mère. Non content de réprimer le clergé
dans ses usurpations, il voulut le régénérer en masse, et un édit de 1787
institua le séminaire général, où l’enseignement philosophique,
l’initiation aux idées modernes, devaient marcher de pair avec l’enseignement
canonique. Les évêques belges protestèrent, défendirent l’entrée du séminaire
général et recoururent finalement à l’insurrection. A leur voix, les Flandres
les quatre cinquièmes du pays, se levèrent comme un seul homme. Irritées de
longue main contre la domination étrangère, emprisonnée d’ailleurs par la
nullité littéraire de leur idiome dans une sorte d’impasse intellectuelle, où
toute inspiration descendait d’un clergé égoïste et fort arriéré lui-même, ces
populations se déchaînèrent contre le monarque philosophe avec la double furie
du fanatisme religieux et de l’orgueil national froissé.
En même temps, un mouvement
d’une autre nature s’opérait dans l’autre partie du pays Les Wallons, ou Belges
de race française, dont les traditions gallicanes se ravivaient sous les
prédications de l’école voltairienne, avaient encouragé d’abord Joseph II dans
sa lutte contre l’esprit ultramontain, l’empereur philosophe leur faisait
oublier le maître étranger. Quelques atteintes portées par Joseph II aux
franchises communales, quelques essais, d’ailleurs assez timides, de
centralisation, suffirent à rallumer chez eux la haine du joug allemand, et
plusieurs allèrent grossir les rangs des Flamands insurgés. Cette première
coalition n’aboutit pas, il est vrai, à une fusion de principes : chacune des
parties contractantes réserva les siens ; et, quand l’insurrection eut
succombé, moins par les armes autrichiennes et l’impéritie de Vandernoot, son
chef, que par l’indifférence de la majorité des Wallons pour un mouvement dont
l’ultramontanisme était en définitive le principal moteur, une autre lutte
recommença entre les prêtres et les philosophes. L’invasion républicaine
trouva, au sein des provinces gallo-belges un parti prêt à la seconder dans sa
croisade contre l’esprit clérical. La persécution terroriste recruta ses plus
fougueux auxiliaires dans les libéraux insurgés de 1788, dans ceux-là même qui
avaient le plus efficacement secondé le parti prêtre contre l’empereur Joseph
II. Plus tard, le concordat napoléonien fut salué en même temps par les
murmures du clergé flamand et par les applaudissements du libéralisme wallon.
Comprimé vingt ans par la
domination française, l’ultramontanisme belge se redressa plus impérieux que
jamais, après 1815, devant la suprématie protestante des Orange-Nassau. Le
clergé belge avait partagé d’abord cette illusion, commune à beaucoup de partis
et même de gouvernements, que 1815 était la négation radicale, absolue, des
principes consacrés par la révolution française, tant dans le domaine civil que
dans le domaine religieux. Aussi ne vit-il pas sans surprise et sans murmures
la constitution du nouveau royaume des Pays-Bas accueillir certaines maximes de
liberté. Il n’était pas à bout de déceptions. Guillaume maintint le concordat
napoléonien dans ses garanties, et le restreignit dans ses concessions à la
cour de Rome. La nomination des évêques fut déférée aux chapitres, sauf
l’approbation des candidatures par le roi, et un arrêté dénia au pape le droit
d’intervenir dans les affaires des diocèses belges. Le clergé, qui n’avait vu
dans l’avènement d’un prince hérétique, par conséquent suspect à une bonne
moitié de la nation, qu’un moyen de prépondérance, se trouvait ainsi placé sous
la surveillance immédiate de celui qu’il espérait effrayer et dominer. Il cria
à la persécution. Guillaume ne s’en émut pas et poursuivit paisiblement son
œuvre. Le pape avait fulminé des bulles menaçantes : la circulation de
ces bulles fut interdite. Les couvents, centres naturels des prédications
ultramontaines, prenaient une extension dangereuse : le personnel des couvents
fut limité, et ceux qui relevaient d’un chef étranger furent abolis ; les
frères ignorantins, qui travaillaient sourdement le peuple, virent plus tard
leurs écoles supprimées en vertu de cette dernière disposition. Le clergé
calomniait, au profit de ses établissements, l’enseignement donné par l’état :
les collèges ecclésiastiques furent astreints, comme les autres, à ne recevoir
que des professeurs gradués dans l’université, celui de Thielt résista et fut
fermé. Les séminaires étaient des écoles de sédition : Guillaume,
reprenant en partie l’idée de Joseph II, créa le collège philosophique,
sorte d’école normale, où tous les aspirants à la prêtrise devaient faire, sous
le couvert d’études littéraires et scientifiques, leur noviciat de citoyen. Le
pape taxa cette institution d’attentatoire au catholicisme, et conseilla
indirectement l’insurrection, en rappelant à l’épiscopat belge sa protestation
de 1787 contre le séminaire général ; mais Guillaume tint bon. Le prince de
Méan, archevêque de Malines, fut sévèrement réprimandé pour avoir reçu et
transmis ce manifeste incendiaire.
Le clergé n’épargnait rien de
son côté pour créer au gouvernement une situation violente ; Des émissaires,
parcouraient les campagnes, annonçant aux familles l’abrogation des nouveaux
règlements, et les chefs d’institutions ecclésiastiques refusaient des
certificats de bonne conduite aux élèves qui se rendaient dans les
établissements approuvés par l’état. Le clergé contrevenait comme à plaisir aux
plus simples dispositions de police pour donner aux répressions nombreuses
qu’il provoquait un caractère de persécution acharnée, incessante. A Gand, par
exemple, cinq nouvelles églises furent ouvertes sans autorisation ;
l’administration les ferma, et la populace, qui ne se doutait pas des décrets
de 1807 et de 1812, répéta, d’après les curés, que le culte allait être aboli.
Le concordat de 1827, qui rétablissait les droits de l’état sur l’église, en
légitimant toutes les prétentions de Guillaume à l’égard des évêques, produisit
une apparente réconciliation entre celui-ci et le clergé ; mais le principal et
peut-être l’unique grief du clergé contre la domination hollandaise reposait
sur le principe même que venait de consacrer le concordat. La suite le prouva.
Aux abords de 1830, quand Guillaume satisfit aux autres griefs, qu’il rapporta
certaines dispositions réputées hostiles aux séminaires, qu’il amnistia les
étudiants et les séminaristes émigrés, qu’il abolit enfin le collège
philosophique, l’opposition cléricale, loin de ralentir sa marche, alla jusqu’à
l’insurrection. Comme Joseph II, Guillaume demeura convaincu de philosophie,
et ce mot, que les bons paysans des Flandres, que leurs curés eux-mêmes étaient
fort en peine de comprendre, réveilla chez ces populations, et surtout dans les
campagnes où la domination française avait peu déteint sur les mœurs, le
fanatisme révolutionnaire de 1787.
De même aussi qu’à cette
époque, le clergé trouva un concours inattendu dans ses adversaires naturels,
les Wallons, dont les tendances toutes françaises venaient d’être retrempées
dans une communauté nationale de vingt ans. Guillaume avait été plus imprudent
encore que Joseph II. Rêvant une fusion prématurée, sinon impossible, il frappa
l’idiome français d’une sorte de mort civile, et les Wallons, blessés dans
leurs susceptibilités de race, se rapprochèrent de l’opposition ultramontaine.
L’insuffisance des garanties judiciaires et des droits électoraux, les
persécutions dirigées contre la presse, l’inégale répartition des travaux
publics, et surtout un népotisme inintelligent qui livrait aux Hollandais la
plupart des emplois, à l’exclusion des Belges, toutes ces causes réunies
cimentèrent la coalition de l’esprit philosophique et de l’esprit théocratique,
des Wallons et des Flamands, et rendirent inefficace l’arrêté du 7 juin 1829,
qui laissait à peu près facultatif l’usage du français.
Guillaume mesura bientôt
l’étendue de sa faute. Cette minorité libérale qu’il s’était si gratuitement
aliénée prit, en 1830, la tête du mouvement. Pactisant par sa haine avec les
ultramontains flamands, par ses vœux politiques et ses sympathies avec
l’ancienne opposition française, elle fut médiatrice entre ces deux influences
hostiles, et rattacha la révolution de septembre à la révolution de juillet.
L’émancipation politique du clergé belge en 1830
Après la victoire commune, il
y eut un moment d’hésitation et un commencement de rupture. Le clergé craignait
l’intervention française, qui le subordonnait à la minorité, lui arbitre de
trois millions de volontés et principal moteur de la révolution ; il
craignait surtout pour le libéralisme belge le contact de ce libéralisme
français, encore empreint de ses vieilles défiances contre le parti prêtre. Une
nouvelle coalition le sauva. Dès le lendemain de la révolution, les libéraux
belges se partagèrent en modérés et en radicaux : les premiers, peu
nombreux, peu homogènes, mais copiant déjà leur programme sur celui de notre
gouvernement, et tous, moins un, M. Nothomb, pénétrés de ce fait, que
l’alliance des deux oppositions, libérale et ultramontaine, n’avait été pour
celle-ci qu’un expédient ; les autres, exploitant la surexcitation
révolutionnaire des masses au profit d’un libéralisme effréné, mais non moins
intéressés que le clergé à neutraliser l’influence française, qui excluait le
radicalisme. Le clergé se jeta résolument dans ce dernier parti, où il avait
déjà des intelligences : deux journalistes républicains, alors très à la
mode, et dont l’un siégeait au gouvernement provisoire, MM. de Potter et
Bartels, avaient chaudement épousé, sous le dernier régime, la cause des
évêques contre l’Etat. Cette fusion, si monstrueuse en réalité, ne surprit
personne. Les plus défiants savaient gré au clergé belge d’avoir si franchement
répudié toute solidarités politique avec le clergé français de la restauration,
et les enthousiastes s’en allaient répétant « que l’église remontait à son
origine, que le prêtre était redevenu l’apôtre de la liberté. » Ces illusions,
si favorables au clergé flamand, qu’elles absolvaient de huit siècles
d’intolérance et d’empiétements, trouveraient aujourd’hui plus d’un
incrédule ; mais elles avaient alors tout l’attrait de la nouveauté,
elles s’autorisaient, pour la jeune Belgique, des doctrines
catholico-républicaines bruyamment prêchées en France par deux prêtres, MM. de
Lamennais et Lacordaire, dont l’ultramontanisme belge se faisait habilement
l’écho dans ses journaux, dans ses chaires, et jusque dans ses mandements.
Hormis la république, le
suffrage universel et l’abaissement du cens sénatorial au-dessous de 1,000
florins, tous les vœux du clergé (on les nommait encore des concessions et des
avances) furent bien accueillis. La coalition clérico-radicale emporta d’assaut
la liberté, sans garanties et sans contrôle, d’association et d’enseignement,
la liberté presque absolue de la presse, la liberté de conscience avec cette
clause significative, que « l’Etat n’avait pas le droit d’intervenir, soit dans
la nomination, soit dans l’installation des ministres du culte, ni de défendre
à ceux-ci de correspondre avec leurs supérieurs et de publier leurs
actes » Le sénat fut déclare éligible, le cens d’éligibilité fut aboli
pour la chambre des représentans. Les patentes furent intégralement comprises
dans le cens des électeurs, et, comme il n’y avait plus dès-lors équilibre
entre la propriété souvent fictive qu’elles représentent et la propriété
foncière, il fallut donner aux campagnes un cens très inférieur à celui des
villes, concession énorme, car elle assurait la prépondérance numérique de
cette classe d’électeurs sur qui le clergé exerce une action immédiate,
exclusive, la classe des paysans en un mot. Les dispositions provisoires qui
régirent le mode d’élection au congrès national avaient déjà admis ce principe,
ce qui achève d’expliquer l’influence obtenue d’emblée par la coalition
clérico-radicale et l’inaction forcée du groupe gouvernemental.
Les membres de cette minorité
ne persistèrent pas d’ailleurs dans leur opposition. Les uns, tels que MM.
Lebeau, Devaux et Rogier, sacrifiant leurs convictions, soit au désir de rester
possibles avec une majorité cléricale, soit au besoin d’union qu’imposaient aux
partis les dangers dont un ennemi armé et une diplomatie jalouse menaçaient simultanément
la nationalité naissante, se résignèrent à subir, à encourager même les
prétentions du clergé. C’est sous l’administration des deux premiers qu’une
circulaire affranchit les établissements de mainmorte du droit qu’ils payaient
sous le régime hollandais pour les acquisitions et donations d’immeubles,
mesure qui a tant profité aux couvents. D’autres, bien moins inquiets de la
position faite au clergé que de l’esprit trop radical des institutions civiles,
finirent par avoir confiance en des libertés dont un corps essentiellement
modérateur se portait le garant. Plusieurs enfin secondèrent la théocratie par
leurs défiances même ; ils virent dans l’extrême diffusion des droits
politiques un contrepoids à l’influence centralisatrice du clergé. M. Nothomb a
très bien exprimé, tout en les partageant, les illusions de cette époque quand
il a dit : « Le congrès a emprunté à la république ses libertés, et à la
monarchie ses garanties. » On n’avait pris en réalité que les abus
possibles dans celle-ci, et les dangers inévitables dans celle-là.
La théocratie se trouvait
pleinement, légalement organisée. Soustrait à toute surveillance civile par
l’article 16 de la constitution, investi de la majorité parlementaire par
l’infériorité du cens rural, le clergé pesait sur l’Etat, sans que l’Etat pût
réagir sur lui.
Les moyens d’influence du clergé depuis 1830
Qu’allait-il surgir d’une
situation si nouvelle ? Le clergé saurait-il séparer en lui le prêtre du citoyen,
ou bien concentrerait-il vers un but unique tous ses moyens d’action ? Et s’il
subordonnait à ses droits temporels les ressources sans nombre de son influence
spirituelle, de sa hiérarchie, de son unité, comment userait-il de son
formidable ascendant ? Serait-ce pour monopoliser à son profit les libertés
civiles et politiques, ou pour les garantir chez tous ? Se constituerait-il
despote ou pour régulateur ? Telles étaient les questions posées. Pendant que
nos journaux s’obstinaient à traiter
Je me hâte de dire que cette
expérience n’a pas été favorable à l’utopie de MM. de Lamennais et
Lacordaire ; les catholiques, aussi bien que les libéraux, le
reconnaissent aujourd’hui.
Le clergé belge n’a pas hésité
un instant à exploiter sa double position. Dès les élections de 1830, les
mandements, la chaire, le confessionnal, sont mis au service de ses candidats.
Le curé de campagne écrit lui-même tous les bulletins de la paroisse et conduit
par bataillons ses paysans au chef-lieu, les préservant avec une sollicitude
comique de tout mauvais contact, jusqu’au moment du scrutin. A peine maître de
la majorité, le clergé s’impose aux ministres, et des milliers de places
soldent les frais de sa première campagne électorale. Les conseils provinciaux
sont nommés par la même catégorie d’électeurs qui a déjà nommé la chambre, et
relèvent comme elle du clergé : celui-ci leur fait attribuer, au détriment de
la prérogative royale la collation d’un grand nombre d’emplois, et les conseils
provinciaux servent plus efficacement encore ce système de favoritisme et
d’arbitraire, qui, accouplant au joug d’une pensée commune deux
incompatibilités, emprunte à la décentralisation républicaine ses moyens, à
l’unité despotique ses traditions.
Par la liberté d’enseignement,
l’action absorbante du clergé s’ouvre un champ tout aussi vaste que par la
prépondérance électorale des paysans et par les restrictions imposées au
pouvoir exécutif. Pendant que les universités laïques s’écrasent par une
concurrence illimitée, le clergé concentre les ressources morales et
matérielles dont il dispose sur son université de Louvain, qui, célébrée par la
presse religieuse sur tous les points du territoire, enrichie par les quêtes
qui se font pour elle au temps pascal dans tout les églises du royaume,
accaparera la plupart des célébrités professorales et tiendra un nombre
fabuleux de bourses à la disposition des électeurs bien pensants.
L’enseignement secondaire, l’enseignement élémentaire, sont envahis par les
mêmes voies Quarante-quatre établissements d’instruction moyenne,
d’innombrables établissements d’enseignement primaire, subventionnés tous par
les fidèles, et presque tous par le gouvernement, la province et la commune,
font aux collèges et aux écoles laïques une concurrence à laquelle ceux-ci ont
peine à résister.
Mêmes déceptions quant à la
liberté d’association et à la liberté de la presse, dont le clergé semble
devoir exclusivement profiter. L’une renforce la milice ultramontaine de moines
étrangers, la plupart jésuites, et qui, pour acheter la protection de
l’épiscopat, mettent au service de ses recommandés électoraux, de son
université, de ses écoles, de ses journaux même, tous les moyens de propagande
et de police que comporte leur puissante hiérarchie. L’autre transforme les
curés en courtiers d’abonnements et devient dès lors illusoire pour tout
journal qui ne subit pas le patronage du clergé.
Voilà comment le clergé belge
débutait dans la vie constitutionnelle. On pouvait l’accuser déjà de n’avoir
éparpillé, affaibli l’action politique que pour l’absorber plus aisément ; mais
tous les soupçons de ce genre furent d’abord imputés aux haines des orangistes.
Il en coûtait à certains libéraux de renoncer sitôt aux illusions
néo-catholiques de 1830. Les plus défiants crurent le clergé d’autant plus
dévoué au maintien des nouvelles libertés, qu’il en accaparait presque tous les
bénéfices à lui seul. Un incident prouva bientôt que les libéraux avaient
doublement tort, et que les orangistes eux-mêmes étaient bien au-dessous de la
vérité : le clergé belge adhéra en masse, sauf de muettes exceptions, à la
fameuse encyclique du 18 septembre 1832, qui réprouvait les doctrines de MM. de
Lamennais et Lacordaire, c’est-à-dire son propre programme de 1830-31.
La réaction ultramontaine de 1832 : Mirari Vos et l’excommunication
des loges maçonniques
Cette nouvelle attitude du
clergé était fort significative. L’encyclique taxait d’absurde et
souverainement injurieuse pour l’église toute idée d’une certaine restauration
ou régénération de l’église, en d’autre termes l’alliance du
catholicisme et de la liberté. Admettre que l’église s’abdiquât elle-même par
ce manifeste de son chef devenait impossible : c’était donc à la liberté de
s’effacer devant l’église, ou celle-ci de confisquer celle-là. L’encyclique
condamnait la séparation de l’Eglise et de l’Etat comme contraire au bien de
l’Eglise et de l’Etat, ce qui équivalait à dire que l’Eglise devait absorber
l’Etat ; car l’interprétation inverse n’était pas admissible en Belgique, où le
clergé, avec l’assentiment du pape, en avait fait deux fois un prétexte
d’insurrection. L’encyclique indiquait donc au clergé belge, comme but,
l’anéantissement des libertés civiles, comme moyen, l’annulation du pouvoir
exécutif, seule force de l’Etat qui ne relevât pas entièrement de l’Eglise,
c’est-à-dire l’asservissement du pouvoir exécutif au principe électif,
qu’avaient livré à l’influence cléricale, dans les campagnes, la docilité des
paysans, dans les villes l’appât des emplois. C’est là du moins le sens donné
par le clergé et ses agents à l’encyclique de 1832. Onze années d’usurpations
l’ont prouvé.
La réaction catholique se
montra dès lors de plus en plus envahissante : la liberté d’association, dont
elle usait si largement pour elle-même, reçut ses premiers coups. Les cinq
évêques belges excommunièrent simultanément les loges maçonniques, dont le seul
crime était d’emprunter à la hiérarchie cléricale, sinon sa force, du moins son
unité et le secret de ses actes. Cette fois le doute n’était plus permis :
le clergé ne visait plus uniquement au monopole de fait, mais au monopole de
droit. Les libéraux comprirent enfin quelle monstrueuse inégalité recelait au
fond ce prétendu système d’égalité absolue et de parfait équilibre auquel ils
avaient si bénévolement adhéré. Toutes représailles devenaient impossibles.
Pour rendre au clergé coup pour coup, pour rejeter aux couvents l’interdit
lancé contre la franc-maçonnerie il ne fallait rien moins, que biffer un
article de la constitution. Le clergé, au contraire, pouvait impunément, sans
infraction matérielle à la constitution, et en faisant tout simplement usage du
droit qu’elle lui donnait de publier ses actes, supprimer une à une toutes les
libertés. Je dis supprimer, car, à défaut des moyens de coercition pénale que
la loi lui refusait, et dont il se souciait fort peu, son ascendant moral dans
un pays, essentiellement catholique, où le titre d’excommunié porte encore,
avec lui les terreurs du moyen-âge, garantissait à ses projets réactionnaires
une pleine efficacité. Une fois entré dans sa nouvelle voie, il dédaigna tout
palliatif. Les esprits en étaient encore à pénétrer le mystère de cette
croisade de l’épiscopat contre une association où naguère des prélats belges ne
dédaignaient pas de s’affilier, qu’un évêque, préludant à la fameuse lettre
pastorale de 1843, fulminait l’interdit contre un journal politique et pour des
opinions exclusivement politiques.
Les ultralibéraux se
répandirent en amères invectives contre ce qu’ils appelaient l’apostasie du
clergé, c’est sur eux que la principale responsabilité tombait M de Potter, le
journaliste catholico-républicain, fit retentir la presse de ses conseils, de
ses menaces, et plus tard de ses plaintes. M. Gendebien, dont le vote
républicain avait tant de fois rencontré dans l’urne celui de l’abbé de Haerne
et de maint autre abbé, tourna résolument à la prêtrophobie. M.
Verhaegen, le futur successeur de M. Gendebien à la tête du parti ultralibéral,
disciplina les débris des loges maçonniques, et organisa silencieusement dans
leur sein la résistance qui devait éclater huit années plus tard. Les rôles
politiques se transposèrent encore une fois. Le clergé voyait se déchaîner
contre lui les libéraux exaltés, ses séides de la veille, et trouvait un appui
forcé chez les libéraux modérés, ses alliés douteux dans la dernière
insurrection.
La faiblesse des contrepoids politiques face à l’hégémonie catholique
MM. Lebeau et Rogier, chefs de
ce dernier parti, étaient au pouvoir quand débuta la réaction ultramontaine.
Ils avaient deviné ses plans. Le projet d’organisation communale, élaboré et
présenté sous leur ministère, et qui renforçait le pouvoir exécutif, doit être
considéré comme un premier essai de résistance. Peut-être auraient-ils osé plus
dans un moment où le parti clérical n’était encore ni organisé, ni discipliné,
bien que prépondérante déjà ; mais ils ne furent pas maîtres de persister dans
cette voix. Les libéraux exaltés, qui, depuis leur rupture avec le clergé, se
désignaient à eux comme des auxiliaires naturels, n’avaient pas oublié la part
prise, en 1831, par les modérés et M. Lebeau surtout, à l’adoption du traité
des dix-huit articles. Ce traité garantissait l’indépendance belge au prix
d’un sacrifice de territoire ; aussi avait-il soulevé les clameurs de cet
ultralibéralisme, qui, en Belgique comme partout, s’inspire moins volontiers
des nécessités politiques que des susceptibilités d’un nationalisme étroit.
Loin de se calmer, l’irritation de ce parti s’était accrue en raison même des
difficultés extérieures, au point que M. Gendebien montant un beau jour à la
tribune pour proposer la mise en accusation du sieur Lebeau. Il n’y avait rien à faire avec des libéraux
pareils. Le ministère resta donc sous le joug des catholiques, et, jusqu’en
août 1834, époque où le projet d’organisation communale, son premier acte
d’indépendance, le précipita du pouvoir, il fit pour eux ce que MM. Lebeau et
Devaux ont si aigrement reproché depuis à M. Nothomb ; il prépara les succès du
parti prêtre, en ouvrant une libre carrière au népotisme électoral de ce parti.
Tout, dans le camp ennemi,
favorisait donc l’invasion ultramontaine : l’attitude violente des radicaux, la
passivité forcée du ministère ; et jusqu’à la position personnelle du roi. Chef
protestant d’une révolution dirigée en partie contre la suprématie protestante,
le roi Léopold ne pouvait trop user de ménagements vis-à-vis d’un clergé
ombrageux, qui l’avait repoussé longtemps, qui ne l’avait accepté plus tard
qu’avec des réserves injurieuses, et dans la seule intention d’échapper au
danger plus grave de l’influence française et de notre régime centralisateur,
comme le déclara à la tribune l’abbé Bouqueau de Villeraie. L’impartialité même
ne lui était pas permise toute initiative conciliante, tout essai de
pondération venus de lui eussent emprunté à sa qualité d’hérétique un caractère
suspect. Habileté ou faiblesse, Léopold a toujours donné à ses ministres, dans
la sphère fort rétrécie de son action, l’exemple de ces cajoleries forcées, qui
ont si puissamment aidé le parti clérical, soit en peuplant l’administration de
ses créatures, soit en le désignant aux complaisances des fonctionnaires
libéraux. Le roi des Belges ne s’est pas toujours borné là ; c’est à son
influence personnelle que fut attribuée, en 1834, la chute du ministère
Lebeau-Rogier, coupable d’avoir proposé et fait voter une disposition favorable
à la prérogative royale, en dépit du parti que représentait son successeur, le
ministère de Theux.
Pendant l’administration de M.
de Theux, qui se prolongea, à travers des remaniements successifs, du 4 août
1834 jusqu’en avril 1840, la connivence fut complète entre le clergé et le
cabinet. Ce n’était plus d’ailleurs dans la curée des places, dans les
complaisances volontaires ou forcées de tel ou tel ministre, que le clergé
voyait sa principale ressource électorale. Dès 1836,
Le gouvernement Lebeau-Rogier (1840-1841) : pourquoi il fut
possible et pourquoi il est tombé
Enfin le parti catholique se
croyait tellement fort par lui-même, tellement indépendant des vicissitudes du
pouvoir, qu’en 1840, à la dissolution définitive du ministère de Theux, il
accepta sans opposition un cabinet ou la plus grande part d’influence revenait
à deux libéraux, MM Lebeau et Rogier. MM. Lebeau et Rogier ne semblaient
pouvoir s’appuyer, en dehors des catholiques, que sur le groupe qu’ils
dirigeaient, et qui a reçu le nom de doctrinaire, groupe en apparence
trop peu nombreux pour leur permettre même un essai de résistance. En dehors du
conseil au contraire, MM. Lebeau et Rogier auraient pu devenir les chefs d’une
coalition modérée exaltée, ou chaque parti aurait réservé ses griefs devant un
intérêt commun d’opposition. Or les catholiques devaient trop aux divisions du
parti libéral pour ne pas redouter, sinon dans les chambres, du moins dans le
pays électoral, une trêve qui l’aiderait à combiner ses efforts. Que si MM.
Lebeau et Rogier, loin de mesurer leur docilité sur leur faiblesse,
entreprenaient une lutte inégale, le clergé se croyait toujours en mesure de
leur substituer à temps des ministres plus soumis. Il se trompait. Le moment
approchait où les moyens employés jusqu’alors avec succès par le parti
catholique allaient tourner contre lui-même.
MM. Lebeau et Rogier
appréciaient la situation tout autrement que les catholiques : ils
s’autorisaient d’un fait, inaperçu du plus grand nombre, mais qui n’avait pas
échappé à l’expérience administrative de ces deux hommes d’Etat. La majorité
catholique n’était homogène qu’à la surface. Parmi les hommes sans fortune et
sans indépendance que la suppression du cens d’éligibilité avait jetés dans la
chambre des représentants, plusieurs ne s’étaient ralliés au clergé que par
intérêt, par expédient, bien décidés à se tourner contre lui, dès qu’il
cesserait de disposer des places. D’autres députés-fonctionnaires étaient
parvenus, à force de docilité et de complaisance, à faire oublier leurs
antécédents libéraux, et le clergé avait appuyé leur réélection. Les uns et les
autres, comme la suite le prouvera, composaient ensemble un bon quart de la
majorité. Fatigués d’un patronage qui subordonnait leur avenir politique et
administratif au succès fort précaire d’une faction que commençait à repousser
le sentiment général, et qu’ils ne servaient d’ailleurs qu’à regret, ils
étaient les auxiliaires nés du premier cabinet libéral dont l’alliance leur
offrirait quelques garanties. MM. Lebeau et Rogier le comprirent. Tandis que le
parti catholique favorisait leur rentrée au pouvoir, pour séparer profondément
encore le groupe radical du groupe doctrinaire, ils arrivaient, eux, avec la
ferme intention de coaliser ces deux groupes, qui, réunis aux défectionnaires
catholiques, leur donneraient une majorité bien faible, si l’on veut, mais
suffisante dans un pays où tel cabinet a franchi des sessions entières avec un
avantage de deux ou trois voix seulement.
Depuis longtemps d’accord sur
la nécessité de contenir la réaction ultramontaine, les deux fractions du
libéralisme différaient essentiellement encore quant aux moyens d’exécution.
Chacune d’elles cherchait ces moyens dans sa doctrine de 1830. Fortifier le
pouvoir pour le soustraire aux exigences cléricales, constituer un sénat
inamovible qui pût contrebalancer la docilité forcée de la chambre des
représentants, émanciper cette chambre elle-même en élevant le cens des
campagnes au niveau de celui des villes, tel était le programme doctrinaire.
Affaiblir le pouvoir, pour que le clergé ne fût plus tenté de s’en faire un
instrument ; abaisser le cens des villes au minimum de celui des campagnes, et
admettre les capacités avec un cens moindre encore pour neutraliser l’influence
électorale des paysans ; diminuer enfin le cens d’éligibilité du sénat pour
restreindre l’action politique de l’aristocratie, qui s’était constituée
l’adversaire des idées de décentralisation, tel était le programme radical. Il
reste constaté, disaient les doctrinaires, que la réaction ultramontaine
procédé par le radicalisme ; donc la résistance dérive du principe opposé. Si
le radicalisme a fourni des armes à la réaction ultramontaine, disaient à leur
tour les radicaux, c’est qu’il est incomplet. Voilà en quels débats stériles la
presse et les orateurs libéraux avaient dépensé, sous le ministère de Theux,
les rares trêves que laissait la question extérieure, cet autre obstacle au
rapprochement des exaltés et des modérés. Le clergé avait fort habilement
exploité ces malentendus, mettant tour à tour en évidence, selon qu’il
s’adressait à l’aristocratie ou aux petits fermiers, les théories populaires de
MM. de Potter, Bartels, Gendebien, Verhaegen, Delehaye, ou le programme
semi-aristocratique de MM. Lebeau, Rogier, Devaux, et leurs amis.
Tout projet de réforme
immédiate, complète, embrassant l’engrenage constitutionnel tout entier,
offrait donc le double inconvénient de produire, au sein du parti libéral, deux
systèmes qui s’annulaient l’un l’autre, et de fournir de nouvelles armes au
clergé : Il fallait dès lors s’en tenir à des réformes partielles, ou aucun des
deux systèmes ne serait en jeu, et qui, loin de mutiler les institutions
actuelles, paraîtraient les compléter. Telle semble avoir été la pensée
politique du cabinet d’avril 1840. L’enseignement fut le terrain neutre où
modérés et exaltés se donnèrent pour la première fois rendez-vous. M. Rogier
institua un concours annuel auquel devaient prendre part tous les
établissements d’instruction moyenne du royaume, et cette mesure, qui
asservissait les collèges ecclésiastiques aux chances d’une concurrence loyale,
eut l’assentiment unanime des libéraux, M. Devaux, resté en dehors de la
nouvelle combinaison, posa de son côté, dans
Les catholiques ne se
méprirent pas sur la portée de cet incident de presse. Ils interpellèrent
vivement MM. Lebeau et Rogier, qui refusèrent de désavouer les opinions émises
par M. Devaux. Une question de confiance fut posée. Pour la première fois, les
deux fractions libérales de la chambre des représentants votèrent en commun,
et, réunies aux défectionnaires que MM. Lebeau et Rogier comptaient avec raison
recruter dans les rangs catholiques, elles donnèrent au cabinet une majorité de
quelques voix ; mais le sénat, dont MM. Lebeau et Rogier ne mettaient pas
l’adhésion en doute, vota à la presque unanimité dans le sens contraire, et
alla même jusqu’à adopter une adresse qui conseillait au roi le renvoi du
cabinet.
Cette défection du sénat, si
imprévue pour les doctrinaires, peut néanmoins s’expliquer. Le sénat votait en
1841 contre MM. Lebeau et Rogier par les mêmes raisons qui l’avaient fait voter
auparavant pour MM. Lebeau et Rogier. Allié des doctrinaires, tant que le parti
clérical les avait combattus par le radicalisme, il se constituait logiquement
l’ennemi de ces mêmes doctrinaires, dès qu’à leur tour ils s’appuyaient sur les
radicaux. Les doctrinaires s’étaient d’autant plus compromis aux yeux du sénat,
que tous les sacrifices d’opinion semblaient être de leur côté. Depuis 1836 la
lutte des deux programmes s’était presque entièrement concentrée dans la
presse. Or, en Belgique, où la dispense de cautionnement ouvre un plein accès
au journalisme prolétaire, les idées radicales ont nécessairement plus
d’organes que les principes modérés. Ajoutez à cela que les journaux
doctrinaires avaient fini par éluder toute polémique de nature à prolonger les
dissentiments du parti libéral. Tout, dans la question intérieure, concourait
donc à effacer l’opinion doctrinaire, à la confondre avec le groupe radical, à
établir une apparente solidarité entre les deux, et du jour où cet accord,
purement négatif, passa de la presse dans la chambre, le sénat ne douta pas de
l’apostasie de MM. Lebeau, Devaux et Rogier. Ce n’était plus du reste à de
simples questions d’organisation politique, d’équilibre parlementaire, que se
limitaient les dissentiments du sénat et des ultralibéraux. Au lieu de s’en
tenir aux réformes bien ou mal entendues qu’indiquait la situation, telles, par
exemple, que l’abaissement du cens des sénateurs, la presse ultralibérale en
était arrivée peu à peu jusqu’aux dernières exagérations du radicalisme. Impôts
outrés sur le luxe, suppression des titres de noblesse, dénigrement maladroit
et gratuit des idées aristocratiques, tel était son thème favori. Le clergé
n’avait pas manqué de rapprocher ces déclamations du silence calculé de la
presse doctrinaire, taxant ce silence de complicité, et se posant, lui qui
devait tout à la prépondérance de l’élément plébéien, comme le champion né des
hautes classes contre la coalition libérale, devenue purement et simplement le
parti des jacobins. La noblesse avait pris facilement le change, et, l’esprit
de contrefaçon aidant, on avait vu se reproduire en Belgique la piquante
comédie de nos bourgeois gentilshommes, affectant des sympathies
clérico-légitimistes pour se faire suspecter d’aristocratie.
Ce fut alors que M. Nothomb
pris, avec le portefeuille de l’intérieur, la direction d’une combinaison
nouvelle, dont tous les membres, excepté lui, appartenaient à la majorité
catholique. La plus grande part d’influence, celle qu’assuraient le talent et
la position, revenait, dans le nouveau cabinet, au représentant de la minorité
déchue. Un pareil choix, en face d’une réaction parlementaire qui semblait plus
que jamais subordonner la couronne aux exigences du parti clérical, était assez
significatif. Le roi se sentait débordé par les catholiques, et il comprenait désormais
la nécessité de les contenir. La satisfaction n’était cependant qu’apparente ;
en réalité, c’était le clergé qui avait renversé le ministère, et qui dominait
ses successeurs. Impuissant à résister aux catholiques, qui le maîtrisaient par
le sénat, M. Nothomb était condamné d’avance à la nécessité d’agir contre son
propre parti, tout en tâchant d’éviter les compromis qui lui enlèveraient la
possibilité d’une réconciliation. Orateur souple et conciliant, prônant à tout
propos les nécessités pour se faire pardonner d’avance l’abandon des principes,
sceptique jusqu’au dédain de soi-même, possédant à fond ce que j’appellerai les
lieux communs, la petite monnaie du machiavélisme parlementaire, M. Nothomb
offrait l’ensemble de talents et de faiblesses nécessaire pour éluder les
dangers de ce rôle, et pour en subir de bonne grâce, sans lassitude et sans
murmures les inévitables déconvenues.
Ainsi, les premières
tentatives de cette union si redoutée entre les deux nuances libérales
n’avaient servi qu’à compléter la prépondérance parlementaire du parti
catholique, en lui ralliant le sénat. Les premières résistances de la couronne
n’aboutissaient qu’à abriter l’autre théocratique sous un prête-nom libéral. Au
plus grave péril qu’eussent couru les catholiques depuis 1830 correspondait
leur plus éclatant succès ; mais ce succès lui-même allait devenir l’occasion
de leur décadence, et c’est pendant la durée du ministère Nothomb que va
s’accomplir cette péripétie.
La question scolaire, la loi communale et la main-morte
Jusqu’ici, dans l’exercice des
droits exorbitants qu’il tient de la constitution de 1831, le parti catholique
a réussi bien moins par lui-même que par les divisions des libéraux et les
complaisances calculées du roi. L’incertitude de ces garanties l’a maintenu
dans un état de défiance qui justifie, à certains égards, sa politique. Dans
ses empiétements les plus violents, les plus manifestes, il n’a obéi peut-être
qu’à un instinct exagéré de conservation. C’est à l’épreuve du pouvoir
incontesté, paisible, tel que l’assure désormais en ses mains le double
privilège de la prépondérance parlementaire et de l’irresponsabilité
gouvernementale, qu’on va définitivement le juger. S’il use avec discrétion et
dignité de sa force, confiant au cours naturel des choses le complément de ses
succès, l’opinion lui sera d’autant plus indulgente qu’elle s’attend à un
redoublement d’audace ; les deux fractions libérales, un moment réunies
par l’imminence d’un danger commun, exhumeront leurs vieux dissentiments ;
l’opposition se détruira par ses propres mains ; l’utopie néo-catholique se
trouvera réalisée. Si le parti catholique persiste, au contraire, dans un
système de violences désormais inutiles, apportant dans la victoire l’ardeur
inconsidérée de la lutte, restant parti quand il doit être pouvoir, il
transformera en fusion sérieuse et durable la trêve accidentelle des libéraux
modérés et des exaltés. La minorité vaincue grossira ses rangs d’une fraction
nombreuse, jusqu’ici étrangère aux querelles de parti, mais dont la neutralité
n’est au fond que de l’attente. Je parle de ces libéraux déclassés qui, sans
s’être associés, en 1830-31, au crédule enthousiasme des radicaux, acceptèrent
la prépondérance ecclésiastique comme un pis-aller, et dans la persuasion que
le clergé serait plus dangereux encore au sein de l’opposition qu’au sein du
pouvoir. Ces hommes ont voulu continuer l’expérience jusqu’au bout ; mais, une
fois éclairés sur l’incompatibilité absolue du principe théocratique et du
principe constitutionnel, ils préféreront tout naturellement les chances
incertaines de la lutte au péril certain et permanent du statu quo.
On devine quel a été le choix
de l’ultramontanisme belge ; il n’a vu, dans le hasard inouï qui lui permettait
d’être despote sans violence, qu’une garantie d’impunité, une occasion
précieuse d’abdiquer toute dissimulation. Il n’a pas même su garder, dans sa
poursuite avouée du monopole, l’apparence de ces convictions exclusives qui
sont la tache originelle, mais en même temps l’excuse de l’esprit de parti.
Tout moyen lui est devenu indifférent. S’est-il agi, par exemple, de soustraire
l’enseignement clérical aux dangers d’un concours qui aurait mis à nu sa
faiblesse ou l’anachronisme de ses tendances : les catholiques se sont
retranchés dans leur vieille théorie de décentralisation ; ils ont dénié
au gouvernement le droit d’imposer des règles aux établissements qu’il n’a pas
fondés ; ils ont réclamé et salué d’enthousiastes acclamations l’arrêté qui
rendait facultatif, d’obligatoire qu’il était, le concours institué par M.
Rogier entre les écoles secondaires du royaume. Il est inutile d’ajouter que
pas un seul collège ecclésiastique n’a concouru depuis. Ailleurs et à la même
époque, les catholiques se sont aperçus que la décentralisation même avait ses
dangers. Soit que, trop exclusivement préoccupés des élections parlementaires,
ils aient négligé les élections municipales, soit que la bourgeoisie commence à
subir l’influence des loges, plusieurs villes se sont fait de leurs droits
communaux un rempart contre l’esprit ultramontain. Là c’est un refus de
subsides aux écoles chrétiennes, ici des entraves apportées à l’établissement
des jésuites, ailleurs des encouragements de toutes sortes aux collèges de
l’état. Calculant qu’à tout prendre l’initiative royale est plus facile à
diriger que l’élan spontané de l’esprit public, les catholiques ont fini par
regretter de l’avoir si complètement désarmée devant les communes. Reniant
leurs bruyantes doctrines de 1830-31, ils ont provoqué, appuyé et voté en corps
une loi qui accorde au roi la faculté de nommer les magistrats communaux en
dehors des conseils électifs. Plus tard, ils ont fini par pousser le dédain des
formes jusqu’à se compromettre gratuitement. MM. Brabant et Dubus ; les deux
représentants les plus exagérés du parti catholique, ont fait à la chambre
cette fameuse proposition d’ériger l’université de Louvain en personne
civile, prétention puérile, s’il en fut, car cette université jouissait
déjà, à l’ombre de prête-noms bien connus, des privilèges que tendait à
restaurer la proposition. Mais le fait ne suffisait plus aux ultramontains
belges : ils voulaient le droit, ils voulaient surtout le nom, et
réellement c’eût été une éloquente consécration des doctrines néo-théocratiques
que cette résurrection spontanée de la main-morte au sein des
institutions les plus libérales du continent.
Ce mot de main-morte a
été habilement exploité par les libéraux. Hypocrisie ou naïveté de la part de
l’opinion, il a soulevé plus de colères et de tempêtes que n’en avaient provoqué
ensemble des empiétements bien autrement sérieux. M. Nothomb a compris qu’il ne
pouvait appuyer la proposition Dubus-Brabant sans se compromettre
irrévocablement auprès des libéraux. Dans ses précédentes concessions aux
catholiques, ce ministre avait plus ou moins sauvé les apparences. La loi qui
enlevait aux communes le droit d’élire leurs magistrats avait réalisé, après
tout, une des clauses du vieux programme des modérés. L’arrêté qui avait rendu
facultatif le concours institué par M. Rogier entre les classes supérieures de
tous les collèges sans exception avait appelé à ce concours l’une des classes
élémentaires, et M. Nothomb s’était prévalu de cette extension illusoire pour
faire sonner bien haut qu’il avait complété, et non dénaturé, l’œuvre de son prédécesseur.
Devant le projet de main-morte, devant cette expression brutale des espérances
ultramontaines, la neutralité, les palliatifs, les doubles interprétations
devenaient impossibles. M. Nothomb s’est donc efforcé de provoquer le retrait
de la proposition Dubus-Brabant. Prières, menaces, promesses, rien n’a été
épargné par lui auprès des catholiques dans des conciliabules réputés secrets
mais dont des indiscrétions calculées tenaient au courant les libéraux. M.
Nothomb a réussi enfin à faire intervenir le pape auprès des évêques, et la
malencontreuse proposition a été ajournée à de temps meilleurs.
Les luttes électorales de 1843 et la question cruciale de l’enseignement
Accusé de trahison par les catholiques
sans être rentré en grâce auprès des libéraux, M. Nothomb a voulu profiter des
élections de 1843 pour désarmer les deux partis. Des candidats nouveaux,
s’annonçant comme libéraux ou comme catholiques, selon que le membre sortant à
éliminer relevait de M. Lebeau ou de M de Theux, furent improvisés par lui dans
certains districts. Dans d’autres districts, où le membre à éliminer s’appuyait
sur les deux opinions, apparaissaient simultanément des candidatures opposées,
qui désorganisaient l’ancienne majorité en divisant les voix. Ce coup de Jarnac
a enlevé aux catholiques quatre de leurs chefs. Quant aux libéraux, ils ont
soutenu rigoureusement le choc. Une résistance sérieuse s’organisait déjà dans
leurs rangs. Le clergé en avait déposé le premier germe dans la
franc-maçonnerie. L’interdit lancé contre les loges n’avait servi qu’à leur
donner une signification politique, à les transformer en véritables clubs, où
s’affiliaient, dans les villes françaises, les libéraux tant modérés
qu’exaltés, et, dans les villes flamandes, les orangistes, qu’une haine commune
coalisait avec les libéraux contre l’esprit clérical. Toutefois cette coalition
n’aurait jamais franchi le terrain neutre des élections communales sans deux
événements qui rapprochèrent, sur le terrain politique, orangistes, libéraux et
ultralibéraux. En 1839, la maison de Hollande renonça à ses droits sur
Les loges sont devenues dès ce
moment de grands centres électoraux, correspondant entre eux, ayant leur fonds
social, leurs recruteurs de voix, leurs journaux, leurs quêtes annuelles,
destinées à subventionner les universités laïques, à parfaire le cens électoral
des affidés, et, s’il faut tout dire, à payer les tonnes de bière où doivent,
au jour des élections, se noyer les derniers scrupules des électeurs
campagnards ; elles ont copié en un mot, sous toutes ses formes et dans tous
ses abus, la formidable stratégie du parti clérical, opposant aux mandements
les brochures, à la chaire la presse, au confessionnal le cabaret. Dans
quelques villes, comme à Bruxelles, Liége, Tournay, Ypres, les loges se sont
constituées en associations publiques, pour devenir accessibles à ceux des
libéraux qu’effrayait le titre de franc-maçon. Leur puissance s’en est
considérablement accrue. Voilà comment, dans les élections de 1843, les
libéraux ont pu si bien résister aux efforts combinés d’un parti plus influent
que jamais, puisqu’il avait désormais pour lui l’aristocratie, et d’un
ministère d’autant plus dangereux que la plupart de ses candidats déguisaient
leurs tendance sous les dehors du libéralisme.
De son côté, le clergé a rendu
guerre pour guerre. La presse libérale, qui précédemment n’avait subi que des
attaques isolées, a été excommuniée en masse par les évêques réunis à Malines
en septembre 1843. Le but politique de cet anathème était plus que jamais
évident, car les journaux libéraux, par tactique, sinon par conviction,
affectaient dans leur polémique la plus minutieuse orthodoxie, et séparaient
scrupuleusement le prêtre du citoyen. La pastorale invitait les curés « à
établir dans les paroisses respectives une association chargée d’arrêter la
circulation des mauvais écrits. » Elle leur enjoignait « d’avertir
premièrement les ouailles au prône, secondement au tribunal de la pénitence, publicè
et per domos, à temps et à contre-temps, les suppliant avec menaces de la
part de Dieu, en toute douceur et selon la science, de renoncer entièrement et
pour toujours à la lecture des mauvais livres et des mauvais journaux. »
Plus francs que la pastorale, les curés ont traduit mauvais par libéral,
et les feuilles les plus timides, dès qu’elles n’épousent pas toutes les
rancunes ultramontaines, sont placées nominalement dans cette catégorie. Dans
certains bourgs des Flandres, il ne circule plus de journaux libéraux :
l’estaminet qui en reçoit un seul est dénoncé en chaire et frappé d’interdit. A
Malines, centre de la réaction cléricale, on ne trouve plus d’imprimeur pour un
journal libéral ; dans cette dernière ville, la vente des journaux du clergé
est seule autorisée au débarcadère central des chemins de fer, d’où les
journaux proscrits se répandaient autrefois dans toutes les directions. A
Saint-Trond, le doyen menace d’excommunication tous les habitués de la société
littéraire, si cet établissement reçoit un journal libéral. A Tournay, les
pères rédemptoristes refusent d’entendre en confession, même d’entendre,
quiconque lit un journal libéral. A Ath, un curé refuse de bénir le mariage
d’un ouvrier attaché à l’imprimerie d’un journal libéral : on fait
appel à l’évêque de Tournay, qui maintient l’interdit, à moins que l’ouvrier ne
quitte son atelier.
L’enseignement, cette autre
source de l’opinion, ne pouvait pas mieux échapper que la presse à ce parti
pris de monopole sans frein et sans limites, et ici M. Nothomb vint en aide au
clergé. Non content de placer deux ecclésiastiques à la tête des deux seules
écoles normales que le gouvernement eût été autorisé à créer, M. Nothomb agréa
l’offre faite par les évêques de soumettre les sept écoles normales du clergé
au régime d’inspection établi par la loi de 1842, qui force les communes, à
moins d’autorisation spéciale, à choisir leurs instituteurs parmi les élèves
des écoles soumises à cette inspection. Le clergé envahissait donc, au prix
d’un contrôle illusoire, tout l’enseignement primaire, ou peu s’en faut.
N’admirez-vous pas comment ces ombrageux démocrates du parti clérical sont
tolérants pour la prérogative royale, dès qu’elle doit s’exercer à leur profit
?
Cette question de
l’enseignement était destinée à mettre en relief toutes les palinodies
ultramontaines. Ce même parti, qui venait d’abjurer ses susceptibilités
radicales pour s’emparer de l’enseignement primaire, y revenait quelques mois
plus tard pour garder la haute main sur les universités. Le terme assigné à
l’organisation provisoire du jury chargé de conférer les grades académiques
expirait en 1843. Les libéraux, tant modérés qu’exaltés, demandaient que la
nomination des examinateurs fût déférée au roi. Les catholiques exhumèrent
toutes leurs vieilles déclamations anti-gouvernementales en faveur de l’ancien
système, qu’ils préféraient par une raison fort simple : sur 62
examinateurs nommés par les chambres dans l’espace de huit ans, 42 choix
avaient porté sur l’université de Louvain, 20 seulement sur les deux
universités de l’état réunis, et pas un seul sur l’université libre de
Bruxelles, fondée et soutenue par les dons des libéraux. M. Nothomb ne pouvait
pas songer cette fois à abriter les empiétements des catholiques sous un
principe libéral. Les rôles étaient distincts, les principes et les moyens
parfaitement définis de part et d’autre. Il s’agissait pour M. Nothomb, ou de
se mettre à la merci des catholiques par une abjuration solennelle ; ou de
pactiser ouvertement avec son ancien parti. Qu’a fait M. Nothomb pour éluder
cette double difficulté ? Il a présenté un projet qui déférait au roi la
nomination du jury d’examen, et il a feint de le défendre, huit jours durant,
contre les attaques des catholiques, pendant qu’il travaillait sous main, de
concert avec eux, à le faire échouer.
Le redressement libéral
L’année paraissait donc bonne
pour les catholiques, qui avaient soustrait leurs collèges au contrôle de
l’Etat, accaparé l’enseignement primaire, et assuré pour quatre ans, terme
accorde à la nouvelle organisation du jury d’examen, leur privilège
d’inquisition sur l’enseignement universitaire ; elle paraissait bonne aussi
pour M. Nothomb, qui désormais croyait avoir le droit d’objecter aux libéraux
leur impuissance, et d’excuser par des nécessites parlementaires les
concessions faites à l’esprit ultramontain Ce triomphe a été de courte durée.
Les élections provinciales de juin 1844 sont venues prouver aux catholiques
qu’ils avaient perdu dans l’opinion plus de terrain qu’ils n’en avaient gagné
dans le domaine des institutions. Ces élections ont été un véritable coup de
théâtre En dépit du clergé et de M Nothomb, Gand, Liége, Tournay, Bruxelles,
Louvain même, ce puissant foyer de réaction, sont parvenus à expulser tous ou
presque tous les candidats du parti catholique. Les élections provinciales sont
faites par la même catégorie de votants qui fait les élections parlementaires,
à cette différence près que les membres des deux chambres sont nommés par
arrondissement, tandis que les conseillers provinciaux le sont par canton.
Cette différence a rendu plus saillante encore la défaite des ultramontains. Le
mouvement de 1844 ne s’est pas limité aux grands centres de population, où les
électeurs paysans, cet élément fondamental de la puissance cléricale, sont en
minorité ; les cantons ruraux, où la presque unanimité appartient aux paysans,
ont suivi en grande partie l’impulsion des villes. On a vu plus : à Tournay,
par exemple, le collège où votaient les électeurs de la banlieue a donné aux
libéraux une majorité proportionnellement plus forte que celle du collège où
votaient les seuls bourgeois. La réaction libérale était donc manifeste, même
chez cette classe d’électeurs qui semblait le moins disposée à la subir.
En présence de ces résultats,
le parti catholique s’est mis à affecter, dans l’exercice de ses droits, une
modération jusque-là inconnue. La nomination du jury universitaire pour
La retraite de M. Nothomb ne
peut que précipiter la chute du parti ultramontain. Deux défaites électorales,
qui ont frappé indistinctement les candidats catholiques et les candidats
ministériels proprement dits, ont éclairé l’ancien ministre sur l’impossibilité
de séparer ses opinions de ses actes, et d’excuser, par des exigences
parlementaires, le concours qu’il a prêté à la majorité vaincue. Il veut
profiler des deux ans qui doivent s’écouler jusqu’aux premières élections pour
se réconcilier avec la majorité naissante. Réussira-t-il à convaincre les
libéraux de sa bonne foi ? C’est douteux, d’autant plus douteux que MM. Lebeau,
Devaux et Rogier sont personnellement intéressés à compromettre ce dangereux
concurrent. Cependant un homme de cette portée d’esprit ne disparaît pas en un
jour de la scène politique. Dans deux ou trois ans, quand de nouvelles
élections auront ébréché la majorité catholique du sénat, M. Nothomb pourrait
bien reparaître à la tête d’un ministère de transition, qui reproduirait, au
profit des libéraux, le rôle passif qu’a joué le dernier cabinet au profit des
catholiques, et qui amènerait ainsi, sans secousses, cette transformation
parlementaire dont le renouvellement intégral du sénat est aujourd’hui l’unique
condition.
Je ne dirai rien du nouveau
ministère, sinon qu’il est condamné d’avance à la plus complète immobilité,
résultat de sa fausse position entre une majorité qui s’en va et une majorité
qui arrive. Le roi Léopold semble avoir voulu personnifier cette situation, en
donnant pour base à la nouvelle combinaison deux incompatibilités qui se
neutralisent : M. Vande Weyer, libéral modéré, et M. Malon catholique
outré.
Pourquoi ce retournement ?
Ainsi deux ans auront suffi
aux libéraux pour transposer tous les termes de la question politique. Deux ans
auront suffi à ces hommes qu’aucune solidarité matérielle ne liait, et qui
avaient contre eux le peuple et le gouvernement, la religion et la loi,
l’argent et l’anathème, pour vaincre une corporation compacte, dont les droits
se rattachaient à ceux de la nationalité même, dont les abus étaient légitimés
d’avance par la constitution, et qui, dans l’exercice de ces abus et de ces
droits, avait, sur ses adversaires, l’immense avantage de n’être enchaînée par
aucun principe, mais de les exploiter tous, combattant tour à tour la liberté
par elle-même, la liberté par le pouvoir, le pouvoir par la liberté. Disons-le
: ce n’est pas à la presse, à la franc-maçonnerie, au système de fraudes
électorales copié par cette association sur la tactique du clergé, qu’on peut
faire tous les honneurs d’un pareil résultat. Un ennemi bien autrement
formidable a porté au clergé le plus grand coup : cet ennemi, c’est
lui-même. Il n’est en effet ni dicté, ni payé ; ce sentiment qui soulève des
populations entières au cri de « à bas les jésuites ! » qui les
précipite, bannières en tête, au-devant des lauréats des universités laïques,
ou qui les joint, silencieuses et recueillies, au convoi mortuaire des
francs-maçons excommuniés. Elle n’est ni dictée, ni payée, cette réprobation
qui poursuit, sous toutes ses faces, l’intolérance du clergé politique,
proscrivant ce qu’il conseille, et absolvant ce qu’il proscrit. Non, la
réaction s’est développée spontanément, naturellement, et en dehors de toute
influence de parti.
Je suis loin d’accuser la
masse entière du clergé belge. A côté et surtout au-dessous de la fraction
politique, de celle qui cherche à écraser l’Etat sous l’autel, un grand nombre
de prêtres déplorent cet abus sacrilège de l’ascendant religieux. Les uns, qui
ont gardé le nom de lamménistes, avaient sincèrement proclamé les
doctrines égalitaires de 1830-31 : d’autres en sont à trembler que les
haines imprudemment soulevées par certains ministres de la religion
n’atteignent la religion elle-même ; mais les regrets ou les craintes qu’inspire
la réaction ultra catholique à une notable portion du clergé inférieur ne vont
jamais jusqu’à une protestation formelle. Les plus audacieux se bornent à
déployer moins d’intolérance qu’on n’en exige d’eux, et souvent ils le paient
cher. Avanies, censures, menaces, exclusion de tout avancement, missionnaires
qui s’abattent chaque année sur les cures suspectes, condamnant ce que le curé
tolère, approuvant ce qu’il a déconseillé, tout est mis en œuvre pour
décourager les desservants indociles, ou tout au moins pour les déconsidérer.
Ici un prêtre, qu’un journal libéral avait félicité de se montrer plus modéré
que les autres, est forcé de signer une protestation violente en faveur des
jésuites et contre les libéraux. Ailleurs un autre prêtre, véhémentement soupçonné
de libéralisme, et qui à ce titre de réprobation joignait celui de directeur
d’un collège royal, est diffamé presque publiquement par le jésuite à la mode.
L’offensé ose se plaindre, mais, menacé aussitôt d’interdiction, il publie une
rétractation humiliante dans les journaux. Ce n’est pas tout : les
jésuites exigent une rétractation formellement louangeuse pour leur ordre, et,
afin de rendre l’intimidation plus efficace, les révérends pères refusent la
confession aux élèves du collège dirigé par l’ecclésiastique récalcitrant.
C’est presque à regret que je
nomme ici les jésuites, car, autour de ce mot, se groupent chez nous certaines
exagérations, dont le moindre défaut est l’inutilité : mais en Belgique, où le
radicalisme des institutions a formidablement armé la compagnie, et offert à
son esprit accapareur un appât auquel de moins ambitieux n’eussent pas résisté,
il faut être aveugle ou se résigner à la voir en tout et partout. Le clergé
inférieur n’est pas du reste le seul à trouver son joug pesant. Les évêques,
qui n’ont vu longtemps dans la compagnie qu’un instrument passif, se sentent
déjà débordés par elle. Ces symptômes de défiance sont encore très
vagues ; la plupart ne dépassent guère la porte de la sacristie. Un seul,
que voici, m’a paru très concluant. L’an dernier, deux vicaires de Tournay
sollicitent de leur évêque l’autorisation d’entrer au couvent des
rédemptoristes de Saint-Trond. L’évêque refuse, et les deux vicaires demandent
conseil à un liguoriste de l’endroit. Celui-ci répond qu’il ne peut les délier
lui-même du serment d’obéissance, mais que le général de l’ordre a plein
pouvoir à cet effet. Les deux vicaires écrivent à Vienne, obtiennent
l’approbation du général, et disparaissent un beau matin, sans avertir ni
l’évêque ni le curé. La feuille de l’évêché s’est plainte assez aigrement de
cet embauchage, et, par représailles, les jésuites refusent aujourd’hui
l’entrée de leur collège à M. l’évêque de Tournay, qui cependant a beaucoup
fait pour eux. Ils travaillent même, dit-on, à enlever à ce prélat la direction
du grand et du petit séminaire, à l’expulser, en d’autres termes, de chez lui.
Encore quelques faits semblables, et l’antique haine de l’épiscopat belge
contre la compagnie de Jésus pourrait bien se raviver. Qui sait même si l’épiscopat
ne se rallierait pas aux doctrines gallicanes ? Cette hypothèse, qui, eût paru
absurde il y a dix ans, deviendrait très probable le jour où l’influence des
jésuites prévaudrait ouvertement à la cour de Rome. Les évêques seraient dès
lors forcés de reconnaître qu’en répudiant le contrôle de l’Etat, ils ont
répudié aussi sa protection.
Le rapport de forces actuel des partis et les perspectives d’avenir
J’ai montré que l’avènement du
parti libéral n’était plus qu’une question de temps. Comment usera-t-il du
pouvoir ? Mettra-t-il à profit les leçons du passé ? Saura-t-il échapper à ces
luttes de principes qui ont longtemps énervé dans ses mains toute action et
toute résistance ? Il est peut-être permis de l’espérer. La question de
réforme, cause principale de ces dissentiments, devient à peu près oiseuse du
moment où doctrinaires et radicaux obtiennent, dans le cercle des institutions
actuelles, le résultat qu’ils poursuivaient en commun, mais par des moyens
opposés. Il s’opère d’ailleurs dans les rangs du libéralisme extrême une
réaction très marquée en faveur des idées de centralisation. M. de Potter et
ses écrits républicains sont complètement oubliés. M. Gendebien, qui dirigea
jusqu’en 1839 le groupe radical de la chambre des représentants, a déchiré son
mandat dans un moment d’humeur ; sa retraite a beaucoup facilité le
rapprochement des deux fractions libérales. M. Verhaegen, qui semblait avoir
recueilli l’héritage politique de M. Gendebien, a pris résolument fait et cause
pour la prérogative royale dans la question du jury universitaire. M. Delehaye
vote avec M. Verhaegen ; bien qu’il lui arrive d’opiner dans un autre sens. M.
Castiau s’abstient de plus en plus à la tribune de la propagande radicale qui
déborde dans ses écrits. Mêmes tendances en dehors de la chambre : depuis 1844,
les élections de Bruxelles, Tournay, Liége et Louvain, bien que dirigées par
les loges maçonniques, où domine l’influence radicale, ont principalement porté
sur des hommes du parti gouvernemental. De leur côté, les doctrinaires ne se
montrent pas exclusifs : MM. Lebeau, Devaux et Rogier ont renié leurs théories
ultra-gouvernementales dans les deux ou trois circonstances où le monopole
ultramontain a prétendu se retrancher derrière ces théories.
Je dirai plus : le jour n’est
peut-être pas loin où ces concessions purement accidentelles se compléteront et
se résoudront en un dogme clairement formulé. Un revirement imprévu s’opère,
depuis les élections de 1843, dans la coterie des évêques, noyau primitif du
parti clérical. Soit qu’à la vue des derniers succès du libéralisme ils
commencent à mettre en doute l’efficacité du système électoral, soit qu’ils
veuillent constituer sur une base sérieuse, sur une communauté d’intérêts
réelle et durable, l’alliance contractée par eux avec l’aristocratie, soit
enfin pour désarmer les jésuites, dont l’influence repose en grande partie sur
la petite bourgeoisie et les paysans, trois évêques sur six en sont à demander
déjà des restrictions politiques. Le Journal historique, organe de
l’évêché de Liége, ne voit plus de préservatif contre le débordement des
« mauvaises doctrines» que dans l’élection à plusieurs degrés, ou le
système hollandais, pour parler clairement. Les feuilles épiscopales de Tournay
et de Namur ont pris texte des élections de 1843 et de 1844 pour déclamer
contre « le sale gouvernement populaire ;» et la dictature de « la
canaille. » Nous voilà un peu loin des mandements démagogiques et des
barricades dévotes de 1830-31. Inconséquentes ou non, ces avances ne déplaisent
point à l’aristocratie, qui représente encore en Belgique la grande propriété,
et recueillerait ainsi tous les bénéfices de l’élection indirecte. Un parti
essentiellement rétrograde cette fois, par ses moyens comme dans son but, peut
naître d’un jour à l’autre ; et même se constituer fortement. Son apparition
cimenterait indéfiniment l’union des libéraux. La fraction radicale songerait à
défendre le terrain des libertés actuelles bien plus qu’à l’agrandir ;
l’homogénéité du parti libéral serait alors garantie.
Je n’ai rien dit de certain
parti mixte dont M. Nothomb s’est laissé attribuer la création, et à qui on
prétend assigner le rôle de nos centres. Ce parti n’existe pas. Il n’y a jamais
eu en Belgique qu’un juste milieu : c’est le groupe doctrinaire, qui, jusqu’en
1840, s’est tenu à égale distance des catholiques et des ultralibéraux. Ce qui
a pu accréditer l’idée d’un nouveau parti mixte, c’est la politique passive de
M. Nothomb, qui, forcée de refléter en tout, même dans ses contradictions, la
stratégie du parti catholique, a combattu tour à tour la coalition libérale par
des principes doctrinaires et par des principes radicaux ; mais, loin de créer
une nuance intermédiaire entre les deux partis, cette politique n’a servi, on
l’a vu, qu’à effacer celle qui existait déjà. Attaquées séparément dans leur
domaine, les deux fractions libérales se sont repliées vers la constitution de
Conclusions
Il est une vérité qui ressort
clairement des faits que nous venons de retracer, c’est que la liberté absolue,
dans les mains d’une corporation, la « liberté comme en Belgique, »
c’est le monopole, et la pire espèce de monopole : l’impunité dans la
violence, la légalité dans la tyrannie. Je ne fais pas un crime au clergé
d’être essentiellement, envahisseur : il a cela de commun avec tous les
éléments constitutif de l’humanité, et c’est même du libre antagonisme des
divers intérêts que résulte partout et toujours l’équilibre social ; mais
encore faut-il que cet antagonisme soit libre, que l’inégalité des forces y
soit compensée par l’inégalité des moyens, que le clergé, avec sa puissante
unité, ne soit pas pourvu des mêmes armes que la société laïque,
perpétuellement fractionnée par l’égoïsme de l’individu, de la famille, du
clocher, de la race : sans quoi l’équilibre est nécessairement rompu. Voyez le
clergé belge, plus que tout autre il semblait appelé à un règne paisible ;
droits, garanties, préjugés, croyances, inviolabilité matérielle et morale, il
avait tout pour lui. Eh bien ! sans qu’il y soit provoqué, sans avoir
l’excuse de son intérêt menacé ou méconnu, le clergé belge se trouve
irrésistiblement conduit à tout déborder, à tout envahir. La liberté
d’association, vaste réseau dans lequel il enveloppe la nationalité tout
entière, corps et biens ; la liberté d’enseignement, qui, combinée avec la
liberté d’association, lui livre toutes les générations à venir ; la liberté de
la presse, où il a la plus large part, puisque, aux termes de l’article 16 de
la constitution, il peut, sauf d’insignifiantes garanties, s’en servir contre
l’Etat lui-même ; la liberté électorale, façonnée à son profit exclusif ;
l’indépendance parlementaire, dont son pouvoir est le produit spontané ; la
prérogative royale elle-même qui n’intervient qu’en sa faveur : rien
n’échappe aux intolérantes susceptibilités du clergé belge. Ces libertés, ces
droits ne s’exerçaient que pour lui ; il ne veut pas même qu’on les exerce, et
les répudie absolument.
Qu’en est-il arrivé ? que la
communauté du danger, détruisant les dissidences individuelles, coalisant les
égoïsmes rivaux, a introduit chez les vaincus le redoutable élément de l’esprit
de corporation, et dès ce moment s’est reproduit, aux dépens des catholiques,
ce vaste système d’absorption dans lequel ils avaient enfermé les libéraux. La
liberté d’association, source première du monopole ecclésiastique, est devenue
le point de départ de la résistance. Les autres libertés ont eu le même
sort : enseignement subventionné, presse soudoyée, embauchage électoral,
rien n’a échappé à cette minutieuse contrefaçon des empiétements ultramontains.
Les députés fonctionnaires, le roi lui-même, que les catholiques ont façonnés à
subir et à servir toutes les majorités, n’attendent qu’un revirement politique,
désormais prévu, pour compléter, au profit des libéraux, cette inexorable loi
du talion. L’ultramontanisme belge peut déjà comprendre qu’à force égales il y
a moins de vitalité encore dans l’esprit de monopole que dans l’esprit
constitutionnel. Il a appelé la liberté, et la liberté l’écrase. Il croyait
l’exploiter contre les citoyens et s’est trouvé irrésistiblement conduit à la
répudier pour lui-même : témoin la transformation ultra-gouvernementale
qui se manifeste dans les rangs de l’épiscopat.
Je conclus. Il n’y a pas dans
nos sociétés modernes d’élément réel et durable pour la théocratie. Qu’elle
s’étaie de l’autorité monarchique, comme en France pendant la restauration, ou
qu’élargissant sa base, elle se fonde, comme en Belgique, sur la liberté
populaire, l’édifice croule tôt ou tard. En principe, cette double expérience
est déjà complète, et le jour n’est peut-être pas loin où le Piémont
absolutiste et
GUSTAVE D’ALAUX