« Le Parti Catholique Belge de 1830 à 1884 », par
G. GUYOT de MISHAEGEN (Bruxelles, Larcier,
1946)
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QUATRE - Constitution du Parti Catholique (1863-1878)
(page 123) Après une période d’épreuves et de tâtonnements, les
catholiques prennent conscience de leur devoir politique. Les Congrès de
Malines, inspirés et soutenus par des hommes pour la plupart en dehors des
milieux parlementaires, dépassent le Congrès libéral de 1846 par leur cadre,
leur but et leur organisation. Sans s’occuper directement de politique, ils
provoquent des échanges de vues qui conduisent à l’examen de la situation
intérieure du pays. S’ils proposent comme objectif principal la rénovation de
la société par l’esprit religieux, ils montrent la nécessité de défendre
l’Eglise sur le plan politique. Leur rôle se prolonge dans une institution
permanente, la
Fédération des Cercles catholiques. Celle-ci
cristallise les forces éparses, leur donne le sens du travail dans la
discipline et l’union. Elle répond « à un besoin des temps. Les Cercles,
groupés et reliés entre eux, voient doubler ou tripler leur action par
l’alliance et par les relations qui s’établissent de Verviers à Ostende, de
Mouscron à Turnhout, de Mons à Anvers » ((1) Journal de
Bruxelles, 1er mai 1872). Elle est l’agent le plus
actif des victoires électorales de 1870 et 1871. Grâce à elle, il y a
maintenant un parti franchement catholique. Mais ce parti n’est pas encore
cimenté par l’épreuve ; des dissensions intestines à propos de nos institutions
constitutionnelles le minent. Elles causent la chute du ministère Malou qui a
dû, pendant sept ans, naviguer entre Charybde et Sylla. N’importe, le parti est
assez fort pour subir le baptême de feu.
1. Chefs
anciens et nouveaux
Les hommes de la génération
précédente n’ont pas tous disparu, mais ils sont bientôt dépassés. Parmi eux,
il y a d’abord (page 124) les
unionistes de la première heure, devenus presque contre leur gré les chefs du
parti conservateur. Malou ne paraît pas aux Congrès de Malines, de Theux et
d’Anethan y assistent plutôt comme spectateurs. D’autres sont plus hardis.
Dechamps prend une part active aux assemblées, mais, comme nous l’avons déjà
signalé, à un parti catholique, il préférerait un parti constitutionnel et démocratique.
Il fait certaines réticences quant à l’action politique se situant franchement
sur le plan religieux, mais il se laisse entraîner par les autres ; en même
temps, il trace une voie originale vers une
orientation plus populaire du suffrage. Dumortier est favorable à un parti
catholique conservateur. Il s’oppose à toute extension du suffrage qui lui
paraît une trahison de l’esprit de 1830.
En dehors de ces parlementaires,
voici les vrais animateurs des Congrès et de la Fédération
animateurs plus dégagés du libéralisme politique. A l’avant-plan, se détache Ducpétiaux dont nous étudierons l’évolution politique ;
près de lui, le vicomte Eugène de Kerckhove (1817-1889), d’abord diplomate,
bientôt représentant de Malines, secrétaire des Congrès et vice-président de la Fédération,
esprit élevé et âme ardente. Puis, une pléiade de journalistes Amand Neut, l’infatigable secrétaire de la Fédération ; l’équipe
de L’Universel défunt : Haulleville, Henry, Lebrocquy,
les frères Delmer ; Guillaume Verspeyen
(1837-1912), un des rédacteurs du Bien
public, gantois combatif qui n’a plus rien d’un catholique libéral. Deux
jeunes gens, Woeste et Jacobs, font alors leurs débuts. Le baron de Gerlache,
vétéran retiré de la politique active depuis 1832, et maintenant apaisé au sujet
des libertés modernes, préside les Congrès et leur apporte le bénéfice de sa
longue expérience.
Charles
Woeste (1837-1922), né d’un père rhénan et d’une mère
d’ascendance française, est élevé dans le protestantisme. Il se convertit à
seize ans. Intelligent et vif, prompt à la riposte, combatif, entier,
autoritaire, il se donne, avec un zèle de néophyte, à la défense de l’Eglise.
En 1859, il est docteur en droit. En 1863, il prononce à Malines un discours
remarqué sur les Luttes et triomphes de
l’Eglise. A partir de ce moment, il se laisse prendre par la politique, et
pour toujours. Depuis 1874, il représente l’arrondissement d’Alost, qui lui
reste fidèle pendant quarante-huit ans. Lutteur consommé, travailleur
infatigable, orienté tout entier vers l’action, c’est un excellent debater. Pour être un homme d’Etat, il
lui manque le sens des questions internationales, la largeur de vues, un
jugement plus (page 125) impartial et le sens des possibilités. Il se
cantonne dans les questions de politique intérieure, ignore l’Europe, méconnaît
la nécessité de la défense militaire du pays. Il est ministre de la Justice de juin à octobre
1884 ; à cette date, Léopold II lui redemande son
portefeuille, parce qu’il craint son ardeur un peu agressive et son, opposition
déclarée au service personnel. Président de la Fédération
des Cercles de 1884 à 1914, il imprime une vive impulsion au parti
catholique, mais il ne comprend pas les revendications politiques des ouvriers.
Il parcourt la carrière parlementaire, comme d’autres accomplissent une mission
sacrée par devoir, avec un désintéressement absolu. Il se considère comme «
ayant charge d’âmes » ((2)
C. Woeste, Mémoires, t. I, p. 123).
Victor
Jacobs (1838-1891) appartient à une vieille famille de
la bourgeoisie anversoise. Il fait ses humanités chez les Jésuites de
Vaugirard, suit les cours de droit à l’Université de Bruxelles et
s’enthousiasme très jeune pour les luttes du Forum. Nature très riche, intelligence large, coeur vibrant et
généreux, optimiste clairvoyant, c’est un chef né. Au Congrès de Malines de
1867, il se prononce contre la direction des journaux et du parti par le clergé
; il faut laisser chacun dans sa sphère, l’épiscopat n’a rien à gagner à
s’immiscer dans la vie politique ((3) A. Bellemans, Victor Jacobs, p. 109. Bruxelles, 1913). En 1862, il est élu à la
Chambre par le Meeting
anversois qui réclame la suppression des citadelles Nord et Sud, l’examen d’un
nouveau projet de fortifications et le paiement d’indemnité pour les servitudes
militaires. Jacobs se pose en adversaire résolu de Frère-Orban et de la
politique anticléricale. Il défend le programme de Dechamps et prend part à de
nombreuses discussions. Il est foncièrement attaché à la liberté, répudie la
centralisation et l’intervention de l’Etat, croit à l’efficacité des oeuvres
pour résoudre la question sociale, mais il comprend la nécessité d’une
orientation plus démocratique. Ministre des Travaux publics, puis des Finances,
dans le cabinet d’Anethan en 1870 ; ministre de l’Intérieur en 1884, il est
chaque fois révoqué par Léopold II pour son
antimilitarisme. Dans le parti catholique, il agit en chef et médiateur
inébranlable sur les principes, accommodant pour les hommes, sachant comprendre
les nuances d’opinion. Il sait concilier Woeste et Beernaert, ce qui n’est pas
peu dire. Il possède aussi le talent, non moins rare, d’élever les questions
politiques au-dessus des intérêts électoraux.
L’initiateur des Congrès de Malines, Edouard Ducpétiaux
(1804-1868), arrive à la politique par les questions sociales. Tempérament très
actif, esprit pratique, coeur généreux, c’est avant tout un homme d’oeuvres et
un réformateur. Après avoir fait son droit aux Universités de Liége et de Gand,
il soutient brillamment une thèse contre la peine de mort et, dès ce moment, sa
pensée s’oriente vers les études de droit pénal. C’est lui qui, en 1830, est
allé arborer le drapeau brabançon à l’hôtel de ville de Bruxelles. Il n’a
cependant pas siégé au Congrès national. Mais le Gouvernement provisoire l’a
nommé inspecteur général des prisons et des établissements de bienfaisance.
Voilà qui décide sa vocation. Il s’occupe de réformer notre système
pénitentiaire en y introduisant le régime cellulaire. Il s’intéresse au sort
des condamnés. Il contribue à la fondation d’une Société internationale de charité, ayant son siège à Paris, et
d’une Association internationale de bienfaisance,
qui tient des congrès annuels. Il se détourne du libéralisme économique à la
vue des injustices sociales. Il prévoit que l’abus de la liberté engendrera le
socialisme, par réaction. C’est pour cela qu’il se détache de son parti
d’origine.
Il commence à concevoir la nécessité
d’un parti catholique. Il se souvient de l’éducation chrétienne qu’il a reçue.
S’il est devenu libéral, c’est surtout par crainte des « abus d’un autre âge ».
Après 1830, il a donné son nom à plusieurs associations libérales, défendu
l’Université de Bruxelles, coopéré à la fondation du journal L’Observateur. Mais il répugne à tout
extrémisme. L’anticléricalisme l’irrite, la charité le séduit. L’influence de
sa seconde femme, Pauline Delehaye, le ramène à la pratique religieuse. En
1859, dans une série de lettres au Journal
de Bruxelles, il s’élève contre l’esprit de parti et propose un retour à
l’unionisme pour parer au danger de la déchristianisation légale. En 1863,
signant « un catholique libéral », il publie une brochure intitulée Les Vrais et les faux libéraux, dans
laquelle il fait le procès du libéralisme exclusif. Il adresse un vibrant appel
aux catholiques : « qu’ils s’unissent, qu’ils ne négligent et ne laissent
échapper aucune occasion d’exprimer leurs opinions et leurs droits dans la
presse, dans les assemblées, dans les comices électoraux, partout où ils
peuvent encore élever la voix et émettre un vote indépendant... » « C’est pour
s’être laissé absorber dans les détails, s’être divisés à propos de choses
accessoires que les catholiques ont préparé en quelque sorte (page 127) eux-mêmes le triomphe de
leurs adversaires... » ((4)
E. Rubbens, Edouard
Ducpétiaux, t. II, p.
173). Cette même année 1863, il ne veut plus «
reconstituer l’union d’avant 1830, les temps, les hommes et les besoins ont
changé », mais il veut l’union des catholiques « pour revendiquer et défendre
les libertés et les droits qui leur sont communs » ((5) E. Rubbens,
op. cit., t. II,
p. 175).
Il rencontre ainsi les idées de Jean Moeller (1806-1862). Allemand d’origine, professeur à
l’Université de Louvain, Moeller est l’auteur d’un
plan pour la création d’une Association
générale pour la défense des libertés constitutionnelles (1858). Le but
qu’il poursuit, c’est la défense des libertés constitutionnelles la liberté des
cultes et les droits qui en découlent, tel que la propriété des cimetières ; la
liberté d’enseignement, en reconnaissant le droit supplétif de l’Etat de donner
l’instruction ; la liberté des associations, celle de la charité et celle de
tester, c’est-à-dire de faire des legs à des fabriques d’église. Les moyens
préconisés sont : la presse pour protester contre les atteintes à la Constitution ; les
tribunaux pour le redressement éventuel des griefs ; « la fondation
d’associations locales partout où il n’en existe pas encore ; la constitution
d’un comité central permanent ; la réunion d’assemblées générales dans
lesquelles les mesures seront arrêtées pour atteindre le but de l’association »
((6) Association générale pour la défense des
Libertés constitutionnelles. - But et moyens. - Il est établi en Belgique
une Association générale dans le but de prendre la défense des libertés
constitutionnelles contre les attaques d’un parti qui, sous le masque d’un
libéralisme mensonger, veut faire peser sur le pays un joug odieux et
intolérant.
Elle
défendra par tous les moyens constitutionnels :
1) La
liberté des cultes et des droits qui en découlent, tels que la propriété des
cimetières, des fabriques d’église, etc.
2) La
liberté des associations, quel que soit le but dans lequel elles sont établies,
notamment celles qui s’occupent à apprendre des métiers aux enfants pauvres,
telles que les écoles dentellières et autres.
3) La
liberté d’enseignement, donc le droit des communes de faire donner
l’enseignement par des écoles et collèges libres et adoptés et de n’établir des
établissements entretenus aux frais de l’Etat que là où l’enseignement libre
est insuffisant.
4) La
liberté de la charité ou le droit de fonder et de faire administrer des
institutions de bienfaisance au gré des fondateurs, sauf des garanties à
établir par une loi.
5) La
liberté de tester, c’est-à-dire le droit de faire des legs à des fabriques
d’église ou à des personnes honorables quelconques dans un but de bienfaisance
ou tout autre qui ne lèse pas les intérêts publics.
Les moyens
d’atteindre ce but sont :
a) La
presse, au moyen de laquelle on fera connaître, soit dans les journaux qui
auront adhéré au but de l’association, soit par des brochures, tous les actes
portant atteinte à une des libertés constitutionnelle, ;
b) Les
tribunaux, devant lesquels en cas de besoin on poursuivra le redressement des
griefs fondés ;
c) La
fondation d’associations locales partout où il n’en existe pas encore ;
d) La
constitution d’un comité central qui aura son siège à Bruxelles ;
e) La réunion
annuelle d’assemblées générales, devant lesquelles les mesures seront arrêtées
pour atteindre le but de l’association.
(Cité par
M. Defourny, Les
Congrès catholiques en Belgique, pp. 18 et suiv.) (fin
de la note)). En d’autres termes, il faut un parti
catholique (page 128) pour la
défense de la religion. Il faut des associations, comme en ont les libéraux. Il
faut des congrès, à l’instar de ce qui se passe en Allemagne. L’idée d’un
comité permanent semble propre à Moeller. En 1858,
bien entendu, le plan du vaillant professeur n’est même pas soumis à la réunion
du 6 février
En septembre 1862, Moeller, Ducpétiaux et Dumortier
assistent à la XIVème Assemblée
générale des Associations catholiques allemandes, tenue à Aix-la-Chapelle. Ils
sont émerveillés de ce qu’ils voient et, de retour en Belgique, ils décident
d’en faire autant. Moeller meurt sur ces entrefaites
(décembre 1862), mais Ducpétiaux ne recule pas. C’est
à la Société d’Emulation qu’il recrute ses premiers
adeptes ((7) A. Delmer, « La préparation d’un congrès », p. 319,
dans la Revue
générale, t. XC, 1909, pp. 317-352). Dès janvier 1863, il veut un comité de préparation : de Gerlache à la
présidence, avec Dechamps et d’Anethan comme vice-présidents. Dechamps, comme
d’habitude, a peur de l’excessif pas de « centralisation des oeuvres
religieuses auxquelles on donnerait un caractère politique », mais simplement
une tribune européenne où l’on inviterait des catholiques éminents. On n’y
admettrait pas les questions politiques belges, mais on combattrait les
doctrines du rationalisme et de la démocratie révolutionnaire. Comme résultat
pratique, on se proposerait d’organiser la presse belge. D’Anethan redoute une
manifestation politique avant les élections. De Theux estime que l’agitation a
toujours nui aux catholiques, qu’ils doivent s’unir pour être plus forts, que
le pays reviendra vers eux, dégoûté de la politique contraire. Un autre demande
qu’on ne mêle pas la religion à la politique ((8) A. Delmer, art. cit., p. 321).
Ces trois timorés sont trois membres du parlement !
Ils ne sont pas écoutés. Les
rédacteurs du Bien public n’admettent
pas la distinction entre la religion et la politique, et rappellent la
nécessité de se défendre sur le terrain religieux. Le fougueux Dumortier
prétend qu’avec les scrupules de Dechamps on ne ferait rien ; ce qu’il veut,
lui, c’est une franc-maçonnerie catholique, afin de combattre les anticléricaux
avec (page 129) leurs propres armes.
Ducpétiaux invoque l’exemple de l’Allemagne et
distingue entre la politique d’action et celle des principes que le Congrès,
selon lui, est appelé à faire ((9) A. Delmer, art. cit.,
pp. 321 et 322). C’est en effet la mission des
assemblées annuelles servir de phares à la Droite et l’éclairer, sans la lier, sans se
perdre dans les détails de l’administration journalière. C’est concilier la
liberté des individus avec l’esprit de discipline indispensable à un parti. Les
statuts sont approuvés. L’article 1er stipule qu’à « l’exemple des grandes
réunions de l’Allemagne et de la
Suisse, il est institué en Belgique une assemblée générale
des délégués et membres des oeuvres catholiques.., à l’effet d’unir tous les
efforts pour la défense et le triomphe des intérêts et des libertés
catholiques. Elle s’interdit toute immixtion dans la sphère politique
proprement dite, toute participation aux affaires d’élection et aux luttes de
partis... » ((10)
Statuts de l’Assemblée générale des catholiques de Belgique. Art. 1. - A
l’exemple des grandes réunions catholiques de l’Allemagne et de la Suisse, il est institué en
Belgique une Assemblée générale des délégués et membres des oeuvres catholiques
de charité, d’éducation, de prévoyance, etc., et généralement de toutes les
personnes connues par leur dévouement à la cause de la religion et de la vraie
liberté, à l’effet de se rendre compte de la situation des oeuvres, d’aviser
aux moyens de les développer et d’étendre leurs bienfaits, et d’unir tous les
efforts pour la défense et le triomphe des intérêts et des libertés catholiques.
Elle
s’interdit toute immixtion dans la sphère politique proprement dite, toute
participation aux affaires d’élection et aux luttes de partis, pour s’en tenir
exclusivement à la poursuite du but spécifié ci-dessus. (Assemblée générale des catholiques en Belgique, première session à
Malines, 18-22 août 1883, t. X, p. IX, Bruxelles,
1864, 2 vol.)). Programme largement conçu, plus
doctrinal que pratique, au-dessus de l’esprit de parti, inaccessible aux
manoeuvres des politiciens.
2. Premiers
congrès de Malines
Le premier Congrès catholique belge
siège à Malines, du 18 au 22 août 1863. Les congressistes sont au nombre de
3.000. Ils veulent se montrer au grand jour, écrit Ducpétiaux,
« sans redouter la liberté dont ils sont les plus fermes défenseurs » ; élargir
leur horizon intellectuel en échangeant des idées sur toutes questions libres,
selon la devise de saint Augustin : « In necessariis unitas, in dubiis libertas, in omnibus caritas » ; s’associer entre eux et aider ceux qui ont
besoin de secours. Avec une éloquence toute romantique, qu’ils ne manient pas
sans beaucoup d’aisance, les congressistes manifestent
la fierté de leurs convictions et le bonheur très réel qu’ils éprouvent à
travailler ensemble pour la bonne cause.
(page 130) Le président de Gerlache prononce l’allocution inaugurale. Il
répudie, pour ses coreligionnaires, la volonté de former un parti, au sens
mesquin du mot. Il définit leur mission politique qui consiste à défendre les
libertés religieuses ces libertés que le Congrès national a établies dans un
esprit de sain réalisme et que les libres penseurs battent maintenant en
brèche. Il s’élève contre la prétention, formulée au nom de l’indépendance du
pouvoir civil, de vouloir exclure le prêtre de l’école Il rappelle la pensée
des constituants qui ne voulaient pas séparer la liberté de la presse, de la
pleine liberté d’enseignement. On mène le monde par des mots, dit-il, au XVIème siècle, c’est la « Réforme » ; au XVIIIème siècle, « la Raison » dont les détenteurs s’intitulent «
Philosophes » ; au XIXème siècle, « le libéralisme
qu’on oppose au cléricalisme ». Il exhorte les catholiques « à se montrer
catholiques, les hommes craintifs, versicolores, qui cherchent à ménager toutes
les opinions, sont la perte de leur parti. Ce qu’il faut conserver avant tout
ce sont les principes, ne pas oser s’avouer catholiques, c’est une faiblesse
peu honorable pour notre cause » ((11) Assemblée générale
des catholiques en Belgique, 1863, t. I, pp. 8-21).
Le catholicisme est universel, par
définition. Au Congrès de 1863, le vicomte E. de Kerckhove insiste sur la
nécessité de s’unir en un temps de luttes où « l’isolement n’est plus possible
» ((12) Op. cit., 1863, t. I, p. 77). A la session de 1864, il assigne comme but « l’union sérieuse,
constante des catholiques dans le monde entier... Si nous ne voulons pas être
renversés légalement ou abattus révolutionnairement, il faut arriver à l’union
la plus étroite possible des catholiques en Europe, dans le monde entier, de
manière à former une seule et même nationalité ». Il dénonce l’activité des
adversaires, « qui depuis longtemps ont réalisé cet accord entre eux par la
franc-maçonnerie ». Reprenant le mot de Dumortier, il s’écrie : « Soyons, nous
aussi, une franc-maçonnerie, mais sans mystère, sans intrigues, à ciel ouvert,
sincère, la franc-maçonnerie du bien ». Il démasque l’oeuvre destructrice de la
libre-pensée et du relativisme, qui admettent une morale différente pour chacun
et n’acceptent plus les dogmes chrétiens. Les catholiques se sont trompés, en
comptant sur les gouvernements avant 1830 et, après cette date, sur leurs
forces dispersées et isolées. Pour remédier à cette situation « il faut créer,
dans le monde, par l’association, une opinion publique catholique, comme il y a
déjà une opinion publique libérale ». (page 131) La
société catholique internationale servira en même temps la cause de tous les
peuples, celle de l’humanité qui est appelée, du point de vue naturel, à former
la société totale et plénière des hommes ((13) Op cit., 1864, t. I, pp. 53, 60-63). Ces idées, si justes et si fécondes d’internationale, rencontrent, à
pareille date, celles de Marx. Pourquoi, dans les aunées suivantes ; les
catholiques ont-ils moins bien réussi que les marxistes à les implanter partout
?
La liberté ! Thème héroïque que les
orateurs de 1863 traitent en virtuoses. La liberté, inspiratrice de la Constitution belge,
leur semble indispensable à l’action de l’Eglise. Ils n’aperçoivent aucune
difficulté. De Gerlache montre, une fois de plus, que le Congrès national a
légiféré en voyant « le monde tel qu’il est, avec ses tristes réalités » et que
« le pays ne peut être conservé que par l’accord des deux grands principes, le
catholicisme et la liberté » ((14) Op. cit.,
1863, t. I, pp. 11 et 16). Dechamps dit que l’Eglise
sauvegarde la liberté religieuse et « maintient la distinction entre la société
civile et la société religieuse et leur mutuelle indépendance ». Il dénonce «
les libéralismes masqués, les nationalismes inconséquents, la démocratie
impériale ou révolutionnaire et les pouvoirs jaloux ». « Partout l’Eglise
réclame la liberté religieuse parce que nos adversaires acceptent celle qui
leur sert et repoussent celle qui leur nuit ». Devant une telle situation, « il
est manifeste que le premier intérêt catholique, au XIXème,
siècle, est la liberté ». Et l’orateur termine en évoquant l’attitude immuable
que les catholiques adopteront toujours devant la persécution : « Quand les
despotismes d’en haut ou d’en bas se placeront au travers de nos oeuvres pour
les opprimer, levons-nous en citoyens libres et sachons redire fièrement le civis Romanus sum de saint Paul » ((15) Op. cit., 1863, t. I, pp. 95 et suiv.).
Partisans de la liberté, les
catholiques s’opposent à l’étatisme. De Haulleville
fait le procès de tous les statolâtres depuis
l’antiquité et il annonce l’avènement d’ « une nouvelle forme de la doctrine
irrationnelle du Dieu-Etat. S’inspirant des systèmes
subjectifs de la philosophie moderne, on fait la tentative folle de fonder une
Eglise abstraite d’Etat, capable de dominer de haut tous les cultes positifs.
Un roi fameux a dit : « L’Etat, c’est moi ». Les sectateurs du Dieu-Etat désirent imiter, sinon le mot, du moins la chose.
Ils confondent à priori la nation avec l’Etat ; puis, maniant adroitement les
institutions représentatives, (page 132)
ils s’emparent de la direction de l’Etat en créant une majorité parlementaire.
Et alors, ils disent : l’Etat, c’est la nation, en sous-entendant le seul terme
positif de cette comparaison, les hommes qui dirigent actuellement l’Etat,
c’est-à-dire eux-mêmes. C’est la théorie du despotisme sous le masque de la
liberté » ((16) Assemblée
générale des catholiques en Belgique, 1863, t. I, p. 225). Critique sévère de l’Etat libéral ! Prophétie terrible dont le XXème siècle vit de sanglantes réalisations ! Haulleville cependant ne propose pas de doctrine ferme sur
le rôle de l’Etat. Il prescrit simplement « respect et obéissance ». Il
revendique le droit d’association, « qui forme le plus solide rempart des
libertés d’un peuple ». Et il termine sur cette remarque qui rejoint la notion
de parti catholique, définie dans l’introduction « Le chrétien a le devoir
strict d’être un citoyen actif et vigilant » ((17) Op. cit., 1863, t. 1, p. 228).
On ne peut donc pas dire que les
catholiques belges de 1863 pèchent par excès de philosophie. En l’occurrence,
ce fut sans doute heureux. Le comte de Montalembert, comme s’il était venu tout
exprès pour cela, voulut les élever à l’empyrée des principes et se planta
lui-même sur le terrain de l’erreur. Il y alla d’un grand discours : L’Eglise libre dans l’Etat libre. Il
recueillit, au moment même, des applaudissements chaleureux. Mais on s’aperçut,
après son départ, qu’il avait déchaîné, sans le vouloir sans doute, une crise
de conscience. Il commença par rendre hommage aux Belges, ses modèles dans la
lice parlementaire. En « libéral impénitent », il condamna l’ancien régime «
qui n’admettait ni l’égalité civile, ni la liberté politique, ni la liberté de
conscience ». « L’avenir de la société moderne, poursuivit-il, dépend de deux
problèmes : corriger la démocratie par la liberté, concilier le catholicisme
avec la démocratie ». Ses paroles suscitèrent « une sensation prolongée » dans
l’assemblée. Il développa brillamment sa pensée, mais oublia-t-il qu’il parlait
à des Belges et non à des Français ? Il dépassa certainement la mesure, quand
il s’écria : « Pour moi, j’avoue franchement que dans cette solidarité de la
liberté du catholicisme avec la liberté publique, je vois un progrès réel ».
Avec force et pertinence, il montra les dangers de la démocratie libérale et la
nécessité de brider la liberté par la religion, mais il ajouta que « le
catholicisme n’a rien à redouter de la démocratie, libérale, et qu’il a tout à
espérer du développement des libertés qu’elle comporte ».
(page 133) Les Belges, moins raisonneurs, plus rassis, plus terre à
terre si l’on veut, mais plus foncièrement catholiques aussi, ne furent pas
tous dupés. Voici ce qu’on peut lire dans le Bien public du 17 octobre 1863. L’article n’est pas signé, mais il
émane probablement de Jules Lammens, qui fut plus
tard sénateur pour Courtrai « Nous, Belges, nous croyons que la Constitution, telle
qu’elle a été conçue, loyalement exécutée, sagement pratiquée, offre à
l’Eglise, dans notre pays, les conditions d’existence les plus favorables et
maintient l’unité nationale, tout en permettant la libre expansion de la vérité
religieuse. Nous acceptons cette Constitution comme un pacte conclu sur le
terrain politique entre des croyances religieuses opposées ». « L’Eglise
n’approuve pas la liberté religieuse érigée en principe, elle ne l’approuvera
jamais. Donner les mains à la démocratie religieuse, lui prêter sa voix divine
pour faire l’apothéose du principe de liberté, l’Eglise n’en a pas
l’obligation, elle n’en a pas le pouvoir ». L’auteur trouve que la démocratie
est égalitaire et anarchiste : « Voilà l’esprit moderne et ce que M. de
Montalembert énumère si éloquemment comme les dangers que cet esprit présente,
nous le regardons comme la conséquence où il doit aboutir ». Entrant dans
l’ordre des principes : « M. de Montalembert, écrit-il, renonce pour jamais à
ce qu’il appelle, pour l’Eglise, son privilège du passé ; il veut que celle-ci
admette, non pas seulement comme un fait, mais comme une condition de son
existence, cette liberté pour tous, ce droit commun de la vérité et de l’erreur.
Il ne prétend défendre ce droit à l’erreur que comme une nécessité sociale,
mais si cette liberté est un progrès et une conquête, comment le serait-elle,
si elle n’était fondée sur un droit et sur un principe ? »
Les premiers Congrès de Malines ont
doté les catholiques belges de l’organisation qui leur manquait. Sur le plan
international, l’idée de Ducpétiaux « est d’établir
et de maintenir des relations suivies et permanentes entre les catholiques de
Belgique et des divers pays » ((18) Assemblée générale des catholiques en Belgique, 1863, t. I, p. 165). Le comité organisateur des Congrès de Malines est proposé comme
centre de ralliement, mais toute liberté est laissée aux étrangers sur la
manière de s’unir : on ne leur demande qu’une collaboration effective. Rêve
généreux, que l’on pourrait encore caresser aujourd’hui. Sur le plan national,
le comité central, dont Ducpétiaux est l’âme, rédige
les statuts de l’Union catholique de
Belgique dont (page 134) le but
« est de défendre les intérêts et les libertés catholiques, de protéger et
d’étendre les oeuvres religieuses et charitables en créant entre elles le lien
qui doit les fortifier, et de donner suite aux résolutions adoptées et aux
voeux exprimés dans les assemblées générales. L’Union s’interdit toute immixtion dans les sphères théologique et
politique proprement dites ». Elle veut agir, par toutes sortes de comités
paroissiaux, communaux et provinciaux, par des associations et des sociétés
selon les besoins, par la presse et par la propagande en faveur des bons écrits
; par des rapports permanents entre les oeuvres ; par des assemblées générales
périodiques et des relations internationales ((19) Op. cit., 1864, t. I, p. XXXVIII). Ce projet, très vaste,
embrasse toutes les activités de la vie catholique et rend, pour ainsi dire,
les assemblées permanentes en maintenant vivants leur esprit et leurs oeuvres.
Il forme une ample franc-maçonnerie à ciel ouvert, selon le souhait de
Dumortier et de de Kerckhove, et il joint à l’action
catholique, telle que le XXème siècle l’entendra, la
défense religieuse sur le terrain politique. Mais il est trop beau, trop vaste,
et il ne survivra pas à Ducpétiaux.
Les Cercles sont les cellules, leur Fédération
c’est l’ossature du parti catholique. Mais les Cercles ne sont amenés que progressivement à s’occuper de
politique. Leur but direct est de réunir la jeunesse, de lui procurer des
distractions honnêtes, de la préserver moralement. Leur initiateur et leur
animateur est Amand Neut
(1812-1884), journaliste de carrière. Il bataille courageusement pour la cause
catholique à Bruges et à Gand. Au témoignage d’un de ses amis, Victor Henry, il
est actif, persévérant, « jamais tiède et jamais arriéré », prenant la part la
plus difficile, rempli de l’esprit de 1830, profondément Belge et Flamand,
digne comilitant de Ducpétiaux
((20) V. Henry, Journalisme et
politique, p. 29). Il soumet son projet à la Vème
section du Congrès de 1863, en des termes où la politique n’a pas de place. Il
s’inspire de ce qu’il a vu faire à Gand, où le Cercle catholique fonctionne depuis 1862. Il propose la
multiplication d’organismes semblables, « pour la défense de ce qui nous réunit
ici », c’est-à-dire un but politique ((21) Assemblée générale des catholiques en Belgique, 1863, t. I, p. 235). Il fait agréer son idée : en 1867, il y a quarante à cinquante Cercles dans différentes localités du
pays. Pour augmenter leur rendement et renforcer l’union des catholiques, Neut suggère alors de les grouper dans une Fédération qui (page 135) pourra même essaimer à l’étranger ((22)
Op. cit., 1867, pp 305-306). L’idée de concentration internationale hante les congressistes. Si le
but d’action politique n’est pas plus nettement déterminé, c’est qu’il ne rentre
pas dans le plan de L’Union catholique projetée.
Mais il dominera très vite la vie de la Fédération
lorsqu’elle demeurera la seule des associations prévues dans ce domaine.
Dans un domaine voisin de la
politique, les Congrès de Malines émettent plusieurs voeux stériles. Ainsi, les
motions qui se rapportent à la fondation d’une Académie catholique, à la
fondation d’une institution de statistique, à la création d’une Union catholique. On ne peut que le
déplorer : ces institutions eussent pu rendre des services, sur le terrain
scientifique notamment. En 1863, la Vème section insiste
sur la nécessité de « fonder un grand journal international des intérêts
catholiques, ou du moins d’attribuer cette mission à l’une ou plusieurs des
feuilles existantes, en recourant aux moyens divers pour les faire connaître et
circuler dans le pays » ((23) Op. cit.,
1863. t, II, p. 11).
Ce projet, de même que les autres émis sur le plan international, ne peut se
réaliser.
Mais la presse catholique belge est
sérieusement améliorée. Dechamps, Ducpétiaux, de Haulleville transforment le Journal de Bruxelles et fondent la Revue générale. Contre les sociétés de Solidaires qui éloignent le prêtre du
chevet des mourants, l’association Sainte-Barbe
assure les sacrements et l’enterrement religieux aux pauvres. Les Ecoles
spéciales d’ingénieurs sont fondées à l’Université de Louvain ; les Ecoles
d’art Saint-Luc,
encouragées. Un vaste pétitionnement contre la sécularisation des cimetières
recueille 800.000 signatures en un an. Devant les attaques répétées contre la
loi de 1842, le Congrès de 1867 recommande la constitution d’une Ligue de l’enseignement Catholique et libre
qui, si elle avait vu le jour alors, aurait prévenu le mal causé par la loi de
1879. Les Congrès encouragent les bibliothèques populaires, la réfutation des
mensonges de la publicité anticatholique ; ils revendiquent le maintien de la
législation et des principes constitutionnels sur le temporel des cultes. Ils
traitent également de la question sociale.
La plupart des congressistes, il faut
en convenir, sont partisans du libéralisme économique. La solution des
questions sociales, ils ne l’entrevoient que sous l’angle de la charité, non de
la justice. Ils font l’aumône, créent des oeuvres nombreuses, soulagent bien
des misères, mais ils n’améliorent pas (page
136) la législation ((24) « Les catholiques ont
entrepris une oeuvre irréalisable en cherchant à convertir le monde par les
individus, sans tenir compte de la vie collective. Quand ils dépensent des
millions pour construire des hôpitaux et des écoles, les autres en construisent
de plus beaux sans rien dépenser, parce qu’ils font faire les frais à la collectivité,.. » « La justice générale est tellement
oubliée des catholiques de ce siècle que le mot « justice » devient
synonyme de justice commutative, et le mot « charité », synonyme de
bienfaisance et d’aumône. Les oeuvres charitables sont uniquement les oeuvres
qui s’occupent de soulager les pauvres et les malades pris individuellement, et
lorsqu’à la fin du siècle, des discussions s’élèvent entre patrons et employés,
les mots justice et charité sont employés constamment dans ce sens étroit sans
qu’on paraisse songer qu’il y a une autre justice que la justice commutative et
que la charité comporte autre chose que le soulagement des malheureux pris
individuellement. » Abbé J. Leclercq, Essais
de morale catholique, t. IV, p. 441. Bruxelles, 1938. 4 vol.). C’est dans la section des Œuvres
de charité, qu’ils examinent tous les problèmes (1863). Charles Périn (1815-1905), professeur à Louvain, y prononce un
discours sur la Mission sociale de la charité, qui est
représentatif de leurs tendances. L’orateur déplore les effets de la Révolution
française « Dans la société enfantée par l’individualisme révolutionnaire, plus
de liens entre les hommes d’une même classe et entre les différentes classes
qui se trouvent les unes en face des autres séparées et souvent hostiles ». Il
revient aux idées anciennes « d’association, de secours mutuel, de communauté
d’efforts et de solidarité morale et matérielle sans lesquelles aucune société
ne peut vivre, parce qu’aucun être ne vit au mépris de sa nature ». Deux voies
s’ouvrent pour restaurer les notions naturelles : la première, dont il ne veut
pas, est l’interventionnisme légal ; la seconde, qu’il expose, est « le respect
réciproque et le secours mutuel que les hommes s’accordent dans l’exercice de
la liberté par la charité ». Les moyens sont l’association pour les pauvres, le
patronage pour les riches. Mais, quand il dit que « la libre concurrence est la
seule loi que nos sociétés puissent accepter », il sacrifie aux idoles du jour
((25) Assemblée générale des
catholiques en Belgique, 1863, t. I, p. 67).
La Fédération des sociétés ouvrières
chrétiennes, née en 1867, coordonne cependant
les activités jusque là éparpillées d’oeuvres diverses, telles que la Société
ouvrière Saint-Joseph, localisée dans la province de Liége, l’Archiconfrérie de Saint-François Xavier,
etc. : toutes associations dont les préoccupations sociales ne venaient qu’en
second lieu. La Fédération nouvelle
veut assurer d’abord la préservation morale et religieuse des travailleurs, «
guider le mouvement démocrate-chrétien, accorder aux ouvriers une assistance
temporaire en cas de maladie, améliorer leur position et pourvoir dans la
mesure convenable (page 137) à
l’indépendance de leur sort. » Mais elle réalise ce programme sous le
signe patronal, considérant encore la classe ouvrière comme mineure, sans
l’appeler à la gestion, même partielle, de ses propres intérêts. A cause de ce
caractère, elle ne compte que 55.000 adhérents en 1872, et elle sert de
contrepoids, en Belgique, à la première Internationale.
Par contre, elle dure jusqu’en 1891, date de son intégration dans la Ligue démocratique, nouvellement fondée,
tandis que la première Internationale
se dissout dès 1874. Durant ces vingt-quatre ans, elle tient trente-deux
congrès et publie une revue, L’Economie
chrétienne. En 1871, un industriel clairvoyant, Gustave De Jaer (1840-1921), y publie un plan de réformes, aussi
avancé que celui des socialistes : repos dominical, organisation chrétienne du
travail des femmes, respect de l’apprenti à l’école et à l’atelier, réduction
des journées de labeur à des limites raisonnables, paiement des salaires en
argent, organisation de chambres consultatives de travail, liberté du livret
d’ouvrier, abolition de l’article 1781 du Code civil ((26) M. Defourny, « Histoire sociale, pp. 282-285, dans Histoire de la Belgique contemporaine,
t. II, pp. 243-371).
Mais le milieu patronal reste sourd.
Les Congrès de Malines de 1863, 1864
et 1867 synthétisent donc la pensée catholique belge de l’époque. Ceux qui y
participent revendiquent la liberté, même pour l’Eglise : la liberté selon la
conception modérée des constituants de 1830, qui « comptaient sur les
sentiments religieux de la nation, sur ses vieilles traditions d’ordre et de
moralité, et sur l’instinct des pères de famille pour sauvegarder l’ordre
social » ((27) Assemblée
générale des catholiques en Belgique, 1863, t. I, p. 11). Ils savent que la liberté en soi n’est qu’un moyen négatif, qu’elle
doit être contenue dans de justes limites pour être bien employée et avoir pour
contrepoids la religion, afin de ne pas dégénérer en licence. Ils se dressent
contre la statolâtrie. Unis par la croyance, ils se
forment une même conscience politique et sociale, et comprennent la valeur de
l’association. Ils projettent des groupements internationaux dans différents
domaines, mais leurs initiatives se heurtent aux difficultés pratiques et aux
nationalismes opposés. Tandis que les francs-maçons sont unis par
l’anticléricalisme, et les marxistes par l’intérêt de classe, les catholiques
laïques ne parviennent pas à former une internationale. En Belgique, du moins,
ils s’unissent dans un but général de défense religieuse. L’Union catholique ne survit pas (page 138) à Ducpétiaux, mais la Fédération des Cercles recueille son héritage
politique et devient rapidement un instrument de combat, Désormais, la Droite parlementaire n’est
plus isolée dans le pays, elle est soutenue par une opinion solidement
organisée, dont elle subit l’influence en retour.
3. Activité
de la Fédération
des Cercles catholiques
La Fédération des Cercles catholiques, fondée le 22 octobre 1868, devient l’élément le plus actif du parti.
Les rapports de ses sessions annuelles, joints aux témoignages de la presse,
fournissent des preuves éclatantes de sa vitalité. Elle tient son premier
congrès à Malines, le 18 août 1869. Cent cinquante congressistes au moins y
prennent part, représentant vingt-neuf Cercles sur trente et un inscrits. La
séance est présidée par le sénateur François de Cannart d’Hamale
(1803-1888) et dirigée par le secrétaire de la Fédération, Amand Neut.
Celui-ci, dans son rapport, reprend l’idée, émise aux Congrès de Malines, de
fonder à Bruxelles un grand cercle central, destiné à développer et à raffermir
les relations entre les catholiques du pays et à être le foyer de leurs
institutions diverses. Il insiste sur la nécessité d’attirer la jeunesse et de
la préparer, à l’exemple d’Ozanam, à l’apostolat laïque. Dans les autres
rapports, il s’agit surtout de séances musicales, de conférences littéraires ou
historiques. Mais l’activité des Cercles les plus anciens, antérieurs même aux
Congrès de Malines, tels ceux de Bruges, datant de 1853, de Saint-Nicolas
(1855), de Louvain (1860), de Roulers (1863), est
déjà nettement politique. L’idée de défense religieuse est formulée par un
Louvaniste, qui préconise le recours à toutes les forces pour ne pas rester en
minorité. D’autres délégués font rapport sur l’activité électorale de leurs
Cercles respectifs et sur la victoire remportée, grâce à eux, soit à la
commune, soit à la province.
L’association et la presse sont à
l’honneur. Le délégué de Liége, Emile Poncelet, attribue aux Cercles les
progrès réalisés sur le plan politique. Il espère pouvoir leur faire hommage de
la prochaine victoire électorale dans le pays. De Kerckhove et Coomans font l’éloge de la presse, « notre grand instrument
de lutte, notre première arme », dont les catholiques ont enfin compris
l’importance. Ironisant, Coomans lave ses
coreligionnaires de l’accusation qu’on leur adresse de faire trop de politique.
« Le reproche est étrange de la part de ceux qui ne font que cela... C’est, je
pense, (page 139) une grosse faute
de la part des catholiques, une minorité mais influente, de se figurer qu’il ne
faut pas s’adonner à la politique. Il n’y a pas autre chose à faire en ce
monde. C’est un devoir et je suis convaincu que nous n’en faisons pas assez. Le
jour où les catholiques en feront avec loyauté et fermeté, ce jour-là, c’en
sera fait de celle que nous considérons comme mauvaise à tous les points de
vile ». L’impression générale, qui se dégage de la lecture des rapports, est
une impression d’activité, d’ardeur même. La politique de défense religieuse
est sous-jacente à toutes les préoccupations. Elle n’en est encore qu’au state communal
ou provincial, mais elle atteindra bientôt le niveau parlementaire. Les
congressistes n’entrent pas dans le détail des questions mixtes. Ils ne
discutent pas l’attitude de la
Droite. En somme, ils ne font qu’éduquer l’opinion, lui faire
prendre conscience d’elle-même.
Le 1er mai 1870, la Fédération
des Cercles tient des assises - les secondes depuis sa fondation - dans la
ville de Gand. Elle réunit deux cent cinquante à trois cents délégués de
trente-deux Cercles. Les délégués de Flandre font état de leurs succès
communaux. Ils parlent avec amour de leur langue, moyen d’expression de leur
peuple, organe de défense contre la corruption des mœurs, rempart de la
religion. Armand Wasseige (1812-1882), représentant
de Namur, se fait acclamer pour avoir dénoncé, à la Chambre, les nominations
partisanes de Bara, ministre de la Justice. Alexandre
Delmer rend hommage à la Droite qui a continué à
défendre la liberté pour la religion et les consciences, pour l’enseignement,
pour la presse la liberté en tout et pour tous, selon l’esprit de 1830. Victor
Jacobs reconnaît que les catholiques se défendent bien ; que n’ont-ils autant
de valeur pour l’offensive. Ils se résignent trop facilement, Ce qui leur
manque, - des troupes légères pour monter à l’assaut, - c’est aux Cercles
maintenant à y pourvOir. Woeste veut dresser le principe de l’association en
face de la démocratie égalitaire qui laisse les citoyens faibles et désarmés
devant l’Etat. Il canalise l’activité des catholiques vers les oeuvres, tant
sociales que politiques. Il leur recommande l’union sur l’essentiel, à l’instar
des libéraux. Le résultat de cette session est la victoire électorale du 14
juin 1870. Là où la
Fédération s’est installée, les candidats catholiques
l’emportent dans les Flandres, le Limbourg, dans quelques arrondissements de
Wallonie. C’est le résultat bien naturel de l’organisation. Quand il n’y a pas
d’Association ni de Cercle, à Thuin, Ath, Mons, Tournai notamment, (page 140) la lutte n’est même pas
engagée ; le parti ministériel conserve ses positions ((28) Journal de Bruxelles, 15 juin 1870). La formation du ministère d’Anethan et les élections du 2 août, à la
suite de la dissolution des Chambres, amènent les
catholiques au pouvoir après treize ans d’effacement.
La troisième session de la Fédération
des Cercles se tient à Bruxelles, le 23 avril 1871. En accueillant les
congressistes Alphonse Nothomb, président de l’Association constitutionnelle et
conservatrice de la capitale, peut se flatter que les idées pour lesquelles
tous ont lutté, sont devenues celles du gouvernement. Neut
dresse le bilan de l’année. A l’actif, il mentionne la campagne électorale de
1870, la multiplication des Cercles (dont le nombre a passé à trente-trois),
l’influence exercée par la Fédération à l’étranger (des catholiques
portugais et italiens se sont documentés en vue d’établir une organisation
semblable), les démonstrations envers le pape-roi, dépouillé de ses Etats ; la
préparation des moyens de combat. Au passif, il y a eu moins de conférences, à
cause de la mobilisation pendant la guerre franco-allemande. Neut propose encore d’instituer des commissions parmi les
congressistes en vue de faciliter la fondation d’autres Cercles. Un délégué
insiste sur la nécessité de diffuser la bonne presse. On décide, à l’unanimité,
de publier les rapports des sessions annuelles, en français et en néerlandais.
On remarque la présence de nombreux représentants et sénateurs au banquet.
Prenant la parole, Woeste avoue que les catholiques ont été longs à profiter de
la liberté d’association. Emile Poncelet rappelle que le plus ancien Cercle
date de 1853, maintenant, il y en a plus de trente. Durant vingt ans, les
catholiques ont été écartés du pouvoir, par l’effet d’un système électoral
défectueux que leurs adversaires ont exploité mieux qu’eux, et surtout à cause
de leur manque d’organisation. Actuellement, dit-il, la situation est en train
de se modifier.
L’année 1872 est féconde en activités
diverses. Plusieurs Cercles organisent des manifestations en l’honneur des
membres du cabinet d’Anethan, révoqué par Léopold II,
le 1er décembre 1871. En Flandre, ces réunions alimentent le patriotisme
régional. Aussi à Bruges, le 29 janvier, Jacobs fait-il allusion aux émeutes
provoquées par les libéraux à Bruxelles ; « le Lion de Flandre, dit-il, rugit,
mais ne descend pas dans la rue ». Le 18 février, le Messager du Dimanche répond à un article (page 141) d’Emile de Laveleye dans la Revue des Deux-Mondes
sur La crise récente en Belgique,
dans lequel les catholiques sont incriminés : « Ceux-ci peuvent blâmer certains
actes de la Couronne,
la révocation des ministres devant l’émeute, par exemple ; mais le blâme
exprimé, l’affection reste, et l’attachement au principe monarchique ne subit
aucune atteinte. Ils sont, par essence, conservateurs. Est-ce de leur part que
viendront les attentats au principe d’autorité et surtout au principe
monarchique ? Il y aurait folie à le croire ». A partir du mois d’avril, les
Cercles, de même que les Associations conservatrices, préparent les élections.
Les catholiques engagent la lutte partout, à l’exception d’un seul
arrondissement. Et ils conservent la majorité aux Chambres.
Le 28 avril 1873, trois cents
congressistes, délégués par trente- cinq Cercles et douze mille membres
inscrits, se réunissent à Bruges. Neut constate que la Belgique est restée calme
durant les troubles qui ont agité la
France en 1848, 1851, 1871. Il faut l’attribuer, pense-t-il,
à l’esprit religieux de chez nous. Nous rayonnons de plus en plus à l’étranger.
Un Jésuite essaie d’accréditer l’idée des Cercles dans les milieux lyonnais,
mais il déplore que les éléments pour le bien sont aussi isolés que les grains
de blé dispersés par le vent De Paris, Albert de Mun, le fondateur des Cercles
d’ouvriers, appelle à l’aide d’Allemagne, les Reichensperger
félicitent les catholiques belges. La question sociale fait le sujet de la
plupart des rapports. Les congressistent dénoncent le
danger du socialisme parti dont l’internationale fournit le nom, le programme
et les cadres. Mais, encore imbus de la mentalité libérale de l’époque, ils
préconisent seulement des mesures partielles, d’initiative privée, comme les
patronages, les conférences, les oeuvres en général. Un délégué de Saint-Nieolas propose cependant l’action directe des
ouvriers sur leur propre milieu initiative des plus hardies, réalisée cinquante
ans plus tard. De Kerckhove soulève la question du repos dominical qu’il veut
bientôt porter à la
Chambre. C’est le seul cas où les congressistes se prononcent
en faveur de l’intervention de l’Etat. Ils ne comprennent pas qu’il faudrait
autre chose - des réformes légales notamment - pour élever le standing de la
masse ouvrière et la soustraire à l’influence des socialistes.
A Gand, la Fédération
tient, pour la première fois, deux jours de session, les 25 et 26 avril 1874.
Elle compte maintenant quarante-trois Cercles et dix-huit mille membres. Neut se (page 142)
montre particulièrement combatif. « Etre ou ne pas être », tel est,
dit-il, l’enjeu de la lutte. La
Suisse, l’Italie, l’Allemagne sont la proie du libéralisme
sectaire. Cette année, les catholiques belges s’occuperont surtout de propager
la bonne presse. Ils s’interdiront d’acheter encore les organes libéraux, dans
les gares surtout ; ils aideront positivement leur presse ; les membres des
Cercles seront les correspondants tout désignés, qui alimenteront leurs
feuilles de nouvelles intéressantes. L’orateur insiste sur la nécessité de
former des hommes de caractère. Coomans propose la
fondation d’une école de journalistes. C’est une idée qu’il mûrit depuis
vingt-cinq ans et dont il attend beaucoup, spécialement pour le recrutement de
bons journalistes. Verspeyen cite l’exemple de la
conférence, La Liberté, que de
jeunes catholiques viennent d’inaugurer Fribourg. Dans ses réunions
hebdomadaires, on ne discute pas uniquement de politique. N’est-ce pas déjà un
peu l’école de journalistes, rêvée par Coomans ? De
Kerckhove parle de constituer une caisse de soutien : que ne pourrait-on faire,
si chacun acceptait de donner seulement un franc par an ? Il passe ensuite à la
question du repos dominical. Il émet le voeu que les membres des Cercles
provoquent une pétition monstre qui alerte les législateurs et les ministres ;
qu’une société internationale de propagande réunisse les catholiques du monde
entier.
On remarque la présence au banquet
d’anciens ministres du cabinet de 1871 : d’Anethan, Wasseige,
Kervyn de Lettenhove. Il y a aussi des sénateurs et
des représentants Certains orateurs reprochent au ministère Malou de ne pas
donner suite à la réforme des griefs présentés par les catholiques et de
montrer « trop de prudence ». Le parti doit se contenter de protester en
attendant que ses demandes légitimes soient satisfaites. Du moins, le mal
est-il contenu ; sinon la
Belgique subirait le sort de la plupart des Etats européens :
les institutions catholiques y seraient renversées par les libéraux. D’Anethan
défend le ministère : « Un parti, dit-il, pour mériter ce nom doit être uni par
un principe commun, mais un principe ne met pas fin aux divergences d’opinions
sur la nécessité et l’opportunité des applications ».
En attendant que Malou veuille ou
puisse réaliser les desiderata de ses partisans, la Fédération continue
à travailler. Dans la Revue générale, Woeste signale les bienfaits
de l’organisation, elle amène l’entente, la communauté d’efforts et la division
du travail électoral ; elle enrôle la jeunesse et agit sur les (page 143) indifférents et les douteux ((29)
De l’organisation du parti conservateur
dans les arrondissements wallons, p. 66, t. II,
1874, pp. 62-67). Aux élections de cette année
(1874), les catholiques flamands remportent encore de grandes victoires tout
comme en 1870 et 1872. Les libéraux comprennent parfaitement ce dont il s’agit.
L’un d’eux écrit dans L’Etoile : «
Les moyens sont indiqués, le but nettement défini : couvrir le pays de cercles
et d’associations qui préparent le recrutement d’une majorité parlementaire
disposée à faire triompher les droits de l’Eglise... » ((30)
L’Etoile belge, 27 avril 1874).
A la septième session de la Fédération, tenue à Wavre, les 1er et 2 mai 1875,
cinquante Cercles sont représentés. Neut signale les relations entretenues avec l’Union catholique de Grande-Bretagne, établie à Londres
depuis 1870, avec le Cercle catholique de Douai et avec la Fédération
des Associations constitutionnelles et conservatrices de Belgique. Il
insiste sur l’importance d’une nouvelle initiative : celle du Denier de la lutte catholique, organisée
avec la Fédération des associations, par commune, « pour
la défense des intérêts religieux dans notre pays ». C’est la réponse au Denier libéral, fondé par la Fédération
des Associations libérales qui vient elle-même de se constituer sur le
modèle de sa rivale (autre indice de l’excellence de l’organisation catholique
à cette date). Le rapporteur met les congressistes en garde contre le
libéralisme maçonnique qui se réveille, dit-il, et agit de différentes manières
: travail des loges, oeuvre de la presse, altération des listes électorales,
proscription des magasins catholiques, sociétés d’adeptes jeunes et ardents,
propagande en faveur de l’école officielle et neutre. Au banquet, le président
du Cercle de Wavre, le comte Xavier de Pret d’Archennes, revendique fièrement la dénomination de
catholique « Certains esprits croient qu’il est peut-être fâcheux que le parti
conservateur de Belgique soit affublé du nom de catholique. Pour moi, c’est là
une de ses gloires principales. Un catholique ne peut être que conservateur et
nous sommes fiers d’être catholiques ». Des applaudissements unanimes
accueillent ces paroles. Combien la mentalité du parti n’a-t-elle pas évolué
depuis dix ans !
La Fédération des Cercles n’a pas d’influence directe sur la politique du gouvernement, mais elle
joue un rôle prépondérant dans le pays. Elle devient, de plus en plus, «
l’organisme destiné à arrêter, après examen et discussion, le programme (page 144) d’action des catholiques belges
» ((31) M. Damoiseaux, La Belgique contemporaine, p. 296). Les 22 et 23 avril 1876, sa huitième session réunit à Namur six cents
délégués de cinquante-quatre Cercles. Neut se plaint,
cette fois, de ce que le Denier de la
lutte n’ait pas été compris suffisamment. Les Cercles se laissent dépasser
par les libéraux : « L’argent jouera un grand rôle dans les élections à venir.
Les catholiques seraient-ils avares ou passifs on inintelligents des nécessités
de la situation ? Ils devront aussi user de tous les moyens légaux lors des
prochaines élections, sinon ils seront victimes des violences dont leurs
adversaires les menacent déjà ». Le secrétaire propose à l’activité des Cercles
des visites mutuelles, des conférences intéressantes, le recrutement des
éléments jeunes et des éléments ruraux, afin que nulle catégorie sociale ne
leur échappe. En terminant, il insiste sur la nécessité de préparer la campagne
électorale du 13 juin prochain par la révision des listes et surtout par
l’argent. Léon de Monge, professeur à l’Université catholique, fait rapport sur
la Société de la bonne presse, fondée à Louvain,
le 11 janvier 1875, en vue de propager la littérature honnête, principalement
dans les grandes villes et les gares, par l’organe de comités locaux et de
colporteurs bien choisis. De Kerckhove rappelle la nécessité de la discipline :
« Il faut même en politique réaliser son nom de catholique qui signifie
universel et savoir se sacrifier à l’universalité ».
C’est le notaire Boulvin,
président du Cercle local, qui ouvre la neuvième session de la Fédération à
Charleroi (21-22 avril 1877). Il tient à justifier ses amis du reproche qui
leur a été adressé, d’imposer le mandat impératif à leurs représentants : « Les
catholiques ne reçoivent pas de mot d’ordre ; ce n’est pas obéir à un
commandement que de se conformer à la pensée de la majorité, après une décision
libre. C’est la règle du renoncement à soi-même, sans laquelle un grand parti
ne peut subsister ». De Kerckhove donne lecture d’une protestation contre les
attaques à la liberté du pape et d’une proposition en vue de reconnaître
l’autorité mondiale de la papauté. Neut se félicite
des victoires électorales remportées depuis 1870. C’est aux Cercles qu’on les
doit. Conscients de leur force, les Cercles - ils sont soixante-dix représentés
à cette session - lutteront plus que jamais, si de mauvais jours doivent
revenir. La Belgique
est le seul pays d’Europe où les Cercles catholiques s’épanouissent. La France en à pour les
ouvriers, mais pas pour la bourgeoisie. (page 145)
Abordant l’ordre du jour, le secrétaire rappelle l’obligation de verser le
quart du Denier de la lutte à la
caisse centrale. Cet argent servira à ériger un comité d’avocats catholiques
auprès des cours d’appel pour la révision des listes électorales. Neut lit encore une adresse, qui vient d’être envoyée, le
26 janvier, à la Droite
parlementaire, afin de garantir la liberté des électeurs et des élections ((32)
Ces demandes sont réalisées par la loi du 9 juillet 1877). Au banquet, de Kerckhove affirme que les catholiques ne comptent plus
que sur eux-mêmes pour défendre la liberté. Certains critiquent amèrement le ministère
Malou, mais ils ne se rendent pas compte, visiblement, des difficultés qui
l’assaillent.
Les 27 et 28 avril 1878, les délégués
de soixante-trois Cercles se retrouvent à Termonde, Le comte de Caulaincourt,
président des comités catholiques du Nord et du Pas-de-Calais, est venu se
joindre à eux. De Bruyn, bourgmestre de la ville,
leur présente d’abord un rapport sur le développement de l’esprit politique
dans les Cercles « Il ne s’agit plus, dit-il, de créer des cercles catholiques
pour former des sociétés d’agrément, il importe avant tout d’en faire des
centres d’action et de lutte… Il est urgent de s’organiser surtout dans le
domaine de l’enseignement, on a fait beaucoup dans quelques villes, mais trop
peu dans les localités inférieures, principalement au pays wallon.
Il faudrait instituer partout le Denier des Ecoles et développer la
presse ». Neut abonde dans le même sens. Il signale
une initiative du Cercle de Gembloux, à laquelle un brillant avenir est réservé
la formation d’une « Jeune Garde ». On propose la création d’une association
pour la défense du clergé et des ordres religieux contre les calomnies de la
presse libérale, à l’instar de ce qui se fait alors en France. Il s’agirait de
former deux comités : celui des rectifications et celui des poursuites à intenter.
Les orateurs se réjouissent de l’union, de plus en plus intime, qui s’établit
entre les catholiques de divers pays. Ceux de Belgique sont décidés à lutter
pour sauvegarder les droits de l’Eglise, de la liberté, de la monarchie une proclamation
de l’Association constitutionnelle de
Bruxelles le redit encore, en termes énergiques, à la veille des élections ((33)
« Catholiques, debout. Il s’agit d’affirmer nos convictions, de nous rallier,
de nous compter et de nous organiser. A ceux qui ont pour but de déchristianiser
la Belgique
et pour devise « Plutôt Turc que papiste», opposons notre attachement
inébranlable à la foi de nos ancêtres. A ceux qui veulent renverser la Constitution,
opposons l’affirmation de notre fidélité à toutes nos institutions ; à ceux
enfin dont toutes les sympathies secrètes sont pour la république, opposons
notre dévouement absolu à la royauté. ». (Journal
de Bruxelles, 3 juin 1878.)).
(page 146) Mais si tous les Cercles partagent ces sentiments
d’attachement à la
Constitution, une minorité de catholiques, en dehors d’eux,
attaque imprudemment notre pacte fondamental. Plus encore qu’à l’opposition
libérale, c’est à elle qu’il faut imputer la défaite électorale du 11 juin
1878, qui amène le renversement du ministère Malou.
4.
Catholiques, libéraux et ultramontains
Une crise de conscience éclate, chez
les catholiques belges, au lendemain de la publication de l’encyclique Quanta cura et du Syllabus errorum (8 décembre 1864). Elle
s’apaise d’abord, grâce à Mgr Dupanloup, mais se ravive en 1870 et ne s’éteint
que vers 1880. Elle est causée par la confusion de « la thèse » et de «
l’hypothèse », du relatif et de l’absolu, de ce qu’il convient de préconiser en
théorie avec ce qu’il faut bien admettre en pratique. Les catholiques belges,
qui ont fait la
Constitution de 1831, savent très bien que les « quatre
libertés » ne sont pas des droits naturels au sens de 1789 : elles ne
conviennent qu’à des peuples évolués, assez sages apparemment pour en user dans
l’ordre et la légalité. Ils professent aussi que l’Etat doit être subordonné à
l’Eglise dans les matières mixtes, que l’homme n’a pas le droit de choisir le
mal ou de propager l’erreur, mais ils ne s’effraient pas des conséquences
néfastes d’un ordre public qui est presque areligieux. Le pape Pie IX est heureusement plus clairvoyant : « Je ne fais pas de
politique, déclare-t-il à Cochin, en 1862, je ne condamne pas la liberté, mais
il y a aujourd’hui en circulation des erreurs que je ne puis passer sous
silence » ((34) de Falloux, « Augustin Cochin», p. 53, dans
le Correspondant, t. XCV,. 1874, pp. 50-73). En Belgique et en France, les catholiques libéraux et les
ultramontains engagent des polémiques sur la portée des libertés modernes.
Les catholiques libéraux ! Le courant
général du siècle les emporte parfois plus loin qu’il ne faudrait, parfois même
qu’ils ne voudraient ((35) « La conception de l’Etat
rationaliste, de l’Etat qui ne connaît plus ni l’Eglise ni le Christ ; qui
cependant admet Dieu et la loi morale... a exercé sur la génération de 1830 une
véritable fascination dont il n’est pas fort aisé de se rendre compte à
distance. Les catholiques eux-mêmes en prenaient facilement leur parti, comme
d’un fait qu’ils trouvaient établi, dont ils ne discutaient pas la valeur, mais
dont ils réclamaient énergiquement le bénéfice à titre de citoyen et au nom de
la liberté générale. En outre, comme ce fait coïncidait avec une admirable
renaissance de l’activité dans les oeuvres, dans la presse, dans les lettres et
la science, avec la naissance de la société de Saint-Vincent de Paul, avec les
leçons d’Ozanam, avec les conférences de Lacordaire, avec les héroïques
campagnes de Montalembert, ils se prirent d’une sorte de tendresse pour un état
social où ces grandes choses avaient trouvé leur place. Préférant avec raison
un pouvoir rationaliste qui respecte la liberté de l’Eglise à un pouvoir
soi-disant chrétien qui l’opprime, ils oublièrent un peu que le moindre mal est
cependant un mal, et qu’une nation chrétienne n’est pas dans l’ordre, lorsque
la vérité a pour unique garantie de sa liberté, la liberté de toutes les
erreurs. ». (A. de Margerie, cité par V. Brants,
« Charles Périn, notice sur sa vie et ses
travaux», Annuaire de l’Université,
Louvain, 1906)). Les idées de Lamennais les réjouirent
dans (page 147) leur jeunesse.
Malgré les expériences et les désillusions, ils gardent toujours au coeur une «
certaine mystique » de la liberté. Le souvenir de l’union d’antan et des beaux
jours de 1830 les ravit. « D’ailleurs, obligés de lutter contre les libéraux,
ils tiennent à marquer leur attachement à la Constitution envers
laquelle ils déplorent les attaques ; ils trouvent inopportunes les
distinctions continuelles des ultramontains entre thèse et hypothèse » ((36)
E. de Moreau, «Belgique », col. 737, dans Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastique, t VII, col. 522-751). Il en est parmi eux qui regardent
les libertés comme des droits naturels de l’homme. D’autres, tout en respectant
les droits de l’Eglise, estiment que ces droits doivent être sacrifiés pour le
bien de la paix. D’autres encore tiennent que dans les matières politiques, on
peut faire abstraction des devoirs du chrétien. Un dernier groupe, tout en
voulant être et rester fidèle à la foi, favorise et patronne le parti libéral ((37)
X… « L’orthodoxie et la Constitution belge», p. 260, dans la Revue générale, t. XXIV,
1876, pp. 256-262). Le contingent le plus nombreux est
celui des catholiques qui ne voient pas de difficulté à concilier la thèse et
l’hypothèse parce que Pie IX, après Grégoire XVI, n’a parlé qu’en général et qu’en théorie, sans viser la Constitution belge.
Cette assurance leur est donnée, en janvier 1865, par la Civiltà cattolica,
l’organe des Jésuites ((38) « Ce qui n’a pas dû leur
être très difficile, attendu que l’encyclique n’atteint en rien la Constitution belge ni
les droits ni les devoirs des citoyens belges, ni leurs légitimes libertés
publiques. » (Cité par C. Woeste, « M de Laveleye,
les catholiques belges et la
Constitution», p. 134, dans la Revue générale, t. I, 1874, pp. 127-143)).
Les parlementaires catholiques, parmi
lesquels il reste encore des hommes de 1830, se rattachent à la dernière nuance
: « Pouvez-vous, s’écrie Dumortier le 20 janvier 1873, citer une seule opinion,
une seule doctrine professée ici et dans laquelle un catholique, quelle que fût
la majorité, se soit permis de porter atteinte à une liberté quelconque » ? Il
affirme que l’encyclique Quanta cura
et le Syllabus ne condamnent pas la Constitution belge de
1831, que l’infaillibilité pontificale n’a rien (page 148) de commun avec les droits exercés au moyen âge par le
pape sur les peuples et sur les rois, que les accusations portées contre les
catholiques relativement à leur attachement à la Constitution sont
sans fondement ((39) Annales
parlementaires. Chambre des Représentants, session 1872-1873, p. 560). Deux mois plus tard, il lit à la Chambre un bref, du 22 mars, par lequel Pie IX le félicite de son discours du 20 janvier. Victor Jacobs
prononce également plusieurs discours remarquables sur ce sujet. Le 2 mai 1878,
il pose la distinction préalable : les droits publics ne sont pas pour les
catholiques des droits naturels. Malgré cela, ces derniers y ont été et y sont
inébranlablement fidèles. Il applique à la liberté la comparaison d’Esope :
c’est la meilleure ou la pire des choses selon l’usage qu’on en fait et le
point de vue auquel on se place. Il reproche à ses adversaires de confondre le
libéralisme, doctrine abstraite, condamnée par l’Eglise comme par le bon sens,
avec la liberté, fait concret et pratique. A l’encontre des libéraux, partisans
de « dogmes laïques » qui seraient les bases d’une morale universelle, il admet
le fait sociologique de la relativité des conceptions politiques. « La
politique n’est pas une science fondée sur des principes absolus, c’est un ars politica,
c’est le talent d’approprier les institutions aux peuples à gouverner » ((40)
A. Bellemans, Victor
Jacobs, pp. 369-377).
Les catholiques intransigeants, les «
ultramontains », mènent campagne contre les libertés modernes. Ils sont
partisans de la thèse, réprouvent les conceptions de leur temps, lisent L’Univers et écoutent Louis Veuillot. Le
Bien public de Gand et le Courrier de Bruxelles (d’abord
hebdomadaire puis quotidien à partir de 1872) se prononcent théoriquement
contre des libertés constitutionnelles, qu’ils admettent en fait par nécessité
politique. Dans le premier, Guillaume Verspeyen livre
de rudes joutes à la Flandre libérale ; il traite telles
dispositions législatives « d’ordures légales et sociales ». Dans La Croix,
qu’il fonde à Bruxelles, Joseph de Hemptinne
(1822-1909), d’une grande famille d’industriels gantois, proclame l’illicéité
du serment tant que la
Constitution ne sera pas amendée, conseille de s’abstenir aux
élections afin de ne pas tremper dans le libéralisme, préconise enfin la
formation d’une extrême droite et d’un parti confessionnel. Le périodique
disparu (1872), de Hemptinne et ses collaborateurs composent
de petits catéchismes contre les libéraux, ainsi le Questionnaire politique publié à Lille en 1877. (page 149) A la veille des élections de 1878, la
brochure Catholique et politique
accepte le serment constitutionnel, mais propose un groupement d’extrême
droite. Son intransigeance alarme les modérés.
Les catholiques ultramontains
comptent dans leurs rangs Charles Périn, professeur
d’économie politique et de droit public à l’Université de Louvain. Périn a grandi dans un milieu de magistrats et d’émigrés
français. Il y a reçu une double empreinte : religieuse et antirévolutionnaire,
qui le marque pour jamais. A partir de 1844, il attire de nombreux étudiants
par la vie, l’éclat, l’éloquence, en même temps que par la solidité de son
enseignement. Il est partisan de la liberté des échanges et du travail. Il
réagit cependant contre les outrances des manchestériens : il ne croit pas à
l’harmonie spontanée des intérêts et il base la vie des peuples sur le
renoncement chrétien. Tel est le sens de son livre, universellement connu, De la richesse dans les sociétés chrétiennes
(1861) et de ses discours au Congrès de Malines de 1863. En politique, Périn n’a plus rien d’un libéral. Le 1er mai 1878, Pie IX, qui lui donne audience, insiste sur la nécessité de
demeurer absolument fidèle aux principes qui « seuls donnent la victoire ».
Dans les Lois de la société chrétienne,
publiées en 1875, il réfute le libéralisme, le socialisme, le gallicanisme et
affirme le primat de la morale chrétienne. Son cours de droit public est
précédé d’une longue « introduction dogmatique », respectueuse de la Constitution belge
sans doute, mais dans laquelle il ne se lasse de rappeler la thèse. Porté par
le succès, le professeur passe de la théorie à la pratique. Il se mêle
directement à la grande querelle de son temps. Il est l’ami des rédacteurs du Bien public, il inspire ceux du Courrier de Bruxelles avec son
intransigeance coutumière ((41) La notice de Périn
a été faite d’après V. Brants, Charles Périn ).
Entre les catholiques libéraux et les
ultramontains, la
Fédération des Cercles adopte une prudente
réserve, semble-t-il. On ne trouve, en tout cas, aucune trace de divergences
dans les rapports de ses congrès annuels. Ses dirigeants, des parlementaires
pour la plupart, sont soucieux d’écarter les débats théoriques, pour des
raisons d’opportunité. Nous n’avons pu trouver qu’un témoignage indirect de
l’assemblée générale de juillet 1873. C’est Woeste qui le fournit dans la Revue générale : « Aimons nos institutions,
considérons-les comme ce qu’il y a de mieux en ce moment ; elles ne sont pas
parfaites ; elles ne décrètent pas de (page
150) principes absolus ; elles ne doivent pas être implantées partout, mais
elles sont aujourd’hui les meilleures que nous puissions avoir » ((42)
Art. cit., p. 135). La Civiltà cattolica se
félicite de telles déclarations. Pie IX, en réponse
aux protestations de fidélité qui lui sont envoyées par les congressistes,
répond par un bref : « Ce que nous louons surtout dans cette entreprise de
piété, c’est que vous êtes, dit-on, remplis d’aversion pour les principes
catholiques libéraux que vous tâchez de déraciner des intelligences autant
qu’il est en votre pouvoir » ((43) Cité par T. Abner, Etudes sur le catholicisme libéra et le
serment constitutionnel, p. 12. Bruxelles, 1878).
Les principes ne sont certes pas les institutions, mais qui ne comprend le
langage du Souverain Pontife ? La Fédération,
elle, ne s’en inquiète pas trop. Elle poursuit sa route, et laisse toute
latitude à ses membres de choisir l’une ou l’autre voie.
L’épiscopat, lui, donne ses
directives dès le début de la discussion. En 1864, le cardinal Sterckx publie deux lettres, qui défendent nos institutions
nationales contre des détracteurs possibles. A la lumière de l’histoire, il
développe la question de la licéité du serment constitutionnel et démontre que
le Congrès de 1830 n’a voulu aucun des points condamnés par l’encyclique Mirari vos. Le Père Dechamps (1810-1883)
énonce, en 1856, la distinction de la thèse et de l’hypothèse. Devenu
archevêque de Malines (1867), il se fait remarquer par sa lucidité. Au concile
du Vatican, il dirige le parti des infaillibilistes. En 1877, il réfute le
libéralisme qui « est dans l’ordre social ce que le rationalisme est dans
l’ordre intellectuel ». Il délimite les champs respectifs de l’Eglise et de
l’Etat, et il fait justice du reproche « d’ultramontanisme » que les libéraux
adressent à leurs adversaires pour les discréditer ((44) Le libéralisme, lettres à un publiciste,
p. 51. Malines. 1877). Le 29 mai 1878, Mgr de Montpellier
(1807-1879), évêque de Liége, peu suspect de sympathie pour les catholiques
libéraux, s’exprime ainsi dans une pastorale « Il faut bien se garder de
confondre la Constitution
avec le libéralisme. Loin de mettre Dieu hors de l’Etat et de la loi, elle lui
reconnaît le droit à un culte public et extérieur... C’est pourquoi l’Eglise
voit dans la Constitution
belge une nécessité sociale à laquelle on ne peut pas ne pas se soumettre sans
exposer le pays à des troubles sans fin, troubles qu’elle ne veut pas, qu’elle
ne saurait vouloir ».
Des ouvrages et des brochures
paraissent. D’abord (page 151) L’Eglise et l’Etat (1879), du chanoine Moulart (1832-1904), professeur de théologie à l’Université
de Louvain. L’auteur étudie les deux sociétés en elles-mêmes, d’abord, puis
dans leurs relations. S’appuyant sur des textes, surtout du moyen âge, il émet
des propositions qui vont à l’encontre des idées du siècle : en matière
spirituelle, le pouvoir civil est directement soumis à l’Eglise qui peut agir
par voie d’autorité ; en matière politique, le pouvoir civil est indirectement
subordonné à l’Eglise en ce sens qu’elle peut imposer la loi morale et en juger
les infractions et que l’Etat ne peut rien faire contre la religion, ni
attenter aux droits des citoyens. C’est ainsi qu’il formule la théorie, Il
distingue ensuite la thèse et l’hypothèse. Il approuve la Constitution belge,
conformément aux directives de Léon XIII : notre
charte est favorable à l’Eglise à cause de la part qu’elle accorde à la
liberté. Il faut donc accepter la situation de fait, tout en maintenant l’idéal
à réaliser. « L’Eglise demande que les catholiques soient des hommes de leur
temps, qu’ils prennent résolument leur parti de notre état social et des
institutions qu’il comporte », sans cesser d’espérer le retour à l’unité
religieuse et à la conception chrétienne qui régissait la société d’autrefois.
L’ouvrage fut l’objet de discussions passionnées. Il ne fait cependant que
rappeler des principes indiscutables, sans rejeter pour autant ce que les libertés
modernes offrent de bon.
En 1863. Désiré de Garcia de la Véga (1821-1908),
ancien conseiller de légation, publie à Bruxelles une première plaquette sur Les catholiques belges, le libéralisme et la Constitution. Il y fait le procès du libéralisme étatiste, dérivé des
principes de 1789 et dirigé par la franc-maçonnerie, il trace à la Droite un plan politique
complet « En tout, cherchons à faire prévaloir la liberté ». Il revient sur les
moyens préconisés à Malines : un recrutement de premier ordre pour le
parlement, une presse modèle, la décentralisation administrative. Il cherche à
définir, en philosophe chrétien, la liberté, l’égalité. Il s’insurge contre le
« despotisme de la loi, expression de la volonté générale », alors que « la loi
est l’expression légitime de la volonté du supérieur légitime ». Il expose la
théorie du pouvoir directif indirect de l’Eglise sur l’Etat, et celle de
l’origine de la souveraineté selon saint Thomas d’Aquin.
L’ancien régime, dit-il, était caractérisé par « la liberté, l’égalité dans les
limites du possible et la fraternité chrétienne de toutes les classes sociales
». Il conclut que l’encyclique Mirari vos
n’a pas condamné la
Constitution, « pacte transactionnel ».
(page 152) En 1864, de Garcia de la Véga fait paraître une secondé brochure : La liberté, la Constitution, le
gouvernement et les partis. Il y distingue parfaitement le caractère
partagé, bivalent si l’on peut dire, des catholiques libéraux. « Ils estiment
que le triomphe du bien et de la vérité doit sortir de la coexistence du bien
et du mal. En acceptant comme bons les principes de 1789, ils adhèrent à
l’erreur, en défendant la liberté chrétienne, ils tiennent à la vérité ». Ils
justifient cette attitude par la distinction de deux activités indépendantes en
l’homme : « D’une part le chrétien qui est soumis à l’Eglise ; de l’autre, le
citoyen qui ne relève que de sa raison, qui non seulement respecte mais aime
les principes modernes. Pour réaliser ce dualisme, ils prêchent la séparation
absolue des deux pouvoirs : l’Eglise libre dans l’Etat libre. Pour excuser leur
libéralisme, ils annoncent qu’ils précèdent l’Eglise dont l’avenir dépend de
son alliance avec les idées modernes ». Leurs exagérations proviennent
d’illusions généreuses et de confusions hâtives. Garcia remet les choses au
point en disant que les catholiques respectent les libertés, les laissent
pratiquer, mais ne peuvent les admettre comme vraies en soi. « Au Congrès
national, ils ne prévirent pas qu’un libéralisme, qu’ils ne connaissaient pas,
parviendrait à égarer et à dominer la nation dont la fibre est si
essentiellement chrétienne ». Le publiciste dénonce le libéralisme qui « ne
consentira pas à quitter le terrain des luttes religieuses, parce que la haine
de l’Eglise est le fond de sa doctrine ». Il demande que l’appel à la nation se
fasse franchement sur cette question, seule véritable cause du dissentiment. «
Il n’y a pas à notre époque de grande question purement politique, toutes
offrent une face religieuse et c’est la principale ».
La querelle entre catholiques
libéraux et ultramontains entretient des dissensions regrettables dans le parti
et nourrit en même temps l’opposition libérale. Le Bien public, le Courrier de
Bruxelles polémiquent continuellement contre les journaux de la nuance
parlementaire : le Journal de Bruxelles,
La Patrie de
Bruges, le Journal d’Anvers, etc.
L’Univers déclare, non sans mépris,
que le Journal de Bruxelles est plus
« ministériel que catholique ». Au témoignage de Woeste, la Droite n’attache pas assez
d’importance à ces divisions. « Forts de notre fidélité constitutionnelle, nous
avions cru que quelques protestations à la tribune suffiraient. C’était une
erreur » ((45) Mémoires,
t. 1, p. 149). Le leader (page 153)
catholique attribue le développement du mouvement ultramontain à l’attitude
réprobatrice de Pie IX, de certains évêques et
d’autres ecclésiastiques belges à l’égard des libertés modernes. A partir de
1875, les constitutionnels « trouvèrent un appui dans le nouveau nonce, Mgr
Séraphin Vannutelli » ; après 1878, dans la personne
de Léon XIII lui-même. Mais l’échec électoral de
cette année 1878 fut imputable à ces discussions. Instruits par l’expérience,
les parlementaires de Droite adressèrent alors une note collective à Rome (21
août 1878). Le pape, Léon XIII, qui connaissait bien
la situation, ayant été nonce à Bruxelles, leur fit savoir, en octobre, qu’il
désapprouvait les attaques contre la Constitution. Il
leur réitéra la même directive plusieurs fois par la suite. Il demanda aux
catholiques de se rallier sincèrement à la Constitution : « si
elle contient des articles non conformes à la doctrine de l’Eglise, elle
accorde de nombreux avantages auxquels le Saint-Siège attribue une importance
souveraine » ((46) Cité par le Cardinal Ferrata,
Mémoires, t. I, p. 263. Rome, 1920, 3
vol.). Ainsi se termina cet épisode pénible dans
l’histoire du parti catholique.
5. Le
ministère Malou. « Nous avons vécu. »
Durant les années qui s’écoulent des
Congrès de Malines au dernier ministère libéral de 1879-1884, un autre
désaccord se produit dans le parti catholique : entre les électeurs et les
ministres. La
Fédération des Cercles travaille, l’opinion la
suit, les membres du gouvernement semblent atteints de paralysie ou vinculés. En 1864, Dechamps refuse le pouvoir afin de ne
rien devoir retrancher de son programme. En 1871, le ministère d’Anethan est
révoqué, après un an et demi de gouvernement. De 1871 à 1878, Malou dirige un
cabinet d’affaires, démontrant ainsi que les droitiers sont capables de
gouverner, et de se maintenir au pouvoir. Mais voici la pierre d’achoppement.
Dechamps, de Decker, Alphonse Nothomb, Victor Henry, plusieurs autres
politiciens influents accordent leur confiance - trop de confiance naïve ? - au
financier André Langrand-Dumonceau. Ils se laissent
séduire par un projet qui ne manque pas de grandeur « d’appeler les capitaux au
baptême et de les christianiser comme les Barbares du IVe siècle ». Entreprise
combien périlleuse, que « la constitution de cet état-major d’hommes politiques
» à la tête de sociétés bancaires ((47) E. de Moreau, Adolphe Dechamps, pp. 492-493) ! Des affaires (page 154)
très vastes, mais plutôt hasardeuses, sont lancées dans différents pays. La
concurrence s’émeut, s’ameute, l’israélite surtout. En 1868, une instruction
judiciaire est ouverte à Bruxelles contre Langrand.
La loge, le parti libéral, les journaux en profitent pour frapper le parti
catholique dans ses chefs. Le ministre de la Justice, Bara, la poursuit malgré une ordonnance
de non-lieu rendue à la demande du procureur général, de Bavay. Il fait
inculper de hautes personnalités. Les procès, nombreux et longs, aboutissent à
l’entière réhabilitation des prévenus. Mais ils servent de prétexte aux
attaques libérales.
Aux élections du 14 juin 1870, la
majorité de Gauche est réduite de quatorze à deux voix. La Droite, instruite par
l’expérience de 1864, accède au pouvoir sans conditions. Le baron d’Anethan,
Victor Jacobs, Prosper Cornesse (1829-1879),
représentant de Verviers, mènent l’équipe
ministérielle. Les deux derniers sont des antimilitaristes notoires ; ils ne
veulent accorder au Roi qui en réclame, aucun accroissement d’ordre militaire.
Par contre, Léopold II promet de soutenir la réforme
électorale éventuelle, que Woeste a proposée jadis à l’Association conservatrice de Bruxelles comme preuve de l’esprit
sagement progressiste du parti ((48) C. Woeste, Mémoires, t. I, p. 91). Dans le rapport au Roi
demandant la dissolution des Chambres, les ministres formulent vaguement leur
programme sur ces deux points. Ils condamnent les luttes stériles et promettent
une politique de modération, d’impartialité et de décentralisation langage tout
différent de celui que le pays entend depuis treize ans. De réaliser les
revendications des Cercles, ils ne veulent pas encore y songer, mais simplement
de rasséréner l’atmosphère. « La mission du cabinet, concluent-ils, sera
d’unir, non de diviser ; il veut être un gouvernement national et non un
gouvernement de parti » ((49) Moniteur, 9 juillet 1870). Ils le prouvent durant les
difficultés suscitées par la guerre franco-allemande. Malgré les événements,
les élections du 2 août se déroulent dans le calme et donnent aux catholiques
une majorité de seize voix à la
Chambre, de deux au Sénat. Entre-temps, Woeste, dans la Revue générale, exprime l’adhésion de ses
coreligionnaires à l’infaillibilité pontificale qui vient d’être proclamée au
concile du Vatican.
La guerre n’empêche aucunement le
ministère d’exécuter le (page 155) premier
point de son programme : la réforme électorale. Jusque là, le cens, fixé à 42
fr. 32 pour la province et les Chambres, variait de chiffre dans les communes
d’après la population. Par la loi du 30 mars 1870, le dernier cabinet libéral
l’a abaissé au profit des porteurs d’un diplôme de l’enseignement secondaire.
Mesure incomplète qui ne satisfait personne ! Le nouveau projet porte le cens
provincial à 20 francs et unifie celui des communes à
10 francs. Il favorise l’éligibilité des classes moyennes, encore catholiques à
cette époque. Pour ce motif les doctrinaires s’y opposent tandis que les
progressistes le soutiennent. La majorité le vote en bloc, sauf Dumortier qui
reste attaché à l’esprit et à la lettre de 1830. Le 14 novembre 1870, une
dizaine de radicaux déposent à la
Chambre une proposition de réviser les articles 47, 53 et 56
de la Constitution,
en vue d’abaisser aussi le cens des élections législatives. La tentative est
prématurée, catholiques et libéraux s’y opposent de commun accord. Ils ont encore
un tel respect du pacte fondamental, qu’ils n’osent y porter des mains
sacrilèges. Ils ignorent encore la classe ouvrière, que le socialisme effleure
seulement.
Le cauchemar de la guerre rapidement
dissipé, la majorité des catholiques s’ancre dans un antimilitarisme qui
indispose le Souverain. Woeste, dans la Revue générale, s’oppose à l’élévation du
contingent annuel et à la suppression du remplacement. Il craint l’influence
pernicieuse de la caserne sur les fils de famille et la diminution des vocations
sacerdotales ((50) M. Damoiseux, « Woeste
et la défense nationale », dans la Revue générale, t. CIX,
1933, pp. 525-540). Dans le cabinet, Jacobs, l’élu du Meeting anversois, désire la démolition
de la citadelle du Nord. Le Roi s’irrite. Une question plus explosive, suscitée
par les libéraux, va provoquer sa rupture avec les ministres.
A la fin de 1871, une crise
ministérielle des plus pénibles menace de se dénouer au préjudice de la Droite. Pierre de
Decker, l’ancien ministre tombé en 1852, récemment compromis dans les affaires Langrand, se voit nommer gouverneur de la province de
Limbourg (octobre). Il le doit au Monarque lui- même et à son secrétaire, Jules
van Praet (1806-1886), qui estiment sa valeur et sa
probité. Mais c’est une imprudence, qui fait le jeu de l’opposition. Le 22
novembre, Bara interpelle le ministre de l’Intérieur, Kervyn de Lettenhove (1817-1891). Le débat s’envenime. Des
manifestations, des émeutes (page 156)
se produisent, que la police du bourgmestre libéral de Bruxelles, Jules
Anspach, réprime assez mollement. Les ministres n’agissent pas davantage, ne se
sentant guère soutenus par le Souverain. Léopold II
prend prétexta des désordres pour leur redemander leur portefeuille. Les
catholiques jugent sévèrement ce Roi qui semble capituler devant la rue. Ils ne
comprennent pas, - d’aucuns ne veulent sans doute pas comprendre, - qu’il obéit
à des mobiles infiniment plus nobles. La situation se dénoue pourtant en leur
faveur, grâce au dévouement du comte de Theux et de Malou. Le pouvoir leur
reste, contre toute attente. Et la conclusion de la crise enlève aux libéraux
le moyen de centrer la campagne électorale de 1872 sur l’affaire Langrand.
Le nouveau gouvernement est formé par
le comte de Theux, mais réellement dirigé par le ministre des Finances, Jules
Malou. L’ancien rapporteur de la loi des couvents est bien accueilli par les
libéraux, aux yeux desquels il personnifiait jadis le cléricalisme ((51)
H. de Trannoy, « Léopold Il et Jules Malou. La
révocation du ministère d’Anethan», dans la Revue générale, t. CXV,
1926, pp. 513-522). De 1857 à 1864, il a vécu en marge
de la politique active. Il s’est cantonné dans ses fonctions d’administrateur
de la Société générale. Il n’a même pas pris part aux
Congrès de Malines ; pour la Fédération des Cercles, c’est un étranger. S’il
revient aux affaires, c’est pour se dévouer, non pour combattre, encore moins
pour mener la lutte partisane. C’est ce qu’il expose, le 12 janvier 1872, au
Cercle catholique de Saint.Nicolas-Waes. Il affirme
son dessein de pratiquer une politique d’union et d’apaisement, en développant
la vie économique de la nation. Le ministère n’abrogera pas les lois faites par
les adversaires, afin de ne pas changer continuellement la législation. Malou
se contente de généralités sur la question militaire - pomme de discorde entre
ses pareils, - mais il se prononce clairement sur « le devoir de maintenir le
caractère belge qui est essentiellement religieux et sans lequel notre pays ne
peut exister ». Il réprouve énergiquement « toutes modifications qui tendraient
à séparer l’enseignement religieux d’avec l’enseignement proprement dit ; il
faut que l’atmosphère de l’école soit religieuse » ((52) Courrier de Bruxelles, 13 janvier 1873).
De 1871 à 1878, Malou gouverne. Il
gouverne, et démontre ainsi que les catholiques sont capables de le faire. S’il
parvient à durer, c’est en sacrifiant parfois ses amis, c’est en ménageant
toujours ses adversaires. En 1875, un arrêté inconstitutionnel (page 157) du bourgmestre de Liége, Piercot, interdit les processions jubilaires. Mgr de
Montpellier veut passer outre, mais la police intervient, sur le parvis même de
la cathédrale. L’évêque proteste, cependant le gouvernement refuse de casser
l’arrêté Piercot afin de ne pas provoquer l’émeute.
La même année, Mgr Gravez, évêque de Namur, dans son mandement de carême, blâme
sévèrement les persécuteurs de l’Eglise en Allemagne, en Suisse et en Italie :
il les compare à Néron. Le texte, aussitôt relevé par Berlin, est évoqué au
parlement belge. Malou obtient un ordre du jour unanime, par lequel la Chambre s’associe aux «
regrets » exprimés par le gouvernement. Bismarck s’apaise. Du point de vue
diplomatique, c’est une affaire classée. Dans le pays, les catholiques « ultra
» et leur presse reprochent au gouvernement « d’avoir sacrifié aux
susceptibilités prussiennes la liberté de parole qui appartient aux évêques de
droit constitutionnel et divin » ((53) Bien public, 26 mai 1875). Dechamps écrit à Malou
qu’il y a « deux partis catholiques : le vieux parti parlementaire,
conservateur et le parti qui, exagérant certains principes vrais et en en
faisant une fausse application, détruirait les traditions politiques du
premier. Heureusement, le cardinal et les évêques résistent à cette impulsion
de la presse » ((54) H. de Trannoy, «
Léopold II et Jules Malou. L’incident allemand de
1875 », p. 703, dans la Revue générale, t. CXVIII,
1927, pp. 694-706). La Droite sait assumer ses
responsabilités quand le sort de la
Belgique est en jeu.
Le gouvernement et les catholiques en
général ne saisissent pas l’urgence de la question sociale. Ils se laissent
devancer par les socialistes. Malou, dans son discours de Saint-Nicolas, a bien
affirmé son désir de favoriser « l’alliance du capital et du travail,
indispensable à la prospérité des classes inférieures ». Ministre, il semble
avoir tout oublié. Avec « la plupart des catholiques, comme avec toute la
bourgeoisie de l’époque, il garde la conviction qu’aux abus dont nul ne
conteste la réalité, l’action privée remédiera sans qu’il soit nécessaire de
recourir à l’intervention de l’Etat, redoutée alors comme le pire des maux » ((55)
G. Hoyois, « Les cinq premiers congrès de
Malines et le mouvement catholique en Belgique », p. 20, dans Actes du VIème
congrès de Malines, t. I, 1936, pp- 9-35). Ducpétiaux n’est plus là pour dissiper les illusions et
démontrer la nécessité de mesures légales. En 1878, une proposition de loi veut
limiter à 14 ans pour les garçons et à 15 ans pour les filles le travail dans
les mines. Le débat menaçant (page 158)
de s’éterniser, Beernaert, ministre des Travaux publics depuis 1873, demande
d’abaisser l’âge, respectivement à 12 et 13 ans et réussit à faire passer un
amendement avec une majorité de treize voix. Mais le Sénat repousse l’oeuvre
déjà trop circonscrite de la
Chambre. Le Journal de
Bruxelles écrit alors : « L’instruction obligatoire, le service personnel,
le suffrage universel et par-dessus tout l’intervention de l’Etat en toute
matière, le jour où ces réformes seraient réalisées, le pays serait mûr pour le
césarisme » ((56) Journal de
Bruxelles, 21 février 1878).
Malou, attaqué par les catholiques,
ne l’est pas moins par les libéraux. Au parlement et dans la presse, ceux-ci
lui reprochent de laisser outrager la Constitution par une fraction de son parti ; de
ne rien oser faire législativement, mais de cléricaliser le pays
administrativement ; d’être asservi au pape depuis le concile du Vatican ; de
supporter la domination des évêques et l’ingérence du clergé dans la politique.
En 1877, lors de la discussion du projet de loi sur le secret du vote, ils
veulent qu’une disposition atteigne le prêtre qui menacerait du refus
d’absolution les fidèles prêts à voter pour leurs adversaires. Les
représentants catholiques n’ont pas de peine à montrer que l’administration des
sacrements n’est pas régie par la loi civile. En dehors des Chambres,
l’hostilité envers le catholicisme se manifeste aux fêtes du troisième
centenaire de la Pacification de Gand (1876). L’appellation de «
gueux » est remise en honneur, les processions sont dispersées à grand renfort
de gourdins, les cérémonies du culte publiquement parodiées ; certains font
valoir la supériorité du protestantisme sur le catholicisme et rêvent même de
l’y substituer dans l’estime des populations ((57) S. Balau, Soixante-dix
ans histoire contemporaine, p. 261).
La question flamande est peut-être la
seule dans laquelle le ministère fasse preuve d’initiative. A cette époque,
elle est étroitement liée au point de vue religieux. Les intellectuels de
Flandre trouvent que défendre la langue du peuple, c’est concourir au maintien
des valeurs morales traditionnelles. Or jusque là, cette langue ne jouit
d’aucun prestige, même aux yeux du peuple, qui n’a qu’un rêve : que ses enfants
apprennent le français. Le XVIIème siècle, la Révolution
française et le Premier Empire ont passé par là. Mais le Romantisme ramène
l’attention des écrivains vers un passé plus lointain. La langue flamande et la
religion catholique n’ont-elles pas partie liée (page 159) depuis des siècles ? Depuis Voltaire et les
Encyclopédistes, le français est le meilleur agent propagateur d’incrédulité ((58)
M. Lamberty, Philosophie
der Vlaamsche beweging,
pp. 80-90 et suiv., Brugge, 1938). En 1861, les Flamands fondent Het Vlaamsche Verbond pour
intervenir dans les élections et obtenir ainsi le redressement de leurs griefs
((59) M. Lamberty, op. cit.,
p. 100) Les catholiques sont en majorité dans le
royaume de Belgique, mais ils n’obtiennent rien des gouvernements libéraux.
Comment Malou, Flamand lui-même et Westflamand, ne
comprendrait-il pas les aspirations des Flamands ? Pourrait-il ne pas les
prendre en considération ? il prescrit - combien
timidement - de tenir compte de la connaissance de la seconde langue dans la
nomination de fonctionnaires en pays flamand. Il fait voter la loi du 27 août
1873, établissant des garanties pour les accusés flamands en matière pénale, et
celle du 22 mai 1878, introduisant le principe de l’emploi du néerlandais en
matière administrative ((60) Vicomte C. Terlinden,
« Histoire politique interne», t. II, p. 135,
dans Histoire contemporaine de la Belgique).
Les catholiques perdent la majorité
aux élections de 1878. Pendant la campagne électorale, à Saint-Nicolas, Malou a
cru devoir justifier sa gestion plutôt négative. « On peut nous dire : vous
n’avez pas fait tout ce que vous deviez ; mais dans des circonstances
difficiles, nous avons fait de notre mieux et atteint un but important : je
veux dire que nous avons empêché pendant bien longtemps tout le mal que
d’autres désiraient faire. On demandait à Sieyes : «
Qu’avez-vous fait au pouvoir ? ». Il répondit : « Nous avons vécu ». Et nous
aussi, nous avons vécu. Sans parler de programme et sans en faire un, je puis
vous dire que lors de la constitution du ministère catholique après 1870, le
secret de son programme était pour moi le secret de sa durée. Aujourd’hui, la
question est résolue » ((61) Journal de Bruxelles, 10 mai 1878).
Ces aveux sincères déplurent à certains catholiques. Ils s’imaginèrent faire
preuve de grand esprit, en baptisant le ministère sortant : « Nous avons vécu
». Ils se crurent mieux inspirés encore, en jetant le discrédit non seulement
sur ce ministère, mais sur la Constitution. Ces voltigeurs faillirent mener le
pays à la catastrophe.
Entre 1863 et 1879, le parti
catholique se constitue. Son noyau le plus actif, la Fédération des Cercles lui insuffle le sens (page 160) du travail en commun et de la
discipline. Les milieux parlementaires et gouvernementaux sont plus timides,
comme paralysés par le fantôme de l’émeute ; le groupe d’extrême-droite,
rebelle à toute directive politique, est excessif, et donc imprudent.
N’importe. Dans le pays, les catholiques s’affirment. Ils jettent l’inquiétude
dans le camp de leurs adversaires, ce qui est tout de même quelque chose en
politique. Ils développent l’esprit offensif, dont ils auront besoin durant la
lutte scolaire. Ils vont encore subir une défaite, et une défaite cuisante,
mais qui ne brisera plus leur élan. On peut souscrire à la conclusion du Journal de Bruxelles, le lendemain de la
défaite électorale du 12 juin 1878 : « Nous avions besoin peut-être de nous
retremper. Partout, nous avions commencé des organisations électorales actives
et puissantes. Il importe de les compléter et de ne pas cesser d’agir » ((62)
Journal de Bruxelles, 13 juin 1878). Ce mot d’ordre sera réalisé de 1879 à 1884.
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