« Le Parti Catholique Belge de 1830 à 1884 », par
G. GUYOT de MISHAEGEN (Bruxelles, Larcier, 1946)
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CHAPITRE
TROIS - A la recherche du Parti (1846-1863)
(page 93) Durant les années 1846-1863, on peut dire que les catholiques
forment déjà un parti, du moins par leur nombre et aussi par les conceptions
traditionnelles qui les unissent. Mais il leur manque l’essentiel une
organisation serrée, à l’instar des libéraux, et une idée-force qui soulève la
masse, qui cristallise ses aspirations. La crise de 1857 renforce encore leur
complexe d’infériorité. Les plus clairvoyants n’osent pas avouer franchement
leurs convictions. Ils restent unionistes par patriotisme et peut-être aussi
par timidité, comme en témoigne un des leurs : « Ce n’est pas le nombre de
nos adversaires qui les rend redoutables, c’est la mollesse, l’indifférence ou
pour mieux dire la lâcheté de cette espèce amphibie, qui n’a pas le courage de
s’appeler hautement « catholique » quand on veut lui ravir sa foi; qui
s’appelle le parti « conservateur » et qui n’a su jusqu’ici rien conserver; qui
tient beaucoup à la foi de ses pères, mais qui tient plus encore à ses aises;
qui croit prudent d’avoir un pied dans chaque camp; qui s’abonne aux mauvais
journaux et ne paraît pas aux élections » ((1) « La
situation actuelle des catholiques en Belgique », par un anonyme, dans La
Belgique, t. IV, p. 502, 1857).
S’intitulant officiellement « constitutionnels » et « conservateurs », ils
pâtissent, aux yeux de l’opinion, d’une situation équivoque. Leurs adversaires,
au contraire, ne se gênent pas pour les qualifier de ce qu’ils sont en réalité
« catholiques ». Mais « ils ont cru pouvoir devenir libéraux en politique, et
c’est de cette communauté qu’ils souffrent aujourd’hui. Ce sont eux qui ont
préparé la domination dont ils se plaignent maintenant » ((2)
Journal histoire et littérature, t.
XIX, p. 36, 1857).
Les catholiques belges n’osent donc
aller de l’avant. Disciples (page 94)
de Lamennais, ils envisagent les rapports entre l’Eglise et l’Etat sous l’angle
de la liberté. Ils répudient sincèrement tout retour au passé et ils ne veulent
pas l’ingérence du spirituel dans les affaires temporelles. Mais ils admettent
une séparation relative et bienveillante entre les deux pouvoirs. Presque tous
pensent que « la mission européenne de la Belgique est de résoudre le problème que s’est
posé le génie du XIXème siècle : l’alliance de la Religion et de la Liberté » ((3)
P. De Decker, Quinze ans, 1830-1845,
p. 47. Bruxelles, 1845). Imbus de cette mentalité, comment
auraient-ils pensé à s’organiser sérieusement en parti et sur quelle base ?
Prendre comme principe directeur l’encyclique Mirari vos du 15 août
1832, condamnant les libertés modernes, « eût été un défi à l’opinion et
presque le retournement de leurs propres idées ». D’ailleurs, continue M. E.
Mélot, « le Vatican ne paraissait pas disposé à soutenir un parti politique
quel qu’il fût. Grégoire XVI avait toujours traité avec les gouvernements, de
puissance à puissance, sans chercher de concours chez de simples citoyens » ((4)
« Origines des partis politiques en Belgique », dans la Revue d’histoire politique et constitutionnelle,
p. 628, n° 2, 1939). Ce pontife se montre davantage
partisan des vieilles monarchies que des nouveaux gouvernements
constitutionnels. Et Pie IX (1848-1878) vient d’être déçu, en 1848, par l’échec
de ses tentatives libérales. De ce côté donc, l’heure d’agir n’a pas encore
sonné ((5) F. Mourret, Histoire
générale de l’Eglise, t. VIII, 1ère partie, p. 192. Paris, 1919, 8 vol.).
Les catholiques percent cependant les
intentions de leurs adversaires. Le 2 mars 1847, Jean-Baptiste Smits, ministre
des Finances de 1841 à 1843, puis gouverneur du Luxembourg, écrit à un de ses
amis d’Anvers, Albert Cogels (1776-1852), ancien constituant, ce qu’il pense de
la conjoncture politique : « M. de Theux et ses collègues remplissent
courageusement leur pénible et difficile mission... Mais on a trop déchaîné les
mauvaises passions; sans le vouloir peut-être et sans prévoir les conséquences,
on laisse accomplir un travail sourd, formidable qui peut mettre la nationalité
belge à deux doigts de sa perte. Ce travail, c’est la déchristianisation de la Belgique, auquel une
foule de niais, à Anvers surtout, prêtent la main sans savoir ce qu’ils font ni
où on les mène » ((6) Archives de la famille Cogels, obligeamment
prêtées par le baron Jean Cogels à Mme Edouard Guyot de Mishaegen, née Cogels). En 1852, de Gerlache, dans son Essai sur (page 95) le mouvement des partis en Belgique, s’effraie des
progrès du libéralisme. Il reproduit in extenso les actes du Congrès de
1846 et il dénonce, avec clairvoyance, que le mouvement est l’héritier du
XVIIIème siècle « philosophe » et impie. « Ce n’est qu’une forme nouvelle de
l’opposition qui a existé de tout temps contre l’Eglise » ((7)
P. 49). En 1858, le baron d’Anethan, leader de la droite
sénatoriale, révèle, dans un article de La Belgique, des extraits d’un document
maçonnique de mai 1846 : « Le libéralisme sera nous; nous serons son âme, sa
vie, nous sommes « lui » enfin » ((8) « Situation de la Belgique comparée à celle
de la France
en 1830 et en 1848, dans La Belgique, t. VI, p.
531). Peut-être ces catholiques ne se rendent-ils pas
assez compte du dynamisme de leurs antagonistes ?
Si les catholiques, même après 1846
et 1847, tardent encore à s’organiser en parti, c’est - il faut le dire à leur
honneur, - qu’ils ont profondément le sens national. Bien que le traité de 1839
ait réglé la situation internationale du pays, l’avenir reste menaçant. La
restauration de l’empire napoléonien, la guerre d’Italie réveillent les
inquiétudes ((9) M. Damoiseaux, La
Belgique
contemporaine, p. 235). Il faut rester unis contre
les adversaires possibles du dehors. Il faut renforcer l’autorité de l’Etat, à
l’intérieur, et résoudre la crise économique qui atteint alors son point
culminant. La misère est effroyable, surtout en Flandre. La libre concurrence
décime les chefs d’industrie. La production agricole devient normalement
insuffisante. Les gouvernements Nothomb et de Theux s’efforcent de remédier à
la situation par une politique d’assistance, de douanes et de transports,
d’encouragement à la production, sans intervenir directement dans le régime du
travail ((10) M. Defourny, « Histoire sociale », pp.
254-257, dans Histoire contemporaine de la Belgique, 1830-1914,
t. II, pp. 244-371). Législateurs, ministres,
gouverneurs de province sont donc aux prises avec des difficultés que ceux de
droite désirent résorber dans l’intérêt de tous, avant de riposter au parti
d’en face, avant de se lancer dans une politique « nouvelle » dont ils ne
voient pas la nécessité.
L’apologiste le plus brillant de la
politique nationale est Pierre de Decker (1812-1891). Meilleur comme écrivain
que comme ministre, il publie des brochures d’inspiration élevée dans
lesquelles il essaie de sauver l’unionisme, « inauguration d’un système
politique nouveau » ((11) Quinze ans, p. 20). En 1852, il écrit que « la
transaction constitutionnelle des partis doit être le caractère essentiel (page 96) de notre situation intérieure
» ((12) L’esprit de parti et l’esprit
national, p. 36). « La division du pays en deux
camps, les catholiques et les libéraux, je la répudie pour mon compte; je vois
avec peine que des hommes sensés et de bonne foi entretiennent ainsi des
opinions erronées dont l’effet doit être tôt ou tard de désunir et d’affaiblir
le pays » ((13) Op. cit., p. 15). Il rejette la théorie qui fait des ministères exclusifs et homogènes
une nécessité; il dénonce comme tel celui de 1847. Il fait le procès du
libéralisme au point de vue religieux et cite le mot de La Harpe : « C’est
toujours au nom de la paix qu’on fait la guerre à l’Eglise » ((14)
Op. cit., p. 47).
Mais il ne veut pas l’ingérence du clergé dans les sphères gouvernementales et
ne revendique pour lui qu’une influence morale et sociale. Il paraphrasé une
page de de Bonald montrant que ce sont les dogmes qui font les peuples. Il le
prouve historiquement pour la Belgique. Remontant jusqu’aux causes profondes
des sociétés, il définit la nationalité moins comme un fait matériel que comme
une idée morale, comme une croyance. Ainsi la notion de patrie est-elle
essentiellement religieuse ((15) Op. cit.,
pp. 51 et 69). Mais, au point de vue pratique, il
ne préconise aucune mesure de défense religieuse contre le libéralisme
anticlérical. « Je ne demande pas pour l’opinion catholique, à laquelle j’ai
l’honneur d’appartenir, la possession du pouvoir; la garantie de sa liberté et
de sa dignité me préoccupe seule » ((16) Op. cit, p. 77).
Les publications de de Decker
éveillent des échos favorables. Un catholique libéral, le prince Joseph de
Chimay (1808-1886), pense qu’un « rapprochement loyal et sincère viendra rallier
en un seul et grand parti, en un Centre, toutes les intelligences droites et
honnêtes, dont le concours actif et constant peut seul garantir l’avenir et la
stabilité d’un Etat comme le nôtre » ((17) La trêve des partis en Belgique, p. 12. Bruxelles, 1848). En 1852, l’Union constitutionnelle de Gand prétend, dans un
manifeste électoral, « témoigner assez par le choix de ses candidats que pour
elle les qualifications de catholiques et de libéraux sont des armes usées,
mais dont on s’est servi trop longtemps dans le seul but de faire prévaloir
l’intérêt de parti sur l’intérêt général » ((18) Journal de Bruxelles, 12 mai 1852). Le clairvoyant de Gerlache ne préconise pas plus de mesure pratique
que le généreux de Decker. (page 97) Il cite
pourtant des paroles très significatives prononcées par Frère-Orban, à la Chambre, le 27 juin
1851 : « Dans notre pays, les deux partis en présence représentent des
principes diamétralement opposés... Ils poursuivent avec une égale conscience
un but qu’ils croient également bon. Il ne faut pas s’exposer à voir inaugurer
de nouveau ce qu’on a appelé la politique mixte. Non, c’est impossible
aujourd’hui, et ce serait fatal au pays » ((19) Essai sur le mouvement des partis en
Belgique, p. 53. Bruxelles, 1852). En conclusion, de Gerlache,
au lieu d’inciter ses coreligionnaires à la résistance organisée, fait appel à
« l’étroite union du pouvoir civil et du pouvoir moral ou religieux, qu’on
s’efforce si inopportunément d’opposer l’un à l’autre » ((20)
Op. cit., p. 87).
Unionistes et pacifiques, les
catholiques, il faut le reconnaître, demeurent inertes. En face des
associations libérales, ils n’ont encore que quelques comités dits «
conservateurs », qui n’osent pas arborer franchement leur drapeau. Ils
transigent au lieu de lutter. En 1848, les amis de Malou ne songent-ils pas à
solliciter pour lui la troisième place sur la liste libérale de
l’arrondissement d’Ypres ? ((21) H. de Trannoy, Jules Malou, p. 192). Les élections sont préparées à la dernière minute, au moyen de
simples circulaires dont la banalité déconcerte « ... Encourager la
bienfaisance en la rassurant sur l’entier accomplissement de ses intentions;
défendre la royauté, la propriété, la famille; fortifier, au moyen d’une
éducation morale et religieuse, l’amour des enfants pour nos
institutions : tel est le but où tendront mes efforts si vous me faites
l’honneur de m’appeler à vous représenter » ((22) Journal de Bruxelles, 30 mai 1850). Un programme sensationnel, à promesses flatteuses ou illusoires, mis
en oeuvre par n’importe quels moyens, pourrait-il être lancé par un parti
d’ordre qui répugne à la surenchère ? Les tentatives isolées et dispersées sont
vouées à l’échec, le milieu n’est guère favorable aux essais d’union.
Vers 1850, les Belges mènent une vie
provinciale et casanière, honnête et paisible, mais qui manque peut-être d’élan
et d’envergure. La noblesse, catholique dans sa grande majorité, continue à
vivre comme sous l’ancien régime. Elle habite des châteaux bien entretenus, au
centre de domaines bien administrés, d’une contenance moyenne de cent à deux
cents hectares. Bien qu’elle ait perdu ses droits « féodaux », elle n’a (page 98) pas cessé de jouer son rôle
seigneurial. Le châtelain gère ses biens, dirige sa commune, accepte souvent un
poste de gouverneur de province, parfois même un mandat législatif. Il jouit
d’un grand prestige auprès des villageois, dont plusieurs sont ses fermiers; il
se préoccupe de leur donner le bon exemple. Ensemble avec le curé, il fait la
loi, car les humbles redoutent l’Etat, ou s’en méfient, sans d’ailleurs le
connaître, ni surtout le reconnaître comme il faudrait. La châtelaine remplit
exactement ses devoirs de mère et de maîtresse de maison; elle visite les
pauvres des environs, s’intéresse aux enfants de ses fermiers. Une réelle
intimité de rapports, faite de bonté compréhensive d’une part, de déférence
respectueuse de l’autre, s’établit entre la famille seigneuriale et celles des
habitants d’alentour. Les enfants grandissent côte à côte, jouent ensemble,
s’appellent par leurs prénoms. Les baptêmes, les mariages, les décès offrent
l’occasion d’autres rapprochements. Durant la semaine de kermesse, les
tenanciers apportent au château le plus beau morceau de la bête qu’ils viennent
de tuer. Mais cette existence patriarcale ne stimule guère aux joutes
politiques. Et c’est pourtant parmi la noblesse que les chefs de la droite
unioniste doivent se recruter principalement.
Barthélemy de Theux, chevalier puis
comte de Meylandt (1794-1874) est un gentilhomme de vieille race, devenu catholique
libéral après 1828. Député au Congrès national, un portrait de l’époque le montre le regard profond, le cou engoncé dans un foulard
noir et vêtu d’une redingote de couleur sombre. Un contemporain le dépeint de
haute taille, le visage impassible, toujours maître de lui, plus persuasif
qu’entraînant ((23) Biographie
nationale, t. XXIV, coI. 771-784, 28 vol., Bruxelles, 1866-1938). Homme de devoir, il s’attelle à la besogne, comme « un bon cheval de
labour » selon l’expression de Félix de Mérode. C’est le chef incontesté de la Droite pendant de longues
années. Il détient le portefeuille de l’Intérieur de 1834 à 1840; puis de
nouveau de 1846 à 1847. Il dirige l’opposition de 1847 à 1870. En 1871, il
accepte encore de former un cabinet catholique, mais en abandonne la direction
effective à Malou. A diverses reprises, il manifeste ses opinions unionistes;
le 15 décembre 1840, il soutient, à la Chambre, que la modération a toujours été du côté
des catholiques ((24) L. Hymans, Histoire parlementaire de la Belgique, t. II, p. 37). Il se déclare partisan, comme ses adversaires, de l’indépendance du
pouvoir civil, et il nie que le gouvernement soit dominé par le clergé dans les
élections : (page 99) il peut y
avoir entente, il n’y a pas association ((25) L.
Hymans, op. cit., t. II, p. 519). C’est son propre portrait qu’il trace lorsqu’il affirme que le peuple
belge se caractérise par le bon sens, qu’il n’aime pas tout ce qui est immodéré
et tout ce qui n’est pas justifiable par la saine raison ((26)
L. Hymans, op. cit., t. II, II, p.
477). De Theux a la conscience du devoir, l’élévation de
la pensée, la fermeté du jugement, la dignité du caractère; le geste qui
entraîne, la parole conquérante lui manquent pour être un leader de parti.
Le comte Félix de Mérode (1791-1857)
est un catholique libéral sincère, logique avec lui-même. Il a épousé Rosalie
de Grammont, nièce de La
Fayette. Au sein de sa belle-famille, il renforce son
enthousiasme pour la liberté. En 1828, il défend la Restauration dans une
brochure dont le titre est révélateur Les Jésuites, la Charte, les Ignorantins
l’enseignement mutuel. Tout peut vivre quoi qu’on en dise. Il y formule le
programme de sa vie politique : « Mes voeux sont et ne cesseront d’être
l’accord de la religion et des institutions libres qui dérivent de la Charte »; plus tard, il
dira avec autant de conviction « de la Constitution belge ». Membre du Gouvernement
provisoire, du Congrès national et, jusqu’à sa mort, de la Chambre des représentants,
il n’accepte que des postes de ministre sans portefeuille ou ad interim.
Sa simplicité, sa rude franchise le rendent sympathique. Il peut dire en toute
vérité : « Je ne compte que des amis sur tous les bancs de la Chambre ». A la session de
1842, parlant de l’encyclique Mirari vos, attaquée par les libéraux, il
déclare que sa foi l’oblige seulement à adhérer aux principes du catéchisme;
qu’il a juré d’observer la
Constitution sans avoir foi dans l’infaillibilité de tous ses
articles ((27) L. Hymans, op.
cit., t.
II, t. II, p. 201). En 1854, en réponse à l’Adresse,
il conteste au parti « libéral » le droit de se parer de ce titre, parce que
les catholiques sont les vrais « libéraux » qui s’entendent avec tous les
partisans de la tolérance civile. Ce sont l’opinion « catholique » et l’opinion
« maçonnique » qui s’affrontent; l’épithète de libérale ne peut être attribuée
à la dernière sans perdre son sens vrai ((28) L.
Hymans, op. cit., t. III, p 253). Unioniste de la première heure, il déplore la lutte des partis et
meurt après avoir encouragé la résistance catholique, notamment la presse et le
programme de 1852.
Barthélemy Dumortier est la figure la
plus originale de la Droite.
(page 100) C’est un impulsif, un ardent, un
vrai Tournaisien. C’est l’un des tout premiers adeptes de l’union
catholico-libérale. En septembre 1830, il va faire le coup de feu. Jamais, par
la suite, il ne reniera les idées qui ont enthousiasmé sa jeunesse, l’idéal
pour lequel il a combattu. A la
Chambre, il entraîne le groupe antiministériel des
catholiques « radicaux » que Léopold Ier réprouve. Il accable de reproches son
« excellent ami, M. de Theux » qui lui ressemble si peu. Après 1840, les
libéraux lui paraissent former « la queue de l’orangisme ». Cette appellation
n’est pas dénuée de pertinence, l’orangisme imprègne le libéralisme
d’anticléricalisme. A la session de 1861, il qualifie la domination libérale de
« régime de Joseph II qui divise les Belges en persécuteurs et en persécutés »
((29) L. Hymans, Histoire
parlementaire, t. IV, p. 75). Le leitmotiv de sa
politique est « le vrai libéralisme qui réprouve le monopole d’Etat » ((30)
L. Hymans, op. cit., t. I, p. 149); il est « du parti qui veut la liberté de la religion » ((31)
L. Hymans, op. cit., t. I, p. 336). Un historien libéral lui rend cet hommage d’avoir toujours placé le
respect de la tradition nationale au- dessus des questions de parti ((32)
L. Hymans, La Belgique contemporaine, p. 187. Mons, 1880). Le Moniteur et les Annales parlementaires sont remplis
de ses discours, à l’allure vive et pressée, aux termes pittoresques, aux
apostrophes parfois violentes, aux élans d’un patriotisme presque chauvin. Il
parle bien, à propos de sujets divers, qu’à force de travail et d’intelligence,
il s’assimile rapidement. Tout le monde lui pardonne ses boutades, ses
invectives, parce que chacun connaît sa loyauté et son désintéressement. Il n’a
jamais été ministre et n’a jamais rien fait pour le devenir, sa nature entière
répugnant aux compromissions et aux intrigues du pouvoir. Son jugement, parfois
peu équilibré, n’inspire pas assez de confiance pour faire de lui un chef de
parti. Mais il est là pour secouer l’engourdissement de ses coreligionnaires et
pour s’exposer.
Le baron Jules-Joseph d’Anethan
(1803-1888) est un grand honnête homme. Il appartient à une famille où l’on
sert le prince, de générations en générations. Il entre dans la magistrature en
1826. Il devient ministre de la
Justice de 1843 à 1847. En 1870, il forme un gouvernement
catholique et prend pour lui le portefeuille des Affaires étrangères. Il siège
au Sénat de 1849 à sa mort. C’est un des plus clairvoyants de cette époque. Il
écrit à un ami, en 1850 : « Que dans des circonstances (page 101) ordinaires, on transige, rien
de mieux; mais que nous transigions où nous sommes les plus forts, tandis que
dans les endroits où nos adversaires l’emportent, ils nous repoussent
impitoyablement, c’est plus que de la duperie... Si nos adversaires
l’emportent, vous verrez surgir les prétentions les plus exagérées, les idées
les plus contraires aux principes de tolérance et de vraie liberté... Il faut
que les gens d’ordre, que les vrais constitutionnels monarchiques serrent leurs
rangs et se mettent en campagne. L’abstention n’est pas possible, prêchez bien
cela de tous les côtés » ((33) Baron L. de Béthune, « Le
baron d’Anethan d’après sa correspondance », p. 598, dans la Revue
Générale, t. LXXX, 1904, pp 593-607 et 764-778). Avec raison, il attribue la prépondérance libérale au « défaut
d’organisation qui se fait sentir dans notre parti d’une manière déplorable » ((34)
Idem, p. 601).
N’a-t-il pas été presque seul à mener la campagne électorale, demi-victorieuse,
de 1850 ? Il anime les réunions - combien modestes encore - de la Droite, qui se tiennent
chez Malou, et, à partir de 1855, chez lui. Il possède, au degré éminent, la
science du possible au service du bien et de la vérité : ce qui résume toute la
politique ((35) P. de Haulleville, Portraits et silhouettes, t. II, p. 242. Bruxelles, 1892-1893, 3 vol.). Il agit invariablement dans le
sens de ses principes. Il contribue à la formation du parti conservateur.
Adolphe Dechamps est un catholique
libéral convaincu. Nature élevée et profonde, coeur chaud et dévoué, esprit
perspicace et lucide, caractère plus doux que fort, il se dépense sans compter
au service de l’Eglise et de la patrie. Il entre, en 1834, au parlement. Il s’y
distingue, pendant trente ans, non seulement par son éloquence persuasive et
entraînante, mais surtout par ses connaissances remarquables de toutes sortes
de questions : scolaires et religieuses, communales et électorales,
commerciales et douanières (E. de Moreau. Adolphe Dechamps, pp. 58 et suiv.).
Ministre des Travaux publics, puis des Affaires étrangères de 1843 à 1847, il
tient tête aux ennemis de l’unionisme, et ne cède qu’à la victoire libérale de 1847. A partir de cette
époque, il se heurt au laïcisme de Frère. Orban. En 1857, à l’heure décisive où
le cabinet catholique est battu en brèche par les troubles que suscite la loi
des couvents, il faiblit et conseille à son ami, de Decker, de se retirer du
pouvoir. En 1864, il élabore un programme gouvernemental dont la tournure
démocratique déplaît à Léopold Ier. Il craint de mêler la religion à la
politique, d’imposer des mandats impératifs (page 102) à la
Droite et d’accentuer l’anticléricalisme par la formation
d’un parti catholique. S’il discerne très clairement l’évolution du
libéralisme, s’il comprend la nécessité impérieuse pour ses coreligionnaires de
s’organiser enfin, il hésite, il tergiverse, par pusillanimité dirait-on. D’un côté,
il participe aux Congrès de Malines; de l’autre, il écrit en 1865, « qu’il y a
une cause catholique, mais qu’il ne doit pas y avoir, dans la Belgique
constitutionnelle, de parti catholique » (« Situation
politique de la Belgique
», p. 25, dans la Revue Générale, t. I.,
1865, pp. 1-53). Ayant échoué aux élections de
1864, il se retire de la politique active et reconnaît « avoir trop espéré de
la liberté et de la lutte » (E. de Moreau, op. cit.,
p. 428).
Jules Malou est le premier
organisateur des forces catholiques. Doué d’une intelligence claire et vive,
d’une volonté tenace, du sens du gouvernement, du don d’administration, il
entre à la Chambre
en 1841, tout en cumulant la fonction de directeur de la législation au
ministère de la Justice.
Son cousin et son adversaire politique, Ernest
Vandenpeereboom, le décrit comme « un esprit fin et perspicace, parfois
caustique, homme aux connaissances étendues et au travail facile, orateur
marchant droit au but quand il est dans le vrai, un peu tortueux quand il a une
cause moins bonne à défendre » (Du
gouvernement représentatif en Belgique, 1830-1848,
t. II, p. 116. Bruxelles, 1856, 2 vol.). Quelques- unes de ses
expressions passent à l’histoire : « le cabinet des six Malou » (1846) et
la « loi de malheur » de 1879. Il est ministre des Finances de 1845 à 1847. Il
lutte ensuite contre le gouvernement libéral et se distingue surtout dans les
débats sur la bienfaisance. Entre-temps, il essaie de relever la presse et de
donner une organisation permanente aux catholiques dispersés. Son énergie et sa
ténacité rencontrent trop souvent l’inertie, l’incompréhension. Il échoue même
aux élections de 1859. Frappé de découragement, il ne paraît pas aux Congrès de
Malines, dont il avoue ne pas comprendre le but, ni l’utilité. Rappelé au
pouvoir après la révocation du cabinet d’Anethan, en 1871, il veut prouver que
les catholiques sont capables de gouverner. Il se maintient jusqu’en 1878. En
1879, il retourne dans l’opposition. Il organise la résistance et, récoltant le
plus beau fruit de son courage, c’est lui qui forme le ministère catholique de
1884.
Depuis le Congrès libéral, Malou s’est attelé à une triple tâche : (page 103) ranimer la presse, organiser
les forces, composer un programme. Les journaux de l’opposition catholique
traînent alors une existence languissante. En 1846, ils ripostent si faiblement
à leurs adversaires, que le comte Félix de Mérode va s’entretenir avec Natalis
Briavoinne pour ranimer L’Emancipation.
Encore, après la refonte, ce quotidien reste-t-il unioniste : ce qui ne
satisfait plus personne. Pressé par son frère, l’évêque de Bruges, Malou veut
racheter le trop débonnaire Journal de
Bruxelles; il se heurte au refus du chevalier Stas. Sans perdre de temps,
il se retourne du côté des frères Briavoinne. Il voudrait reprendre toutes
leurs feuilles. C’est dans ce but qu’il fonde la Société
pour le progrès de la presse conservatrice. Il ne réussit qu’à acquérir L’Emancipation. N’importe, ce journal,
sous la direction de Coomans, de 1854 à 1858, est le rival de L’indépendance. En 1856, le chevalier
Stas, enfin démissionnaire, est remplacé par Paul Nève, qui dirige, deux ans
après, L’Emancipation. En province,
la situation s’est améliorée par la création du Bien public à Gand, en 1853, la réorganisation de La Patrie
à Bruges et de L’Ami de l’ordre à
Namur ((40) Pour plus de détails, consulter E. de Trannoy, Jules Malou, chapitre IX, pp. 223-237). Les Anversois ont un journal catholique flamand, Het Handelsblad, depuis 1844.
Malou est moins isolé comme organisateur des forces catholiques. De
Theux, Dechamps, Dumortier, d’Anethan, le prince de Chimay, tous ses
collaborateurs ordinaires lui prêtent leur concours. Il rallie le comte de
Muelenaere (1794-1862), ancien ministre unioniste, qui préférerait un tiers
parti pour remédier au désarroi des modérés de toutes nuances. A Namur, il
s’appuie sur « l’excellent chanoine » de Montpellier ((41) H. de
Trannoy, op. cit., p- 238). Il
n’y a point encore à cette époque d’assemblées plénières et périodiques de la Droite. On se réunit à
quelques-uns, dans la maison d’un chef. On déjeune après avoir causé et l’on
cause, naturellement, encore en déjeunant ((42) H.
Henry, Journalisme et politique, p.
112. Namur, 1929). Au début de 1852, les deux Malou
réussissent à mettre sur pied un Comité
central conservateur. Ce n’est hélas ! pas
encore le terme. Car le Comité, sur la composition duquel nous n’avons pas
retrouvé de renseignements, s’immobilise aussitôt. Les difficultés
l’épouvantent. Il tombe en léthargie, (page
104) sans avoir fait un seul pas ((43) H. de Trannoy, op. cit., p. 238).
Pourtant les circonstances évoluent en sa faveur.
La majorité libérale s’effrite, en effet, tant au parlement que dans le
pays. Frère-Orban, ministre des Finances, a moissonné de l’impopularité par un
impôt sur les successions en ligne directe. Il démissionne à la suite de
divergences de vues avec ses collègues; il est remplacé par Liedts, un modéré ((44)
C. Terlinden, « Histoire politique interne », p. 93, dans Histoire contemporaine de la Belgique, t. II ). Le cabinet Rogier se met au plus mal avec Napoléon III, à propos des
exilés du Deux-Décembre Les libéraux encore unionistes s’effraient des
tendances exclusives de la majorité de leur parti. Un représentant de Verviers,
arrivé à la Chambre
en 1848 comme indépendant, se prononce contre le gouvernement dans une
circulaire à ses électeurs, le 22 mai 1852 : « Le ministère est atteint
d’un péché originel, d’un péché capital. Il est gouvernement de parti. Il s’est
proclamé tel, et il a fini par agir exclusivement dans ce sens. Un pareil
gouvernement n’est pas longtemps possible en Belgique. Le sentiment de
l’indépendance personnelle y est trop vivace, trop enraciné pour que, si l’on
veut diviser les populations en deux camps, l’un consente à subir le joug de
l’autre, et qu’il se résigne à n’avoir de la prérogative de citoyen que le
partage des impôts et de toutes les charges publiques » ((45)
Journal de Bruxelles, 28 mai 1852).
C’est le moment pour Malou de faire connaître l’existence du parti
conservateur, de publier son programme. En mai 1852, l’Association libérale de Bruxelles adresse à ses électeurs un
manifeste qui dénonce « une minorité réactionnaire dont les doctrines et les
actes ne tendent qu’à un but le renversement de nos institutions, le
rétablissement des castes, la résurrection des privilèges » ((46)
Journal de Bruxelles, 18 mai 1852). Ce factum, de la main de
Théodore Verhaegen, attire aussitôt les protestations véhémentes de la presse
conservatrice Coomans le flétrit : « La calomnie a trouvé des signataires
» ((47) H. de Trannoy, op. cit., pp. 239-240). Malou juge que son heure est venue. Il rédige une réplique qui est en
même temps le premier exposé officiel des principes conservateurs. Par malheur,
il doit la soumettre à ses amis, qui ne se font pas faute de l’amputer. Malou
doit se démener beaucoup pour la faire signer par les vingt-sept (page 105) représentants de la Droite, dont certains ont
obtenu leur mandat du consentement des libéraux. Il réussit enfin. Et le 18
mars, les journaux publient son manifeste, avec les signatures ((48)
H. de Trannoy, Jules Malou, p. 242).
C’est l’expression des idées
conservatrices de l’époque. Les catholiques affirment d’abord, une fois de
plus, leur attachement à la
Constitution, leur esprit patriotique qui contraste avec «
les maximes du Congrès de 1846 et l’éphémère domination d’un parti ». Leur but
est de préserver « nos institutions, faussées aujourd’hui par ceux qui s’en
proclament les seuls défenseurs ». Ils sont décidés à combattre la laïcisation
de l’enseignement et de la charité, l’augmentation des impôts. Ils demandent le
rétablissement de l’harmonie des forces sociales pour l’enseignement public, la
garantie de la liberté pour la bienfaisance, la réduction des charges
imposables par le rejet de l’impôt sur les successions. Tel quel, le programme
est timidement catholique, sagement conservateur, fermement constitutionnel.
Sans se départir de sentiments unionistes, il se place sur le terrain de la
défense patriotique et religieuse. C’est moins le manifeste d’un parti que la
réponse du pays à une minorité qui désire sortir de la voie parcourue jusque-là
((49) « « Pour conserver nos institutions, faussées aujourd’hui par
ceux qui s’en proclament les seuls défenseurs, nous combattons une
administration dont les actes sont une longue réaction contre l’œuvre de 1831 ;
nous demandons une administration impartiale au lieu d’un gouvernement de
parti.
« Nous combattons la
politique antinationale qui laisse l’enseignement public en dehors de la
salutaire influence de la
Religion.
« Nous combattons la
politique impie qui poursuit la liberté humaine jusque dans les plus nobles
inspirations de la charité.
» Nous combattons la politique
imprévoyante qui a fait naître et qui laisse planer l’incertitude sur le sort
définitif de l’armée.
« Nous combattons cette
politique qui augmente les charges dc nos contribuables, tandis qu’elle
prodigue des subsides individuels.
« Nous combattons cette
politique aveugle qui au nom des théories imprudemment proclamées, inégalement
appliquées, compromet ou menace tour à tour les intérêts matériels,
l’agriculture, le commerce, l’industrie.
« Raffermir
nos institutions ; à la politique d’exclusion substituer la politique d’union
qui seule est nationale ; rétablir l’harmonie des forces sociales pour
l’enseignement public : garantir la liberté de la bienfaisance ; assurer le
sort de l’armée : réduire les charges des contribuables ; consacrer pour tous
les intérêts matériels l’égalité devant la loi : tel est le programme que
l’opinion conservatrice s’attachera à réaliser. » Cité par H de Trannoy, op. cit., p. 240, note I).
Malou attendait un élan, la masse demeure inerte. Le 1er mai 1852, à la
veille des élections, Dumortier, qui se démène dans le Hainaut pour trouver des
candidats, se plaint à son ami : « On ne veut pas se battre... Vous ne
vous faites pas idée combien notre parti est tombé dans la léthargie politique.
A Ath, à Charleroi, c’est la même chose... » Et le 30 mai : « En dehors (page 106) du clergé, savez-vous ce
qu’est le parti catholique ? C’est le parti des poules mouillées... J’ai beau
frapper à toutes les portes, pas de candidats, chacun ne pense qu’à soi, a peur
de se compromettre, de s’user » ((50) H. de Trannoy, Jules Malou, p. 244). La situation était heureusement moins mauvaise en Flandre. La Droite gagne douze sièges,
malgré tout. Mais Malou et les autres chefs jugent qu’elle n’est pas encore
mûre pour gouverner. Aussi décident-ils de soutenir le cabinet centre-gauche,
formé par Henri de Brouckère le 31 octobre 1852. En 1854, les élections leur
ayant donné la majorité, les plus unionistes d’entre eux entrent dans le
ministère de Decker. Durant cette période, ils défendent les traditions
chrétiennes au parlement, chaque fois que les libéraux prennent l’initiative
d’ouvrir un débat sur les questions mixtes.
La première qui se présente concerne l’opportunité d’établir un
enseignement secondaire officiel. Félix de Mérode se demande quel est
exactement le devoir de l’Etat. Renoncer à toute intervention directe,
répond-il, ou bien harmoniser l’enseignement aux principes religieux des
parents, car les enfants ne sont pas ceux de l’administration qui ne possède
aucune doctrine à elle, ils appartiennent à la famille où ils sont nés ((51)
J. J. Thonissen, Vie du comte Félix de
Mérode, p. 352. Louvain, 1861). Il dénonce la contradiction
qui consiste à vouloir la liberté de conscience, à n’accorder aucune autorité
morale, au for interne, au gouvernement, et à lui livrer une part énorme dans
l’éducation de la jeunesse ((52) J.J. Thonissen, op. cit., p. 358).
L’Etat, dit-il encore, peut participer à l’instruction, à la condition
toutefois que l’enseignement officiel ne devienne pas « une sorte de machine de
siège contre l’instruction libre et vraiment religieuse » ((53)
J. J. Thonissen, op. cit., p. 360).
Quel mal celle-ci fait-elle à l’Etat pour qu’on lui « enlève une partie de la
jeunesse avec la clef d’argent, aidée par des liens tressés au profit d’un
corps professoral, qui coûtera cher, se dira l’Etat docteur sans doctrine, et
se pavanera dans l’otium cum dignitate. »
((54) J. J. Thonissen, op. cit., p. 368). De t’Serclaes (1809-1880) reconnaît que l’Etat a le droit
d’enseigner, mais ce droit doit se combiner avec ceux des particuliers.
Admettre sans limites l’intervention du pouvoir dans tout ce qui touche aux
intérêts moraux de la nation : la religion, la presse, les opinions, les
associations, tout cela, c’est confisquer la liberté ((55) L. Hymans,
Histoire parlementaire, t. II, pp.
853 et 854).
(page 107) Les catholiques s’élèvent donc
contre la loi de 1850, qui décrète la fondation de dix athénées, de cinquante
écoles secondaires et de deux écoles normales, sous la direction presque
exclusive de l’Etat. Les bonnes institutions ne manquent pas. Le diocèse de
Bruges a huit collèges épiscopaux; celui de Liége, sept; les Jésuites en ont
huit; les Joséphites, trois; vingt-deux communes confient la direction de leurs
collèges à l’autorité ecclésiastique. Développer l’enseignement officiel, c’est
décupler les charges. En réalité, les libéraux recourent à l’Etat, dit De-
champs, « parce que le nombre des établissements privés est trop grand... le
mal auquel il faut parer, c’est l’efflorescence de la liberté ». Et il décrit «
le casernement de l’enseignement public, combiné avec la sécularisation »,
depuis le degré primaire jusqu’au degré supérieur, en passant par les écoles
techniques et la formation des jurys ((56) E. de Moreau, op. cit., pp. 22-224). De Haerne attribue au projet une tendance de centralisation,
d’accaparement de l’élément religieux par l’Etat, tendance excessivement
dangereuse en ce qu’elle confère au gouvernement un droit qui est contraire à
l’esprit de la
Constitution et qui est conforme aux idées socialistes ((57)
L. Hymans, op. cit., t. II, p. 856). Un autre représentant reproche au ministère de vouloir confisquer les
pouvoirs des communes en matière d’enseignement, en ne leur laissant le droit
que d’en inscrire les frais à leur budget, et d’organiser une contrefaçon de
l’Université de France ((58) L. Hymans, op. cit, t. II, p. 858).
Le projet de 1850 n’est pas seulement centralisateur, il est aussi laïque. Aux termes de l’article 8, les ministres des cultes ne
seront plus appelés à titre d’autorité, ils seront seulement « invités à donner
et à surveiller l’instruction religieuse ». Ce que Dumortier traduit ainsi « la
gymnastique est obligatoire, la religion est facultative; un pareil système est
la perte du pays ». La
Belgique s’engage dans la voie de la France : on sait
d’avance où ce chemin la conduira. La loi devrait offrir des garanties
religieuses aux pères de famille. Sans ces garanties, ce ne sera qu’une loi de
parti. L’Etat, comme tel, n’a pas de religion, ni de morale; le peuple, au
contraire, doit avoir une morale et une religion. Si l’on se borne à inscrire
dans le texte que le clergé sera « invité » à donner l’instruction religieuse,
c’est qu’on ne veut pas sérieusement de celle-ci, parce que le prêtre doit
pouvoir couvrir sa responsabilité; (page
108) il ne faut pas que
l’enseignement religieux soit défait par n’importe quel autre professeur ((59)
L. Hymans, op. cit., t, II, p. 852). Coomans met en évidence le principe fondamental le pouvoir civil est
incompétent pour donner l’instruction religieuse; l’Eglise seule a mission de
conduire les âmes à leur destinée éternelle, et 1’Etat doit lui faciliter
l’accomplissement de ce devoir, sans intervenir lui- même dans un domaine qui
le dépasse ((60) L. Hymans, op.
cit., t.
II. p. 860). Le caractère irréligieux de l’enseignement
engendre le socialisme, naissant du libéralisme sceptique; on conçoit le
libéralisme conservateur chez les riches, mais révolutionnaire chez les pauvres
((61) L. Hymans, op. cit., t. II, p.
853). Les réclamations des catholiques au sujet de cette
loi aboutissent à la
Convention d’Anvers (1854).
La bienfaisance déchaîne des luttes dont l’épilogue est
extraparlementaire. Depuis 1847, les doctrinaires contestent la liberté des
fondations pieuses. Sous prétexte de sauvegarder le patrimoine des pauvres, ils
défendent de tester librement eu faveur de ceux-ci. Le 22 janvier 1848,
Frère-Orban, selon sa méthode, sépare la charité de la religion. Au nom des
principes de 89, il ne veut pas accorder à un mourant le pouvoir de créer des
personnes civiles, ni de désigner des administrateurs pour régir les fondations
qu’il ferait ((62) L. Hymans, op.
cit., t. II, p. 618). Le 20 février 1849, le Roi, dans
une lettre au ministre de la
Justice, de Haussy ((63) François
de Haussy, né en 1789, fut sénateur de 1833 à 1850, ministre de la Justice de 1847 à 1850,
date à laquelle il devint gouverneur de la Banque Nationale), rappelle le régime de liberté en vigueur dans les pays anglo-saxons,
dont la Belgique
devrait continuer à s’inspirer sous peine de tarir la charité et de priver les
communes de ressources précieuses. Il prévoit que les charges, de plus en plus
lourdes, finiront par ruiner les administrations. Mais les libéraux ne veulent
rien entendre. Le 27 novembre 1850, à une proposition de Dumortier en faveur de
la liberté, le ministre de la
Justice, Tesch ((64) Jean-Baptiste
Tesch, né à Messancy en 1812 et y décédé e» 1892, était parent les Nothomb.
Après 1848, il passa dans le camp du libéralisme exclusif, fut ministre de la Justice de 1850 à 1852 et
de 1857 à 1865), répond que la charité est libre,
mais que le droit de fonder est subordonné à l’octroi de la personnalité
civile. (page 109) Il accuse ses adversaires de
poursuivre le rétablissement des couvents et de l’ancienne société, ce qui
semble être pour lui la domination de l’Eglise sur l’Etat ((65)
L. Hymans, op. cit., t. III, pp. 14 et 16).
En 1856, un projet, présenté par le cabinet de Decker, tend à concilier
l’exercice de la liberté du testateur avec le contrôle du gouvernement. Dons et
legs seront acceptés, moyennant l’autorisation du Roi, par le bureau de
bienfaisance. Les fondateurs auront la faculté d’en réserver l’administration à
eux-mêmes ou à des tiers qu’ils désigneront. La surveillance la plus sévère et,
au besoin, l’intervention des tribunaux assureront la bonne gestion des biens ((66)
H. de Trannoy, op. cit., p. 319).
Ces dispositions rappellent celles de l’ancien régime, qui favorisait les corps
autonomes dans la mesure de leurs besoins sociaux. Le rapporteur de la section
centrale, Malou, fait ressortir le caractère chrétien et social de la charité,
qui doit rester en dehors et au-dessus des luttes politiques. Le 28 avril 1857,
il entreprend, au nom des pauvres, la défense du projet, et atteint à la plus
haute éloquence. Il se défend de vouloir restaurer le moyen âge : « Non, nous
ne sommes pas aussi rétrogrades que cela, il nous suffit de reculer de dix ans,
nous réclamons le post liminium
d’avant 1847... nous voulons établir le concert de la
justice, de la charité, de l’enseignement de manière que ces influences
concourent au bien social ». Et il reprend le leitmotiv des catholiques de sa génération « Nous voulons
l’alliance de la liberté et des influences religieuses ». Selon la mentalité de
l’époque, il « ne veut pas rétablir les couvents comme personnes civiles en
vertu de la loi »; mais il ne veut pas non plus « entraver la charité sous
prétexte de couvents » ((67) H. de Trannoy, op. cit., p. 333 et suiv.).
Les discussions parlementaires déchaînent une effervescence inusitée
dans le pays. Les pamphlets pleuvent. En 1854 déjà, Frère-Orban, sous le
pseudonyme de Jean van Damme, publie le premier volume De la mainmorte et de la charité; le second parait quinze jours
avant l’ouverture des débats législatifs. Mgr Malou lui répond, de sa manière
la plus énergique (La liberté de la
charité en Belgique, 1854). En avril-mai 1857, les journaux sont remplis de
correspondances politiques, telles que celles de Joseph Boniface, alias Louis
Defré, adressées de Bruxelles aux feuilles de province. Une campagne de
conférences (page 110) met aux
prises les orateurs influents des deux partis ((68) H. de
Trannoy, op. cit, p. 319). Nous avons peine maintenant à nous représenter la vivacité des
polémiques, la passion des controverses, l’excitation qui s’empare de tous les
milieux. La masse ne comprend pas le fond du débat : elle n’entend que
mainmise des couvents, mainmorte, usurpation des terres, spoliation des
pauvres, tous les slogans. Louis de Potter ((69) Louis de Potter, né en 1786, d’une famille noble de
Bruges, émigrée en Allemagne pendant la Révolution, recommença son instruction à la
lumière du XVIIIème siècle, écrivit contre l’Eglise et soutint d’abord la
politique de Guillaume Ier. En 1828, il se rallia avec enthousiasme à la cause
de la liberté et la lia à celles de l’Eglise et de la démocratie. Il joua un
rôle prépondérant dans la révolution belge, mais ayant voulu la détourner à son
profit, il se retira du Gouvernement provisoire et de la vie publique), libre penseur pourtant, raille la terreur de ses amis (Considération générale sur la charité, à
propos du projet de loi qui la concerne). Mais sa voix se perd dans le
brouhaha qui précède l’émeute.
Les tribunes de la
Chambre sont houleuses. Des groupes se forment aux abords du
Palais de la Nation. Les
ministres et députés de la
Droite sont injuriés. Le 19 mai 1857, en vue d’abréger la
discussion, de Theux propose le vote des articles 71 et 78, relatifs aux
administrateurs spéciaux. De Decker a la faiblesse de retarder la clôture des
débats jusqu’au 27 mai. Ce jour-là, la majorité l’emporte enfin par 60 « oui »
contre 41 « non ». Aussitôt, une foule de quatre à cinq mille personnes,
dirigée par des bourgeois, assaille les bureaux de L’Emancipation, brise les vitres de plusieurs couvents et de la
maison de Malou. La police intervient mollement. Le 28 mai, Léopold Ier,
mécontent de cette agitation qui nuit à la bonne réputation de la Belgique, prononce, au
conseil des ministres, ces paroles désormais historiques : « Je monterai à
cheval, s’il le faut, pour protéger la représentation nationale; je ne
laisserai pas outrager la majorité ». Il propose de scinder les articles 69, 71
et 78 déjà votés, pour en faire une loi spéciale. Mais de Decker ne fait rien,
- ni scinder les articles, ni déployer de l’énergie, - rien que céder à la Gauche et ajourner de
nouveau le débat (jusqu’au 2 juin). Il a un sursaut d’énergie, le 30 mai. Il a
causé avec ses amis, il va finalement donner suite au projet de Léopold Ier.
Mais l’après-midi, tandis qu’il se rend précisément au Palais royal, il
rencontre Dechamps, qui lui conseille malencontreusement de retirer les
articles en litige. C’est donc ce dernier qu’il écoutera. A la fureur
d’Alphonse (page 111) Nothomb ((70)
Alphonse Nothomb (1813-1898) était le frère cadet de Jean-Baptiste. Il fut un
précurseur dans le parti catholique, démocrate chrétien avant la lettre,
partisan du suffrage universel et du service personnel des années avant la
réalisation de ces mesures ), ministre de la Justice, il monte à la
tribune pour lire un arrêté d’ajournement des Chambres, Vilain XIII s’écrie : «
La loi est morte » ((71) A. Muller, La querelle des fondations charitables en Belgique. p. 343,
Bruxelles, 1909). Et Dumortier prophétise le retour
d’un ministère Rogier-Frère.
Le 8 juin, quarante-sept représentants de la Droite sur les « soixante »
se réunissent à l’hôtel de Mérode. Les avis sont partagés. Malou espère apaiser
l’opposition et le pays en retirant le projet de loi. Dechamps l’appuie. De
Theux et Dumortier les combattent. Pour finir, le manifeste de Malou devient un
rapport au Roi, publié au Moniteur du
14 juin, précédant l’arrêté de clôture de la session 1856-1857. Il propose
l’ajournement du projet jusqu’à la rentrée prochaine des Chambres. Léopold Ier,
dans sa lettre de réponse, loue la prudence du ministère et de la majorité. A
ce moment, il désire encore conserver le cabinet « de son coeur ». Il blâme
l’émeute et rappelle au pays sa modération habituelle ((72) Comte L.
de Lichtervelde, Léopold Ier, p. 290). Mais la presse catholique, surtout de province, se montre
récalcitrante. Les évêques ne veulent pas baisser pavillon. Rome, pressentie par
Dechamps, ne les en blâme d’ailleurs pas ((73) E. de
Moreau, Adolphe Dechamps, pp 256-257.
H. de Trannoy, Jules Malou, pp.
358-360). Les élections communales du mois d’octobre ont
lieu dans l’agitation. La
Gauche triomphe dans les grandes villes. Le gouvernement
interprète cela comme un camouflet, et se disloque. De Decker, Vilain XIIII et
deux de leurs collègues s’en vont le 30 octobre, Alphonse Nothomb et Mercier,
le lendemain, malgré eux.
Jours néfastes où la
Droite ne perd pas seulement le pouvoir, mais aussi la
confiance du Roi, et - ce qui est encore plus grave - sa jeune confiance en
soi. « Irrité de la pusillanimité de de Decker et de son groupe », Léopold Ier
ne veut plus gouverner avec des hésitants « qui s’abandonnent eux-mêmes », qui
se divisent entre eux, et dont le prestige vient de recevoir un coup terrible ((74)
Comte L. de Lichtervelde, op. cit., pp. 297.301). Woeste et d’autres le lui ont reproché. Mais pouvait-il faire
autrement que d’appeler ceux-là - Rogier et Frère - qui avaient du moins le
courage de leurs opinions ? Quoi qu’il en soit, les catholiques retombent dans
le marasme. (page 112) Ils
n’écoutent même plus la voix de Malou. Louis Veullot, qui les observe de loin,
va jusqu’à écrire : « La liberté belge est morte... Le parti catholique est
mort… il n’a pus de moyens politiques pour maintenir les droits de l’Eglise et
pour préserver la foi des populations » ((75) Mélanges, publiés par F. Veuillot, t.
VII, 1856-1858, pp. 151-154. Paris, 1935, 7 vol.).
Malou - tout seul peut-être - ne perd pas courage. Il a pourtant
conseillé le retrait du projet. Et il l’a fait dans la meilleure
intention : ramener la paix. Puisque le pays ne semble pas l’avoir
compris, il recommencera donc le combat. Au nouveau cabinet Rogier-Frère, il
n’accordera même pas un instant de répit. Il engage la lutte pour les élections
du 10 décembre 1857 par une protestation solennelle. Il rappelle les événements
des derniers mois. Il revendique le droit de parler haut et ferme contre le
silence imposé à la Droite
par la dissolution des Chambres. Son parti s’est sacrifié dans l’intérêt
supérieur du pays, les libéraux n’ont cessé d’entretenir l’agitation dans le
public. Voilà donc les résultats de la politique « nouvelle », inaugurée en
1847 et dont les Belges se sont vite lassés. Honnis soient ceux qui prêchent
l’abstention : « L’opinion conservatrice maintiendra le caractère et les
traditions nationales. Elle restera au service de la cause belge, de la cause
de la Constitution,
de la religion et de la royauté » ((76) H. de Trannoy. op. cit., note 1, p. 366).
L’attitude de Malou est d’autant plus méritoire, que la défaite
l’attend... et qu’il s’en doute peut-être. Son ami Dechamps lui-même refuserait
de signer le manifeste, si son frère, le Rédemptoriste, n’intervenait juste à
temps pour lui forcer la main. Dechamps cependant n’abandonne pas la lutte. Il
refuse la place que les libéraux de son arrondissement lui offrent sur leur
liste. Il se bat en désespéré ((77) E. de Moreau, op. cit., p. 261) et
reste au nombre des victimes. La journée du 10 décembre 1857, c’est du moins
Dumortier qui l’affirme, est le « Waterloo » des conservateurs ((78)
H. de Trannoy, op. cit., p. 382).
C’est peut-être Waterloo, mais certainement pas Sainte-Hélène. Les
dirigeants de la Droite
ouvrent enfin les yeux. Leurs défaites, ils les doivent à l’organisation de
leurs adversaires, auxquels ils n’ont rien à opposer. Une préparation vaille
que vaille, par des comités éphémères, ne leur sert de rien. Ce qu’il leur
faut, c’est un organisme central, ce sont des associations (page 113) locales à l’exemple des
libéraux. Les Flamands déjà se réorganisent. Les Anversois fondent
l’Association constitutionnelle qui triomphe bientôt aux élections communales.
A Bruxelles même, Edouard Ducpétiaux, le général Capiaumont (1798- 1879) et le
chevalier Stas jettent les bases de l’Association
constitutionnelle. Le 22 décembre 1857, une réunion préparatoire se tient
en l’hôtel de Mérode. Un comité provisoire, dont Malou est l’âme, est institué
pour élaborer des statuts et convoquer une assemblée générale des notabilités.
Celle-ci a lieu, le 6 février 1858, sous la direction de Malou et de Dechamps.
Elle décide la création d’un comité central d’action, baptisé d’Association constitutionnelle et conservatrice,
dirigé par un conseil d’administration de quinze membres, parmi lesquels nous
trouvons les noms des leaders les
plus connus.
Les statuts traitent de l’organisation de l’Association, assez semblable à celle du parti libéral qu a fait ses
preuves. Le centre de Bruxelles a la direction d’ensemble. Le comité de chaque
arrondissement doit s’occuper, dans son ressort, de réviser les listes, de
préparer les élections aux divers degrés, d’organiser la propagande par la voix
de la presse, etc. A la différence du Congrès de 1846, « les associations
n’imposent aucun mandat impératif »; leurs membres usent seulement des
influences dont ils disposent dans l’intérêt de la cause conservatrice. Au
point de vue politique, ils prêtent leurs concours à leurs coassociés. Le
capital de la société est formé d’actions, dites de « fondation », de 1.000
francs, engageant le montant de la souscription et en abandonnant le revenu
pour la durée de la société, et d’actions, dites de « participation », de 500
francs à 2,5 % et remboursables. Les actionnaires sont, de droit, membres de
l’assemblée générale. De même, ceux qui versent annuellement 50 francs pendant
dix ans. Le minimum de cotisation ordinaire est de 5 francs ((79)
Journal historique et littéraire, t
XXIV, 1857. p. 544).
Si les statuts sont bons, le programme en revanche est incolore. Ce
n’est même plus le programme de 1852 ((80) Journal historique et littéraire, t. XXIV, 1857. p. 554.
« Association constitutionnelle conservatrice. - Programme
« L’opinion conservatrice
forme la majorité réelle et normale du pays. Il faut, pour parvenir à lui faire
perdre cette position, que la passion politique trouble et égare la raison
publique ; il faut alimenter cette passion par des calomnies aussi odieuses
pour ceux qui les répandent qu’humiliantes pour ceux qui les acceptent,
calomnies auxquelles une grande opinion, au nom de tout son passé, a le droit
de répondre par la protestation du dédain ; il faut, pour y parvenir, jeter un
doute injurieux sur notre dévouement constitutionnel ; nous attribuer l’absurde
intention de ressusciter les privilèges (page
389) ou les abus d’un passé que personne n’a la volonté, ni le pouvoir de
faire revivre ; provoquer ou exploiter ces émotions contagieuses qui mettent en
péril le régime représentatif.
« L’instrument le plus
actif des succès momentanés de nos adversaires, en 1852 et en 1857, a été l’organisation
puissante des associations politiques.
« Pour rétablir entre nos
adversaires et nous des conditions égales, il manque à l’opinion conservatrice une
organisation des forces dont elle dispose.
« L’association que nous
fondons est donc un acte de défense et non d’agression ; nous avons attendu,
pour le poser, que nos adversaires en fissent une nécessité.
« Ce que nous voulons,
c’est bien moins faire usage d’un droit constitutionnel dans un intérêt
politique qu’accomplir un devoir pour la conservation des principes sociaux.
« L’union a été le but de
notre politique ; elle reste notre espérance dans l’avenir. Mais, pour que nous
puissions voir rétablir cette belle devise nationale presque effacée, il faut
que l’on ne méconnaisse pas la force réelle du parti conservateur.
« La nécessité de cette
association est donc prouvée ; sa durée sera celle des associations libérales
elles-mêmes.
« Son but purement
politique est la défense de tous les intérêts conservateurs, par les moyens que
nos institutions légitiment, et spécialement par la presse et par les
élections.
« Son seul programme est la Constitution,
pratiquée loyalement et sans restriction, selon les traditions du Congrès
national. Le seul mandat accepté par ses membres, c’est la fidélité à ce grand
principe.
« Nous revendiquons le
titre de conservateurs, qu’on nous
conteste, et celui de constitutionnels,
qu’on nous dénie, parce que nous ne reconnaissons à aucune opinion la mission
de défendre, mieux que la nôtre, l’œuvre nationale à laquelle nous devons
vingt-sept années de prospérité et de paix :
« La Constitution, avec
toutes les libertés qu’elle consacre ;
« La dynastie aimée qui
la couronne ;
« L’armée, qui en est le
soutien ;
« Le caractère religieux
des populations, qu’il ne faut pas laisser altérer ;
« Le droit de tout
citoyen catholique de ne pas se voir exclu des fonctions publiques, à cause du
nom qu’il porte ;
« L’intérêt de
l’agriculture et du travail national, que menacent d’aventureuses théories ;
« La cause de l’ordre
social, que les mauvaises passions compromettent.
« Nous faisons un appel
patriotique à tous les amis de cette cause, de ces droits et de ces
institutions pour unir leurs efforts aux nôtres.
« L’association dont nous
jetons aujourd’hui les bases ne peut alarmer aucun intérêt ; elle est fondée
pour les protéger tous : elle aidera à réaliser tout progrès compatible avec
nos institutions.
« Elle sera à la fois
conservatrice, constitutionnelle et nationale, c’est-à-dire modérée, juste et
forte, comme il sied à une grande opinion, fière de son passé et confiante dans
l’avenir. »
« Bruxelles, 12 février
1858. »
Journal
historique et littéraire, t. XXIV, 1858, p. 544 (fin de la
note)). (page 114) Les
attaques répétées des libéraux doivent avoir impressionné l’opinion. Sans quoi,
les droitiers se donneraient-ils tant de mal pour les réfuter ? Loin de nous,
déclarent-ils, « l’absurde intention de ressusciter les privilèges ou les abus
d’un passé que personne n’a la volonté, ni le pouvoir de faire revivre ». Ils
reconnaissent que « l’instrument le plus actif des succès de nos adversaires
est l’organisation puissante des associations politiques ». « L’association que
nous fondons est donc un acte de défense et non d’agression.., l’union a été le
but de notre politique, elle reste notre espérance dans l’avenir… la durée de
cette association sera celle des associations libérales elles-mêmes. Son but
purement politique est la défense de tous les intérêts conservateurs, (page 115) par les moyens que nos
institutions légitiment, et spécialement par la presse et les élections ».
Suivent de vagues proclamations en faveur de la Constitution, de la
dynastie, de l’armée ; sur le « caractère religieux de nos populations »,
sur le droit de tout citoyen catholique de ne pas être exclu des fonctions
publiques; sur l’intérêt de l’agriculture et de l’ordre social. Ce n’est pas
ainsi que l’on soulève le public, le public bourgeois surtout. L’Association constitutionnelle conservatrice doit
être liquidée au bout de cinq ans.
Les catholiques manquent d’idées, de combativité, d’élan. Aux
conceptions libérales de l’indépendance du pouvoir civil, de l’Etat laïc, ne
dirait-on pas qu’ils redoutent d’opposer des points de vues franchement
religieux ? C’est là sans doute leur défaut principal. Parler de la Constitution, des
libertés, serait très bien, si les libéraux ne tiraient des mêmes textes des
interprétations contradictoires. Les programmes de 1852 et de 1858 sont trop
négatifs et trop vagues pour entraîner des bourgeois calmes et bien pensants.
Et puis, la création de l’Association
constitutionnelle conservatrice revêt un caractère presque confidentiel.
Elle est à peine divulguée par la presse « comme s’il fallait éviter avec soin
toute complication. N’était-ce pas suffisamment d’audace que d’affirmer
publiquement la volonté d’un sérieux effort d’organisation ? » ((81)
H. de Trannoy, Jules Malou, p. 388). Enfin, l’instrument, si médiocre qu’on le suppose, rend davantage à
qui s’en sert aussitôt. Il ne faut pas le laisser se rouiller. Ainsi les
libéraux feront-ils en 1846. Ainsi les catholiques auraient-ils dû faire en
1852. Mais voilà bien le paradoxe. L’individualisme et, somme toute, l’esprit
libéral entretient chez les catholiques les divisions les plus funestes, tandis
que l’anticléricalisme est le ciment des libéraux.
Au parlement, les catholiques continuent la lutte à propos du projet de
loi sur les bourses d’études. Dès 1857, Malou demande à la Chambre pourquoi « il faut
révolutionner un régime qui existe depuis cinq cents ans et dépouiller 781
familles de leur propriété » ((82) H. de Trannoy, op. cit., p. 488).
En 1863, un autre représentant combat de même un projet qui élargit la
conspiration ourdie en faveur de l’influence étatique, qui est un attentat
inutile contre une propriété sociale, qui blesse profondément le grand principe
de la liberté d’enseignement dans le présent et dans l’avenir. La loi est
inopportune et dangereuse, dit-il; elle frappe (page 116) les droits de l’intelligence, en appauvrissant « la noble
liste civile de la liberté pour la bienfaisance intellectuelle ». Sans droit,
sans motif, elle dépouille des administrations honnêtes et séculaires, pour
conférer leur pouvoir à des organismes qui dépendront de corps politiques ((83)
L. Hymans, op. cit., t. IV, p. 153). Au Sénat, d’Anethan « avoue ne pas comprendre comment des
libéralités, accordées à l’enseignement libre, pourraient altérer le caractère
de l’enseignement donné par l’Etat..., ce n’est pas cette altération que l’on
craint; ce qu’on redoute, c’est la concurrence, c’est l’égalité; ce qu’on
demande, c’est le privilège... » Il ne réclame « nullement la personnalité
civile pour les établissements libres, il se borne à revendiquer l’égalité » ((84)
L. Pleetinck, Biographie du baron
d’Anethan, 1803-1888, p. 153. Bruxelles-Bruges, 1899). Dans un rapport, destiné à être lu par le Roi, Malou dénonce le but
des libéraux qui « est de faire passer, autant que possible, à l’enseignement
officiel les fruits des libéralités faites par les catholiques » (85)
H. de Trannoy, op. cit., p. 491).
Les catholiques protestent également contre la sécularisation des
cimetières. Cette question, soulevée pour la première fois par Verhaegen au
parlement en 1855, est discutée à partir de 1862. Dechamps y trouve l’occasion
d’un très beau discours : « Nous voulons des cimetières pour tous les
cultes professés, et pour ceux qui meurent en dehors des communions religieuses
un emplacement convenable, décent, respecté... Voilà notre doctrine; voici la
vôtre : vous voulez un cimetière commun à tous les cultes sans distinction
d’opinions, par conséquent sans distinction religieuse, sans caractère
religieux. Vous voulez des cimetières sécularisés ». Examinant le point de vue
de la liberté des cultes, il affirme le caractère essentiellement religieux de
la sépulture; vouloir enlever celui-ci est aller
contre la nature des choses. « Aux yeux des croyants de tous les cultes, le
cimetière est-il exclusivement un lieu public et profane où l’autorité
communale est maîtresse absolue, ou bien, est-il un lieu consacré et béni, une
terre sainte, la res sacra et le locus religiosus des Anciens ? Voilà la
question. Le monde païen comme le monde chrétien n’ont qu’une voix pour y
répondre. C’est un lieu saint, et l’inhumation est avant tout un acte de
religion ». S’élevant à la vraie éloquence, celle qui jaillit du coeur, il
déclare « Nous croyons, nous chrétiens, non seulement à l’immortalité de l’âme,
mais à la consécration des corps et à leur (page 117) résurrection finale, affirmée par le Christ… C’est notre
foi, et vous avez promis, eu jurant la Constitution, de la respecter et d’en maintenir
la liberté » ((86) E. de Moreau, Adolphe
Dechamps, pp. 289-292).
Sur le plan international, les catholiques protestent contre la
reconnaissance hâtive du royaume d’Italie. Le cabinet libéral de Bruxelles
s’est empressé d’y procéder, suivant l’exemple de la Grande-Bretagne et
de l’Empire français, croyant aussi que les autres Puissances feraient de même
((87) Vicomte C. Terlinden, A
travers notre Histoire et nos Gloires, pp. 354-380, Bruxelles, 1943). Il a craint d’arriver trop tard. Ou n’a-t-il voulu que vexer le pape
? A la Chambre,
de Theux rappelle les principes. La reconnaissance, en
général, suppose un état de possession complète, dont la durée a été plus ou
moins longue, à peine contestable. Elle se fait plus ou moins vite, suivant la
grandeur des nations qui la réclament, suivant le profit politique que l’un ou l’autre
Etat peut avoir à devancer les autres, suivant le danger de cesser des
relations avec l’Etat qui la demande. La Belgique ne pouvait reconnaître le royaume
d’Italie sans sortir de sa neutralité, elle aurait mieux fait de s’abstenir au
lieu d’affliger particulièrement le pape, et d’être désagréable aux grandes
nations qui n’ont pas encore reconnu le royaume en question ((88)
L. Hymans, Histoire parlementaire, t.
IV, pp. 68-69). Dumortier demande si le droit des
petites nationalités vis à vis d’un roi cupide est un droit sacré; si le droit,
fondement et rempart uniques des Etats faibles, sera
respecté. Le gouvernement a posé un précédent des plus dangereux pour l’avenir
de la patrie, parce qu’un Etat qui voudrait envahir la Belgique pourrait le
faire en vertu de l’exemple donné aujourd’hui ((89) L.
Hymans, op. cit., t. IV, pp. 66 et 68). Alphonse Nothomb remarque qu’il y a des moments graves où
l’affirmation du droit, le respect des principes doivent avoir le pas sur les
intérêts matériels, car le matérialisme est aussi funeste aux nations qu’aux
individus ((90) L. Hymans, op.
cit., t, IV, p. 70).
Il n’est meilleure conclusion à l’exposé de ces débats parlementaires
que quelques lignes du clairvoyant Dumortier. « Le monopole des intérêts moraux
par l’Etat en dehors du principe religieux engendre fatalement, dit-il, le
principe du socialisme, du communisme, de l’organisation du travail. Le jour où
il n’y a plus d’autre instruction que celle de l’Etat, d’autre bienfaisance que
celle de l’Etat, (page 118) d’autres
pauvres que ceux de l’Etat, d’autres établissements de charité que ceux de
l’Etat, on arrive à cette conséquence fatale que l’Etat doit à tout citoyen
l’habit et l’aisance. Car le socialisme n’est autre chose que l’absorption de
l’homme par l’Etat » ((91) Annales parlementaires de Belgique, Chambre des Représentants,
session 1830-1831, 12 novembre au 30 août, p. 148).
Et le 13 mai 1857, au plus vif des discussions sur la charité « Quelle est la
grande lutte actuelle ? C’est la lutte du rationalisme contre la pensée
chrétienne; le rationalisme tend à asservir la pensée qui a régénéré le monde;
le rationalisme tend à mettre cette pensée sous la subordination de l’Etat. Si
vous refusez le concours de l’Eglise pour l’amélioration de la société, si vous
refusez à la charité la liberté que nous voulons pour elle; prenez garde qu’un
jour vous n’ayez à regretter amèrement la loi que vous faites. Prenez garde que
vous ne soyez débordés par le torrent et que vous n’y soyez entraînés sans
retour » ((92) Annales
parlementaires de Belgique, Chambre des Représentants, session 1856-1357,
11 novembre au 30 mai, pp. 1554 et 1564).
5. Nouveaux
projets, nouveaux combats
1857-1863. Durant ces années léthargiques, un groupe « Jeune Droite »
essaie de secouer la torpeur universelle. L’animateur est Prosper de
Haulleville (1830-1898), professeur de droit naturel à l’Université de Gand,
que Rogier révoque pour ses opinions religieuses trop avouées (1858). Le voici
libre : libre de servir la cause catholique en écrivant, beaucoup mieux que
s’il avait été maintenu dans sa chaire. De Theux le fait d’abord entrer dans un
comité paralytique ((93) Baron de Haulleville, Un gentilhomme de lettres, Prosper de Haulleville, p. 55. Louvain,
1932). Mais une occasion se présente de lancer un journal.
En 1859, L’Universel, détaché de L’Univers et de Louis Veuillot, débarque
de Paris. Les confrères bruxellois le voient d’un mauvais oeil et se mettent en
devoir de le couler ((94) H. Henry, Journalisme et Politique, p. 15).
De Haulleville vole à son secours, avec de valeureux compagnons : Victor Henry
(1832-1896), Guillaume Lebrocquy (1835-1880), Alexandre Delmer. Il le reprend à
son compte. Il y déverse une prose mercurielle, qui indispose tout le
monde : les libéraux, naturellement, mais aussi les évêques, les vieux
catholiques « pointus », la masse des conservateurs pacifiques et, enfin, les
autres journaux encrassés dans la routine. Il succombe en 1862. Mais ses idées
- ses idées courageuses et neuves - lui survivront.
(page 119) L’Universel, glorieux journal catholique d’un jour, allie l’amour
des nouveautés avec le plus sain respect de la tradition. Il proclame son
attachement à la
Constitution, à la dynastie, aux institutions nationales. Il
revendique l’indépendance réelle des cultes, la liberté religieuse ainsi qu’on
l’entend aux Etats-Unis, la liberté des associations telle qu’elle existe en
Grande-Bretagne. Reprenant certaines idées des catholiques de 1830, il se
prononce pour la décentralisation politique et administrative, pour la
non-intervention de l’Etat en matière d’instruction. Mais il heurte l’opinion
de la majorité conservatrice en se déclarant libre-échangiste, partisan de
l’extension du droit électoral jusqu’au suffrage universel, du service
militaire personnel et des revendications flamandes en matière linguistique ((95)
Baron de Haulleville, Un gentilhomme de
lettres, p. 64). Hérésies et utopies, selon Paul
Nève, le directeur du Journal de Bruxelles
depuis 1858, qui ne se doute pas encore de ce qui l’attend. De Haulleville et
Ducpétiaux, toute la rédaction de L’
Universel liquidé passant en bloc au Journal
de Bruxelles et n’en continuant pas moins à répandre leurs opinions ! ((96)
Journal de Bruxelles numéro «
Souvenir », du 6 décembre 1899).
On peut affirmer, à certains égards, que L’Universel a préparé les Congrès de Malines. D’abord surpris de
ses admonestations, les catholiques finissent par descendre en eux-mêmes. Ils
font leur examen de conscience, au point de vue politique s’entend. Leurs
œuvres religieuses et charitables sont florissantes, leur action politique
n’est pas au même niveau. Ils négligent leur presse, leurs associations
électorales; tant qu’ils ne posséderont pas ces deux armes puissantes, non
seulement ils ne vaincront pas les ennemis de leurs croyances, mais ils devront
même renoncer à se défendre efficacement. L’Universel
leur montre la nécessité d’avoir un programme, il leur en esquisse même les
grandes ligues. Il relève enfin, les courages abattus. Il fait comprendre que,
dans un pays comme la
Belgique, il reste un infaillible moyen de reprendre
l’avantage aux libéraux : c’est d’appeler aux urnes le peuple tout entier
((97) Journal de Bruxelles, 6
décembre 1899).
Les Congrès de Malines ont eu d’autres précurseurs. En 1862, la Société
d’Emulation, l’association estudiantine qui existe à Louvain depuis 1854,
essaime à Bruxelles. Woeste en raconte les débuts dans ses Mémoires ((98)
T. I, pp. 55-57). Il y rencontre les collaborateurs
de L’Universel : de Haulleville,
Delmer, d’autres jeunes.
(page 120) Leur
but, à en croire les statuts, consiste à promouvoir la culture littéraire.
Mais, de ce temps-là, il n’est pas de cercle où la politique ne réussisse à
s’infiltrer : à s’infiltrer d’abord, pour éclipser ensuite tout le reste.
Et comme ce sont de jeunes hommes qui se réunissent ici, on ne s’étonnera pas
d’entendre une fois de plus les mêmes desiderata : une presse qu’on lise
partout, des associations agissantes, un programme qui, sans rompre avec les
traditions du parti, comporte une application un peu plus large des libertés
publiques ((99) Woeste, Mémoires,
p. 56). Dechamps formule ce programme en 1864, mais d’une
façon pusillanime qui ne peut satisfaire l’aile agissante du parti. En
attendant, le renouveau s’annonce. C’est à la Société
d’Emulation que se tiennent les réunions préparatoires aux Congrès de
Malines.
En janvier 1864, le cabinet Rogier-Frère est mis en minorité. Léopold
Ier fait appel à Dechamps. La
Droite revient au pouvoir. Il pourrait paraître logique et
naturel qu’elle reprenne ce qui a été perdu de la liberté religieuse et
embastille ce qui en reste. Mais cela reviendrait à fixer les partis sur le
terrain religieux. La Droite
estime que pour faire trêve à la politique violente, inaugurée par les libéraux
depuis 1857, il faut un ministère non politique et conciliateur ((100)
E. de Moreau, Adolphe Dechamps, p.
325). Au fond, ses membres ne désirent pas encore le
pouvoir, et préféreraient un cabinet d’affaires ou de centre gauche, en
attendant les élections de 1865, pour ne pas devoir recourir à la dissolution.
Dechamps s’est nettement exprimé à ce sujet, en 1865 : « La première
pensée qui nous dirigea fut de ne pas arriver au gouvernement comme parti
religieux, de dire au pays que nous voulions être un ministère constitutionnel
et non un ministère catholique... Nous voulions écarter les questions
religieuses. Nous annoncions que nous étions résolus à ne pas fournir d’aliment
aux passions des anciens partis, que nous n’apportions au pouvoir que des buts
constitutionnels et des pensées politiques » ((101)
« Situation politique de la
Belgique », p. 44, dans la Revue Générale, t. I, 1865, pp. 1-53). Les catholiques n’apportent donc rien de neuf. Ils ne demandent rien,
si ce n’est l’abaissement du cens pour les élections provinciales et communales
afin d’orienter le pays dans une voie plus démocratique ((102)
Programme du ministère Dechamps, dans E. de Moreau, op. cit.,
p. 531). Mais ce point unique se heurte à l’opposition
de Léopold Ier. Et plutôt que de (page
121) remanier son programme, Dechamps préfère laisser la place aux
libéraux.
En cette année 1864, la
Droite n’est pas encore convaincue de la nécessité qui
s’impose en Belgique de défendre la religion par des moyens parlementaires.
Malou, le ministre, écrit à son frère, l’évêque : « Selon une de mes plus
vieilles convictions, confirmée par l’expérience, nous continuerons à patauger
et à recevoir des horions aussi longtemps que la lutte des partis sera sur le
terrain des intérêts moraux et religieux; il faudrait faire une diversion
puissante, passionner, par exemple, l’opinion pour des réformes économiques,
des réductions d’impôts. Mais où se trouve le Robert Peel de cette campagne
hardie ? S’il se révélait, serait-il compris et suivi ? » ((103)
H. de Trannoy, Jules Malou, p. 469). En soi, il a raison. Il aurait peut-être raison en fait, s’il se
trouvait en Angleterre. Mais, en Belgique, il faut se ranger plutôt du côté de
Malou, l’évêque, quand il écrit : « Ce n’est pas en louvoyant dans tous
les sens pour échapper au meilleur compte possible à ses adversaires, et en
acceptant à moitié ou aux trois quarts leurs principes que l’opinion conservatrice
se fera jamais une position politique dans ce pays. C’est en résistant à ces
principes, en formulant son propre programme sur ces matières qu’elle peut
s’assurer un avenir » ((104) H. de Trannoy, op. cit., p. 468).
La conversion ne sera pas l’oeuvre des parlementaires, ni de leurs chefs, mais
d’une poignée d’hommes qui se tiennent à l’écart de la politique active.
6. La
première Jeune Droite
Du Congrès libéral de 1846 aux Congrès de Malines de 1863-1864, le parti
catholique traverse une période de transition et de préparation. Transition, en
ce sens que la masse et les chefs eux-mêmes restent fidèles à l’esprit de 1830.
Ils ne rejettent pas l’étiquette de conservateurs. Ils ont peur de prendre
position, en tant que catholiques, sur le terrain public. Dans l’ensemble, ils
agissent peu et paraissent oublier que les convictions religieuses ne tiennent
pas lieu de doctrine politique ((105) Jacques Boniface, La presse catholique, p. 43. Bruxelles,
1862). Préparation, en ce sens que les initiatives de
Malou seront reprises et développées, sur une échelle bien plus vaste, quelques
années plus tard. Vers 1860, l’élan imprimé par des jeunes vivifie le parti.
Mais toujours, les catholiques peuvent méditer avec fruit le conseil donné par
Léopold Ier à l’un des leurs : « Vos amis ont beaucoup de vertus, mais il
leur manque en politique celle qui peut tenir lieu de toutes les autres, ils
n’ont pas d’initiative. » ((106) L de Lichtervelde, Léopold Ier, p. 298). Pour s’organiser sérieusement en parti, ils ont dix-sept ans de
retard sur les libéraux.
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