« Le Parti Catholique Belge de 1830 à 1884 », par
G. GUYOT de MISHAEGEN (Bruxelles, Larcier,
1946)
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CHAPITRE
PREMIER. - Désir de paix des catholiques (1830-1846)
(page 45)
Liberté et tradition sont les deux idées qui font agir les catholiques belges
de 1830. La première, inspirée par l’éducation du siècle et les écrits de
Lamennais, soulève un généreux enthousiasme pour la revendication des, libertés
constitutionnelles. La seconde, moins apparente mais peut-être plus profonde,
envisage les articles du Pacte fondamental comme la manifestation, dans l’ordre
et la légalité, d’opinions et de croyances diverses certes, mais basées sur la
morale chrétienne et le droit naturel. Toutes deux déterminent une activité
féconde dans l’enseignement et la charité privée. Mais dans le domaine public,
elles n’éveillent que peu d’initiatives. Elles sont à l’origine de l’unionisme
auquel les catholiques s’attachent définitivement sans même concevoir la
possibilité de former un parti dont la nécessité ne se fait pas encore sentir.
Elles élaborent une opinion, rien de plus consistant pour le moment.
D’après les biographies des chefs du
parti catholique, on peut se faite une idée de l’éducation que reçoivent les
jeunes gens. L’aîné de la nouvelle génération, Etienne-Constantin
de Gerlache, né dans le Luxembourg en 1785, d’une ancienne famille de noblesse
rurale, reçoit, pendant la
Terreur, les leçons d’un prêtre insermenté. Sous l’Empire,
pour parfaire sa formation juridique, il passe une année à l’Ecole de Droit,
ouverte en 1805 à Paris. Il subit l’influence du monument législatif élevé par
Napoléon et les juristes de l’époque. Il partage l’illusion de son siècle que
de bonnes lois, des institutions rationnelles suffisent à assurer le
développement paisible et régulier des nations modernes. Bientôt l’étude de
l’histoire le rallie à une politique chrétienne et (page 46) nationale ((1) P. de Gerlache, Gerlache et la fondation de la Belgique indépendante,
p. 26. Paris-Bruxelles, 1931).
Il comprend mieux l’ancien régime, ses corporations, ses chartes de libertés.
Quand le roi Guillaume Ier viole son serment inaugural, il entre dans
l’opposition et devient un des promoteurs de l’union catholico-libérale.
En 1830, il contribue à donner à la Constitution belge le caractère équilibré et
traditionnel qui l’anime encore. Il envisage notre charte fondamentale comme
une loi jurée non seulement par le roi, mais aussi par les citoyens. L’interpréter
tendancieusement, ou dans un sens trop exclusif, c’est la trahir. Si son Essai
sur le mouvement des partis est parfois outrancier, son intention est de faire
appel à la conciliation des opinions en rappelant l’union de 1830.
L’éducation pose aux parents
catholiques un problème des plus épineux. Le monopole de l’Etat, qu’il soit de
Napoléon Ier ou de Guillaume Ier, ne les satisfait pas. Ils revendiquent la
liberté d’enseignement et, en attendant qu’elle soit enlevée de hante lutte,
ils rivalisent d’ingéniosité pour élever leurs enfants dans les traditions qui
leur sont chères. Adolphe Dechamps (1807-1875) et son frère, Victor (1810-1883)
grandissent dans l’atmosphère chrétienne et assez austère d’une famille
bourgeoise. Leur père, directeur d’une école moyenne à Melle, les forme
lui-même aux humanités classiques. Il leur défend de lire l’Essai sur
l’indifférence en matière de religion avant « d’avoir fait une bonne
philosophie » ((2) E. de Moreau, Adolphe Dechamps, p. 17. Bruxelles, 1911),
mais pelle-ci manque précisément au début du siècle. Les jeunes gens discutent
idées et systèmes, ils composent des vers et s’engouent pour la liberté
politique. Les deux Malou, Jules (1810-1886) et Jean-Baptiste (1809-1864) sont
envoyés comme pensionnaires chez les Jésuites à Saint-Acheul, près d’Amiens, où
les fils des vieilles familles de Flandre se donnent volontiers rendez-vous ((3)
H. de Trannoy, Jules
Malou, p. 28. Bruxelles, 1905). Barthélemy Dumortier
(1797-1878) et Edouard Ducpétiaux (1804-1868) sont
élevés à Paris, chez Liautard, un ancien
polytechnicien devenu prêtre, dans une atmosphère familiale et religieuse ((4)
E. Rubbens, Edouard
Ducpétiaux, t. I, p- 6. Bruxelles-Louvain,
1922-1934, 2 vol).
« Sur de pareille bases, l’esprit de famille
fait, avec la culture et l’expérience’, un monolithe. Les conditions
d’existence de l’époque favorisent d’ailleurs puissamment le culte du foyer ;
les déplacements sont rares et le moindre voyage est une expédition dans
laquelle on ne s’aventure guère (page 47)
sans nécessité ; les distractions extérieures sont pratiquement inexistantes,
surtout dans les villes de province ; les « sports » du temps, comme le jeu du
bilboquet, nous font sourire » ((5) C. du Bus de Warnaffe,
Au temps de l’unionisme, p. 25. Tournai-Paris, 1944).
La vie est régulière, sérieuse, assurée d’un bonheur grave. « Ces jeunes gens,
ces enfants, rien ne les marque encore pour un destin exceptionnel. Ils
appartiennent tout entiers à leur milieu, à leur ville, à leur village. Leurs
qualités intellectuelles incomplètement épanouies, les vertus morales qu’ils
tiennent en réserve pour l’action sont, pour une large part, un héritage des
leurs puisqu’il est vrai que, toujours, d’une manière ou d’une autre, les
parents donnent plus qu’ils ne reçoivent. La génération qui, en 1830, a courageusement bâti
la Belgique
indépendante n’est pas sortie triomphalement des grandes écoles, ni du tumulte
de la vie publique. Elle est venue, tout simplement, de ces calmes demeures de
chez nous où, à une époque dangereuse, on avait cultivé en silence un amour
passionné du sol natal et un goût atavique pour ces libertés qui donnent du
prix à la vie » ((6) Comte L. de Liechtervelde,
La Famille
dans la Belgique
d’autrefois, pp. 88-90. Bruxelles, 1942).
Les fondateurs catholiques de notre indépendance sont profondément croyants,
assez romantiques, férus de littérature, mais sans formation suffisante. Ils
n’ont ni philosophie qui leur convienne, ni sens politique profond.
Ceci s’explique par le milieu ((7)
Comte L. de Lichtervelde, Léopold Ier et la formation de la Belgique indépendante, p. 221. Bruxelles,
1929) : un milieu tout imprégné de Jean-Jacques Rousseau
(1712-1778). Du Philosophe de Genève, les hommes de 1830 connaissent bien le
début du Contrat Social : « L’homme est né libre et partout il est dans
les fers », la théorie de la souveraineté populaire qui en découle et la
conception optimiste de la nature humaine. La Révolution
française et l’Empire ont balayé l’ancien régime. La bourgeoisie accède au pouvoir
; les peuples s’éveillent au sentiment des nationalités ; les rois essaient
vainement de remonter le courant. Les âmes sont inquiètes ; les esprits
cherchent des formules nouvelles ; les coeurs s’enthousiasment pour la liberté,
l’égalité, la fraternité. Le romantisme est beaucoup plus qu’un phénomène
littéraire, c’est l’expression d’une génération désaxée. La hiérarchie
traditionnelle des valeurs est renversée, les notions les plus fondamentales
sont mises en question. En Belgique, les jeunes catholiques héritent encore
d’un passé de foi, d’honneur, de (page
48) service désintéressé de la chose publique. Mais comment les idées
révolutionnaires auraient-elles passé sur eux sans les toucher. En 1830, les
frères Dechamps écrivent que l’Etat « n’a qu’un rôle de gardien de l’ordre
matériel, spectateur de la lutte des intelligences » ((8) E. de
Moreau, op. cit., p. 34). Tout le côté moral du bien commun leur échappe, ou ils ne s’en
soucient pas.
Avant 1830, les catholiques belges se
prononcent pour la liberté contre la tyrannie du Guillaume Ier.
Lamennais n’a pas encore paru, mais plus d’un de chez nous le pressent et le
précède. En 1816, l’abbé De Foere fonde le Spectateur belge dans lequel
il préconise l’union avec les libéraux. ((9) Léon De Foere, né à Thielt en 1781, mort à Bruges en
1851. Il fut député de Bruges au Congrès national, membre de la délégation
chargée d’offrir la couronne au prince Léopold et membre de la Chambre jusqu’en 1848). En 1825, de Gerlache revendique à la Seconde Chambre
des Etats-généraux la liberté de l’enseignement connexe à celle de la presse.
Il dénonce la violation de la liberté des cultes et il proclame le principe du
catholicisme libéral : « que dans un gouvernement libre, tout soit libre » non
comme le meilleur en soi, mais comme le plus opportun. Il indique une norme
pratique, rien de plus ((10) P. de Gerlache, op. cit., pp. 57 et suiv.). En 1827, dans le même esprit de revendications concrètes, trois journaux
catholiques acceptent la main tendue par les publicistes libéraux dans le Mathieu
Laensberg pour restaurer, les libertés que le roi
Guillaume foule aux pieds. D’autres journaux conservateurs se rallient peu
après, Le Catholique des Pays-Bas fait cependant les distinctions
nécessaires : « Vouloir la liberté des cultes n’est pas reconnaître qu’il y en
ait plus d’un véritable et vouloir la liberté d’opinions, ce n’est pas
reconnaître toutes les opinions comme également bonnes. Je veux la liberté
générale non comme un bien mais comme un moindre mal » ((11)
Cité par M. Damoiseaux, La Belgique contemporaine, p. 91. Louvain, 1926). Les idées des catholiques belges de cette époque sont déjà celles de
Lamennais, l’éclat de la forme en moins ((12) E. de
Moreau, « Les idées menaisiennes en
Belgique », p. 579, dans la
Nouvelle revue théologique, t. LV, 1928, pp. 570-601).
Elles le sont bien plus en 1830, sans
toutefois l’orgueil qui mène le prêtre breton à la révolte. Les Belges, eux,
savent s’adapter. Ils ne sont pas seuls dans le pays ; au sein du Gouvernement
provisoire, ils ne sont même que minorité. Ils répudient définitivement toute
restauration de l’ancien régime et subissent trop fortement l’action de
l’idéologie menaisienne pour ne (page 49)
pas faire confiance à la liberté. Ils veulent assurer à 1’Eglise l’indépendance
dont elle a besoin. Mais ils n’envisagent la séparation du spirituel et du
temporel que comme un régime de liberté réciproque, tempéré par une
bienveillance mutuelle. Ils sont trop pénétrés d’esprit chrétien et de
traditions ancestrales pour concevoir une société dont la base morale ne soit
pas religieuse. Cette conviction même est génératrice d’illusions, elle les
empêche de prévoir les abus de la liberté et les déviations du sectarisme.
Leurs préoccupations, à la différence de celles de Lamennais, sont pratiques et
concrètes. Elles visent à éviter le retour du despotisme, à assurer le respect
des croyances, à édifier un Etat unitaire mais décentralisé, à rendre l’Eglise
d’autant plus agissante dans le domaine privé qu’ils acceptent loyalement de ne
plus lui restituer de privilèges. Dans l’Europe de l’époque, ils forment un
groupe hardi et résolu qui allie le catholicisme et le libéralisme dans un
équilibre qu’ils croient rendre stable. Au Congrès national, leurs
représentants se conforment aux instructions de Mgr de Méan,
« rédigées par le vicaire général Sterckx, le futur
cardinal, et concertées entre lui et les principaux leaders, catholiques : de
l’assemblée de Gerlache, Raikem, le baron de Sécus, le chanoine Van Crombrugghe
» ((13) Comte L. de Lichtervelde, Le Congrès national, p. 59. Bruxelles,
1945).
2.
Revendication des libertés constitutionnelles
L’idée centrale de la lettre adressée
par Mgr de Méan aux constituants est celle de
liberté. Le dernier prince-évêque de Liége, émigré sous la Révolution,
promu à l’archevêché de Malines, en 1815, par Guillaume, canoniquement installé
par Pie VII en 1817, est le premier ecclésiastique
belge qui répudie l’ancien régime et prête serment de fidélité à la Loi fondamentale selon le sens
civil. Après avoir courageusement résisté aux empiétements du roi des Pays-Bas,
il accueille avec joie la révolution de 1830 et meurt en janvier suivant. Lui
et son entourage sont parmi les rares émigrés qui aient « appris » quelque
chose cette chose énorme et cependant toute simple, que l’histoire ne remonte
pas son cours. Aussi les rédacteurs de la lettre engagent-ils les constituants
à garantir à la religion catholique « cette pleine et entière liberté, qui
seule peut assurer son repos et sa prospérité ». Il appuie cette revendication
de l’expérience des entraves mises à la liberté du culte depuis un demi-siècle,
malgré le concordat de 1801 et la constitution de 1815. Il sait (page 50) que les Belges forment « une nation
éminemment religieuse », aussi demande-t-il pour « la presque totalité »
d’entre eux « une parfaite liberté avec toutes ses conséquences » sans « aucun
privilège ». Pour confirmer cette liberté, il désire que certaines stipulations
soient consacrées par la
Constitution. « D’abord il est nécessaire d’y établir que
l’exercice public du culte catholique ne pourra jamais être empêché ni
restreint..., que celui-ci soit parfaitement libre et indépendant dans son
régime, et particulièrement dans la nomination et l’installation de ses
ministres, ainsi que dans la correspondance avec le Saint-Siège... La religion
a une connexion si intime avec l’enseignement qu’elle ne saurait être libre si
l’enseignement ne l’est aussi ». Il termine en revendiquant la liberté
d’association et de fondation ainsi que les traitements ecclésiastiques comme
indemnités des biens du clergé, spoliés par la Révolution ((14)
E. Huyttens, Discussions
du Congrès national de la
Belgique, t. I, p. 525. Bruxelles, 1844-1845, 5 vol.)
Les constituants d’opinion catholique
s’attachent à réaliser les différents points de ce programme. Les articles 10
et 11 du projet de Constitution prévoient une intervention légale en certains
cas dans l’exercice public d’un culte. Van Meenen (1772-1858), qui, de
révolutionnaire fougueux est devenu fonctionnaire sous l’Empire pour finir
recteur de l’Université de Bruxelles, propose un amendement garantissant la
pleine liberté des manifestations religieuses. Il est aussitôt appuyé par
plusieurs catholiques. De Gerlache prétend démontrer que la liberté des cultes
est corrélative à la liberté de l’enseignement et de la presse. Le baron de
Pélichy van Huerne ((15)
Baron Jean de Pélichy vau Huerne, né
à Bruges en 1774 et y décédé en 1859, servit dans l’armée autrichienne jusqu’en
1807, fit partie en 1828 des Etats provinciaux de la Flandre occidentale. Il
fut élu au Congrès par Bruges, puis il siégea au Sénat de 1831 à 1859 et fut
bourgmestre de Bruges de 1841 à 1859), après avoir redit le
leitmotiv de la révolution « liberté en tout et pour tous », développe le
principe de l’amendement qui assure aux cultes la liberté réclamée. L’abbé van
Crombrugghe ((16) Le chanoine Constantin
Van Crombrugghe, né à Grammont en 1789, mort à Gand en 1865, fonda le Catholique
des Pays-Bas, devenu le Journal des Flandres après 1830. Elu au
Congrès par Alost, il s’y distingua par la prudence et la modération dans les
discussions. Il se retira ensuite de la politique et fonda l’institut des Joséphines, celui des Dames de Marie, des Soeurs de
Saint-Joseph) s’insurge contre l’idée d’une
intervention légale. Il prophétise la formation possible « d’un parti hostile
au catholicisme qui venant à triompher de la majorité dans l’assemblée
législative, pourrait empêcher l’exercice de notre culte... De cette manière,
les libertés les plus précieuses dépendraient de la volonté et (page 51)
des passions des partis » ((17) E. Huyttens,
op. cit., t. I, p. 578). Les articles 14 et 16 de la Constitution sont emportés au vote. Par amour de
la paix, les catholiques admettent l’antériorité du mariage civil. L’égide de
la liberté, pensent-ils, est plus efficace que l’alliance des deux pouvoirs
dans une société qui a cessé d’être exclusivement chrétienne. ((18)
M. Lecler, « L’Eglise et l’Etat en Belgique »,
p. 20, dans Collationes Namurences,
t. X, 1910-1911, pp. 10-55. H. Wagnon, Concordats et droit international, p.
378. Gembloux, 1935).
Au Congrès, les catholiques demandent
encore la liberté de l’enseignement. De Gerlache rappelle les luttes soutenues
dans un passé récent contre le monopole. Il montre l’illogisme qui consisterait
« à accorder au gouvernement la surveillance de l’instruction, qui est une
mesure préventive, lorsqu’on a écarté toute mesure préventive en matière de
culte et de croyances ». Il ajoute avec raison que « les gouvernements ne
changent guère parce qu’au fond les hommes qui exercent le pouvoir sont
toujours les mêmes et cherchent incessamment à étendre le cercle de leurs
attributions. C’est dans les institutions qu’il faut chercher des garanties
durables » ((19) E. Huyttens, op. cit., t. I, p. 629). L’abbé van Crombrugghe expose les principes du droit naturel qui
donnent au père de famille « la liberté de choisir celui entre les mains duquel
il veut confier les destinées de son fils ». La possibilité d’abus ne justifie
pas les mesures préventives ((20) E. Huyttens,
op. cit., t. I, p. 634). L’assemblée est tiraillée en sens divers, des amendements et
sous-amendements sont successivement présentés. La question vitale de
l’enseignement commence à diviser les Belges, bien que les opinions ne soient
pas nettement tranchées ; certains catholiques adhérent à des mesures légales
éventuelles tandis que des libéraux modérés n’en veulent pas encore. A l’appel
nominal, celles-ci sont rejetées par cinq voix de majorité. L’article 17
consacre la liberté, mais le vague de son second paragraphe ((21)
« L’instruction publique, donnée aux frais de l’Etat, est également réglée
par la loi. »). laisse le champ libre aux
interprétations contradictoires que l’on proposera dans un avenir prochain.
La liberté d’association est, après
celle des cultes et de l’enseignement, une garantie du développement religieux
d’un pays. Il est bon que l’Etat reconnaisse juridiquement les groupements que
les citoyens forment en vue du bien commun. Eu haine de la religion et de
l’ancien régime, la loi Le Chapelier (page 52) des 14-27 juin 1791 et la Constitution de l’an II ont déclaré les associations contraires à l’ordre
public. L’Empire, ombrageux comme tous les gouvernements despotiques, a
conservé la législation individualiste de la Révolution, sauf
dans certains secteurs de la vie économique. Mais le parlement britannique
vient d’abolir le délit de coalition (Corporation Act,
1824). Le 16 octobre 1830, le Gouvernement provisoire belge décrète la liberté
d’association, en même temps que les autres libertés. Au Congrès, le projet de
l’article 20, qui énonce également le droit de s’associer et prévoit l’octroi
de la personnalité civile, dans les limites légales, soulève un débat des plus
passionnés.
Le vieux baron de Sécus ((22)
Le baron Frédéric de Sécus, 1760-1836, sortit primus de l’Université de Louvain à 19 ans, vit passer la Révolution brabançonne, blâma la Révolution française. Après
1815, membre de la
Seconde Chambre des Etats-généraux et disposé à soutenir le
pouvoir il entra dans l’opposition lorsqu’il s’aperçut que la Loi fondamentale était violée.
Il applaudit à la
Révolution belge. Au Congrès, il conserva son indépendance et
sa modération habituelles) affirme, avec l’énergie
désirable, que plusieurs personnes peuvent se réunir pour vivre en commun ou «
pour exercer ensemble des actes quelconques qui ne sont pas défendus par les
lois et qui ne troublent ni l’ordre ni la morale publique... Aucune autorité
n’a le droit d’empêcher ni même de s’ingérer dans le régime intérieur de
semblables associations » ((23) E. Huyttens,
op. cit., t. II,
p. 477). Il propose l’octroi de la personnalité civile
aux universités, collègues, académies, établissements publics et d’utilité
publique. Conformément aux idées anciennes, il ne veut pas les doter « au delà
de ce qui est nécessaire à l’accomplissement de leur but ». C’est l’idée très
juste du corporatisme ancien et c’est équitable. Mais le préjugé individualiste
est trop fort. Et le deuxième paragraphe de l’article 20 finit par disparaître.
La haine de la féodalité, la terreur de la mainmorte ont raison des meilleures
intentions.
Les constituants catholiques
préconisent ardemment la liberté de la presse. L’optimisme du XVIIIème siècle et de Lamennais les inspire. Ils « ont
l’amour de la liberté, mêlé de quelques illusions, sans doute, comme tout
premier amour, mais sincère et profond » ((24) J.
Lebeau, Souvenirs personnels, p. 108. Bruxelles, 1883).
Dans l’état actuel de la société, déclare le jeune Vilain XIIII ((25)
Charles, vicomte Vilain XIIII, né à Bruxelles
en 1803, mort à Leuth (Limbourg) en 1878, élu au
Congrès par Tongres, il s’y distingua par son patriotisme ardent, sa loyauté,
son désintéressement. En 1832, il entra dans la diplomatie, fut ensuite
gouverneur de la Flandre
orientale et ministre des Affaires étrangères de 1855 à 1857), il faut laisser toutes les opinions librement (page 53) se
produire... celles qui sont de verre se briseront, celles qui seront de fer
persisteront, et la vérité finira par l’emporter par sa propre force. Sa
victoire alors sera glorieuse ; elle sera légitime car elle aura été conquise
sur le champ de bataille à armes égales » ((26) E. Huyttens, op. cit.,
t. I, p. 643). L’abbé Verduyn ((27)
L’abbé Verduyn, né à Iseghem en 1792, vicaire à
Gand en 1818, puis professeur de séminaire. Au Congrès, il représenta le
district de Saint-Nicolas. Il mourut curé d’une paroisse de Gand) avoue qu’il lui a toujours paru « que la vérité se suffit à elle-même
; elle ne demande, pour faire tout le bien qui est dans sa nature, que d’être
libre, c’est-à-dire de jouir de l’exercice de tous ses droits » ((28)
E. Huyttens, op. cit., t. I, p. 653. Le sophisme, en ce temps fortuné, n’avait-il donc plus d’attrait ? Les
faux prophètes prêchaient-ils dans le désert, ou peut-être n’y en avait-il plus
? Les constituants de 1830 ont- ils oublié les avertissements de Rousseau
lui-même sur l’usage de la liberté, cette boisson forte qui ne convient pas à
tous les hommes ? Les catholiques, de longtemps, ne songeront pas à développer
leur presse pour se défendre contre les attaques, encore moins pour prendre les
devants.
Dans leur mentalité, la liberté est
une garantie concrète de la religion, non une atteinte aux principes. Si la
plupart s’exagèrent ses bienfaits, d’autres aperçoivent clairement les abus
qu’elle peut engendrer. L’abbé van Crombrugghe exprime l’opinion de
quelques-uns lorsqu’il écrit « Nous sommes bien loin d’ériger en principes
absolus les droits désignés sous le nom de libertés modernes... Nous les
acceptons comme appropriés à l’esprit et aux besoins de notre époque, comme une
transaction qui assure la liberté de nos consciences catholiques à condition de
laisser à nos adversaires la liberté de leurs opinions » ((29)
Cité par Mgr Pieraerts et C. Desmet, Vie et oeuvres du chanoine van Crombrugghe,
p. 138. Bruxelles, 1937).
C’est pourquoi l’encyclique Mirari vos du 15 août 1832 ne trouble guère
les catholiques de Belgique. La plupart d’entre eux sont persuadés que le
document pontifical ne vise aucune constitution particulière, ni le principe de
tolérance. Quoi qu’en pense Louis Hymans, ils ne sont
pas trop peu subtils pour faire la distinction entre la thèse et l’hypothèse ((30)
Histoire populaire du règne de Léopold
Ier, p. 189, Bruxelles, 1864). Ils ne se laissent ébranler
ni dans leur foi religieuse, ni dans leur ferveur à l’endroit de la Constitution. Gerlache
est presque seul à croire que celle-ci vient de recevoir un coup mortel,
presque seul à (page 54) regretter
les compromis par lesquels il a bien fallu passer ((31) E. C. de
Gerlache, Histoire du royaume des
Pays-Bas, t. II, p. 414. Bruxelles, 1874-1875, 3
vol.). Il se retire de la vie politique. Les autres
restent dans l’arène, semblables aux gladiateurs antiques qui combattaient les
yeux bandés. Comme le remarque le comte de Lichtervelde
((32) « Les catholiques belges et la liberté », p. 667, dans la Revue générale, t. CXXI,
1929, pp. 651-668), la majorité des catholiques beiges
de 1830 n’a pas prévu les conséquences anarchiques d’une liberté illimitée.
3. Prudents
et imprudents
L’unionisme est, pour les catholiques
de 1830, une réalité vivante, une attitude qui s’impose en politique
intérieure, une attitude allant pour ainsi dire de soi. Le terme « union » est
fort, parce qu’il exprime, selon le langage courant, l’accord intime des
esprits et des coeurs. Il est vague, parce qu’il suppose des degrés divers et
se prête aux interprétations les plus divergentes. Dans la vie politique du XIXème siècle, l’union des partis n’est en réalité qu’une
exception : un sommet vite dépassé, une victoire toujours trop éphémère de
l’amour de la patrie, un paroxysme de l’esprit national. En Belgique, elle se
conclut d’une manière tacite entre les catholiques et les libéraux à partir de
1827. Elle apparaît comme la condition sine qua non du redressement des griefs.
L’amour de la liberté qui l’inspire, lui confère un caractère plus sentimental
que réfléchi. Ame de la révolution, elle inspire encore les décisions du
Congrès.
Les constituants catholiques
l’invoquent sans cesse. A propos de la liberté des cultes, le baron de Sécus
pose une question dont le tour ne laisse aucun doute : « Les catholiques,
malgré toutes les intrigues, ne sont-ils pas restés fidèles à l’alliance
contractée avec les libéraux pour conquérir les libertés ? » ((33)
E. Huyttens, op.
cit., t. I, p 575). L’abbé van Crombrugghe rappelle
que « nous donnons aux autres nations l’exemple d’une union qui nous a sauvés
et les sauvera de même » ((34) E. Huyttens,
op. cit., t. I, p. 578). L’abbé De Foere exprime l’opinion générale de ses coreligionnaires en
disant que les partis extrêmes sont la perte de tous les Etats ; si on les
sanctionne aujourd’hui, on rompt l’union et on dépose dans la Constitution, arche
immuable des institutions, le germe d’une révolution ((35) E. Huyttens, op. cit.,
t. I, p. 591). L’abbé (page 55) De Smet ((36) Joseph-Jean
De Smet, né à Gand en 1794 et y décédé en 1877, collabora au Catholique des Pays-Bas, fut député par
Alost au Congrès où il défendit les droits du clergé. Pendant vingt-cinq ans,
il occupa la chaire d’histoire ecclésiastique au grand séminaire de Gand,
publia une Histoire de Belgique et se spécialisa dans l’étude du passé de la Flandre, mais ses ouvrages
manquent d’esprit critique) remercie ses collègues,
spécialement les libéraux qui « ont travaillé à établir et à consolider cette
union » ((37) E. Huyttens, op. cit, t. I,
p. 617). J.-B. Nothomb ((38) Jean-Baptiste Nothomb, 1805-1881, journaliste et avocat
en 1830, secrétaire de la commission de Constitution, élu au Congrès par les
arrondissements d’Arlon, de Luxembourg et de Grevenmacher, secrétaire du
Congrès national, ministre des Travaux publics en 1837, ministre de l’intérieur
en 1841, se retira de la politique en 1845 et fut ministre de Belgique à
Berlin, depuis cette date jusqu’à sa mort),
unioniste sans plus, qualifie l’union « de principe, d’acte de bonne foi et de
progrès social » ((39) E. Huyttens, op. cit., t. I, p. 598).
Les deux partis ont l’intention de
demeurer unis. C’est la raison pour laquelle ils rivalisent de modération.
Gerlache, l’ancien président du Congrès, écrit dans sen Histoire du royaume
des Pays-Bas que les catholiques sont en prépondérance, mais que les
libéraux modérés ne se séparent pas d’eux ((40) T. II, p. 251, note 2). Leclercq, ancien
constituant, est d’avis « que les partis ne font pas plus défaut au Congrès que
dans le reste de la Belgique,
mais qu’ils sont toujours dominés par le sentiment de patriotisme et de liberté
» ((41) «La vie et l’oeuvre du Congrès national », p. 654, dans Bulletin de l’Académie royale des Sciences
et des Beaux-Arts de Belgique, t. XLVII, 1879,
pp. 652-687). Les historiens de cette période attestent
chacun, sinon la présence de partis proprement dits, du moins celle de deux
tendances différentes ((42) C. Terlinden,
« Histoire politique interne», p 41, dans Histoire de la
Belgique contemporaine, t. II,
pp. 1-230. Bruxelles, 1930, 3 vol. L. de Lichtervelde,
Le Congrès national de 1830, pp. 35
et suiv. Bruxelles, 1922. H. Pirenne, Histoire
de Belgique, t. VI, p. 440. Bruxelles, 1930. F. Van Kalken, La Belgique contemporaine, p. 46. Paris, 1930. E.
de Moreau, « Histoire de 1’Eglise catholique en Belgique » p. 485, dans Histoire de la Belgique contemporaine,
t. II, pp. 475-588. T. Juste, Histoire du Congrès national de Belgique, t, I, p. 68. Bruxelles,
1850, 2 vol.).
Toutes divergences d’ordre
philosophique s’effacent devant la question vitale d’être ou de ne pas être pour
la Belgique. Les
catholiques veulent plaire, manifestement, aux libéraux. C’est pourquoi ils
s’aventurent tellement loin sur le terrain brûlant des libertés modernes.
L’abbé De Foere revendique la liberté de la presse dans toute son étendue pour
donner « une nouvelle preuve publique que nous serons et voulons être
conséquents en tout et jusqu’au bout » ((43) E. Huyttens, op. cit.,
t. I, p. 656). L’abbé de Haerne ((44)
Désiré de Haerne, né à Ypres en 1804, mort à
Saint-Josse-ten-Noode en 1890, était vicaire à Roulers
lorsqu’il fut élu au Congrès. Docteur en théologie et en philosophie et lettres
de l’Université de Louvain, il fut nommé prélat domestique de Sa Sainteté et
remplit la charge d’inspecteur ecclésiastique du diocèse de Bruges), le seul (page 56) prêtre
républicain du Congrès, redoute que la royauté n’avantage trop les catholiques
et ne forme par réaction un parti libéral. Se défiant de l’Etat, il trouve que
« tous les partis doivent se jurer assistance mutuelle pour la défense de leurs
droits s’ils veulent ne pas être sacrifiés aux exigences du pouvoir » ((45)
E. Huyttens, op cit., t. I, p.
218). Environ cent soixante constituants sur deux cents
sont trop patriotes, trop modérés, trop enthousiastes de la liberté pour se
diviser sur le terrain constitutionnel.
Quand il n’existe pas de sérieuses
dissensions à propos de la politique intérieure, les citoyens et les
politiciens se divisent sur la conduite à tenir dans les relations étrangères.
De telles divergences produisent le parti du « mouvement » sous la monarchie de
Juillet ou celui de la revanche après 1870 en France et après 1932 en
Allemagne, opposé au parti de la paix. En Belgique, elles animent toute la
politique jusqu’en 1839. Ernest Vandenpeereboom ((46)
Président de la Chambre
de 1863 à 1867, non réélu en 1870, il disparut de la scène politique et mourut
en 1875. Cousin du ministre Alphonse Vandenpeereboom
et de Jules Malou, il appartenait à l’opinion libérale et écrivit un
remarquable Essai sur le régime représentatif
qui s’arrête en 1848) écrit qu’au parlement les divisions
se sont établies sur la marche des affaires extérieures et qu’on distingue un
parti ministériel et un parti antiministériel ((47) Du gouvernement représentatif en Belgique, t. I, p. 166. Bruxelles, 1856.
2 vol.). Lebeau avoue qu’on voit souvent « les Chambres se
diviser eu deux fractions presque également composées, l’une et l’autre, de
catholiques et de libéraux : MM. Devaux, Rogier, Lehon y votent avec le cabinet
de M. de Theux contre MM. Brabant, Doignon, du Bus, Dumortier et autres » ((48)
La Belgique
depuis 1847, troisième lettre, p. 60. Bruxelles, 1852). Ces quelques catholiques forment l’opposition ou le parti de la
guerre. Leur mentalité prouve combien ils sont éloignés de croire à la possibilité
de querelles autour de la question religieuse.
Le parti des belliqueux ou des «
verts » veut le maintien des frontières de septembre 1830. Après les désastres
d’août 1831, la plupart des hommes politiques comprennent la nécessité de
certains sacrifices territoriaux ; Barthélemy Dumortier et ses amis ne veulent
rien entendre. Ce sont des indépendants parce qu’aucun parti n’est encore
organisé, des désintéressés parce que le bien de la patrie les passionne, des
utopistes parce qu’ils se croient en mesure de résister à l’Europe entière, Ils
s’élèvent (page 57) contre l’oeuvre
du Congrès de Vienne, si bien qu’ils passent pour révolutionnaires aux yeux de Metternich et du ministre d’Autriche à Bruxelles, le comte
Moritz de Dietrichstein (1801- 1852) ((49)
A. De Ridder, « Les débuts de la légation d’Autriche
à Bruxelles », p. 231, dans Bulletin
de la Commission
royale d’Histoire, t. XCII, 1928. pp. 173-412).
Au parlement, les « verts » attaquent
le gouvernement par peur de dépenses exagérées, par peur surtout de concessions
à la Hollande
et à la conférence de Londres ((50) « Ne croyez pas que dans mes
paroles, il y ait rien de personnel contre vous qui êtes au ministère ; vos
personnes me sont totalement indifférentes ; mais quand je vois que vous êtes
cause du malheur du pays... je croirais manquer à mon devoir si je n’examinais
pas franchement les fautes immenses que vous avez commises. » (Dumortier à
la Chambre,
cité par L. Hymans dans la Belgique contemporaine, p. 184. Mons, 1880)). Au lendemain des revers de 1831, Dumortier propose une enquête
parlementaire sur la cause de notre défaite. La Chambre l’appuie d’abord,
parce que le pays a l’impression d’avoir été trahi. Mais elle recule devant la
nécessité de réorganiser l’armée et le danger de mener enquête sur des faits
individuels. En 1832, le projet de création de l’Ordre de Léopold se heurte à
la résistance des « verts » qui, par esprit démocratique, redoutent que les
décorations ne deviennent des instruments de corruption aux mains du
gouvernement. En 1839, lors de la ratification du traité des Vingt-quatre
articles, Dumortier adresse aux trois ministres, qui, seuls, ont le courage
d’affronter les Chambres, une apostrophe dont son patriotisme ardent explique
la véhémence ((51) « Hommes d’Etat misérables ! ne voyez-vous pas
que ces terreurs sont l’effet de votre faiblesse ? Vos fautes ont fait la force
de nos ennemis que vous servez aujourd’hui... Les Chambres ont déclaré qu’elles
ne reculeraient devant aucun sacrifice pour défendre l’honneur et la dignité
nationale. » (Cité par L. Hymans, op. cit., p. 183.)). C’est lui encore qui contribue au renversement du ministère de Theux,
en 1840, sans se douter qu’il prépare l’avènement d’un cabinet libéral
homogène.
Dumortier et ses amis ainsi que le
vicomte Charles Vilain XIIII s’opposent à l’établissement de relations
diplomatiques avec le Saint-Siège. Trop influencés par l’idéologie menaisienne, ils considèrent la séparation entre l’Eglise
et l’Etat comme absolue, sans tenir compte des questions mixtes et des
relations de mutuelle bienveillance qui doivent exister entre les deux
pouvoirs. Ils se défient des diplomates, les fauteurs de l’abominable traité
des Vingt-quatre articles. L’Etat belge, qui hérite d’une partie de la dette du
royaume des Pays-Bas, est dans l’obligation d’économiser : quelle occasion
meilleure d’éviter des frais aussi élevés (page
58) qu’inutiles ((52) « Je ne puis donner mon
approbation à la création des fonctions de ministre plénipotentiaire près le
Saint-Siège. Je crains que cette ambassade ne soit plutôt nuisible qu’utile à
nos libertés religieuses. La
Constitution a défendu à l’Etat toute intervention dans les
affaires des cultes, mais nous connaissons les détours de la diplomatie, on
n’intervient jamais d’une manière directe et officielle, mais indirectement et
officieusement, or, il n’est pas plus permis d’intervenir indirectement que
directement... Ce n’est pas quand nous avons un déficit que nous devons
satisfaire à des obligations de simple convenance ; nous devons nous borner aux
obligations d’une utilité réelle ou de nécessité. Dans l’état des choses, je
crois qu’il suffirait que nous ayons en Italie un chargé d’affaires, car notre
but est tout simplement d’établir là un agent pour nos relations commerciales. »
(Moniteur Belge du 31 janvier 1836.
Extrait du discours de Charles Doignon (1790-1864),
élu représentant en 133, donna sa démission en 1842, fut ordonné prêtre en
1851.)). Ils craignent encore qu’à l’entremise
officieuse du nonce, le gouvernement n’essaie de mettre la main sur I’Eglise et
le clergé, alors que la
Constitution lui interdit toute immixtion dans les affaires
ecclésiastiques. Vilain XIIII va jusqu’à redouter que le nonce, même
involontairement, ne favorise « la formation d’un parti catholique puissant qui
ruinerait l’union, diviserait le pays en deux camps, amènerait la proclamation
d’une religion d’Etat et l’accaparement du pouvoir au profit d’un parti ou
l’asservissement de l’Eglise et l’ilotisme des catholiques de toute façon... »
((53) Cité par P. Van Zuylen, « La première
mission du vicomte Vilain XIIII à Rome », pp. 43-45, dans la Revue générale, t. CXXIV,
1930, pp. 31-49. Rapport du 10 février 1833 envoyé par Vilain XIII en qualité de ministre extraordinaire auprès de Grégroire XVI au gouvernement
belge et dans lequel le jeune diplomate expose les raisons qu’il croit militer
contre l’établissement d’une nonciature a Bruxelles et d’une légation à Rome). En écrivant ces lignes dictées par l’inexpérience, le jeune diplomate
ne se doute pas que les nonces à Bruxelles défendront l’unionisme jusqu’au
bout.
Pour toutes ces raisons, et pour
quelques autres encore, les « verts » déplaisent à Léopold Ier.
Le 7 février 1836, le Roi s’en ouvre à Metternich : «
Une minorité de catholiques ne veulent pas de gouvernement et croient que le
peuple, placé sous leur influence, ne doit pas en avoir besoin. Ils veulent
rendre notre Constitution, qui est déjà si exagérée, plus libérale encore et
donner tous les pouvoirs à la
Chambre. Dans ce but, ils ont employé, depuis trois ans, tous
les moyens licites ou illicites pour rendre impossible une bonne loi communale
et pour conserver une influence illimitée dans les communes. Je considère MM. dù Bus et Dumortier comme beaucoup plus dangereux que M.
Gendebien » ((54) Cité par A. De Ridder,
« Léopold Ier et les catholiques belges », dans la Revue catholique des idées et des faits, n’
28, 1927).
Il y a encore plus excessif que
Dumortier. Après 1830, le Journal des Flandres, ancien porte-parole des
frères Dechamps, (page 59) devient
démocrate. Avec Lamennais, il croit que le peuple est le dépositaire de la
tradition et du sens commun, le régénérateur de l’Eglise ((55)
Journal des Flandres, 22 février 1831). Un des rédacteurs de ce journal, Adolphe Bartels
(1802.1862), prisonnier politique sous Guillaume d’Orange et protestant
converti, semble vouloir jouer son petit O’Connell. Mais il exagère en
interprétant les idées et la conduite du meneur irlandais selon ses propres
tendances républicaines, selon son tempérament brouillon. Il s’élève contre
l’encyclique Mirari vos et se détache
peu à peu de l’Eglise. Il est plus clairvoyant et, si l’on peut dire, plus «
fidèle », lorsqu’il dénonce les premières attaques des libéraux ((56)
Documents historiques sur la Révolution belge,
pp. 382 et 420. Bruxelles, 1836). Ses articles véhéments dans
le Journal des Flandres pourraient donner le change sur la persistance
et l’importance d’un centre menaisien en Belgique,
qualifié, un moment, de parti catholique. A partir de 1840, cette poignée de
démagogues disparaît sous l’action conjointe du nonce, Mgr Fornari,
des évêques, du Roi, des Jésuites et du Journal historique et littéraire
((57) E. de Moreau, Les idées menaisiennes en Belgique, p. 597). Mais il fallait signaler son existence éphémère pour dissiper toute
équivoque sur le vrai parti catholique, qui n’entre pas encore, comme tel, dans
la lice politique.
Les évêques s’efforcent de maintenir
l’unionisme en traçant aux fidèles leurs obligations électorales. A partir du
29 août 1831, leurs instructions se renouvellent régulièrement. Ils traitent
seulement des principes sans jamais s’immiscer dans la politique du moment. Ils
ne revendiquent d’ailleurs « que la pleine et entière liberté dans le cadre de la Constitution » ((58)
Cité par le comte L. de Lichtervelde, « Le
premier parlement de la
Belgique indépendante», p. 385, dans la Revue générale, t. CVIII,
1922, pp. 376-390). Ils recommandent de choisir des hommes
honnêtes et capables d’assumer la liberté par « des lois sages et fondées sur
la justice » ((59) Mandement de l’évêque de Gand publié dans le Journal des Flandres du 18 août 1831). Ils insistent sur l’obligation de voter pour ne pas laisser à « une minorité
opposée aux vrais intérêts du pays les moyens de dominer et de faire peser sur
nous des idées peu libérales » ((60) Lettre pastorale du vicaire
capitulaire de Namur publiée par le Journal
de Gand du 24 août 1831). En 1834, en 1837 et en
1841, Mgr Sterckx rappelle (page 60) à ses diocésains le devoir de la prière pour obtenir de
bonnes élections et l’obligation de voter parce que « le bien général l’impose
». En même temps, il prescrit aux curés « de, procéder avec beaucoup de sagesse
et de circonspection ; de ne pas s’occuper en chaire d’affaires politiques, de
s’abstenir de tout ce qui peut rendre qui que ce soit odieux ou l’offenser en
aucune manière. » ((61) Cité par J. J. Thonissen, La Belgique sous le règne de Léopold Ier, t. II, p. 266. Louvain, 1861 3 vol.)
Ces interventions modérées
contribuent à donner aux fidèles le sens de leur responsabilité politique et
aux Chambres, une majorité unioniste jusqu’en 1847. D’autre part, le comte de Lichtervelde leur attribue, par les ripostes qu’elles provoquent,
« le commencement de la lutte des partis dans la Belgique contemporaine »
((62) Article cité, p. 385). Dans ce domaine, les
conceptions catholique et libérale entrent en conflit, la première considère le
vote comme un devoir de conscience que l’Eglise a le droit d’imposer et de
rappeler ; la seconde, au nom de la séparation des pouvoirs spirituel et
temporel, trouve illégale l’intervention du clergé dans les élections, et même
attentatoire à l’indépendance de l’Etat. Mais leur devoir électoral une fois
rempli, les catholiques préfèrent généralement s’adonner aux initiatives
privées qu’aux fonctions publiques.
Sous l’égide des libertés
constitutionnelles, ils déploient une grande activité dans tous les secteurs de
la vie privée. Selon l’expression de Dechamps, dans la Revue de Bruxelles,
« leur opinion, satisfaite d’exercer paisiblement son influence toute morale,
n’a jamais attaché de prix à la possession du pouvoir » ((63)
Chronique politique, p. XI, février
1841). Elle se donne libre cours dans les initiatives
multiples et fécondes de la charité. Sous l’impulsion de Mgr Sterckx (1792-1867), de Mgr van Bommel
(1790-1852), l’ardent évêque de Liége, d’autres chefs de diocèses, la vie
religieuse s’épanouit. Le recrutement et l’instruction du clergé sont assurés
par la réouverture des séminaires, fermés depuis 1825. Les tournées pastorales,
l’organisation des doyennés, les missions intérieures raniment la foi. La
liberté d’association permet une nouvelle floraison d’instituts religieux, dont
plusieurs essaiment aux missions étrangères. L’oeuvre des Bons livres et les
conférences de Saint-Vincent de Paul s’établissent dans les villes. Cependant
le domaine préféré des catholiques est l’enseignement. A la fin (page 61) de 1840, au degré primaire, «
sur 5.189 écoles que compte la
Belgique à cette époque, ils en possèdent 2.284 entièrement
dirigées et soutenues par eux, sans compter les écoles subsidiées par l’Etat
qui sont placées sous leur influence » ((64) P.
Verhaegen, La lutte scolaire, p. 6.
Gand, 1905). Au degré secondaire, avant la loi de 1850,
collèges et pensionnats élèvent la majorité de la jeunesse masculine et
féminine. Au degré supérieur, l’Université de Louvain forme une grande partie
de l’élite dirigeante. Cette activité bienfaisante, à l’abri de la Constitution, rassure
les catholiques. Elle dérobe à leurs yeux la menace de luttes qui se précisent
dans les sphères gouvernementales.
Au ministère et dans les Chambres,
les catholiques maintiennent les principes de 1830. Majorité dans le pays et au
parlement, ils ne sont que minorité au gouvernement, jusqu’en 1834 du moins.
Comme l’écrit Dechamps, « ils se contentent d’un rôle passif de surveillance et
de contrôle assidu car ils ne sont pas jaloux du pouvoir, mais des libertés
dont dépend leur influence morale. » ((65) Revue de Bruxelles, « Chronique politique », p. 61,
octobre 1837). De 1834 à 1840, le catholique de
Theux dirige un cabinet qui est unioniste comme les précédents. Les débats
parlementaires de l’époque ont trait à la politique extérieure, aux budgets, à
l’organisation provinciale, communale, militaire et judiciaire ; ils ne
concernent guère la politique, au sens que l’on attache depuis à ce terme. Les
catholiques opposants attaquent le gouvernement au sujet des questions citées
plus haut ; ils le soutiennent dans tout ce qui a rapport aux principes de 1830. A propos de l’article
117 de la Constitution,
qui oblige l’Etat à allouer un traitement aux ministres des cultes, comme un
libéral unioniste vote le crédit pour l’érection d’un évêché à Bruges, Vilain
XIIII l’appuie et montre que les subsides du clergé sont l’indemnité de la
perte de ses biens. Pour prouver son respect de la Constitution, le même
Vilain Xliii soutient la proposition de Lebeau
tendant à augmenter l’allocation du culte israélite ((66) L. Hymans, Histoire
parlementaire de la Belgique,
t. I, p. 23. Bruxelles, 1878-1913, 8 vol. et 3 fasc.).
On ne remarque, à cette époque, qu’une seule interpellation vraiment
intolérante. C’est celle de Doignon qui reproche au ministère « de chercher à
faire régner le pouvoir fort et à le faire dominer exclusivement au détriment
de nos libertés religieuses comme de toutes les autres ». De Theux n’a pas
beaucoup de peine à la réfuter ((67) Moniteur belge, 8 février 1837).
C’est gratuitement que (page 62) d’aucuns reprochent au premier ministre
d’être au service de l’épiscopat ((68) L. Hymans,
La Belgique
contemporaine, p. 94. Mons, 1880).
Jusqu’en 1846, les catholiques
défendent le principe des ministères unionistes. Quand de Theux se retire, en
avril 1840, blâmé par ses propres amis, ceux-ci ne pensent pas qu’un ministère
libéral homogène puisse lui succéder. La combinaison Lebeau-Rogier,
dont la déclaration ministérielle est très modérée, les laisse d’abord dans
l’étonnement et l’expectative bienveillante. Dechamps, dans la Revue de Bruxelles,
attend les actes du ministère pour se prononcer ((69) Chronique politique, avril 1840, p. XVIII). Devant les prétentions du
leader doctrinaire, Devaux ((70) Paul Devaux
(1801-1880), avocat à Liège, membre du Congrès national et négociateur du
traité de Londres, siégea à la
Chambre jusqu’en 1863 comme député de Bruges. Après 1839, il
devint doctrinaire en politique), dans la Revue nationale,
il défend la thèse des gouvernements mixtes : « Les catholiques ne peuvent pas
plus gouverner seuls que ne le pourraient les libéraux ; l’alliance des
fractions modérées est nécessaire » ((71) Revue de Bruxelles, p. XII, juin 1840). Inquiets beaucoup plus des tendances nouvelles de l’opinion libérale
que des actes du ministère, les représentants catholiques se réunissent, pour
la première fois, à l’hôtel de Sécus, le 18 février 1841. Ils décident de ne
pas pousser le gouvernement à l’intolérance ((72) J. J. Thonissen, op. cit.,
t. III, p. 69).
Mais le lendemain, Doignon engage un débat politique qui se poursuit durant
trois jours et finit par laisser au cabinet dix voix de majorité. Peu de jours
après, une adresse de certains sénateurs au Roi produit l’effet d’une bombe sur
le ministère qui démissionne. L’intervention du Sénat, blâmée par les libéraux
au moment même et plus tard ((73) E. Vandenpeereboom
lui attribue d’avoir causé, par réaction, les congrès libéraux. Du gouvernement représentatif en Belgique,
t. I, p. 386), prouve l’attachement de la majorité
catholique à l’unionisme et sa crainte d’une politique unilatérale. En 1841, le
cabinet mixte formé par J.-B. Nothomb qui arbore « le drapeau des intérêts
généraux du pays, de la : modération et de l’union » ((74) L. Hymans, Histoire
parlementaire, t. II, p. 126) est défendu par de Theux, de Mérode, Dumortier. Après les élections de
juin 1841, Dechamps écrit « Les éléments modérés des deux opinions doivent
continuer à former ensemble cette majorité conciliante, nationale et forte qui
puisse nous préserver de l’instabilité ministérielle, de l’usurpation des (page 63) partis exclusifs et donner au
gouvernement un appui ferme et durable » ((75) Revue de Bruxelles. p. X, juillet 1841).
Pour conserver « cette majorité nationale,
conciliante et forte », un ministère modéré, au crépuscule de l’unionisme, est
acculé à une politique, sinon de compromissions, du moins de transactions.
Ainsi, pour l’octroi de la personnalité civile à l’Université de Louvain, on
sait déjà que la
Constitution n’a rien prévu. En 1835, le recteur de Ram
demande au cardinal Sterckx qu’une loi supplée au
silence de la
Constitution afin de faciliter la formation d’un patrimoine,
l’entretien et la transmission des bâtiments aux héritiers, la perception des
dons et legs, les relations avec la ville de Louvain. Le cardinal s’adresse à
de Theux, qui ajourne la réforme jusqu’après les élections de 1837. En 1840,
François du Bus, représentant de Tournai, et Jean- Baptiste Brabant
(1802-1870), représentant de Namur, sont priés par leurs collègues de la Droite de transformer la
requête des évêques en un projet de loi ((76) A.
Simon, «La question de la personnification civile de l’université de Louvain »,
p. 148-149, dans la Revue générale, t. CXX,
1938, pp. 147-162). Du Bus est un de ces catholiques
libéraux, mal vus de Léopold Ier, pour leur résistance souvent exagérée à ce
qu’ils appellent « les empiétements du pouvoir ». Davantage encore, c’est un
catholique « pur sang » qui sait ce qu’il veut et va droit son chemin quand
l’intérêt de la religion est en jeu ((77) C. du Bus de Warnaffe, op. cit.,
p. 270). Théodore Verhaegen et l’état-major libéral le
savent par expérience. Le 10 février 1841, la proposition de loi est déposée
sur le bureau de la Chambre
et favorablement examinée par les sections.
L’alerte est donnée. Peu s’en faut
que le cabinet Nothomb ne puisse se former. « Les hauts bonnets du libéralisme
se réunissent chez Verhaegen, leur presse se déchaîne, quelques conseils
communaux, prompts avant-hier comme hier, à sortir de leurs attributions
légales, se donnent le goût de faire de la grande politique et joignent leur
voix au concert ». Ce sont ceux de Liége, - où fulmine Frère-Orban, — de Gand
et de Tournai ((78) C. du Bus de Warnaffe,
op. cit., p. 259). Tous, en choeur, évoquent la résurrection de la mainmorte, de la
domination cléricale, du règne de l’obscurantisme, toutes les rengaines de
propagande. Léopold Ier craint la chute du ministère. Il fait pression sur Rome
par Mgr Fornari, internonce à Bruxelles jusqu’en
1842, puis nonce, et aussi par Metternich ; sur
chacun des évêques et principalement sur (page
64) Mgr Sterckx. Il voudrait faire retirer le
projet Les tractations durent quelques mois. Le 15 novembre, du Bus écrit à son
frère que « dans une réunion de députés catholiques, des hommes comme le
soi-disant énergique Doignon ont proclamé que si la proposition était mise aux
voix, ils seraient maintenant les premiers à voter contre ! ! ! Voilà
l’attitude que l’on prend en face d’une intrigue diplomatique » ((79)
C. du Bus de Warnaffe, op. cit., p 263). Le 15 février 1842, les
évêques envoient à la Chambre
une lettre par laquelle ils retirent la pétition introduite un an plus tôt. Du
Bus et Brabant sont lâchés par leur parti. L’Université catholique attendra
jusqu’en 1911. Mais l’unionisme survivra.
Il sert à faire passer la loi
transactionnelle de 1842 sur l’enseignement primaire. Les catholiques
interprètent la liberté constitutionnelle dans le sens le plus large. Pour eux,
l’Etat n’a pas à enseigner puisqu’il est neutre, c’est-à-dire qu’il n’a pas de
doctrine, il ne peut intervenir que « pour combler le vide laissé par la
liberté, trop jeune encore pour avoir eu le temps de tout reconstruire » ((80)
E de Moreau, Adolphe Dechamps, p. 123). « En déclarant que l’enseignement donné aux frais de l’Etat serait
réglé par une loi, écrit de Gerlache, on voulait restreindre les droits de
l’Etat et non pas les étendre... Il pourrait y avoir des lacunes à combler
quelque part, et c’était au gouvernement à le faire. Mais le Congrès ne
désirait rien au delà » ((81) Essai sur le mouvement des partis, p. 62. Bruxelles, 1862). Allant plus loin, Mgr van Bommel, dans l’Exposé
des vrais principes sur l’instruction publique, primaire et secondaire,
publié à Liége en 1841, se prononce pour l’organisation légale de
l’enseignement, basé sur l’éducation morale et religieuse ((82)
E. de Moreau, op. cit., p. 133). On sent l’influence des principes prussiens dans lesquels l’évêque de
Liège a été élevé. Le succès de sa thèse contribue à rallier tous les
catholiques au vote d’une loi organique. De leur côté, la plupart des libéraux,
quoique partisans de l’intervention du pouvoir central, reconnaissent la
nécessité d’une instruction religieuse et morale. Les débats de 1842 témoignent
de l’entente des partis. Ils se passent aux derniers beaux jours de
l’unionisme.
La loi sur l’enseignement primaire de
1842 concilie l’intervention de l’Etat et la liberté. Le 8 août, Nothomb,
ministre de l’intérieur, expose « l’économie générale du projet et définit
l’attitude du gouvernement. Le projet comprend l’obligation, (page 65) pour chaque commune, d’avoir
une école et de donner gratuitement l’instruction aux enfants pauvres : il
décrète l’éducation morale et religieuse, inséparable de l’instruction ; il
assure les subsides de la province et de l’Etat. Le gouvernement entend par
éducation religieuse l’enseignement d’une religion positive. Ici l’intervention
du clergé est nécessaire, mais librement accordée, et pour qu’elle puisse
l’être, honorable et efficace » ((83) L. Hymans,
Histoire parlementaire, t. II, p. 110). Cette déclaration ne
rencontre pas d’opposition de principe. Certains libéraux redoutent seulement
que les prêtres n’aillent trop loin. Un représentant manifeste son bon sens en
faisant appel à l’union. La
Chambre vote le projet par 75 voix contre 3 et une
abstention. Le Sénat, composé en majorité de gentilshommes propriétaires,
fermes soutiens de l’ordre social, l’agrée à l’unanimité. Un de ses membres se
félicite d’avoir vu résoudre la question la plus difficile de toutes, celle de
l’instruction primaire, il se déclare heureux qu’on n’ait « pas séparé la
morale de la religion révélée » ((84) L. Hymans,
op. cit., t. II,
pp 165-168). Un autre dit que la loi « en abandonnant
exclusivement au clergé l’enseignement de la morale et de la religion, répond
aux voeux du pays ; rassurés à cet égard, les parents pourront confier leurs
enfants aux écoles primaires » ((85) L. Hymans,
op. cit, t.
II, p. 66).
Jusqu’en 1857, il n’y a plus
d’incidents graves. A part Dumortier qui rue toujours dans les rangs. Les
catholiques restent sincèrement unionistes, à la satisfaction non dissimulée de
Léopold Ier. « Je ne saurais assez le répéter, dit le
Roi à un diplomate étranger après les élections de 1841, le catholicisme fait
la force de ce pays » Et une autre fois « Quant au parti catholique, c’est le
plus ferme appui de mon gouvernement, et c’est sur lui seul que je compte » ((86)
A. De Ridder, Fragments
d’histoire contemporaine de Belgique, pp. 28.29. Bruxelles-Paris,
1931). Il lui confie le pouvoir en 1846, après avoir
refusé la dissolution des Chambres à Rogier. Il forme le second ministère de
Theux, connu sous le nom de cabinet des « six Malou » parce que ses titulaires
appartiennent à la même opinion, ce que Malou lui-même considérait comme un
malheur. Ce gouvernement s’applique à la gestion des affaires pour éviter les
occasions de dissentiments intérieurs jusqu’à ce que les élections de 1847
donnent la majorité aux libéraux.
N’est-ce pas de leur propre faute si
les catholiques sont mis en minorité aux élections de 1847 ? Voici le
témoignage de (page 66) François du
Bus, en date du 25 avril 1846 : « Dans une réunion chez le prince de Chimay, on
a reconnu la nécessité de s’organiser, de se concerter pour soutenir la lutte
formidable qui se présente. On a nommé, il y a deux jours, les présidents de
sections ; les libéraux s’étaient donné le mot pour y aller, les nôtres ont
fait défaut et les libéraux ont emporté quatre nominations sur six. Il importe
donc grandement que les nôtres soient réveillés de leur apathie et de leur
négligence ». Trois jours après, il revient sur le même sujet « Notre situation
est bien pénible. Les hommes sur lesquels on aurait cru devoir compter,
viennent avec des opinions individuelles, qu’ils ne veulent pas modifier, même
momentanément, en présence d’une pareille crise. Où allons-nous avec de
pareilles divisions dans les moments les plus critiques ? ». N’est-ce pas trop
souvent le cas de la Droite
de se diviser en elle-même ? Du Bus déplore l’absentéisme parmi ses amis : «
Nos bancs sont presque dégarnis comme si ceux de notre opinion ne s’attendaient
pas à une discussion politique ». Les projets d’organisation s’effritent devant
un essai de centre gauche, « probablement suscité par nos adversaires pour
opérer une scission dans la majorité. » Puis ils rebondissent : « J’ai
causé avec de Theux, Malou et Dechamps. Ils apprennent, avec satisfaction,
qu’on ne se décourage pas et qu’on songe sérieusement à s’organiser pour
continuer la lutte ». C’est écrit le 12 janvier 1847. Voilà près de neuf mois
que les catholiques « songent sérieusement à s’organiser ». Conclusion : « Nous
laissons l’opposition s’emparer de l’examen des lois importantes, parce que
nous sommes paresseux et aimons nos aises » ((87) C. du
Bus de Warnaffe, op.
cit., pp. 300-302). C’est du moins un mea culpa
sincère.
5.
Situation de la presse
Les catholiques révèlent encore leur
désir d’union dans les rares publications qu’ils dirigent alors, Ainsi Dechamps
et Pierre de Decker, dans la Revue
de Bruxelles, qu’ils fondent ensemble en 1837. Ils ouvrent leur périodique
à la politique : « non cette politique querelleuse, mesquine, individuelle,
mais celle qui dans toutes les questions prend pour base la Constitution et pour but
la gloire et les intérêts du pays » ((88) p. 4, juillet 1837). Dechamps, à cette époque, n’est plus menaisien
ni démocrate, mais il garde de 1830 le profond attachement à l’unionisme et la
mentalité d’un catholique libéral. Il revient sans cesse sur « le pacte » (page 67) de 1827. Il se préoccupe de
montrer que les catholiques ne désirent pas le pouvoir. « J’affirme que si
demain les catholiques avaient de la part des principales fractions du
libéralisme la garantie formelle et assurée que jamais elles ne porteraient
atteinte à ces libertés, ils abandonneraient la lutte électorale à qui voudrait
s’y jeter » ((89) Revue de
Bruxelles, p. 63, octobre 1837). Phrase extraordinaire !
Témoignage de désintéressement, sinon de crédulité naïve ! Dechamps croit discerner
deux sortes de libéralisme : le libéralisme du XVIIIème
siècle, qui vise la destruction de la société chrétienne et ne veut pas de la
liberté religieuse, celui du XIXème siècle, qui est
tolérant et accepte la liberté de l’Eglise ((90)
« Les deux libéralismes » dans la Revue de Bruxelles, pp. 110-126, juin 1838). Après 1839, il espère que les appellations de partis vont disparaître
« parce que le travail d’organisation générale est presque terminé » ((91)
Revue de Bruxelles, p. XII, octobre 1839).
En 1841, le baron Félix van den Branden de Reeth (1809-1867), ancien élève de St. Acheul,
élu représentant en 1848, fait paraître à Malines, une brochure intitulée : De
l’alliance des partis ou considérations politiques, philosophiques et
religieuses sur les partis en Belgique. Il s’efforce de montrer que les
différences entre les partis ne sont que des distinctions verbales : « Deux
partis semblent aujourd’hui diviser la Belgique en deux camps opposés : on est convenu
d’appeler l’un libéral, l’autre catholique comme si un libéral ne pouvait être
catholique, ou un catholique libéral ; véritable jeu de mots, véritable
non-sens, car la Belgique
étant un pays catholique, presque tous les libéraux sont catholiques, et, d’un
autre côté, la Belgique
étant un pays libre, un Etat constitutionnel, tous les catholiques sont
également libéraux ». Il pose la question sur le terrain, non de la conception
de vie, mais de l’attitude envers la liberté et la Constitution. De
son point de vue, il a raison à cette date, la plupart des catholiques sont
libéraux par leur attachement sincère au régime, beaucoup de libéraux en
politique se comportent en croyants dans le privé. Le catholicisme libéral, aux
environs de 1840, ne soulève pas encore de difficultés. Van den
Branden poursuit., tout vibrant d’un romantisme
juvénile : « Ces partis que l’on croit si divisés n’attendent peut-être que le
grand jour de la discussion pour résumer leurs prétentions réciproques... ils
finiront par se tendre une main amie et marcheront ensemble au grand but que
doit envisager tout homme sincèrement dévoué à son pays, c’est-à-dire sa
prospérité (page 68) matérielle
reposant sur le progrès de la morale publique et développée par le
perfectionnement des idées intellectuelles » !
Le Journal historique et littéraire est la seule revue mensuelle qui échappe alors à l’influence libérale.
Il est fondé en 1834 par Pierre Kersten (1789-1865),
l’imprimeur de l’évêché de Liége. Il paraît sans interruption jusqu’à la mort
de son fondateur. Au début, il « n’accepte la Constitution que
comme un pis-aller ; après vingt-cinq ans d’expériences, il se rallie
pleinement à elle et la défend contre le mouvement ultramontain » ((92)
E. de Moreau, Les idées menaisiennes en Belgique, p. 597). Il fait d’abord campagne contre les catholiques libéraux, et surtout,
contre le groupe antiministériel dirigé par Dumortier dont les tendances
démocratiques sont fort mal vues à Rome. Il change d’attitude à partir de 1840
: « Les catholiques, comptant sur leur nombre, croient n’avoir pas à s’inquiéter
beaucoup des affaires publiques. Ils ne travaillent pas dans toutes les
circonstances, il faut pour les tirer de leur assoupissement et pour les faire
agir un vrai besoin, quelque danger réel et visible ou un intérêt de haute
importance ». C’est, dit-il, « la paix intérieure qui les tient éloignés des
discussions et des affaires publiques » ((93) Journal historique et littéraire, t. VII, p. 92, 1er mai 1840).
Ne ferait-il pas bien d’ajouter l’inertie, le manque de clairvoyance,
l’inexpérience des affaires de l’Etat ? Il recommande la défiance, la vigilance
et l’observation, en attendant les actes ((94) Journal historique et littéraire, t. VII, p. 98, 1er juin 1340).
Le 1er août 1840, il propose « un remède nouveau et extraordinaire » qui
consisterait à engager « les personnes de bonne volonté à ne plus lire tels ou
tels écrits ; ce serait le noyau d’une association qui pourrait devenir
générale et qui embrasserait tous les grands intérêts religieux et politiques »
((95) Journal historique et
littéraire, t. VII, p- 192, 1er juillet 1840). Mais cette suggestion si intéressante n’éveille aucun écho. Les
catholiques ne pensent pas encore à se grouper.
La presse quotidienne est moins
combative encore. Après 1830, le démocratique Journal des Flandres vit
jusqu’en 1844. De Gazette van Gent mène, selon Malou, « la vie d’un bon
vieillard » ((96) H. de Trannoy, Jules Malou, p. 218). Le Siècle, dû à l’initiative de l’abbé de Haerne, ne dure que
six mois(1832) ; L’Union lui succède de 1832 à 1837, puis le Conservateur
belge ; trois organes modérés de (page
69) l’opinion catholique ((97) A. Warzée,
Essai historique et critique sur les
journaux belges, pp. 102-103, Bruxelles-Gand,
1845). Ces journaux, à l’existence éphémère, sont à peine
mentionnés dans les documents de l’époque. Leur influence aurait donc été des
plus limitées. En 1839, L’Ami de l’Ordre débute à Namur. A Bruxelles, la
situation est déplorable. Depuis 1830, L’Emancipation, en dépit de son
titre, « s’abstient prudemment de prendre en politique une attitude
compromettante » ((98) H. de Trannoy, op. cit., p. 213).
C’est le seul organe vaguement conservateur de la capitale. En 1841, il compte
2.208 abonnés, chiffre assez satisfaisant pour une époque où les classes
dirigeantes seules lisent et forment l’opinion. En 1843, il est repris par deux
publicistes français, les frères Natalis et Amable Briavoinne, qui veulent
concentrer la presse conservatrice entre leurs mains. C’est seulement à partir
de 1841 que Bruxelles possède un journal franchement catholique.
En 1820, le chevalier Dieudonné Stas
(1791-1868) fonde à Liége le Courrier de la Meuse. En 1840, il se transporte dans la capitale avec son
personnel et tout son atelier. A partir du Ier janvier 1841, il fait paraître
le Journal de Bruxelles. D’une honnêteté superlative, prudent
jusqu’à l’excès, modeste, vraiment humble, cet homme de valeur ne se révèle
tout entier que dans la défense. Il se montre vif, énergique, opiniâtre,
indomptable, quand ses principes sont en jeu : la foi, l’ordre, la liberté.
C’est un homme de bien qui ne rapporte rien à lui, tout à sa cause ((99)
Journal de Bruxelles, Numéro-Souvenir, 6 décembre 1899).
Jean-Baptiste Coomans (1813-1896), qu’un
apprentissage de secrétaire auprès de Charles Nodier a formé aux
belles-lettres, fait équipe avec lui, dans les débuts. Ecrivain distingué,
polémiste courageux, Coomans parcourt une carrière
brillante. Jusqu’en 1845, il reste au Journal de Bruxelles, puis crée le
Courrier d’Anvers, est nommé représentant de Turnhout en 1848, devient
en 1853, propriétaire-directeur de L’Emancipation
et de la Gazette
de Bruxelles jusqu’en 1858. Il fonde alors l’hebdomadaire La Paix, son organe de
prédilection qu’il dirige jusqu’à sa mort ((100) S. Balau, Soixante-dix ans d’histoire contemporaine de Belgique,
1815-1884, p. 210, note (2). Louvain, 1890).
En 1840, Joseph Demarteau recueille dans la Gazette de Liége
la succession du Courrier de la
Meuse.
L’ambition de Stas est d’être, dans
la presse, l’auxiliaire dévoué des fondateurs et des continuateurs de l’oeuvre
du Congrès national ((101) Journal de Bruxelles, 6 décembre 1899).
Dans le Journal de Bruxelles, il affirme la nécessité de doter Bruxelles
d’un moyen d’expression propre à l’opinion catholique. Il désire toutefois «
maintenir l’union entre tous les hommes politiques et ceux qui ont à coeur le
bien du pays et veulent le triomphe de ses véritables intérêts ». Ce but, il le
poursuivra avec modération, avec franchise, dans la « discussion pacifique ».
Il prendra « la défense des principes conservateurs et des doctrines sociales
», appellations assez vagues qui recouvrent l’ensemble des conceptions
traditionnelles de l’époque sur la chose publique. Il s’occupera des intérêts
matériels, des questions d’économie politique, d’industrie, de finances, de
commerce « suivant leur degré d’importance et leur valeur d’actualité ». Il
dédaigne toute propagande, repousse du pied le « chantage ». Il montre son «
esprit d’ordre, de progrès régulier et sagement conduit..., de patriotisme et
d’attachement à toutes les institutions aussi bien qu’à toutes nos gloires
nationales ».
Comme la plupart des catholiques, le Journal
de Bruxelles ne voit pas la cause véritable du déclin de l’unionisme. Il l’attribue
aux passions et aux intérêts, « les principes y sont pour fort peu de chose » !
Il ne se rend pas compte qu’à la faveur d’une équivoque, les plus avancés
prennent la tête du mouvement et se séparent des unionistes pour défendre «
l’indépendance du pouvoir civil ». Mais, de même que le Journal historique
et littéraire, il dénonce avec perspicacité que les « libéraux se sont
adjugé la possession exclusive des lumières et de la science gouvernementale »
parce que « les catholiques ont abandonné à leurs adversaires le terrain des
influences » et qu’ils ont témoigné « trop d’indifférence pour l’exercice des
droits politiques » ((102) Journal de Bruxelles, 3 janvier 1841).
Dans cette somnolence réside toujours la cause initiale de l’action des
gouvernements anticléricaux. A partir de mars 1841, le Journal fait
campagne pour défendre la proposition de loi tendant à octroyer la personnalité
civile à l’Université de Louvain. Il polémique à ce sujet ou à propos de
l’instruction publique avec L’indépendance, principal organe libéral.
Durant cette première période de la Belgique indépendante,
les catholiques font confiance au libéralisme. Ils admettent les principes de
liberté, d’égalité, de souveraineté populaire. Ils font cause commune avec les
libéraux, qui n’ont cependant pas leurs convictions religieuses ni morales,
d’abord pour renverser le despotisme de Guillaume Ier, ensuite pour établir et,
enfin, pour défendre la
Constitution. Ils profitent surtout des libertés
d’enseignement et d’association. Leur domaine, par excellence, est le secteur
privé. Ils justifient la remarque faite en 1844 par Mgr Fornari,
ancien nonce à Bruxelles : « Il ne faut pas se le dissimuler, les catholiques
sont plus forts en nombre, mais beaucoup plus faibles en activité et en énergie
; à chaque élection, ils perdent du terrain » ((103) C. de
T’Serclaes, Le
pape Léon XIII, t. I, p. 107). La préoccupation de l’indépendance nationale, les souvenirs du
despotisme hollandais et de la révolution faite en commun empêchent la
formation de partis délimités et organisés. Comme l’écrit le comte H. Carton de
Wiart « après 1842, pourquoi les catholiques
auraient-ils mobilisé leurs troupes et les auraient-ils disposées en formation
de combat ? N’ont-ils pas pour eux le sentiment des masses ? En s’équipant
eux-mêmes en bataille ne vont-ils pas disloquer une union qu’ils jugent
nécessaire au bien de la nation ? Ils restent donc l’arme au pied » ((104)
« Le parti catholique », p. 100, dans le Livre d’Or du centenaire de l’Indépendance belge, 1830-1930, pp.
100-102. Bruxelles-Anvers, 1930). Ce n’est pas d’eux que partira le signal du combat.
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