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« Révolution belge de 1828 à
1839. Souvenirs personnels », par Louis DE POTTER (Bruxelles, Meline, Cans et compagnie, 1839)
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Ma lettre d'adieu au roi des
Pays-Bas. - Police prussienne de Cologne. - Je passe en France. - Paris. -
Seconde lettre au roi. - Insurrection de Bruxelles. - Lafayette. - Banquets. -
La garde nationale.
(page 106) Nous sortions des
mains des gendarmes hollandais ; nous tombâmes dans celles des gendarmes
prussiens, qui nous escortèrent le 2 août jusqu'à Cologne.
Avant de quitter Aix-la-Chapelle, je fis jeter à la poste et adresser aux
journaux français une lettre au roi des Pays-Bas. L'insurrection récente des
Parisiens contre la tyrannie des Bourbons et les conséquences qu'elle devait
inévitablement avoir pour la Belgique, en étaient le texte : « Sauvez la
Belgique, disais-je à Guillaume ; sauvez la Belgique, il
en est temps encore. Mais hâtez-vous de la sauver : car il pourrait bientôt
n'en être plus temps. » La Belgique, ajoutais-je, voudrait vous devoir son
indépendance ; mais cette indépendance vous ne pouvez la (page 107) lui conserver qu'en la rendant libre et heureuse, qu'en
réparant la longue série d'injustices sous lesquelles votre ministère, aussi
impopulaire que celui que les Français viennent de renverser et de chasser avec
toute une dynastie de rois, a accablé la grande moitié de votre royaume.
Partout, disais-je en terminant, le même vertige d'imprudence et d'iniquité
amènera la même catastrophe : croyez-en un homme qui, s'éloignant aujourd'hui
même de sa patrie, peut-être pour n'y plus rentrer, vous parle ici, sans espoir
et sans crainte, un langage tout autre que vos courtisans qui, eux, n'aiment ni
leur patrie ni vous ; qui n'aiment que la faveur de quiconque peut en accorder,
l'argent de quiconque en donne. D'Aix-la-Chapelle à Cologne, la journée avait été
longue et fatigante, pour les enfants surtout et pour ma femme qui en avait un,
alors âgé de près de sept mois, continuellement pendu à la mamelle. Nous
arrivâmes fort tard à Cologne où la ville était en émoi à l'occasion de je ne
sais quelle fête civile ou religieuse : nous eûmes beaucoup de peine à trouver
un gîte, qui fut finalement une grande chambre pour nous tous avec femmes et
enfants. Je demandai en grâce de pouvoir m'arrêter tout le lendemain pour
prendre quelque repos, m'engageant à ne pas quitter la pièce qu'on nous
assignerait et où l'autorité placerait (page
108) des gardes à la porte. La police envoya un médecin d'office pour juger
si ce repos était absolument indispensable. Ma femme seule se présenta à lui
avec son enfant, qu'elle n'avait pas nourri de toute la journée faute de lait :
il décida, en bon sujet prussien, que la mère ne courait aucun risque et que
l'enfant n'était pas en danger de mort ; sur quoi la police donna l'ordre du
départ pour le lendemain à cinq heures par le bateau à vapeur.
Nous fîmes le trajet de Cologne à Mayence en deux jours. Plus nous
avancions, mieux nous étions instruits des événements de Paris, avec tous leurs
détails et leurs suites présumables. A Manheim, nous
changeâmes notre itinéraire. Le séjour en France, d'où nous aurions pu de
nouveau avoir quelque influence sur les destinées de notre patrie, n'était plus
seulement un désir, mais un devoir que nous nous hâtâmes de remplir dans toute
son étendue : nous nous dirigeâmes sur Strasbourg. Je n'oublierai jamais l'impression
que me fit le premier drapeau tricolore que j'aperçus aux frontières de France.
Il me rappela tout d'un coup le sublime élan de 1789, dont 1830 paraissait
devoir réaliser les généreuses promesses. Peu de jours après, on publia à
Strasbourg l'élection de Louis-Philippe. Mon opinion fut, dès lors, que la
révolution des trois (page 109)
jours était avortée : car, me disais-je, le prince qui applaudit aujourd'hui au
renversement des abus avec lesquels a été renversée la dynastie qui l'empêchait
de mouler sur le trône, une fois roi, ressuscitera
probablement ces mêmes abus au profit de sa dynastie propre ; et le mal durera
jusqu'à ce qu'on ait, non changé des mots et des couleurs, des formes et des
noms, mais mis fin à un pouvoir qui, exercé par des hommes, semblera toujours
leur faire une nécessité de position de céder aux puissantes impulsions de
l'intérêt qu'ils croient avoir à ce que le mal, c'est-à-dire le privilège et
l'injustice, l'égoïsme, l'hypocrisie et la corruption, règnent avec eux.
Quelques jours suffirent pour nous remettre des fatigues du voyage que
nous venions de faire à marches forcées. Nous primes directement la route de
Paris. Nous n'étions pas encore descendus de voiture que l'on nous dit qu'un
détachement de la garde nationale, musique en tête, s'était porté à une autre
barrière que celle par laquelle nous étions entrés, pour nous recevoir et nous
accompagner jusqu'à notre hôtel. Je n'avais pas plus l'habitude de me croire un
personnage que le désir de le devenir jamais. Je pris la chose pour une
mystification : c'était cependant un sincère témoignage d'estime, mais qui, au
lieu de me flatter, ne me causait que de (page
110) l'étonnement et de la gêne, à cause de l'exagération dans les formes.
J'en eus bien d'autres de ce genre à subir avant de pouvoir rentrer dans la vie
simple et réelle pour laquelle je me sens fait.
Je me rappelai que c'était le 24 août la fête anniversaire du roi
Guillaume. Voulant la célébrer à ma manière par un dernier
avis bien franc et bien utile, je lui adressai ce jour-là même une lettre dans
laquelle, comprenant mieux les circonstances de la révolution des trois
journées, je lui prouvai, en les retraçant, que partout où l'on s'entêterait
dans le système maladroit et perfide que peuvent seuls soutenir un ministère
exécré et une cour inepte, ministère, cour et dynastie
disparaîtraient devant la colère du peuple, et l'arbre de la liberté
reverdirait sur les ruines d'un trône vermoulu. Puis je comparai le ministre
Van Maanen au ministre Polignac, le message du 11
décembre aux funestes ordonnances du 25 juillet, l'exploitation batave à la
prépondérance des émigrés et des jésuites français. Enfin J'exhortai le roi à
provoquer lui-même le rappel de l'union de la Belgique avec la Hollande, pour
autant qu'elle confondait les deux peuples sous le malheur commun, les Belges
d'être opprimes aujourd'hui par les Hollandais, les Hollandais de devoir être
plus tard dominés par les Belges : je lui signifiai qu'à ce prix (page 111) il pouvait continuer à régner
sur le royaume entier, mais qu'il ne le pouvait plus qu'à ce prix.
Guillaume reçut ma lettre le 27, par le même courrier qui lui apporta la
nouvelle de l'insurrection de Bruxelles, où, le 25, on avait saccagé et brûlé
les maisons de Libri, de Van Maanen,
du procureur du roi Schueremans et de M. de Knyff, directeur de la police, aux cris de vive de
Potter ! vive la liberté !
A peine eut-on appris ces événements à Paris, que je me rendis avec M. Tielemans chez le général la Fayette,
à qui les quatre bannis avaient été présentés le lendemain de leur arrivée. Il
ne paraissait pas attacher au mouvement belge toute l'importance qu'il avait
déjà ou qu'il ne pouvait manquer d'acquérir. Je lui dis qu'à moins que le roi
des Pays-Bas ne cédât, ce qui ne me semblait pas être possible, l'insurrection
bruxelloise était une révolution comme celle qui venait de changer le
gouvernement français. La Belgique se réunirait-elle à la France ? me demanda
le général. Je répondis : Non. - Les Belges seront donc hostiles aux Français !
- Pas davantage. Ils veulent ce que vous avez voulu ; ayant un sentiment aussi
profond que les Français de leur droit à l'indépendance, ce qu'ils veulent, ils
le veulent pour eux-mêmes. Prêts à verser leur sang avec vous et pour vous,
parce que vous êtes à l'avant-garde de l'armée (page 112) des peuples contre celle des despotes, ils vous
accueilleront toujours en frères si vous ne vous présentez pas en maîtres.
Je m'étendis après cela sur l'attitude que, me paraissait-il, le
gouvernement de juillet devait prendre pour favoriser, sans cependant y pousser
ouvertement, le développement du mouvement révolutionnaire des provinces
belges, contre un roi ennemi naturel, par caractère, par position, par devoir
envers la Sainte-Alliance qui l'avait couronné, des principes créateurs de la
France nouvelle. - Diriez-vous tout cela au roi ? - Sans hésiter. -
Rédigeriez-vous dans ce sens une note que je lui ferais parvenir plus
facilement et plus promptement que je ne pourrais vous procurer
une audience ? - Oui. - II ne serait pas nécessaire que la note fût signée par
vous, ni même qu'elle fût écrite de votre main. - Général, tout ce que je
pense, je le dis, je l'écris et je le signe : avant deux heures vous recevrez
la note que vous désirez. Je ne fis en effet qu'écrire notre conversation, et
je la remis à un des aides de camp de la Fayette. Je n'en ai plus jamais
entendu parler, et, pour dire la vérité, je n'en ai plus demandé des nouvelles.
J'avais clairement vu, et cela me suffisait, que le gouvernement français était
plutôt contraire que favorable à l'insurrection de Belgique, parce qu'elle le
troublait (page 113) dans son
dessein de tout immoler à la consolidation de la nouvelle dynastie, qui, pour
cela, devait exclusivement plaire aux autres puissances, c'est-à-dire rassurer
les puissances en leur prouvant que la branche cadette était aussi ennemie de
la liberté que la branche ainée, chez elle et
ailleurs.
Quoi qu'il en soit, quelque temps après mon entrevue avec le général la
Fayette (c'est ce que j'ai su depuis), Louis-Philippe fit consulter sur les
affaires de Belgique un ami de M. Tielemans qu'alors
je ne connaissais pas même de nom. Ce Belge eut, je tiens la chose de lui-même,
une longue conférence chez M. Vatout, d'abord avec M.
Vatout lui-même, puis avec le roi. Louis-Philippe ne
voulait pas, disait-il, de république à une journée de marche de Paris ;
cependant il n'y avait que cela de possible, car il n'osait ni réunir la
Belgique à la France, ni envoyer un de ses fils y régner pour lui. - Pourquoi
les Belges ne reprendraient-ils pas le roi Guillaume ? - Pourquoi, sire,
répliqua mon concitoyen, ne vous entremettriez-vous pas entre Guillaume et les
Belges ? - Mais il n'osait pas davantage. C'eût été se perdre comme roi actuel
des barricades, aussi inévitablement que l'influence d'une république voisine
aurait tôt ou tard entraîné sa perte comme futur agent de la ligue des rois.
(page 114) Le 31 août, il nous
fut offert un banquet par la première légion de la garde nationale de Paris. Ce
qui m'y frappa le plus, ce fut un contraste pénible entre les apparences de
rondeur démocratique, qui, imposées par la victoire de juillet, n'avaient pas
encore pu être répudiées entièrement, et la raideur d'une aristocratie nouvelle
qui tendait à se substituer à la morgue ancienne. Quelques velléités populaires
furent comprimées aussitôt que possible par les épaulettiers,
modérateurs de la fête : celle-ci en effet, quoique dédiée à l'enthousiasme
de la liberté, se serait terminée froidement comme entre gens comme il faut,
si le peuple, attiré en foule au Châtelet par la Marseillaise qu'exécutait
à grand fracas la musique militaire, ne se fût avisé de prendre part à la joie
du salon comme s'il y avait été invité, en faisant chorus aux chants qui lui
rappelaient les jours de sa gloire. Le scandale alla au point que des ouvriers,
ayant appris de quoi il était question, vinrent en députation pour fraterniser
avec nous au nom de cinq mille de leurs concitoyens assemblés sur la place.
Aussi se hâta-t-on de se séparer.
Deux semaines après, nous assistâmes à un autre banquet que nous
donnaient les ouvriers belges établis à Paris. C'était là, comme je me plus à
le dire en répondant à leurs toasts, «une véritable fête (page 115) de famille.» Il y régna l'élan
le plus naturel et la plus franche cordialité. A la fin du repas, on enleva une
cloison qui nous séparait d'une compagnie de gardes nationaux parisiens. En un
instant les deux sociétés n'en firent qu'une et l'on but en commun à la liberté
des deux peuples. Quoique peu partisan du principe de non-intervention, qui
n'est que l'égoïsme à l'usage des gouvernements qui ont converti la triste
maxime : Chacun chez soi et chacun pour soi, en axiome politique, je
crus cependant, lorsque je fus introduit auprès du commandant, devoir, tout en
sacrifiant à l'engouement du jour, faire sentir que cette prétendue règle du
droit des gens devient une dangereuse absurdité si on ne l'accepte pas avec
toutes ses conséquences, c'est-à-dire si on n'intervient pas contre ceux qui la
violent en intervenant les premiers. Je dis donc que, si l'étranger armé
foulait le sol de la Belgique en insurrection, c'est sur le peuple de Paris et
sa garde nationale que nous compterions, avant tout, pour nous aider à le
refouler chez lui, et faire ainsi respecter l'indépendance des peuples,
principe vital des sociétés modernes. Ce toast causa quelques instants
de silence et d'embarras. Le commandant répondit enfin : que ce n'était pas à
la garde nationale à décider la question que je venais de soulever ; qu'elle
avait prêté serment à (page 116) Louis-Philippe, qui seul était à même et avait le droit
de prononcer en une matière aussi grave ; que, du reste, ils hâteraient de tous
leurs vœux le moment où ils pourraient soutenir leurs frères de Belgique dans
la lutte qu'ils avaient entreprise pour fonder leur indépendance sur la base
inébranlable de la liberté. C'était à notre tour à ne pouvoir dissimuler notre
étonnement. Nous fûmes compris par les gardes nationaux et nommément par le
commandant, qui chargèrent un des leurs de trouver un juste-milieu entre
ce que j'avais demandé et la fin de non-recevoir qui avait accueilli mes
paroles. Cela fut fait dans un discours ronflant sur le principe sauvage de
l'intervention, né dans les siècles de barbarie, et que la civilisation
indignée repousse. Comme ce n'était point là le lieu d'entamer une
discussion, tout le monde applaudit ; on s'embrassa, et nous allâmes à
l'estaminet belge de M. Payelle inaugurer les drapeaux de la Belgique
régénérée. Lorsque, plus tard, le commandant dont je viens de parler fut
présenté au roi à l'occasion d'une de ses réceptions solennelles,
Louis-Philippe le complimenta flatteusement sur l'énergie avec laquelle il
avait repoussé les maximes subversives et séditieuses, au moyen
desquelles on avait tenté d'égarer la garde citoyenne dont la subordination est
la première vertu.