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« Révolution belge de 1828 à
1839. Souvenirs personnels », par Louis DE POTTER (Bruxelles, Meline, Cans et compagnie, 1839)
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Le secret est levé. - Triomphe
apparent du gouvernement. - Le sang sera-t-il versé ? - Les débats. - Défense.
- Condamnation.
(page 76) J'avoue sincèrement
que la première visite que je reçus de ma mère et de ma compagne me glaça le
sang. Ce que celle-ci avait souffert pour son enfant, qui n'était pas encore
entièrement sauvé, passait l'imagination. Ma pauvre mère me paraissait frappée
de mort : à peine pouvait-elle soutenir le poids de son corps, et ses moyens
intellectuels, jusqu'alors si énergiques, étaient affaissés complètement. Je
frémissais de l'idée de la perdre dans ces circonstances où j'avais moi-même besoin de toute ma puissance morale ; car je sentais
que j'aurais difficilement résisté à ce malheur que je me serais reproché,
quoique à tort, avec amertume.
Les soins de ma défense m'arrachèrent cependant pour plusieurs jours à
ces poignantes inquiétudes. Il fallait vraiment du courage pour persévérer, (page 77) comme je le fis, dans la voie
d'agression contre un gouvernement qui, à cette époque, semblait avoir vaincu
tous ses adversaires, et en faveur d'une opposition qui avait tout l'air de se
résigner à sa défaite. Le message du 11 décembre et les destitutions qu'il
avait amenées, suivis des mesures prises contre la grande conspiration,
avaient frappé d'effroi tous les esprits : la chambre se taisait ; le peuple,
qui n'avait pas encore l'habitude de l'initiative, n'osait pas rompre ce
silence. Libri en Belgique et les journaux salariés
en Hollande hurlaient leur victoire et leur joie. Avant le procès, nous dûmes,
MM. Tielemans et Bartels
mes complices, les imprimeurs du Courrier des Pays-Bas, du Catholique
et du Belge et moi, comparaître au tribunal, je ne me rappelle plus
pour quelle formalité. Le gouvernement nous y laissa aller à pied, et sa
confiance fut pleinement justifiée par le calme morne qui se manifesta partout
sur notre passage.
Cependant l'opinion avait fait un grand pas. La puissance royale n'avait
pour elle que sa force matérielle : on pouvait encore trembler devant
l'expression de sa colère et de ses menaces ; mais elle ne réveillait plus ni
sympathie ni respect ; toute illusion était détruite ; cette puissance avait
perdu sa force morale : on n'y avait plus foi. C’est ce qui sauta aux yeux (page 78) des moins clairvoyants lors
des débats de notre procès, où les expressions les plus incisives à la fois et
les plus saillantes de mon mépris pour la grandeur, les titres, les honneurs,
la richesse, pour le pouvoir en un mot, lorsqu'il n'est que pouvoir et que rien
ne l'accompagne de ce qui seul peut le légitimer aux yeux de la morale et de la
raison ; ces expressions, pittoresques pour la plupart comme on se les permet
dans une correspondance intime, que le ministère public faisait résonner avec
complaisance pour attirer sur moi le blâme de tous les hommes sensés, étaient
accueillies dans le nombreux auditoire et dans le public tout entier par un
murmure d'approbation. Tout le monde convenait avec moi, qu'il n'y a pas
assez de coups de pied au bout de la botte d'un honnête homme pour la canaille
des courtisans ; que les rois sont des idoles qui ont des yeux pour ne
point voir, des intelligences pour
ne point comprendre ; qu'il y avait plus de conscience et d'honneur
en moi qu'en tous les rois ensemble et en tous leurs valets ; que Guillaume
se montrait alors le plus stupide et le plus entêté des rois.
Lors de la mise en accusation des quatre conspirateurs, dont les deux
principaux prévenus ne connaissaient même pas leurs deux complices, le
gouvernement avait sérieusement et attentivement débattu (page 79) la question de savoir s'il ne conviendrait pas de faire
trancher le fil de cette trame qui n'avait jamais été ourdie que sur le papier,
par le couteau de la guillotine. Le pouvoir recula, à ce qu'il paraît, devant
l'idée de verser le sang d'un homme, car c'était moi surtout que menaçait le
glaive, comme on dit, de la justice, qui en définitive n'avait fait que lui
disputer ses prétentions à l'arbitraire, et cela dans un pays où ne coulait
presque jamais le sang de ceux qui avaient violé les droits les plus réels des
citoyens, dans leurs personnes ou dans leurs propriétés. Il n'y aurait point eu
de difficulté, si l'on avait pu espérer que j'aurais demande grâce, ou que du
moins j'aurais accepté avec reconnaissance la grâce qu'on m'eût
octroyée. Pour obvier à tout accident, le gouvernement s'arrêta à un moyen
terme, comme on va le voir.
Le jour de l'ouverture des débats était fixé d'une manière trop précise
et trop publique pour qu'on osât permettre aux conspirateurs de traverser la
ville à découvert, comme on leur avait laissé faire une fois à l'improviste, et
je dirai par surprise. Nous fûmes placés dans des voitures, malgré nos
réclamations, et transportés (16 avril) au lieu où se tenaient les assises,
sous l'escorte de neuf gendarmes. La lutte, je l'appelle ainsi, car c'étaient
bien deux partis en présence, l'opposition et le gouvernement ; la lutte fut
aussi longue (page 80) qu'animée :
elle dura quinze jours, au bout desquels le président, à qui il fallait tout le
courage de la servilité pour courir ainsi les mêmes chances que le chef de mes
premiers condamnateurs, prononça, pâle comme un mort,
l'arrêt de huit années de bannissement et huit autres de surveillance de la
haute police pour moi, sept années pour MM. Tielemans
et Bartels, et cinq pour l'imprimeur du Catholique,
M. de Néve.
L'accusation avait été niaise, absurde, partout où elle n'était pas perfide et atroce. A l'en croire, j'étais tout à la fois un anarchiste sans religion, voulant abolir la propriété et le mariage, et un intrigant, allié de l'aristocratie et du jésuitisme. La défense fut grave et éloquente de la part de tous les avocats. MM. Van Meenen et Gendebien parlèrent pour moi avec un rare talent ; M. Van de Weyer, qui s'était réservé la justification de la correspondance, en rendant ses explications aussi lucides que piquantes, produisit le plus d'effet sur le public. Connaissant bien mes intentions, il ne chercha point à m'excuser : il accusa avec moi et d'après moi, en citant mes paroles, les actes de corruption et de despotisme au moyen desquels le gouvernement hollandais voulait absorber la Belgique. Il prouva par mes lettres mêmes, qui avaient servi au ministère public pour me taxer d'être un factieux, un brouillon, un ambitieux, que je n'avais jamais été d'une autre faction que de celle des amis de la patrie, de ses institutions et de la liberté ; que je poussais l'amour de l'ordre jusqu'au systématisme, l'aversion pour le bruit jusqu'à avoir voulu suggérer au gouvernement de me faire sortir de prison un jour avant l'écoulement de ma peine, pour éviter les démonstrations de sympathie que le peuple me préparait ; et que, faisant toujours la plus sincère abnégation de moi-même, mon ambition se bornait à pouvoir me rendre utile aux hommes. Le plaidoyer de M. Van de Weyer fut le développement de ces paroles de M. Van Meenen : « J'en appelle à vous tous qui m'entendez : en est-il un de vous qui, s'il avait à subir la même épreuve, et dans tous les détails de sa vie privée et publique, et dans toute sa correspondance de cinq à six années, non seulement n'eût rien à craindre de leurs révélations, mais pût la présenter comme un titre de gloire ? Je le dis franchement ; je le dis de conviction ; je le dis dans l'effusion de mon cœur : j'estimais, j'aimais MM. de Potter et Tielemans ; maintenant je les respecte, je les vénère, je les admire. »
J'avais alors quarante-quatre ans : ma vie entière venait de se dérouler
aux yeux du public, c'est-à-dire des hommes de toutes les opinions et de tous
les partis, et de se dérouler jusque dans ses replis les plus (page 82) secrets ; cette vie avait été
fouillée avec haine par le ministère public, tronquée, dénaturée, calomniée de
toutes les manières : et cependant, flétrie par le gouvernement, elle fut
absoute par mes concitoyens, qui stigmatisèrent mes ennemis par un arrêt contre
lequel il n'y a point d'appel. Ce n'était pas seulement ma maison dont, comme
le demandait un philosophe, les murs avaient été en verre, et où tout le monde
avait pu voir ce qui s'y passait de plus caché ; mais, devenues transparentes
aussi, les parois de mon cerveau et de ma poitrine n'y avaient pas laissé se
former une seule pensée, croître une seule passion, sans qu'elles ne fussent à
l'instant exposées à la vue de tous, confiées aux oreilles de tous : même ces
idées fugitives qui ne font que traverser l'intelligence pour y être suivies
par des idées nouvelles et souvent différentes, ces désirs d'un moment que des désirs souvent opposés chassent et
remplacent, on les avait tous vus derrière les plis de mon front et sous les
battements de mon cœur. Je le répète : le verdict d'acquittement que mes
concitoyens prononcèrent à l'unanimité en ma faveur, compensa pour moi, et bien
au delà, tout ce que le servile acharnement et la perfidie intéressée des
agents calomniateurs du pouvoir m'avaient fait souffrir.
Mon intention avait été d'abord de me renfermer (page 83) personnellement dans le silence le plus absolu : c'était à
mes yeux le meilleur et le seul moyen de prouver contre le gouvernement
qu'après avoir posé les bases de mon renom populaire, fidèle à mes principes,
je m'effaçais complètement moi-même ; mais mes amis m'exhortèrent à profiter de
la dernière occasion peut-être qui s'offrait à moi aussi solennelle pour
proclamer quelques vérités utiles au peuple qui les écouterait et en
profiterait, et aux directeurs de l'opinion publique dont plus que jamais le
courage semblait avoir besoin d'être soutenu. Je cédai à leurs instances et
prononçai un discours, non pour me défendre, défendre mes opinions, mes
principes, mes actes, mes pensées, car ma correspondance avec M. Tielemans c'était mes plus secrètes pensées ; tout cela
avait été fait par qui pouvait le faire, moi je ne le pouvais ni ne le voulais
: mais uniquement pour mettre sous un nouveau jour le progrès qu'avait fait faire
à l'opposition belge l'idée réalisée de l'union entre les amis de la liberté
sans distinction de croyances. Je le fis en montrant comment moi-même j'avais été converti à cette idée, si éloignée avant
cela de ma manière d'envisager les choses, et je prouvai qu'elle convertirait
ainsi tout homme de bonnes intentions et de bonne foi, parce qu'elle est juste
et vraie, et que toute idée juste et vraie doit (page 84) finir par triompher de tous les obstacles et régner sur
le monde. Après le prononcé de la sentence, les quatre bannis furent ramenés
dans leurs voitures aux Petits-Carmes. Le peuple en foule les salua ;
mais il n'y eut de cris proférés qu'à leur entrée en prison. La gendarmerie
dissipa ceux de leurs concitoyens qui avaient osé manifester de cette manière
leur attachement et leurs regrets.