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La Belgique sous le règne de Léopold Ier. Etudes d’histoire contemporaine
THONISSEN Joseph - 1861

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J.J. THONISSEN, La Belgique sous le règne de Léopold Ier. Etudes d’histoire contemporaine (tome III)

(Deuxième édition (« soigneusement revue, continuée jusqu’à l’avènement du ministère de 1855 et précédée d’un essai historique sur le royaume des Pays-Bas et la révolution de septembre »), paru à Louvain en 1861, chez Vanlinhout et Peeters. Trois tomes)

Chapitre XXXIV. Cabinet du 16 avril 1843. La retraite de M. Nothomb (30 avril 143 – 30 juillet 1845)

34. 1. Modifications ministérielles et maintien du programme de l’Union

(page 121) Au milieu de ses succès, le cabinet dirigé par M. Nothomb subit une modification radicale dans le personnel de ses membres.

(page 122) Le 25 décembre 1842, M. Van Volxem avait déposé le portefeuille de la Justice, pour ne pas servir d'obstacle à la réélection d'un de ses alliés en qualité de membre de la Cour des comptes (Voy. la séance de la Chambre des Représentants du 16 décembre 1842. Trois mois plus tard, le comte de Briey avait donné sa démission de ministre des Affaires étrangères, parce que, contrairement à son avis, le cabinet avait prorogé la durée de la Société générale (Voy. l'arrêté royal du 30 Mars 1843). M. de Liem, mécontent de la réduction de son budget, avait déclaré séance tenante qu'il n'entendait plus rester à la tête du département de la Guerre (Séance du 4 avril 1843). Les ministres des Finances, des Travaux publics et de l'Intérieur restaient seuls à leur poste, et l'harmonie la plus parfaite ne régnait plus entre les trois collègues. Une réorganisation complète du cabinet devenait indispensable. Elle se fit le 16 avril 1843, dans le sens du programme de transaction loyale qui avait constamment servi de base à la politique ministérielle.

M. Nothomb conserva le portefeuille de l'Intérieur. Le général Goblet, l'un des membres les plus éminents de l'opinion libérale, devint ministre des Affaires étrangères. M. Dechamps, l'un des orateurs et des hommes d'État les plus distingués de l'opinion catholique, obtint le département des Travaux publics. L'administration des Finances fut confiée à M. Mercier, appartenant notoirement au camp libéral et accepté comme tel par MM. Lebeau et Rogier dans leur cabinet de 1840. Le baron d’Anethan, avocat général à la Cour d'appel de Bruxelles, dont les lumières et les opinions modérées étaient universellement reconnues, fut placé à la tête du ministère de la Justice. Le colonel Dupont, promu au grade de général-major, accepta le portefeuille de la Guerre. M. de Muelenaere resta membre du conseil des ministres sans portefeuille.

Cette fois encore on vit se reproduire le phénomène politique que nous avons eu soin de signaler au début de l'administration de M. Nothomb. Les catholiques, qui comptaient parmi les ministres à portefeuille un seul membre appartenant notoirement à leur opinion, se montrèrent disposés à voter en faveur du cabinet, aussi longtemps que ses actes se trouveraient en harmonie avec le programme de 1841. Quelques-uns d'entre eux conçurent, il est vrai, des soupçons et des craintes ; (page 123) il leur semblait que M. Nothomb, dans le choix de ses nouveaux collègues, avait montré trop de prédilection pour les hommes de la gauche. Mais ces inquiétudes n'allaient pas jusqu'à l'hostilité ; elles ne dépassaient pas la limite d'une appréhension plus ou moins sérieuse. En attendant les actes des ministres, les catholiques se contentaient de ne pas être systématiquement exclus de l'administration centrale.

Le camp libéral prit une attitude toute différente. Un long cri de réprobation fut poussé contre M. Mercier, qui avait commis le crime d'accepter un portefeuille des mains de M. Nothomb. On lui prodigua les titres d'apostat, de renégat et de traître, parce qu'il avait osé prendre place dans un cabinet où les ministres libéraux se trouvaient en majorité ! Tout homme politique devait désormais, sous peine d'être mis au ban du libéralisme, se vouer corps et âme aux doctrines périlleuses de la politique homogène. M. Nothomb aussi vit redoubler les attaques, les injures et les haines qui, depuis deux ans, s'agitaient autour de son nom dans les colonnes de la presse de l'opposition. Les partisans de M. Devaux ne lui pardonnaient pas d'avoir de nouveau retardé l'avénement d'un ministère exclusivement libéral.

34. 2. Influence morale des élections de 1843

Nous ferons plus loin le tableau des progrès incessants de l'opposition, dans la presse et dans le corps électoral, depuis le jour où l'adresse du Sénat fut représentée comme un acte d'ignoble vengeance, exercé par l'aristocratie de la naissance et de l'or sur des ministres appartenant aux classes moyennes. Ces progrès se manifestèrent à l'évidence dans les élections de 1843 pour le renouvellement partiel du Sénat et de la Chambre des Représentants. A Liége, MM. Raikem et de Behr, l'un président et l'autre vice-président de la Chambre des Représentants, furent remplacés par des hommes appartenant à l'opinion libérale la plus avancée. A Gand, deux candidats favorables au ministère subirent le même sort. A Tournay, M. Dubus, l'une des lumières du parlement, dut céder sa place à un homme dont les opinions républicaines n'étaient pas un mystère. Ailleurs les catholiques, sortis vainqueurs de la lutte, n'avaient obtenu qu'un chiffre de suffrages inférieur à celui des élections précédentes. Il était visible que, suivant l'exemple donné par une fraction libérale de la Chambre, une partie considérable du corps électoral avait abandonné le drapeau de l'Union (Voy. au chapitre XXXVII les causes de ce revirement).

(page 124) La majorité parlementaire restait néanmoins acquise aux ministres. Sous le triple rapport du talent, du courage et de l'expérience, le cabinet était organisé de manière à pouvoir affronter bien des luttes et braver bien des orages. Mais les échecs subis par quelques-uns de ses candidats n'en étaient pas moins de nature à porter une grave atteinte à son influence morale. Chez un grand nombre d'hommes l'ardeur s'éteint et la vue se trouble quand l'avenir devient menaçant pour la bannière qui flotte à la tête de leurs phalanges. Les âmes fortement trempées grandissent et se fortifient au sein des périls ; mais cette énergie généreuse et fière, on ne le sait que trop, n'est pas le lot de la foule, pas plus dans les Chambres législatives que dans le corps électoral.

La législature se réunit le 14 novembre 1843. Les premiers travaux de la Chambre des Représentants s'accomplirent au milieu d'une sorte de trêve tacite. Après avoir voté par 77 voix contre 6 l'adresse en réponse au discours du trône, l'assemblée adopta, à la presque unanimité des suffrages, plusieurs projets de loi d'une importance considérable. L'opposition ne se manifestait que par des critiques de détail et des luttes partielles. Le ministre des Finances, traité de renégat, parce qu'il était franchement revenu aux doctrines de l'Union, ne fut pas toujours épargné ; mais les attaques sérieuses étaient particulièrement dirigées contre M. Nothomb.

Le budget de l'intérieur donna seul naissance à des débats politiques dignes d'être mentionnés. Le chef de ce département s'était rendu coupable du crime irrémissible d'avoir pris la place de MM. Lebeau et Rogier, d'avoir signalé le danger des gouvernements de parti, d'avoir maintenu la politique des centres, la politique traditionnelle de 1830. On voulait isoler M. Nothomb de ses collègues, sauf à s'en prendre à ceux-ci, le lendemain de sa retraite. Mais le combat n'était pas de nature à faire fléchir le courage de cet homme d'État, et les luttes à outrance n'entraient pas encore dans les habitudes du parlement belge. Malgré les clameurs de l'opposition, le budget de l'intérieur fut adopté par 59 voix contre 17. Le cabinet sortit plutôt fortifié qu'affaibli de ces escarmouches parlementaires. (Moniteur du 28 décembre 1843. Au Sénat, le budget fut voté par 29 voix contre 3).

Bientôt cependant un conflit inattendu vint ranimer les espérances des adversaires des ministres.

34. 3. Projet d’adaptation du mode de désignation du jury d’examen universitaire

On se rappelle que la loi du 27 septembre 1835 avait confié au roi et aux Chambres le droit de nommer les membres du jury chargé de conférer les grades académiques. Ce mode de nomination n'avait été voté que pour trois ans ; mais, successivement prorogé par une disposition transitoire, il était encore en vigueur en 1844. M. Nothomb crut que le moment était venu de placer la nomination des examinateurs parmi les attributions du gouvernement, et cette fois la gauche tout entière se rangea à son avis. Par un mouvement non moins spontané, les catholiques se prononcèrent tous en faveur du maintien de l'intervention du pouvoir législatif. Alarmés encore par le souvenir des entraves dont l'Empire et le gouvernement des Pays-Bas avaient chargé l'enseignement religieux, ils acceptaient avec répugnance l'action exclusive du pouvoir dans une matière où ses empiétements peuvent avoir de si déplorables conséquences. Ils étaient prêts à améliorer le système, à introduire dans le personnel du jury une mobilité devenue nécessaire ; mais ils ne croyaient pas que l'expérience eût été suffisante pour autoriser une modification radicale. Les dissidences étaient tellement vives que M. Dechamps abandonna le banc des ministres pour venir s'asseoir parmi ses coreligionnaires de la droite. Après des débats longs et animés, l'intervention du pouvoir législatif fut maintenue par 49 voix contre 42, et M. Dechamps, vivement sollicité par ses amis politiques, consentit à reprendre son portefeuille ; mais, dès ce jour, plusieurs membres de la droite manifestèrent des méfiances exagérées, que les ennemis de la politique unioniste s'empressèrent d'exploiter avec leur adresse habituelle.

(Note de bas de page : Le débat sur la question du jury d'examen se termina par le vote d'une loi qui, tout en maintenant le mode de nomination introduit en 1835, soumettait annuellement les titulaires à un tirage au sort destiné à prévenir l'abus résultant de la désignation successive des mêmes membres (Loi du 8 avril 1844). Voy. le discours de M. Dechamps à la Chambre des Représentants ( Moniteur du 26 mars 1844) et les divers discours prononcés par M. Nothomb dans la séance du Sénat du 3 Avril 1844. Les explications fournies par les deux ministres caractérisent parfaitement le débat.)

34. 4. Les discussions politiques de la session 1844-1845 et l’affaiblissement du ministère

Le reste de la session et même le commencement de la session suivante furent remplis de la manière la plus fructueuse. M. le ministre de l'Intérieur continuait à diriger les débats avec cette fermeté (page 126) intelligente que ses ennemis les plus acharnés n'ont jamais osé méconnaître. Puissamment secondé par ses collègues, il obtint successivement le vote des lois sur les pensions des fonctionnaires publics, sur les pensions des ministres, sur les droits différentiels, sur le domicile de secours et sur plusieurs autres objets d'une importance réelle. Mais, nonobstant ces succès, il était visible que plusieurs membres de la fraction catholique des Chambres avaient cessé d'accorder leur confiance à M. Nothomb. Par suite d'une exagération qui n'était pas exempte d'injustice et d'ingratitude, ils s'imaginaient que le projet de loi sur le jury d'examen cachait une proposition d'alliance, faite par le ministre de l'Intérieur aux chefs de la gauche. Les cabinets mixtes, pas plus que les cabinets homogènes, n'échappent aux imperfections qui déparent. et minent toutes les œuvres de l'homme. Plus équitables dans leur organisation, plus conformes à l'esprit des institutions nationales, plus modérés dans leur marche, ils ne jouissent, pas plus que les ministères homogènes, du privilège de l'immortalité parlementaire. Quatre années s'étaient écoulées depuis la rentrée aux affaires de M. Nothomb, et, nous l'avons dit bien des fois, la longévité ministérielle n'est pas la qualité que chérissent les assemblées législatives. Quelles que soient la modération, la prudence et l'impartialité des ministres, certains actes de leur administration blessent les uns et provoquent les méfiances des autres. Sous ce rapport M. Nothomb, tout en conservant l'appui de la majorité, subissait la loi commune. Obligé, par la nature même de sa politique, de faire alternativement ses choix à droite et à gauche, il se trouvait chaque jour en butte à l'accusation de gouverner à l'aide de la corruption et de l'intrigue ; et, malgré leur inanité, ces reproches, à force d'être répétés, avaient fini par trouver créance sur quelques bancs où siégeaient les défenseurs naturels des ministres.

Mais l'opposition s'exagérait de beaucoup l'influence que ces mécontentements partiels exerçaient dans les rangs de la majorité. Avec cette exaltation crédule qui caractérise ordinairement les espérances des partis politiques, la gauche attribuait à quelques plaintes isolées les proportions d'une défection générale. Au commencement de 1845, elle crut que l'heure de son triomphe allait enfin sonner, et ce fut dans cette attente qu'elle fit une nouvelle levée de boucliers dans la discussion générale du budget de l'Intérieur. Le cabinet ne s'y trompa point. Il (page 127) savait que les attaques dirigées contre M. Nothomb masquaient une guerre implacable déclarée à l'administration tout entière. Aussi, dès le début de la discussion, le général Goblet s'empressa-t-il de déclarer que le vote sur l'ensemble du budget déciderait de l'existence du ministère (La discussion s'ouvrit le 22 janvier 1845).

Vingt-deux séances furent consacrées à l'attaque et à la défense. Comme toujours, M. Nothomb sut tenir tête à la coalition de ses adversaires. La lutte allait à l'énergie de cet homme d'État ; son courage, son talent et ses forces grandissaient dans les tempêtes parlementaires.

Malgré la variété de leur forme, les discours de l'opposition n'étaient au fond que des commentaires plus ou moins passionnés des doctrines de la Revue nationale. De même que dans ce recueil, la critique descendit plus d'une fois jusqu'à l'injure. Un représentant de Liége ne craignit pas de s'écrier : « Les places, les faveurs, voilà le grand système de gouvernement imaginé par M. le ministre de l'Intérieur. On dirait que » M. Nothomb, sentant l'impossibilité de se relever dans l'opinion, cherche à abaisser les autres pour être à leur niveau. » (Séance du 23 janvier 1845). Poussant ses métaphores jusqu'aux dernières limites du ridicule, M. Verhaegen s'écria : « L'homme qui dirige nos affaires et au sort duquel vous vous êtes tous associés, MM. les ministres, a voulu abattre toutes les têtes pour ne régner que sur des cadavres. » (Séance du 25 janvier. Interrompu par le président, M. Verhaegen dit qu'il n'avait fait qu'une figure de rhétorique). Un fait beaucoup plus grave, c'est que cette fois les accusations d'intrigue et de corruption, tant prodiguées à tous les ministres qui s'étaient succédé pendant les quatorze dernières années, ne venaient plus exclusivement de la gauche. M. Malou, l'un des orateurs les plus brillants de l'opinion catholique, crut devoir s'y associer. Après avoir passé en revue, pour les condamner et les flétrir, les actes les plus importants du cabinet ; après avoir attribué à l'initiative de la majorité la plupart des lois votées sous l'administration de M. Nothomb ; après s'être permis d'affirmer que les catholiques avaient « usé infiniment de popularité au service de M. le ministre de l'intérieur, » il dit à ce dernier : «... Oui, vous avez de grands mérites ; vous avez une vaste intelligence ; vous énoncez fort bien vos pensées ; vous avez de la résolution ; vous avez du talent. Mais vous avez perdu de vue la première de toutes les pensées qui doivent (page 128) dominer un homme d'État, pensée sans laquelle il n'y a pas de gouvernement possible... On administre par la tête, on ne gouverne que par le coeur !... » Puis, se tournant brusquement vers les bancs où se trouvaient ses amis politiques, il s'écria : « Voulez-vous, Messieurs, voulez-vous l'honneur national ? voulez-vous le triomphe de notre nationalité ? Exigez du pouvoir ces principes qui forment la base de notre édifice social ; exigez du pouvoir ces principes qui sont dans le cœur de chacun de vous... Faites disparaître cette rouerie qui ne peut rester plus longtemps sans compromettre notre nationalité ! » (Séance du 28 janvier 1845 ; Ann. parl., p. 616).

Un autre orateur catholique, l'abbé de Foere, tout en disant qu'il accorderait au cabinet un appui loyal et sincère, fit un tableau peu flatteur de la position parlementaire de M. Nothomb. « Ce qui m'étonne, dit-il, c'est que, lorsque tout s'use dans le monde, le ministère, subissant constamment les frottements des deux côtés de la Chambre, ne soit pas usé plus tôt. Je ne puis m'expliquer ce phénomène parlementaire que par la crainte qu'éprouve la majorité de tomber dans une situation ministérielle plus mauvaise que celle dans laquelle elle se trouve placée. C'est cet instinct de la raison humaine qui conseille à un grand nombre de membres de la droite de choisir entre deux maux le moindre, et de continuer d'honorer le cabinet actuel de la tiédeur de leur appui.» (Séances du 30 et du 31 janvier ; Ann. parl., p. 651 et 655). M. de Theux lui-même, sans refuser son vote aux ministres, déclara que, depuis la modification du cabinet dans le sens de la gauche, les catholiques devaient, à son avis, garder une attitude d'observation bienveillante, jusqu'au jour où des actes patents auraient prouvé que l'administration continuait à mériter la confiance de la majorité (Séance du 30 janvier 1845 ; Ann. parl., p. 649).

Chose étrange et en apparence inexplicable ! l'opposition, dont les chefs avaient sévèrement blâmé l'adresse du Sénat, au point d'y voir une violation du pacte fondamental, une atteinte audacieuse aux droits de la couronne, l'opposition eut cette fois recours à un acte de cette espèce pour demander au chef de l'État le renversement du ministère. Au lieu d'attendre le vote sur l'ensemble du budget, M. Osy, dans la séance du 24 Janvier, donna lecture d'une adresse au roi, engageant S. M.« à prendre en considération une position qui ne pouvait se (page 129) prolonger, sans compromettre la dignité du pouvoir. » Mais toutes ces attaques, toutes ces luttes n'eurent d'autre résultat que de procurer à M. Nothomb une nouvelle et brillante victoire. L'adresse fut rejetée par 65 voix contre 22 (Ann. parl., 1844-45, p. 664. Parmi les opposants la droite était représentée par MM. Dumortier, de Nayer et Ch. Vilain XIIII).

34. 5. Dissolution du cabinet

M. Nothomb n'était pas destiné à succomber sous un verdict de la Chambre. Les traditions de 1830 y étaient encore trop vivaces ; les saines idées gouvernementales, qui sont avant tout des idées de conciliation, y avaient conservé trop de puissance. Le coup devait venir du dehors. L'opposition le comprit et, évitant désormais de soulever la question ministérielle, elle dirigea toutes ses forces vers les élections de 1845.

Les espérances qu'elle fondait sur les résultats éventuels du scrutin ne furent pas entièrement déçues.

Nous l'avons déjà dit et nous en fournirons plus loin les preuves, tandis que les Chambres restaient fidèles à la politique traditionnelle de 1830, l'opposition grandissait dans la presse et multipliait ses partisans dans tous les rangs du corps électoral. En 1843, Liége, Gand et Tournai avaient donné la préférence à des ennemis des ministres. Cette fois Bruxelles et Anvers se prononcèrent dans le même sens. Le cabinet pouvait lutter encore avec l'espoir fondé du succès. Mais M. Nothomb, qu'on avait tant de fois accusé de se cramponner au pouvoir, refusa de conserver son portefeuille. Profondément blessé de voir deux villes importantes méconnaître ses vues et donner gain de cause aux partisans d'une politique nouvelle ; indigné peut-être des soupçons et des méfiances manifestés par quelques membres de la majorité, il prit le parti d'offrir sa démission, et son exemple fut suivi par ses collègues. (Dans un discours prononcé le 19 novembre (Ann. parl. 1845-46, p. 55), M. Dechamps a parfaitement apprécié le résultat des élections, au point de vue de l'opinion catholique. Il fait remarquer que les hommes éminents de cette opinion, MM. de Theux, de Mérode, Malou, Brabant, Dubus, de la Coste, avaient été réélus à une grande majorité. Le parti catholique, malgré les avantages remportés par l'opposition, restait fortement représenté dans la législature. C'est un fait dont il importe de tenir compte pour l'intelligence des événements postérieurs.)

Personnification brillante d'une politique de concorde et de (page 130) modération, la seule qui convienne à la Belgique, la seule qui puisse nous préserver de l'anarchie et de la conquête étrangère, M. Nothomb déposa le pouvoir avant d'être définitivement abandonné par la majorité des Chambres. Peu d'hommes laisseront une trace plus durable dans l'histoire des premières années de la dynastie nationale. Infatigable au travail, doué d'un courage à toute épreuve, préparé de longue main par des études opiniâtres, disposant de ce coup d'oeil à la fois rapide et sûr qui constitue l'une des qualités les plus précieuses de l'homme d'État, M. Nothomb possédait de plus un remarquable talent oratoire. Calme et digne au milieu des débats les plus orageux et les plus pénibles, à la fois énergique et plein de mesure dans son langage, toujours maitre de sa pensée et de sa parole, il ne descendait jamais jusqu'à l'injure, alors même que ses adversaires l'accablaient de calomnies et d'outrages. Acteur dans tous les événements accomplis depuis la révolution, il connaissait la filiation de tous les problèmes parlementaires, les antécédents de tous ses collègues de la Chambre, et ses discours, dans les occasions solennelles, offraient tout l'intérêt d'un tableau historique. Toujours fidèle au drapeau de 1830, profondément dévoué à des institutions qui étaient en partie son œuvre, inébranlable dans la défense d'une politique qu'il croyait nécessaire au développement normal des ressources du pays, M. Nothomb avait ce courage civique, cette virilité de caractère qui sait sacrifier ses affections personnelles quand les intérêts et l'avenir de tout un peuple se trouvent en cause. L'égoïsme que lui reprochait le vulgaire n'était que cette fermeté de l'homme d'État qui marche droit au but à travers les obstacles suscités par les jalousies, les susceptibilités et les rancunes personnelles. Laissant à ses ennemis la tâche facile de l'accuser de corruption et d'intrigue, il accueillait sans répugnance, quels que fussent leurs antécédents politiques, tous les hommes d'une valeur réelle qui se groupaient loyalement autour de sa bannière. Son activité se trouvait à la hauteur de son courage. Suivant l'aveu loyal d'un de ses adversaires, les actes de son administration forment une bibliothèque (Van den Peereboom, Du gouvernement représentatif en Belgique, t. II, p. 168.). Si les traces profondes de son passage au pouvoir pouvaient s'effacer de nos annales, la haine que lui vouaient tous les partisans d'une politique exclusive suffirait seule pour attester à la postérité le mérite du jeune et courageux ministre.

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