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Les droits de la cité. La défense de nos franchises communales (1833-1836)
HAAG Henri - 1946

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Henri HAAG, Les droits de la cité. La défense de nos franchises communales (1833-1836)

(Paru à Bruxelles en 1946, aux éditions universitaires)

Livre II. La deuxième session parlementaire

Chapitre premier. Tournai et Gand, les irréductibles

(page 51) La démission de Lebeau et Rogier ne provient pas d'un vote hostile de la Chambre, mais d'un différend avec le Roi.

Depuis quelque temps, Léopold avait résolu de se séparer de ses conseillers. A Laeken, des intrigues s'étaient nouées en grand secret : le pouvoir avait été proposé à Le Hon, un libéral, en échange d'une bonne loi communale (Lettres de François à Edmond Du Bus du 23 juillet et du 3 août 1834 ; archives du vicomte Ch. du Bus de Warnaffe, farde IX). Les exigences personnelles de Le Hon ayant fait échouer la négociation, le Roi s'était tourné vers les catholiques. de Theux et de Muelenaere avaient été reçus au Palais. Les pourparlers avaient réussi.

Depuis ce moment, le Roi avait témoigné ouvertement à Lebeau et Rogier une froideur qui ne leur avait plus laissé d'illusions. Ils avaient démissionné.

Serviettes sous le bras, dans l'antichambre, MM. de Theux, de Muelenaere, Ernst et d'Huart n'attendaient que ce geste pour apparaître triomphalement au grand jour et prendre le pouvoi (LEBEAU, (J.) Souvenirs personnels et correspondance diplomatique, pp. 193-194).

La cause réelle de l'initiative royale ne nous est révélée par aucun document. Nous ne croyons cependant pas nous avancer beaucoup en présentant l'hypothèse suivante : Léopold ne veut plus de Lebeau ni de Rogier parce qu'il les estime incapables de faire triompher la loi communale.

Le talent des deux ministres n'est pas en cause, mais leur influence. Ils n'ont pas su, lors du premier vote, faire accepter le projet de loi du gouvernement. Ils ne réussiraient pas mieux lors du second. Personnifiant la réaction, ils se sont attirés des haines implacables. « Si la terre (page 52) tremblait en Belgique, écrit le Moniteur, on dirait que c'est la faute de M. Lebeau. » (M. B., 14 avril 1834, p. 1)

Pour réaliser son grand dessein, Léopold a besoin d'hommes nouveaux, jouissant d'une autorité intacte, capables de rallier une forte majorité. de Theux remplit ces conditions, en plus, il est catholique, ce qui satisfait doublement Léopold.

Il faut savoir, en effet, que le Roi attribue l'échec de son prédécesseur Guillaume Ier à sa méconnaissance de l'opinion catholique. Désireux de réussir, Léopold est décidé à suivre le chemin inverse, à ménager ce que Guillaume a maltraité, à s'appuyer sur la plus grande force du pays : le clergé, la noblesse et la bourgeoisie catholiques. C'est ainsi, croit-il, qu'il pourra faire voter la loi communale et renforcer son pouvoir. (DIETRICHSTEIN (DE), Lettres publiées par RIDDER (DE), dans «Bulletin de la commission royale d’histoire ; t. XCII, pp. 218-219 et pp. 233-234.)

Le plan est bon, mais à une condition : que les catholiques soient unis.

Ce n'est précisément pas le cas.

Les catholiques, nous le savons, se divisent en deux groupes ennemis, les démocrates et les conservateurs. Les uns combattent, les autres appuient la politique royale.

Les évêques, certes, pourraient unifier ces deux tendances Léopold, qui l'espéra un moment, ne se fait plus d'illusions sur ce point. L'archevêque, Mgr Sterckx, refuse de sévir contre les démocrates. Bien mieux, tout porte à croire qu'il tolère leur opposition avec une secrète satisfaction, Il redoute visiblement les tentatives du Roi pour augmenter ses pouvoirs et se subordonner l'Eglise.

Le clergé désire une loyale collaboration avec l'Etat, il repousse vigoureusement une union plus intime. Toutes les velléités de gallicanisme ou de joséphisme le trouvent vigilant et hostile. En empêchant la réalisation des projets de Léopold, les catholiques-démocrates entrent donc dans le jeu de l'archevêque. Mgr Sterckx se gardera bien de les condamner.

Devant la douce obstination de l'épiscopat, le Roi se (page 53) prend à réfléchir. Puisque les évêques ne lui obéissent pas, il demandera à Rome un nonce qui les mettra au pas. Il fera du représentant de Saint-Siège le véritable chef de l’Eglise de Belgique. Avec son aide il gouvernera le clergé, nommera les évêques et influencera le clergé. Tels sont ses projets.

Bien entendu, les démarches en Cour de Rome demanderont du temps. Avant l’arrivée du nonce il faudra combattre par ses propres moyens.

Au cours de sa vie mouvementée, Léopold ne s’est jamais reposé sur les autres du soi de ses intérêts. Ce n’est certes pas lui qui reculera devant la lutte. Il profitera du temps qui sépare le premier du second vote du parlement, pour asséner à ses adversaires quelques rudes coups bien placés. (Cf. SIMON (A.), La question de la Personnification civile de l'Université catholique en 1841-42, dans La Revue générale, 15 août 1928, pp. 153-154 et p. 162. RIDDER (DE), Léopold Ier et les catholiques belges, dans La Revue catholique des idées et des faits, 30 septembre 1927, pp. 4-5. DELATTE (I.), Les instructions de Mgr Gizzi, internonce en Belgique, dans Bulletin de l'Institut Historique belge de Rome, fasc. XIII, p. 206).


Gand et Tournai sont les deux foyers, les deux repaires des catholiques démocrates. Chacun a sa position, sa situation, son originalité propres ; chacun demande, pour être réduit, une tactique spéciale.

A Tournai, quelques aristocrates exceptés, la majeure partie des catholiques soutient vigoureusement le trio Dumortier-Dubus-Doignon. L'évêque et le clergé leur sont également dévoués. Seuls les libéraux appuient le gouvernement.

Personne, à vrai dire, ne songe à contester la solidité des positions démocrates, quand, le 27 juillet 1834, se répand la nouvelle de la mort de Mgr Delplanque. Cet événement imprévu bouleverse toutes les prévisions. Quel sera le remplaçant de ce digne prélat ? quelles seront ses opinions et sa politique ? Voilà ce qu'il importe de savoir au plus tôt.

Dans le diocèse, la presque totalité du clergé désire le chanoine Labis, professeur au séminaire, homme instruit, (page 54) affable, jeune encore. (Lettre de Mgr Sterkx à Mgr Capaccini du 16 septembre 1834.)

C’est un de ces prêtres éclairés qui, comprenant les nécessités de l'heure, acceptent franchement la constitution belge. Conseiller de l'évêque défunt, il l'a toujours poussé à l'entente avec les catholiques démocrates. (Notons que le chanoine Labid n’est pas menaisien. Dès le début de son enseignement il s’est montré adversaire des doctrines philosophiques et politiques de Lamennais. Mais un esprit positif et réaliste, qui accepte et défend même en pratique les institutions et les idées qui, théoriquement, n’ont pas la pleine adhésion de son esprit. CLAESSENS (P.), La Belgique chrétienne, t. II, p. 306.)

Dubus et ses amis, qui connaissent ses dispositions, recommandent avec chaleur sa candidature. Les gouvernementaux, par contre, ne veulent pas en entendre parler. (Lettre de Mgr Sterck aux évêques belges (minute) du 27 septembre 1834.) « Epouvantés » par cette nomination possible, plusieurs nobles tournaisiens montent une cabale contre le chanoine Labis. A leur tête se trouve une dame du grand monde, Mlle de Benoist. « Inquiète et ambitieuse... aspirant de tout temps à s'immiscer dans l'administration du diocèse » (Lettre d’Edmond à François Du Bus du 2 août 1834), elle voudrait un évêque qu'elle pût influencer (Lettres de l’abbé Respilleux à Mgr Sterckx, du 9 août et du 27 août 1834, ainsi que celle du curé de Marquain au secrétaire de l’archevêque, lettre datée du 1er octobre). Supérieure temporelle des sœurs noires de Tournai, son candidat est tout prêt : c'est le directeur spirituel de cette communauté, en même temps curé de Saint-Jacques, le très vieux abbé Sourdeau (Ibid.) Complètement aveuglé sur le compte de cette dame qui le « mène par le nez », ce brave ecclésiastique s'oppose la nomination du chanoine Labis, qu'il estime « trop jeune » (Ibid, « trop jeune », voir sur cette appréciation la lettre de Mgr Sterckx à Mgr Capacinnu du 26 septembre 1834). Deux de ses confrères, aussi âgés que lui, appuient ses prétentions (Ibid).

A Tournai, la noble dame remue « ciel et terre » pour arriver ses fins, on prétend même qu'elle écrit à Charles Vilain XIIII et à d’autres personnes influentes. (Ibid.) Ces soupçons paraissent exacts, car de Rome Mgr Capaccini lance un appel : « Dépêchez-vous avec la proposition pour (page 55) l'évêque de Tournai, mande-t-il à l'archevêque. Il nous arrive déjà des recommandations. Heureusement que cela doit tomber entre mes mains et celles de Mgr Frezza » (Lettre de Mgr Capaccini à Mgr Sterckx du 6 septembre 1834).

Il semble probable que ces intrigues soient « approuvées, soutenues » ou « même plus » par la Cour de Bruxelles (Note anonyme datée de 1837). Léopold, en effet, n'a qu'un moyen de se débarrasser de Dumortier et des autres radicaux : posséder à Tournai un évêque qui lui soit dévoué et qui ordonne au clergé de mener campagne contre les démocrates. Il est pour le Roi d'un intérêt majeur d'éliminer tout candidat qui continuera la politique conciliante de Mgr Delplanque. De longtemps, une pareille occasion d'abattre définitivement les démocrates ne se présentera plus pour lui.

Mgr Sterckx est tenu au courant de ces « méprisables petites intrigues » par l'ami de Dumortier, l'abbé Respilleux, secrétaire de l'évêché (Lettres de Mgr Sterckx à Mgr Capaccini du 26 septembre 1834 ; de l'abbé Respilleux à Mgr du Sterckx du 9 et du 27 août 1834). Un autre prêtre du diocèse dénonce également les « vues coupables » de Mlle de Benoist (Lettre du curé Vinchent au secrétaire de Mgr de Sterckx du 1er octobre 1834). M. de Secus fait exprès le voyage de Malines pour avertir l'archevêque de ce qui se passe à la Cour de Bruxelles. (Lettre de Mgr Sterckx à Mgr Capaccini du 30 mai 1835.) Il y a, écrit enfin l'évêque de Liége, une partie de la noblesse bien pensante « mais un peu à certaines vieilles idées », qui aimerait voir un noble sur le siège épiscopal (Lettre de Mgr Van Bommel à Mgr Sterckx du 5 septembre 1834). Personnellement tout disposé à soutenir ces prétentions, il propose comme futur évêque M. Pycke de Ten Aerden, chanoine pénitencier de Saint-Bavon (Ibid). Il a, dit-il, sa réputation faite parmi les « bonnes » familles de Belgique, les d'Oultremont, Rodes, etc. Plutôt français par son éducation, ses manières, sa souplesse, l'aménité de son caractère, il est en plus « inviolablement attaché aux bons principes » (Ibid).

(page 56) Si la nomination du chanoine Pycke réjouirait fort les « bonnes » familles et le gouvernement, elle affligerait par contre l'opposition, ainsi que le clergé mal pensant

Les bourgeois démocrates se doutent du sort qui les attend si le chanoine Labis est écarté. Relégués au second rang, au profit d'une minorité d'aristocrates ; Dumortier et leurs représentants sommés de changer d'opinion ; le Courrier de l'Escaut probablement censuré ; c'est dans le diocèse la guerre intestine à brève échéance.

Mgr Sterckx, parfaitement renseigné, n'écoute ni les conseils de l'évêque de Liége, ni ceux de la noblesse tournaisienne. Evêque, le chanoine Labis maintiendra le calme dans le diocèse, en s'appuyant sur la majorité et non sur la minorité des fidèles ; ses idées modérées sont pareilles aux siennes ; la grosse part du clergé en est partisan ; ses qualités personnelles, enfin, le mettent au premier rang ; indiscutablement il est « le meilleur » : en Cour de Rome, l'archevêque appuie de toutes ses forces la candidature du chanoine Labis. (Lettre de Mgr Sterckx à Mgr Capaccini du 26 septembre 1834).

Quelques mois plus tard, Léopold apprend qu'à Rome la cause de Labis fait de grands progrès et qu'il a le plus de chances de l'emporter. Aussitôt le Roi tente auprès du nonce de Vienne une ultime démarche. Ne nommez pas « le prêtre Labis », dit-il, c'est une tête exaltée dans le sens lamennaisien et trop favorable à la démocratie ecclésiastique pour laquelle une bonne partie du jeune clergé belge est inclinée, mais plutôt De Coninck, doyen de l'église Sainte-Gudule de Bruxelles. » (DELATTE (I.), Léopold Ier et l’influence de Lamennais en Belgique, sans Hommage à Dom Ursmer Berlière, p. 99).

La lettre du nonce de Vienne arrive trop tard, la décision du pape est prise (Ibid). Toutefois, pour tranquilliser le Roi, le Saint-Père demande qu'à l'occasion de sa consécration, Mgr Labis signe une adhésion de pleine et illimitée adhésion aux deux encycliques qui condamnent Lamennais (Ibid).

L'échec du gouvernement est donc complet. Dumortier, Dubus et Doignon triomphent.


(page 57) De Tournai, passons maintenant Gand, l'autre foyer des catholiques-démocrates.

Gand se divise en orangistes et patriotes.

Les orangistes forment un petit monde à part. Affectant de mépriser Léopold, « le Roi de la canaille », ils boudent le nouveau régime, ne participent pas aux élections, refusent d'illuminer lors des visites royales. Pour soulager leurs rancunes, ils paient une feuillé locale, le Messager de Gand, avec mission d'injurier tous les jours la Belgique.

Unis contre les orangistes, les patriotes ne s'entendent sur aucun autre point. Dans leur camp, une haine terrible sépare les aristocrates des démocrates, les partisans du gouvernement de ses adversaires.

L'origine de la querelle ne manque pas de piquant.

Vers 1829, lors de la résistance au gouvernement hollandais, aristocrates et démocrates marchaient d'un même pas, écrivaient d'une même encre dans le Catholique, pétitionnaient d'une même main. Rien ne semblait menacer leur union.

Malheureusement, aux moments décisifs de la révolution, le courage des nobles connut une légère défaillance. Refusant de prôner ouvertement la séparation du Nord et du Midi, ils se réfugièrent dans leurs terres où, comme dit le Journal des Flandres, ils attendirent un résultat (BARTELS (A.), Les Flandres et la Révolution Belge, p. 347/)

. Les chefs démocrates, les frères Vergauwen, restèrent fièrement Gand. Prenant toutes leurs responsabilités, ils brisèrent, en compagnie du gouverneur de Lamberts et des citoyens patriotes, le complot orangiste d'Ernest Grégoire. (BARTELS (A.), Les Flandres, op. cit, pp. 347 et 385 ; également le récit du complet d’Ernest Grégoire dans THONISSEN (J.-J.) ; Notive sur le baron Werner Joseph de Lamberts Cortenbach.)

Quand tout fut terminé, les nobles reparurent. Le gouverneur de Lamberts et les frères Vergauwen refusèrent de partager le pouvoir qu'ils avaient si bien mérité et menèrent à leur guise la politique de la cité.

Même après ces événements le conflit eut peut-être été (page 58) évité si, aux divergences d'intérêts ne s'étaient jointes d'irréductibles oppositions de principes. M. de Lamberts maintenait la province dans les opinions fanatiquement constitutionnelles. Au parlement François Vergauwen votait toujours avec l'opposition. Les nobles, au contraire, soutenaient de tout leur pouvoir la politique royale et gouvernementale.

La guerre, désormais, était inévitable.

Dès 1832 surgissent les difficultés. Le marquis de Rodes, le baron della Faille d'Huysse se contentent d'abord d'exprimer leur désir de voir le Journal des Flandres changer sa ligne de conduite. Que le Journal des Flandres, écrit H. della Faille, « ne prête plus ses colonnes à des attaques au moins imprudentes contre un ministère, le meilleur que nous puissions espérer et que nos adversaires trouvent trop catholique. Ce n'est pas que je veuille qu'il devienne ministériel ni qu'il se pâme d'admiration pour chaque mesure bonne ou mauvaise du gouvernement. Loin de là, pour être utile il doit rester indépendant, mais je voudrais que lorsqu'il croit devoir blâmer, il le fit avec mesure et prudence et surtout sans aigreur ; qu'il s'attachât davantage à défendre l'esprit général de l'administration, à l'encourager, la pousser là où elle a besoin de conseils, enfin rendre selon l'occurrence et la vérité justice à qui elle est due. » (Lettre de H. della Faille au chanoine Crombrugghe du 11 mars 1832.)

Le Journal des Flandres, évidemment, n'a cure de ces conseils ; aussi le fossé s'élargit-il de plus en plus entre les fiers barons et les démocrates, entre les nobles et les « Rodenbach et compagnie », comme les appelle dédaigneusement H. della Faille. (Ibid..)

Tout comme les laïcs, les ecclésiastiques de Flandre se partagent en deux camps ennemis.

A la tête des démocrates se distingue le secrétaire de Mgr Van de Velde, le chanoine Raepsaet. Agé d'une quarantaine d'années, solide et corpulent fils des Flandres, (page 59) il évoque pour nous une des énergies les plus viriles de ce temps, une ténacité dans les desseins, une passion dans la volonté, que n'auraient pas dédaignés un Gantois de la grande époque. D'un geste unanime, les conservateurs le désignent comme le chef invisible du clergé radical et comme la personne qui exerce le plus d'influence sur l'esprit de Monseigneur (Lettres du 30 décembre 1833 du chanoine Vandergote, du 21 avril 1835 de l’abbé Hemelaer et de Mgr Gizzi du 28 avril 1837, adressées à M. Sterckx). Et de fait l'évêque de Gand, Mgr Van de Velde, semble gagné au parti démocrate. Il marche en plein accord avec le gouverneur de Lamberts et les frères Vergauwen.

Contre l'invasion lente et sûre des abbés démocrates dirigés par Raepsaet, se dresse dans une opposition jalouse et désespérée le vieux chanoine Ryckewaert, président du grand séminaire de Gand. Ryckewaert ne comprenant pas son époque, s'insurge hargneusement contre la moindre innovation, se méfie de la révolution de septembre et plus encore de la constitution nouvelle, n'approuve pas la marche des affaires ecclésiastiques, beaucoup trop libérale à son gré. Il a ses idées à lui, ses absolus. et secrètement, s'irrite qu'on ne les suive plus. (Le livre noir, 2ème édition, pp. 6-8 ; SCHREVEL A.-C. De) Augustin Ryckewaert, dans B. N., t. 20 ; CLAEYS BOUUAERT (F.), Le diocèse et le séminaire de Gand pendant les dernières années de la domination française, p. 104 ; J. F., 1er juillet 1836).

Le Roi n'ignore rien de ces dissentiments. Tournant ses regards impérieux vers la capitale des Flandres, il peut établir comme suit l'Etat des forces en présence : du côté gouvernemental combattent les nobles et les professeurs du grand séminaire ; dans l'autre camp, l'évêque, le gouverneur et le Journal des Flandres des frères Vergauwen.

Léopold ne peut hésiter à soutenir les efforts de ses fidèles partisans. Mettant à profit toutes les ressources de son génie politique, il va organiser leur résistance.

Agir sur Mgr Van de Velde avant l'arrivée du nonce est impossible. Le gouverneur de Lamberts Cortenbach offre, par contre, une proie plus facile : il dépend entièrement du pouvoir. Un de ses employés, ancien rédacteur au Journal des Flandres, (page 90), Amand Neut, s'est chargé de le trahir. Depuis avril 1834, il informe régulièrement l'administrateur de la sûreté publique François, des opinions et de l'activité de son maître, ainsi que de celles des rédacteurs du Journal des Flandres (DISCAILLES (E.), Charles Rogier, t. II, pp. 356-357)

Il apprend ainsi aux ministres, que « le Cortenbach », comme il dit en son langage, a constamment fait de l'opposition au gouvernement, « qu'il s'est rendu actionnaire du Journal des Flandres et lui a donné l'impulsion (sic) de crier contre le gouvernement à tort et travers » ; qu'il rédigeait lui-même contre le ministère des articles », dont Neut en a remis trois, écrits de la propre main du gouverneur ; qu'il s'est brouillé avec le marquis de Rodes, le comte d'Hane, Helias d'Huddeghem, d'autres encore ; qu'il a transmis à B. Dumortier une correspondance tenue avec le ministre des finances sur le cadastre », etc. (DISCAILLES (E.), Charles Rogier, t. II, pp. 356-357.)

Voilà suffisamment de raisons ou de prétextes. Le pouvoir décide d'éloigner M. de Lamberts et de le remplacer par. le vicomte Vilain XIIII, un personnage plus dévoué : le vicomte Vialin XIIII,changeant radicalement de politique, aura pour mission de se les concilier par tous les moyens. Réunissant en un seul faisceau les orangistes et les nobles Vilain XI III isolera le groupe catholique-démocrate, voué dès lors à l'impuissance et à l'anéantissement. Pour faciliter ces manœuvres délicates, un nouveau journal sera fondé à Gand, et la propagande en faveur des quotidiens gouvernementaux de la capitale sera intensifiée.

Chapitre II. Vilains contre Vilains

(page 61) De même qu'à la veille du combat un général parcourt le terrain et les cantonnements, ainsi Léopold se rend sur les lieux des prochaines batailles : il visite Gand au début d'août (URSEL (H. D’), La Cour de Belgique et la Cour de France de 1832 à 1850, p. 30). La population est enthousiaste. C'est un vrai triomphe pour le Roi, note le Journal des Flandres, ou plutôt, corrige-t-il aussitôt, un « triomphe du principe constitutionnel, dont le Roi n'est que la manifestation vivante » (J. F., 27 juillet 1834)

Précisément à ce moment, Lebeau et Rogier démissionnent, de Theux tient le pouvoir, Rome approuve la nomination d'un nonce. Comme par hasard, ce même mois d'août, les rédacteurs du Journal des Flandres sont priés de quitter au plus tôt leurs bureaux de la rue Saint-Bavon, appartenant au chanoine Van Crombrugghe, l'ami de Ryckewaert (Messager de Gand (M. G.), 9 novembre 1834). Le 8 septembre, l'impitoyable brosse des badigeonneurs fait disparaître sous une triple couche, l'enseigne du journal (Ibid.. «

Le Journal des Flandres annonce la nouvelle à ses lecteurs : Les nobles, nous faisant déménager de la rue Saint-Bavon, lancent contre nous un brûlot : Le Constitutionnel des Flandres. Le ton de l'article est méchant et provocant : L'aristocratie de nos jours, entichée de ses vieux titres et de ses gras parchemins, ne connait que l'astuce, l'intrigue, le servilisme le plus bas ; au reste, à l'œuvre on (page 62) reconnaitra bientôt l'artisan. » (J. F., 31 août 1834). Ces prétendus constitutionnels agiraient cependant mieux à tous égards, en appelant leur œuvre : L'Aristocrate des Flandres. C'est le seul reproche que nous ayons à formuler ; pour le reste, nous aussi, nous préférons la guerre à visage découvert (J. F., 30 août 1834).

Le premier numéro du Constitutionnel paraît le 17 septembre 1834. Le journal est absolument nul, sans vie et sans intérêt. Le Journal des Flandres, examinant ses articles à la loupe, parvient à y découvrir une haine profonde et cachée du libéralisme et de la constitution belge. Le Constitutionnel n'ose pas le dire ouvertement, écrit le Journal des Flandres, il « crie de toute sa voix, nous sommes amis de l'ordre existant, puis... il ajoute un peu plus bas : sauf à le modifier peu à peu et à le détruire plus tard. Personne ne sera pris ce piège maladroit et grossier. » (J. F., 19 septembre 1834).

Au moment où les frères Vergauwen attaquent avec vigueur la feuille aristocratique, les ministres appuient, en province, la propagande de l'Union, un autre journal gouvernemental.

A Bruges, le gouverneur De Muelenaere, à l'occasion des fêtes données en l'honneur de l'arrivée de LL. Majestés, ouvre une souscription. Plusieurs fonctionnaires s'abonnent avec empressement (J. F., 13 septembre 1834). Au séminaire de la même ville, le chanoine Delebecque, ami de Ryckewaert, propose des abonnements. Il obtient une signature, pas plus (J. F., 13 septembre 1834). A Menin, d'autres listes sont colportées, avec, en tête, un nom qui est un ordre pour bien des personnes (J. F., 13 septembre 1834).

Voilà donc le Journal des Flandres attaqué de deux côtés à la fois. A peine a-t-il, à droite, percé de coups le Constitutionnel, qu'il lui faut rapidement faire face à gauche, pour parer une botte de l'Union. Acculé à la muraille, d'un air crâne et résolu, il ferraille avec ardeur contre les innom- brables ennemis qui l'entourent.

(page 63) A ce moment précis, une nouvelle, plus stupéfiante encore que les précédentes, court de bouche en bouche : le gouverneur de Lamberts est relégué en Limbourg, le vicomte Vilain XIIII le remplace. Grave avertissement pour le Journal des Flandres ! Bartels, un de ses rédacteurs, s'écrie : « M. Charles Vilain XIIII est nommé gouverneur de Gand, la veille du quatrième anniversaire d'une révolution accomplie au cri de justice et de liberté Ce fait isolé caractérise toute une situation. Ainsi nous n'avons que déplacé, nous n'avons pas écrasé le despotisme. » (BARTELS (A.), Les Flandres, op. cit., p. 564).

Entre M. de Lamberts, appuyant et finançant le Journal des Flandres et le vicomte Vilain XIIII, chargé de le détruire, le contraste est trop accusé pour qu'il soit utile d'insister. La situation devient grave pour l'organe démocrate. Autour du Journal des Flandres, le nombre des ennemis s'accroît continuellement, le nombre des amis diminue.

L'après-midi du 1er octobre, un peu avant 3 heures, le nouveau « proconsul » fait son entrée à Gand (M. G., 30 octobre 1834). La régence se porte à sa rencontre, les portes du palais gouvernemental s'ouvrent à deux battants. De partout l'on accourt féliciter le gouverneur, qui, de son côté, reçoit les compliments avec une exquise urbanité, contrastant étrangement avec « la sauvagerie et la rudesse agreste » de son prédécesseur. » (M. G., 29 décembre 1834)Le soir, un diner de gala, avec musique, réunit tout ce que Gand compte de personnalités. Des toasts enthousiastes sont portés, le vin coule à flots (M. G., 3 octobre 1834). Vers la fin du dîner le gouverneur se lève, et, en peu de mots, brosse le programme de son administration future : La révolution est close, dit-il, il s'agit maintenant de ranimer l'industrie de cette province, de protéger les beaux-arts un peu négligés par suite de la révolution, enfin d'améliorer le sort de la classe ouvrière, la plus nombreuse et la plus faible de la société (M. G., 5 octobre 1834). Les bravos éclatent.

(page 64) La soirée a été très réussie, le « proconsul » commence son règne sous les plus heureux auspices.


Les Vilain XIIII ne sont pas des inconnus à Gand (JUSTE (T.), Le vicomte Charles Vilain XIIII). L'aïeul du gouverneur, grand bailli de la ville sous Marie-Thérèse, financier et philanthrope d'envergure, suggère les plans de la maison de force ; le père, maire de Gand sous Napoléon, chambellan du roi Guillaume, député aux Etats-Généraux, puis au Congrès belge, actuellement vice-président du Sénat, se distingue par son énergie et ses idées féodales. Vivant dans son manoir de Basele, l'un des plus magnifiques des Flandres, entouré d'un parc immense coupé d'un canal, il règne sur ses terres avec autant d'empire que ses ancêtres du Moyen âge.

Maire de Rupelmonde, depuis trente-six ans maire de Basele, ces fonctions l'aident beaucoup arrondir ses chasses (M. G., 28 juillet 1836.). Désire-t-il être élu au Sénat, veut-il faire élire un de ses fils à la Chambre, il sonne aussitôt le rassemblement de ses vassaux. Les cuisiniers préparent en son château un dîner monstre (J. F., 24 septembre 1836). Au dessert, le comte se lève, se répand en invectives contre le candidat adverse, fut-il l'abbé de Haerne, le dépeint comme un factieux, un républicain, dont la présence au parlement provoquerait la perte de notre nationalité, et tout le monde d'applaudir (J. F., 27 octobre 1834). Lors du vote, le comte surveille étroitement les opérations. Un adversaire se trouvant un jour dans une salle différente du bureau des élections, le comte vient l'insulter, en disant qu'il n'avait pas le droit de se trouver dans cette place, qu'il intriguait auprès des électeurs, et autres aménités (J. F., 21 juin 1835). Rien ne résiste son autorité, aussi peut-on se douter que les campagnards votent toujours, avec ensemble, pour le « bon » candidat.

Les yeux vifs, les cheveux plats, les lèvres fines et rasées, l'air moqueur et pourtant courtois, tel nous apparaît son (page 65) fils ainé, le vicomte Charles (JUSTE (T.), Le vicomte Charles Vilain XIIII, op. cit., pp. 4-16 ; KALKEN (VAN), Charles Vilain XIIII, dans B/ N., t. 26). Sa physionomie ouverte respire je ne sais quoi d'ironique et de mordant, masque qu'il adopte volontiers pour cacher les émois d'une sensibilité presque féminine. Ses manières simples et raffinées, son esprit, sa droiture, sa générosité surtout, l'espèce d'élan confiant et naïf qui le porte vers l'avenir, et que, pudiquement, il essaye en vain de cacher, toutes ces qualités, si diverses et si précieuses, le rendent invinciblement sympathique. Charles Vilain XIIII nous paraît, sans contredit, le plus brillant représentant de la jeune noblesse belge.

D'excellentes études au lycée Henri IV ainsi que chez les jésuites de Saint-Acheul, quelques années de droit malheureusement interrompues, et le voici déjà lancé dans la politique, et même, charme d'autant plus piquant, dans la politique d'opposition. Bousculant quelques préjugés, il collabore aux journaux les plus avancés, se lie avec les révolutionnaires libéraux, puis, entre deux mots d'esprit, en d'admirables lettres, jeunes, vibrantes, sincères, pleines d'effusions à peine contenues, il se livre tout entier à son maître, l'abbé de Lamennais.

« Catholique plein de foi, lui explique-t-il, j'étais libéral en politique, et cependant, presque tous les catholiques que je voyais faisaient de l'autel et du trône une cause commune, et je voyais presque toujours l'incrédulité l'apanage du libéralisme : Cette contradiction a été bien souvent pour moi la source de combats bien pénibles, de vives inquiétudes dans mes confessions, et cependant je ne pouvais me soumettre à ne regarder les peuples que comme de vils troupeaux livrés légitimement en proie à la houlette imbécile d'un berger ou au couteau d'un bourreau. Votre livre a paru, Monsieur, et a été pour moi comme une vive lumière qui a subitement éclairé ce coin obscur où je tâtonnais depuis si longtemps, j'ai vu la vérité, je me suis jeté avidement sur ce trésor tant désiré, je m 'en suis emparé, je l'ai fait mien ; et depuis ce temps, papiste, ultramontain, (page 66) j'ai retrouvé le calme et la tranquillité. Recevez-en, je vous prie, les remercîments les plus sincères. » (GOYAU (G.), Le portefeuille de Lamennais, pp. 75-76 ; Lettre de Ch. Vilain XIIII à Lamennais.)

Elu au Congrès, il siège à gauche, vote pour la monarchie constitutionnelle « assise sur les bases les plus libérales, les plus populaires, les plus républicaines » et défend les Saint- Simoniens Charles (JUSTE (T.), Le vicomte Charles Vilain XIIII, op. cit., pp. 7 et 12). « Dans l'Etat actuel de la société, s'écrie-t-il dans un grand élan de générosité, il faut laisser toutes les opinions, toutes les doctrines librement se produire, il faut les laisser se débattre et s'entrechoquer entre elles : celles qui sont de verre se briseront, celles qui sont de fer persisteront, et la vérité finira par l'emporter par sa propre force. Sa victoire alors sera glorieuse ; elle sera légitime, car elle aura été conquise sur le champ de bataille, à armes égales » (JUSTE (T.), Le vicomte Charles Vilain XIIII, op. cit., pp. 10-11).

Présence d'esprit, sens de la répartie, affabilité, grâce, il a toutes les brillantes qualités de l'homme du monde, sans en avoir les défauts. Sa conversation, surtout, attire : « C'est un feu roulant de spirituelles saillies, un jet continu d'anecdotes plus plaisantes les unes que les autres. » (DECKER (P. DE), Le vicomte Ch. Vilain XIIII, dans Revue Générale), t. 28, p. 15.) La durée du Congrès, il fréquente le salon des Mérode, rue aux Laines. Pendant que la comtesse de Robiano, la marquise Arconati, d'autres encore parmi les plus aimables femmes de Bruxelles, travaillent à quelque ouvrage, il lit avec son talent inimitable le roman du jour ou quelque pièce dramatique. « Les Fiancés », un roman de Manzoni, est particulièrement goûté de ces dames. Après un moment de lecture, le marquis de Beauffort ou le comte de Robiano le remplacent d'une manière fort agréable, sans pourtant l'égaler. (MERODE-WESTERLOO (H. DE), Souvenirs, t. II., pp. 245-246.) Oh ! les charmantes, les délicieuses soirées de l'hôtel de Mérode qui, dans l'intimité d'un monde choisi, lui permettent de briller de tout son éclat !

En 1832, le Roi le nomme envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire près du Saint-Siège et des autres (page 67) cours d'Italie. Plus tard, Vilain XIIII aimera revenir sur les scènes de haut comique qui marquèrent la réception de l'ambassadeur « révolutionnaire » par les princes italiens (DECKER (P. DE), op. cit., p. 8). A Turin, le Roi détourne l'entretien sur la peinture flamande ; à Parme, la duchesse, ne disant pas un mot de politique, devise des chambellans de l'ancienne cour impériale ; à Naples Vilain XIIII, parlant successivement de la ville, de l'armée, du Vésuve, essaye vainement d'obtenir la moindre réponse du jeune Ferdinand II (JUSTE (T.), Le vicomte Charles Vilain XIIII, op. cit., pp. 17-21). Seul Grégoire XVI le reçoit aimablement.

L'atmosphère de la cour romaine, par contre, impressionne fâcheusement l'honnête Vilain XIIII. Certains fonctionnaires y font mine de déjouer de pseudo-complots « uniquement pour s'enrichir et persévérer dans l'ancien marasme » (SCHMIDLIN (J.), Histoire des Papes de l’époque contemporaine, 2ème partie, pp. 220-221/ - Ceci est l’avis de Mettenich et de Lützow, son ambassadeur, tout dévoués, pourtant, au Saint-Siège) ; la plupart des cardinaux visent à la « pire réaction » (Ibid.) ; le pape lui-même, semble entièrement dominé par Metternich (Vilain XIIII écrit : « Le Pape actuel est Vénitien, sujet de l’empereur, et c’est M. de Metternich qui gouverne Rome ». ABRENS (L.), Lamennais und Deutschland, p. 30.)

Notre diplomate novice, dégoûté de ces mœurs, a la mauvaise idée d'en faire part, par la poste aux lettres, au ministre des Affaires étrangères de Bruxelles. On sait ce qu'il advient de ses dépêches : Metternich les subtilise et les envoie au pape, qui s'en montre fort irrité. « M. Vilain est encore trop jeune, écrit Mgr Capaccini à Mgr Sterckx. Il a voulu jouer le rôle de vieux diplomate, et il ne le pouvait pas. Il n'a pas compris que pour acquérir du crédit, il faut agir loyalement et prudemment » (Lettre de Mgr Capaccini à Mgr Sterckx, du 4 mai 1833.) A la suite de ces incidents, Vilain XIIII quitte Rome et rentre en Belgique (Lettre de Mgr Sterck à Mgr Capaccini, du 18 avril 1833.).

L'archevêque de Malines espère que ses amis, « et surtout M. Louis de Robiano, dont la soumission l'encyclique est parfaite, parviendront à le ramener entièrement. »

(page 68) Ils n'y parviendront que trop bien, à ce qu'il semble. Reniant ses principes antérieurs, rejetant Lamennais, piétinant ce qu'il avait adoré, Vilain prononce, en avril 1834, un discours furieusement réactionnaire, d'un réalisme brutal, voire cynique, qui jette dans la consternation les bancs catholiques-démocrates de la Chambre.

Qu’est-ce que la légalité, déclare Vilain XIIII, je ne crois plus à la légalité, je me moque de la légalité ! « La légalité est un vieux manteau que je ne saurais respecter ; endossé et rejeté tour à tour par tous les partis, porté, usé par tout le monde, composé de mille pièces de mille couleurs, il est troué par les uns, raccommodé par les autres ; il porte les souillures de tous ses maîtres ; la féodalité s'est assise dessus et lui a laissé une odeur de bête fauve que nos codes respirent encore ; la royauté l'a foulé aux pieds et traîné dans la fange ; la république l'a tout maculé de sang, car la guillotine fonctionnait légalement en 93. Napoléon l'a déchiré partout, avec la pointe de son ou le talon de sa botte ; et voilà ces lambeaux qu'on élève, aujourd'hui que tout tombe en poussière, religion, mœurs, patrie, famille, que tout sombre en dissolution voilà ces lambeaux qui doivent sauver le monde ! L'ordre légal est le dernier mot de la civilisation... Ah, c'est une amère dérision ! Oui, le mensonge, la fraude, le vol, la spoliation, l'injustice ont besoin de la légalité pour s'introduire chez une nation et s'y faire obéir matériellement, mais la vérité et la justice peuvent aller toutes nues, elles sauront toujours se faire respecter par tous les peuples.

« L'ordre légal est bon tant qu'il suffit, mais dès qu'il ne suffit plus, le pouvoir est obligé de recourir aux coups d'Etat : son devoir n'est pas de périr avec les principes... mais de sauver le peuple par tous les moyens possibles... Toute nation qui a une constitution écrite doit nécessairement faire des coups d'Etat... La seule question quand un gouvernement en est réduit un coup d'Etat, c'est de savoir s'il est juste, s'il est destiné à soutenir l'essence de la constitution, s'il est conforme à la volonté nationale, ou bien s'il est injuste, hostile aux institutions fondamentales et contraire aux vœux du peuple : c'est à ce choix (page 69) qu'on reconnait l'homme d'Etat, et, selon l'événement, on le monte au Capitole ou on le jette aux Gémonies. Ainsi, Charles X et Guillaume expient les ordonnances du 25 juillet et le message du 11 décembre, tandis que la Belgique vit avec reconnaissance l'entrée des troupes françaises en 1831, violation directe et flagrante de la constitution, et qu'aujourd'hui l'expulsion des étrangers raffermit sur son banc un ministère prêt à tomber. » (M. B., 28 avril 1834.)

Cinq mois après son éloge du coup d'Etat, Charles Vilain XIIII est nommé gouverneur de la Flandre orientale, avec mission d'unir nobles et orangistes dans un front commun contre les démocrates.


L'accueil du Messager de Gand, journal orangiste, est aussi peu encourageant que possible. Le sieur de Basele ou de Basile, écrit-il, veut opérer une fusion entre les opinions et les partis. « Or, entre vouloir et ne vouloir pas la révolution, entre le maintien du puissant et prospère royaume des Pays-Bas et la scission funeste de cette monarchie en deux parties, dont l'une doit nécessairement être minée par l'autre, il n'y a pas de milieu possible. » (M. G., 12 octobre 1834) « Si l'apôtre de l'arbitraire » n'est pas de cet avis, il n'a qu'à s'en retourner à Basele ou rendre visite au Père Loriquet, son conseiller intime » (M. G., 8 octobre 1834).

D'autre part, l'arrivée du vicomte ne fait qu'accroître encore, si possible, l'acharnement de la lutte entre le Journal des Flandres et le Constitutionnel des Flandres. La haine du Journal des Flandres, sa méchanceté, sont telles, qu'elles provoquent presque un malaise chez le lecteur. Tous les jours on peut être assuré d'y trouver soit un article fielleux, soit un entrefilet venimeux à l'adresse du Constitutionnel. Le Constitutionnel, dit-il, doit toujours crier « e sempre bene, bien ! toujours bien ! », comme la claque des théâtres (J. F., 29 octobre 1834). On compte ses abonnés, on le traite (page 70) d’officieux, de journal des perruques, de marquis inconstitutionnel. Eh quoi, vous vous récriez ! « Sommes-nous donc si coupables de nommer marquis un journal ignoble, quoique payé par un noble et imprimé chétivement, chaque jour, à la grande joie d'un petit nombre de lecteurs, composés de quelques barons, de deux douairières. des messieurs de la police et d'une demi-douzaine de sénateurs ; total, sauf réduction certaine, quarante-deux abonnés ? » (J. F., 6 décembre 1834).

A lire le Journal des Flandres, on pourrait se figurer que le Constitutionnel attaque chaque jour en quatre colonnes le parlement et la liberté, qu'il prône le servage et la main morte. Il n'en est rien. Le Constitutionnel est un journal modéré, fade, où l'on chercherait en vain des idées, fussent-elles réactionnaires. Il ne répond que mollement à la grêle de coups qui s'abat sur lui. Ce ne sont donc pas tellement les idées avancées du Constitutionnel, que vise le Journal des Flandres, mais plutôt ses intentions secrètes, ou ce qu'il se figure être ses intentions. Ensuite, sa férocité est comme doublée du fait que le Constitutionnel occupe ses anciens bureaux de la rue Saint-Bavon et qu'il est rédigé par ceux de ses anciens rédacteurs, « renégats de ses principes », les sieurs Beck et Neut, débauchés par les nobles. (J. F., 20 et 22 septembre 1834.)

Les injures, les quolibets qu'il leur adresse ne sont, si je puis dire, que les préliminaires du lent supplice qu'il leur réserve. Le 8 octobre seulement, commencent les vraies tortures. Avec un rire cruel le Journal des Flandres publie in extenso une lettre du ministère à Amand Neut, le rédacteur du Constitutionnel, lettre qui dévoile entièrement l'espionnage auquel il s'est livré dans les bureaux de l'ancien gouverneur de Lamberts. « Nous nous engageons, dit le Journal des Flandres, à montrer au marquis de Rodes, au comte d'Hane, aux malheureux abonnés victimes de ce guet-apens, l'original de cette lettre. Ils verront comment ils se trouvent accolés aujourd'hui sur la sellette de l'infamie. Telle est donc la source impure d'où est sorti le Constitutionnel (page 71) des Flandres ». (J. F., 8 octobre 1834) Sous-entendu, c'est parce que Neut a espionné le baron de Lamberts, qu'il dirige aujourd'hui le Constitutionnel des Flandres : les trente deniers de Judas !

Le fait, hélas, n'est que trop vrai. Pendant une longue semaine, harcelé de questions, le Constitutionnel se tait. Finalement, poussé dans un coin, il balbutie qu'il n'a pas s'expliquer sur une affaire à laquelle il est étranger. » (14 octobre 1834). On s'imagine les lazzis du Journal des Flandres. Avec joie il fouille la plaie, citant régulièrement des extraits de la fameuse lettre du ministère à Amand Neut. Touché à mort le Constitutionnel ne répond même plus, il s'abandonne aux coups de son ennemi triomphant.


Nous connaissons les projets du Roi. Son plan se réalise sous nos yeux : de Theux arrive au pouvoir, Rome décide l’envoi d’un nonce, Vilain XIIII remplace de Lamberts, les aristocrates de Gand fondent le Constitutionnel des Flandres.

Avant de raconter la suite de l'offensive du gouvernement contre l'opposition, nous tenterons de résoudre un intéressant problème historique.

Au cours du récit nous avons remarqué, à plusieurs reprises, une vive opposition entre nobles et bourgeois. Cette rivalité, d'où provient-elle ? Quelle en est la cause ? C'est ce que nous aurons à déterminer. Faute de savoir répondre à ces questions, nous ne croirions pas pouvoir comprendre les mobiles profonds de certaines attitudes, l'intime psychologie de plusieurs personnages.

Chapitre III. Nobles et bourgeois

(page 72) Avant de mettre en lumière les raisons politiques et psychologiques qui, en Flandre spécialement, opposent nobles et bourgeois, traçons rapidement un large crayon des plus considérables représentants de l'aristocratie de cette province.

Le vicomte Vilain XIIII nous est conny. Par contre, l'ombre noie encore pour nous l'imposante figure de Charles, marquis de Rodes, le marquis « inconstitutionnel », comme dit le Journal des Flandres. Grand, droit, le visage ovale, très bel homme au demeurant, sa large carrure ajoute encore son air suprêmement racé et policé. Il en impose. Heureusement, son amabilité naturelle atténue rapidement cette impression qui, à la longue, pourrait devenir gênante. Sa famille, les. Rodriguez Evora y Vega, originaire du Portugal, s'installe à Anvers au XVIIème siècle. Banquiers de leur métier, les Rodriguez s'y enrichissent énormément, ce qui leur permet d'acheter la terre de Rodes et d'en devenir marquis.

L'hiver, Charles de Rodes le passe dans son hôtel de Gand ; l'été, dans ses terres, à Beirlegem, village dont il est bourgmestre. Fin 1830, dans son salon, pendant que les dames tricotent des châles aux couleurs polonaises, quelqu'un lit à haute voix l'Avenir. C'est dire que Charles de Rodes s'est opposé au gouvernement hollandais, oh, d'une façon très légale, très correcte, très modérée, bien sûr, sans vouloir le moins du monde la révolution, suffisamment cependant, pour que son hôtel de Gand soit surveillé par un espion. Lors des journées de septembre il séjourne à la (page 73) campagne avec sa famille. C'est là qu'un de ses oncles, revenant de Bruxelles, bride abattue, cocarde tricolore à la boutonnière, lui apprend la nouvelle. (Note de l’auteur : Ces renseignements m’ont été très aimablement fournis oralement par le comte I. de Lichtervelde.)

Membre du Congrès, une transaction avec la Hollande ne lui répugnerait pas. La modération, le calme sont sa nature même ; il ne s'en départira jamais. Elu sénateur, il votera avec le gouvernement et appuiera ses projets.

Le comte J.-B. d'Hane-de Potter, ami intime du marquis de Rodes, amateur d'art, inspecteur de l'Université de Gand, providence des artistes, unit en une seule personne les qualités du mécène, du dandy et de l'homme d'esprit. (HOLVOET (A.), Esquisses biographiques des principaux fonctionnaires, etc., p. 23.)

Son père possède rue des Champs le plus délicieux hôtel de Gand : escalier monumental, grande salle de style italien entouré d'une galerie soutenue par des colonnes et rehaussée de dorures et de sculptures dentelées, parquet en bois étrangers diversement colorés, chambre à coucher en style Louis XIV avec lit sculpté à baldaquin, suite de salons décorés de vases précieux en porphyre, de meubles sculptés, de lustres étincelants, tel est le cadre dans lequel évolue, dédaigneux et magnifique, le comte d'Hane de Steenhuyse. (GOETHALS (F.-V.- ; Dictionnaires généalogique et héraldique des familles nobles du royaume de Belgique, t. II, pp. 652-653.) Lors des Cent Jours, Louis XVIII et sa suite lui font le grand honneur d'accepter son hospitalité. Les succulents dîners du comte d'Hane et la voracité de son hôte sont restés célèbres à Gand. (FRIS (V.), Histoire de Gand, depuis les origines, jusqu’en 1913, 2ème éd., pp. 652-653.)

A cette époque, le comte J.-B. d'Hane-de Potter, fils du comte d'Hane de Steenhuyse, a dix-huit ans. Sa jeunesse passée dans un décor de rêve, en compagnie des têtes les plus spirituelles du siècle, au milieu des raffinements les plus exquis, nous fait peut-être mieux comprendre l'air un peu dégoûté qu'il affiche maintenant, en face de ses collègues de la Chambre, bourgeois positifs et sans esprit.

Les cheveux bouclés, les yeux voluptueux, d'allure précieuse, je l'imagine volontiers, badine sous le bras, (page 74) discutant d'un ton dégagé avec quelque homme de lettres parisien (Hane devint l’ami intime d’Alexandre Dumas ; BRONNE (C.), Léopold Ier, op. cit., p. 252), des mérites et des nuances de la dernière comédie de Musset.

Hippolyte della Faille n'a aucun des défauts ou des qualités de ce délicat épicurien. Nommé au début de 1835 directeur des affaires relatives au culte, « la plus belle direction et l'un des postes les plus influents de toute l'administration », dit-il lui-même (lettre au ministre de l’intérieur, 9 juin 1840), le rôle politico-religieux qu'il joue auprès de de Theux reste assez mystérieux. Ses projets, par contre, le sont beaucoup moins : le baron Hippolyte della Faille veut la perte et la destruction totale de la coterie laïco-ecclésiastique du Journal des Flandres (Lettre du 18 septembre 1838 à un destination inconnu.)

A son égard, pense-t-il, « la condescendance serait de la faiblesse et ne ferait qu'enhardir des nullités qui se croient importantes, en leur faisant penser qu'on les craint. Cette coterie veut une chose : la domination. Elle l'a exercée sur l'évêché et sur le gouvernement provincial. Elle a perdu son influence sur le gouvernement en 1834, par le remplacement de M. de Lamberts, et telle est la vraie cause de son opposition au ministère, de sa haine pour M. Vilain XIIII... ne croyez pas que M. de Theux et M. Vilain, que MM. d'Hane, de Rodes, mon frère et moi, nous lui soyons personnellement désagréables. Non, mais le gouvernement de la province échapperait sa tutelle : inde ira ». Le Journal des Flandres, voilà l'organe, le foyer, le drapeau de ce groupe malfaisant. « Tant qu'il existera, il entretiendra la division et empêchera la fusion des partis. La conclusion se tire d'elle-même : il faut détruire le Journal des Flandres. Delenda est Carthago !

Hippolyte della Faille, à côté d'immenses qualités, ou à cause précisément de celles-ci, risque aisément, on le voit, de tomber dans les opinions extrêmes. Au travers de sa (page 75) correspondance crépite je ne sais quelle sombre et orgueilleuse flamme. Le ton hautain, cassant et intraitable, témoigne d'un homme à principes qui, à ses heures, n'est pas exempt de fanatisme. Son frère lui ressemble : « La cause est tout, dit-il, et les noms propres ne sont rien. »

Le vicomte Vilain XIIII, le marquis de Rodes, le comte d'Hane, les barons Hippolyte et Adolphe della Faille d’Huysse, voilà à Gand, les cinq têtes les plus considérables de l'aristocratie.

Pourquoi, à l'inverse de ce qui se passe Bruxelles n'ont-ils pas suivi la plupart des membres de leur caste dans leur obstinée fidélité à Guillaume Ier ? Pourquoi ont-ils pétitionné en 1829 ? Pourquoi se sont-ils ralliés au nouveau régime ? Est-ce de leur part pur patriotisme ?

Sans vouloir le moins du monde nier ce que leur opposition comporte de désintéressé, il me semble malgré tout utile d'en mettre à jour une cause jusqu'ici peu connue. Elle se résume en deux mots : à Gand le génie mercantile de Guillaume Ier remarque, honore et préfère les bourgeois industriels aux nobles terriens ; à Bruxelles, la classe des bourgeois fabricants n'ayant guère de développement, l'ancienne aristocratie conserve les faveurs du Roi. Par réaction naturelle, à Gand, les nobles terriens dépités, boudent Guillaume et pétitionnent ; à Bruxelles, l'aristocratie de Cour lui reste fidèle et dévouée. (BARTELS (L.), Les Flandres, op. cit., p. 39 et 80-81).

Pour passer leur humeur, avant même la révolution, une demi-douzaine de nobles flamands, dont Vilain XI III, le marquis de Rodes et le comte d'Hane, fondent à Gand le Catholique des Pays-Bas, futur Journal des Flandres, et le Vaderlander. Le succès de ces feuilles affranchit bientôt l'éditeur de toute dépendance envers les fondateurs (BARTELS (L.), Les Flandres, op. cit., p. 118 ; le Journal des Flandres finira par appartenir aux frères Vergauwen).

A Gand, ces mêmes aristocrates posent également les bases d'une association constitutionnelle, chargée d'organiser les élections (BARTELS (L.), Les Flandres, op. cit., pp. 80-82). Affectant de repousser en même temps (page 76) bourgeois orangistes et bourgeois patriotes, ces messieurs ne visent, en fait, qu'à asseoir leur propre prépondérance. Ils n'admettent aucun roturier dans leur association. La politique leur semble un domaine réservé aux personnes de leur rang.

Invisibles durant la révolution, ils trouvent à leur réapparition le pouvoir aux mains des frères Vergauwen et le Journal des Flandres engagé dans une voie opposée à leurs principes. Le comte d'Hane se désabonne avec fracas, le chevalier de Theux, le marquis de Rodes, Hippolyte della Faille, le chanoine Ryckewaert a, essayent, mais en vain, de ramener le Journal à d'autres sentiments. Le compromis s'avérant impossible, la guerre ouverte éclate alors, dans toute sa rigueur.

Dans plusieurs articles le journal démocrate expose ses griefs en détail. Les aristocrates, dit-il, caste peu nombreuse mais influente par leur fortune et leur position sociale, se couvrent du masque de la religion pour anéantir notre constitution. Ecoutez le chœur de leurs lamentations : la liberté des spectacles ruine la morale de notre jeunesse, et bien plus la liberté de la presse, les mauvais livres encore davantage ; puis, sotto voce, supprimons donc la liberté des spectacles, la liberté de la presse, la liberté de l'édition !

Arrière, hypocrites, clame le Journal des Flandres, la religion et la morale se trouvent parfaitement bien de notre constitution. Depuis Joseph II l'Eglise belge était asservie et persécutée, la voici libre enfin ; voyez les écoles, les œuvres, les journaux catholiques qui se fondent partout. La défense de la religion n'est pour vous qu'un prétexte. « Il faut chercher ailleurs le véritable motif de cette peur,

(page 77) de ce dégoût de la liberté qu'on remarque chez nos aristocrates. Je crois la trouver, dit le Journal, dans la soif de domination, dans le besoin de suprématie que cette caste a montré dans tous les temps. Ils ne peuvent supporter que des lèvres roturières boivent à la coupe du pouvoir, que leurs actions puissent être contrôlées par des vilains, que le peuple puisse être juge de leur conduite et dire qu'ils font mal. » (J. F., 20 novembre 1834.)

« Que signifie, disent-ils avec hauteur, que signifie cette faculté laissée au peuple de s'élever aussi haut que nous ? Il ne faut pas avoir la moindre dose de bon sens pour jeter côte à côte, à la Représentation, des hommes dont le rang est essentiellement différent ; n'est-ce pas une honte que d'envoyer au sénat, ce premier corps de l'Etat, l'aristocratie ensemble avec la finance, les nobles et les industriels ? Un tel amalgame d'hommes, une telle confusion d'idées ne peut durer longtemps. Il faut séparer le bon grain aristocratique de l'ivraie populaire. » (J. F., 21 mai 1835.)

Ainsi ces messieurs rêvent nouveau de l'ancien régime, ils veulent le retour de leurs privilèges ! « Mais ils ne savent donc pas que les nations sont en marche et qu'il est impossible de les arrêter, bien moins encore de les faire rétrograder ? Et ne pourrait-on pas leur dire : de quel droit, hommes intolérants que vous êtes, venez-vous nous enlever un bien que vous ne nous avez pas donné ? Vous voulez nous ravir notre liberté, qu'avez-vous fait pour elle ? Où étiez- vous au jour du danger ? Retirés au fond du pays, vous vous enfouissiez dans vos maisons de campagne, avec vos trésors. Là, vous trembliez de tous vos membres au bruit lointain d'un coup de canon, vous tressailliez au son du tocsin du village, vous suiez sang et eau au moindre aboiement du chien de la ferme ; vous attendiez inquiets. haletants, le résultat du courroux populaire et quand le peuple eut triomphé vous courûtes Bruxelles et dîtes : nous avons vaincu !

« Alors vous vous confondiez avec le peuple, parce qu'en effet le peuple alors était plus grand que vous, lui sur ses (page 78) barricades, vous sur vos parchemins. Maintenant cependant vous méprisez ce peuple ; du haut de votre grandeur vous dites : lui ; vous reniez ces hommes par qui vous êtes tout ce que vous êtes, politiquement parlant, et vous voulez, avec la liberté, leur enlever les droits qu'ils ont achetés au prix de leur sang. » (J. F., 20 novembre 1834.) « Vous présentez à la Chambre un projet d'organisation communale arrangé de manière à ce que le peuple n'y soit pour rien, vous désirez un pouvoir central et fort, vous méditez de faire rentrer dans le néant politique ces masses assez audacieuses pour oser prétendre à leur part de liberté. » (J. F., 21 mai 1835.)

Quelles illusions ! « Les temps sont changés ; la noblesse comme corps est anéantie ; le peuple n'a plus aujourd'hui besoin de protecteurs, il se défend bien lui-même ; la maison de Nassau vient d'en faire une rude épreuve ». (HUYTTENS, Discussion du Congrès national de Belgique, t. I, p. 199). De qui sont ces dernières lignes ? Du vicomte Vilain XIIII. Charles Vilain XIIII député du Congrès, réfute admirablement les erreurs de Charles Vilain XIIII gouverneur de Gand.

Revenir à l'ancien régime, ajoutait-il, ce serait « introduire dans chacune de nos provinces un ferment de trouble, de discorde et de haine. D'un côté ces familles (nobles) appuyées par leurs partisans, poussées peut-être par une clientèle intéressée, de l'autre, cette partie du peuple qui a conscience de ses droits et de sa force, seraient sans cesse en présence ; de là des divisions continuelles, de petites guerres intestines, jamais ni paix ni repos, en un mot point de bonheur pour la province. » (HUYTTENS, Discussion du Congrès national de Belgique, t. I, p. 199)

Gouverneur de Gand, relisez les discours du député du Congrès, et vous, aristocrates des Flandres, si vous êtes encore « accessibles aux conseils venus d'en bas », écoutez celui-ci : Restez fidèles à la révolution, afin qu'on ne dise pas : « Marquis un tel, vous ne vous êtes révolté que pour vous venger de la perte de vos clefs de chambellan ! Comte un tel, vous ne vous êtes fait peuple un moment que pour donner à votre femme le titre de dame d'honneur ! » (J. F., 20 novembre 1834).

(page 79) Bien sûr, vous avez tous cru faire une bonne affaire en acceptant la révolution ! Après tout, entre grand bailli de Gand et gouverneur de Gand, il n'y a pas une telle différence. Peu importe les mots si le pouvoir reste entre vos mains. Quelle erreur ! Vraiment, vous n'avez pas compris le sens profond de notre révolution de septembre, vous n'avez pas compris qu'elle signifie la définitive accession au pouvoir d'une classe nouvelle et décidée, vous n'avez pas compris qu'elle marque la fin de votre domination exclusive. Croyez-nous, le plus sage dans votre position serait d'accepter franchement et loyalement la constitution, et de sauver ainsi ce qui vous reste d'influence.


Les porte-paroles des aristocrates, le Constitutionnel des Flandres à Gand, l’Union à Bruxelles, le Courrier de la Meuse, le Journal historique et littéraire à Liége, répondent de leur mieux à ces furibondes accusations. Leur ton calme, réfléchi, apparemment impartial, diffère absolument de la véhémence du Journal des Flandres. A leur lecture on se convainc que ce dernier passe toute mesure.

Certes, les aristocrates sont parfois réactionnaires, mais avant que d'être réactionnaires ils me paraissent conservateurs. Après tout, la révolution de septembre ne leur est pas défavorable ; pour la plupart d'entre eux les élections ne sont qu'une formalité, leurs fermiers votant avec ensemble en leur faveur ; ils dominent le sénat ; ils ont la meilleure place dans les conseils du Roi ; de Theux, leur homme de confiance, est premier ministre ; Gerlache préside la Cour de cassation ; personne ne menace leur fortune ; pourquoi reviendraient-ils l'ancien régime ? L'ancien régime leur offrirait-il des avantages beaucoup plus nombreux ou plus considérables ?

Les aristocrates, me semble-t-il, veulent donc avant tout conserver ce qu'ils possèdent, conserver à perpétuité un ministère de Theux, un sénat complaisant, une majorité parlementaire modérée, un président de Gerlache, un gouverneur Vilain XIIII. Les démocrates, malheureusement, rendent ce bel idéal fort improbable. Les démocrates, (page 80) voilà donc les ennemis naturels, ceux qu'il faut bâillonner à tout prix. Le Courrier de la Meuse se déclare « fermement résolu d'arrêter par tous les moyens légaux ces hommes qui se disent du mouvement, qui en effet ne s'arrêtent jamais, ne savent pour la plupart où ils vont, et semblent avoir pris pour devise : Trop n'est pas même assez. » (C. M., 4 juin 1835.)

Mais comment contenir ces exaltés, les abattre, les rendre inoffensifs, tout en restant soi-même fidèles, en apparence au moins, à la constitution ? Une solution se présente : le projet de loi communale du gouvernement. C'est ainsi que, par crainte des radicaux, certains aristocrates conservateurs deviennent réactionnaires. Par une série de mesures appropriées ils voudraient rendre le pouvoir qu'ils détiennent plus assuré encore, plus stable, plus fort, hors des atteintes de l'opposition, inamovible. Leur idéal, somme toute, paraît assez semblable à celui d'un Guizot. Conservant les apparences d'un gouvernement représentatif, ils le videraient de toute substance. Une Chambre de fonctionnaires et d'aristocrates maintiendrait au pouvoir le chevalier de Theux, lui-même subordonné aux ordres de Léopold.

Pour empêcher les protestations de l'opposition, un article de la constitution devrait être modifié, un seul, mais capital : la liberté de la presse. Se couvrant de prétextes religieux, s'appuyant sur les encycliques de Grégoire XVI, le Courrier de la Meuse, le Journal historique et littéraire, d'autres encore, préparent le terrain en attaquant souvent, d'une façon indirecte et tortueuse il est vrai, suffisamment claire pourtant, cette liberté fondamentale. « Parmi les obstacles dont la religion doit chercher à triompher aujourd'hui, dit le Journal historique et littéraire, il y en a plusieurs qui tiennent à notre situation, à notre système politique » et de citer la liberté de la presse, la liberté des spectacles et celle de l'édition. (Journal historique et littéraire, 1er décembre 1834, p. 435 et 437, 1er janvier 1835, pp. 478 et suivantes.)

L'on peut maintenant mesurer la marge qui sépare de la vérité, les accusations du Journal des Flandres. Le journal gantois accuse les aristocrates de vouloir « anéantir » la (page 81) constitution, revenir à « l'ancien régime », « exclure » les bourgeois du parlement. En fait, les aristocrates ne désirent pas « anéantir » la constitution, mais plutôt l'interpréter à leur façon ; ils acceptent volontiers le régime nouveau, s'il leur offre la même influence que l'ancien ; ils admettent à côté d'eux les bourgeois, pour autant qu'ils ne contrecarrent pas leur politique et se montrent dociles à leurs inspirations. (Voir entre autres : C. B., p. 306.)

Dans le cadre des institutions existantes, l'un et l'autre groupe vise à la suprématie. L'un en sollicitant les textes constitutionnels dans un sens réactionnaire, l'autre dans un sens progressiste. De là leurs accusations. Vous préparez le despotisme, vous ruinez la constitution, disent les démocrates. Et vous autres, répondent les aristocrates, vous n'acceptez pas les encycliques, vous poussez le pays à l'anarchie.


Reste à voir si cette politique différente ne cache pas entre les deux groupas une opposition bien plus profonde encore et plus essentielle : une opposition de principes et même de psychologie. C'est notre conviction.

Pour nous en convaincre, abordons résolument la question des principes.

Prenons-y bien garde, écrit le Journal historique et littéraire, en rejetant les Paroles d'un Croyant, les démocrates n'ont pas rejeté la doctrine qui mène à ces excès. C'est l'exagération qu'ils ont condamnée, mais non pas la chose en elle-même. Ils conviendront sans peine que le pouvoir ne vient pas de Satan, ainsi que le prétend aujourd'hui M. de Lamennais, mais sont-ils bien convaincus qu'il vient de Dieu ? Nous pensons que non. (Journal historique et littéraire, 1er décembre 1834, p. 396.)

Or le pouvoir et l'autorité descendent de Dieu. « C'est de lui que vient originairement l'inégalité des moyens et la différence des conditions ; il confie dix talents à l'un, cinq à l'autre, un à un troisième. Il est donc vrai à la lettre que toute puissance et toute autorité découlent de Lui, et par (page 82) suite, que celui qui résiste à cet ordre, résiste à Dieu. » (Journal historique et littéraire, 1er décembre 1834, p. 435 et 437, 1er janvier 1835, p. 403.)

En conséquence, le peuple et les démocrates doivent se tenir tranquilles et « bénir la Providence » ; les révolutions et spécialement la révolution française, la plus importante de toutes, sont, comme le disait déjà J. de Maistre, d'essence satanique. Il y a un ordre fixe dans la société, certains sont créés pour commander, les autres pour obéir. Ces idées, plus ou moins adaptées à l'époque, forment la base de l'argumentation du Journal historique et littéraire.

Le Journal des Flandres ne controverse pas volontiers sur ces matières. Il est évident pourtant qu'il défend les principes libéraux. La nécessité de l'autorité, de l'obéissance, de l'inégalité des conditions, ne fait pour lui aucun doute. Mais que cette autorité, par je ne sais quel droit de naissance ou droit divin, reste immuablement dans les mêmes mains, il ne l'accordera jamais.

Que chacun coure sa chance, le pouvoir au plus méritant, voilà son idéal. Les libéraux ne veulent plus de classes ou plutôt de castes figées, mais dans la société un perpétuel va-et-vient de la base au sommet et du sommet à la base, une incessante circulation entre ces deux termes, les hommes de valeur montant, les autres descendant.

D'un bord à l'autre, aristocrates et démocrates se renvoient leurs formules : autorité, hiérarchie, fixité crie l'un ; justice, égalité, liberté, répond l'autre. Les deux systèmes diffèrent profondément.


De cette opposition idéologique découle une opposition psychologique, plus considérable encore, si possible, que la première.

Pour nous rendre compte de la vie quotidienne d'un aristocrate de cette époque, ouvrons les Souvenirs du comte de Mérode-Westerloo. Nous y voyons une existence partagée entre l'étude, les salons et les voyages. On ne peut rien imaginer de plus calme et de plus agréable. L'été se passe à la campagne ou bien en de longues randonnées (page 83) en Languedoc, en Suisse, en Savoie, aux bords du Rhin. L'hiver, rentré à Bruxelles, la société du comte se compose de quelques familles choisies, les Robiano, Ribeaucourt, Chasteler, Lalaing, Steenhuyse ; familles qui, les après-midi, s'invitent l'une l'autre à prendre le thé, deviser gentiment et jouer quelque jeu. Le soir, souper quotidien chez la duchesse d'Arenberg, suivi d'un loto qui dure jusqu'à minuit. Soit au total : le matin, étude ou promenade ; l'après-midi, un thé ; le soir, réception chez d'Arenberg. Ajoutez à cela les bals, surtout les bals de la Cour, et vous aurez une idée suffisante de la vie de société à Bruxelles.

Le comte de Mérode et ses amis s'en passeraient difficilement. Les salons sont leurs sanctuaires ou plutôt la scène où ils jouent la plus agréable des comédies. L'étiquette, une politesse minutieuse, presque chinoise, dans laquelle ils ne se retrouvent parfois plus eux-mêmes, sont des rites universellement respectés.

Ce n'est pas tant comme individus qu'ils se croient supérieurs, mais plutôt comme membres d'une famille, comme porteurs d'un nom : la famille chez eux passe avant l'individu. Leurs mariages, par exemple, ne sont nullement des mariages d'inclination, mais des combinaisons politiques et financières. Il s'agit de conserver et de transmettre dans les meilleures conditions possibles tout un capital de traditions, d'honneur et aussi d'argent. L'agrément mutuel des jeunes gens est superflu.

C'est ainsi que le comte de Mérode revenant à Bruxelles, après un séjour en province, trouve la nouvelle « qu'un mariage s'annonce pour lui. » Sa mère, par l'entremise de la princesse de Chimay, qui se sert elle-même d'un intermédiaire, a négocié un mariage sans avertir son fils. (page 84). Le comte de Mérode ignore tout de la femme qu'on lui destine, sinon qu'elle est riche et d'ancienne noblesse, ce qui suffit. Il la rencontre la première fois le jour des fiançailles. Après le diner solennel, « pour faire connaissance », on permet aux jeunes gens une partie de dames. Puis, nouvelle séparation ; les négociations reprennent et durent deux mois. Après quoi, il est enfin permis au comte de revoir sa fiancée et de l'épouser. (MERODE-WESTERLOO (H. DE), Souvenirs personnels, t. I, voir notamment pp. 154 et 156.)

En résumé, la noblesse de cette époque nous apparaît comme une caste fermée, dont tous les membres s'entraident, très exactement une franc-maçonnerie. Jugeant indigne d'elle de participer au mouvement industriel du siècle, la politique seule sollicite ses efforts. Le reste de son temps elle le passe en lectures ou en amusements. La vie de salon commencée jeune lui donne l'aisance, l'élégance, la grâce, la finesse, la belle conversation, bien d'autres qualités tout aussi exquises et agréables, qu'elle a peut-être tort de placer au premier rang, mais qui n'en constituent pas moins un charme unique.

L'existence du bourgeois est toute différente. La société nouvelle, née de la révolution française, lui permet, au prix d'énormes efforts, de sortir de sa condition, de se hisser jusqu'aux plus hautes charges. La concurrence est terrible : les forts l'emportent ; les faibles sont piétinés.

Le bourgeois ne songe qu'à son bureau, son usine, à son commerce. Dur pour lui-même, impitoyable pour les autres, la lutte le rend soucieux, âpre et rude.

Vers 1830 ce type d'homme prend dans la société une place de plus en plus considérable. Le personnage régnant n'est plus l'homme de salon, « c'est l'homme en habit noir, qui travaille seul dans sa chambre ou court en fiacre pour se faire des amis et des protecteurs, souvent envieux, déclassé par nature, quelquefois résigné, jamais satisfait, mais fécond en inventions, prodigue de sa peine, et qui trouve l'image de ses souillures et de sa force dans le théâtre de Victor Hugo et dans le roman de Balzac. » (TAINE (H.), Histoire de la littérature anglaise, 15ème éd., t. IV, p. 219).

(page 85) Se dressant désespérément contre l'invasion bourgeoise, l'aristocratie n'en doit pas moins, à san grand dépit, reculer régulièrement. Plutôt que de traiter ou de s'allier avec les nouveaux venus, elle préfère se replier sur elle-même et se venger en les méprisant, en les écartant de ses salons, en multipliant entre elle et eux les cloisons étanches.

Un jour, raconte-t-on, le sénateur Lefebvre-Meuret, connu pour sa richesse industrielle et ses principes démocratiques, rendit visite à son collègue, le comte de Robiano. Cette démarche parut si inconvenante, qu'à son entrée au salon, les dames se levèrent et quittèrent la salle. (ROYER A., Les hommes politiques de la Belgique, pp. 22-23.)

Ah ! si la noblesse ne se « mêlait » pas, écrit le frère du sénateur, le comte Louis de Robiano, si elle ne se « confondait » pas, elle garderait sans difficultés le premier rang dans la société. Malheureusement elle ne comprend pas toujours ses devoirs. Ne voit-on pas aujourd'hui un grand nombre de nobles voyager en diligence, sans craindre le contact des charretiers et des « poissardes aromatisées de hareng. » Comment le peuple les respecterait-il en sortant de là ?

« Mais ceci est pis : le commis-voyageur, le notaire, l'avocat, le banquier, l'industriel montent dans la diligence. Malheur à vous, s'ils savent qui vous êtes, ce sont là vos émules, vos ennemis. Comme ils sauront vous mortifier et primer sur vous. Quel rang y tiendrez-vous devant eux ? Le voici : égalité parfaite dans tout ce qui appartient à la législation de la diligence, comme les places, et infériorité dans toutes les occasions où l'effronterie et la rudesse l'emportent.... » Donc, guerre sainte aux diligences, plus de nobles dans ces voitures publiques ! Que chacun d'eux, prenant conscience de son rang, s'impose les sacrifices nécessaires et se déplace en équipage. (Note intitulée : « Convient-il que les dames et de jeunes personnes de qualité voyagent en diligence ? », A. G. R., papiers de la famille de Robiano, carton 12.)

L'opposition nobles-bourgeois n'a rien de propre à la Belgique, elle est la même par toute l'Europe. Soit un exemple pris entre bien d'autres : la princesse de Lieven partant de Paris pour l'Allemagne, désire un compagnon. (page 86) Un ministre lui propose son gendre, M. Trubert. La princesse accepte. Durant le voyage, M. Trubert se dévoue de mille manières, fait montre des attentions les plus exquises. Arrivée à destination, la princesse le congédie sans plus de façons : « Votre position, mon cher Monsieur, lui dit-elle, ne me permet pas de vous présenter dans mon monde. Je pense donc que nous devons nous dire adieu. » (HANOTEAU (J.), Introduction aux Lettres du Prince de Metternich à la comtesse de Lieven, p. XLIII.)

Comme à plaisir les aristocrates sèment sur leur route les ressentiments les plus implacables. En Belgique, nous connaissons la violence de la réaction démocratique, elle n'est pas moindre en France.

L'opposition de Casimir Périer à la Restauration n'a pas d'autre cause que sa haine de l'aristocratie. Il en est de même du farouche et orgueilleux Alexis Carrel : « Nul ne se sentait plus froissé de ce qui subsistait alors des hiérarchies et des idées du vieux régime, nul ne personnifiait mieux l'orgueil de la nouvelle société heurté par les prétentions de l'ancienne. » (THUREAU-DANGIN (P.), Le parti libéral sous la Restauration, 2ème éd., p. 130). « Voulez-vous que le Roi vous fasse comte, demande à Royer-Collard l'abbé de Montesquiou ? - Comte vous-même, répond Royer, et il ajoute, dédaigneux : J'ai assez de dévouement pour oublier cette impertinence. » (SPULLER (E.), Royer-Collard, p. 90.)

M. Ternaux, un industriel que le Roi a créé baron, déclare en pleine Chambre qu'il renonce à ce titre (WEILL (G.), L’éveil des nationalités et le mouvement libéral, t. XV, p. 310). Guizot refuse également la grandesse héréditaire que lui offre la reine Isabelle. L'accepter serait avouer que, jusqu'à cette date il était inférieur, qu'il lui manquait une qualité. « Il y a, pour moi, aujourd'hui plus de force et un jour plus d'honneur, à rester Guizot tout court », répond-il, superbe (BARDOUX (A.), Guizot ? pp. 213-214).

Ces doctrinaires ont assis par leurs luttes la domination politique de la classe bourgeoise ; par leur caractère ils ont assuré son honneur. « Les peuples démocratiques, disait vers cette époque Alexis de Tocqueville, souffriront la (page 87) pauvreté, l'asservissement, la barbarie. Ils ne souffriront pas l'aristocratie. » (Les Nouvelles littéraires, page anthologique : Alexis de Tocqueville, Paris, 12 octobre 1835). C'est pour eux une question de politique, c'est aussi une question de dignité. Ils ne veulent pas s'avouer inférieurs. Peu importe, à leur avis, la famille dont on sort. Ce n'est pas l'ancienneté de la famille qui compte, mais les qualités de l'individu. En régime libéral, dans les mœurs comme dans les lois, l'individu, autrement dit la valeur personnelle, l'esprit, précède la famille, c'est-à-dire la tradition, la race, le sang.

Entre l'ancien régime, basé sur la supériorité du sang, et le nouveau, fondé sur la supériorité de l'esprit, l'opposition est visible. Ce conflit social, doublure des luttes politiques, explique pour une part leur âpreté. Il méritait d'être étudié avant de poursuivre le récit de la lai communale.

Chapitre IV. Repli sur le sénat

(page 88) L’offensive de Léopold à Gand et à Tournai, la nomination de Vilain XIIII, la création du Constitutionnel des Flandres, le feu roulant des polémiques de presse, toute cette activité fébrile ne vise qu'à préparer le terrain pour la grande discussion qui, maintenant, va s'ouvrir au parlement. Ce sont les députés qui, en dernier ressort, accorderont ou refuseront au Roi une extension de ses pouvoirs.

L'enjeu est clair : Léopold l'emporte-t-il ? il gouverne le pays à sa guise. Est-il battu ? les bourgeois augmentent d'autant leurs prérogatives. En face l'un de l'autre se dressent deux groupes compacts : d'une part le Roi, les aristocrates, les bourgeois modérés ; d'autre part, les bourgeois avancés. L'Eglise est neutre : suivant ses préférences personnelles, une part du clergé tient avec les conservateurs, l'autre avec les démocrates.


Neuf mars 1835 : « La Chambre des représentants, écrit le Journal des Flandres, a fixé aujourd'hui le second vote de la loi communale, nous espérons que tous nos députés auront été à leur poste en cette grave circonstance. De toutes les lois que la législature peut avoir à formuler, il n'en est pas de plus importante que celle-ci, et les dispositions de quelques articles provisoirement adoptés, relativement à la nomination, révocation et suspension des fonctionnaires communaux, ne tendent à rien moins qu'à saper par sa base tout l'édifice de nos libertés, en transportant la puissance élective des mains du peuple en celles du gouvernement... Si on adopte le projet du gouvernement nul, même au parlement, ne pourrait plus être élu que par (page 89) son assentiment et la représentation nationale, faussée dans sa base, deviendrait la représentation du ministère et non celle du pays... Nous aurions une Chambre pour rire, toujours disposée à tout ce qui plaira au ministère, même au sacrifice de nos plus chères libertés. » (J. F., 9 mars 1835)

De même qu'au premier vote, les députés s'acharnent sur les points les plus importants : le mode d'élection du bourgmestre et des échevins, leur suspension et révocation.

Le gouvernement, battu il y a quelques mois, revient à la charge. Il demande une nouvelle fois que le Roi puisse, « pour des motifs graves », nommer le bourgmestre hors du conseil, autrement dit, qu'il puisse nommer n'importe qui, n'importe où.

Qu'arrivera-t-il si la Chambre accepte cet article, s'écrie Gendebien ? Il arrivera ceci que le Roi appréciera à sa façon les motifs graves dont se gargarisent maintenant les orateurs du gouvernement et que, « toutes les fois qu'il sera obsédé par tel baron, tel gouverneur, tel sénateur, tel député, telle ou telle coterie », il nommera en dehors du conseil, les personnes qu'il voudra. La liberté communale aura vécu. Vraiment, est-ce pour en arriver là que nous avons fait une révolution, que nous nous sommes dévoués, que nous avons risqué nos biens et notre vie ? Dans ce cas nos efforts ont été vains, autant valait rester sous le sceptre de Guillaume (M. B., 12 mars 1835).

M. Gendebien est un homme d'opposition, répond Lebeau de sa voix claire et persuasive, il garde les habitudes qu'il a prises sous un gouvernement étranger. Ayant démoli, il continue à démolir, il ne se rend pas compte que maintenant, il faut reconstruire, qu'il faut faire exécuter les lois, qu'il faut maintenir l'ordre dans l'Etat. (M. B., 14 mars 1835)

Bien sûr, nous l'entendons, il veut l'ordre, il aime l'ordre, il a l'ordre dans le cœur ; que ne l'a-t-il plutôt dans la tête ! « L'ordre en politique est aussi une science : elle a ses règles, ses lois immuables qu'on ne transgresse jamais impunément, (page 90) même avec d'excellentes intentions. » Or, où réside le principe de l'ordre dans un gouvernement constitutionnel ? Il réside dans la dignité, dans la force du pouvoir exécutif. Si vous voulez la liberté dans l'ordre, appuyez le projet du gouvernement. (M. B., 14mars 1835)

L'ordre est-il menacé en Belgique ? Voyez-vous le désordre autour de vous ? Reconstruire, maintenir l'ordre, ce sont là des mots, s'écrie Dumortier. Ce que l'on désire est beaucoup plus simple : on veut arrêter la révolution et les idées de la révolution, en se rendant maîtres de cette Chambre. Ce jour-là « le gouvernement représentatif sera un mensonge et la constitution un vain mot ». Ce jour-là, la Belgique « ne sera plus qu'un amas de bourgs pourris et cette Chambre sera aussi une Chambre pourrie. » Oui, voilà ce que vous aurez quand le gouvernement pourra dire à chaque bourgmestre ou échevin : Si vous ne nommez pas tel candidat vous serez suspendu ou révoqué. » (M. B., 13 mars 1835)

« Quel sera le but d'un pareil système ? Ce sera de maintenir au pouvoir des gens qui veulent gouverner le peuple malgré le peuple », qui veulent lui imposer une politique qui lui répugne, qui veulent arrêter les généreux principes de septembre. Sachez-le bien, on n 'arrête pas les révolutions. Les révolutions ne s'arrêtent que d'elles-mêmes, lorsqu'elles sont arrivées au terme de leurs principes. Il n'en est pas encore ainsi de la nôtre. « Que les conseillers actuels de la Couronne, comme les conseillers passés, se pénètrent bien de cette vérité... Leurs efforts produiront bien une halte momentanée, une halte dans la boue, mais... ils n'arrêteront jamais le char des révolutions », bien moins sauront-ils le repousser. (M. B., 13 mars 1835)

Malgré ces accents passionnés, la Chambre adopte le projet du gouvernement, projet à vrai dire sérieusement amendé par de Brouckère et entouré d'une foule de (page 91) restrictions : « Le roi nomme le bourgmestre dans le sein du conseil, néanmoins il peut, lorsque des circonstances extraordinaires l'exigent, et après avoir reçu l'avis motivé de la députation des Etats, le nommer hors du conseil, parmi les éligibles de la commune. Dans ce dernier cas, il n'aura que voix consultative au conseil. » (M. B., 14 mars 1835.)

Abuser d'un pareil texte est impossible. Si, en principe, la Chambre accorde la nomination hors du conseil, en pratique, elle la rend extrêmement aléatoire.

En ce qui concerne l'élection des échevins, le gouvernement, satisfait de l'article adopté au premier vote, veut en empêcher la modification par l'opposition. Au lieu, dit-il, de perdre notre temps en discussions, examinons immédiatement l'article suivant. La tactique du gouvernement est simple et même simpliste : quand l'article du premier vote lui est défavorable, il entame de nouveaux débats ; quand il lui est favorable, il suggère sans bruit de passer outre.

L'opposition pousse de hauts cris. Malgré le gouvernement, Seron et Robaulx proposent un amendement très radical, beaucoup plus radical que l'article adopté au premier vote : « Les échevins, dit le nouvel amendement, sont nommés directement par l'assemblée des électeurs. » (M. B., 14 mars 1835.)

Dubus, immédiatement, s'efforce de le faire accepter. Son attaque est supérieurement menée : pourquoi M. de Theux refuse-t-il la discussion ? Redouterait-il l'opposition ou bien voudrait-il éviter à deux de ses collègues un moment bien pénible ? Rappelez-vous les débats du premier vote, dit Dubus. MM. Ernst et d'Huart, aujourd'hui ministres, alors simples députés, militaient dans nos rangs, dans les rangs de l'opposition. Ils appuyaient nos idées par leurs discours et par leurs votes. En se revêtant de l'habit doré sur tranches, auraient-ils par hasard changé d'avis ? Ce que MM. Ernst et d'Huart ne tiennent pas à dire, ce que M, de Theux ne cherche pas à savoir, l'opposition, par contre, serait fort curieuse de l'entendre. C'est uniquement afin d'éviter que deux ministres soient inconséquents avec (page 92) eux-mêmes, ou soient forcés de voter avec l'opposition, que M. de Theux refuse la discussion.

Le premier ministre reçoit le coup en pleine poitrine : on rend les discussions scandaleuses, gémit-il.. Ce mot est prononcé d'une voix très flûtée, mais qui n'en est pas moins acerbes. se Theux est touché au point sensible. Robaulx, profite du désarroi et, sans arrêt, lit de longs extraits des anciens discours d'Ernst et d'Huart. « Quoique je ne mette pas de ténacité à soutenir mes opinions, disait Ernst, je dois dire que les raisons que j'ai entendues ne m'ont pas fait changer de système, et que je ferai tous mes efforts pour le faire prévaloir. » Ce système était l'élection des échevins.

L'assemblée s'énerve ; le bruit, par instants, couvre la voix de l'orateur. Impitoyable, Robaulx continue et se moque irrévérencieusement du nouveau ministre, cloué à son banc. (M. B., 14 mars 1835.)

Lors du vote, l'amendement Seron et Robaulx est adopté. Immense succès pour l'opposition ! Le Journal des Flandres illumine, il félicite chaleureusement les députés. La plupart des catholiques ont voté en vrais citoyens, écrit-il. Honneur aux Dubus, Dumortier, Doignon, Desmet, Liedts, Rodenbach, honneur aux démocrates (J. F., 15 mars 1835.)

Au Courrier de la Meuse, le journal du chevalier de Theux, les figures s'allongent. « La Chambre, écrit le quotidien liégeois, expose le Roi à l'impossibilité de gouverner. La Chambre a introduit dans toute l'économie de notre régime constitutionnel un principe de dissolution et de mort. Qu'une commune, ou que le corps électoral d'une commune veuille se gouverner à son gré, rien ne l'en empêchera. » Si l'on révoque les échevins, elle les nommera à nouveau ; si on les suspend, elle attendra, et le pouvoir central sera impuissant. La Belgique se morcellera en une multitude de (page 93) petites républiques indépendantes. Nous marchons à grands pas vers le fédéralisme. (C. M., 20 mars 1835.)


L'article suivant de la loi, la révocation et la suspension des bourgmestres et échevins, trouve de Theux également irréductible. Voulant faire admettre, comme irrévocablement décidé par la Chambre, la révocation pure et simple, telle qu'elle a été décidée au premier vote, il refuse tout amendement nouveau. (M. B., 18 mars 1835.)

Les démocrates, rendus confiants par leur précédent succès, marchent au combat la tête haute. Certes, dit Dumortier, il peut y avoir des cas où le droit de révocation soit utile, mais il faut des garanties. « Ces garanties vous les trouverez en changeant un seul mot l'article que vous avez adopté au premier vote. Il faudrait dire que le bourgmestre pourra être suspendu sur l'avis conforme de la députation provinciale, au lieu de dire qu'il sera suspendu avec ou sans avis de la députation. »

En termes extrêmement pathétiques, il adjure ses collègues de l'assemblée. « Au nom de ce que vous avez de plus cher, au nom de la patrie, de la liberté, ne consentez pas à ce que l'on vous demande, ne souffrez pas que nos magistrats communaux descendent au rôle de scribes exécuteurs des volontés du gouvernement... Je vous supplie, Messieurs, de porter la plus grande attention avant de voter sur un système que nous n'avons pas connu, même sous le gouvernement de Guillaume. Ne vous y trompez pas ; le ministère battu dans l'avant-dernière séance cherche rattraper ce qu'il a perdu. J'ai confiance que vous ne lui céderez pas, et que vous ne voudrez pas sacrifier les libertés que le peuple a conquises par la révolution. » (M. B., 17 mars 1835.)

Dumortier, par ses charges fougueuses et répétées, ouvre d'abord la brèche. Ensuite vient Dubus, qui, soigneusement, nettoie le terrain et consolide la position par une dialectique pesante peut-être, mais extrêmement serrée et solide. (M. B., 18 mars 1835.)

(page 94) Le gouvernement de Napoléon, dit-il, ne connaissait que deux pouvoirs : le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif. Notre constitution en reconnaît deux autres encore : le pouvoir judiciaire et le pouvoir provincial et communal. Le pouvoir judiciaire, nous l'avons consacré par le principe de l'inamovibilité des juges. Le pouvoir communal, vous devez maintenant le consacrer par des lois qui maintiennent sa liberté d'action. Sans inamovibilité des juges, il n'y a plus de pouvoir judiciaire. Sans une certaine indépendance du gouvernement, il n'y a plus de pouvoir communal.

Ne le perdez pas de vue, si vous voulez rester fidèles à l'esprit et à la lettre de la constitution, c'est bien un quatrième pouvoir que vous devez organiser. « C'est un pouvoir indépendant et dont la liberté d'action doit être assurée. » Il ne faut donc pas que les hommes de la commune deviennent les hommes du gouvernement, ses employés. Déjà sous le rapport de la nomination il n'y a plus de différence entre un bourgmestre et un commissaire de district. Il devrait y en avoir sous le rapport de la révocation et de la suspension.

Nous réclamons des garanties, pour la commune d'abord, pour le parlement ensuite. Car ces moyens de révocation ne peuvent servir qu'à de mauvais ministres qui veulent influencer les élections par des fonctionnaires serviles, et amener ici une Chambre qui ne représenterait plus la majorité du pays.

Malgré cette vigoureuse attaque du banc de Tournai, la révocation des bourgmestres est adoptée. Par contre, la suspension des bourgmestres et échevins fait l'objet d'un nouvel amendement favorable l'opposition.

Dans son ensemble, le deuxième vote, jusqu'à présent du moins, se trouve favorable aux démocrates. Le premier article marque pour le ministère un succès plus apparent que réel, le troisième un léger recul et le second une défaite complète.

(page 95) L'élection directe des échevins par les électeurs est en effet, un désastre pour le gouvernement. Que sera le bourgmestre, se demande le Courrier de la Meuse, sans voix délibérative dans le conseil communal ou dans le collège des échevins, en face de magistrats tout puissants, sinon un véritable zéro administratif ? Quelle influence exercera-t-il dans l'administration ? Comment pourra-t-il même s'acquitter du premier et du plus important de ses devoirs, faire exécuter les lois ? » (C. M., 18 mars 1835.) Dans les grandes villes, le bourgmestre ne peut agir seul, il a trop de besogne et il a besoin de l'aide des échevins. Et si ces derniers lui sont hostiles ? Que fera le bourgmestre ? Il ne saura plus gouverner.

Au nom du pouvoir, de Theux ne peut accepter cet article. Mais comment le faire rejeter ? Dans huit jours, la loi, terminée, sera votée dans son ensemble. Le sort est-il définitivement jeté ? Le supposer serait bien mal connaître le chevalier de Theux. Cet homme extrêmement adroit, ce grand politique, n'est jamais à court de manœuvres et de ruses.

Sous prétexte de faire deux parts dans la loi, il propose d'envoyer au sénat la première, celle qui vient d'être votée par le parlement et qui lui est en partie défavorable. Le sénat, composé presque exclusivement d'aristocrates, modifiera les articles litigieux, puis renverra la loi. Au parlement s'engagera une nouvelle discussion. Le premier ministre, ayant regroupé ses forces, se présentera dans de meilleures conditions sur le champ de bataille. Il pourra escompter une victoire.

Le 22 mars 1835, d'un ton faussement dégagé, de Theux propose donc l'arrêt de la discussion et le rejet au sénat. Mesure sans importance, semble-t-il insinuer, mesure sans « aucun caractère politique. » Un instant étonnés par cette motion insolite, les démocrates ne tardent pas à découvrir le piège. Piège grossier, dit Dumortier, qui ajoute : « Je répéterai tout haut le mot que nous avons entendu circuler (page 96) dans la Chambre, mot parti du banc des ministres après votre vote sur le mode de nomination des échevins : Nous ferons rejeter la loi par le sénat. Ce que l'on vous demande aujourd'hui n'a d'autre but que de faciliter les moyens de faire rejeter la loi par le sénat. Une pareille proposition est contraire à la dignité de l'assemblée. » D'autres orateurs, dont Dubus, parlent dans le même sens. La lutte est extrêmement vive. L'ordre du jour proposé par Dumortier est rejeté par 36 voix seulement, contre 32. (M. B., 23 mars 1835.) Le président Raikem annonce alors qu'il va mettre aux voix la proposition du ministre de l'Intérieur. Plusieurs membres crient : l'appel nominal ! Dans le silence général les oui et les non se succèdent. Les plus fins politiques ne pourraient dire qui l'emportera. Régulièrement le nombre des votants diminue et toujours la majorité reste indécise. Il ne reste plus, maintenant, que cinq députés. Dans l'hémicycle l'angoisse monte comme une vapeur légère, on se croirait à la roulette.

Les voix s'équilibrent : 33 oui et 33 non. Reste encore un député ! La respiration s'arrête, sera-t-il pour, contre ? C'est pour ! de Theux l'emporte à une voix. Les nerfs des ministres se détendent.

Dubus aussitôt : Peut-être le bureau n'a-t-il pas entendu la réponse d'un membre ? Foudroyante, une autre solution se présente à l'esprit de Dumortier, il se lève et lance au milieu de l'étonnement général : « Dans tous les cas, il y a lieu de déclarer rejetée la proposition de M. le Ministre de l'Intérieur. Cette proposition a été adoptée à la majorité d'une voix ; nous avons entendu un honorable collègue, député de Verviers, voter pour son adoption. Or, je crois que son vote doit être considéré comme nul. » En effet, que porte l'article 36 de la constitution ? « Le membre de l'une ou de l'autre des deux Chambres, nommé par le gouvernement à un emploi salarié qu'il accepte, cesse immédiatement de siéger et ne reprend ses fonctions qu'en vertu d'une nouvelle élection. »

(page 97) « Nous avons vu dans les journaux d'hier que notre honorable collègue a été nommé par le gouvernement aux fonctions d'administrateur de la Banque de Belgique avec un traitement de six mille francs ! L'honorable membre a accepté ces fonctions. C'est le gouvernement qui l'a nommé ; c'est un arrêté royal qui lui a conféré les qualités d'administrateur : il est donc incontestable que notre honorable collègue tombe dans le cas prévu par l'article 36 de la constitution, c'est donc vainement qu'il a émis son vote, dans cette circonstance : ce vote doit être défalqué, et dès lors il y a partage. »

Immédiatement s'élève une vraie tempête de protestations. Davignon et de Theux s'affrontent à Dubus et Brouckère. « Quelle raison objecte-t-on, crie Dumortier hors de lui ; l'on vient dire que ce n'est pas un emploi public dont il s'agit. La constitution n'a pas établi de différence entre un emploi public et un emploi privé... Là où la constitution ne distingue pas, vous ne devez pas établir de distinction. » (M. B., 24 mars 1835.)

La majorité n'écoute plus et se reforme, plus compacte que jamais. La dernière sortie a échoué, il faut rendre les armes. La première partie du projet de loi communale s'en va au sénat.


Un mois après ces incidents, le projet revient du sénat, considérablement amendé. D'avoir été joués, les démocrates ne se tiennent plus de fureur. On veut détruire pièce à pièce la constitution, martèle Dumortier à la tribune, on veut réduire la représentation nationale au rang d'une simple machine à voter, les aristocrates du sénat veulent la contre-révolution !

« Quand j’examine la marche du gouvernement depuis quelques années, continue l'orateur, je ne sais quelle fièvre ardente le tourmente pour le faire sortir de l'Etat dans lequel la constitution l'avait placé. Mais, j'en ai la conviction absolue, un gouvernement qui suit une voie contraire (page 98) aux institutions qui l'ont fait naître est un gouvernement qui court à sa perte. Il peut triompher un moment, bientôt une commotion violente le fera rentrer dans ses limites Nous l'y forcerons. Aujourd'hui deux armées sont en présence, l'une qui cherche à anéantir (la liberté), l'autre qui combat pour la défendre », celle-là seule aura le dernier mot (M. B., 7 mai 1835.)

Ce discours de Dumortier produit « le plus grand effet. » « La patrie, dit le Journal des Flandres, doit la couronne municipale à ce zélé défenseur de ses droits. Peu de représentants ont voué autant que lui d'études et de veilles à l'éclaircissement de cette question vitale de la commune, base de notre Etat politique » (J. F., 6 mai 1835.)

Après que d'autres orateurs eussent également dévoilé, avec plus ou moins de succès, « la tendance inconstitutionnelle des prétentions aristocratiques », la Chambre passe aux votes.

Le sénat avait décidé que le bourgmestre, choisi hors du conseil, aurait voix délibérative ; la Chambre, gardant sa première opinion, ne lui accorde que voix consultative. (M. B., 9 mai 1835.)

Le sénat avait proposé la nomination des échevins par le Roi, la Chambre n'admet cette nomination que par le conseil. L'élection directe des échevins par les électeurs, admise précédemment, est donc rejetée (M. B., 10 mai 1835.)

La majorité n'étant que d'une voix, Dumortier n'accepte pas ce vote. Le ministère, dit-il, emploie les mêmes moyens que Guillaume. Précisément avant ce vote capital, il vient d'envoyer en mission à Diest, un membre de l'opposition, M. De Puydt. C'est de cette façon qu'il s'est assuré une majorité. Le vote est donc nul. Quand ce représentant sera revenu, nous devrons le recommencer. . (M. B., 14 mai 1835.) Après une courte discussion, le point de vue de Dumortier est accepté, le vote est renvoyé au lundi suivant.

(page 99) de Theux, vaincu par la ténacité de ses adversaires, laisse tomber les bras. Lassé, découragé, il abandonne le combat. A la fin de la séance, sous prétexte des prochaines élections, il déclare close la session. Un ricanement ironique, parti des bancs démocrates, salue cet aveu de défaite. Les radicaux restent maîtres du champ de bataille.

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