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Léopold II, souvenirs des dernières années 1901-1909
CARTON DE WIART Edmont - 1944

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Edmond CARTON DE WIART, Léopold II, souvenirs des dernières années 1901-1909

(Paru à Bruxelles en 1944, chez Goemaere)

Chapitre premier

Portrait de Léopold II - Ses préoccupations dominantes - La famille royale - Les maisons civile et militaire - Le cabinet du Roi - Les ministres

(page 11) Aucun souverain de son époque n'avait aussi haute mine, autant de véritable majesté que le Roi Léopold II. Il était d'une très grande taille : dans les dernières années, celle-ci se voûta un peu, mais dès qu'il s'animait et surtout lorsqu'il parlait en public, il la redressait avec une superbe lenteur, et ce mouvement accentuait l'autorité de sa parole. Ses traits étaient fortement accusés : un front vaste et puissant, légèrement dégarni, un long nez impérieux, des yeux étonnamment perçants, pouvant passer de l'expression la plus dure la plus enjôleuse ; le bas du visage se fondait dans une barbe blanche, taillée en éventail, descendant jusque sur la poitrine et toujours soignée à la perfection.

Le Roi portait d'habitude l'uniforme extrêmement simple de petite tenue de lieutenant général : tunique assez courte de drap bleu foncé à deux rangées de boutons dorés, sans galons ni décorations. Debout, il s'appuyait de la main gauche sur une rustique canne de chêne, - une infirmité de la jambe, consécutive une atteinte rhumatismale, le contraignait une légère boiterie - tandis que, de la main droite, il jouait avec son pince-nez jusqu'au moment où il le dardait avec un regard terriblement intimidant sur son interlocuteur. Un de ses tics familiers était, surtout lorsqu'il exposait (page 12) une question avec insistance, de passer la main sur le côté de sa tunique.

Le timbre de la voix était grave et la parole généralement très lente. Dans ses discours, il prenait volontiers un ton pathétique et martelait ses mots. Dans l'intimité, sa conversation était souvent pétillante d'esprit, ses réparties sarcastiques et mordantes. Au cours de ses longues promenades, il lui arrivait de demeurer plus d'une heure sans rien dire, perdu dans ses pensées et ses vastes projets. puis, tout d'un coup, un mot s'échappait de ses lèvres, qui peut-être se rapportait à ses méditations, à moins qu'il ne fût une simple interjection, parfois comique, destinée à couper le silence.


Au moment où j'entrai à son service, le Roi Léopold II venait d'atteindre sa soixante-cinquième année. Derrière lui un règne de trente-cinq ans s'était déjà écoulé, règne brillant et fécond ; dix années lui restaient à vivre qui, malgré quelques ombres et en dépit de beaucoup de critiques injustes et passionnées, furent le noble couronnement d'une existence consacrée avant tout au bien de son pays.

On pourrait difficilement diviser en tranches correspondant à telle ou telle activité particulière le règne de Léopold II. Son action politique fut, de son début jusqu'à sa fin, une continuation, en ce sens que le Roi avait, en montant sur le trône, quelques idées directrices dont il allait constamment et simultanément poursuivre la réalisation, sans en abandonner jamais aucune, en (page 13) dépit des traverses et des difficultés. A vrai dire, ces idées-maitresses le possédaient déjà avant son avènement et Léopold Il les recueillit du duc de Brabant.

La postérité peut dès à présent discerner dans sa vie quatre tendances dominantes.

Il a voulu exercer dans toutes les limites de ses prérogatives ce rôle de chef, d'arbitre et de conseiller la fois, qui fait du Roi la clef de voûte de nos institutions nationales. Il l'a rempli avec une autorité et une sagesse incomparables, empêchant les partis de déchirer la Patrie, n'hésitant jamais intervenir lorsque son devoir le lui imposait, mais le faisant avec la circonspection et la hauteur de vues du grand politique.

On connaît les discours qu'il a prononcés en maintes circonstances mémorables pour éclairer et guider son peuple : ce que l'on ignore généralement, c'est son action incessante et infatigable en dehors de ces manifestations solennelles. Elle se faisait sentir dans les allocutions familières et qui ne furent pas publiées, adressées par lui aux corps constitués ou à des groupes de citoyens qu'il avait l'occasion de recevoir. Mais ces avertissements collectifs ne lui suffisaient pas. Il lui fallait emporter la conviction personnelle de tous ceux qu'il jugeait capables de comprendre et de servir ses desseins. Que de centaines de personnes : parlementaires, fonctionnaires, juristes, militaires, ecclésiastiques, financiers, industriels, belges ou étrangers, n'a-t-il pas appelées en audience privée pour se documenter ou pour les persuader de collaborer avec lui quelque grande entreprise ou réforme toujours inspirée par le bien du pays ! Et cependant l'histoire devra lui rendre cette justice qu'il ne dépassa jamais les bornes de ses pouvoirs constitutionnels.

Léopold II a voulu élargir les horizons de son pays et, (page 14) sachant nos frontières européennes à peu près immuables, il chercha, dès son adolescence, au delà des océans, un point de l'univers vers lequel orienter nos destinées. Lorsqu'il l'eût découvert au cœur de l'Afrique, insoucieux des difficultés formidables auxquelles s'exposait son effort, il se consacra tout entier à bâtir cet empire, sorti de son indomptable volonté créatrice, et qu'il nous a laissé comme un merveilleux héritage.

Dans une lettre que m' adressait en 1930 le maréchal Lyautey, cet illustre soldat disait : « A mes débuts dans la vie coloniale, voici près de quarante ans, j'ai trouvé ma première grande leçon en étudiant l'œuvre du roi Léopold II au Congo : modèle de création, d'organisation pratique et réalisatrice, de large et libérale initiative, d'intelligence des besoins matériels, moraux et sociaux des indigènes, dont toute œuvre coloniale devrait s'inspirer et qui m'a, pendant tant d'années et sur tant de points, servi de guide. » Le bel hommage, venant d'un tel homme !

Mais la fondation de l'immense empire africain, si elle est la manifestation la plus connue de cette politique d'expansion poursuivie sans relâche par Léopold II est loin d'avoir été la seule. Peut-être d'autres, couronnées d'un moindre succès, ne lui furent-elles pas moins chères, car à qui mieux qu'à lui pouvait s'appliquer la devise célèbre : « Point n'est besoin d'espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer. » Quels chapitres restent encore à écrire sur les desseins qu'il tenta de réaliser ou ne réalisa qu'en partie, en Amérique du Sud, aux Philippines, en Chine, en Egypte, au Maroc, en Asie Mineure ! Les circonstances ont souvent entravé l'exécution de ses plans, mais je crois que jamais, dans sa longue existence, il n'abandonna (page 15) définitivement un projet enfanté par son cerveau : il attendait seulement son heure.

Léopold II a voulu rendre son pays plus riche, mais plus riche pour le faire plus beau, et chez lui cette noble ambition dépassait les simples réussites matérielles ; on a trop souvent oublié que le but supérieur vers lequel il tendait était de réveiller et de favoriser par le bien-être ces grandes forces spirituelles : les arts, les sciences et les lettres. Il a cependant répété maintes fois : « Un peuple doit vouloir autre chose qu'une prospérité toute matérielle. » Ce pays que son illustre prédécesseur avait fait adopter et consacrer par l'Europe, mais qui se trouvait encore à l'aurore de son développement économique, il l'a transformé, au cours de son règne fécond, en une des premières puissances industrielles et commerciales du monde. Cette prospérité eut pour couronnement une renaissance intellectuelle qui n'a cessé de s'affirmer chaque jour.

Certains écrivains belges ou étrangers, dénaturant son caractère, ont prétendu en découvrir la note dominante dans une sorte de matérialisme cynique, ou encore une soif avide de richesses. Quelle étrange incompréhension ! Léopold II fut un grand idéaliste, servi par un don de vision prophétique, dédaignant la mascarade des mots et la faveur de l'opinion publique. Il doit à cette orgueilleuse indifférence une part de sa grandeur devant l'histoire, mais sa popularité en souffrit beaucoup pendant sa vie. Il n'a jamais affiché un hypocrite mépris de l'argent, qui lui était indispensable pour mener à bien ses entreprises, mais il ne l'a considéré que comme un serviteur. On lira plus loin comment la défection de Pierpont Morgan, son associé, le contraignit à accepter les offres d'un gouvernement étranger pour le rachat d'une concession en (page 16) Extrême-Orient et comment il ressentit à l'égal de la plus humiliante défaite cette renonciation qui lui assurait une fortune, mais privait la Belgique d'un magnifique débouché pour son industrie.

Léopold II a voulu enfin, toujours préoccupé des dangers extérieurs qui entouraient un pays trop enclin à s'endormir dans la quiétude d'une paix sans orages, le prémunir contre un terrible réveil. Pas un instant, pendant sa longue et vigilante garde de notre indépendance et de nos libertés, il ne perdit de vue ces menaces et ne cessa de les conjurer en rappelant à la Belgique ses devoirs, tous ses devoirs. On sait quelles luttes il dut engager contre son peuple même sur la question essentielle de la défense nationale.

Mais si sa patriotique sollicitude tendait constamment à renforcer notre établissement militaire, cependant je ne l'ai pas entendu une seule fois critiquer ou même simplement regretter notre régime de neutralité d'avant-guerre. Tout permet de croire qu'il le considérait comme le statut normal exigé en ce temps par notre situation géographique et diplomatique.

Dans l'accomplissement des tâches immenses qu'il avait entreprises, une des meilleures qualités de chef de Léopold II fut de savoir choisir ses collaborateurs et surtout de les utiliser suivant leurs aptitudes et leurs moyens. Son choix l'a rarement trahi. On sait le rôle considérable qu'ont joué auprès de lui les Lambermont, les Beernaert, les Van Praet, les Banning ; il eut la bonne fortune d'avoir aussi à ses côtés, et notamment dans la dernière moitié de son règne, certains Belges qui discrètement parfois, mais très efficacement, servirent ses desseins : dans la politique, des hommes tels que le comte de Smet de Naeyer, Jules Van den Heuvel, le baron de Favereau, à qui l'avenir rendra justice, - (page 17) dans la création ou la consolidation du Congo, le baron de Cuvelier, le colonel Liebrechts, Droogmans, - dans les affaires industrielles en Belgique ou l'étranger, le baron Baeyens, le général Thys, Jean Jadot, Emile Francqui, le Baron Empain et bien d'autres, - dans sa Maison, des amis fidèles et dévoués, tels que le Comte John d'Oultremont et les barons Goffinet. Ce fut rarement lui qui abandonna ses amis et ses collaborateurs. Les malentendus ou les froissements qui le séparèrent de certains d'entre eux furent presque toujours fondés sur la susceptibilité ou la vanité de ceux-ci.

S'il est vrai qu'il n'est pas de plus belle vie que de réaliser dans l'âge mûr les rêves de la jeunesse, l'existence du Roi Léopold II fut digne d'envie. Grand souverain en même temps que grand serviteur de son pays, il eut confiance dans son peuple et sut lui donner confiance en lui-même.

La lecture de ces notes consacrées aux dernières années de son règne fera apparaitre quelques aspects du caractère de cette personnalité exceptionnelle qui pour ceux qui l'ont approchée fut un homme de génie auquel n'a manqué qu'un théâtre assez vaste pour donner toute sa mesure.

Le trait dominant chez lui était la persévérance, l'opiniâtreté jamais lassée, jamais découragée. Il déconcertait son entourage par sa force de travail qui lui permettait de poursuivre en la même journée vingt objets divers avec vingt personnes différentes. On l'a souvent dépeint comme un « solitaire » : l'on peut dire, rappelant un mot d'Emerson, que cet homme était une « île » et que nul n'a pu se flatter de le connaître tout entier. Mais lorsqu'on a voulu. croyant grandir son rôle, l'opposer, lui seul, à la Nation, comme s'il avait toujours agi sans elle, abandonné par elle et même contre elle, (page 18) on s'est trompé.

Sans doute, il a rencontré dans certains milieux belges de l'incompréhension, de l'hostilité même, mais il a aussi trouvé en Belgique ou à l'étranger des milliers de compatriotes qui lui ont apporté un concours sans réserve, généreux et désintéressé. S'étant servi d'eux qui l'aidèrent beaucoup dans ses desseins, il n'a laissé échapper aucune occasion de leur témoigner sa gratitude. Ses boutades quelquefois très dures contre l'aveuglement et l'apathie de certains compatriotes n'étaient point des condamnations générales, et il fallait plutôt y voir des coups d'éperon destinés les stimuler.

Sa suprême grandeur fut d'avoir consacré à son pays toutes ses pensées et toutes ses forces sans lassitude, sans se laisser décourager, en dépit de l'injustice et de la méchanceté qui remplirent sa vie d'amertume. Jamais, aux pires moments de ses luttes avec l'extérieur ou l'intérieur, je n'ai entendu sur ses lèvres un mot qui pût faire soupçonner une pensée d'abandon ou d'abdication. Avec une conscience inébranlable de ses responsabilités de chef, il resta jusqu'au bout à son poste, quoi qu'il pût lui en coûter et quelque tentation qu'eût pu lui offrir l'existence facile d'un grand seigneur, maitre de ses heures et d'une fortune immense.


Dès ma nomination je sollicitai, suivant l'usage, des audiences des membres de la Famille royale. La Reine Marie-Henriette me fit prier à déjeuner avec elle à Spa, où elle achevait de mourir dans une mélancolique solitude, entre une dame d'honneur et son fidèle secrétaire des Commandements, le baron Goffinet. Je fus reçu au « chalet », d'une simplicité presque austère.

Déjà fort cassée et affaiblie, elle me fit un accueil très gracieux. (page 19) Durant le temps du déjeuner et ensuite au salon, où nous passâmes encore plus d'une heure, elle ne cessa de parler de Bruxelles, des théâtres et surtout de l'Opéra dont elle avait toujours été la puissante patronne, puis de ses voyages, se rappelant avec une mémoire surprenante les détails de sa visite en Egypte, il y avait près de cinquante ans. Des allusions découragées à son état de sauté précaire perçaient souvent dans ses propos et, ne l'ayant plus vue depuis plusieurs années, j'étais ému de la trouver si vieillie, incapable de se lever sans l'aide d'un valet de chambre. Elle avait, dans son expression et son attitude, une dignité et une grandeur pathétiques que Vinçotte a admirablement rendues dans le buste qu'il fit d'elle vers cette époque.

Elle me parut douce et bonne, un peu puérile peut-être dans la manifestation de certains sentiments et de certaines préférences. L'impression dominante que je rapportai de cet entretien fut une profonde et respectueuse sympathie pour cette noble femme qui avait connu peu de joies et qui s'éteignait là-bas, dans ce coin retiré du pays, sans aucun des siens auprès d'elle, reine oubliée avant même d'être morte. Entre elle et le Roi existait une telle antinomie de caractère et de mentalité qu'une entente parfaite eût été bien difficile. Il en sera reparlé plus loin.

Le comte et la comtesse de Flandre m'accordèrent chacun une audience. Lui, sans l'ombre de morgue et très accueillant, parlait sans cesse pour ne pas obliger son interlocuteur à vaincre sa terrible surdité. Il avait une haute conscience des devoirs de son rang et s'en ne quittait avec une attention scrupuleuse, mais ne possédait pas la géniale largeur de vues de son frère. La princesse était très belle et très grande dame, extrêmement affable. D'un esprit fin et cultivé, elle s'intéressait beaucoup aux (page 20) arts et aux artistes et exerçait dans ce domaine un bienfaisant patronage.

Les princes devaient à leur simplicité et à leur vie familiale exemplaire une réelle popularité parmi les Belges, très attachés aux sentiments traditionnels. Le Roi leur témoignait une sincère affection lorsqu'il parlait d'eux dans l'intimité, il les appelait souvent « Notre Seigneur » et « Notre Dame », leur appliquant assez drôlement le pluriel majestatif.

L'opinion publique était extrêmement préoccupée de connaître la personnalité véritable du prince Albert, qui demeurait pour la plupart une inconnue. Vu l'âge de son père. il paraissait être en fait l'héritier présomptif : sur lui reposaient toutes les espérances. Certains ne croyaient cependant pas le comte de Flandre déterminé à renoncer ses droits. Je n'ai eu, à cette époque, que quelques entretiens assez brefs avec lui. Il était de haute taille, d'une noble prestance, réservé au premier abord. On sentait en lui un esprit supérieur et aussi très observateur, qualité qui implique une certaine lenteur d'expression. Sa grande simplicité n'excluait pas une verve parfois caustique, qui rappelait celle de son oncle. Il aimait se montrer au courant de tous les détails de la vie nationale.

Je n'ai fait alors qu'entrevoir la princesse Elisabeth ; elle était mariée depuis peu et, dès son arrivée en Belgique, elle avait conquis le pays par sa grâce et sa bonté : tous ceux qui l'avaient approchée vantaient son intelligence compréhensive et la haute culture de son esprit. Le Roi avait pour elle une affection.

Le jeune couple princier était très populaire et se faisait aimer par d'heureuses manifestations, insignifiantes en apparence, qui lui conciliaient cette faveur des masses si aisée acquérir pour des princes un peu avisés. Pour tous deux, l'avenir devait mettre leur valeur en pleine lumière.

(page 21) La princesse Clémentine, la seule des trois filles du Roi qui demeurât auprès de lui, était d'une distinction vraiment royale et par beaucoup de côtés ressemblait étonnamment à son père. Elle menait une vie assez retirée, remplaçant cependant sa mère malade dans les cérémonies et les fêtes de Cour.


La Maison du Roi avait sa tête le Grand Maréchal de la Cour, le Comte John d'Oultremont, grand seigneur et galant homme, ancien officier de cavalerie, d'une bonhomie un peu sceptique et pleine de finesse. Le baron Constant Goffinet était intendant de la Liste civile, et son frère jumeau, Auguste, secrétaire des Commandements du Roi et de la Reine, fonction mal définie qui s'est exercée jusqu'à la mort de celle-ci par une présence constante auprès d'elle, et ensuite par de nombreuses missions ayant trait à la fortune privée du Roi. Les deux frères, dont le père avait déjà été attaché comme aide de camp à Léopold II, jouissaient de la confiance du souverain. Ils lui étaient fidèlement dévoués, jumeaux dans leur naissance, dans leurs fonctions tous deux ministres plénipotentiaires et colonels de garde civique, pareils dans leur caractère assez fruste et rude, identiques dans leur aspect, physique jusqu'à un léger strabisme.

La Cour se complétait de la Maison militaire composée de quelques aides de camp et officiers d'ordonnance. L'un de ceux-ci, que le Roi aimait particulièrement, le comte Louis Cornet de Ways-Ruart, est devenu aujourd'hui Grand Maréchal de la Cour sous Léopold III.

On ne pouvait relever dans l'entourage de Léopold II qu'un minimum de ces intrigues dont l'histoire ou la légende peuplent la vie des (page 22) palais royaux, et Saint-Simon aurait trouvé chez nous pauvre matière à dépense d'esprit et de fiel. Il fallait sang doute en chercher la raison moins dans les vertus des dignitaires que dans la puissante personnalité du Roi qui se servait d'un petit nombre d'hommes, leur laissait peu de champ pour l'intrigue, et les utilisait à plein rendement.


Les chefs du cabinet du Roi avaient été depuis 1830 : Jules van Praet, ministre d'Etat, puis le neveu de celui-ci : Jules Devaux, et ensuite le comte Paul de Borchgrave, ministre Plénipotentiaire.

Ma désignation suscita quelque étonnement, mais personne n'en fut plus surpris que moi. Mes vingt-cinq ans ne pouvaient invoquer comme excuse que quelques succès universitaires et quelques séjours d'études à l'étranger. Les journaux me firent assez bon accueil cependant, sauf certains journaux de gauche qui marquèrent un peu d'humeur de ce que le nouveau secrétaire du Roi appartînt, par ses attaches de famille, au parti catholique, alors que ses prédécesseurs avaient été tous trois d'opinion libérale. La Chronique, organe des libéraux avancés, qui reprochaient au Roi de ne pas imposer davantage sa volonté à son ministère clérical et qui l'avaient fait accueillir, à la dernière ouverture du Parlement, par les cris de « A bas le roi de carton », publia ce quatrain frondeur

« Grâce son nouveau secrétaire,

« Notre Monarque, se dit-on,

« Entendra ce cri populaire.

« Vive le Roi de Carton. »

En prenant possession du vaste bureau qui avait été de Jules van Praet, et qui occupait une grande (page 23) partie du rez-de-chaussée de l'aile droite du Palais, je me sentais fort troublé. Pourrais-je servir comme il le méritait et aider un peu dans sa tâche cet homme de génie à qui j'avais voué depuis mon adolescence une admiration respectueuse et sans bornes ? La seule réponse était de m'y appliquer de mon mieux et, avec l'ardente ferveur patriotique qui m'animait je me le jurai à moi-même.

Le Cabinet du Roi était en ordre principal l'agent de transmission entre le Roi et le gouvernement pour ce qui touchait à l'administration civile et militaire. Toute communication d'ordre politique ou administratif destinée au Roi, à moins qu'elle ne fût traitée personnellement par un ministre, était adressée au chef du Cabinet : j'en exerçais les fonctions, sans avoir reçu, à raison de ma jeunesse, le titre officiel de celles-ci.

Le Roi employait aussi ce service à certaines affaires particulières concernant, par exemple, le Congo ou l'Extrême-Orient, à observer la presse belge et étrangère, à préparer sa correspondance avec les princes ou les personnalités belges ou étrangères, examiner les pétitions, demandes de secours, etc. Un personnel assez nombreux : un secrétaire du Cabinet, un chef de division, un chef de bureau et quatre ou cinq attachés civils ou militaires assistaient le secrétaire du Roi, faisant fonction de chef de Cabinet. Pendant longtemps, les attachés furent recrutés dans le cadre des agents diplomatiques ; plus tard, ils le furent surtout parmi les officiers brevetés d'état- major, et je trouvai en ceux-ci d'excellents et dévoués collaborateurs auxquels je ne puis rendre assez hommage, notamment les capitaines Stinglhamber et Groensteen.

Arrivé au Palais à neuf heures, après avoir parcouru la presse, je dépouillais le courrier et recevais les (page 24) rapports des fonctionnaires sur les affaires de service dont les dossiers étaient envoyés par les divers départements ministériels. Je préparais des « notes au Roi », qui étaient un commentaire résumé des projets d'arrêtés royaux de nature à l'intéresser ou des dépêches de nos diplomates. Celles-ci étaient transmises chaque jour au Cabinet par le ministre des Affaires Etrangères, dans un pli spécial appelé « Le Pistolet », parce qu'il était enfermé jadis dans une cassette oblongue qui ressemblait à une boîte à pistolets.

Vers dix heure. et demie arrivaient du château de Laeken, où résidait presque toujours le Roi, les pièces officielles signées ou annotées par lui, et une lettre de sa main, souvent très longue, écrite en grands jambages illisibles qu'une grande habitude permettait seule de déchiffrer, me donnant des instructions ou communications pour les ministres. Elles portaient sur les affaires les plus variées, car si Léopold II avait quelques préoccupations dominantes, on peut affirmer cependant que rien de ce qui se passait dans son royaume, même les incidents les plus infimes en apparence, ne le laissait indifférent

Je passais ensuite de l'autre côté du Parc et allais voir les ministres qui m'étaient désignés. Après déjeuner, je revenais très tôt au Palais, recevais des visites, et rédigeais une nouvelle note, rendant compte de mes entretiens, exposant les questions qui demandaient une réponse. Le tout partait pour Laeken, plusieurs fois par jour, dans un grand portefeuille transporté par un des cavaliers des Guides affecté ce service d'estafette. Mais souvent le Roi venait au Palais de Bruxelles à la fin de l'après-midi et alors me faisait appeler. Parfois aussi, mais plus rarement, je me rendais au château de Laeken.

C'était une vie assez astreignante, d'autant plus qu'il m'arrivait fréquemment, lorsque la besogne (page 25) était pressante, de retourner au Palais dans la soirée jusque fort avant dans la nuit. Léopold Il était certainement un maître exigeant, mais il donnait lui-même, malgré sa situation et son âge, un tel exemple d'attachement à ses devoirs d'Etat, on sentait si fortement chez lui la flamme du génie, la force de volonté, la pénétration des vues lointaines, que l'on ressentait une véritable joie de le servir et, en même temps que lui, le pays dont il était le plus dévoué citoyen.

Il permettait une grande liberté dans l'expression des opinions et lorsqu'il m'interrogeait, je lui répondais avec franchise, sans oublier évidemment tout le respect qui lui était dû. En ce qui concerne les appréciations sur les personnes cependant, je me suis toujours fait une règle d'être très réservé et de ne souligner que leurs bons côtés. Les souverains, naturellement enclins à la méfiance, n'ont que trop d'occasions d'avoir l'attention attirée sur les défauts des gens.

Le Roi ne témoignait extérieurement guère d'affection à ceux qui le servaient : ses observations, lorsqu'il avait à. en faire, empruntaient généralement une forme ironique, mais il savait parfois marquer sa satisfaction par un : « Je vous remercie », « Je vous remercie beaucoup », C'est très bien », que leur rareté faisait apprécier davantage. Il était, au surplus, extrêmement courtois. S'il me faisait venir Laeken pour travailler avec lui un jour de fête, il s'en excusait : « J'espère que je ne vous ai pas trop dérangé », « Vous voudrez bien rester déjeuner avec moi », « Il importe que vous ayez l'obligeance de mettre le ministre des Affaires Etrangères au courant de... », « Je me persuade que vous n'avez pas oublié d'écrire », etc., etc. La bonne grâce de la forme ne pouvait pas faire perdre de vue que c'étaient là des ordres très nets, et je n'aurais eu garde de m'y tromper, car il n'y (page 26) avait aucune place pour la moindre familiarité avec lui, mais cette politesse dont le raffinement soulignait les distances était extrêmement agréable dans les rapports quotidiens.

J'ai passé près de dix années au service de Léopold II. Pour un jeune homme ardemment attaché à son pays, ce fut une fortune rare de pouvoir se dévouer à celui-ci en servant un homme aussi exceptionnel qui concentrait en lui les plus nobles aspirations de la patrie et employait tout son génie à les réaliser. Je lui en garderai une éternelle reconnaissance.


Le Gouvernement était présidé en 1901 par le comte de Smet de Naeyer, homme de caractère et d'intelligence très vive, mais venu tard aux affaires publiques. Entré presque par accident au Parlement, il s'y transforma et s'y adapta, devint un travailleur opiniâtre, s'initia à toutes les questions importantes, grâce à un don d'assimilation remarquable, et se trouva un jour ministre, puis président du Conseil. Il partageait d'instinct, peut-on dire, les idées de Léopold II, si bien que ses adversaires avaient beau jeu de l'accuser de servilité, ce qui était injuste. Le Roi l'appréciait beaucoup, d'autant plus que sa chance en politique, qui lui avait fait traverser sans encombre des moments difficiles, le désignait comme un homme « heureux », ce qu'à l'exemple de Mazarin Léopold II prisait grandement.

Quelquefois, après s'être laissé aller avec trop d'enthousiasme suivre les impulsions du Roi et s'être heurté à la défiance réfrigérante des milieux parlementaires, il s'armait de courage pour venir représenter au souverain les difficultés de la tâche entreprise. Un jour qu'il était ainsi en audience, j'entrai dans la « chambre (page 27) à écrire » et trouvai le Roi en tête à tête avec le Premier Ministre devant une petite table chargée de documents officiels ; il prenait la mine contrite d'un enfant grondé :

« Figurez-vous, me dit-il, d'un ton navré, que le comte de Smet est très mécontent de moi ! Il prétend que nous dépensons trop et que son magnifique budget des Travaux publics est fort critiqué à la Chambre ! Notez avec soin ses observations. » Le Roi prenait plaisir à découper les feuilles blanches des lettres qu'il recevait. Lorsqu'il pouvait s'assurer ainsi la seconde page in-folio d'un arrêté royal, c'était bien mieux encore. Il était enchanté de ces utilisations peu coûteuses qu'il appelait des culs de lettres, ou des culs d'arrêtés, et qu'il accumulait sur un coin de sa table pour y griffonner ses notes. Comme je puisais dans cette réserve pour inscrire les remarques du ministre, le Roi, se tournant vers celui-ci d'un air triomphant, lui dit : « Et vous osez, mon cher Ministre, prétendre que nous dépensons trop lorsque vous voyez l'esprit d'économie qui nous anime, mon secrétaire et moi. » Désarmé par cette boutade, de Smet ne put s'empêcher de rire et le projet de budget des Travaux publics ne fut pas beaucoup modifié ce jour-là.

En général, dans le monde politique, on tenait le comte de Smet pour un parlementaire avisé et « veinard » plutôt que comme un véritable homme d'Etat, de la grande lignée des Beernaert et des Frère-Orban. Au demeurant, c'était un très galant homme, très droit et courageux. Ses procédés de travail étaient singuliers : souvent il étudiait ses dossiers jusqu'à trois ou quatre heures du matin, ne prenant qu'une heure de repos vers minuit sur un lit de camp, à côté de sa table de travail. puis il montait à l'aube, se couchait et ne redescendait que peu avant midi. Son cabinet était un fouillis indescriptible de paperasses, de plans, jonchant le sol, (page 28) envahissant tous les meubles. Il prétendait s'y retrouver fort bien.

La meilleure colonne du ministère était Jules Van den Heuvel, ministre de la Justice. De petite taille et d'aspect effacé, mais les yeux brillants de vie et le langage très châtié, il possédait une vaste culture scientifique et artistique, une merveilleuse clarté d'esprit, autant de justesse que de largeur de vues, et l'on n'appréciait pas moins son caractère et son cœur que son intelligence. Il était très écouté dans le Conseil des ministres, moins au Parlement, dont il n'était pas membre, et où, professeur d'université entré tard dans la vie publique, il avait quelque peine à redescendre des régions sereines de l'enseignement doctrinal aux manœuvres et aux tactiques de la politique pratique de chaque jour.

Le baron de Favereau, ministre des Affaires Etrangères, avec qui mes fonctions me mettaient constamment en rapport, était un gentilhomme accompli à qui son extrême bonne grâce faisait peut-être quelque tort, du moins au premier abord, parce que ceux qui le connaissaient mal étaient enclins à ne trouver en lui qu'un vernis diplomatique. Lorsqu'on l'avait approché davantage et surtout lorsqu'on avait travaillé avec lui, on sentait tout ce qu'il y avait en lui de sagesse et de science des hommes et des choses, complété par un remarquable esprit de travail et de dévouement sa tâche. Le Roi avait en lui une confiance complète.

Les autres membres du gouvernement étaient tous des hommes de grand mérite : M.M. de Trooz, le baron van der Bruggen, le baron Surmont de Volsberghe remplacé plus tard par M. Gustave Francotte, Liebaert et le lieutenant général Cousebant d' Alkemade. Ce qui me frappe, lorsque je compare ces équipes ministérielles à celles d'après 1918, c'est le sentiment de (page 29) confiance mutuelle, de droiture dans la collaboration, l'absence d'intrigues qui caractérisaient généralement celles-là et pas toujours celles-ci. Cette supériorité des premières peut s'expliquer d'ailleurs par une double cause : les ministres d'alors appartenaient tous à un même parti, qui disposait de la majorité absolue au Parlement, et le nombre des portefeuilles se limitait à huit, tandis qu'à ces ministères homogènes et restreints succédèrent des gouvernements réunissant des hommes de deux ou trois partis différents, et deux ou trois fois plus nombreux.

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