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Beernaert et son temps
CARTON DE WIART Henri - 1945

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Henri CARTON DE WIART, Beernaert et son temps (1945)

(Paru à Bruxelles, en 1945, chez La Renaissance du Livre)

Chapitre IX. La révision de la Constitution 1890-1893

(page 82) Caractérisée déjà par son rôle d'ordre économique et colonial, par son souci de la défense nationale, par ses réformes sociales, l'action gouvernementale de Beernaert devait s'employer aussi à une entreprise hardie qui devait modifier profondément notre vie politique : la révision constitutionnelle. Dans cette opération, délicate autant qu'elle était nécessaire, sa clairvoyance et son habileté manœuvrière rappellent la manière des grands ministres conservateurs anglais, attentifs à ravir à leurs adversaires, à l'heure psychologique, le bénéfice d'une réforme dont ils ont reconnu eux-mêmes la justice et l'utilité.

Tel que l'avait instauré la Constitution de 1831, le régime de l'électorat réservait aux seuls censitaires le droit de nommer des sénateurs et des représentants. L'application de ce système réduisait à un nombre très restreint de citoyens, environ 134.000, la faculté de se prononcer sur les affaires publiques dans un pays dont la population excédait déjà, en 1890, le chiffre de six millions d'habitants.

Plus perspicace que beaucoup de ses amis politiques, Beernaert comprenait la nécessité d'élargir ce corps électoral. Non pas qu'il désirât voir triompher le suffrage universel pur et simple. S'il ne faisait pas d'objection de principe à son adoption, son voeu était d'en reculer l'échéance. Il disait : « Nous ne prétendons pas tout (page 84) au moins aller si loin d’un seul bond. En politique, les transitions sont nécessaires. Ce n'est pas l'exemple de la France qu'il faut suivre, c'est celui de l'Angleterre. » De toute façon, à son sens, le statu quo ne pouvait être prolongé. Réserver le bulletin de vote à une minorité bourgeoise, n'était-ce pas donner à des centaines de milliers de Belges l'impression qu'ils étaient réduits, dans leur propre pays, à subir le joug d'une sorte d'oligarchie ?

Impression ? ... N'était-ce point une réalité ? Comment nier que les élus fussent naturellement enclins à s’attacher surtout aux intérêts des électeurs de qui ils tenaient leur mandat et à négliger les autres ? Comment justifier un exclusivisme obstiné dont le maintien ne pouvait qu'exciter dans les milieux populaires une irritation qui n'avait pas été étrangère aux troubles de 1886 ?

Cependant, le mouvement en faveur de l'égalité politique prenait d'année en année plus d'ampleur. Le parti socialiste trouvait et exploitait, dans la revendication du suffrage universel, le meilleur argument de sa propagande et de ses succès. Parmi les libéraux, si les doctrinaires de l'école de Frère-Orban lui demeuraient irréductiblement hostiles (« ni en un acte, ni en deux actes, ni en cinq », avait proclamé leur chef), la fraction radicale ou progressiste accentuait sa campagne pour sa conquête.

Au sein du parti catholique lui-même, l'égalité politique comptait des partisans, dont le nombre augmentait rapidement. Le groupe de l'Avenir social ralliait à cette idée une jeunesse ardente éprise d'un idéal politique large et généreux. Sous la présidence d'Alexandre Braun, une « Ligue catholique pour le suffrage universel et la représentation proportionnelle » était entrée en lice, réclamant le droit de vote pour tous les citoyens âgés de vingt-cinq ans. Toutefois, au Parlement, M. Alphonse Nothomb était seul, sur les bancs de la droite, à prendre cette attitude audacieuse.

Manœuvrant entre tous ces courants, Beernaert, pour amener ses amis politiques à ses vues, avait développé devant eux les motifs de tactique qui (page 85) devaient les engager à faire eux-mêmes la révision plutôt que de devoir la subir : « C'est une politique maladroite, leur disait-il, que celle qui se place au seul point de vue de l'intérêt d'un parti, et c'est aussi une politique maladroite que celle qui représente la révision et la représentation proportionnelle comme mortelles pour nous. »

Le 27 novembre 1890, la Chambre ayant été saisie par quelques membres progressistes d'une proposition de révision constitutionnelle, Beernaert, à la grande surprise des doctrinaires de gauche et au grand dépit de beaucoup de ses amis, loin de s'opposer à la prise en considération de cette proposition, déclara l'appuyer. D'ailleurs, il se garda bien, à ce moment, de préconiser une formule précise pour remplacer l'article 47, mais il fit éloquemment le procès du statu quo.

Les discussions parlementaires dont la révision fut le signal ne durèrent pas moins de trois ans. Les formules les plus diverses, depuis « le pur et simple » jusqu'au capacitariat et à la représentation des intérêts, furent successivement passées au crible des controverses et des polémiques, sans qu'aucune d'elles pût réunir la majorité des deux tiers des voix requise pour toute modification d'un texte constitutionnel.

Beernaert insistait pour que le vote fût « organisé « Il ne faut pas compter les votes, répétait-il, il faut les peser. » Cependant les textes proposés par l'un ou l'autre groupe échouaient les uns après les autres, et ces interminables débats où la Chambre des Représentants, nouvelle Pénélope, défaisait chaque jour son travail de la veille, énervèrent bientôt l'opinion. La fièvre montait dans la presse, dans les réunions publiques, dans la rue. Les socialistes décrétèrent la grève générale. La garde civique fut consignée et des troubles s'annonçaient. Un matin, M. Buls, bourgmestre de Bruxelles, fut assailli et frappé par un forcené en pleine avenue Louise. Le parquet procéda (page 87) à l'arrestation d'Edmond Picard, sous l'inculpation d'avoir provoqué cet attentat par ses discours exaltés. Menaces et incidents se multipliaient. Le désir général d'une transaction était dans l'air.

Enfin, le ralliement se fit, dans l'après-midi du 18 avril 1893, autour d'une formule originale qui avait été préconisée déjà par Albert Nyssens, député de Louvain : celle du « suffrage universel plural » qui attribuait un droit de vote pour les élections législatives à tout Belge de vingt-cinq ans, sauf à lui octroyer un ou deux votes supplémentaires moyennant certaines conditions de famille, de propriété ou d'instruction.

Cette formule répondait fort bien au sentiment intime de Beernaert. Il voyait en elle un mode d'organisation équitable du suffrage universel : « Elle est, déclara-t-il, l'expression d'une transaction qui nous paraît également honorable pour tous les partis. La gauche extrême obtient l'inscription dans la Constitution de ce vote pour tous qui constitue depuis si longtemps son programme. La droite y trouve comme correctif l'inscription du double et du triple vote pour ceux qui réunissent les conditions d'âge, de famille et d'aisance minima qu'elle a toujours considérées comme des garanties puissamment conservatrices. Enfin, la gauche modérée obtient les mêmes avantages pour la capacité et pour les fonctions, les positions ou les professions qui supposent nécessairement celle-ci sans qu'il faille recourir à un examen. »

Il eut la joie de voir cette transaction acceptée à la fois par la presque unanimité des membres de la droite et par les députés radicaux qui s'étaient montrés les plus ardents à revendiquer « le pur et simple ». M. Emile Féron déclara solennellement : « J'affirme à nouveau que la solution qui s'offre à nous est à mes yeux tellement loyale et tellement définitive, au sens raisonnable et humain du mot, que ma vie politique ne doit plus connaître de nouvelles campagnes de réforme électorale constitutionnelle. » En revanche, Woeste ne désarmait pas. « Quelque attachement que je porte au cabinet, déclara-t-il au milieu des rires, je (page 87) refuse cette palinodie ! » Bara dénonça la collusion des progressistes avec la droite, ne voulant pas adhérer à ce qu'il appelait « une mystification. » La voix étranglée par la colère, Frère-Orban stigmatisa un vote arraché à la peur.

Finalement, par 119 « oui » contre 14 « non », où se retrouvaient Frère-Orban et ses fidèles, et 12 abstentions, qui étaient celles de quelques droitiers groupés autour de Woeste, le nouvel article 47 fut adopté et l'accalmie succéda à la tempête.

Dans sa complication, le suffrage universel plural était d'une heureuse ingéniosité. Son application décuplait le nombre des électeurs et permettait désormais à tous les courants de l'opinion publique d'intervenir dans le contrôle des affaires. Pouvait-on espérer cependant qu'un tel système, avec le privilège qu'il octroyait à la propriété, c'est-à-dire à la richesse acquise, régirait irrévocablement le recrutement de la représentation nationale ? Beernaert ne se fit pas sans doute cette illusion. Les systèmes électoraux subissent, comme toutes les institutions humaines, les lois de l'évolution et même de la mode. Ils changent avec les idées, les mœurs et les circonstances. Dans le choix qu'on en fait, il est juste de tenir compte du degré d'éducation auquel est parvenu l'ensemble de la population.

Le parti socialiste ne tarda point, et il fallait s'y attendre, à reprendre le mouvement pour le « pur et simple ». Au printemps de 1902, il déclencha en sa faveur une furieuse campagne sous la forme d'émeutes, de violences contre les députés catholiques, d'attentats à la dynamite, de scènes scandaleuses au Parlement, le tout couronné par une grève générale. La droite demeura d'un calme imperturbable, et faisant bloc autour du gouvernement, elle repoussa la prise en considération de la nouvelle proposition de révision constitutionnelle, déposée par M. Janson et M. Vandervelde.

Mais onze ans plus tard, le cabinet de Broqueville, où la « Jeune Droite » tenait les leviers de commande, décida spontanément de préparer les voies à une nouvelle révision qui, dans (page 88) ses plans, n'eût plus attribué qu'un double vote aux seuls chefs de famille. Puis, au lendemain de la guerre de 1914-1918, le problème se présenta avec un aspect nouveau et le cabinet Delacroix, né des pourparlers de Lophem, sans s'arrêter au palier ainsi prévu, se prononça pour « le pur et simple » à vingt et un ans en faisant valoir que « l'égalité des sacrifices consentis par les citoyens belges dans le combat ou dans la résistance justifiait pour tous l'égalité devant le scrutin. »

La logique aurait voulu que ce droit de suffrage, devenu désormais une sorte d'attribut du civisme, fût étendu aux femmes comme aux hommes... Tel avait été l'avis de Beernaert lorsqu'il disait aux partisans du « pur et simple » : « A quel titre enlevez-vous femmes le droit de suffrage ? L'infériorité de la femme est une légende ; il y a beau temps qu'on en a fait justice. » Mais la logique n'est pas seule à déterminer les réformes de cet ordre...


En ce qui concerne la composition du Sénat, les avis étaient très partagés, mais sans que la variété ou l'antagonisme des opinions fissent bouillonner les passions populaires. Pour assurer à cette seconde chambre ou « chambre haute » un mode de recrutement et un caractère de nature à la différencier de la Chambre des Représentants, beaucoup de réformistes préconisaient la représentation des intérêts. M. Helleputte se dépensait en sa faveur. C'était aussi l'avis d'Adolphe Prins et celui du baron de Haulleville qui, dans les colonnes de l'Avenir social, ne s'arrêtait pas de rompre des lances pour le succès de ce système qui lui était cher... Idée assurément séduisante... Mais, à serrer la formule de près, on s'aperçoit qu'il est très malaisé de classer en des catégories étanches tous les intérêts matériels ou intellectuels d'une nation, qui sont souvent imbriqués, voire même confondus dans de mêmes individualités. D'ailleurs, ce cloisonnement, à le supposer possible, suffirait-il à écarter du Sénat les divisions d'ordre politique ?...

(page 89) Beernaert n’avait pas cette illusion. « On ne peut guère espérer, disait-il, que les partis se dépouillent à ce point de leurs rivalités et de la préoccupation de leurs tendances politiques, que la pondération des divers intérêts puisse être étudiée et arrêtée dans l'esprit d'absolue justice qui serait nécessaire. » Quand bien même il serait possible d'exclure tout souci partisan d'un Sénat formé uniquement d'après la représentation des intérêts, encore n'est-il pas certain, ni même probable, que le bien général y serait mieux servi que dans une assemblée constituée par l'élection populaire. L'égoïsme corporatif , - le plus âpre de tous,- aurait bientôt fait d'y exercer ses ravages. Les intérêts de certaines industries ou de certains groupes d'industries ne tarderaient pas à l'emporter, par leur nombre et leurs appétits, sur la préoccupation des besoins de la communauté nationale.

D'autres systèmes : nomination des sénateurs par le Roi ou désignation, aux termes de la Constitution elle-même, d'un certain nombre de sénateurs de droit, avaient aussi leurs défenseurs. Beernaert craignait que de telles formules, en donnant au Sénat plus de lustre, n'enlevassent à ses décisions beaucoup de leur autorité.

Il préconisa l'élection au second degré par les conseils provinciaux. Après de longs débats, cette idée fut admise pour le choix d'un certain nombre de sénateurs, les autres - les plus nombreux - étant élus au suffrage direct, avec la faculté pour le législateur de relever jusqu'à trente ans l'âge requis pour être électeur. Aux sénateurs dits provinciaux, la révision de 1921 devait ajouter un groupe nouveau : celui des sénateurs cooptés, en même temps qu'elle inscrivit dans le texte constitutionnel des catégories d'éligibles dans lesquelles devaient être choisis les sénateurs élus par le suffrage universel.

Une autre innovation dont Beernaert s'était fait depuis longtemps le protagoniste fut acceptée sans opposition sérieuse : celle de l'obligation du vote, qui consacre le caractère de devoir désormais attaché à la fonction électorale.

Par contre, ce fut vainement que (page 90) le gouvernement essaya de faire triompher, soit le système du referendum, soit celui de la représentation proportionnelle.

Le referendum devait permettre au roi d'en appeler au peuple, soit pour connaître son opinion sur un projet ou une réforme déterminés, soit même pour lui faire repousser une loi votée par les Chambres. Beernaert ne refusa pas à Léopold II, qui était très féru de ce système, de tenter quelque effort pour l'introduire dans la Constitution. Mais il était trop perspicace pour ne pas voir la valeur des objections qu'on peut lui faire. Au referendum ante legem s'opposent les inconvénients, voire les dangers, que pourrait entraîner cette sorte de législation directe par le peuple. Quant au referendum post legem, non seulement il eût enlevé au Parlement une grande part de son prestige, mais il eût été aussi de nature à faire échec au Roi, lorsque celui-ci, ayant soumis aux électeurs une loi qui soulevait des objections de sa part, aurait eu le désagrément de voir cette loi approuvée par le peuple. Le droit de refuser de sanctionner une loi votée par les Chambres et la prérogative de la dissolution ne comportent-ils pas, pour l'autorité royale, les mêmes avantages et de moindres risques ? Le referendum échoua et Beernaert n'en éprouva certes qu'un regret très mitigé.

Quant à la représentation proportionnelle, le premier ministre était convaincu de sa justice. Pour en assurer le succès, il déploya toutes les ressources de sa dialectique et de son éloquence. Il reprochait au système majoritaire de donner des sentiments véritables du corps électoral une traduction déformée comme le fait un miroir grossissant. En assurant à un parti une supériorité qui ne concordait pas avec le véritable état de l'opinion, en lui attribuant tous les sièges d'un arrondissement au prix de la simple majorité plus un des suffrages émis par tous les électeurs, ce système excluait, en fait, un très grand nombre de citoyens de toute représentation. La modération naturelle de Beernaert ne s'accommodait pas (page 91) de cette arithmétique à la fois fausse et brutale. A ces considérations de principe, venaient ajouter d'autres, qu'il développait en petit comité et dont la valeur ne peut être comprise que si l'on se place dans le climat politique d'une période où le parti socialiste, encore tout jeune et qui n'avait point encore jeté ses gourmes, affichait un programme révolutionnaire et républicain singulièrement redoutable pour le maintien de l'ordre et des institutions nationales. En l'excluant, par le système majoritaire, de sa part de représentation légitime, - sauf dans l'un ou l'autre arrondissement où il pouvait d'aventure espérer conquérir la majorité absolue, - ne s'exposait-on point à le rendre plus agressif et plus dangereux qu'en lui ouvrant les portes du Parlement et en l'associant à des débats contradictoires où il serait aux prises avec les réalités et les responsabilités de l'œuvre législative ?

Bien plus : les derniers scrutins avaient réduit à l'état de peau de chagrin le vieux parti libéral, et l'on constatait que, dans ce parti, les éléments jeunes et ardents, qui eussent pu l'invigorer, passaient avec armes et bagages au parti socialiste, auquel ils assuraient une sorte d'état-major intellectuel, où commençaient à affluer de nouvelles recrues qui n'avaient plus chance de faire carrière dans les rangs du parti libéral. Mais de tels arguments, s'ils s'inspiraient d'un sage souci de conservation sociale, ne devaient pas suffire à décider tous les amis politiques de Beernaert à cette sorte de « hara-kiri » auquel l'adoption de la représentation proportionnelle ne pouvait manquer de condamner beaucoup d'entre eux. D'ailleurs, il en était dans le nombre qui, en dehors de toute considération d'égoïsme personnel, redoutaient les difficultés très réelles que l'effritement d'une majorité gouvernementale peut opposer à la constitution d'un ministère, à sa cohésion et à la fermeté de son action. ^


Toute l'autorité et toute l'éloquence de Beernaert devaient échouer sur cet écueil de la représentation (page 92) proportionnelle. Son autorité. Par plus d'un trait, elle rappelait l'influence qu'exercèrent en France et en Angleterre quelques hommes d'Etat de la grande époque du parlementarisme, tels qu'un Casimir-Périer ou un Guizot, un Gladstone ou un lord Salisbury. A elle seule, sa personnalité physique contribuait à son prestige. Il était solidement charpenté et d'une taille presque massive, à laquelle la redingote et le faux col classiques ajoutaient leur dignité vestimentaire. D'ailleurs, rien de gourmé dans cette correction, qui se confondait chez lui avec la nature. Le visage encadré de favoris courts qu'il aimait à caresser et couronné d'une chevelure argentée et soyeuse, s'animait d'une grande mobilité d'expression. Le regard, d'une intelligence pénétrante était rarement sévère, le plus souvent bienveillant, parfois chargé de bonhomie joviale ou d'aimable malice. Sous le nez long et charnu, des lèvres d'orateur et de gourmet laissaient deviner que son classicisme ne se refusait pas à la saveur d'un bon mot, pas plus que sa sagesse bourgeoise ne répugnait aux douceurs de la table.

Son caractère se révélait tout entier dans son genre d'éloquence. Sa manière oratoire valait surtout par l'ordonnance du plan et le déroulement logique des périodes. C'était plutôt une éloquence d'avocat qu'une éloquence de tribun, avec le constant souci de persuader plutôt que d'émouvoir. Le geste était sobre. Le ton généralement grave et mesuré et d'une diction qui eût été parfaite sans un soupçon de grasseyement qui faisait rouler les « r » et chanter les finales. Dans son discours, qu'il avait l'habitude d'écrire à l'avance, les arguments défilaient en bon ordre de bataille, développés avec une grande élévation d'idées et une force de dialectique qu'une pointe d'humour éclairait parfois d'une lueur imprévue.

Tout défendu qu'il fût, par son tempérament et sa volonté, contre toute passion ardente, l'homme était plus impressionnable qu'il ne paraissait l'être. Aussi aimait-il peu les interruptions et sa longue expérience des luttes politiques ne parvint jamais à le cuirasser contre les critiques et les attaques. Il y demeurait très (page 93) sensible, comme il était accessible aux éloges, très différent en cela de Léopold II, qui poussait à l'extrême son dédain de toute popularité. Peut-être cette émotivité trop prompte à s'énerver d'un échec ne fut-elle pas étrangère à la retraite gouvernementale de Beernaert.

Le 16 mars 1894, les sections de la Chambre étaient convoquées pour un premier examen du projet de loi gouvernemental établissant la représentation proportionnelle. Elles se prononcèrent par 75 « non » contre 49 « oui » et 16 abstentions contre le principe de la réforme. Bien qu'un tel vote n'engageât nullement une décision définitive et que le ministère eût pu, conformément aux précédents, attendre de pied ferme les débats en section centrale ou en séance publique, Beernaert annonça aussitôt sa volonté formelle de démissionner.

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