Accueil        Séances plénières         Tables des matières         Biographies         Livres numérisés    Bibliographie et liens      Note d’intention

 

       

« Histoire de la révolution belge de 1830 », par Charles White, (traduit de l’Anglais, sous les yeux de l’auteur, par Miss Marn Corr).

Bruxelles, Louis Hauman et Cie, 1836

 

Chapitre précédent      Chapitre suivant       Retour à la table des matières

 

TOME 2

 

CHAPITRE CINQUIEME

 

La nouvelle de la défaite du prince Frédéric arrive à La Haye. - Le prince d'Orange est envoyé à Anvers pour procéder à l'organisation d'un gouvernement séparé. - Entrevue des deux princes. - Le prince d'Orange fait une proclamation et envoie le prince Koslowsky pour sonder le gouvernement provisoire. - Insuccès de cette mission. - Le prince d'Orange, après quelques jours d'hésitation, se détermine à cesser toutes relations avec le gouvernement de son père, et à se mettre lui-même à la tête du mouvement. - Ses propositions sont rejetées par les Belges. - Il quitte Anvers, et retourne en Hollande. - Les troupes des patriotes marchent en avant, repoussent l'arrière- garde hollandaise sous les ordres du duc de Saxe-Weimar, et s'emparent d'Anvers. - Les Hollandais se retirent dans la citadelle et bombardent la ville.

(page 124) Tandis que les événements que nous avons racontés, dans le chapitre précédent, se passaient en Belgique, le cabinet de La Haye, supposant que le prince Frédéric avait accompli sa mission avec succès et sans effusion de sang, et comptant sur le (page 125) rétablissement de l'ordre et de l'autorité légitime à Bruxelles, était occupé à discuter les moyens de résoudre la question embarrassante de la séparation administrative, séparation qui, d'après la calcul des votes présumés des chambres, paraissait assurée dès le 20 septembre. Avec cette ardeur et cet enthousiasme qui distinguent son caractère, et peut-être avec le sinistre pressentiment de son infortune, le prince d'Orange avait hâte de se rendre dans les provinces méridionales et de proclamer la séparation ; et assurément cette séparation eût sauvé la monarchie, si le roi l'eût franchement promise dès le 5 septembre, au lieu de se la laisser arracher le 29, si, dès le 5, il eût accueilli les propositions qu'il repoussa alors avec tant de mépris et d'indignation. La solution affirmative des questions soulevées par le message du 13 étant considérée comme inévitable, le roi, malgré ses préventions invétérées, parut plus disposé à céder aux représentations de ceux qui l'avaient engagé à envoyer le prince héréditaire à Anvers pour y établir un gouvernement séparé. Mais cette mesure répugnait tellement aux sentiments du roi, et s'accordait si peu avec ses principes et l'espérance qu'il avait de réduire les patriotes à la soumission, qu'il l'ajournait toujours, et flottait encore indécis, quand la nouvelle de la retraite du prince Frédéric arriva à La Haye dans la nuit du 28.

(page 126) Ce fut avec un mélange de sentiments de douleur et de honte, que le prince d'Orange reçut la nouvelle d'un événement si injurieux à la réputation militaire de sa famille et si fatale aux intérêts du trône. Dans son malheur, il avait au moins cette faible consolation que ces funestes résultats étaient dus à des mesures diamétralement opposées à celles qu'il avait proposées, et qu'ainsi il ne partagerait pas l'odieux qui s'attachait à ces opérations militaires. En conséquence, il conservait l'espoir fondé que le peuple belge ne le confondrait pas avec son frère et ne l'associerait pas à ses erreurs politiques. Mais, par une terrible fatalité, la conduite franche et loyale du prince fut traitée de machiavélique et d'artificieuse. On le représenta comme ayant violé ses serments ; on l'accusa d'avoir laissé son frère exposé à toutes les mauvaises chances, et de s'être ainsi réservé à lui-même les moyens de reparaître avec avantage sur la scène politique.

Ceux qui d'abord avaient taxé d'exagérations les représentations du peuple et des députés belges, et qui avaient réclamé la soumission comme préliminaire indispensable à toute concession, commençaient à ouvrir les yeux et déploraient leur obstination et leur opposition impolitique au départ du prince pour Bruxelles. Défait dans les combats, battu dans les chambres, abandonné par la diplomatie, le gouvernement n'avait plus (page 127) aucune ressource. C'était à contrecœur et la main forcée qu'il adoptait comme seule planche de salut les mesures que le prince avait si souvent conseillées et que le peuple belge avait réclamées avec prières comme seules capables de calmer l'orage. L'amertume de ces sentiments n'était pas diminuée par la conviction que ces malheureux résultats n'étaient dus qu'à leurs fautes, à leur mépris de l'opinion publique et à leur ignorance volontaire des nécessités de leur époque.

Après une suite de réunions de cabinet et de délibérations avec les envoyés des puissances étrangères qui n'avaient plus d'autre ressource que d'appuyer vivement ces concessions ; après la nomination d'une commission chargée de rédiger un projet d'organisation basée sur la séparation et la révision de la loi fondamentale ; après des instructions données aux ministres des puissances étrangères pour demander la stricte exécution du traité de Vienne, le cabinet se décida enfin à accorder des pouvoirs temporaires au prince pour le gouvernement des provinces méridionales, et nomma trois ministres et sept conseillers, pour l'assister dans ses fonctions, établissant ainsi une administration totalement distincte de celle de La Haye, au moins en ce qui concernait les questions intérieures. Un décret du roi du 4 octobre annonça cette résolution à la nation.

(page 128) Cette mesure, propre à satisfaire les Belges, arrivait trop tard. Elle était une nouvelle preuve de la politique vacillante et intempestive du gouvernement. Un mois plus tôt, elle aurait pu atteindre le but ; mais à cette époque elle fût reçue avec mépris par les provinces méridionales et ne servit qu'à ajouter à leur triomphe. La nation avait été trop loin pour revenir sur ses pas, et pour se réconcilier avec la couronne. Tout lien entre elles était à jamais brisé. Comme l'avait prédit de Potter, dans sa lettre ; un gouvernement s'était effectivement élevé à côté du trône batave. Il n'y avait plus ni roi ni autorité royale. La monarchie était déjà renversée.

Cependant, aussitôt après cette tardive résolution du gouvernement, le prince d'Orange se rendit en toute hâte à Anvers. Il fut immédiatement suivi de MM. le duc d'Ursel, de la Coste, Van Gobbelschroy, le comte d'Aerschot, le comte de Celles et d'autres membres des états-généraux. Le prince Frédéric habitait l'aile droite du palais, l'aile gauche fut destinée à recevoir le prince d'Orange. L'entrevue des deux princes était embarrassante. La gloire chevaleresque d'une longue lignée de héros était ternie dans la personne de l'un de leurs descendants. Les lauriers cueillis par le prince d'Orange dans vingt batailles (et comparé à la moins sanglante de ces batailles, le combat de Bruxelles n'était qu'une escarmouche ) (page 129) se trouvaient flétris et l'éclat des armes de sa famille obscurci par la conduite de son propre frère. Sa pâleur, l'abattement et les souffrances morales du prince Frédéric ; la conviction que les désastres devaient être attribués non à lui-même personnellement, mais au plan vicieux de l'attaque et à l'abus qu'on avait fait de sa confiance, affecta profondément le prince d'Orange ; et malgré l'amertume des sentiments qui remplissaient son cœur, il se jeta dans les bras de son frère, et pleura.

Les personnes qui furent admises en présence du prince Frédéric, furent frappées du changement que l'inquiétude et les tourments d'esprit avaient produit sur ses traits en si peu de jours ; sa physionomie, habituellement gaie, était empreinte d'une profonde douleur. Il n'était pas tant affecté de sa défaite de Bruxelles (car un tel désastre peut arriver au meilleur général et aux troupes les plus braves) que des odieuses calomnies répandues sur lui et les troupes qu'il commandait, et peut-être sa conscience lui faisait-elle secrètement ce reproche, que les mesures qu'il avait prises avaient perdu la monarchie. Lorsqu'il parlait sur ce sujet, il ne pouvait maîtriser son émotion ; et quoiqu'il dédaignât de relever les accusations qui mettaient en doute son courage, il exprimait l'inquiétude qu'il avait que la nation anglaise et l'Europe, en général, n'ignorassent (page 130) les efforts qu'il avait faits pour diminuer les désordres inséparables d'une attaque, et n'ajoutassent foi à des insinuations aussi peu méritées qu'elles étaient odieuses. A cet égard, l'Europe crut à ses protestations ; mais ni arguments ni preuves ne purent effacer la fatale impression que l'attaque de Bruxelles avait produite sur le peuple.

Le premier acte public du prince d'Orange, fut une proclamation annonçant le but de sa mission :

« Nous Guillaume, prince d’Orange, etc.

« Aux habitants des provinces méridionales du royaume.

« Chargé temporairement par le roi, notre auguste père, du gouvernement des provinces méridionales, nous revenons au milieu de vous, avec l’espoir d’y concourir au rétablissement de l’ordre, au bonheur de la patrie. Notre cœur saigne des maux que vous avez soufferts. Pussions-nous, secondé des efforts de tous les bons citoyens, prévenir les calamités qui pourront vous menacer encore. En vous quittant, nous avons porté aux pieds du trône les vœux émis par beaucoup d’entre vous pour une séparation entre les deux parties du royaume, qui néanmoins resteraient soumises au même sceptre. Ce vœu a été accueilli. Mais avant que le mode et les conditions de cette grande mesure puissent être déterminés dans les formes constitutionnels, accompagnées d’inévitables lenteurs, déjà S. M. accorde provisoirement une administration distincte dont je suis le chef, et qui est toute composée de Belges. Les affaires s’y traiteront avec les administrations et les particuliers dans la langue qu’ils choisiront. Toutes les places dépendantes de ce gouvernement seront données aux habitants des provinces qui les composent. La plus grande liberté sera laissée relativement à l’instruction de la jeunesse. D’autres améliorations encore répondront aux vœux de la nation et aux besoins du temps. Compatriotes, nous ne vous demandons pour réaliser ces espérances que d’unir vos efforts aux nôtres, et dès lors nous garantissons l’oubli de toutes les fautes politiques qui auront précédé la présente proclamation. Pour mieux atteindre ce but que nous nous proposons, nous invoquerons toutes les lumières, nous nous entourerons de plusieurs habitants notables et distingués par leur patriotisme. Que tous ceux qu’anime le même sentiment s’approchent de nous avec confiance. Belges ! c’est par de tels moyens que nous espérons sauver avec vous cette belle contrée qui nous est si chère.

« Signé, GUILLAUME, prince d’Orange.

« Anvers, 5 octobre 1830. »

Mais malheureusement elle ne produisit pas plus d'effet que celle de son père. Il était évident que S. A. R., quoique se prétendant investi de l'autorité suprême, recevait des ordres de La Haye, et que ses pouvoirs étaient tout à fait temporaires et subordonnés à ceux du général Chassé et du prince Frédéric, lequel conservait encore le commandement de l'armée. Ces circonstances détruisaient toute la confiance que le prince d'Orange pouvait inspirer, et rendaient inutiles tous ses efforts.

Jamais méfiance ne fut plus mal fondée. Dans cette situation difficile, les intentions du prince étaient franches et loyales ; il sacrifiait ses vues personnelles aux intérêts du peuple et au salut du trône. S'il eût eu moins de piété filiale et plus d'énergie morale, son triomphe était assuré. Mais (page 131) hésitant entre son dévouement à sou père et la conviction dont il était pénétré qu'il n'y avait qu'un seul moyen de succès, ne se rendant pas encore bien compte des extrémités irréparables où la révolution avait été entraînée, et prêtant l'oreille aux assurances de partisans inactifs, au lieu de chercher à rendre inutile la résistance d'adversaires qui ne l'étaient pas, il ne sut prendre que des demi-mesures, et commença à agir, quand il n'était plus temps. Il faut en outre remarquer que son entourage se composait d'amis sans jugement et de conseillers timides, sinon traîtres. Il avait à lutter contre les obstacles que lui suscitait secrètement son frère, et contre l'opposition ouverte de Chassé qui, aussi bien que les autres généraux hollandais, était enflammé du désir de venger la dernière défaite.

Cependant, dès son arrivée à Anvers, le prince adopta des mesures propres à flatter les préjugés nationaux, et mit tous ses soins à rechercher l'appui du gouvernement provisoire. Plusieurs émissaires se mirent en campagne : et ce fut par suite d'avis qu'il reçut de Bruxelles, qu'il se décida à y envoyer un agent neutre, chargé de traiter avec de Potter et ses collègues, qui, pour la plupart, ne semblaient pas éloignés de partager ses vues.

La personne à qui il confia cette mission était le prince Koslowsky, qui, disgracié à la cour de (page 132) Saint-Pétersbourg, habitait à cette époque la ville de Gand. Ce diplomate distingué se rendit au désir du prince, et partit immédiatement pour Bruxelles, où après s'être abouché avec M. Cartwright et s'être adressé lui-même aux généraux d'Hoogvorst et Van Halen, il fut présenté à quelques membres du gouvernement provisoire ; mais malgré le tact et l'habileté qu'il déploya, il échoua complètement dans sa mission.

Sans nous arrêter aux soupçons que ne manque pas d'éveiller une mission confiée à une personne qui, dans l'état d'exaltation où se trouvait le peuple, était plutôt regardée comme espion de la Russie, que comme médiateur envoyé par le prince d'Orange, il faut avouer que les propositions dont Kosloswky était porteur, n'étaient pas de nature à produire l'effet qu'on en attendait. D'abord, le gouvernement provisoire avait proclamé l'indépendance nationale, et le prince fondait ses prétentions sur la légitimité et ses droits héréditaires ; en second lieu, le prince demandait l'accomplissement de la promesse qu'ils avaient faite de maintenir la dynastie ; et eux répondaient que la dynastie avait violé ses serments ; enfin il n'abandonnait pas l'idée d'une union avec la Hollande, et il proposait un traité d'alliance avec son père, tandis qu'ils étaient positivement décidés à exiger une séparation absolue et irrévocable, une séparation qui ne fût (page 133) pas octroyée par la couronne, mais qui lui fût arrachée par la force ; de sorte qu'il renonçait à toute obéissance future à l’ex-roi. En un mot, il n'y avait même pas une seule disposition préliminaire sur laquelle ils pussent tomber d'accord. Qu'il vienne parmi nous, disaient les membres du gouvernement provisoire, seul, comme Belge, ou accompagné de Belges ; qu'il se jette dans nos bras, et qu'il se fie aux votes du peuple. Nous ne pouvons lui offrir de garantie ; mais ce sont les seules chances qui lui restent. Quelques membres du gouvernement provisoire, il est vrai, n'étaient pas éloignés d'accepter les offres du prince ; mais ils doutaient de l'étendue et de la durée de leur propre influence, dominés qu'ils étaient par leur véritable chef (de Potter) qui, dans ce moment, d'un souffle aurait pu élever un orage assez puissant pour les engloutir tous.

Les conseillers du prince semblaient, en cette circonstance, ignorer l'état réel des choses, et surtout la position du gouvernement provisoire vis-à-vis de ses propres membres et de la presse quotidienne, laquelle possédait un ascendant immense sur l'esprit public, et avait imposé son joug à la nation. Il aurait suffi de réflexions plus mûres pour convaincre le prince et ses conseillers qu'il n'avait d'autres chances de succès que de se jeter, sans faire de conditions, dans les (page 134) bras du peuple, et de se présenter à lui, non pas comme membre de la dynastie des Nassau, mais comme le prince qui était le plus à même pas sa position de satisfaire à la fois aux exigences de la nation et à celles de l'Europe. En ce sens qu'il pouvait concilier la liberté de l'une avec la tranquillité de l'autre. Mais, même en admettant qu'il eût adopté ce plan hardi, c'est encore une question de savoir si la jalousie et l'animosité vindicative d'un petit nombre ne l'aurait pas emporté sur les dispositions pacifiques du reste du pays. En outre, il fallait pour qu'un homme placé aussi haut que lui s'embarquât dans une entreprise aussi neuve que hasardeuse, posséder une énergie peu commune et jeter derrière soi tout lien de famille ou de politique.

Il aurait fallu qu'il brûlât ses vaisseaux. Il se plaçait entre l'incertitude du succès, des chances d'outrage et de mort ; et la honte, les dissensions de famille, la haine des Hollandais et le blâme de l'Europe. En cas de succès, il eût été flétri aux yeux de son père, comme usurpateur, et désavoué par ses compatriotes ; tandis que la non- réussite de sa démarche l'aurait jeté dans le monde comme un paria politique, sans patrie et sans famille. Dans les deux cas, amis et ennemis se seraient méfiés de lui et l'auraient accusé d'avoir, au mépris de toute morale, renié sa patrie et son père. Cependant ce plan, en dépit (page 135) de ses conséquences funestes, offrait à la dynastie la seule chance de salut qui lui restait ; et les cabinets de l'Europe auraient bien fait de presser le prince et sa famille de l'adopter franchement, et de l'aider dans ce but de toute leur influence en lui promettant solennellement de reconnaître l'indépendance de la Belgique aussitôt ce fait accompli. Car s'il y avait un obstacle, ce n'était pas que les Belges eussent e l'aversion pour le prince ; mais ils craignaient la réaction et le retour de la domination hollandaise.

Il était impossible de trouver une situation plus embarrassante. Enfin, après avoir hésité quelques jours, le prince fit taire en partie ses scrupules, mais pas assez pour assurer le succès. Après avoir inutilement passé l'intervalle du 5 au 16 à chercher le gouvernement qui convînt le mieux à un pays qui désavouait fièrement son autorité et repoussait avec dédain ses décrets ; après avoir vu l'effet de ses assurances pacifiques et conciliatoires complètement paralysé par une proclamation du roi, qui qualifiait de rebelles les habitants des provinces méridionales, et appelait les Hollandais aux armes, au nom de leur roi, de leur patrie et de leur Dieu ; après avoir fait de nouvelles et inutiles démarches auprès du gouvernement provisoire, et de la commission chargée (page 136) de rédiger un projet de constitution ; après avoir inutilement proposé un échange général de prisonniers, après avoir visité, dans les pontons, ceux que son frère avait faits sur les Belges et leur avoir donné la liberté, acte de générosité que n'imitèrent pas les Belges (Ce procédé était d'autant moins excusable de la part des Belges, que la plupart des prisonniers hollandais avaient été retenus au mépris de la capitulation, ou pris par la populace, après que leurs corps les eurent abandonnés) ; enfin après avoir épuisé tous les moyens de conciliation, il prit la résolution de briser tout lien avec le gouvernement de son père, de dissoudre la commission royale administrative, de reconnaître l'indépendance nationale et de se placer à la tête du mouvement. Tel fut l'objet de la proclamation du 16 octobre :

« Belges !

« Depuis que je me suis adressé à vous par ma proclamation du 5 du présent mois, j’ai étudié avec soin votre position ; je la comprends et vous reconnais comme nation indépendante ; c’est vous dire que dans les provinces même où j’exerce un grand pourvoir, je ne m’opposerai en rien à vos droits de citoyens ; choisissez librement, et par le même mode que vos compatriotes des autres provinces, des députés pour le congrès national qui se prépare, et allez y débattre les intérêts de la patrie.

« Je me mets ainsi, dans les provinces que je gouverne, à la tête du mouvement qui vous mène vers un état de choses nouveau et stable dont la nationalisé fera la force.

« Voilà le langage de celui qui versa son sang pour l’indépendance de votre sol et qui veut s’associer à vos efforts pour établir votre nationalité politique.

« Signé, GUILLAUME, prince d’Orange.

« Anvers, 16 octobre 1830. »

Mais cette résolution manqua son effet comme toutes les autres. Elle offensa les susceptibilités du peuple et éveilla la jalousie du gouvernement provisoire, qui déclara, par une contre-proclamation méprisante, que l'indépendance nationale étant un fait accompli par les armes du peuple n'avait pas besoin de ratification, qu'il protestait contre les prétentions du prince à une autorité dont eux seuls étaient investis et ils ajoutaient que le peuple ayant consommé la (p. 137) révolution et chassé les Hollandais, eux seuls, et non le prince, étaient à la tête du mouvement. En effet, la proclamation du prince était un acte tardif et incomplet, et de plus entaché de deux vices capitaux, car, en même temps qu'il dépassait les bornes en ce qui concernait le roi, il ne satisfaisait pas aux exigences des patriotes. Ainsi il manqua son effet de deux côtés. Dans sa colère et dans son indignation, le roi révoqua les pouvoirs qu'il avait accordés à son fils, et exhala son mécontentement dans un message qu'il adressa aux états-généraux, le 20 octobre ; et le gouvernement provisoire, dans une pièce où régnait le ton démocratique de la première révolution française, déclarait que Guillaume d'Orange, ayant reconnu l'indépendance des provinces méridionales, s'était placé dans la nécessité de choisir entre la qualité de sujet belge ou de sujet hollandais, que s'il se déclarait pour la dernière alternative, il serait en hostilité flagrante vis-à-vis du peuple belge, que dans l'autre cas, il devait se faire naturaliser, reconnaître le gouvernement, se soumettre aux lois et descendre au niveau de tout autre citoyen belge. On ne lui laissait pas d'autre choix. Le message ajoutait plus loin, qu'en reconnaissant l'indépendance de la Belgique et la légalité d'un congrès national, Guillaume de Nassau avait implicitement (page 138) reconnu la nullité de ses droits et de ceux de sa famille.

Découragé par l'insuccès de ses efforts, alarmé par les mesures et les reproches de son père, et poursuivi par les murmures improbateurs de Chassé et des autres généraux hollandais, le prince regretta bientôt d'avoir été si loin et montra un désir extrême de revenir sur ses pas. En conséquence, après avoir fait d'inutiles efforts pour conclure un armistice, proposition hautement repoussée par le gouvernement provisoire qui demandait l'évacuation préalable de Maestricht, Anvers, Termonde et Venloo, et la retraite de toutes les troupes au-delà du Moerdyck ; après avoir vu repousser dédaigneusement par les Belges toutes ses tentatives de conciliation après avoir vu son autorité contestée par le général Chassé, qui déclara, le 24, la ville d'Anvers en état de siège, le prince délia de leur serment les officiers belges qui avaient été mis aux arrêts pour avoir offert leur démission, en refusant de se battre contre leurs compatriotes, après avoir été témoin de l'inondation des polders et de l'envahissement de l'esprit révolutionnaire dans la ville d'Anvers, jusqu'alors fidèle, s'embarqua pour Rotterdam dans la nuit du 25, et, le cœur ulcéré, fit ses adieux aux provinces belges dans une adresse courte et touchante :

« Belges ! J’ai taché de vous faire tout le bien qu’il a été en mon pouvoir d’opérer, sans avoir pu atteindre le noble but auquel tendaient mes efforts, la pacification de vos belles provinces. Vous allez maintenant délibérer sur les intérêts de la patrie dans le congrès national qui se prépare. Je crois avoir rempli pour autant qu’il dépendant de moi en ce moment, mes devoirs envers vous ; et je pense en remplir encore un bien pénible, en m’éloignant de votre sol pour aller attendre ailleurs l’issue du mouvement politique de la Belgique ; mais, de loin comme de près, mes vœux sont avec vous, et je tâcherai toujours de contribuer à votre véritable bien-être. Habitants d’Anvers, vous qui m’avez donné, pendant mon séjour dans votre vile, tant de marques de votre attachement, je reviendrai, j’espère, dans des temps plus calmes, pour concourir avec vous à l’accroissement de la prospérité de cette belle cité.

« Signé, GUILLAUME, prince d’Orange.

« Anvers, 25 octobre 1830. »

(page 139) Ainsi se termina une mission qui n'aboutit qu'à consolider le gouvernement des insurgés et à le détacher entièrement de celui du roi, mission qui n'eut d'autre résultat que de mettre dans tout son jour le caractère généreux mais faible du prince, et les contradictions du système de politique suivi par le gouvernement hollandais ; car n'était-il pas absurde de charger le prince héréditaire de former un gouvernement séparé dans les provinces du midi, de souscrire à la demande de séparation, de promettre l'oubli des erreurs politiques, et en même temps de faire suivre immédiatement ces dispositions conciliatrices d'une proclamation qui déclarait ces provinces en état de rébellion, et appelait les Hollandais aux armes, dans le but avoué non pas de défendre leur territoire, mais de replacer les Belges sous le joug qu'ils avaient secoué. La conduite du prince décela un manque de jugement, en ce qui concernait le présent ; mais l'influence fâcheuse qu'elle eut sur sa cause se fit sentir plus tard encore ; car elle détruisit la confiance que l'on avait jusqu'alors placée dans sa sincérité et sa fermeté, et prouva que, quelque désir qu'il en eût, il n'aurait jamais le courage de séparer entièrement sa cause de celle de son père. Il voyait clairement pourtant, qu'entre le roi Guillaume et le peuple belge, il ne pouvait plus y avoir d'autre lien que celui qu'imposeraient les baïonnettes étrangères. Quoique ce fût là et (page 140) que ce soit encore les auxiliaires qu'appellent les partisans de la maison de Nassau, il est évident qu'ils seraient les moins propres à placer ou à maintenir un souverain sur le trône des Belges. La conduite du prince, en cette occasion, fut d'autant plus malheureuse qu'elle prouva qu'il n'avait point cette résolution et cette énergie sans lesquelles il n'est pas de victoire possible et qui donnent aux grands esprits un ascendant si puissant sur les hasards de la fortune, qu'il n'avait ni la force d'avoir une volonté, ni la résignation de se soumettre à celle du roi, et que, tout en désirant le trône, il manquait du courage nécessaire pour y monter. Dans ces circonstances comme dans celles qui suivirent, il n'abandonna jamais ce système de demi-mesures si nuisible dans les moments de crise. L'audace de son entrée à Bruxelles, dans la journée du 1er septembre, avait fait supposer que son énergie morale ne le cédait en rien à son indomptable valeur ; mais les événements de l'année suivante démontrèrent pleinement que s'il a le bras qui exécute, il n'a pas la tête qui conçoit. Quoique doué de plusieurs des nobles qualités qui distinguaient ses ancêtres, il n'était, ni comme homme d'état, ni comme général, à la hauteur des difficultés de sa position. Ainsi, sa mission d'Anvers, en octobre 1830, échoua complètement ; ainsi, la courte campagne d'août 1831, n'ajouta rien à sa (page 141) réputation militaire. Mais nous aborderons ce sujet plus tard.

Le départ du prince d'Orange d'Anvers, et celui du prince Frédéric, qui avaient eu lieu précédemment, furent les avant-coureurs de ce mémorable événement qui lie le nom du général Chassé non à une résolution hardie et terrible par suite de laquelle une ville importante et peut-être une couronne pouvait être rendue à son maître, mais à un des actes de rigueur les plus inutiles et les plus odieux que présentent les annales de la guerre.

Il est nécessaire de dire un mot des événements militaires qui ont immédiatement précédé cette catastrophe. Ils ne furent pas moins défavorables aux Hollandais que ceux de septembre. Dans l'après-dîner du 22 octobre, les bandes patriotes, formant une masse irrégulière d'à peu près 8,000 hommes, avec six pièces de canon, commencèrent un mouvement simultané contre la ligne occupée par les troupes royales fortes d'environ 7,000 hommes, ayant 40 pièces d'artillerie, dont presque une moitié, formant l'arrière-garde, était en position sur les deux Nèthes (Ces rivières ont leur source, l'une près de Lummel, et l'autre près de Hechtel, dans la province du Limbourg. La moins considérable se jette dans la grande Nèthe à Lierre. Réunies elles traversent Walhem, où elles prennent le nom de Ruppel et se jettent dans l'Escaut, en face de Rupelmonde.)

(page 142) Les chefs patriotes, s'étant réunis en conseil de guerre le jour précédent, avaient décidé que Niellon se porterait en avant par la chaussée de Lierre à Anvers, tournerait l'aile droite des Hollandais et, menaçant leurs derrières, les forcerait de se jeter sur Berchem, tandis que le centre menacerait Duffel, et que la gauche, sous Mellinet, ferait des démonstrations au pont de Walhem, qui fut jugé trop fortifié pour admettre une attaque directe, même si les Hollandais négligeaient de le détruire (Le général Million, nouvellement naturalisé belge, avait été sous-officier au service de France. Au moment de la révolution, il était associé au directeur du théâtre du Parc. Mellinet, autre Français, avait aussi servi dans l'armée française où il avait été élevé au rang de général de brigade. Des affaires pécuniaires et d'une autre nature les avaient forcés tous les deux de quitter la France. Kessels, maintenant major d'artillerie, avait servi comme sous-officier dans cette arme. Mais il avait abandonné le service, et en dernier lieu, ayant eu l'occasion de faire voir à Paris le squelette d'une baleine, il fut nommé par le roi Charles X, chevalier de la légion d'honneur. Tous les trois s'étaient distingués aux affaires de Bruxelles par leur courage dont ils donnèrent des preuves fréquentes dans la suite. Pendant la courte campagne de 1831, Niellon déploya les talents militaires d'un ordre supérieur).

(page 143) Mais la valeur impatiente des volontaires patriotes ne put être contenue jusqu'à ce que Niellon eût pu exécuter son mouvement. Le 23, à la pointe du jour, un petit détachement, conduit par un ou deux chefs audacieux, se jeta dans des bateaux au dessus et au dessous du village, et réussit à traverser la rivière presque sans opposition, tandis qu'un autre corps chargeait bravement le front du pont, et, en dépit d'un feu opiniâtre d'artillerie et de mousqueterie, parvint à en effectuer le passage et à forcer les Hollandais, qui, ayant mis le feu à la partie du pont construite en bois, se retirèrent sur Contich. Le jour suivant, la gauche des patriotes, après une vive escarmouche près de cette dernière place, effectua sa jonction, avec la droite, à l'endroit de la réunion des routes de Malines et de Lierre, près de Vieux-Dieu ; avançant de ce point, dès la matinée du 28, ces deux corps, soutenus par six pièces de canon, firent une attaque simultanée sur l'arrière-garde du duc de Saxe-Weimar, qui occupait Berchem, avec environ 3,000 hommes d'infanterie, plusieurs escadrons de cavalerie, et deux batteries d'artillerie. Quoique vigoureusement reçus, ils réussirent à forcer les Hollandais à chercher un abri sous les murs de la forteresse (Ce fut à cette affaire que le comte Frédéric de Mérode fut mortellement blessé ; il fut enterré près de l'endroit où il tomba ; un monument a été élevé depuis à sa mémoire). Le 26, Mellinet, ayant reçu l'avis d'un (page 144) soulèvement dans la ville, chargea Niellon et Kessels de tâcher d'avancer du côté du faubourg de Borgerhout. Le dernier s'empara d'une demi-lune en avant de la porte, et tournant contre la ville les canons abandonnés par les Hollandais, il tira à poudre pour annoncer sa présence. En même temps le centre déboucha de Berchem, avançant avec précaution sur la porte de Malines, et la gauche se portant en avant par Wylrick sur Kiel, repoussa l'ennemi dans le corps de la place. La ville fut de cette manière investie, dans presque toute la partie qui s'étend de l'Escaut par Kiel à la gauche, jusqu'à la grande route qui conduit à Bergen-op-Zoom sur la droite. Un détachement, ayant suivi le mouvement sur la rive gauche, prit possession de Burcht.

Tandis que ces opérations s'exécutaient à l'extérieur en dehors des murs, des émissaires du gouvernement provisoire s'étaient mis en rapport avec les mécontents à l'intérieur, et étaient parvenus à préparer une diversion dans la place. Depuis plusieurs jours, un esprit hostile se manifestait dans les classes inférieures, et causait beaucoup d'inquiétude au gouverneur. Ces symptômes de troubles avaient été comprimés par la présence (page 145) du prince d'Orange, mais aussitôt que le départ de S. A. R. fut connu, l'explosion eut lieu. Divers mouvements partiels ayant éclaté, la garnison forte d'environ 8,000 hommes d'effectif, prit les armes, l'artillerie de la flotte et de la citadelle fut mise en état. Une tentative fut faite pour palissader la porte de Malines et la convertir en blockkaut. Mais le général commandant paraît avoir réservé les ressources de destruction de la citadelle, pour venger une attaque, plutôt que d'avoir pris des mesures extraordinaires pour prévenir une commotion et pour se garantir contre une surprise venant de l'extérieur, ou contre une trahison dans l'intérieur. Quoiqu'il assurât les amis du gouvernement que des renforts allaient arriver, et que des mesures énergiques seraient prises pour garantir la place, il ne faisait qu'un usage partiel et peu judicieux de celles qui étaient déjà à sa disposition ; car, jusqu'au moment où des patriotes aventureux se jetèrent dans la ville, traînant audacieusement leurs canons jusqu'aux bords de la rivière, pour tirer contre l'arsenal et la flotte, il refusa de croire qu'ils oseraient tenter un coup de main si hardi.

A peine le jour eut-il paru le 26, qu'un corps de révoltés commença ses opérations en pillant un petit navire chargé d'armes, à une demi-portée de fusil d'un bâtiment de guerre. S'étant ainsi armés, ils se jetèrent sur différents postes militaires (page 146) isolés, dont une partie prit la fuite et l'autre se rendit. Ainsi, en peu de temps, le peuple devint maître de presque tous les postes de la ville, excepté celui de la grand'garde ; après s'être ainsi procuré une ample provision d'armes et de munitions, il commença à attaquer les troupes sur les places et aux portes. Mais, excepté le piquet de garde à l'hôtel-de-ville et un autre sur la grande place, les détachements hollandais maintinrent leur position jusque dans la matinée du 27. Dans ce moment, la porte Rouge et immédiatement après celle de Borgerhout ayant été abandonnées par eux, et le peuple les ayant à l'instant même ouvertes, Niellon, Kessels et leurs compagnons se jetèrent dans la ville, où ils ne rencontrèrent que peu de résistance, excepté près de la résidence du gouverneur.

Une terreur panique semblait en ce moment s'être emparée de toute la garnison, qui, abandonnant en hâte toute la ligne des ouvrages intérieurs et extérieurs, excepté les lunettes de Saint- Laurent et de Kiel et une partie de l'arsenal, se retira dans la citadelle, poursuivie par Niellon et Kessels, qui les chargèrent le long des remparts et mirent en pièces la porte de Malines, par laquelle entra Mellinet, au bruit de houras étourdissants. Dans ce moment les autorités parurent, apportant avec elles les clefs de la ville, et vinrent ainsi s'offrir à la dérision des chefs patriotes qui (page 147) réclamaient l'honneur d'un assaut. Encouragés par leurs succès, les volontaires poursuivirent rapidement leurs ennemis qui fuyaient jusque sous les glacis de la citadelle. Ainsi, en moins de deux heures, cette ville de guerre imposante et si importante qui pouvait résister à l'attaque d'une armée régulière de 50 mille hommes à l'extérieur, et qui avait une garnison et une flotte suffisantes pour réprimer tout mouvement populaire à l'intérieur, fut irrévocablement arrachée à la couronne. Dans cette circonstance, le général Chassé commit une de ces fautes graves qu'il est si nécessaire d'éviter lors d'un tumulte populaire. Au lieu de concentrer ses masses et de rappeler ses petits détachements pour prévenir qu'il ne fussent défaits et pris l'un après l'autre ; au lieu d'occuper en force les points les plus importants, spécialement les portes, et de les protéger par des barricades et des retranchements, précaution d'autant plus essentielle, qu'à cette époque les barricades étaient le grand instrument du triomphe populaire ; au lieu de tenir ses réserves prêtes à se mouvoir en colonnes serrées et de balayer ainsi les rues et les remparts, il les divisa en faibles patrouilles, ne fit garder les portes que par un nombre de soldats qui n'allait guère au delà de la garde ordinaire, et exposa ainsi ses hommes à être harasses, démoralisés et vaincus en détail.

L'opinion générale, à cette époque, était que (page 148) Chassé avait résolu de saisir le premier prétexte pour sacrifier une partie de la ville à la jalousie du commerce hollandais, et qu'il s'était empressé de retirer sa garnison pour pouvoir exécuter ce barbare projet. La régence, espérant conclure un armistice, envoya un parlementaire à la citadelle, accompagné d'un délégué du gouvernement provisoire et de quelques-uns des consuls étrangers. Leur mission réussit, et Chassé ayant conclu une convention verbale, le drapeau blanc fut à l'instant même hissé. Ceci ayant été observé par Mellinet et Kessels, ils résolurent d'envoyer à la citadelle pour connaître la nature de cette négociation et pour réclamer le droit de la ratifier. Mais ils furent renvoyés aux autorités civiles, et informés par le général hollandais qu'il ne voulait ni les reconnaître ni entrer en communication avec les chefs des rebelles. Enorgueillis de leur triomphe, et indignés de la réception faite à leurs envoyés, les chefs patriotes se rendirent à l'hôtel-de-ville où un officier avait été envoyé par Chassé pour conclure un arrangement définitif avec la municipalité. Là, Mellinet et Niellon avancèrent que, la ville ayant été prise d'assaut, il n'existait plus de régence et qu'ils étaient la seule autorité compétente. Alors, déclarant tout arrangement antérieur nul et non avenu, ils dressèrent un projet insolent de capitulation, qui fut rejeté avec indignation par Chassé. En même (page 149) temps le délégué du gouvernement provisoire produisit le document suivant qui leur donnait l'autorisation d'agir en son nom :

« LE GOUVERNEMENT. PROVISOIRE DE LA BELGIQUE,

« COMITE CENTRAL,

« Autorise M. Van der Herreweghe à prendre possession de la ville et de la citadelle d'Anvers et à les faire occuper au nom du peuple belge.

« Bruxelles, 26 octobre 1830.

« Signé, DE MÉRODE, etc., etc. »

On trouverait difficilement dans l'histoire des guerres civiles un document aussi audacieux que celui qui résulte de ce peu de lignes. Qu'une forteresse comme Anvers, ayant une garnison nombreuse et choisie, commandée par un chef brave et expérimenté, avec une flotte dévouée et formidable stationnée à une portée de fusil de ses quais ouverts, une forteresse placée immédiatement sous les canons de cette célèbre citadelle que le duc d'Albe avait élevée menaçante contre le peuple ; ayant une grande quantité de ses respectables habitants et de la garde communale fermement attachés au gouvernement, et formant un point militaire et politique d'une si (page 150) haute importance que sa conservation était une nécessité vitale, qu'une telle forteresse ait pu être abandonnée presque sans résistance, est déjà une chose presque incompréhensible ; mais que le gouvernement patriote ait pu espérer un semblable triomphe et donner à un délégué le pouvoir de prendre possession de la citadelle, est certainement un des plus singuliers et des plus hardis épisodes de la révolution ; et pourtant le général qui la commandait a été regardé en Europe comme un modèle de fermeté et de science militaire. Si le général Chassé avait possédé une partie de l'énergie et des talents que l'opinion générale lui accordait, Anvers et peut-être la Belgique seraient encore maintenant sous la domination hollandaise.

Le mystère qui enveloppe les causes de la terrible catastrophe du 27 octobre est si profond, les assertions d'un parti sont si opposées à celles de l'autre qu'il est difficile d'en tirer une conclusion impartiale. Mais la conduite des deux parties fut si peu honorable qu'elles ont un égal intérêt à déguiser la vérité. D'un côté, les Belges affirment qu'un plan avait été formé pour sacrifier l'arsenal et les riches dépôts de marchandises qu'il contenait au premier prétexte, quelque frivole qu'il pût être, que des matières combustibles avaient été placées dans ce but en différentes parties du bâtiment, que des émissaires (page 151) soldés furent envoyés pour se mêler à la populace et faire feu sur les troupes, dans l'intention de faire naître ce prétexte que la trêve avait ôté, et que les soldats hollandais et non les volontaires avaient commencé l'agression.

D'un autre côté, les Hollandais affirmaient que l'infraction eut lieu du côté des patriotes et que, quoiqu'un feu très vif de mousqueterie eût été nourri pendant quelque temps par eux, pas un seul canon n'avait été tiré, lorsque Kessels, qui commandait l'artillerie des assaillants, eut fait avancer une pièce de 6 et commencé à battre la porte de l'arsenal, quoique le drapeau blanc flottât sur la citadelle. Ce fait a été corroboré par le rapport des chefs patriotes. Les Hollandais repoussent de même avec indignation toute accusation de projets de malveillance, et en donnent pour preuve le désir qu'ils ont montré de renouveler les négociations. Ils assurent, avec une grande apparence de justice, que s'ils avaient eu le dessein de détruire la ville, elle aurait subi le sort de l'entrepôt, que leur but en dirigeant leur feu principalement sur ce quartier, n'était pas de satisfaire aux demandes jalouses du commerce hollandais, mais d'empêcher le contenu de l'arsenal de tomber dans les mains des patriotes, et que la destruction de l'entrepôt fut le résultat malheureux de son voisinage immédiat de l'arsenal. Lorsqu'on examine avec calme l'évidence des raisons (page 152) alléguées des deux côtés, il paraît peu douteux que la première infraction de l'armistice n'ait été le fait des volontaires. Ce n'est pas, en conséquence, contre le droit qu'avait Chassé de repousser la force par la force que l'historien doit élever la voix ; mais contre l'abus impolitique qu'il en fit. On ne peut douter qu'il n'ait été autorisé par les lois rigoureuses de la guerre à se venger sur la cité et à faire peser sur la totalité des citoyens, la faute d'un petit nombre ; mais un tel acte de barbarie est non seulement contraire à la civilisation du 19e siècle, et aux lois de l'humanité, mais ceux dont il voulait se venger échappaient à ses coups, l'innocence seule était punie ; et quoique Chassé eût en partie employé les moyens de destruction dont il disposait, il négligea de recueillir les avantages qu'il pouvait en retirer.

La marche à suivre était simple et d'un succès certain. Si elle eut été adoptée dès le 25, la révolte n'eût jamais éclaté, et les volontaires ne seraient pas entrés dans la ville. Dès les premiers symptômes de sédition, Chassé devait rappeler ses postes disséminés, se contenter de garder les portes et tourner quelques-uns des canons des remparts contre la ville, en faisant occuper fortement les postes qui commandent les rues. Il devait surveiller attentivement la route de Berchem, du fort Montebello, de la lunette Carnot et de la demi-lune de Borgerhout. Au premier symptôme (page 153) d'insurrection, il devait faire une proclamation courte mais énergique, dans des termes à peu près semblables à ceux-ci : « Habitants d'Anvers ! le salut de la forteresse confiée à ma garde est menacé. La première insulte qui sera faite à mes troupes, le premier coup de fusil tiré contre un poste ou un détachement de mes soldats, seront punis par l'extermination du quartier de la ville d'où cette agression sera partie. Le bombardement continuera jusqu'à ce que les révoltés me soient livrés. Citoyens ! le salut de vos demeures et de vos fortunes est dans vos mains ; unissez-vous à moi pour maintenir la tranquillité, ou les conséquences de la révolte retomberont sur vos têtes ! »

Mais en supposant qu'il n'eût pas suivi cette marche d'abord, il était de son devoir de répondre à la proposition insultante de Mellinet et Niellon, en leur rappelant que la ville était sous le feu des canons de la citadelle, des forts et de la flotte ; que si les volontaires n'évacuaient pas à l'instant les limites de la forteresse, s'ils ne rendaient pas les prisonniers hollandais avec leurs armes, et s'ils ne déposaient pas, au pied du glacis, celles dont le peuple était en possession, s'ils n'élevaient pas le drapeau orange sur tous les clochers de la ville, il était déterminé à la réduire en cendres.

Mais, même lorsque le bombardement eut cessé, s'il avait demandé péremptoirement l'évacuation (page 154) et la soumission de la ville comme sine quâ non de toute concession, il pouvait imposer sa volonté. La terrible leçon que le peuple avait reçue l'aurait rendu plus sensible à l'imminence du péril, et les délégués du gouvernement provisoire se seraient arrêtés devant l'idée de sacrifier la deuxième ville de la Belgique à l'obstination de quelques exaltés. Mais Chassé, malheureusement, laissa passer l'occasion et prépara la chute future de la citadelle.

Tout ce qu'on sait des incidents qui donnèrent lieu au bombardement, c'est qu'une multitude de volontaires, la plupart ivres et tous dans l'état le plus violent d'exaltation, qui s'étaient répandus dans les rues voisines de la citadelle et de l'arsenal, aperçurent quelques soldats aux fenêtres de ce dernier édifice, les insultèrent d'abord et finirent par tirer sur eux. On répondit aussitôt à cette attaque, et le feu devint très vif des deux côtés. Les Belges firent avancer une pièce de 6 pour tirer sur la porte de l'arsenal, que les volontaires attaquèrent bientôt à coups de hache ; et ils s'élancèrent de suite dans l'intérieur de l'édifice où ils firent plusieurs prisonniers.

Justement exaspéré de cette infraction à un traité dont Niellon, Mellinet et Kessels étaient responsables (car ils auraient pu empêcher l'emploi de l'artillerie, quoique peut-être ils n'eussent pas eu le pouvoir de comprimer l'insolence (page 155) de leurs soldats, et empêcher quelques décharges partielles de mousqueterie), Chassé fit diriger le feu de 2 ou 3 pièces sur le ravelin et le bastion qui font face à l'arsenal. Mais n'ayant pas réussi, et l'attaque dirigée contre ce bâtiment continuant, il fit baisser le drapeau blanc et donna le signal de l'action convenu avec la flotte, qui consistait en 8 bâtiments de guerre formant une ligne de batteries de 90 bouches à feu.

Un bruit effroyable et général d'artillerie frappa les oreilles des habitants effrayés. En un instant commença le feu combiné de la citadelle, de la flotte et des forts. Un déluge de projectiles tomba sur la ville et porta ses ravages au milieu des maisons. Les bombes, les obus éclataient et détruisaient tout ce qui environnait les antiques tours de St-Michel, et les échos lugubres de la cathédrale répétaient le bruit de leur explosion. Les toits, les murailles, les planchers tombaient sous le choc irrésistible de ces lourds projectiles, qui allaient chercher leurs victimes jusqu'au fond des souterrains, mêlant les cadavres mutilés aux ruines des édifices ; envoyait s'élever de longues colonnes d'une fumée noire et épaisse entremêlée de flammes. L'arsenal et l'entrepôt étaient en feu. L'obscurité de la nuit vint bientôt faire paraître dans tout leur horrible éclat ces flammes rouges qui convertissaient la voûte noire des cieux en un dôme éclatant, dont le reflet sinistre annonçait (page 156) à plusieurs lieues à la ronde cette effroyable catastrophe.

La terreur et la stupéfaction des habitants sont au-dessus de toute description. Quelques-uns s'étaient retirés dans leurs caves et leurs celliers ; les autres couraient éperdus à travers les rues, poussant des cris d'effroi et de douleur. Ceux qui possédaient des chevaux et des voitures, n'importe de quelle espèce, rassemblaient à la hâte les principaux objets de valeur, et s'enfuyaient dans les campagnes. D'autres, songeant seulement à sauver leur vie, sortaient des portes à pied pour chercher un refuge dans les champs voisins. Les vieillards, les femmes enceintes, les enfants riches et pauvres, malades ou bien portants, fuyaient en désordre. Les flammes ayant atteint la prison, on n'eut pas le temps de transférer les prisonniers ; les portes furent en conséquence ouvertes, et près de 200 condamnés s'échappèrent ; mais aucun n'eut la pensée de voler. La terreur, la confusion, le désespoir régnaient partout. Des femmes, des enfants en pleurs, appelaient à leur secours des hommes qui ne pouvaient leur donner ni assistance ni consolation. Quelques-unes moururent de frayeur, d'autres perdaient connaissance ; on entendait partout des cris, des gémissements, des prières interrompues par le bruit des décharges d'artillerie, entremêlés de malédictions contre la révolution et contre l'auteur de tant de maux. En (page 157) peu d'heures tout ce qui pouvait marcher, et qui ne fut pas retenu par la terreur, avait fui dans les campagnes. Les routes étaient couvertes de fugitifs de tout âge, de tout sexe, qui tournaient des yeux pleins de larmes vers leurs maisons menacées. Les ténèbres de la nuit ajoutaient encore à l'horrible lueur des flammes. Les sifflements de l'élément destructeur, le bruit du canon, de la fusillade et de la chute des édifices, les clameurs des femmes et des enfants, les gémissements des blessés et des mourants s'unissaient pour produire sur l'esprit une impression d'horreur que le temps n'a pu effacer.

Pendant la soirée, différentes tentatives furent faites pour atteindre la citadelle ; mais l'intensité du feu, le bruit, la fumée, faisaient échouer tous les efforts. A la fin, entre neuf et dix heures du soir, une députation de quatre personnes, précédée par un trompette, put arriver à un poste avancé, et ayant donné une lettre dont ils étaient chargés par M. Rogier qui était arrivé de Bruxelles comme délégué du gouvernement, ils furent admis dans l'intérieur de la citadelle. Cette lettre pressait le général Chassé d'ordonner une suspension d'armes jusqu'au jour ; et qu'alors il serait peut-être possible de renouveler les négociations qui « n'avaient été interrompues, selon toute apparence, que par la faute de quelques hommes ivres. » Chassé répondit immédiatement (page 158) « qu'il consentait à cette proposition, à condition que ses troupes ne seraient pas davantage inquiétées, déclarant que, à la moindre agression, il recommencerait le feu, et terminait en engageant le gouvernement provisoire à nommer une commission ayant des pouvoirs pour traiter avec lui, dans la matinée suivante. » M. Rogier y ayant consenti, des ordres furent à l'instant donnés à la flotte et aux forts de discontinuer le bombardement qui avait duré sans interruption, depuis trois heures et demie jusqu'à dix heures et demie.

De nouveaux délégués étant arrivés de Bruxelles pendant la nuit, une seconde députation fut envoyée à la citadelle et une trêve préliminaire fut conclue, de bonne heure, le 28. Le 30, M. Rogier conclut un armistice plus positif pour cinq jours qui, quoique ni l'une ni l'autre des parties n'y eussent adhéré strictement, forma la base des négociations diplomatiques subséquentes jusqu'à la reddition de la citadelle. Cette convention fut ratifiée le 5 novembre avec l'addition du post-scriptum laconique qui suit : « Les affaires continueront à rester dans le statu quo ; le renouvellement des hostilités devra être annoncé quatre jours d'avance. »

Le mal causé à la ville, en général, par le bombardement, a été fortement exagéré. Car, à quelques accidents près, les quartiers du centre et les quartiers éloignés souffrirent peu. D'un (page 159) autre côté, le feu étant principalement dirigé sur l'arsenal et l'entrepôt (L'estimation officielle de la perte des marchandises, selon les rapports des experts, fut de 1,888,000 florins. La valeur réelle s'élevait à 2,200,000 florins ; aucune évaluation n'a été faite des bâtiments. Les dommages causés aux maisons particulières de la ville ont été portés à 429,466 florins. La somme des marchandises, etc., était environ de 250,000 florins, quoique les propriétaires en aient réclamé 440,886. Ainsi la somme totale de toutes les pertes, non compris les bâtiments de l'entrepôt et de l'arsenal, s'élève à près de 3,880,000 florins. Les morts furent au nombre de 85, dont 68 bourgeois et 17 militaires ; le nombre des blessés d'environ 120, dont 80 furent guéris dans les hôpitaux), tous les bâtiments qui composent l'ancienne église de S'-Michel et la plus grande partie des rues environnantes furent convertis en un monceau de ruines. Tout ce qui restait des valeurs contenues dans l'entrepôt formait une masse calcinée et fumante de sucre, de café, de cuirs, de soieries, de tissus, et de toutes sortes de denrées coloniales ; on ne put retirer du milieu des débris que quelques projectiles. Les principales pertes furent causées par le feu de la citadelle ; car la flotte ne maltraitait que très peu les bâtiments qui bordent le quai. Les boulets passaient sur la ville pour aller tomber dans la campagne. Ces faits sont importants ; car ils prouvent que Chassé ne fit pas usage de (page 160) tous les moyens de destruction qu'il avait à sa disposition. Il est évident que s'il eût eu l'intention de détruire toute la ville, il pouvait réaliser son projet en peu de temps. S'il eût tiré avec la totalité de ses mortiers et de ses obusiers, si les vaisseaux n'eussent pas élevé leur tir de manière à faire passer les projectiles sur la ville, au lieu de les concentrer sur un point, il est incontestable qu'à l'expiration des sept heures du bombardement, Anvers n'aurait plus été qu'un monceau de ruines (Il n'a pas été possible de connaître le nombre de coups tire en cette occasion par la flotte. Mais il est prouvé que la quantité de gargousses distribuées excédait celle des boulets, preuve que les canons furent quelquefois chargés à poudre).

 Mais si ces détails peuvent, jusqu'à un certain point, excuser l'intention, ils n'excusent pas le fait qui ne servit qu'à détruire les propriétés et les habitations de quelques citoyens paisibles, sans châtier les agresseurs, sans arrêter les progrès de la révolution, et sans faire récupérer au gouvernement hollandais la moindre partie de ce qu'il avait perdu. Il n'avait pas même l'avantage de servir d'exemple ; car, à l'exception de Maestricht et de Venloo, les Hollandais ne possédaient déjà plus de forteresse ; et l'une de celles-ci fut bientôt prise, tandis que l'autre fut conservée (page 161) seulement par suite des circonstances accidentelles, ou plutôt par la conduite énergique du général Dibbetz, commandant Maestricht, qui forma un honorable contraste avec la rigueur tardive et inutile de Chassé à Anvers. L'un, avec des moyens bornés, mais avec une activité remarquable et une résolution ferme, parvint à conserver la ville, sans tirer un coup de fusil, sans verser une goutte de sang ; l'autre, avec tous les avantages possibles de force et de position, abandonna ce qu'il n'aurait jamais dû rendre ; et, après avoir perdu l'occasion de le récupérer, se contenta du spectacle de ruines fumantes sous lesquelles il ensevelit la dernière espérance de la maison de Nassau. Car cette action fut plus fatale à leur cause que ne l'aurait été la perte de vingt batailles.

La ruine calcinée de la tour de Saint-Michel est un monument qui rappellera aux âges futurs que le général Chassé, à la tête de 8,000 hommes, de troupes choisies, s'enfuit devant quelques volontaires indisciplinés, et qu'après avoir abandonné une ville qu'il n'eut ni le talent ni l'énergie de défendre, et s'être mis à couvert derrière les fossés d'une citadelle, il immola des vieillards, des femmes, des enfants, et ruina les propriétés de citoyens inoffensifs, soit en cédant à une soif de vengeance impolitique, soit en montrant une condescendance criminelle pour l'égoïsme du commerce hollandais. Quand la postérité apprendra (page 162) que le général Chasse eut tout le temps nécessaire pour se préparer et tous les moyens possibles pour sauver la ville d'Anvers, qu'il rendit sans livrer un seul combat, et qu'il laissa ainsi ravir à la couronne la clef de ses possessions belges ; que, sous le prétexte de venger quelques coups de fusil tirés sur ses troupes, il bombarda pendant sept heures une ville populeuse et inoffensive, et qu'il se contenta ensuite non pas de la soumission générale, de l'expulsion et du châtiment des agresseurs, mais de la restitution d'une douzaine de bœufs, de trois barriques d'eau-de-vie, et de deux barriques et demi de riz ; quand la postérité songera à ces événements, elle ne comprendra pas qu'un vieux soldat ait pu ternir ses lauriers par une action si peut glorieuse, et qu'un gouvernement ait ainsi, sans aucun avantage, ajouté encore à l'antipathie qu'il inspirait à une nation, et que, tandis qu'il s'applaudissait de cette barbare destruction, il oubliait entièrement que les richesses et les ressources de la ville bombardée n'existaient pas dans ses bâtiments, mais dans le fleuve imposant qui baigne ses quais.

S'il est juste de dire que, selon toute apparence, l'agression est venue du côté des volontaires et que les chefs devaient en être responsables, il est juste également d'observer que Mellinet, Niellon et Kessels se dévouèrent avec une rare intrépidité à diminuer les malheurs que leurs soldats avaient (page 163) occasionnés, et à porter partout des secours. Ils ne bornèrent pas leurs efforts à recueillir les blessés, à diriger des secours contre l'incendie, à maintenir la tranquillité publique. Mais comme plusieurs caissons de poudre avaient été déposés dans un bâtiment exposé à devenir la proie des flammes, Mellinet s'élança sur ce point et, au milieu d'un déluge de projectiles, s'attela lui-même aux chariots, et, encourageant le peuple par son exemple, parvint à les traîner loin des lieux exposés et à éviter ainsi une explosion certaine. Ses deux compagnons donnèrent des preuves égales de dévouement, à l'arsenal où près de 40 chariots de munitions furent retirés des flammes. Plusieurs habitants et quelques-uns des consuls étrangers se distinguèrent aussi de la manière la plus honorable, surtout ceux de la Grande-Bretagne et du Hanovre (Le baron de Hochepied Larpent et M. Ellerman)

Dès ce moment, jusqu'à celui où l'hiver força les vaisseaux de guerre d'abandonner leurs stations devant la ville, la flotte conserva tranquillement sa position sur l'Escaut, et les troupes hollandaises, retirées dans les limites prescrites par la convention du 30 octobre, abandonnèrent le reste aux patriotes.

Cort-Heyligers s'étant également retiré dans le Brabant septentrional, le duc de Saxe-Weimar (page 164) s'embarqua de la citadelle pour Rotterdam, avec la garde et les troupes qui excédaient les besoins, et fut nommé commandant d'un corps à l'extrême gauche. Ainsi se termina cet épisode mémorable et si fécond en événements.

La Belgique prit un nouvel aspect ; la révolution était maintenant un fait accompli. A l'exception de la citadelle d'Anvers et de la forteresse de Maestricht, la bannière brabançonne flottait sur toutes les villes. Le pays tout entier reconnaissait le pouvoir du gouvernement provisoire. Un grand acte national manquait seul pour rompre le dernier lien qui unissait le peuple à la dynastie d'Orange. Cette mesure, qui n'était rien moins que l'exclusion à perpétuité de la maison de Nassau, était déjà en projet et n'attendait que la réunion du congrès pour recevoir tous ses développements et sa ratification.

Chapitre suivant