Accueil        Séances plénières         Tables des matières         Biographies         Livres numérisés    Bibliographie et liens      Note d’intention

 

       

« Histoire de la révolution belge de 1830 », par Charles White, (traduit de l’Anglais, sous les yeux de l’auteur, par Miss Marn Corr).

Bruxelles, Louis Hauman et Cie, 1836

 

Chapitre précédent      Chapitre suivant       Retour à la table des matières

 

TOME 2

 

CHAPITRE QUATRIEME

 

Démoralisation de l'armée. - Reddition des forteresses. - Forces militaires des Hollandais. - Évacuation d'Ostende. - Aspect de Bruxelles après les journées de septembre. - La légion belge parisienne. - Le gouvernement provisoire étend son autorité par tout le pays. - Rappel de de Potter. - Son retour triomphal et sa chute. - Portrait de MM. Jolly et Rogier. - Conduite des députés belges à La Haye. - Le gouvernement provisoire se consolide. - La commission chargée de la rédaction d'un plan de constitution adopte comme disposition préliminaire le principe de l'établissement d'une monarchie. - Arrestation de Van Halen. - Position des forces hollandaises et patriotes. - Ceux-ci forcent les Hollandais à se retirer au delà du Ruppel.

(page 86) La démoralisation que produisit sur les troupes hollandaises l'attaque malheureuse de Bruxelles, gagna l'armée avec une rapidité à laquelle on était loin de s'attendre. Partout où les soldats n'abandonnaient pas leurs officiers, la populace, après une lutte de peu de durée, avait le dessus. Les généraux se retirèrent dans les citadelles, où (page 87) privés d'approvisionnements et de munitions, et ne pouvant compter sur l'obéissance des garnisons, ils étaient obligés de capituler, étaient faits prisonniers ou conduits aux avant-postes hollandais. La ville d'Ath, où la populace s'était soulevée, fut occupée le 27 par le baron Van der Smissen au nom du gouvernement provisoire. De cette manière, un immense approvisionnement d'artillerie, de poudre et autres munitions, tomba entre les mains des patriotes. En peu de jours, Mons, Charleroy, Tournay et Ostende, les citadelles de Namur, Liège, Gand, Menin et Ypres, ainsi que Courtrai, Bruges, Philippeville, Audenarde, etc., et leurs riches arsenaux eurent le même sort. De sorte qu'en moins de trois semaines toute la ligne de forteresses, à l'exception d'Anvers et de Maestriclit, tomba au pouvoir des insurgés.

La défection gagnait tous les rangs et jusqu'aux officiers des grades élevés. Afin de l'encourager, le gouvernement provisoire rendit un décret par lequel il déliait les officiers de leur serment de fidélité au roi, et promettait un avancement immédiat à ceux qui embrasseraient la cause nationale. Les généraux-majors Goethals, Wauthier et Daine, furent les premiers qui profitèrent du bénéfice de cette disposition, et la rapidité avec laquelle se répandit la contagion de l'exemple fut telle qu'en moins de dix jours, les officiers hollandais qui commandaient les corps perdirent (page 88) toute confiance dans les Belges et même dans leurs propres concitoyens. En effet, les premiers n'attendaient que l'occasion pour déserter ; les autres, qui étaient en minorité, s'attendaient à tout moment à se voir abandonnés ou même attaqués par leurs camarades. Cet état de choses n'a pas peu contribué aux succès extraordinaires remportés par les patriotes sur le duc de Saxe-Weimar et le général Cort-Heyligers : le premier, après quelques escarmouches, fut forcé de se retirer sur Anvers ; le second, avec 8,000 hommes et 24 pièces de canon, fut contraint de rejoindre le prince Frédéric, en prenant la route détournée de Wavre et de Jodoigne, et en passant par Tervueren et Cortenberg, après avoir été repoussé d'Oreye, Louvain et Tirlemont. Singulière manœuvre, lorsque tout le pays lui était ouvert du côté de Diest et Gheel, et lui permettait de rejoindre immédiatement le corps principal qui avait alors pris position sur la rive gauche du Rupel et des Deux-Nèthes, et qui avait tout intérêt à éviter que son flanc gauche ne fût tourné par les patriotes.

La désorganisation d'une armée aussi nombreuse et aussi bien organisée que celle des Pays- Bas, est un événement assez important pour que nous l'examinions avec attention. Mais la surprise qu'il doit naturellement causer diminue, lorsque l'on considère combien les causes de mécontentement et de désaffection étaient invétérées et répandues dans tous les rangs (Les passages guillemetés sont extraits d'un article publié dans le United service journal (n° 50 janvier 1833), par l'auteur).

 « Au moment de l'attaque de Bruxelles, l'armée néerlandaise consistait en 3 bataillons de grenadiers et 2 de chasseurs de la garde, 18 régiments d'infanterie, 10 de cavalerie dont un (le 7e) était à Java, 4 batteries d'artillerie de campagne, 6 d'artillerie de siége, 6 batteries d'artillerie légère, une du train, un corps de pontonniers, 2 bataillons de sapeurs-mineurs, et enfin un escadron de gendarmerie pour chacune des dix provinces méridionales, y compris le grand-duché (L'emploi de cette espèce de police armée étant contraire aux habitudes des Hollandais ne fut pas introduit dans les provinces septentrionales). L'état-major sous les ordres du lieutenant-général Constant de Rebecque était nombreux et hors de proportion avec l'effectif du reste de l'armée, formant un total de 77 bataillons d'infanterie, 72 escadrons de cavalerie, et 60 compagnies ou batteries d'artillerie, sans le train, les sapeurs-mineurs et la gendarmerie, ce qui faisait en tout à peu près 90,000 hommes. »

Ces troupes, dont les deux tiers étaient constamment en congé sans solde, étaient recrutées (page 90) par un tirage au sort organisé d'après un mode plus analogue à celui de la landwher prussienne qu'à la conscription française. Tous les hommes non mariés, depuis 19 ans jusqu'à 23 inclusivement, pouvaient être appelés. Un cinquième de l'armée était renouvelé chaque année, la durée du service étant de cinq ans. Les régiments d'infanterie étaient enrôlés par cantons et districts, et restaient en garnison dans ces districts ou dans leur voisinage immédiat, souvent pendant plusieurs années. La plus grande partie n'avait en effet point changé de garnison depuis leur formation en 1816, jusqu'à l'été de 1830. Ces mesures pouvaient être d'accord avec les principes d'économie, en ce qui concernait les classes de miliciens appelées chaque année pour les exercices ; car si les régiments wallons eussent été cantonnés dans la Frise, et les divisions de Groningue dans le Hainaut, le temps passé en marches et contremarches eût occasionné de grandes dépenses, et diminué la durée des exercices qui était limité par l'article 208 de la loi fondamentale à environ un mois, excepté dans les cas extraordinaires, où le gouvernement pouvait retenir les trois quarts ou toute la milice sous les armes.

Mais ce système entraînait des inconvénients. En séjournant pendant tant d'années dans les mêmes garnisons, les officiers et les soldats devenaient apathiques, et n'acquéraient pas les habitudes (page 91) militaires. Ils considéraient leur garnison comme un établissement à vie, et s'attachaient au sol ; ce qui tend toujours à affaiblir la discipline et à détruire cette insouciance militaire, si essentielle pour la facilité des mouvements et l'activité des troupes régulières. Les effets pernicieux de ce système furent surtout sentis, quand la crise révolutionnaire vint mettre l'énergie et la fidélité des troupes à l'épreuve.

« Les garnisons des différentes villes belges, étant ainsi composées d'hommes des cantons environnants, étaient liées de parenté et d'amitié avec les habitants. Ils avaient des amis et des parents parmi le peuple ; et les deux tiers d'entre eux n'en étaient même séparés, chaque année, que pendant la courte durée des exercices. Ils parlaient le dialecte de ces provinces, et il fut ainsi plus facile de les convaincre qu'ils commettraient un crime envers Dieu et leur pays, s'il répandaient le sang de leurs concitoyens. Indépendamment du juste mécontentement répandu dans tous les rangs par la partialité et l'injustice des Hollandais, on n'épargna aucun moyen, aucun argument pour leur inculquer les doctrines de la révolte par l'intermédiaire des prêtres ou des agents révolutionnaires ; on employait les menaces pour ébranler les fidèles, tandis que ni cajoleries ni prières n'étaient épargnées pour porter les dissidents à oublier leurs serments. Les fonds même (page 92) du gouvernement et des caisses municipales servirent à soutenir ces tentatives de séduction, un crédit ayant été accordé dans la suite aux différents fonctionnaires pour les sommes ainsi dépensées.

« Mais quelqu'actives et bien concertées qu'aient été ces machinations, le résultat doit être attribué plutôt à la nature de la constitution militaire et à d'autres causes locales qu'aux efforts du clergé et du gouvernement provisoire. La milice, dont les deux tiers résidaient pendant onze mois dans leurs foyers, prenait part au sentiment général d'hostilité dont la population était animée contre le gouvernement hollandais. Quand les miliciens reçurent l'ordre de rejoindre leurs bataillons, au moment de la révolution, pour la combattre, leur cœur était déjà soulevé contre ceux qu'ils étaient appelés à servir. La répugnance ordinaire qu'éprouvent les recrues à quitter leurs foyers, s'accroissait de leur haine contre ceux qui les appelaient aux armes. En faisant leurs adieux à leur pays, ces miliciens sentaient que, s'ils remplissaient leur devoir, ils seraient probablement contraints d'immoler les objets de leur affection, sur les ordres de chefs étrangers qu'ils détestaient, et pour le triomphe d'un gouvernement qui ne leur inspirait aucune sympathie. Espérer que de tels hommes pussent oublier tout à coup les liens qui les unissaient au (page 93) peuple et voulussent prendre les armes pour combattre contre les leurs, c'était trop demander à la nature humaine, c'était encourager à la désertion. Aussi un grand nombre de miliciens trouvèrent plus simple d'éviter cette position difficile, en ne rejoignant pas leur régiment, préférant s'exposer aux peines infligées aux réfractaires, plutôt que de prendre les armes contre leurs familles, ou de déserter les couleurs sous lesquelles ils avaient été appelés à servir.

« La rapidité avec laquelle les garnisons belges disparurent, excède toute croyance. Le récit des événements d'Ostende suffira pour donner une idée des scènes qui eurent lieu partout. Au moment où les troupes royales furent expulsées de Bruxelles, l'exaltation et la désaffection étaient portées au plus haut point dans les Flandres. Mais Gand et les autres villes n'étaient pas encore en pleine insurrection. Ostende était du nombre de celles qui restaient encore fidèles ; sa garnison consistait en un bataillon du 6e et quelques artilleurs. Leur vieux gouverneur, le général-major Schepern, était parvenu à réprimer deux ou trois soulèvements partiels et à tenir les mécontents en échec, pendant trois jours ; car jusque-là les miliciens n'avaient manifesté aucune disposition ouverte à abandonner leurs couleurs, et avaient même, dans une occasion, fait un feu de peloton sur les révoltés.

« Considérant que ces hommes étaient harassés par des patrouilles et un service extraordinaires, et sentant l'importance qu'il y avait à ce qu'Ostende tînt jusqu'au dernier moment, Schepern demanda des renforts au général Goethals qui occupait Bruges avec à peu près 1800 hommes, où il était aussi parvenu à comprimer les mouvements populaires en faisant tirer en l'air. L'indifférence que montra le gouvernement pour la conservation d'Ostende ne peut s'expliquer. La fatalité qui s'attachait à toutes les opérations militaires ou politiques des Hollandais peut seule avoir fait qu'ils n'aient pas envoyé des forces de Flessingue, soit pour défendre la forteresse en cas de sédition, soit pour la reprendre après la défection des troupes. Pendant plusieurs jours consécutifs, une poignée d'hommes résolus pouvait la reprendre et la conserver, avec la plus grande facilité, surtout si on les eût appuyés par deux ou trois bâtiments de guerre à la côte et quelques canonnières dans les ports. Il est vrai qu'Ostende n'était pas en état de soutenir un siége, la conduite déloyale d'un ingénieur hollandais ayant rendu nécessaire d'abattre et de rebâtir une grande partie des travaux de défense du côté de l'ouest. Mais il était évidemment de l'intérêt du roi de faire tous les efforts possibles pour conserver ou reprendre cette place, qui lui garantissait la possession de la Flandre (page 95) orientale et donnait ainsi un aspect tout différent aux affaires.

« Goethals, dont la position à Bruges était extrêmement critique, abandonna cette ville, le 1e octobre, et, arrivé aux portes d'Ostende avec à3bataillons, il fut reçu avec joie par le trop confiant Schepern, qui avait une foi entière dans son collègue et ses troupes. Mais à peine eurent-elles atteint leurs casernes que des symptômes d'insubordination se manifestèrent parmi elles, et vinrent prouver que l'esprit de mécontentement les avait gagnées. La soirée se passa tranquillement ; mais, vers deux heures du matin, les piquets de garde désertèrent leur poste ; tout le régiment se révolta contre ses officiers et arracha la cocarde orange ; les uns déchargeaient leurs fusils en l'air, les autres jetaient ou vendaient leurs armes et couraient à travers les rues dans un état d'exaltation et d'ivresse (car les émissaires du peuple leur avaient fourni de l'eau-de-vie) ; ils remplissaient l'air des cris de « vivent les Belges ! mort aux Hollandais ! » Il est juste cependant d'observer que pas le moindre acte de violence ou de désordre ne fut commis. Ils ne voulaient qu'abandonner leur régiment, et cette volonté se fondait sur ce que le terme ordinaire de service était fini ce jour-là ; et ce désir prit une force nouvelle par la présence fortuite dans la rade d'un grand nombre de navires qu'on eut (page 96) l'adresse de leur faire prendre pour des bâtiments hollandais chargés de les transporter en Hollande. Tout se passa si promptement qu'à trois heures après-dîner, le même jour, les 4 bataillons avaient entièrement déserté, sauf quelques officiers et sous-officiers et une cinquantaine de vieux soldats. » Voyant qu'il était sur le point d'être abandonné par les troupes, et averti du danger dont lui et ses compatriotes étaient menacés par la populace, Schepern assembla tous les Hollandais, à la nuit tombante, et leur donna des instructions secrètes pour qu'ils se préparassent à une fuite immédiate. Un vaisseau ayant été préparé, tous les Hollandais avec leurs familles, au nombre d'environ 120 personnes, s'embarquèrent à minuit pour Flessingue. Leur départ eut lieu à propos ; car le jour suivant, les Belges, en dépit des capitulations et des lois des nations, arrêtèrent les officiers hollandais à Mons, Tournay, Ypres et ailleurs, de même que ceux qui traversèrent Bruges en retournant par l'Écluse et Breskens en Hollande (La vigilance du peuple était telle, que ni les voyageurs ni les courriers ne lui échappaient. Un Anglais, chargé de dépêches de son gouvernement pour M. Carlwright à Bruxelles, fut arrêté par la populace de Bruges et amené devant la commission de sûreté publique qui, après s'être assuré qu'il n'était pas Hollandais, lui permit de continuer son voyage).

(page 97) « Il serait impossible, pour quiconque n'a pas été témoin de ces scènes, de se former une idée de l'effet produit sur les esprits, par un spectacle si opposé à tous les principes de devoir, de fidélité et d'obéissance qui distinguent les armées régulières. L'explosion d'une bombe n'est ni plus soudaine ni plus irrésistible que ne fut la dissolution de l'armée. Il est juste cependant de remarquer que les officiers firent pour la plupart tous leurs efforts pour maintenir la discipline dans leurs corps et versèrent littéralement des larmes de rage et de douleur, en voyant une conduite si indigne de troupes disciplinées. Mais leurs tentatives furent vaines. Ce ne fut pas seulement dans cette occasion que les officiers belges obéirent aux lois de l'honneur qui doivent toujours être sacrées et inviolables pour un soldat. Quelle que puisse avoir été leur sympathie pour les opinions de leurs concitoyens, quelques vœux qu'ils aient pu former pour l'indépendance de leur pays, ils restèrent pour la plus grande partie fidèles au roi auquel ils avaient prêté serment, jusqu'à ce qu'une proclamation du prince d'Orange leur donnât la liberté de continuer de servir en Hollande ou de rejoindre l'étendard de leur nation.

« Il a été prouvé qu'aucun excès n'a été commis à Ostende ; et ce qui n'est pas moins digne de remarque, c'est qu'en traversant le pays par Bruges, Gand et Saint-Nicolas, jusqu'à la Tête-de-Flandre, (page 98) le voyageur ne rencontrait pas le plus léger obstacle et n'entendait parler d'aucun excès, d'aucun vol ou désordre, quoique des milliers de soldats débandés parcourussent les routes et fussent répandus dans tous les villages environnants, fait d'autant plus remarquable qu'il n'y avait plus ni police, ni gouvernement, ni autorité civile ou militaire, et qu'ainsi les crimes pouvaient être commis avec impunité. »

Mais revenons-en à la capitale.

Au départ des troupes royales, la partie supérieure de la ville offrait le plus triste spectacle, contrastant de la manière la plus étrange avec l'aspect brillant qu'elle présentait peu de jours auparavant. Les citoyens accouraient en foule sur le théâtre du combat, frissonnaient et semblaient stupéfiés en voyant les scènes que présentaient le Parc et les rues adjacentes. La transformation soudaine de cette brillante partie de la capitale en un champ de carnage et de désolation, leur semblait un acte incompréhensible et incomparable de barbarie. Ceux qui naguère étaient indifférents sentaient leur cœur se soulever d'indignation et d'animosité contre les Hollandais. Tout le poids de l'exécration publique tombait sur le prince Frédéric et, dès ce moment, ce qui avait été une simple opposition au système d'administration, se changea en guerre irréconciliable contre la dynastie. La qualification d'orangiste devint, dès ce jour, un titre de proscription.

(page 99) Dans le Parc, les statues, les arbres, les portes, les ornements étaient renversés et détruits. Les promenades, les allées et les bas-fonds étaient jonchés de fragments d'armes à feu, de débris d'affûts de canon, de lambeaux d'uniformes et d'équipements militaires. Ici des chevaux tués et mutilés obstruaient le passage, là un cadavre à demi dépouillé, gisait à côté d'une douzaine d'autres couverts de quelques poignées de terre et de quelques branches d'arbres. Ailleurs des traînées de sang marquaient la trace qu'avait suivie un blessé en s'éloignant du champ de bataille, tandis que de profondes empreintes dans le sable, et des mares de sang couvertes de myriades d'insectes indiquaient la place où un brave avait rendu le dernier soupir.

L'hôtel Torrington (L'hôtel Torrington, ainsi appelé parce qu'il a été la résidence de lord Torrington, ambassadeur d'Angleterre auprès du gouverneur-général pour la maison d'Autriche. Les bâtiments près du palais, de même que l'hôtel de M. Meeus et les autres édifices, furent brûlés par la populace, pendant ou après le combat), les bâtiments contigus aux palais et ceux faisant face au jardin botanique étaient convertis en une masse de cendre rouge. La magnifique maison de M. Meeus était réduite en cendre. Son propriétaire, dénoncé comme orangiste, fut obligé de chercher un asile (page 100) pour sa femme et sa famille à la campagne, tandis qu'une populace, brutale et en furie, se livrait à tous les désordres, au pillage, à la dévastation (La perte de M. Meeus fut estimée à 1,500,000 fr. y compris 800 barils d'huile, qui étaient dans ses celliers). L'hôtel de Bellevue et les bâtiments voisins étaient tellement criblés de projectiles, qu'ils menaçaient ruine. Les bornes de grès et les fortes chaînes, qui entouraient les trottoirs, étaient brisées ; les maisons étaient traversées ou démolies par les boulets, les fenêtres brisées en mille morceaux, les portes étaient en pièces, et l'intérieur ruiné ou entièrement dévasté ; les murs et les parquets étaient couverts de sang. Les rues, barricadées à toutes leurs issues, étaient pleines de volontaires armés dont les cris discordants ne cessaient qu'en présence du cortège funèbre de quelque camarade mort qu'on portait au lieu de sépulture des victimes, à la place des Martyrs. Au milieu de ces scènes de désordre et d'exaltation, il est remarquable que les palais royaux, qui offraient un appât si tentant à la vengeance populaire, furent respectés. Il n'était pas moins curieux de voir le chef patriote Van Halen qui, quelques jours auparavant, se contentait d'un modeste logement dans quelque quartier éloigné, établi maintenant dans la résidence de tout ce qu'il y avait de plus illustre et de plus élevé en (page 101) Europe ; et là, entouré d'un nombreux état-major, distribuait ses ordres et donnait des gouverneurs aux résidences royales. Et fort heureusement ! car il est probable que les palais doivent leur conservation à son énergie et à sa fermeté, comme le peuple dut la victoire à son courage et à celui de Mellinet, Charlier et autres volontaires (Les dépenses totales du quartier-général de Van Halen, pendant les combats et les jours qui suivirent, n'excèdent pas 1,765 florins).

 Comme l'odeur du carnage attire les oiseaux de proie, le bruit de ces scènes sanglantes attirait en Belgique un grand nombre d'aventuriers de toute espèce, qui y trouvaient à vivre à discrétion, et qui, à l'occasion, imposaient aux villes de pesantes contributions. Ces bandes étaient accoutrées de mille manières différentes ; cependant la blouse faisait généralement le fonds de leur tenue. Elles prenaient différents noms, tels que ceux de « légion belge parisienne, de « légion belge anglaise. » Il y avait aussi « les Amis du peuple. » Ces bandes audacieuses et désordonnées n'avaient du soldat que le courage ; car chez elles point de discipline. Dans leurs rangs régnait une liberté qui allait jusqu'à la licence. La Belgique s'offrait à ces individus comme un Eldorado ; c'était le théâtre qu'ils avaient choisi pour réaliser leurs utopies politiques et rétablir (page 102) leur fortune délabrée. Toutefois il y avait, parmi les chefs de ces bandes, des hommes de bonne famille et qui avaient reçu une bonne éducation ; ils unissaient à ces avantages un courage et un sang-froid qui les auraient rendus dignes des plus grands éloges, si quelquefois leur conduite n'avait pas été ternie par des actes qui démentaient leur éducation et leur origine. Le ce nombre était le vicomte de Pontécoulant, fils d'un pair de France, et chef de la légion belge parisienne ; cet officier rendit d'immenses services aux habitants de Bruges ; car son courage et son sang-froid ont seuls préservé cette ville des scènes effroyables de désordre dont elle fut menacée pour la seconde fois dans les journées des 18 et 19 octobre. Arrivant alors de Gand, suivi de 400 hommes de sa troupe, Pontécoulant se porta au galop sur la grande place, accompagné d'un seul aide-de-camp, et là, mettant l'épée à la main, au milieu des révoltés, par sa contenance ferme et l'énergie de ses paroles, il réussit à les maintenir, jusqu'à l'arrivée de ses compagnons ; c'est alors qu'il fit arrêter et conduire à Gand plusieurs des meneurs. Après s'être concerté avec le bourgmestre et les officiers municipaux qui s'étaient retirés dans une maison particulière, il fit une proclamation qui n'est pas un des documents les moins remarquables de cette époque ; car il témoigne de l'attitude extraordinaire qu'avaient prise ces chefs (page 103) de bandes, et de la puissance qu'ils s'arrogeaient.

Le gouvernement de fait établi à Bruxelles, procédant avec cette promptitude et cette énergie qui caractérisent les époques révolutionnaires, avait pris le titre de Gouvernement provisoire de la Belgique, étendant ainsi ses pouvoirs sur tout le pays, et par conséquent se substituant, d'un seul coup, à l'autorité royale. Il commença sa carrière administrative, en publiant plusieurs proclamations. Les plus remarquables furent 1° un décret déclarant que la justice serait désormais rendue en son nom dans tous les tribunaux de la Belgique ; 2° un appel aux troupes, les engageant à abandonner le drapeau hollandais et les déliant de leurs serments ; 3° une déclaration portant que, vu l'impossibilité où se trouvaient les commerçants de Bruxelles de remplir leurs engagements pécuniaires, l'échéance de toutes les lettres de change dues dans la ville serait prolongée de 25 jours ; mesure hardie et sans exemple qui acheva de populariser la révolution, et empêcha les malheurs qui pouvaient résulter de la détresse commerciale et de la banqueroute ; 4° une proclamation « invitant M. Louis de Potter et tous les autres Belges à rentrer dans le pays. »

De Potter, qui avait été publiquement banni et (page 104) qui désirait d'être rappelé par un acte qui annulât le jugement rendu contre lui, fut désappointé par ce rappel vague et laconique. Néanmoins, il quitta, sans perdre de temps, Lille où il attendait cette invitation, lorsqu'il eut connaissance du décret du gouvernement provisoire. Il n'est pas d'exemple plus frappant de l'instabilité de la faveur populaire que le règne de 47 jours de ce personnage célèbre. La description suivante de son entrée à Bruxelles, extraite des notes d'un témoin oculaire, est parfaitement exacte :

« L'immense popularité, à laquelle de Potter était arrivé, surpassait tout ce qu'on avait vu de semblable jusqu'alors ; Vandernoot même, en 1790, et le prince d'Orange, en 1815, avaient excité moins d'enthousiasme. Sa marche, depuis Tournay où il fut reconnu, fut véritablement une marche triomphale. Il parcourut les 20 lieues qui séparent cette ville de Bruxelles, porté dans les bras des populations qui accouraient de tous côtés pour le voir. Les bourgmestres, les différentes autorités, les sociétés d'harmonie, se disputaient l'honneur de le recevoir et de lui servir d'escorte. A Tournay, Leuze, Ath, Enghien, Halle, et enfin à Bruxelles, ses chevaux furent dételés et sa voiture traînée par le peuple, malgré son (page 105) opposition réelle ou simulée. L'air retentissait des cris de « vive la liberté ! vive de Potter ! vive le Lafayette de la Belgique ! vive notre défenseur ! » Les dames se disputaient l'honneur de l'embrasser, et lui offraient des fleurs et des lauriers, en versant des larmes de joie et d'émotion

« II arriva à six heures à la porte d'Anderlecht, accompagné d'un corps de volontaires armés, qui l'avait rejoint pendant la route, et il fut reçu par un nombreux détachement de la garde civique, et plus de 20,000 citoyens. Il se rendit à pied à l'hôtel-de-ville, suivi d'une multitude immense, et fut reçu par les membres du gouvernement provisoire qui l'embrassèrent à l'étouffer, en le proclamant le principal auteur de la révolution. A sept heures il se montra au balcon, d'où il harangua le peuple ; et un tonnerre d'applaudissements accueillit ses paroles. » (Esquisse de la révolution de la Belgique, Bruxelles, 1830).

Tel est le tableau exact de l'entrée de de Potter à Bruxelles, telle fut sa popularité éphémère, popularité fondée moins sur son mérite réel que sur les persécutions dont il avait été l'objet et les louanges exagérées des journaux. C'est sans doute un homme d'un talent incontestable, un jurisconsulte distingué, un écrivain élégant et caustique, et un des apôtres les plus bruyants de la liberté et de l'égalité ; mais il était connu comme un homme ambitieux et despote ; on savait qu'il aspirait au pouvoir et que, bien qu'à la tête du mouvement, (page 106) il manquait du courage nécessaire pour l'exécution de grands projets. Il se déclarait partisan de l'égalité de la propriété, et cependant, jamais homme ne fut plus porté à augmenter sa fortune. Versé dans l'histoire des révolutions anciennes et modernes, il aspirait à imiter Marius, Sylla, Cromwell et même Robespierre. Mais il manquait de deux grands éléments de succès, l'insouciance du danger et le mépris de l'argent. Il haïssait la monarchie, et aimait la république, parce que, si grande que fût l'ivresse de son triomphe, il ne pouvait jamais prétendre à la couronne, tandis que, dans une république, il pouvait peut-être espérer la présidence.

Autant sa popularité fut grande et extraordinaire, son entrée triomphale et environnée d'honneurs, autant sa chute fut rapide et son départ pitoyable. L'homme qui, le 29 septembre, était au niveau de ce qu'il y avait de plus haut placé en Belgique, frappé tout à coup par l'ostracisme de la nation, fut l'objet de ces outrages dégradants qui attendent toujours les charlatans politiques. Jamais idole du peuple ne vit succéder plus rapidement, au faux éclat de la célébrité populaire, la nuit profonde de l'oubli. C'est à tel point qu'on ne soupçonnerait pas son existence, s'il ne la révélait de temps à autre, en publiant des articles dans quelque journal républicain. Celui à qui naguère des milliers d'hommes obéissaient comme (page 107) à un Dieu, eut peine à trouver quelqu'un qui le préservât des outrages de ce peuple qui, peu auparavant, voulait lui servir de marchepied.

Le matin qui suivit l'arrivée de de Potter à Bruxelles, un décret annonça à la nation qu'il faisait partie du gouvernement provisoire. Lui-même fit connaître cet événement par une lettre adressée à ses concitoyens, et dans laquelle se trouve la profession de foi suivante : « Liberté pour tous ! Egalité pour tous devant le pouvoir suprême, la nation, et devant sa volonté, la loi ! Peuple ! ce que nous sommes, nous le sommes par vous ; ce que nous voulons, nous le voulons pour vous. »

Une circonstance digne de remarque, c'est le contraste qu'il y a entre la prépondérance dont jouirent tout d'un coup les membres du gouvernement provisoire, et les antécédents qu'ils avaient comme hommes publics et privés. Déjà nous avons fait connaître le caractère et le mérite de tous ces gouvernants, excepté MM. Jolly et Rogier. Le premier avait servi avec distinction comme officier du génie ; il avait ensuite abandonné la carrière des armes pour celle des arts, et vivait dans la retraite la plus absolue ; s'il promettait de devenir un peintre distingué, il était loin de posséder l'influence, l'habileté, l'énergie et enfin les connaissances administratives nécessaires pour la tâche véritablement herculéenne de la réorganisation d'une année détruite et dont il (page 108) ne restait d'autre vestige qu'un matériel incomplet. Aussi, quinze jours s'étaient à peine écoulés qu'il se retira et laissa le portefeuille de la guerre à Goethals, qui avait été promu au grade de général de division le 7 du mois d'octobre. Sa courte administration ne fut qu'une suite de fautes.

L'autre, M. Charles Rogier, issu d'une famille française respectable, fixée à Liége, était à peine connu du public, avant le mouvement du mois d'août. Comme avocat du barreau de Liége, il était estimé dans le cercle peu étendu de ses relations ; mais il ne jouissait pas d'une réputation qui s'étendît fort loin, soit comme jurisconsulte, soit comme économiste politique ; et sans doute il eût passé sa vie comparativement dans l'obscurité, si la révolution n'eût pas mis son énergie en évidence et ne lui eût pas ouvert une nouvelle carrière. C'est un de ces hommes dont on peut dire avec Cicéron : « Neque cuiquam tam statim clarum ingenium est, ut possit emergere ; nisi illa materia, occasio, fautor etiam commendator que contingat. » Doué cependant d'une grande fermeté et de beaucoup de courage personnel, possédant cette éloquence abrupte, mais entraînante, qui est si puissante dans les temps de volution, et ardemment dévoué à la cause de la liberté constitutionnelle, il ne tarda pas à se mettre en évidence. Opposé à la marche du (page 109) gouvernement, il avait embrassé la cause populaire avec ferveur, mais non pas en aveugle. Il voulait le redressement des griefs, mais non le renversement de la monarchie ; il est incontestable, que lorsqu'il entra à Bruxelles à la tête de ses volontaires, il ne demandait pas autre chose que la séparation administrative avec la vice-royauté du prince d'Orange. L'énergie et la présence d'esprit qu'il déploya à Liége et qui préservèrent alors cette ville du pillage dont les dispositions de la populace la menaçaient ; le courage avec lequel il passa, à la tête de son détachement au milieu des troupes royales, la fermeté et la prudence de sa conduite depuis le moment de son arrivée à Bruxelles jusqu'à la défense de cette ville, défense à laquelle il contribua personnellement, lui avaient acquis une grande influence sur le peuple ; sa nomination causa donc une vive satisfaction dans ses rangs et parmi les volontaires qui associaient son nom à celui des héros de la révolution. Se rapprochant de M. Lebeau par des sympathies publiques et privées, M. Rogier s'unit bientôt aux vues de cet homme d'état ; et quoique, dans certaines occasions, il se soit abandonné trop facilement peut- être à l'exaltation du moment, sa carrière parlementaire a prouvé que la monarchie constitutionnelle n'avait pas un défenseur plus dévoué, ni le pays un meilleur citoyen.

Par une anomalie remarquable, aucun des (page 110) citoyens composant ce gouvernement qui s'était élu lui-même, n'avait des antécédents bien connus. Aucun d'eux n'avait été membre des chambres législatives, et, à l'exception de de Potter, nul n'avait un nom bien connu dans le pays. Il est vrai qu'ils étaient tous dévoués à la cause de la liberté, et que plusieurs d'entre eux l'avaient défendue dans les journaux ou devant les tribunaux ; deux ou trois étaient des hommes d'un mérite réel. Mais ils n'avaient ni une célébrité politique, ni une carrière parlementaire, ni les services publics qui donnent droit à la prééminence : mis tout-à-coup en évidence par la révolution, ils profitèrent habilement de l'occasion, pour faire en peu de temps leur fortune politique.

Diverses circonstances fortuites ont aussi contribué à l'établissement de leur pouvoir ; et peut-être ce qui y a contribué le plus fut la convocation des états-généraux à La Haye. Car si les députés du sud avaient été convoqués à Bruxelles, ou dans quelqu'autre ville de la Belgique, il n'est pas à supposer que MM. Ch. de Brouckère, de Muelenaere, Le Hon, de Gerlache, de Choquier et autres, orateurs politiques distingués, patriotes appréciés dans tout le pays, eussent trouvé des compétiteurs dans des citoyens comparativement obscurs.

La conduite des députés belges, étant à cette (page 111) époque l'objet de nombreuses critiques, les membres du gouvernement provisoire profitèrent adroitement de leur absence pour consolider leur propre autorité ; néanmoins ils se virent obligés plus tard de la partager avec eux. Quelle que soit l'opinion répandue à cette époque dans la Belgique sur ses représentants, en examinant leur conduite sans passion, il est facile de la présenter sous son véritable jour. Ils se montrèrent constamment à la hauteur de la position critique et embarrassante où ils se trouvaient. Au cœur d'un pays ennemi ; privés des communications ordinaires avec les provinces du sud ; informés qu'une armée ennemie s'avançait vers les villes où étaient leurs familles et leurs propriétés ; alarmés par des rapports journaliers sur la défaite de leurs concitoyens et la destruction de leur cité, ignorant l'état réel des choses, forcés par des considérations politiques à rester à La Haye, alors que de cœur et d'esprit ils étaient dans leur patrie, ils furent accusés de lâcheté et de manque de patriotisme, tandis que, dans le fait, ils donnaient une grande preuve de courage moral et de dévouement civique.

Il est vrai qu'ils pouvaient retourner dans leur pays, ou se faire remarquer par des propositions d'une violence anti-parlementaire. Mais leur départ eût exaspéré la fraction libérale des députés hollandais ; d'un autre côté, employer la (page 112) violence, c'eût été s'écarter de la ligne constitutionnelle qu'ils étaient résolus à suivre, c'eût été déterminer le rejet des graves questions soumises à leurs délibérations. La conduite qu'ils ont tenue était la plus politique ; dans l'éventualité de la soumission de Bruxelles, il était extrêmement important qu'ils restassent à leur poste et dans la ligne constitutionnelle, afin de pouvoir appuyer la séparation et la révision de la loi fondamentale. Les mesures proposées par le message du 13 septembre avaient été discutées pendant l'attaque de Bruxelles ; elles avaient été résolues affirmativement dans les séances des 28 et 29 : la première à la majorité de 50 voix contre 44 ; la seconde à la majorité de 55 voix contre 43 (M. de Stassart et deux autres députés étaient absents). L'adresse en réponse au discours du trône ayant été votée précédemment, la session extraordinaire fut close le 2 octobre, et les députés des provinces méridionales retournèrent aussitôt dans leurs foyers, où ils trouvèrent l'autorité du gouvernement provisoire établie sur des bases aussi fermes que s'il faisait depuis longtemps partie des institutions de la nation.

Le premier point important qui appela l'attention de de Potter et de ses collègues fut l'adoption de la combinaison politique réclamée par les circonstances et par la situation de la nation : (page 113) « Le gouvernement provisoire (dit M. Nothomb) (Essai historique et politique, par Nothomb), se proposa d'abord de résoudre, comme cela eut lieu à priori, trois questions fondamentales relatives à des événements non encore entièrement accomplis ; savoir : La Belgique se formera-t-elle en état indépendant ?Quelle forme de gouvernement adoptera-t-on ? La séparera-t-on entièrement de la maison de Nassau ? » La solution définitive de ces questions était réservée au congrès national dont la convocation avait été ordonnée par un décret du 4 octobre ; mais un passage de ce décret décelait déjà les vues de ses auteurs.

Quoique les membres du gouvernement provisoire fussent unanimes quant à la question de l'indépendance nationale, il y avait entre eux une grande divergence d'opinions quant à la forme du gouvernement à établir. De Potter, qui convoitait la présidence, opinait vivement pour la république ; en effet, tout rapport avec la maison de Nassau contrariait ses projets ambitieux. M. Gendebien, quoique partisan de la démocratie, appuyait la réunion à la France, tandis que M. Van de Weyer et les autres membres partisans de l'indépendance nationale, avec un système monarchique, ne repoussaient pas toute relation avec la famille des Nassau, surtout ce qui en concernait le prince d'Orange personnellement. Pourvu que, faisant abstraction de ses (page 114) liens de patrie et de famille, il s'offrit franchement à être le chef du peuple belge.

Ce dernier plan, dont l'exécution était possible, n'était pas non plus impolitique vis-à-vis de l'Europe. La révolution n'était pas dirigée, dans le principe, contre la dynastie ; car, en premier lieu, les chefs des insurgés avaient juré sur l'honneur de la maintenir. Puis il était à la connaissance de tous, que le prince d'Orange s'était opposé de toutes ses forces à l'attaque de Bruxelles, et qu'il était, en ce moment, en disgrâce auprès de son père, pour avoir épousé la cause populaire ; en conséquence, quelque prononcée que fût l'antipathie contre le prince Frédéric et le roi, la majorité de la nation et de l'armée était bien disposée en faveur de l'héritier du trône. Dans cette combinaison, le concours et l'appui des divers cabinets de l'Europe, n'étaient pas douteux. Des bords de la Tamise aux rives de la Neva, cette nomination eût été accueillie comme un événement très heureux. Le cabinet français lui-même, que présidait alors l'honorable M. Lafitte, ne désirait pas l'entière exclusion des Nassau ; et à tout événement, il avait envoyé à Bruxelles un agent secret, chargé d'obtenir l'ajournement de cette mesure, argument politique des plus concluants et tendant à confirmer l'opinion des partisans d'une monarchie indépendante !

La mission entreprise par M. Gendebien, dans (page 115) le but de sonder le gouvernement français et les chefs du parti du mouvement, sur la possibilité de la réunion, n'avait pas eu les résultats satisfaisants qu'on en attendait. Le gouvernement s'y opposait ouvertement ; et les chefs du mouvement ne pouvaient faire que de vagues promesses. Ensuite, en France aussi bien qu'en Belgique, les principes monarchiques avaient infiniment plus de partisans que les principes démocratiques ; les républicains les plus exaltés n'essayaient même pas de le contester ; et pour la Belgique cette opinion fut pleinement confirmée dans ce dernier pays par le congrès national, où, sur 200 membres, 13 seulement votèrent pour la république. Enfin, les politiques les moins clairvoyants ne se dissimulaient pas qu'engager la France à envahir la Belgique, c'était l'entraîner dans une guerre générale, entreprise pour propager des doctrines anti-européennes, et que le seul moyen de prévenir une réaction, était d'embrasser un système de négociations, le seul propre à assurer des relations avec les autres puissances et à fonder la nationalité et l'indépendance que défendaient les plus grands politiques et les meilleurs citoyens.

Il est certain qu'il y avait dans le gouvernement et en dehors un parti qui voulait la guerre. Elle offrait bien quelques chances de succès pour un moment, en raison de l'état d'exaltation du peuple belge et de la démoralisation qui avait gagné les rangs des Hollandais ; il était même possible que, si l'on attaquait Maestricht, cette forteresse suivrait l'exemple de Mons et des autres places fortes, et que les patriotes, s'avançant jusqu'aux rives du Moerdyk, envahissent tout le Brabant septentrional. Mais à part toutes considérations stratégiques, ces succès ne pouvaient être que bien éphémères, et pouvaient ruiner l'indépendance de la Belgique. En supposant même que l'Angleterre fût restée neutre (et cela est presque impossible, puisque le sine quâ non de la neutralité anglaise était la non-intervention de la Belgique dans les affaires de ses voisins ), la Prusse se fût empressée de repousser une pareille agression. La France eût été forcée d'abandonner la Belgique à une restauration, ou de sacrifier ses vrais intérêts à la fièvre de l'opinion publique, en rompant son alliance avec la Grande-Bretagne, en déclarant la guerre à la Prusse et en suscitant une guerre générale que repoussaient l'avis de tous les hommes d'état, la politique prudente et les intérêts de Louis-Philippe.

Heureusement, la majorité du gouvernement provisoire vit clairement le péril où le parti du mouvement était sur le point de l'entraîner. En conséquence, il modéra l'ardeur des troupes, et, mettant de côté le brandon qui menaçait d'incendier l'Europe, il ne songea qu'à se mettre d'accord avec les autres puissances. Cette conduite politique, bien qu'opposée à la théorie (page 117) populaire mais trompeuse, que « les révolutions commencées par l'épée doivent être terminées par l'épée, » sauva la Belgique et assura la paix de l'Europe. Ceux qui suivirent un tel système avec persévérance, dans des circonstances si difficiles, ont droit aux plus grands éloges.

Non seulement a cette époque, mais à une époque plus récente encore, des idées bien fausses se sont répandues en Europe sur le désir de la réunion à la France et la presque unanimité des opinions républicaines en Belgique. La réunion était essentiellement anti-nationale et anti-catholique et ne fît l'objet d'aucune motion sérieuse soumise à la discussion publique. Non seulement le gouvernement déclara tout d'abord que la Belgique formait un état indépendant, mais le congrès national ratifia à l'unanimité cette décision dans une de ses premières séances. Toutefois nous devons reconnaître qu'un grand nombre de négociants et de jurisconsultes de Mons, Philippeville, Liége et Verviers, et une partie de l'aristocratie auraient désiré la réunion à la France, si elle eût pu avoir lieu avec l'assentiment des puissances étrangères. Mais cet arrangement aurait été aussi généralement impopulaire en 1830, qu'il le fut lorsque Dumouriez adressa sa fameuse lettre à la convention en 1793.

Relativement au second point, c'est une grande erreur que de croire le peuple belge généralement (page 118) imbu d'une tendance démocratique. Ce qui suit prouve évidemment le contraire. Dès le 12 octobre, lorsque de Potter était au faîte du pouvoir, et que le pays était encore en proie à une vive agitation, une commission fut chargée de rédiger un projet de constitution. Cette commission, composée de douze patriotes des plus prononcés, proclama comme préliminaire essentiel, la nécessité de décider si le gouvernement serait constitué sur des bases monarchiques ou républicaines. Le principe monarchique fut adopté à l'unanimité moins une voix, celle de M. Tielemans (Cette décision fut ratifiée par le congrès national, dans sa séance du 22 novembre 1830, à la majorité de 174 contre 13). Ce dissident, qui partageait les doctrines et la popularité éphémère de de Potter, comme il avait partagé son exil, et qui était dévoré d'une ambition moins ardente que celle de son ami, fut bientôt appelé à occuper un emploi dans l'administration, emploi que son habitude des affaires et ses occupations antérieures le rendaient jusqu'à un certain point apte à remplir. Mais ses opinions politiques, fondées sur les théories les plus extravagantes et les plus anti-sociales, ne s'accordaient pas avec les vues modérées de ses collègues. Aussi, après que de Potter eut quitté le pouvoir, il abandonna bientôt lui-même ses fonctions et tomba (page 119) dans l'oubli le plus absolu, oubli dans lequel il est probablement destiné à rester, à moins qu'une nouvelle commotion politique ne vienne l'en tirer et ne réveille ses utopies républicaines, si contraires aux vues générales du peuple belge. Assurément ses opinions ont encore moins d'adhérents en Belgique qu'en Hollande, ce pays où les principes oligarchiques, qui ont dominé pendant deux siècles, ne sont pas effacés par les sentiments d'attachement qu'inspire une monarchie de vingt ans ; et si l'on voulait trouver les germes des idées démocratiques dans le royaume des Pays-Bas, il faudrait les chercher plutôt dans la patrie des Barneveldt et des De Witt, que dans les provinces belges.

Cependant, la contagion révolutionnaire faisait des progrès si rapides que, moins de trois semaines après la défaite du prince Frédéric, les couleurs brabançonnes flottaient sur toutes les tours et tous les clochers, et que sur les places publiques de toutes les communes s'élevaient des arbres de la liberté. L'autorité du gouvernement provisoire était reconnue partout et ses décrets avaient force de loi. Les départements ministériels se formèrent (Premier ministère belge : Intérieur MM. Tielemans ; Finances Coghen ; Guerre Jolly ; Justice. Gendebien : Comité diplomatique ou des affaires étrangères. MM. Van de Weyer. de Celles, d'Aerschot, Nothomb, Le Hon). Les fonctionnaires publics (page 120) suspectés d'orangisme furent remplacés. Il en fut de même pour les officiers de l'armée. Les gardes civiques furent appelés sous les drapeaux, et le département de la guerre commença un nouveau système d'organisation militaire calqué sur celui de la France. La réorganisation de l'infanterie fut confiée au général Wauthier, celle de la cavalerie au marquis de Chasteler, qui avait servi en 1813 comme chef d'escadron de hussards, et qui avait formé à Bruxelles un corps de chasseurs francs qui portait son nom. Un grand nombre d'officiers furent également autorisés à lever des corps francs, dans la capitale et dans les provinces. On tâcha en même temps de mettre l'artillerie sur un pied respectable. Van Halen, qui semblait exciter la jalousie de de Potter, et que l'on soupçonnait de viser à la dictature, fut forcé de se retirer, après avoir commandé en chef pendant onze jours. Mais, comme adoucissement à sa disgrâce, il fut promu au grade de lieutenant-général et fut porté en cette qualité sur les cadres de non-activité avec une pension 10,000 francs, (page 121) dont la moitié réversible sur sa veuve. Cet officier était cependant l'objet de graves imputations. On l'accusait d'avoir fomenté les désordres qui, par une malheureuse coïncidence, éclatèrent à Bruges, Mons, Malines et ailleurs, au moment où il était en tournée dans les provinces. Il fut donc soupçonné d'orangisme et subit la destinée réservée tôt ou tard à ceux qui sont l'objet de la faveur populaire. Arrêté par l'ordre de de Potter et de ses collègues, il fut jeté en prison à Mons, et traduit devant les tribunaux ; mais ayant justifié de son innocence il fut honorablement acquitté.

En même temps, les Hollandais, abandonnés par un grand nombre de soldats et d'officiers de leur infanterie, par une partie de la cavalerie, par toute l'artillerie de siège, excepté celle d'Anvers et de Maestricht, furent forcés d'évacuer Malines et Lierre et de se replier sur le Ruppel et les deux Néthes ; ayant leur droite à Boom, leur avant-garde et leur centre aux ponts de Walhem et de Duffel, et leur gauche sur la chaussée qui s'étend de Lierre à Anvers. La droite des patriotes, sous le commandement de Niellon, ayant occupé Lierre, le duc de Saxe-Weimar l'attaqua et chercha à le déloger de ce point important, mais il fut repoussé avec perte. Ainsi le flanc gauche des Hollandais était découvert, et les troupes de Duffel et de Walhem pouvaient être tournées, et avoir leurs communications coupées du côté d'Anvers. (page 122) C'est même ce qui serait infailliblement arrivé, si les patriotes avaient eu de la cavalerie. Le prince Frédéric ayant l'intention bien prononcée de se maintenir dans sa position sur les deux Nèthes, il était contraire à toutes les règles de la stratégie de laisser l'ennemi passer la rivière, ou pénétrer dans Lierre. Jamais position ne fut plus facile à défendre. Une poignée d'hommes pouvait aisément s'y maintenir contre de nombreux ennemis. Mais la démoralisation de l'armée hollandaise allait au delà de ce que l'on peut imaginer.

Toutes les forces des Belges, sous les ordres du général Nypels qui avait remplacé Van Halen, se préparèrent à poursuivre les Hollandais qui étaient en pleine retraite. L'aile droite des Belges, forte d'environ 3,000 hommes d'infanterie, une douzaine de cavaliers et 6 pièces de canon, sous les ordres du lieutenant-colonel Niellon, après avoir chassé les Hollandais de Campenhout et de Lierre, s'établit dans cette dernière place. Leur centre, sous les ordres de Nypels et de Mellinet, composé d'environ 4,000 hommes d'infanterie, une compagnie d'artillerie, et de quelques cavaliers, traversa Malines, et repoussa l'arrière-garde hollandaise, la força à passer le pont de Walhem et s'empara de cette position.

Ainsi, dès le 22 octobre, les patriotes étaient maîtres de tout le pays depuis la rive gauche du Ruppel et des Nèthes et étaient prêts à poursuivre (page 123) leurs succès jusqu'aux portes d'Anvers. En même temps, on ne manquait pas de prendre à Bruxelles des précautions de défense. Les portes étaient fortifiées, protégées par des palissades et des chevaux de frise, et flanquées de redoutes garnies de canons. Le Parc était entouré de retranchements, et une ligne d'ouvrages de défense s'étendait des portes de Halle, de Namur et de Louvain jusqu'au canal. Les maisons du voisinage des portes étaient crénelées. L'Observatoire était converti en un blockhaut ; et les boulevards intérieurs, ainsi que les rues adjacentes, étaient coupés par une multitude de palissades et de barricades. La ville était ainsi à l'abri d'un coup de main.

Quoique le trésor public contînt à peine 10,000 fr. en espèces, l'argent ne manquait pas aux exigences du moment, et les percepteurs annonçaient que les contributions rentraient avec promptitude et régularité. Il était évident, cependant, que les dépenses extraordinaires qu'il y avait à faire rendaient nécessaire et même urgent un emprunt forcé (Des dons volontaires, montant à des sommes considérables, furent souscrits et versés au trésor public ; mais ils étaient loin de suffire aux besoins du gouvernement).

Chapitre suivant