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SOUVENIRS PERSONNELS par J LEBEAU

      

 (J. LEBEAU, Souvenirs personnels (1824-1841) et correspondance diplomatique ; présentés par A. FRESON, Bruxelles, Office de Publicité, 1883)

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QUATRIÈME PARTIE. MINISTÈRE DE MM. DE THEUX- D'HUART - ERNST - AVÈNEMENT ET RETRAITE DU MINISTÈRE LEBEAU –ROGIER - LECLERCQ.

 

1. Causes de la chute du cabinet précédent et constitution du ministère de Theux – d’Huart –Ernst (1834)

 

(page 189) Le cabinet administrait donc sans entrave depuis que la dissolution avait amené le renouvellement intégral de la Chambre des représentants et rien ne faisait présager de longtemps une modification ministérielle. Cependant quelques mois après le vote de la loi qui décrétait l'établissement du chemin de fer et l'autorisation d'un emprunt, hautes marques de confiance de la Législature, bien faites pour consolider une administration, celle-ci, au milieu de tous les symptômes d'une longue vie, touchait à sa dissolution.

Ce n'était pas d'une mort parlementaire, comme cela se passe régulièrement dans le Gouvernement représentatif, que le cabinet était menacé. Aussi l'annonce imprévue de sa retraite causa-t-elle une surprise générale. L'on vit des membres de l'opposition dénoncer cette retraite comme une violation du principe parlementaire. Voici les causes qui (page 190) amenèrent cette crise. Elles n'étaient guère de nature à être portées à la tribune.

A peine la délivrance d'Anvers, la convention du 31 mai 1833 et la convention de Zonhoven eurent-elles rendu la sécurité au pays, ramené le calme dans les Chambres et donné l'espoir d'une trêve indéfinie avec le. Gouvernement des Pays-Bas, que le pouvoir, délaissé ou peu recherché dans les circonstances critiques au milieu desquelles nous étions arrivés aux affaires, reprit un attrait nouveau pour certains hommes. M. de Muelenaere, qui par une déférence excessive pour l'opinion d'une fraction des Chambres, s'était laissé acculer, dans une impasse, d'où il n'avait pu s'échapper qu'au moyen d'une démission, commençait à s'ennuyer de son gouvernement de la Flandre occidentale et à soupirer après son portefeuille, quitte à s'en retourner à Bruges à la moindre apparence d'une complication nouvelle. .

M. de Theux, qui aime le pouvoir comme homme de conviction et de travail, ne l'avait quitté qu'avec regret et par une sorte de déférence pour l'exemple de M. de Muelenaere. Il ne paraissait nullement convaincu de la nécessité de cette retraite, et toute occasion de retour aux affaires devait lui sourire. .

Un autre personnage s'avançait en même temps sur la scène politique: c'était M. Ernst. Élu au Congrès, les opinions orangistes qu'il professait alors le portèrent à refuser ce mandat. Envoyé depuis à la Chambre des représentants par les libéraux de Liège avec la double mission de combattre le parti catholique et le Ministère, que dans la même ville on accusait d'être trop favorable à ce parti, il s'en était acquitté en se livrant contre tous les deux à des attaques assez aigres et en homme qui commençait à ressentir des velléités de pouvoir. Compris par M. Rogier parmi les membres de la commission chargée de préparer un projet de loi sur l'enseignement, il avait d'abord montré une vive répugnance à y siéger avec M. de Theux, tandis que, chose assez bizarre, il (page 191) avait fallu négocier huit jours avec celui-ci pour le décider à accepter le professeur liégeois pour collègue.

Bientôt on avait pu remarquer que l'antipathie réciproque faisait place peu a peu à des sentiments d'une tout autre nature. Le tribun libéral, si hostile à la Chambre contre l'ex-ministre, lui témoignait chaque jour, au sein de la commission, une bienveillance qui croissait avec les chances que l'opinion assignait à celui-ci de rentrer bientôt aux affaires.

Des amis de M. Ernst avaient fait auprès du Ministère des tentatives pour le faire accepter comme collègue. M. Lebeau aurait passé aux Affaires étrangères, vacantes par la retraite du général Goblet et qu'occupait par intérim le comte Félix de Mérode. Le député liégeois aurait pris la Justice.

Ces avances, que du reste M. Ernst n'avoua pas et qui peuvent très bien avoir été inspirées a ses amis par un zèle indiscret, avaient été assez rudement repoussées.

Quoi qu'il en soit, la commission chargée de rédiger le projet de loi sur l'enseignement public ne termina pas son travail sans qu'un pacte d'alliance se formât entre MM. de Theux et Ernst. .

Une liaison assez intime s'était formée entre le député de Liège et M. d'Huart, député du Luxembourg et commissaire d'arrondissement, qui votait habituellement avec son nouvel ami; il ne fut pas difficile à celui-ci de faire entrer le représentant luxembourgeois dans la combinaison projetée. .

On se tenait sûr du consentement du comte de Mérode, qui n'a jamais pris très au sérieux les querelles de parti, et du général Évain, trop habitué, par son contact avec l'Empereur, à l'obéissance militaire pour résister a un ordre du Roi. La combinaison ainsi formée - car a l'exception de M. Ernst qui était venu a la Chambre avec la mission expresse de faire de l'opposition, les autres membres de la coalition ne s'étaient jamais posés en adversaires du cabinet, - il fallait connaître les dispositions d'un auguste personnage. Elles étaient favorables à la combinaison projetée, et voici pourquoi.

Le général Évain, notre collègue au Département de la (page 192) Guerre, était assurément un homme instruit, un administrateur habile, caractère aussi excellent qu'estimable. Mais le bon général, peu habitué par l'école impériale au bruit et aux difficultés du système représentatif, s'en effrayait un peu trop et montrait parfois dans le désir d'éluder quelque embarras une déférence excessive pour l'opposition. Un peu démoralisé dans les tristes journées d'avril 1834, il avait montré peu de promptitude et d'énergie dans l'organisation des moyens de réprimer ces honteux désordres. On savait dans les rangs de l'armée jusqu'où allait son indulgence, sa déférence pour le patronage de l'opposition. C'est à celle-ci que s'adressaient comme à une intervention plus efficace, plus sûre que celle même du Roi et des autres Ministres, les mécontents de l'armée et malheureusement il n'était pas sans exemple que les mécontents eussent bien jugé.

Nous ne tardâmes pas à comprendre combien une telle condescendance pouvait compromettre la discipline dans l'armée, en y semant des germes de déconsidération pour' l'autorité légitime.

La presse exerçait sur l'esprit du général Évain une espèce de terreur. On en jugera par le fait suivant: il me revint par des renseignements positifs, que l'un des gens de service du Ministère de la Guerre servait d'entremetteur pour les correspondances entre les orangistes de l'extérieur et ceux de l'intérieur. Je fis procéder à une visite domiciliaire qui confirma ces renseignements. Le général m'engagea à ne pas poursuivre; ce à quoi je consentis. Non content de cela, il voulait garder le coupable par cette raison, fort étrange assurément, qu'une fois chassé on s'en faisait un nouvel ennemi qui irait grossir les rangs des criards. Avec la meilleure envie du monde d'obliger mon collègue, il me fut impossible d'accepter cette argumentation. J'insistai pour le renvoi, qui fut enfin prononcé.

Une fois convaincu que le remplacement du général Évain était nécessaire, il fallut songer au moyen d'y arriver. Le comte de Mérode, qui s'était montré plus qu'aucun de nous (page 193) pénétré de cette nécessité, se rendit avec un de mes collègues chez le général. Nous avions pensé que les égards dus à un collègue, que d'ailleurs nous aimions tous, exigeaient auprès de lui une démarche qui lui permît de prendre l'initiative d'une démission. Ce n'est qu'au cas d'un refus que nous nous proposions de recourir à Sa Majesté. Le général refusa de se retirer et dit qu'il prendrait les ordres du Roi. Je fus chargé dès lors par mes collègues d’en référer a Sa Majesté. L'un d'eux, le comte F. de Mérode, je crois, avait été pressentir les dispositions du général Buzen, pour le cas où le Roi accueillerait notre proposition.

Sa Majesté se montra très opposée au renvoi du général et parut même apprendre avec déplaisir les démarches que nous avions faites tant auprès de lui qu'auprès du général Buzen. Vainement lui représentai-je qu'une fois d'accord sur la nécessité de nous séparer de notre collègue, il fallait, avant de faire un pas pour arriver la, être certain d'avoir à proposer un choix convenable a Sa Majesté. Le Roi persista dans sa résolution et dans son mécontentement.

A partir de ce jour, nos relations avec la Couronne devinrent de jour en jour moins faciles. Aux témoignages de bienveillance dont M. Rogier et moi étions fréquemment l'objet, succéda une froideur qui ne se démentit point.

Nous apprîmes au même moment que MM. de Muelenaere et de Theux. étaient assez souvent reçus au Palais en audience, particulière, et il nous vint qu'on s'y occupait de changements ministériels.

Nous ne tenions pas assez à nos portefeuilles pour les défendre envers et contre tous. Dégoûtés du pouvoir et par l'obligation de siéger avec un collègue dont nous avions demandé le renvoi et par le changement survenu dans nos rapports avec la Couronne, offensés a bon droit qu'on recourût a de mystérieuses intrigues pour essayer de nous retirer une position qu'un seul mot nous eût fait quitter a l'instant, sûrs cependant que si cette position, nous voulions la défendre, on n'oserait pas pousser les choses au point de nous l'enlever (page 194) brutalement, nous résolûmes, M. Rogier et moi, de solliciter une explication et de nous conduire en conséquence.

L'explication ayant plutôt confirmé que détruit nos renseignements, nous offrîmes immédiatement nos démissions.

Le nouveau cabinet fut aussitôt constitué.

M. Rogier ne tarda pas à rentrer dans le gouvernement d'Anvers, dont il avait confié l'intérim à M. Teichman.

 

2. Lebeau devient gouverneur de Namur : de l’acceptation aux critiques

 

Pressé par mes successeurs de prendre une position administrative, j'avais demandé le gouvernement du Hainaut, qu'on avait annoncé devoir être bientôt vacant. On fit quelques difficultés motivées sur l'influence qu'y exerçait l'opposition et les obstacles qu'elle susciterait à mon administration. Ces raisons pouvaient être bonnes, mais offensé de ce qu'on semblait montrer pour ma personne une sollicitude plus vive que je n'en apportais moi-même, je déclinai toute autre offre et quittai Bruxelles pour Spa.

Deux mois après, je lus dans le Moniteur ma nomination au gouvernement de Namur. .

Loin d'avoir sollicité ces fonctions, je n'avais même pas pensé qu'elles pussent devenir vacantes. Je résolus néanmoins de les accepter. J'avais certainement à. me plaindre des procédés des nouveaux Ministres et de la manière dont ils avaient préparé leur arrivée aux affaires; mais c'étaient là plutôt des griefs personnels que des griefs politiques. Il résulta d'un long entretien que j'eus d'abord avec M. de Theux, puis avec M. Nothomb, que le cabinet nouveau gouvernerait avec les principes d'impartialité et de modération auxquels l'ancien croyait toujours être resté fidèle; que l'entrée au conseil de MM. Ernst et d'Huart ne ferait en aucune façon pencher le pouvoir vers l'ancienne opposition; que déjà j'avais pu voir le Ministre de la Justice, loin de répudier les antécédents de son prédécesseur dans l'affaire des expulsions, les confirmer expressément sans s'inquiéter des vives attaques de M. Ernst à l'occasion de ces mêmes actes.

Quant à. moi, ajouta le Ministre, vous me connaissez depuis le Congrès, je suis toujours le même. Il aurait pu ajouter (page 195) que si peu d'années auparavant je l'avais moi-même recommandé au Roi, comme propre au Ministère, je n'avais nulle raison aujourd'hui pour refuser de seconder son administration. Je ne vis donc aucune difficulté à accepter le gouvernement de la province de Namur. Moins encore par position que par conviction je secondais sincèrement comme député l'administration nouvelle, et je combattis souvent avec elle contre ceux qui se montraient en ce moment si chauds partisans du pouvoir central et qui, dans la discussion des lois organiques, s'étaient efforcés de lui 6ter ses plus indispensables prérogatives.

Je dois l'avouer, la tâche de défendre le pouvoir ne fut pas toujours encouragée par le pouvoir même. Dans plus d'une occasion, on le vit hésiter, fléchir, et donner à ses plus loyaux défenseurs le regret de s'être jetés dans la mêlée; l'attitude de MM. Ernst et d'Huart dans la question relative à la composition des collèges échevinaux, ou des antécédents d'opposition venaient les gêner, l'abstention du cabinet tout entier dans la question de la nomination des jurys d'examen, étaient peu faits pour exciter le zèle des hommes les plus portés à donner de la force au pouvoir central. De là une première cause de refroidissement entre le cabinet et les anciens Ministres devenus ses subordonnés. Une autre cause de refroidissement, ce fut la conduite du cabinet dans la question de l'enseignement public. Il devint évident que la coalition catholico-libérale, dont on avait d'abord cru voir la personnification dans le Ministère, n'avait qu'une existence apparente et qu'une seule opinion y prédominait. D'accord avec la section centrale, M. de Theux avait obtenu qu'on discutât séparément des autres parties de la loi, les dispositions relatives à l'enseignement supérieur; d'accord avec cette section, au moins par son silence et son inaction, il souffrait qu'elle tînt enfouies dans ses cartons les dispositions relatives à l'enseignement moyen et primaire. Ajoutons que les nominations dans l'ordre politique prenaient de jour en jour un caractère plus exclusif.

(page 196) L'entrée de M. Nothomb au Ministère après la retraite de M. de Muelenaere, loin de servir de contre-poids à M. de Theux et de donner ainsi quelques garanties à l'opinion libérale, ne fit que consacrer mieux encore la suprématie de son collègue en lui conférant à peu près toutes les attributions politiques.

M. Nothomb, l'esprit le plus élevé, le plus politique du cabinet, se résignait à gérer comme un administrateur subalterne un Ministère composé des rebuts de M. de Theux, tant il est vrai que ce n'est pas l'intelligence, mais bien le caractère qui vous fait prendre votre place et refuser l'humiliation et la dépendance offertes sous les apparences du pouvoir et des honneurs.

A partir du jour ou les collègues de M. de Theux, souscrivant formellement à une dictature qu'on ne faisait encore que soupçonner, lui abandonnèrent à peu près tous les pouvoirs politiques pour se confiner dans la sphère administrative, les hommes les plus dévoués aux principes d'un libéralisme modéré, les plus attachés aux doctrines gouvernementales, commencèrent à hésiter dans l'appui qu'ils avaient toujours prêté au cabinet.

On avait surtout peine à comprendre comment M. Nothomb, que ses études, ses goûts, ses antécédents, ses actes même désignaient si évidemment pour les Affaires étrangères, consentait à les voir passer aux mains d'un collègue dont la portée d'esprit comme diplomate avait été souvent le texte de ses épigrammes.

Quiconque eût d'abord trouvé le jugement de M. Nothomb trop sévère sur le nouveau Ministre des Affaires étrangères, eût difficilement persisté à reconnaître à M. de Theux une vocation bien décidée pour les négociations, en voyant que le premier acte du nouveau diplomate était de convertir les relations de la Belgique avec les puissances étrangères, si importantes pour un État neutre et secondaire, en une annexe du Ministère de l'Intérieur, en une sorte de division juxtaposée à côté de la division des cultes, de l'industrie, du commerce et de l'agriculture.

(page 197) Nous nous trompons, M. de Theux avait trouvé un moyen aussi ingénieux que neuf de conserver au Département des relations extérieures sa haute importance: c'était de prescrire aux fonctionnaires placés sous ses ordres d'adresser leurs dépêches, selon la spécialité traitée, tantôt à « M. le Ministre de l'Intérieur et des Affaires étrangères », tantôt à « M. le Ministre des Affaires étrangères et de l'Intérieur » !

A cet acte d'une si imprudente présomption et d'une convenance fort douteuse pour les puissances amies, joignez la certitude acquise qu'endormi sans doute par la croyance qu'une durée éternelle était réservée à la convention du 21 mai, on ne faisait rien au Département des Affaires étrangères de ce que commandait une salutaire prévoyance. Il était probable, soit que le roi Guillaume abdiquât, soit que son obstination fût vaincue par l'opposition néerlandaise armée de ce redoutable grief que les Pays-Bas acquittaient les dettes de la Belgique, qu'un jour il y aurait lieu de traiter définitivement avec notre ancien maître.

Si l'on voulait pour le moment se ménager quelques chances de conserver les territoires cédés et de garder des populations auxquelles tant de liens nous attachaient, le plus vulgaire bon sens indiquait qu'il fallait agir sur l'esprit de l'Allemagne.

La France avait intérêt à ce que le drapeau belge flottât à Luxembourg et à Maestricht plutôt que celui d'un prince de la Confédération germanique. L'Angleterre verra toujours volontiers la Belgique s'agrandir dés que celle-ci ne lui laissera aucun doute sur le prix qu'elle attache à son indépendance et sur sa résolution de la défendre envers et contre tous. La Russie était sans intérêt dans la question territoriale hollando-belge.

L'Allemagne seule pouvait montrer une grande répugnance à laisser pénétrer les couleurs belges dans la capitale du Grand-Duché et dans celle du Limbourg. Cette répugnance avait sa principale source dans l'opinion que la Belgique conservait des tendances trop exclusivement françaises.

(page 198) C'était cette opinion aussi fausse que funeste qu'il fallait s'attacher à combattre. Or, qu'a-t-on fait pour cela pendant les cinq ans et demi qu'on a occupé si paisiblement le pouvoir?

Rien, absolument rien, Aussi, quand dans la discussion du traité de 1839, un ami de M. de Theux lui a reproché énergiquement l'abandon où il avait laissé l'opinion allemande sur les dispositions réelles de la Belgique, le Ministre n'a rien su lui répondre. .

Nous n'avions pas accès auprès de la Diète de Francfort, cela est vrai. Mais un homme moins écrasé que le Ministre de l'Intérieur et des Affaires étrangères, par ses innombrables attributions, aurait su que l'Autriche et la Prusse font à peu près tout ce qu'elles veulent à Francfort.

Or, nous avions un Ministre à Vienne, et si nous n'avions qu'un chargé d'affaires a Berlin, homme habile d'ailleurs, à qui la faute, si ce n'est au Ministre, trop occupé sans doute pour comprendre la nécessité d'y avoir un agent diplomatique d'un rang plus élevé?

Nous n'affirmerons pas que cinq ans des plus habiles efforts employés auprès des cours d'Autriche et de Prusse eussent assez modifié leur opinion en notre faveur pour espérer qu’au jour d'un traité définitif elles eussent écouté nos réclamations territoriales; mais un Ministre quelque peu prévoyant essaie de ne rien laisser au hasard et à l'inconnu, et en tous cas, si le Gouvernement belge eût été éclaire sur les dispositions irrévocables des cours du Nord a l'égard de cette grave question, il eût pu dès la reprise des négociations savoir à quoi s'en tenir et se préserver des plus fatales illusions, J’avais senti, après cette étrange fusion des deux Ministères les plus importants, après l'imprévoyance qu'elle décelait, la suprématie qu'elle conférait à l'opinion catholique, qu'il me serait difficile de continuer l'appui que j'avais généralement prêté à l'administration, et comme il répugne autant à mes principes qu'à mon caractère de servir le Gouvernement dans (page 199) une sphère et de le combattre dans une autre, je pensai dès lors à renoncer à la carrière politique. Avant de prendre cette grave résolution je voulus pressentir les dispositions du Ministre dirigeant; je lui demandai donc un jour, en 1838, je crois, si, dans le cas ou il prît envie au Gouvernement belge d'envoyer un ministre a Berlin, il croyait qu'on pût y faire agréer un membre du Congrès qui aurait voté la déchéance de la maison de Nassau? L'ouverture était claire; j’ignore si elle fut comprise et si dès lors on était déjà disposé à la décliner, mais elle demeura sans résultat.

 

3. La crise diplomatique de 1838-1839. Le manque de clairvoyance du gouvernement de Theux

 

Bientôt, ce que le cabinet belge n'avait malheureusement pas prévu, ce qui le prit complètement au dépourvu, le bruit se répandit que le roi Guillaume adhérait enfin au traité du 15 novembre 1831.

Je ne me complairai pas ici à retracer les nombreuses et lourdes fautes commises par le cabinet dans les négociations auxquelles donna lieu la détermination du Roi des Pays-Bas.

Toutefois je n'en accuse pas principalement le Ministre des Affaires étrangères; sans doute il n'avait pas fait preuve d'une intelligence politique bien élevée, d'une haute prudence en prenant le portefeuille des Affaires étrangères pour lequel il n'avait guère d'aptitude et alors que déjà il avait dans le portefeuille de l'Intérieur une bien lourde charge, mais ces circonstances mêmes sont une atténuation. M. de Theux n'a jamais eu conscience du mal qu'il allait faire à son pays, mal énorme au point de vue matériel, mal immense au point de vue moral et politique.

L'homme qui avait l'horizon assez large pour prévenir la fatale crise de 1839, l'histoire impartiale doit le nommer, c'est M. Nothomb.

M. Nothomb était Ministre lorsque le roi Guillaume fit connaître sa résolution et rouvrit les négociations.

M. Nothomb, par ses études, ses goûts, son esprit, ses antécédents, était la personnification même du système diplomatique, l'adversaire le plus passionné des systèmes belliqueux, qu'il avait accablés des épithètes les plus (page 200) méprisantes. Il avait développé ses idées dans un livre écrit avec une facilité élégante et une chaleur de raison et de sentiment qui s'élevait parfois jusqu'à l'éloquence. Je le dis avec regret d'un homme de talent, d'un ancien ami, il était réservé à. M. Nothomb Ministre de donner à. M. Nothomb publiciste un triste démenti et de dépasser dans un système qu'il qualifie cent fois d'aventureux et de casse-cou, ceux de ses adversaires politiques qu'il avait le plus durement traités.

On vit l'ancien secrétaire général des Affaires étrangères, l'ami, le confident successif de MM. Van de Weyer, Lebeau, de Muelenaere, Goblet, l'ex-commissaire près de la Conférence de Londres, l'auteur de l'Essai historique sur la Révolution belge, lui qui avait eu tant d'occasions de connaître les dispositions des cabinets sur la question territoriale, lui qui savait qu'on n'avait rien tenté pour les ébranler, on le vit s'associer à l'initiative gouvernementale dans une politique plus aventureuse, plus aveugle, plus inutilement compromettante que celle contre laquelle il avait maintes fois dirigé les traits de son éloquence parlementaire et de son éloquence écrite.

Comment expliquer une telle conduite, et quelle justification présenter qui ne soit pas une accusation de plus ?

On n'y peut voir d'une part que la crainte de s'aliéner une fraction de l'opinion catholique si étrangement aveuglée dans cette circonstance par des passions religieuses bien plus encore que par des instincts nationaux, et d'autre part que l'effroi inspiré au Ministre des Travaux publics par une crise parlementaire un peu vive. Or, cette crise, il était du devoir du Ministère de la braver; cette crainte de blesser l'opinion imprudente d'une fraction de la majorité ne devait pas arrêter une administration qui aurait eu le sentiment de ses devoirs.

Pour échapper a une crise parlementaire qu'on n'a point évitée et qu'il a fallu subir plus vive, plus orageuse, qu'a-t-on fait? On a livré le pays tout entier à une véritable crise politique avec la conviction chez le Ministre des Travaux publics (page 201) de la complète inanité de toute démonstration de résistance. On a permis que les conseils provinciaux du Limbourg et du Luxembourg fussent encouragés dans les vœux honorables mais stériles qu'ils venaient exprimer au chef de l'État et par cet exemple on a entraîné dans la même voie les administrations provinciales et municipales, et agité puissamment les esprits.

On a vu, grâce a l'attitude presque révolutionnaire du Gouvernement, renaître des symptômes d'anarchie jusque dans les rues de la capitale; reculant jusqu'au temps du Congrès, on a vu des membres de la Législature se constituer en députation et aller à Paris exciter contre le Gouvernement français toutes les passions de l'opposition parlementaire et extra-parlementaire, dans le but de lui faire violence et de le pousser à la guerre, et cela dans le moment où nous réclamions son appui à Paris et à Londres.

La session s'ouvre; c'est le moment d'éclairer l'opinion surexcitée, de la rappeler au calme et à la modération. On l'exalte par une phrase imprudemment équivoque du discours du Trône. La Législature trompée, sans doute électrisée, transforme par ses acclamations cette phrase en un manifeste de guerre. Pas un mot ne sort de la bouche des Ministres pour détromper l'opinion. Sous l'influence des sentiments produits par le langage imprudent mis dans la bouche du Roi par le Ministère (Note du webmaster : En fait, les mots compromettants avaient ajoutés par le Roi Léopold Ier lui-même), les Chambres présentent les adresses les plus fanfaronnes, les plus compromettantes.

C'est une nouvelle occasion pour le Ministère de s’expliquer, de rectifier l'opinion égarée. Chacun s'attend à ce qu'il va combattre l'adresse des représentants surtout, digne de ces séances de 1831, ou le Congrès se croyait investi de la dictature européenne. Pas un mot. Loin de combattre l'adresse, le Ministère s'y associe et la vote; et les hommes les plus modérés, les plus prudents de la Chambre, de se dire que sans doute le Gouvernement belge est encouragé dans cette voie par quelques cours représentées a la Conférence,(page 202) qu'autrement sa conduite est aussi insensée que coupable, et de voter silencieusement une adresse qu'au moindre signe d'opposition ministérielle ils auraient énergiquement combattue.

Apres le silence déjà si énergiquement significatif des Ministres lors des votes de l'adresse, on voit le Gouvernement augmenter chaque jour nos armements, mettre de plus en plus l'armée sur le pied de guerre, prescrire des mouvements, de troupes, concentrer l'armée sur nos frontières, et comme un dernier et solennel défi, jeté à la face de l'Europe monarchique délibérant à Londres, appeler, pour le placer à la tête de l'armée belge, le chef de l'insurrection polonaise ! Aujourd'hui que cette fièvre inoculée à plaisir au pays par son Gouvernement a cessé, on croit rêver en rapportant cette suite d'aberrations inspirée au pouvoir par la frayeur, par la perspective d'une crise parlementaire (Note de Lebeau : Personne ne veut la guerre, disait spirituellement un représentant, devenu sénateur, et vous verrez que nous la ferons par peur).

Un de nos amis a trop bien caractérisé la conduite du cabinet dans cette grave circonstance et a trop bien expliqué le silence obligé des hommes les plus opposés à d’imprudentes démonstrations pour que je ne lui emprunte pas ses paroles. .

(Ici l'opinion de M. Devaux.)

La crise de 1839, qu'on pouvait circonscrire dans les limites d'une crise parlementaire pareille à celle que suscitèrent la discussion des XVIII articles et du traité du l5 novembre 1831, est due, d'un côté à l'absence de toute prévoyance, de toute notion de politique générale dans la direction de nos négociations diplomatiques et d'autre part, dans l'égoïste pusillanimité du seul Ministre capable d'éclairer le cabinet sur les folles illusions auxquelles celui-ci cédait. On a laissé aller l'agitation par peur de se compromettre; puis un calcul machiavélique y a fait découvrir une solution. On a imaginé de traiter le pays comme un cheval fougueux dont on ne (page 203) pouvait avoir raison qu'en l'abandonnant à lui-même et en lui laissant le soin de s'éreinter.

Pour le guérir de la fièvre qu'on lui avait si imprudemment inoculée, on a laissé l'inquiétude et l'anxiété se propager de plus en plus dans les esprits, on a laissé la perturbation se mettre dans les intérêts matériels.

La chute momentanée d'un grand établissement financier a signalé le début d'une crise qu'une administration prévoyante et ferme eût pu, sinon empêcher, du moins retarder et circonscrire. On a fatigué, effrayé la Chambre par des crédits exagérés, demandés coup sur coup pour mettre l’armée sur le pied de guerre. Puis, quand l'opinion s'est effrayée du pas qu'elle avait fait à la suite du Gouvernement, quand le doute et le découragement ont commencé à se glisser dans les esprits et qu'apparaissait une réaction évidemment prévue par celui des Ministres qui' se faisait le moins illusion sur le succès de ce simulacre de résistance, de cette vaine parade comme disait publiquement un ex-ministre, ami de M. Nothomb, on excita à demander l'adhésion et la paix, ces mêmes régences que l'attitude du Gouvernement avait poussées a demander la résistance et la guerre, et l'on voulait, en venant les demander à son tour, avoir l'air de céder au vœu du pays, de sanctionner, d'enregistrer ses réclamations.

Qu'a gagné la Belgique à cette conduite, inepte chez les uns, odieuse chez les autres? Elle y a perdu en quelques semaines le fruit de plusieurs années d'ordre et de calme; l'opinion qu'on s'en était formée à l'étranger, à la suite des fanfaronnades de 1831 et des désastres qui les avaient couronnées, est revenue après le second volume de cette jactance suivie d'un dénouement analogue; plus vive qu'auparavant. A l'intérieur, on est tombé de l'exaltation ou les pouvoirs avaient jeté les esprits, dans le découragement et dans l'humiliation. On s'est pris à désespérer de l'avenir, et le sentiment national a reçu une atteinte que bien des années ne suffiront pas à guérir.

(page 204) Apres ce dommage moral, parlerons-nous du dommage matériel: de la crise commerciale et industrielle accélérée, décidée peut-être, par l'attitude belliqueuse du Gouvernement; des millions prodigués en pure perte pour porter nos armements au grand complet; du rejet d'une partie aussi légitime que notable de nos réclamations sur le chiffre de la dette, réduit à cinq millions de florins, alors qu'au début de la reprise des négociations le cabinet des Tuileries et le cabinet de Saint-James se montraient disposés a descendre jusqu'au chiffre de quatre millions de florins, si on voulait sincèrement en terminer de la question territoriale? Porter ainsi à cent millions le dommage matériel causé au pays par la conduite imprévoyante et pusillanime du Gouvernement, c'est probablement rester en dessous de la réalité.

Qu'a gagné le Ministère à cette conduite? Que certains membres du cabinet y ont à jamais perdu leur réputation de capacité, que d'autres y ont à jamais laissé leur honneur politique. Voilà le double résultat de la crise de 1839.

On sait qu'aussitôt que la majorité du cabinet se fût montrée prête à accepter le projet de traité définitif, proposé par la Conférence, MM. Ernst et d'Huart se retirèrent du Ministère. Ils furent remplacés par MM. Desmaisières et Raikem.

 

4. La légation de Francfort

 

La conduite du Ministère pendant la crise de 1839 et l'entrée au conseil de deux hommes qui dessinaient plus encore le caractère exclusivement catholique de l'administration me ramenèrent de nouveau et plus vivement que jamais à l'idée de quitter la carrière politique.

Je voyais approcher le moment où ma position administrative deviendrait inconciliable avec mes devoirs parlementaires; je l'ai déjà dit, par principe comme par caractère, je repousse l'idée qu'un haut fonctionnaire politique peut être comme tel le subordonné d'un Ministère et comme député son adversaire.

Rester gouverneur et cesser de siéger à la Chambre, c'était peu: la position d'un tel fonctionnaire est si évidemment (page 205) po1itique, elle s'associe si naturellement à la pensée même du cabinet, que malgré la modération que le pouvoir met toujours dans la pratique, à l'exercice de ses droits, il viendrait un moment, ne fût-ce que celui des élections, où il me serait impossible de le seconder, où même il me serait pénible de ne pas le combattre. .

Que faire donc ? Offrir ma démission de gouverneur et rester député ?

C'était sans contredit la seule solution vraiment complète des difficultés de position que j'entrevoyais. C'était celle que par principe, par goût, par caractère, j'eusse préférée. Mais tant qu'un devoir net, précis, impérieux n'est pas là, on se décide difficilement à en venir du premier bond à un remède extrême. On s'efforce de trouver dans une transaction honorable les moyens d'échapper à la nécessité de pareils expédients. J'avais aussi comme père de famille des devoirs à consulter. La Révolution, loin de m'avoir enrichi, m'avait ôté mes ressources antérieures et ne m'avait laissé en échange que ma position administrative. La sacrifier sans dédommagement était dur, et il ne fallait rien moins, pour justifier à mes propres yeux, à ceux de tous les hommes sensés, une résolution si extrême que l'alternative nettement, rigoureusement posée, entre mon honneur et un pareil acte.

Je croyais avoir acquis le droit, après deux Ministères pendant lesquels j'avais, j'ose le dire, rendu de grands services au pays, de croire que ma tâche était de ce chef suffisamment remplie, et que je pouvais sans scrupule laisser à d'autres le soin de rechercher les portefeuilles devenus d'ailleurs beaucoup plus faciles à porter et dès lors beaucoup plus convoités, pour utiliser mes loisirs et mon expérience dans une carrière moins précaire.

Je pensai à la légation de Francfort.

La diplomatie est pour ainsi dire un terrain neutre entre les partis politiques. On a vu de tout temps des Ministres écartés du pouvoir par les fluctuations parlementaires, accepter des mains de leurs successeurs des fonctions (page 206) diplomatiques. En France, on avait vu l'illustre et estimable de Serre devenir ambassadeur à Naples après sa retraite du cabinet. On n'y a jamais vu un Ministre démissionnaire devenir préfet ou procureur général. Cela est plus vrai encore pour une position secondaire, comme l'était la légation de Francfort. C'est ainsi que, en Angleterre, où le principe de l'homogénéité administrative est poussé si loin, on voit bien quand les torys succèdent aux whigs et vice-versâ, changer le personnel des grandes ambassades, mais en même temps on maintient celui des positions moins éminentes. On change Paris, Vienne, Pétersbourg, Berlin, Constantinople, mais on maintient Bruxelles, Munich, Stockholm, Copenhague, etc.

Le Ministère, qui voyait peut-être en moi un de ses héritiers présomptifs, accueillit ma demande avec empressement.

A peine cependant ma résolution fut-elle connue, qu'elle affligea profondément plusieurs de mes amis politiques, dont quelques-uns sont aussi mes amis de cœur. Ils voulurent bien me dire que ma retraite laisserait un grand vide dans l'opinion libérale modérée, a laquelle l'avenir réservait évidemment le pouvoir, et firent les plus grands efforts pour m'engager à renoncer à ma résolution. Je leur répondis que ma position était chaque jour plus délicate, plus difficile et qu'elle deviendrait bientôt intolérable; qu'entrant de plus en plus dans l'opposition, je me sentais mal à l'aise vis-à-vis du pouvoir dont j'étais l'agent, vis-à-vis de moi-même dont on connaissait les principes en matière de solidarité politique; que me faire renoncer à ma résolution, c'était me condamner à offrir dans un temps rapproché, à la première occasion où cela n'aurait l'air ni d'un coup de tête, ni d'un calcul d'ambition, ma démission de gouverneur; que c'était là pour moi, on devait le savoir, jouer un gros jeu, échanger une position aisée, non ainsi que je le pouvais aujourd'hui contre une position équivalente, mais contre les éventualités si chanceuses, si précaires, d'une rentrée au pouvoir.

Les raisonnements de mes amis, tirés tant du point d'honneur que de l'intérêt du parti libéral, ne m'ébranlèrent point; (page 207) je ne pouvais comprendre qu'on me permît de rester le subordonné de M. de Theux comme gouverneur et qu'on interdît de le devenir comme agent diplomatique, position bien plus en dehors des luttes de partis.

La politique extérieure est en effet beaucoup moins modifiable par ses relations ministérielles. Quant à l'intérêt de parti, je soutenais qu'avec mes opinions sur la solidarité politique, qui interdisaient à un fonctionnaire politique de faire de l'opposition au Ministère, je ne pouvais rendre aucun service; que d'ailleurs le moment de la rentrée de notre opinion aux affaires n'était pas venu, que si elle y arrivait prématurément, elle n'y resterait pas; qu'à Francfort, après tout, je n'étais pas au bout du monde, et que si un jour mes amis politiques croyaient ma présence au pouvoir indispensable, alors on pourrait aviser.

Où la logique seule aurait échoué, je l'avoue l'amitié l'emporta. C'est quelque chose aussi que des amitiés de vingt ans. Quand je vis la profonde douleur qu'excitait chez quelques hommes ma résolution de quitter la Chambre et le pays, je n'examinai plus s'ils avaient raison, Je me résignai et j'annonçai que je ne partirais point ou du moins que je n'abandonnerais pas la carrière parlementaire. M. de Theux, quoique évidemment contrarié de ce changement de résolution, se conduisit en homme d'esprit et ne fit voir aucun désappointement. Du reste, je n'étais pas sans quelques motifs assez plausibles el invoquer pour convertir d'abord mon envoi à Francfort en une mission temporaire et d'essai.

D'abord réussirais-je? On pouvait avoir quelque doute sur ce point. J'avais pris une part active à la Révolution, j'avais voté la déchéance d'un souverain, membre de la Confédération germanique; c'étaient là des antécédents peu propres à m'assurer la sympathie des plénipotentiaires siégeant à la haute Diète, principalement de ceux qui représentaient les cours de Vienne et de Berlin.

Les Chambres ratifieraient-elles par le vote du traitement, le rang que le cabinet assignait à la légation de Francfort?

(page 208) En acceptant un poste diplomatique secondaire, je n'avais pas montré de trop grandes exigences. Je ne pouvais néanmoins, à cause de mes antécédents, accepter un grade inférieur à celui de Ministre plénipotentiaire. Que devenir si les Chambres ne votaient qu'un traitement de chargé d'affaires? Ces raisons étaient spécieuses, quoiqu'elles ne fussent pas la raison décisive, laquelle est presque toujours celle qu'on ne dit pas. M. de Theux voulut bien,.comme je l'ai dit, s'en contenter et rendre ma mission temporaire, sans autre rétribution que le remboursement de mes dépenses, ce qui n'entraînait point la nécessité d'une réélection.

Des deux raisons mises en avant, celle qui résultait de mes doutes sur un bon accueil cessa à mes yeux dés que je fus entré en relation avec la Diète et avec le Ministre, également distingué comme homme d'État et comme homme du monde, qui la présidait. Depuis le comte Munch, représentant de la première puissance de la Confédération, jusqu'au ministre de la plus infime cour d'Allemagne, je fus reçu de la manière la plus distinguée, la plus cordiale, la plus flatteuse pour mon pays et pour moi-même. Je dois sans doute en grande partie cet accueil à quelques antécédents qui me montraient plus partisan d'un rapprochement avec l'Allemagne que favorable à une trop étroite union avec la France.

La seconde raison, l'incertitude, sur le traitement, est en partie demeurée debout. Comme d'ordinaire, quand le Gouvernement défend mal sa cause, on s'arrêta à un terme moyen. On vota 35,000 francs. C'est trop faible d'au moins 10,000 francs, si l'on voulait un ministre; c'est trop fort de 10,000 francs, si l'on ne voulait qu'un chargé d'affaires. On en sera convaincu lorsqu'on saura qu'en m'en tenant aux exigences les plus limitées d'une position de ministre plénipotentiaire, j'avais à supporter pour logement, voiture et domestiques, une dépense qui absorbait la moitié du chiffre alloué.

Les ministres accrédités par d'autres cours auprès de la Confédération jouissent de traitements variant de 80,000 fr. (page 209) à 75,000 francs. Le ministre de France, dont le traitement avait été réduit depuis 1830 à 50,000 francs, était en instance pour obtenir une augmentation et demandait son changement dans le cas où on ne pût la lui accorder.

La vie à Francfort est tout aussi chère qu'à Berlin, et les dépenses auxquelles un ministre belge est moralement tenu différent peu de celles auxquelles sont astreints les ministres, accrédités par les grandes cours. Les exigences de société sont les mêmes pour tous, et le tarif des loyers et des prix ne varie pas selon la population et la richesse des pays représentés.

Les exigences du poste de Francfort sont d'autant plus grandes que la représentation seule, c'est-à-dire les « relations de société », la vie de salon, peut conduire à quelque résultat. Les cours étrangères à. la Confédération n'ont pas de relations officielles avec la Diète; leurs agents n'ont que des relations officieuses avec les députés qui y siègent. Les séances de la Diète sont secrètes, mais on comprend qu'il n'y a pas de secrets impénétrables quand ils sont confiés à une vingtaine de personnes avec lesquelles vous avez de bonnes et quotidiennes relations. Si vous ne voulez faire que de l'officiel avec la Diète, rappelez bien vite votre plénipotentiaire, car il peut demeurer à Francfort vingt-cinq ans sans avoir rien à y faire et en se croisant les bras.

De la nature des relations que vous parviendrez à établir, du degré d'estime et de sympathie que vous serez assez heureux pour vous concilier, dépendra en grande partie l'idée qu'on se formera de votre pays dans les États de la Confédération près desquels vous n'avez pas de plénipotentiaire.

Une autre utilité plus haute, plus facilement appréciable du poste de Francfort, c'est l'avantage d'y apprendre plus promptement que partout ailleurs peut-être, les événements qui se préparent dans le monde politique, et de pouvoir ainsi se mettre en garde contre toutes les éventualités. Par sa position géographique, par la présence d'un nombre considérable de personnages diplomatiques, par le passage continuel des notabilités politiques, Francfort est un véritable (page 210) observatoire du haut duquel on plane mieux que partout ailleurs sur l'horizon européen. Il n'y a pas jusqu'à la présence de la famille Rothschild qui, dispersée dans toutes les capitales et conservant néanmoins son siége, son quartier général à Francfort, ne soit un puissant moyen de promptes et sûres révélations politiques.

C'est donc comme observatoire, je répète à dessein ce mot, que Francfort a de l'importance, que surtout il en a pour nous, jeune nation longtemps encore menacée par les vicissitudes de la politique européenne. Quant aux affaires d'intérêt matériel, Francfort peut sans doute offrir de précieux renseignements, mais c'est spécialement à Berlin qu'on les traite. Si j'ai bien caractérisé le poste de Francfort, on comprendra qu'il doit être convenablement rétribué, et qu'il l'est d'une manière très incomplète avec le traitement de 35,000 francs. Rien de plus faux en général que les idées qu'on se fait des fonctions diplomatiques.

Un grand nombre de personnes compareraient volontiers un envoyé extérieur à une sorte d'officier ministériel, chargé de remettre des conclusions, des notes officielles, de postuler, de protester, de retenir des pièces, etc.; or, pour cela, un charge d'affaires suffit; un consul même remplirait cette tâche; nous irons plus loin, et nous dirons que si c'était là le caractère de l'envoyé diplomatique, un consul serait même de trop. Il suffirait effectivement d'envoyer un mandataire spécial chaque fois qu'on aurait une affaire à traiter avec une puissance quelconque, comme on envoie un avocat plaider une cause près de telle cour judiciaire, sauf à le congédier après le jugement du procès avec paiement de ses honoraires.

Les fonctions diplomatiques sont précisément le contraire de cela. Les actes officiels en constituent l'exception et caractérisent en quelque sorte un état de crise que la diplomatie a spécialement pour but de prévenir. Un diplomate doit être avant tout un homme honorable par le caractère, condition sans laquelle on n'inspire pas la considération; il doit être homme d'esprit et d'observation, causeur prudent, fin, (page 211) insinuant, doué d'assez de pénétration pour apprécier le caractère des personnages avec lesquels il est en contact, depuis le chef de l'État et les ministres jusqu'aux officiers de la Cour. Dans les gouvernements représentatifs, il doit être de plus en bonnes relations avec les notabilités parlementaires, de toutes les opinions.

Or, toutes ces relations ne s'établissent point par de la procédure officielle, mais par la vie de salon, par de bons rapports de société; et dussions-nous révolter le puritanisme de certains de nos paysans du Danube parlementaires, nous dirons que les dîners et les soirées y jouent un grand rôle.

Un diplomate qui serait hors d'état de recevoir parfois à sa table, d'ouvrir de temps en temps ses salons, serait condamné à l'isolement, à l'impuissance et de plus lui et son pays voués au ridicule, dès qu'on saurait que cet isolement tient à la lésinerie du Gouvernement qui l'envoie.

L'influence diplomatique est une influence de causerie, de causerie intime et quotidienne. Il s'agit en diplomatie non de mentir et de ruser, comme on l'a dit dans quelques clubs et comme on le chante dans quelques vaudevilles, mais d'éclairer les étrangers sur votre pays, de dissiper les erreurs, les préjugés dont il est l'objet auprès d'eux.

Il faut s'attacher à faire ressortir l'intérêt qu'a l'étranger à appuyer telle prétention mise en avant, telle extension de territoire, tel avantage commercial, réclamés par votre Gouvernement. Il faut y revenir non une fois, non dix fois, mais cent fois, car inspirer la confiance et la conviction n'est pas l'œuvre d'un jour.

Ces communications fréquentes doivent être préparées, facilitées par d'excellents rapports de société; il faut méconnaître complètement le cœur humain pour croire qu'elles auraient le même succès, si une estime, une bienveillance réciproque, une sorte d'intimité enfin n’y président. Ainsi Napoléon, au faîte de sa puissance, lorsqu'il disposait de cinq cent mille baïonnettes et commandait à la moitié de l'Europe, rendait-il encore hommage à la diplomatie en (page 212) choisissant pour le représenter auprès des cours étrangères, les hommes les plus distingués et en les rétribuant avec magnificence. La République elle-même n’avait-elle pas choisi pour la représenter à Berlin l'un de ses hommes les plus éminents, Sieyès, et ne lui accordait-elle pas un traitement de 100,000 francs qui en représentent 200,000 aujourd'hui ?

C'est que chaque fois qu'on se trouve à la tête des affaires d'un pays, qu'on se meut dans la réalité pratique, monarque, consul, président, directeur, on comprend aussitôt le vide de toutes ces déclamations contre la diplomatie, et l'on trouve aussi simple, dans la sphère politique, de tenter un arrangement avant de se battre qu'il est naturel, dans l'ordre privé, d'essayer d'une conciliation, d'une transaction avant d'en venir à un procès qui, malgré le bon droit que chacun s'arroge, peut ruiner les deux parties. L'existence de la diplomatie est un progrès sur la barbarie des premiers âges; c'est un hommage rendu au droit, à la raison, à l'humanité. C'est déclarer que le recours à la force, qui fut si longtemps la règle sociale, doit devenir l'exception. Conclure contre la diplomatie parce qu'on y apporte parfois de la duplicité, c'est condamner l'emploi des hommes de loi parce qu'il y a des avocats cupides et des procureurs cauteleux et fourbes.

De nos jours la diplomatie a vu s'accomplir dans son sein un grand progrès: c'est l'établissement de ces conférences, dont l'intervention a prévenu d'épouvantables collisions.

Quelqu'un a dit avec raison que les protocoles valaient mille fois mieux que les bulletins. Cela sera vrai pour tout le monde, et les épigrammes contre les protocoles seront aussi odieuses qu'elles sont déjà ridicules, le jour ou l'on saura distinguer la vraie grandeur de ce qui n'en a que l'apparence, le jour ou en politique, Î'on comprendra que la force, qu'idolâtrent encore aujourd'hui tant d'esprits qui se croient progressifs, c'est la barbarie, et que la civilisation, c'est le droit.

Que dans ce premier retour aux principes de la raison et de l'humanité, sanctionnés déjà par la philosophie ancienne (page 213) dans ses institutions amphictyoniques, tout dès l'abord ne soit pas exempt de blâme; qu'on puisse y désirer plus de franchise, plus de droiture, nous le concédons sans peine. Mais qui donc s'est avisé de condamner, dans l'ordre civil, l'institution des tribunaux substitués à l'usage de se faire justice à soi-même, parce qu'on a vu siéger des juges ignorants, iniques, corrompus, longtemps avant que la magistrature devint ce qu'elle est aujourd'hui en Angleterre, en France, en Allemagne, en Belgique?

L'institution de ces conférences prêtes à se former, non après de longues guerres, comme au siècle précédent, mais à la moindre apparence de collision, ira en se perfectionnant. C'est la loi de toute institution: informe en naissant, mais recevant du temps et des progrès de la raison publique, d'indispensables perfectionnements. Bien aveugle serait celui qui ignorerait qu'à aucune époque on n'a le dernier mot de rien. Ce qui assure de plus en plus le triomphe du bon droit devant les tribunaux amphictyoniques, c'est non seulement la responsabilité que fait peser sur leurs actes une époque de publicité et de discussion, c'est le sentiment profond qu'ils ont de cette responsabilité. Voyez, par exemple, avec quel soin et quel empressement la Conférence de Londres, établie pour l'arrangement des affaires hollando-belges, Conférence envers laquelle nous ne sommes pas injuste, mais que nous sommes loin de présenter comme le dernier terme de l'institution, voyez, disons-nous, avec quel soin, avec quel empressement elle a cherché à prouver à l'Europe que les plus rigoureux principes de la justice, du droit, de l'humanité ont seuls présidé à ses décisions.

Reconnaissons du reste qu'autrefois les affaires hollando-belges renfermaient bien mieux que la succession d'un petit État italien, le germe d'une guerre de trente ans, et que si la paix, cet immense bienfait social, a été maintenue, la Conférence de Londres a certainement contribué à ce résultat. Cela seul doit l'absoudre de quelques torts et la venger des stupides attaques de la plèbe politique.

 

5. Le ministère Lebeau – Rogier

 

(page 214) La discussion de la Chambre des représentants ayant rendu l'occupation du poste de Francfort moralement impossible pour tout ministre qui ne veut pas y mettre du sien, ma mission se trouvait naturellement terminée et j'allai reprendre mes fonctions de gouverneur avec le pressentiment que je ne les garderais pas longtemps.

J'éprouvais chaque jour plus de répugnance à marcher avec une administration que la crise de 1839 avait déconsidérée, que n'avait point rehaussée l'avènement de M. Desmaisières, et que l'accession de M. Raikem dessinait plus encore dans le sens catholique. J'épiais donc l'occasion de me séparer complètement du cabinet; je voulais le faire sans qu'un tel divorce ressemblât à un acte de légèreté, à une fanfaronnade de désintéressement ou à un calcul d'ambition. Cette occasion se présenta naturellement.

Le Ministère eut l'inconcevable faiblesse de se prêter à la réintégration dans les rangs de l'armée d'un homme flétri comme traître par la justice de son pays. Il poussa l'aveuglement ou la condescendance jusqu'à penser que la Législature sanctionnerait un pareil mépris de la morale publique, une pareille atteinte à la discipline et à l'honneur de l'armée.

Comprenant qu'il était difficile que le Ministère n'en fit une question de cabinet, M. Rogier et moi résolûmes de voter contre la proposition du Gouvernement et d'offrir après le vote notre démission de fonctionnaires s'il n'amenait pas la retraite des Ministres.

Le vote ayant été contraire à la proposition ministérielle, le cabinet fit annoncer dès le lendemain qu'il avait donné sa démission en masse. Je fus quelques jours après appelé au Palais. J'ai rendu compte à la Chambre de ce que les circonstances me permettaient de lui dire; je n'avais point reçu mission de composer un cabinet.

La Chambre s'ajourna.

Le Ministère ayant fait annoncer dans l'entre-temps qu'il tenterait une nouvelle épreuve avant de se retirer, nous envoyâmes aussitôt nos démissions, M. Rogier et moi.

(page 215) On nous a reproché de ne pas l'avoir fait plus tôt. Nous croyons que c'est à tort, et que nous avons choisi le moment le plus opportun.

Quand les idées de solidarité administrative et de discipline hiérarchique sont-elles blessées? Quand un tel spectacle est-il fâcheux comme exemple d'insubordination et d'anarchie? Évidemment quand un acte patent, solennel, est venu publiquement constater un dissentiment grave entre les subordonnés et les supérieurs. Or, jusqu'a l'incident Vander Smissen, aucun vote, aucun discours même de notre part n'avait dénoncé ce dissentiment. Il fallut ce vote pour le révéler. Notre qualité de fonctionnaires ne portait aucune atteinte à la liberté de notre vote, car nous ne relevions comme députés que de nos électeurs respectifs. Chacun conviendra de cela. Mais si nous jouissions d'une pleine liberté, comme députés, le cabinet jouissait d'une égale liberté dans le choix de ses agents, surtout dans le choix de ses agents immédiats et politiques. Pouvait-il lui convenir de conserver des agents aussi intimement liés à son action que des gouverneurs de province, lorsque ceux-ci, n'importe où, avaient contribué à flétrir gravement un acte de sa politique? Certainement non; cela eût été contraire à sa dignité, a celle du pouvoir, aux idées et au prestige nécessaire de la prérogative gouvernementale.

Or, avec de telles idées, notre devoir et aussi notre propre dignité nous ordonnaient non d'attendre une révocation, mais de la prévenir par une démission volontaire. C'est ce que nous fîmes.

On sait comment, subjugué sans doute par un collègue plus difficilement résigné que lui à sa chute, M. de Theux fit cette malheureuse tentative pour ressaisir le pouvoir. On s'expliquait difficilement d'une autre manière la conduite d'un personnage à qui le dépit, la rancune, la haine ont fait depuis commettre bien des fautes, mais qui n'est cependant pas dépourvu d'une certaine dignité de caractère.

Je fus de nouveau appelé au Palais. Cette fois, je crus, (page 216) devant une proposition directe, pouvoir décliner les ouvertures qui m'étaient faites et prier Sa Majesté de s'adresser à MM. d'Huart et Devaux, qui avaient pris à la chute du cabinet une part beaucoup plus active que moi. Je comptais peu, je l'avoue, sur l'acceptation de M. Devaux, dont on n'avait pu surmonter les répugnances a diverses époques antérieures et lorsque sa santé n'avait pas autant souffert des émotions et des fatigues de la vie politique; mais je désirais vivement que M. d'Huart se chargeât de la composition du cabinet et en fît partie.

On crut un moment l'y avoir décidé, mais on s'était trompé. Il nous fut assuré que Sa Majesté elle-même n'avait pu, dans un entretien à Ardenne, déterminer l’honorable députe de Virton a rentrer aux affaires.

Après les déterminations positives de ces deux collègues, je reçus la mission de composer un cabinet.

On croira difficilement peut-être que j'eus quelque peine à décider M. Rogier à accepter un portefeuille. Il désirait vivement reprendre ses fonctions administratives dans une province à laquelle l'attachent les liens de la reconnaissance, de précieuses amitiés et une vive sollicitude pour les intérêts de cette métropole des arts et du commerce.

M. Rogier ayant cédé à mes instances me proposa M. Liedts.

Nous étions d'accord pour offrir la Guerre à M. le général Buzen. Nous désirions faire entrer dans le conseil un sénateur. Dans une entrevue à Bruxelles, nous avions fait de nombreux efforts pour déterminer M. Dumon-Dumortier à accepter un portefeuille. Depuis, je lui avais envoyé un exprès porteur d'une lettre où je renouvelais mes instances. Il me rapporta une réponse très catégoriquement négative et motivée sur de graves intérêts matériels dont la direction lui était commise. M. Rogier proposa alors M. Mercier pour les Finances. Il manquait un titulaire pour le Ministère de la Justice, M. Liedts ayant consenti, non sans répugnance, à céder ce Département pour prendre l'Intérieur. Un de nos amis nous fit entendre que M. Leclercq ne serait pas éloigné d'accepter (page 217) un portefeuille, ce que nous étions loin de supposer. Aussitôt que nous l'eûmes appris, nous fîmes auprès de cet honorable magistrat des démarches qui, secondées par le Ministre de la maison du Roi, au nom de Sa Majesté, déterminèrent M. Leclercq a entrer dans le cabinet.

Le Ministère fut dès lors constitue.

Nous fûmes aisément d'accord sur les principes qui devaient diriger notre administration. Notre programme les a fait connaître. Nous apportions au pouvoir si peu les idées exclusives qu'on nous a supposées, qu'à de bien rares exceptions près, nous résolûmes de maintenir en place les fonctionnaires qui depuis bientôt six ans secondaient l'administration de M. de Theux et dont le plus grand nombre avaient été choisis par lui.

Dès l'apparition des arrêtés qui constituaient le nouveau cabinet, des hommes d'opinions différentes lui adressèrent le reproche de ne contenir aucun nom appartenant à l'opinion catholique. Le Ministère, disaient-ils, avait été renversé par une coalition. Les éléments qui avaient amené sa chute devaient logiquement et d'après les règles parlementaires, concourir à son remplacement. D'ailleurs la Législature était trop également partagée en deux fractions politiques pour permettre la formation d'un cabinet homogène.

Ces objections, qui ne manquaient pas de valeur et qui, de la part de plusieurs, étaient présentées de bonne foi, ne nous avaient pas échappé. Mes amis politiques et moi nous nous les étions faites avant de procéder à la recomposition du Ministère.

Ce qu'on aurait peut-être quelque peine a croire, si cette opinion n'était pas consignée dans la Revue nationale, c'est que M. Devaux était un de ceux qui nous conseillaient le plus vivement de comprendre dans le personnel du nouveau cabinet un ou deux noms appartenant à l'opinion catholique.

Pourquoi donc, dira-t-on, cela n'a-t-il pas été fait?

Par une raison d'une grande valeur, c'est que les hommes manquaient pour cette combinaison.

(page 218) Je ne trouverai jamais aucun plaisir à écrire des choses désobligeantes pour personne, mais je ne reculerai pas non, plus devant des vérités pénibles pour ceux qu'elles concernent, si l'intelligence des évènements l'exigeait. Absolument parlant, plusieurs membres de l'opinion catholique siégeant, soit au Sénat, soit à la Chambre des représentants, pouvaient être ministres. Relativement parlant, aucun ne pouvait moralement le devenir à l'époque où nous prîmes la direction des affaires.

Parmi les amis de MM. de Theux et Raikem qui avaient voté avec eux, il eût été absurde d'aller chercher des successeurs à ces deux ministres. Le bon sens, les convenances indiquaient assez que c'était seulement parmi ceux de leurs amis qui avaient contribué à leur chute qu'il fallait exclusivement chercher les éléments de la fraction catholique du nouveau cabinet. Or, parmi ceux-là, il en était, comme MM. Dubus et Brabant, qui ont fait à diverses reprises connaître leur résolution de ne jamais accepter de portefeuille. Restaient à la Chambre des représentants, MM. Deschamps, Dumortier, de Decker, parmi les personnages de leur parti, auxquels on aurait dû recourir.

Nous avions en effet pensé à M. Deschamps. Mais outre qu'il était bien jeune encore dans le monde parlementaire, qu'il était loin d'avoir acquis la consistance nécessaire pour stipuler au nom d'un parti, pour être accepté par ce parti comme son représentant au pouvoir, il existait une raison toute spéciale qui nous parut rendre impossible son avènement au pouvoir à l'époque où se forma le nouveau cabinet.

M. Deschamps était, par des discours parlementaires et par quelques écrits, la personnification d'opinions trop absolues en matière d'enseignement pour venir s'asseoir à côté de M. Rogier, sans impliquer, au moment où il les eût modifiées, l'idée d'une palinodie sur cette grave et délicate question que l'ordre du jour allait bientôt poser. Nous n'éprouvons pas le besoin de croire à de honteux calculs; nous ne disons pas que M. Deschamps, devenu (page 219) Ministre, eût uniquement modifié ses opinions extrêmes en matière d'enseignement pour garder son portefeuille. Nous croyons qu'en politique un changement d'opinion indique au moins aussi souvent le résultat de l'expérience et de la réflexion, que l'effet d'une capitulation peu honorable. Mais si l'on veut que l'opinion publique dans sa susceptibilité naturelle ne se trompe point à cet égard, faites que jamais, lors d'un revirement semblable, les apparences ne soient contre vous. Fussiez-vous vingt fois sincère, si vous n'abdiquez une opinion formellement soutenue qu'au moment même ou la perspective d'une haute position administrative ou d'un portefeuille s'ouvre devant vous, bien des gens crieront à l'apostasie, à la corruption et ne croiront pas vous calomnier.

M. Deschamps annonçant que l'expérience et la réflexion avaient modifié ses opinions en matière d'enseignement et en matière d'organisation communale, et n'ayant, aux yeux des plus soupçonneux, d'autre intérêt en déclarant cela que le besoin d'obéir à sa conscience et à sa raison mieux éclairée, n'aurait compromis auprès d'aucun esprit raisonnable sa réputation d'homme d'honneur.

M. Deschamps s'amendant sur ses principes politiques après être devenu ministre, donnait a son parti le droit, le prétexte si l'on veut, de crier à la palinodie. Loin, dès lors, d'apporter au cabinet la force qu'on attendait de lui, il l'eût affaibli, d'abord en jetant sur le Ministère tout entier un reflet de sa propre déconsidération, puis en changeant en animadversion et défiance l'adhésion, l'appui de ses amis politiques. Voilà les raisons qui nous firent regarder comme impossible alors rentrée de M. Deschamps au Ministère. Supposez les lois sur l’enseignement votées depuis deux ans, et peut-être tout obstacle eût cessé.

M. de Decker, ami de M. Deschamps, esprit cultivé, caractère plus grave que son collègue, mais associé à toutes ses opinions, plus jeune que lui dans la vie politique, plus dépourvu de consistance parlementaire, n'était pas non plus (page 220) un de ces personnages qui apportent avec eux au pouvoir l'appui de leur parti.

Restait M. Dumortier. Il y avait là de l'intégrité, du patriotisme, une grande ardeur au travail et à certains égards des lumières et de généreux mouvements. Mais que d'inconsistance ! que de légèreté ! que de contradictions ! Quel faible pour des applaudissements vulgaires et une popularité de journaux ! M. Dumortier, devenu Ministre et voulant remplir consciencieusement ses devoirs, aurait dû marquer presque chaque jour de sa nouvelle carrière par la répudiation d'une de ses innombrables hérésies gouvernementales. Devant la réalité, devant le terre à terre si fréquent de l'administration pratique, fussent venues se briser une à une les utopies dont cet esprit aventureux et primesautier se berce depuis dix ans. Pour devenir Ministre, il faut à M. Dumortier un noviciat. L'honorable membre paraît comprendre cela. Il semble reconnaître d'après sa conduite depuis un an ou deux, qu'il y a pour un homme politique de sa valeur un autre rôle à remplir que de harceler, que de taquiner systématiquement tous les pouvoirs, qu'ils sortent de la gauche, de la droite, ou du centre, que de se poser, comme le lui a dit un de ses collègues, en dissolvant perpétuel.

Choisir un ou deux Ministres dans la fraction de l'opinion catholique qui siège au Sénat n'était pas chose facile. L'un des hommes les plus capables de cette assemblée, M. le baron de la Faille, aurait sans doute regardé comme une injure la proposition de recueillir la succession de M. de Theux, dont il était l'ami plus encore que le collaborateur.

Quant à. M. le comte de Briey, qui s'était acquis dans cette assemblée une sorte de réputation, si imparfaitement justifiée depuis, ses opinions politiques étaient alors si peu connues, si peu tranchées, qu'on n'aurait vraisemblablement tenu aucun compte au cabinet d'un tel choix comme gage donné à un parti. Ceux qui ont eu besoin du prétexte de l'homogénéité de l'administration pour l'attaquer, auraient trouvé ce prétexte dans la composition du cabinet aussi bien lorsqu'il (page 221) aurait compté M. de Briey dans son personnel que lorsqu'on y a vu figurer MM. Leclercq, Liedts et Buzen.

D'ailleurs. sans vouloir être, injuste envers M. de Briey, d’abord élevé trop haut, puis, par une réaction naturelle, trop abaissé, si on le juge en dehors des difficultés du pouvoir, cet honorable sénateur était presque étranger à la Belgique. A peine venait-il d'obtenir la qualité d'indigène. Il sortait de la garde du dernier des Bourbons, il en était à ses débuts, parlementaires. C'étaient là, on doit en convenir, d'assez étranges antécédents pour être Ministre, pour devenir l'organe responsable de notre royauté issue d’une révolution populaire encore récente.

Nous trouverions quelques autres notabilités catholiques au Sénat, mais en nombre fort restreint. Les convenances ne nous permettent pas de pousser plus loin l'énonciation des noms propres.

Nous pouvons affirmer seulement que parmi les autres sénateurs de cette opinion, capables de soutenir le fardeau d'un Ministère, il y avait eu antérieurement des manifestations si formelles contre toute idée d'entrer au pouvoir qu'on ne pouvait raisonnablement penser à de nouvelles tentatives.

Nous croyons au surplus que, quelle qu'eût été la composition du Ministère, l'opinion catholique était, a bien peu d'exceptions près, décidée à l'attaquer.

Si, comme on l'a dit, le cabinet fût arrivé avec la résolution de poursuivre une réaction anticatholique, il n'aurait pas fait de nombreux efforts pour s'associer M. d'Huart; il n'eût point appelé à lui MM. Liedts et Leclercq; il n'eût point surtout maintenu dans leurs fonctions presque tous les agents politiques placés par le cabinet de Theux; il n'eût accepté le pouvoir que sous la condition d'un remaniement administratif et d'une dissolution de cette Chambre des représentants élue sous l'influence du Ministère précédent.

Vouloir administrer avec des gouverneurs tels que MM. de Muelenaere, de Schierveld, Viron, Van den Steen, Lamberts, d'Huart, etc.; des commissaires d'arrondissement tels que (page 222) MM. Simons, de Terbecq, Lejeune, de T'Serclaes, de Man, de Nef, Boussemart, Demonceau, etc. ; des procureurs généraux tels que MM. Ganser, Raikem. Fernelmont, ce n'était assurément pas annoncer l'intention d'organiser un système réactionnaire.

Quand le Ministère se disait homogène, quand quelques-uns de ses amis le qualifiaient de cabinet libéral, cela n'impliquait en aucune façon l'idée d'hostilité aux croyances catholiques. Supposez que MM. de Muelenaere et Nothomb eussent tenu dans le cabinet les places de MM. Lebeau et Rogier, nul doute que la plupart des attaques dont il a été l'objet ne lui eussent été épargnées. Or, nous demanderions volontiers en quoi l'orthodoxie religieuse de MM. de Muelenaere et Nothomb l'emporte sur celle de MM. Lebeau et Rogier; et aujourd'hui même, nous demanderons aux catholiques les plus sincères quels gages de modération, de tolérance, d'impartialité ont donnés les premiers que n'aient donnés à leur tour les derniers. Etait-ce comme hostiles au dogme catholique qu'ils s'étaient associés MM. Liedts et Leclercq, connus pour observer ouvertement les pratiques de leur culte? Quand donc le cabinet disait qu'il était homogène, quand ses amis le disaient libéral, cela voulait dire, d'une part, qu'il se croyait d'accord sur toutes les questions politiques à l'ordre du jour, et d'autre part, qu'il était un peu plus ami du progrès que le cabinet précédent, un peu plus disposé que lui à maintenir dans lès lois organiques encore à faire et dans l'administration, l'indépendance du pouvoir civil en face du pouvoir religieux.

Mais cela implique si peu l'idée d’hostilité aux croyances catholiques, que beaucoup de catholiques trouvent dans cette indépendance, dans la séparation des deux pouvoirs, la condition sine quâ non de la prospérité religieuse et de l'influence du clergé.

Les hommes qu'on accusait de dessiner le cabinet dans un sens trop anticatholique étaient connus par des antécédents de tolérance et de modération qu'aucun acte, qu'aucun discours (page 223) depuis leur entrée dans le cabinet n'avait démentis. Partisans de l'indépendance du pouvoir civil, ils sont si peu hostiles aux croyances et aux droits d'aucune opinion, qu'en Irlande ils seraient bien évidemment du parti catholique.

Du reste, c'était si bien une idée préconçue, un parti pris de n'accepter aucun cabinet sérieux, aucun cabinet qui exclût positivement M. de Theux du pouvoir, qu'une des notabilités les plus imprudentes de l'opinion catholique, avant même que le Ministère n'eût fait connaître son programme et n'eût ouvert la bouche, se livra contre lui à de violentes attaques qu'aucun de ses amis politiques ne désavoua.

Le cabinet rencontra dès ses premiers pas du mauvais vouloir, du dépit, de la rancune et de l'hostilité dans cette fraction de la Chambre que dirige M. de Theux.

En face de cette opposition qu'aucun acte, qu'aucune parole n'avait provoquée, il est aisé de comprendre que le côté gauche de la Chambre, préoccupé avant tout des craintes de voir revenir M. de Theux aux affaires, se prononçât en faveur du nouveau cabinet. Plusieurs de ses membres, ceux-là mêmes dont l'appui a plus tard servi de grief ou de prétexte, avaient pris soin de déclarer qu'ils étaient loin d'adhérer sans restriction au nouveau cabinet (Note de Lebeau : Voir les discours de Delfosse et de Verhaegen).

Il était évident pour des hommes de bonne foi que ces députés appuieraient l'administration nouvelle principalement comme obstacle au retour de l'ancienne; qu'il y avait plutôt coalition pour repousser celle-ci qu'accord parfait avec celle-là. Le Ministère, en face de cette attitude menaçante d'une grande fraction de l'opinion catholique, fut heureux de se voir appuyé par la gauche et par un certain nombre de membres qui, sauf de rares exceptions, votent par principe habituellement avec le pouvoir. Il eût été insensé de repousser un tel appui, non seulement parce qu'il devenait un moyen de salut (page 224) pour le cabinet, mais parce que cet appui était offert sans condition, sans aucun sacrifice des opinions professées par les nouveaux ministres. .

Nous devons ici rendre justice à cette fraction de la Chambre qui d'opposition était devenue ministérielle, comme le dit un de ses membres les plus distingués par son talent de parole et la modération de ses opinions, M. Dolez. Jamais une opinion parlementaire n'offrit son concours plus spontanément et d'une manière plus désintéressée. Elle était loin de le mettre au prix d'une loi de fractionnement, comme l'a fait l'opinion qui a soutenu le cabinet Nothomb.

Dès que les amis de M. de Theux s'aperçurent que plus leur mauvais vouloir envers le cabinet se trahissait, plus la gauche, qu'ils croyaient incapable d'appuyer le pouvoir, se montrait ministérielle, leur dépit ne connut plus de bornes, et l'on vit un chef de parti, un ancien Ministre, un homme qui, à défaut d'intelligence politique. avait du moins montré dans l'exercice du pouvoir une certaine gravité et une sorte de dignité, méconnaître toutes les convenances de sa position et compromettre à la fois son caractère et son avenir par une opposition puérile, tracassière, antigouvernementale et anti-administrative; s'acharnant sur chaque chiffre des budgets, s'efforçant de compromettre les services les mieux justifiés, immolant tour à tour à cet esprit misérable de chicane les intérêts du commerce et de l'industrie, de l'agriculture et du trésor public, demandant pour faire pièce au Ministère et pour le punir d'un appui sur lequel on n'avait pas compté, un retranchement au chiffre des consulats, le rejet d'un subside pour encourager la voirie vicinale, la radiation des frais d'une exposition industrielle qu'il avait fait lui-même décréter, rejetant systématiquement les moyens proposés pour établir l'équilibre dans les finances de l'Etat, rompu par l'incurie et les fautes de son propre cabinet; provoquant ou appuyant toutes les motions incidentes qui avaient pour but de harceler le cabinet, de ralentir, d'entraver la marche de l'administration, dans ce qu'il y a de plus étranger à la politique, dans (page 225) ce qui partout reste en dehors de la lutte des partis parlementaires.

Nous n'hésitons pas à dire que c'est le spectacle de cet esprit de rancune et de chicane, de cette opposition inintelligente, tracassière, anarchique, de cet oubli de toute dignité, de ce puéril abandon au chagrin, au dépit de voir le pouvoir se consolider dans les mains de ses successeurs, qui d'une commune voix a fait exclure M. de Theux du Ministère en avril 1841 et a rendu impossible pour jamais peut-être sa rentrée aux affaires.

 

6. L’adresse du sénat et la formation du ministère Nothomb (1841)

 

C'est alors seulement, et ici les dates sont précieuses, qu'indigné contre une opposition mesquine et aussi déloyale, un ami du Ministère, plus particulièrement lié avec deux membres du cabinet, le directeur de la Revue nationale, publia son article sur la conduite de l'opinion parlementaire dont M. de Theux était le chef. Ses paroles furent sévères, incisives. Elles étaient d'un homme d'honneur et de franchise, dont l'intelligence politique eût aisément compris une opposition ferme, grave, systématique, à la manière anglaise, mais dont le bon sens et la loyauté se révoltaient contre cette parodie d'opposition parlementaire, n'osant se mesurer avec le Ministère sur le terrain politique et cherchant à le renverser par d'indignes embûches, de misérables chausse-trapes, d'obscures intrigues de couloir et des votes désorganisateurs des services les plus indispensables et les plus incontestablement justifiés.

L'excès appelle l'excès. Il se peut que dans cette appréciation, la modération que sait habituellement s'imposer le publiciste distingué qui dirige la Revue nationale, lui ait parfois échappé. La patience d'un saint eût fléchi, croyons-nous, devant le scandaleux spectacle dont l'enceinte législative était témoin. Mais ce n'eût été là en tous cas que le ton d'un homme trop indépendant pour relever même de ses amis et pour taire sa pensée, dût l'expression de cette pensée compromettre des intérêts de position placés par l'honorable écrivain bien au-dessous des intérêts du pays.

(page 226) Ce fut a l'aide de cet article provoqué par l'inconcevable conduite du parti catholique et de son chef qu'on médita une attaque plus sérieuse contre le cabinet.

La discussion du budget des Travaux publics fut le terrain choisi.

On colligea à la hâte quelques griefs, quelques déplacements bien rares de fonctionnaires subalternes, une mission honorifique donnée à un sénateur, les plus pitoyables futilités, ainsi que le reconnut lui-même au Sénat un des promoteurs de cette mauvaise querelle. On fit un crime au Ministère de l'appui qu'il trouvait dans une fraction de la Chambre que l'attitude de la droite, bien plus qu'une complète analogie d'opinion, avait ralliée au cabinet; querelle d'autant plus injuste que le Gouvernement, comme nous l'avons dit, n'avait acheté cet appui par aucune concession contraire à ses convictions et à sa dignité. C'est ainsi qu'on l'avait vu, au moment même ou l'appui de la gauche lui était le plus nécessaire, maintenir, contre ses organes les plus énergiques, le traitement du ministre belge à Rome, celui de cardinal, les subsides pour le séminaire de Rolduc et déclarer son opposition à une réforme électorale.

Mais c'était un parti pris de trouver le Ministère coupable. On s'empara des moindres prétextes. A défaut de ceux qu'on invoquait on en eût aisément trouvé d'autres. Ce qu'à aucun prix ne voulait l'opinion catholique, c'est que les prochaines élections se fissent sous un Ministère indépendant d'elle. Se sentant chaque jour plus impopulaire, voyant à chaque épreuve grandir les forces de l'opinion libérale, elle comprenait que pour lutter avec quelque chance de succès, la neutralité du pouvoir ne lui suffirait pas et que sans son appui c'en était fait de sa prépondérance.

Voilà la cause principale de la crise de 1841. Nous ne nions pas que, comme toujours, des causes accessoires n'aient influé sur cette prise d'armes. Personne ne les a exposées avec une clarté plus vive, une logique plus inexorable que la Revue nationale. (page 227) Nous croyons encore ici ne pouvoir mieux faire que d'emprunter ses paroles. (Citation.) La question de cabinet posée par l'opposition sur le budget des Travaux publics et acceptée par le Ministère, fut repoussée à la Chambre des représentants par quarante-huit voix contre trente-huit.

Reproduite au Sénat à propos du même budget, on n'osa, comme on en avait d'abord envie, la formuler en un rejet de ce budget et on la résuma en une proposition d'adresse au Roi, tendant, quoiqu'en termes ambigus, à une modification ministérielle. Les Ministres se réunirent aussitôt après ce vote et furent unanimement d'avis de demander la dissolution des deux Chambres.

Voici un aperçu de leurs motifs. La minorité de la Chambre des représentants est trop forte pour permettre au cabinet d'administrer sans entraves; plus passionnée comme opposition que la majorité, plus assidue que celle-ci, sur laquelle on ne peut compter que dans un moment de crise, elle tracasse, elle harcèle le cabinet et n'hésite pas à sacrifier les affaires les moins politiques à ses rancunes et au besoin de tuer son ennemi, fût-ce a coups d'épingle.

A tort ou à raison le bruit s'est répandu que le Ministère n'a point les sympathies de la Couronne, qu'elle en désire la chute, qu'elle a promis à ses adversaires de lui refuser la dissolution. La Chambre, croyant cela, pleinement rassurée contre les dangers d'une dissolution dont la perspective toujours imminente est une des premières armes du Ministère, se sent encouragée et se permet tout. Il importe de la détromper. La dissolution est nécessaire, moins encore pour modifier les éléments de cette fraction de la Législature que pour briser par un acte significatif le prestige qui fait sa force et qui fait la faiblesse du cabinet.

(page 228) Quant à la dissolution du Sénat, elle paraissait la conséquence naturelle de son vote et de la dissidence qu'il établissait entre les deux Chambres.

La Couronne crut devoir refuser cette double dissolution. Comme elle paraissait redouter, dans l'état d'agitation ou la crise ministérielle avait mis le pays, quelques choix empreints d'une exagération démocratique, le Ministère, après une nouvelle délibération, résolut de se contenter de la dissolution du Sénat.

Voici à peu près ses motifs:

Le cabinet regarde toujours comme nécessaire la dissolution des deux Chambres; mais voulant pousser la déférence pour l'opinion de la Couronne aussi loin que le lui permet le soin de leur propre dignité, les Ministres se bornent à insister sur la dissolution du Sénat qu'ils considèrent comme indispensable. Ce n'est pas qu'ils trouvent dans le vote isolé du Sénat un motif pour se retirer, mais il faut prendre ce vote avec les circonstances au milieu desquelles il a été émis. Il existe dans l'autre Chambre une minorité considérable et compacte qui se croit tout permis contre le Ministère parce qu'elle le suppose en dissidence avec la Couronne et qu'elle croit celle-ci décidée à lui refuser tout moyen d'avoir raison de l'opposition. La dissolution du Sénat a au moins l'effet de détruire cette erreur, si c’en est une, erreur sans laquelle il n'y aurait pas eu peut-être de crise ministérielle. Elle prouve que le Roi tient à conserver son cabinet. D'ailleurs le langage de plusieurs Ministres et notamment celui de M. Leclercq a été tel au Sénat qu'il leur est moralement impossible de se représenter devant cette assemblée sans dissolution.

Le Roi crut devoir refuser la dissolution du Sénat, tout en engageant les Ministres à conserver leurs portefeuilles. Ceux-ci envoyèrent immédiatement leurs démissions.

MM. Nothomb et de Muelenaere furent appelés au Palais et reçurent la mission de composer un nouveau cabinet. J'ai lieu de penser qu'ils rencontrèrent d'abord des difficultés sérieuses, car huit ou dix jours après leurs premières (page 229) tentatives, M. de Muelenaere vint à l'hôtel des affaires étrangères et fit beaucoup d'instances pour que je retirasse ma démission, ajoutant qu'il avait vu mes collègues et que plusieurs d'entre eux paraissaient disposés, si nous étions tous d'accord, à prendre ce parti.

Je répondis que le maximum des concessions que j'avais cru pouvoir faire, c'était de renoncer à la dissolution de la Chambre des représentants. J’ajoutai que si nous avions la faiblesse de reprendre le pouvoir, il ne se passerait pas huit jours avant qu'à la Chambre des représentants la minorité, encouragée par les refus de la Couronne, ne fit expier aux dépens des plus importants et des plus incontestables services administratifs, l'audace du Ministre à reparaître sur ses bancs; qu'on ne ferait ainsi que reculer les difficultés et que les rendre plus graves en prolongeant, en surexcitant l'agitation qui déjà régnait dans le pays. Je dis ensuite que si mes collègues étaient d'un autre avis, ils étaient les maîtres de rester et qu'à cet égard, contre une opinion assez répandue, nul pacte n'enchaînait leur libre arbitre. MM. de Muelenaere et Nothomb firent de nouveaux efforts pour composer un cabinet.

Les refus successifs de MM. Dumon-Dumortier, de Cuyper découragèrent tellement les deux futurs Ministres qu'ils furent prêts à renoncer à leur entreprise; il fallut la ténacité de M. Nothomb, les efforts combinés de la Société générale et des Ministres de la maison du Roi pour empêcher le gouverneur de la Flandre occidentale d'échapper comme toujours a une difficulté de position en s'enfuyant à Bruges. Un incident assez bizarre de cette négociation, c'est que le baron de Stassart, qui n'avait cessé d'assiéger le cabinet démissionnaire pour en obtenir des faveurs et à qui, de guerre lasse, on avait donné une mission temporaire à Turin, fut l'un des plus ardents entremetteurs dans les arrangements qui amenèrent enfin ce singulier cabinet, où, à défaut de MM. de Cuyper et Dumon, M. Nothomb fut trop heureux de recourir à MM. Van Volxem et Desmaisières.

(page 230) Pour être juste envers tout le monde, nous devons dire que si le cabinet a dû se retirer devant les manœuvres de l'opinion catholique, aidée sinon inspirée par M. Nothomb, cette retraite est due en partie aussi à la conduite de l'opinion libérale. En se séparant des ministres dans la question d'une enquête communale, dans le vote sur la loi des pensions et sur différentes questions d'impôts, en sacrifiant ainsi l'intérêt de leur parti, de leurs opinions politiques à des dissidences de détail, peut-être à des convenances de position, la majorité libérale a puissamment encouragé l'opposition catholique et affaibli le cabinet auprès du Roi.

Ce défaut de discipline et de véritable esprit politique de l'opinion libérale rendra, nous le craignons, pour longtemps encore fort difficile la formation et surtout la consolidation et la marche d'un cabinet sorti de ses rangs.

Malgré la tentative faite auprès de plusieurs membres du cabinet démissionnaire pour les engager à se séparer de M. Lebeau et Rogier, le général Buzen fut le seul qui consentit à s'associer à MM. Nothomb et d'Huart. M. Leclercq reprit ses fonctions au parquet de la Cour suprême et M. Liedts crut pouvoir accepter un gouvernement de province. Les offres d'emploi ne manquèrent à MM. Lebeau et Rogier, ni à leur sortie du Ministère, ni après. On comprend aisément que ces offres furent toujours déclinées.

On a depuis accusé ces deux ministres de n'être arrivés au pouvoir que pour préparer et consommer peu à peu l'expulsion des catholiques de l'enceinte législative et des rangs de l'administration.

Rien n'est plus faux.

Quelle fut la conduite du Ministère dès son début? On le voit conserver tous les gouverneurs, MM. de Lamberts, Van den Steen, Viron, de Schierveld, de Muelenaère, dévoués à l'opinion catholique, peu disposés assurément à devenir contre elle les instruments d'une réaction. Si M. de Brouckere est appelé au gouvernement d'Anvers, M. d'Huart, dans lequel certes l'opinion catholique a une entière confiance, est (page 231) promu au gouvernement de Namur. Un commissariat d'arrondissement est offert à M. Doignon ; à son refus il est donné au frère de M. Bernard Dubus.

Si deux fonctionnaires sont, non renvoyés, mais changés de position, ce n'est point comme catholiques, mais comme ayant montré une exagération, un esprit d'intrigue peu compatibles avec leurs fonctions. Oui sans doute, dira-t-on, le cabinet a débuté avec modération; mais si l'opinion de MM. Lebeau et Rogier avait prévalu, peu à peu ils eussent jeté le masque et marché sans déguisement à la ruine des catholiques. Nous demanderons d'abord pourquoi les ministres en eussent agi ainsi?

Supposons que les catholiques, au lieu de montrer dès la formation du nouveau cabinet du dépit et du mauvais vouloir, l'eussent loyalement secondé, attendant pour l'attaquer un grief sérieux, nul doute que le Ministère n'eût un intérêt à les voir demeurer au sein de la Législature. Le plus simple bon sens le voulait ainsi. Le Ministère n'a commencé à craindre l'opinion catholique que lorsqu'elle-même a commencé à lui être hostile. Pourquoi le Ministère a-t-il été amené à. demander la dissolution des Chambres contre l'opinion catholique? Uniquement parce que celle-ci a fini par se coaliser pour le renverser.

Dans la dissolution, c'est à l'opposition, à l'opinion politique, et non à la croyance religieuse, que le Ministère s'adressait. Cela est si vrai qu'il eût fait tous ses efforts pour maintenir MM. Vandenbossche, Angellis, Van Cutsem et autres, qui n'ont jamais fait mystère de leurs convictions catholiques; cela est si vrai qu'après la dissolution du Sénat, il eût secondé, bien loin de les combattre, les réélections de MM. de Quarré, de Baré, Puissant, Biolley, etc., qui n'ont jamais passe pour hostiles aux croyances catholiques.

Un ministère qui fait une dissolution ne la fait point, à moins qu'il ne soit insensé, contre des croyances religieuses, mais uniquement contre des opinions politiques. Le cabinet eût soutenu ses amis et combattu ses adversaires en 1841, (page 232) sans distinction de croyance, comme il l'a fait en 1833, en aidant à la réélection de MM. de Nef, Raikem, de Theux, de Behr, Devaux, Nothomb, Dumon, Pirmez et en combattant celle de MM. Gendebien, de Robaulx, Delhoungne, Julien Seron, Dubus, Dumortier, Brabant, Desmet, etc. Quel est le cabinet libéral assez fou pour ne pas appuyer aujourd'hui, malgré ses croyances religieuses, la réélection de l'honorable M. Osy ? Du reste, il n'est pas même vrai que par la dissolution le cabinet voulut en 1841 tenter de frapper d'un ostracisme absolu les membres de l'opposition. Il sait bien qu'il ne l'aurait pu, mais de plus, l'eût-il pu, nous soutenons qu'il ne le voulait pas.

Voici un document qui en fait foi; c'est mon rapport au Roi, suivi de ma démission. Il y a été fait allusion par le Ministre de l'Intérieur dans une discussion politique.

L'orateur en a dénaturé l'esprit et la portée. Sommé par moi de produire cet écrit, il n'en a rien fait. Comme en passant dans ses mains et après avoir été invoqué dans une discussion publique, il a perdu son caractère confidentiel, je crois, en le publiant, ne manquer à aucune convenance et user de l'incontestable droit de repousser une attaque peu loyale.

Voici le texte de ce document (Note de A. Freson : Ce document ne se trouve pas dans les papiers de Lebeau. Il a été publié par TH. JUSTE, Joseph Lebeau, p. 150.).

Diminuer de sept ou huit membres une minorité qui composait presque la moitié d'une Chambre, c'était assurément se montrer modéré et fort éloigné de cette réaction violente il laquelle on nous croyait disposés.

Qu'on veuille bien le remarquer du reste, car ceci est très important, sur cette question nous ne faisions pas même de la dissolution de la Chambre des représentants une condition du retrait de nos démissions, puisque nous nous contentions de la dissolution du Sénat. Nous avons dit pourquoi nous (page 233) tenions à la dissolution d'une des deux Chambres au moins. C'était bien plus pour détruire dans leur esprit l'idée accréditée par des sommités du parti catholique d'un dissentiment entre la Couronne et le cabinet, que pour changer les éléments parlementaires. C'est à cette idée qu'il faut principalement attribuer la crise de 1841. Nous savions que les plus exaltés parmi les opposants, entre autres un noble comte, connu par ses excentricités, avaient si imprudemment compromis par leurs propos le nom d'un auguste personnage, que des représentants et surtout des sénateurs croyaient faire chose agréable à Sa Majesté en attaquant ses Ministres. Les incidents les plus secondaires, les plus étrangers sans doute à la volonté du Roi, venaient malheureusement accréditer cette opinion. On avait vu, hasard bien étrange, les fonctionnaires publics les plus intimement liés à l'action gouvernementale, des procureurs généraux, des commissaires d'arrondissement, qui avaient voté la veille la chute du cabinet, être invités le lendemain au dîner de la Cour, alors que les adhérents au Ministère y brillaient par leur absence. Il faut convenir, si ce n'est pure inadvertance, que les officiers de Cour chargés de ces détails entendaient singulièrement les intérêts et les doctrines du pouvoir, en récompensant par une pareille faveur le pernicieux exemple donné par ces fonctionnaires de la plus complète anarchie gouvernementale. C'était en outre un étrange encouragement accordé aux fonctionnaires-députés qui avaient appuyé le Gouvernement.

C'est sans doute par suite de ce même tact qu'on a mis à peu près à l'index du Palais, depuis la crise de 1841, d'anciens ministres ainsi que des sénateurs et des représentants dont tout le tort est de n'avoir point adhéré à l'opinion de la majorité qui vota l'adresse de 1841, et de les avoir sous ce rapport traités plus mal que MM. Eloy, Hye-Hoys, Eugène de Smet, de Potter, etc.

Nous ne mentionnons ceci que pour montrer jusqu'où les passions de parti peuvent se glisser et comment, en pénétrant où elles n'ont que faire, elles viennent, se transformant (page 234) en imprudente courtisanerie, compromettre ce qui ne doit jamais être compromis. Les ordonnateurs des fêtes aux Tuileries ne sont pas aussi sottement inspirés, car jamais dans la manière dont on y traite les anciens ministres, on ne voit rien qui puisse faire naître le soupçon qu'un auguste personnage descende de la hauteur où il est placé pour se mêler à des passions de parti, à des misères d'antichambre.

A partir de la formation du cabinet Muelenaere-Nothomb, j'entrai dans l'opposition. Ce fut pour la première fois depuis la fondation de l'État belge. Jusque-là, malgré mon peu d'estime pour certains personnages, malgré ma désapprobation de quelques actes, j'avais toujours appuyé le pouvoir.

Mon vote dans l'affaire Vander Smissen était un accident et non le résultat d'une opposition arrêtée. J'avais voté contre le Ministère par des considérations puisées en dehors de la politique, par l'effet d'un impérieux scrupule de moralité; j'avais cédé aux mêmes instincts que les meilleurs amis de M. de Theux, que MM. Brabant, Dubus, etc., etc.

Mon opposition au nouveau cabinet, indépendamment d'un manque absolu d'estime et de confiance dans ceux qui le dirigeaient, avait pour principal motif le besoin de protester contre une violation de l'esprit de nos institutions politiques. La formation du Ministère faisait prévaloir l'opinion du Sénat sur celle de la Chambre des représentants. Celle-ci, sur la question de cabinet posée par l'opposition, avait répondu: « Je ne veux pas la chute du Ministère» ; celle-là avait répondu: « Je veux cette chute. »

Le nouveau cabinet, en se formant, se constituait l'ennemi politique de l'ancien, car il s'appropriait le refus fait à ce cabinet d'essayer de se maintenir en recourant à la dissolution. S'il avait voulu, comme il l'a prétendu souvent, conserver envers les anciens ministres, non seulement une position bienveillante, mais simplement la neutralité, il aurait répondu aux avances de la Couronne que, le Ministère ayant été condamné par une opinion qu'il soutenait n'être pas celle (page 235) des électeurs, il était juste, avant de le forcer à la retraite, de lui laisser faire un appel au pays pour constater le véritable état de choses; que c'était pour la Couronne l'unique moyen de conserver sa haute position d'impartialité entre les partis et de ne l'associer aux passions, aux rancunes d'aucun; si les électeurs maintenaient l'opinion du Sénat, alors le Ministère se retirait, non devant le veto, devant la volonté, de la Couronne, mais devant l'opinion du pays; que la Couronne en constituant un nouveau cabinet ne ferait alors que sanctionner le vœu électoral et ne blesserait aucune susceptibilité de parti. Si, au contraire, les électeurs improuvaient l'opinion du Sénat, les principes du gouvernement représentatif voulaient que le Ministère restât.

Les nouveaux Ministres, en conseillant à la Couronne de refuser la dissolution, étaient donc en réalité les auteurs de la retraite de l'ancien cabinet, qui, sans ce refus, aurait nécessairement conservé la direction des affaires.

Les nouveaux Ministres ne disaient donc pas la vérité quand ils affirmaient n'avoir fait que prendre des portefeuilles laissés sur la table du conseil par leurs anciens détenteurs, car ces portefeuilles étaient abandonnés à une condition qu'eux seuls, pouvaient valider, le refus du concours de la Couronne.

Ce refus de concours, ils se le sont approprié, ils en ont fait leur œuvre en devenant Ministres. Dire le contraire de leur part, c'est découvrir la royauté, c'est la livrer au ressentiment d'un parti; c'est manquer au premier de leurs devoirs.

Après s'être constitués les adversaires politiques de l'ancien cabinet, après avoir manqué de franchise en niant ce fait, le tort du nouveau Ministère a été de porter à la considération de la Chambre des représentants et par là à nos institutions en général une profonde et dangereuse atteinte. Il a subalternisé la fraction de la Législature qui, en cas de conflit, doit, dans le régime parlementaire, conserver la prépondérance. Il l'a discréditée en l'amenant à concourir avec le cabinet nouveau, après avoir exprimé solennellement son opinion en (page 236) faveur du cabinet ancien. Ici, nous l'avouons, une fraction de l'ancienne majorité ministérielle est devenue la complice de MM. de Muelenaere et Nothomb; elle l'est devenue par défaut de caractère, par inintelligence, un peu par corruption. Mais le devoir d'un gouvernement nouveau est-il de profiter de ces faiblesses, de pousser à l'immoralité, de sacrifier l'esprit à la lettre des institutions? La majorité numérique s'est ralliée sans doute au cabinet nouveau comme elle l'avait fait au cabinet ancien. Sous ce rapport une sorte de baptême parlementaire a été conféré à la nouvelle administration.

Mais à quel prix? Au prix de la déconsidération de la Chambre, du discrédit de nos institutions, du scepticisme du découragement des esprits, substitués à la confiance dans ces institutions, l'attachement populaire qu'il importe tant d’y rattacher.

En voyant la Chambre des représentants accepter avec cette humble résignation une décision du Sénat qui révoquait la sienne et amenait la retraite d'un cabinet en faveur duquel elle s'était prononcée, on put craindre désormais en Belgique que la Révolution de I830 eût été faite pour amener le triomphe des idées Vandernootistes et la remise du pouvoir aux mains d'une oligarchie clérico-nobiliaire. Mes amis et moi, bien moins pour recouvrer un pouvoir facile à conserver si nous nous étions montrés disposés à le garder à tout prix, que pour protester contre une funeste déviation des principes parlementaires, nous prîmes rang dans l'opposition.

Si, grâce el la faiblesse des caractères, à l'inintelligence de la situation, au peu de progrès de nos mœurs politiques, nous ne parvînmes pas à renverser le cabinet et à rendre ainsi à la Chambre des représentants la prépondérance qui lui appartient et qu'on ne conteste pas plus en France, à la Chambre des députés, qu'en Angleterre, à la Chambre des communes, nous aidâmes, pensons-nous, el préparer l'opinion électorale au redressement de ce grand grief, la violation du principe sanctionné par la Révolution belge et les institutions fondamentales. Il ne nous avait pas été difficile de reconnaître (page 237) que le cabinet formé par M. Nothomb avec la prétention de représenter des idées de conciliation et des principes de neutralité, était entièrement soumis à l'opinion qui venait de renverser l'ancien Ministère, à l'opinion catholique.

Rien de plus mensonger que cette annonce d'un cabinet de coalition, c6mplètement dévoué à. un parti, malgré le masque dont il cherchait à se couvrir. La conduite du pouvoir dans les luttes électorales, son acharnement à combattre les candidatures des hommes les plus modérés, les plus dévoués aux doctrines gouvernementales, et dont l'unique tort était de ne pas relever de l'opinion du haut clergé, les modifications à la loi communale, l'adhésion au fractionnement des élections des grandes villes, l'ensemble des actes administratifs, tout vint démontrer que nous avions, avec un peu d'hypocrisie de plus, un Ministère de réaction bien autrement décidé que si M. de Theux était redevenu le chef du cabinet. Il y a toujours plus de modération à attendre d'un parti quand il exerce le pouvoir et en subit la responsabilité que lorsqu'il le fait exercer el son profit par personnes interposées.

Je n'ai pas besoin de dire que des offres d'emplois me furent faites à diverses reprises (Note de A. Freson ; Nothomb lui offrit entre autres l’ambassade de Berlin) par les cabinets soumis à la direction de M. Nothomb; le spectacle d'anciens ministres opposants, appartenant à l'opinion politique que le Ministère dirigeant prétendait représenter dans le conseil, condamnait trop hautement sa conduite pour qu'il ne cherchât pas à le faire cesser. On comprend que ces offres ne pouvaient aucunement être prises en considération.

Troisième partie