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d’intention
« Le Parti
catholique en Belgique », par Auguste MELOT,
Louvain, Editions Rex, (c. 1934)
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CHAPITRE IV. LE PARTI CATHOLIQUE AU POUVOIR DE 1884 A 1894: BEERNAERT
1. La loi scolaire de 1884 et la chute du gouvernement Jacobs
(page 67) Tout d’abord on put croire que le parti
catholique céderait à la tentation d’obtenir des « satisfactions ». La loi
scolaire de 1879 devait être changée du moins dans certaines de ses parties,
c’était indiscutable. Mais comment la remplacer? Deux systèmes furent retenus.
Malou avait annoncé, le 7 février 1880, à la Chambre, que si les catholiques
revenaient au pouvoir, ils remplaceraient la loi de 1879 par un emprunt à la
législation anglaise et que toutes les écoles communales ou privées recevraient
les subsides de l’Etat. C’était également le désir du Cardinal Dechamps dont le
frère, rapporteur de la loi de 1842, avait déjà vanté le régime anglais. On en
trouve la preuve dans certaines de ses lettres. Beernaert partageait ce
sentiment (L’auteur n’a pas trouvé dans les papiers de Beernaert que
sa famille a bien voulu lui communiquer la preuve de cette allégation mais
l’illustre homme d’Etat le lui a affirmé à diverses reprises)
Woeste voulait, au contraire, marquer
et consolider la victoire que le parti venait de remporter; il fallait faire disparaître
en masse les écoles communales et les remplacer par des écoles adoptées. Il
rédigea un projet. « Nous savions, du reste, dit-il dans ses mémoires (Comte Woeste, Mémoires, t. 1, p. 250), que si
le projet était adopté, un nombre considérable d’écoles publiques (page 68) seraient supprimées et qu’en
intéressant les communes à cette suppression, nous susciterions, dès
maintenant, contre le parti libéral, des hostilités implacables s’il tentait
plus tard de les rétablir. »
Ce projet devint la loi de 1884. Le parti libéral comprit fort bien
l’intention cachée sous le texte. « Aussi son mécontentement, dit encore Woeste,
fut sans bornes et résolut-il de tout mettre en œuvre pour empêcher le vote. »
A ce tournant de leur histoire, les catholiques furent sauvés de la
politique de parti par trois hommes qui obéirent à des mobiles différents. Les
troubles se multipliaient dans les rues de Bruxelles; le 7 septembre 1884, un
grand cortège formé par des délégués de toutes les parties du pays dirigé vers
des rues étroites et mal protégé par la police, avait été attaqué et disloqué
par des libéraux armés de gourdins; cela creusait un fossé entre la capitale et
la province. Le Roi s’émut de ces troubles, de ces divisions, du résultat des
élections communales et il exigea la démission de Jacobs et de Woeste. Avec une grande dignité, faisant en même temps
preuve d’habileté car on n’eût pas compris que le chef parut désavouer ses deux
fidèles lieutenants, Malou les suivit dans la retraite. Par ce geste royal, le
parti était brusquement rappelé à la modération (Mon père m’a
raconté que Léopold II qui n’ignorait pas son admiration pour Jacobs et Woeste lui avait dit à Ciergnon,
en 1893 : « Vous ne savez pas, Monsieur Mélot,
le service que j’ai rendu au parti catholique en me séparant de MM. Woeste et .Jacobs. » Mon père lui répondit en
riant : « Je ne suis pas sûr que Votre Majesté l’ait fait pour
cela ! » Le Roi rit à son tour et changea de conversation.)
2. Auguste Beernaert
Beernaert devait lui apprendre à devenir une force gouvernementale. Avec
une vraie abnégation, Jacobs déploya toutes les ressources de son talent pour
l’y aider.
(page 69) Auguste
Beernaert était né à Ostende en 1829. Il avait fait chez ses parents et sous
leur direction de fortes études classiques. A dix-sept ans, il entra à
l’université de Louvain où il eut de brillants succès. Titulaire par concours
d’une bourse de voyage, il se rendit aux universités de Paris, de Berlin et
d’Heidelberg. A son retour, il se consacra exclusivement au barreau où Malou
vint le chercher pour en faire, en 1873, un ministre des Travaux publics. Il
étonna les ingénieurs de ce département par la facilité avec laquelle il
s’assimilait leurs rapports et par sa puissance de travail. Rien de plus clair
que ses discours même quand il traite les questions techniques. Raisonnement
solide, bien ordonné. A l’opposé de Woeste qui ne
développait que l’argument décisif, il présentait tous les arguments, l’un
étayant l’autre. Sa parole était nuancée, spirituelle, volontiers ironique, son
langage toujours élevé. Il ne recherchait pas les effets oratoires nul n’avait
plus que lui le sens de la mesure; mais quand le sujet s’y prêtait, il
s’élevait, sans effort, jusqu’aux sommets. Elu député de Thielt en 1874, il
devint bientôt un des chefs de la droite au point qu’on lui offrit tout
naturellement de présider la fédération des cercles et des associations
conservatrices dès que la place de président devint vacante. De 1879 à 1884,
son opposition fut intelligente, habile et modérée. Lorsqu’il succéda à Malou,
à l’âge de cinquante-cinq ans, il était dans la plénitude de son talent et de
son expérience. Il allait devenir l’un de nos meilleurs hommes d’Etat.
Quand on considère, avec le recul du temps, l’œuvre accomplie sous sa
direction, on est étonné de son ampleur et de sa diversité. La paix religieuse
rétablie, les finances restaurées, la défense nationale assurée par la
construction des forts de la Meuse malgré les répugnances d’un parti hostile
aux charges militaires, un programme de réformes sociales dessiné et partiellement
exécuté, le régime (page 70)
électoral modifié de fond en comble, une grande colonie promise à la Belgique,
tout cela en dix ans!
3. La question scolaire
Il fallait avant tout calmer les passions surexcitées. Beernaert choisit,
pour présider à l’exécution de la loi scolaire, un vieux parlementaire qui
jouissait de l’estime de tous ses collègues, libéraux compris. Thonissen avait enseigné avec éclat à l’Université de
Louvain; il avait toujours manifesté le plus grand attachement aux libertés
constitutionnelles et son patriotisme était connu; la presse de son parti lui
reprochait même ce qu’elle appelait son militarisme. Déjà avancé en âge, de
santé délicate quand il accepta le portefeuille de l’Intérieur et de
l’Instruction publique, tout l’éloignait des décisions radicales. Sous son
administration, les traitements d’attente accordés par la loi aux instituteurs
et institutrices privés de leurs emplois furent répartis sans lésinerie. Mais
la difficulté n’était pas là. Le parti catholique et, en particulier, Woeste qui se chargeait de porter ses vœux au Gouvernement
et au Parlement, réclamaient des « satisfactions », (c’est le mot dont Woeste se sert constamment dans ses mémoires), sans
s’alarmer de ce que ces « satisfactions » fussent généralement considérées
comme des provocations par la gauche et devinssent ainsi des excitations pour
le pays. Malgré ses atermoiements, Beernaert ne put se dispenser de présenter
une loi qui admettait comme professeurs de l’enseignement moyen des normalistes
formés dans les écoles normales libres. Cette disposition était parfaitement
juste et tout à fait dans l’esprit du libéralisme constitutionnel mais le
Gouvernement eût désiré en ajourner le dépôt pour éviter ce qui était de nature
à irriter les esprits.
A cette époque, la question scolaire était le point névralgique de notre
politique intérieure. La loi de 1884 avait résolu le problème non pas dans le
sens qu’avaient prévu le Cardinal Dechamps et Malou, par des subsides accordés
également à toute bonne (page 71)
école primaire, qu’elle fut fondée par des particuliers ou par des communes;
mais en donnant aux communes la latitude d’adopter les écoles fondées par des
particuliers. De nombreuses communes - 931 écoles furent supprimées dès la
première année - avaient usé de cette faculté. Dans les provinces libérales,
par contre, tels Liége et le Hainaut, les communes s’abstinrent d’adopter les
écoles du clergé qui durent continuer à vivre par leurs propres moyens. Les
catholiques de ces provinces réclamèrent l’aide du Gouvernement qu’ils avaient contribué
à porter au pouvoir; Woeste qui n’avait pas voulu du
système anglais devint leur interprète et proposa de porter au budget de
1886-1887 une somme de 50,000 francs pour les assister. Beernaert fit rejeter
cet amendement, pensant que le moment n’était pas encore venu où l’on pourrait
sans imprudence accorder aux écoles catholiques les avantages des deux
législations : celle que Malou avait voulu faire et celle que Woeste avait faite. Ernest Mélot
qui avait, dès 1884, défendu dans les sections le système anglais, ne voulut
pas, lui non plus, lorsqu’il fut devenu ministre de l’Instruction publique,
inscrire ce crédit à son budget; ce n’est qu’au budget de 1894 que le
gouvernement estima les esprits suffisamment calmés ou tout au moins distraits
par d’autres questions pour apporter aux écoles privées ce secours.
Dans les questions capitales comme le rétablissement des relations avec le
Vatican, le gouvernement sut se montrer énergique. Le Roi, toujours en vue de
ne pas exciter les esprits, aurait voulu retarder l’arrivée du nonce mais
Beernaert tint bon; Monseigneur Ferrata, qui a laissé
des mémoires très intéressants sur cette époque, fut reçu au Palais de
Bruxelles en 1885. L’injustice commise en 78 fut ainsi réparée et l’intérêt
national sauvegardé.
La restauration des finances fut l’œuvre personnelle (page 72) de Beernaert. Il y déploya ses qualités d’ordre et de
souci minutieux du détail. On qualifia parfois de sordides les économies
auxquelles il contraignit l’administration. Elles étaient nécessaires et
lorsqu’on reprochait plus tard au ministre des Chemins de fer de n’avoir pas
veillé à l’entretien du matériel et de l’avoir maintenu en service jusqu’à
l’extrême usure, on oubliait que c’est pour avoir été aussi ménager des deniers
publics pendant la crise économique que le gouvernement put profiter de la
reprise des affaires dès qu’elle se produisit.
Des problèmes d’une bien autre importance allaient d’ailleurs se poser la
colonisation du Congo, la question sociale et la défense nationale pour les citer
dans l’ordre chronologique où ils se présentèrent.
4. Léopold II et le Congo
Le Roi parla du Congo à Beernaert dès la formation de son ministère, en
octobre 1884. Beernaert en référa à Malou qui lui répondit, le 26 octobre, par
une boutade où l’on retrouve l’opinion moyenne des catholiques de l’époque sur
cette glorieuse entreprise « En ce moment-ci, il ne me paraît pas douteux que
l’immense majorité des catholiques belges s’empresserait de voter l’adjonction
du Congo à la Belgique avec un territoire de 8 millions de kilomètres carrés et
dans l’espoir que les nègres nous délivreraient des libéraux. La nature de
l’homme est ainsi faite; elle cherche toujours le mieux. » En d’autre termes
que le Roi n’intervienne plus en faveur des libéraux et on lui laissera faire
ce qu’il veut au Congo!
Par ce scepticisme de l’un de nos hommes d’Etat les plus clairvoyants, on
comprend la prudence avec laquelle Beernaert dut manœuvrer pour obtenir de son
parti les sacrifices nécessaires à la mise en valeur du Congo. Il obtiendra la
quasi-unanimité du Parlement pour autoriser Léopold II à devenir Souverain de
l’Etat Indépendant mais des hommes d’Etat comme Bara ne votèrent l’autorisation
(page 73) qu’après
avoir déclaré qu’ils n’entendaient pas se prononcer sur l’œuvre elle-même et
qu’ils ne savaient pas si elle serait utile à la Belgique.
En 1890, la Chambre fit à l’Etat Indépendant une avance de vingt-cinq
millions. C’est à cette occasion que le Roi annonça son intention de laisser le
Congo à la Belgique. De cette espèce de convention que passèrent ce jour-là le
pays, d’une part, qui intervenait pour la première fois dans les dépenses de la
colonie et son Souverain, d’autre part, qui s’engageait à la lui laisser est né
le droit de la nation.
Si Malou paraissait sceptique, les autres chefs de la droite ne le
furent pas. Alphonse Nothomb, rapporteur du projet de loi autorisant l’union
des deux couronnes, Woeste et Jacobs soutinrent
Beernaert de toutes leurs forces. C’est surtout à gauche, chez Neujean, par exemple, que la grande œuvre rencontra des
hésitants.
Beernaert osa faire, en temps opportun, des représentations qui,
écoutées par le Souverain, lui eussent évité ainsi qu’à la Belgique, les
tristesses des derniers jours de l’Etat Indépendant. Le Premier ministre eut le
courage de donner à Léopold II, qui commençait l’exploitation à outrance de son
domaine colonial, un avertissement prophétique Que le Roi veille à réprimer les
abus. « L’Afrique qui l’a fait grand peut le perdre. » Dieu merci! Le Congo fut
repris avant que la Grande-Bretagne eût donné suite à la menace que son
ministre des Affaires étrangères avait faite de réunir une nouvelle conférence
de Berlin pour décider du sort de la colonie.
5. La question militaire : le
service personnel
C’est à propos de la défense nationale que le gouvernement de 1884 a été
le plus critiqué. C’est peut-être dans cette question que Beernaert obtint, par
son habileté, le maximum possible de réalisation. Le service personnel n’a pas
été voté par le parti catholique! combien
d’adversaires n’ont vu (page 74)
que cela? Maintenant que personne ne songe à revenir au système du
remplacement, on peut l’apprécier sans parti-pris. Il consacrait une inégalité
que chacun trouve choquante aujourd’hui, c’est entendu! Mais il faut juger les
dirigeants d’une époque d’après les idées de cette époque. On ne doit pas
oublier qu’entre 1884 et 1894, il n’y avait chaque année que 13,300 appelés au
service militaire sur 50 à 60,000 inscrits; un dixième à peu près se faisait
remplacer en payant une prime mais une quarantaine de mille qui avaient pris un
bon numéro étaient remplacés à l’armée par ceux qui en
avaient pris un mauvais. Le hasard du tirage était-il beaucoup moins immoral
que le hasard de la naissance? Aujourd’hui encore, quand le nombre des inscrits
dépasse le chiffre du contingent annuel, les aînés de familles nombreuses sont
remplacés par leurs cadets. Du point de vue militaire, d’autre part, le
remplacement avait été admis par le plus grand homme de guerre des temps
modernes; il ne diminuait pas l’armée d’une unité; on pouvait donc croire que
la défense nationale n’était pas directement intéressée au service personnel.
Pendant la session 1886-87, le Gouvernement eut un choix à faire entre deux
mesures réclamées par le monde militaire. Le discours du Trône avait soulevé la
question du service personnel. Woeste réunit aussitôt
la fédération des cercles et des associations. Il en avait fait un organisme
redouté. L’opposition au service personnel y fut formidable. Les charges
militaires et la caserne où, avant la formation de l’aumônerie, les catholiques
croyaient voir un lieu de perdition, n’avaient jamais été populaires dans le
parti. Il n’est pas impossible cependant que si Beernaert, usant de l’ascendant
qu’il avait sur sa majorité, avait proposé de supprimer le remplacement et pose
la question de confiance, il aurait réussi. Il ne le fit pas; la proposition du
service personnel fut présentée par un député, le Comte (page
75) Adrien d’Oultremont; Beernaert la soutint
mais n’y engagea pas l’existence de son ministère; elle fut repoussée à
quelques voix. Avant qu’il ne connût lui-même les responsabilités du pouvoir,
M. Paul Hymans a jugé durement cette politique. Il
est probable qu’ayant appris par expérience que lorsqu’on est au pouvoir, il
faut parfois, pour y rester, faire des concessions à son parti et qu’en y
restant on peut rendre des services au pays, le ministre des Affaires
étrangères d’aujourd’hui serait beaucoup moins sévère.
C’est parce que le parti catholique avait usé toutes ses forces
d’opposition dans la campagne contre le service personnel que la loi relative
aux fortifications de la Meuse fut votée malgré l’opposition de la gauche. Woeste ne cache pas, dans ses mémoires, qu’il eût été
impossible de faire voter les deux lois. Quand on pense au rôle que Liège et
Namur ont joué en 1914, on peut se féliciter du résultat.
6. Le catholicisme social
6. 1. Aperçu général
Ce qui fera, par dessus tout, l’honneur du parti catholique à cette époque,
c’est l’évolution sociale qu’il a sagement dirigée, à la suite du gouvernement,
en formulant un programme de législation ouvrière et en fournissant à l’Etat,
par une modification des lois électorales, les moyens de l’exécuter.
Les événements s’étaient chargés d’ouvrir les yeux aux aveugles. De 1883 à
1886, l’industrie passa par une crise redoutable; la classe ouvrière s’émut non
seulement en Belgique mais en Angleterre, aux Etats-Unis, en France, en
Hollande. Dans notre pays, des manifestations sanglantes eurent lieu, notamment
à Liége où des hommes furent tués; la grève fut proclamée dans toute la
province; elle s’étendit aux bassins de Charleroi, du Centre et de Mons. Les grévistes
saccagèrent les usines et les châteaux; ils pillèrent et incendièrent. La
répression fut énergique; l’ordre fut rétabli grâce aux mesures prises par le
général Vandersmissen.
Le gouvernement, ému de ces manifestations (page 75) populaires, décida, dès le 17 avril 1886, une vaste
enquête sur l’organisation du travail. Dans le discours du Trône qui suivit cette enquête, il
formulait un désaveu prudent mais formel de la politique sociale jusqu’alors
suivie par les gouvernements bourgeois. « Peut-être, disait le Roi, a-t-on trop
compté sur le seul effet des principes, d’ailleurs si féconds, de liberté. Il
est juste que la loi entoure d’une protection plus spéciale les faibles et les
malheureux. »
6. 2. Le catholicisme social
Le parti catholique avait essayé de préparer cette évolution. La Fédération
des Cercles et des Associations qui
s’était réunie à Verviers en mai 1886 avait
mis cette question à son ordre du jour. Malheureusement, les élections qui sont
la perspective principale des associations politiques rétrécissent souvent son horizon.
Pour donner aux catholiques de 1886 la mystique sociale qui devait
compléter la mystique religieuse de 1863, l’Evêque de Liége eut recours à un
moyen identique; il réunit à Liége en 1886, en 1887 et en 1890, des congrès
internationaux auxquels prirent part, à côté de Belges, des étrangers illustres
ou célèbres. Le discours du Comte de Mun qui traça avec éloquence, au congrès
de 1886, un programme de catholicisme social eut un retentissement comparable à
celui de Montalembert en 1863. Lorsque le discours du Trône de 1886 énuméra les
mesures législatives qu’il y avait lieu de prendre, la jeune génération
catholique les avait déjà adoptées.
Pas plus en 1886 qu’en 1863, on ne peut critiquer le clergé d’avoir pris la
tête de ce mouvement. En 1863, il défendait le droit de l’Eglise à la liberté
d’apostolat. En 1886, il cherchait à adapter la vieille vertu chrétienne de
charité aux besoins et aux misères de l’époque moderne. Au temps où le
christianisme gouvernait le monde, disait le Comte de Mun au congrès de Liége,
la fraternité chrétienne rapprochait les hommes, il n’y avait point entre les (page 77) classes l’antagonisme qui les
divise aujourd’hui. L’Eglise était la régulatrice du travail; elle donnait aux
ouvriers, dans ses fêtes resplendissantes de joie, le repos du corps et la
consolation de l’âme. Elle protégeait le foyer domestique; la mère, l’enfant
étaient gardés comme des trésors sacrés; elle défendait l’excès de travail;
elle interdisait aux chrétiens de s’enrichir par l’usure aux dépens du pauvre
monde. Elle ouvrait aux indigents les trésors de son patrimoine.
Que l’orateur, grâce à son imagination créatrice, ait vu, dans le passé, un
état social que sa
grande âme rêvait pour l’avenir ou que cet état ait réellement existé tel qu’il
le décrivait avec éloquence, peu importe! Cet idéal qu’il transposait peut-être
de son esprit dans la réalité était bien celui de l’Eglise et du clergé belge
et personne ne peut reprocher aux prêtres de s’être donnés de tout leur cœur à
une action sociale qui répondait d’ailleurs aux exhortations d’un pape de
génie. Celui-ci devait en préciser les devoirs dans l’inoubliable encyclique Reruin Novarum.
6. 3. Les résistances conservatrices
Malheureusement, ces tendances généreuses rencontrèrent des obstacles dans
la classe bourgeoise, libérale ou catholique, dont les idées étaient faites
depuis longtemps. Ici encore, il faut juger les dirigeants d’une époque d’après
les idées de l’époque. Nulle part plus qu’en Belgique - ce qui s’explique par
notre histoire - on ne craignait l’intervention du pouvoir central et de la
loi; nulle part plus qu’en Belgique on n’avait le culte de la liberté
individuelle. Lorsque Beernaert, ministre des Travaux publics, avait voulu, en
1878, faire consacrer par la loi l’interdiction du travail dans les mines aux
garçons de moins de 12 ans et aux filles de moins de 13 ; il avait
rencontré l’opposition de Frère-Orban, de Pirmez et de Sainctelette
aussi bien que celle de Woeste et de Jaeobs. Kervyn de Lettenhove seul
sembla comprendre la nécessité d’une protection (page 78) légale et rendit hommage au ministre. En 1890, à la
Conférence du travail convoquée à Berlin par Guillaume II, nos délégués furent
parmi les plus opposés à toute réglementation.
Aussi, dès que le Gouvernement voulut passer à l’exécution de son programme
social, il se heurta à de nombreux obstacles. La loi relative à la construction
d’habitations ouvrières fut facilement acceptée mais dès la discussion de la
loi sur le travail des femmes et des enfants, l’on vit se dessiner à gauche et
même à droite de sérieuses oppositions. Woeste, par
exemple, n’admit pas la réglementation du travail des femmes âgées de 21 ans.
7. La réforme électorale
La première idée d’une modification dans le régime électoral vint sans
doute à Beernaert le jour où, convaincu de la nécessité inéluctable d’une
législation sociale, il constata l’impossibilité de la réaliser sous un régime
électoral qui n’appelait aux urnes que les gens aisés.
Si l’on veut rechercher les causes de la révision constitutionnelle dont
les Chambres belges s’occupèrent de 1890 à 1894, il ne faut jamais perdre de
vue la résistance de la bourgeoisie censitaire aux réformes sociales.
Le parti catholique n’avait jamais témoigné d’une hostilité de principe à
l’élargissement du droit de suffrage. On lit dans les mémoires de Woeste qu’en 1869, une fraction de ses amis ne répugnait
même pas au suffrage universel. Il est vrai qu’à cette époque, ils étaient dans
l’opposition; il est naturellement beaucoup plus facile d’admettre une
modification des lois électorales quand elles vous sont contraires que quand
elles vous sont favorables.
En 1890, quand Beernaert demanda à ses amis de prendre en considération la
proposition de révision constitutionnelle déposée par Paul Janson, les
censitaires avaient maintenu le parti catholique au pouvoir par quatre
élections législatives (84, 86, 88 et 90); à la Chambre, ils lui avaient donné des (page 78)
majorités de plus de 50 voix; on proposait aux catholiques de remettre en
question le régime électoral qui faisait leur force!
Les discussions furent longues et pénibles. C’est en 1892 seulement,
qu’eut lieu, de plein droit, la première dissolution à la suite de la
déclaration qu’il y avait lieu à réviser un certain nombre d’articles de la
Constitution l’article 1er pour permettre l’acquisition de colonies; l’article
26 pour permettre le referendum royal; l’article 47 pour permettre
l’élargissement du droit de suffrage; l’article 48 pour permettre
l’établissement de la représentation proportionnelle; l’article 52 relatif à
l’indemnité parlementaire; les articles 53, 54, 56, 57 et 58 pour permettre la
transformation du Sénat; les articles 60 et 61 pour donner au Roi certaines
prérogatives en ce qui concerne la succession à la Couronne. C’est en 1894
qu’eut lieu la seconde dissolution à la suite des modifications définitivement
apportées par le législateur à la loi fondamentale. Dans l’intervalle, le 24
mars 1894, Beernaert avait donné sa démission, les sections ayant repoussé son
projet de loi sur la représentation proportionnelle.
On peut se demander comment le parti catholique s’est décidé à se séparer
d’un chef de gouvernement qui, depuis dix ans, ne l’avait conduit qu’à des
victoires, qui, âgé en 1894 de 65 ans, était à l’apogée de son talent, dont la
réputation dépassait de beaucoup nos frontières et à qui le Souverain était
profondément attaché ayant en lui une confiance sans borne. La vérité, c’est
que la droite était un peu fatiguée de le suivre et qu’il était lui-même un peu
fatigué du pouvoir. Depuis dix ans, il avait refusé au parti catholique de
nombreuses « satisfactions » et Woeste se
croyait obligé de le lui rappeler; il lui avait imposé les fortifications de la
Meuse, s’était déclaré en faveur du service personnel, lui avait demandé de
grandes réformes semblant vouloir faire de la Belgique un champ d’expériences
politiques : (page 80)
modifications profondes à la loi électorale, transformation du Sénat,
referendum royal, acquisition d’une colonie, représentation proportionnelle,
autant de secousses que la passion d’une presse parfois un peu débridée n’avait
pas contribué à atténuer et qui avaient lassé le parti et les parlementaires
qui le représentaient.
Pour obtenir l’instauration du suffrage universel à pluralité de votes
proposé par M. Nyssens et accepté par la gauche radicale, il avait commis une
faute de politique gouvernementale. On sait que le système proposé par le
Gouvernement, qui accordait le droit de vote à tout occupant d’une habitation
n’avait pas obtenu la majorité des deux tiers exigée par la Constitution. Après
ce vote, le Parlement piétinait sur place; M. Nyssens proposa alors d’accorder
une voix à tout citoyen, deux voix au petit propriétaire, trois voix au porteur
de certains diplômes ou à celui qui avait exercé une fonction exigeant une certaine capacité. Ni la
gauche modérée ni Woeste et ses amis n’acceptaient ce
système. Des troubles éclatèrent; des bandes se réunirent autour du Parlement.
Au lieu de surseoir à toute délibération jusqu’au moment où le calme serait
rétabli, comme le Roi le souhaitait, Beernaert posa la question de cabinet en
pleine effervescence populaire; la droite ainsi violentée suivit le
gouvernement mais avec irritation. On oublia un peu les immenses services
rendus pour ne penser qu’aux entraves, aux difficultés et aux erreurs. Lui,
d’autre part, avait été très affecté par les insultes dont ses adversaires
politiques l’avaient abreuvé au moment de l’affaire Pourbaix;
après dix ans, il avait eu le temps de faire le tour de toutes les joies du
pouvoir; il en ressentait cruellement les ennuis. Son grand ami politique,
Victor Jacobs, était mort le 20 décembre 1891 et ce malheur avait eu pour le
premier ministre d’incalculables conséquences. Depuis sa seconde révocation,
Jacobs avait déployé toutes les (page 81)
ressources de son habileté, de son talent, de son incomparable ascendant sur le
parti catholique à soutenir son successeur. La presse libérale l’appelait le
terre-neuve du ministère. Woeste, le considérant
comme le satellite dévoué du Premier ministre, n’abordait même plus avec lui de
sujet politique (mémoires I, p. 359). C’est Jacobs qui, au moment de
l’excitation causée par la question du service personnel, avait réussi à
rétablir l’accord entre la droite et Beernaert; c’est lui qui, au moment des
affaires Pourbaix, écrasa de son éloquent dédain les
accusateurs de l’opposition; ceux-ci feignaient de croire que les honnêtes gens
qu’étaient le chef du gouvernement et Devolder,
ministre de l’Intérieur, étaient capables de se servir d’agents provocateurs
pour fomenter des troubles dans le pays; l’admirable discours où Jacobs parla
des bêtes fauves et de leurs victimes figure dans beaucoup d’anthologies. Il
intervint à diverses reprises propos de
la révision constitutionnelle dont il n’était pas partisan. S’il avait voulu,
en 1890 et en 1891, remplacé le chef du gouvernement, rien ne lui eût été plus
facile; la grande majorité de la droite était prête à le suivre dans son
opposition; c’est lui, au contraire, qui céda devant la volonté arrêtée de
Beernaert et qui s’efforça d’apaiser les irritations. Son influence amicale
aurait peut-être tempéré l’ardeur novatrice du chef du gouvernement qui n’eut
jamais plus, entre la droite et lui, d’agent de liaison aussi précieux.
Jules de Burlet succéda à Beernaert. Les
élections de 1894 allaient changer toute la politique intérieure de la
Belgique.