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Note
d’intention
(Traduit de l’anglais par Mademoiselle A. SORRY),
Paris, Librairie de Fournier, 1834. (Tome I, pp. 1 à 137)
Table des matières Chapitre suivant
CHAPITRE PREMIER
Le paquebot le
Lord Liverpool – Théâtre de société – Messe militaire – Guistelles – Jabeck –
Oudembourg – Ferme flamande – Fête-Dieu – M. Paret – Bruges – M. Moke – Hôpital
Saint-Jean – Chapelle de Jérusalem – Marché du vendredi – Hôtel du commerce
(page 1)
Je partis de Londres pour Ostende le 1er juin, accompagnée de M. H…
et de mon fils, sur le paquebot à vapeur le Lord Liverpool. Le temps était
délicieux et la société très agréable ; mais j’aurais été singulièrement
vexée de trouver parmi nos compagnons de traversée quelqu’un de mes
connaissances d’Amérique, car la comparaison (page 2) entre les arrangements intérieurs du Lord Liverpool et ceux
des innombrables paquebots des États-Unis eût été trop désavantageuse à nos bateaux-diligences. Le bâtiment était
malpropre, et les provisions de bouche mauvaises et insuffisantes. Si quelque
hasard nous eût retenus seulement un petit nombre d'heures de plus, les
passagers, parmi lesquels se trouvaient plusieurs enfants, auraient réellement
souffert de la faim, puisque après le dîner, qui fut servi à trois heures, il
ne restait pas à bord une seule miette de pain ou de biscuit.
Arrivés à Ostende un peu après minuit, nous y
trouvâmes un logement très commode qu'on avait retenu pour nous à l'hôtel de
Waterloo; et, malgré l'heure tardive, nous prîmes un repas que nous ne savions
trop comment qualifier, puisqu'il pouvait également passer pour un souper et
pour un déjeuner, mais que le jeûne précédent nous rendit extrêmement agréable.
J'avais l'intention de passer quelques jours à
Ostende, pour jouir de la société de plusieurs de nos amis qui habitent cette
ville, et, de plus, parce que mon fils s'était engagé à remplir un (page 3) rôle dans une comédie que
devait représenter une société d'amateurs anglais. La pièce qu'ils avaient
choisie, « She stoops to conquer » (elle cède pour triompher), était
fort bien montée, et fut jouée avec beaucoup d'esprit et de finesse; mais la
farce qui la suivit pensa devenir une véritable tragédie. Dans cette
malheureuse farce, « Bombastes furioso », un duel a lien à la fin de
la dernière scène, et mon fils fut blessé à la cuisse par l'épée de son
adversaire. Cet accident prolongea notre séjour de trois à dix jours; mais il
n'eut heureusement aucune autre suite grave pour le héros blessé.
Peu de voyageurs s'arrêtent plus d'une ou deux
heures à Ostende: on le traverse en général comme le vestibule qui conduit à
l'intéressant pays sur les limites duquel il est situé. Je ne dirai point que
ma résidence de dix jours m’ait fait trouver des charmes à la plaine de sable
tout unie qui entoure cette ville; mais j'ai pu lui reconnaître plusieurs
avantages précieux comme place de bains.
La levée qui longe les fortifications et s'étend à
plus d'un mille, est une promenade (page
4) délicieuse. A sa belle vue de mer se joint l'attrait d'un élégant
pavillon récemment construit sous la direction du consul anglais, et approprié
avec un goût parfait à la destination de reposer et d'amuser les promeneurs. On
y trouve salons de lecture, salle de jeu et de rafraîchissements : c'est un
point de réunion aussi agréable que tous ceux dont se vantent les autres villes
de bains.
Une autre circonstance que je considère comme des
plus importantes pour une résidence d'été, c'est qu'Ostende est pourvu d'un
marché très abondant et très peu cher pour les fruits, les fleurs et les
légumes. Je fus peut-être d'autant plus frappée de cet avantage, que j'avais
éprouvé combien il manque dans nos villes de bains.
La blessure d'Henri, bien qu'elle l'obligeât de
garder la chambre, n'affectait nullement sa santé sous les autres rapports; et
l'ennui de sa captivité fut allégé par des livres et les visites de plusieurs
personnes qui eurent la bonté de prendre pitié de sa solitude. Parmi celles-ci,
son jeune adversaire se montra le plus assidu, et ses (page 5) attentions prouvèrent de la manière la plus aimable ses
regrets du fâcheux accident. Avec de si excellents substituts pour me remplacer
auprès de lui, je ne me fis aucun scrupule de l'abandonner quelques heures, et
je trouvai le temps de voir tout ce qui mérite d'être vu à Ostende.
Le dimanche, j'entendis la messe dans la belle
église de Saint-Pierre. Le lutrin, les confessionnaux et les stalles, sont
superbement sculptés. L'édifice a peu de mérite sous le rapport de
l'architecture; mais chacune des ailes est terminée par un très bel autel. Mon
œil protestant ne put voir sans déplaisir un de ces autels profané par une
énorme poupée de bois, avec une riche montre attachée à son côté, et des habits
tout en satin et en dentelles, qui était censée représenter la vierge Marie. On
venait de remettre à neuf sa parure à l'occasion de
Après la première messe, nous restâmes dans l'église
pour assister à ce mélange incongru de sons et de spectacles qu'on appelle
messe militaire. J'étais charmée de voir une cérémonie complétement nouvelle
pour moi; mais elle flottait d'une si étrange manière entre le sublime et le
ridicule, que j'aurais peine à en décrire l'effet. Le pas mesuré des soldats,
qui faisait retentir ces voûtes élevées, l'air sérieux et soumis qui tempérait
l'aspect martial de ces guerriers, comme ils se rangeaient sur trois lignes
autour de la nef, tout cela était extrêmement pompeux (page 7) et imposant. Mais lorsque les grotesques et rébarbatifs
sapeurs marchèrent jusqu'au pied de l’autel, comme s'ils voulaient le prendre
d'assaut, au bruit tonnant de leurs tambours et de leurs trompettes, je ne
pouvais plus me figurer que je voyais une cérémonie religieuse.
Le jour suivant, une compagnie très agréable se
réunit à nous pour faire une excursion dans les environs. Nous allâmes d'abord
à Guistelles, joli village qui possède une belle église, dans laquelle l'objet
le plus intéressant est le monument d’une certaine comtesse Godeliève, qui fut
cruellement assassinée par l'ordre de son mari il y a quelques centaines
d'années, et qui maintenant est révérée comme une sainte. On pourrait en effet
prendre pour un autel son magnifique tombeau, d'après la disposition de son
soubassement, et la forme de la châsse de cuivre, pièce principale du mausolée,
devant laquelle une lampe brûle jour et nuit. La partie supérieure de cette
tombe-aute1 est surmontée d'un groupe de trois figures, qui paraissent, même à
la hauteur où elles sont placées, aussi grandes que nature. Dans cette
composition, on a (page 8)
représenté le meurtre de la comtesse, qui fut opéré par strangulation. On la
voit le cou entouré d'une corde, dont les deux extrémités sont dans les mains
de deux bourreaux, qui paraissent employer toutes leurs forces pour
l'étrangler. L'un de ces coquins appuie son genou contre la malheureuse
condamnée, pour assurer les efforts de son bras, et son attitude est d'une
horrible vérité. On vend dans l'église un petit livre où l'on trouve la légende
de sainte Godeliève, ses litanies et quelques uns de ses miracles. Voici la
traduction littérale de la légende:
« Godeliève était une femme de France, et elle avait
épousé un baron de Flandre, lequel baron étant un fort méchant homme, et se
laissant influencer par une mère encore plus atroce que lui, prit en haine sa
femme à cause de sa bonté, et aussi parce qu’elle avait les cheveux noirs au
lieu de les avoir blonds comme les filles du pays de Flandre. Il ordonna donc
qu'elle fût étranglée; mais ensuite, s'étant repenti de cette action barbare,
il se fit moine à Bruges, après avoir fait construire cette église en l'honneur
de sa victime. »
(page 9)
On ne trouve point le nom de cette sainte dans le calendrier; mais les miracles
qui lui sont attribués sont nombreux, et quelques-uns d'assez fraîche date. Une
dame suisse très vive et d'une piquante gaîté, qui faisait partie de notre
réunion, me conta qu'un saint beaucoup plus anciennement révéré avait son autel
dans le même temple, et qu'il s'était senti extrêmement offensé, lors de
l'admission de sainte Godeliève, de la préférence accordée par les dévots à la
nouvelle venue. « Je ne sais, continua la dame, de quelle manière il fit
connaître son déplaisir, mais le curé informa un jour ses paroissiens de
l’existence de quelques reliques de ce saint cachées dans le, voisinage de
Guistelles. D'après cette révélation, le pasteur prit jour pour aller à la tète
des fidèles du bourg rechercher les restes sacrés : Ils fouillèrent d'ici et de
là pendant quelques. heures sans rien trouver. Enfin, le curé déclara qu'il ne
pouvait aller plus loin, parce que ses jambes lui refusaient le service; et en
parlant ainsi, il s'étendit à terre. Au bout de quelque temps, il essaya de se
remettre en marche, mais il ne put se mouvoir. « Mes enfants, (page 10) mes enfants, s'écria-t-il, je ne puis faire un pas de
plus. Cherchez là, toujours là, où les forces m'ont manqué. » Ils le firent,
et, merveille des merveilles! ils trouvèrent un doigt exactement à la place où
l'homme pieux s'était étendu.
Le doigt du saint, bien authentiquement reconnu, fut
porté sur son autel, et enchâssé avec toute la dévotion pour laquelle les braves
Belges sont si justement célèbres. Cette relique a déjà opéré plusieurs
miracles; et, pour user des termes de notre historienne aux yeux brillants :
« La pauvre sainte Godeliève a perdu la plus
grande partie de ses pratiques. «
Près de l'église est le site de l'ancien château,
dont il reste quelques vestiges insignifiants.
La prison du petit bourg est sous le même toit que
l'hôtellerie; et ce voisinage ne nous encouragea nullement à y prolonger notre
séjour. Eu sortant pour remonter en voiture, nous vîmes les figures hâves de
deux malheureux prisonniers apparaître derrière leurs barreaux, à quelques
pieds au-dessus de nous.
De Guistelles, nous allâmes à Jabeck, où le baron de
Larrebeke possède une belle résidence. (page
11) De même que tous les anciens nobles manoirs de ce pays, celui-ci est
pourvu de sa tour et de fossé. Les jardins sont vastes et abondamment remplis
de rosiers, qui paraissent venir à merveille dans cette terre sablonneuse.
Malheureusement de pitoyables effigies d'hommes et de femmes en bois, peints
dans leurs propres couleurs, comme l'on dirait en langage héraldique, étaient
presque également abondantes. Plusieurs groupes de ces figures étaient trop
bizarres pour être décrits.
Le baron était absent, mais on nous permit néanmoins
de voir le château. Il renferme plusieurs beaux appartements et une galerie de
tableaux, parmi lesquels sont quelques originaux de l'école flamande et
beaucoup de copies des écoles italiennes. Après nous être amusés assez
longtemps en ce 1ieu pour sentir un peu de fatigue et beaucoup d'appétit, nous
retournâmes à l’auberge, où nous avions laissé la voiture, et là nous fîmes
honneur à un repas agréable sous tous les rapports. .
Nous revînmes à Ostende par un autre chemin qui
traversait Oudembourg, dans le but de voir (page 12) quelques uns des jardins admirablement cultivés qui
fournissent le marché d'Ostende. Nous visitâmes aussi une ferme qui nous offrit
un parfait modèle d'intérieur de métairie flamande. Une excessive propreté, une
excessive politesse, et la plus riche profusion d'excellente crème et de
dentelles de Valenciennes en formaient les traits les plus remarquables. Nous y
vîmes, de plus, quelques indications de dévotion catholique. Des poupées
superbement parées, ayant de plus petites poupées clouées sur leur poitrine,
représentaient
Dans cette pièce, qui était fort grande, était un
lit à rideaux: à voir le couvre-pied piqué, d'un blanc de neige, et les
oreillers élégamment garnis, on eût dit que c'était un lit de parade. Mais nous
vîmes dans la cuisine et les autres chambres inférieures, des couchers beaucoup
moins délicats établis sur des tablettes rangées en étagères le long des
murailles.
Notre aimable Suissesse engagea la fermière à nous
montrer le corps de jupe qu'elle portait (page
13) les jours de grande fête. Il pesait plusieurs livres; et les barres de
fer qui soutenaient les deux côtés devaient pénétrer, chaque fois que la dame
se baissait sinon jusqu’à son âme, du moins jusqu’à son cœur. Des traverses
d'acier sont renfermées entre les barres, et un rouleau fortement bourré est
attaché à peu près à la moitié de la machine, et sert à retenir les jupes.
Après un long examen de la « merveille
étrangère », nous eûmes le spectacle de plusieurs bonnets de forme
singulière, tous garnis de dentelles superfines. Bien que l'établissement
respirât l’abondance, et même un certain degré d’opulence, la dispendieuse
élégance de ces objets de toilette me surprit. Mais il était facile
d'apercevoir qu'on y attachait une sorte d'orgueil de famille. Les filles de la
maison, fraîches comme des roses, et dont les cheveux dorés n’avaient encore reçu
autre ornement qu’un simple ruban, écoutaient nos paroles d'admiration pour la
richesse des parures de leur mère, avec autant de satisfaction que les filles
d'un baron auraient pu en ressentir si l'on avait loué devant elles le château
paternel.
(page 14)
La laiterie de cette ferme était bien digne d’être vue, bien que nous ayons
aperçu au fond de cette pièce resplendissante de propreté une jeune nymphe
écrémant le lait avec ses doigts. C'est la coutume en ce pays; et si quelque
chose avait pu nous réconcilier avec cette étrange opération, c'eût été les
jolis petits doigts colorés à
Je ne vis jamais nulle part d’aussi belles récoltes
que dans les plaines sablonneuses des environs d’Ostende. Le mode de culture en
ces cantons est laborieux et assujettissant, mais ses résultats sont
prodigieux. Par la constante application des engrais on parvient à changer un
sol aride en riche terre végétale, dont chaque pouce est aussi soigneusement
sarclé que le jardin le mieux tenu. Cette partie fatigante, mais nécessaire
d’une bonne culture, est dévolue principalement aux femmes; on les voit se
traîner sur le terrain, sur leurs mains et sur leurs genoux, et, dans cette
attitude, elles arrachent les herbes plus complétement et avec moins de peine
que s'il leur fallait se baisser et se relever sans cesse. Le labourage en ce
pays est, comme on peut (page 15) le
supposer, fort léger, et souvent on n y emploie qu’une seule vache laitière.
Aucune partie de l'économie rurale en Flandre ne m'a
paru plus remarquable que celle qui concerne les vaches; on les tient
constamment dans l'étable, où, deux fois par jour, on leur donne de la
nourriture verte de toute espèce. Cueillir les herbes pour les bêtes est encore
un travail réservé aux femmes, et les groupes de jeunes filles et de matrones
que l'on rencontre à chaque pas, portant avec aisance et une grande agilité
d’énormes charges d'herbes fraîches sur leur tête, ajoutent beaucoup à l'effet
pittoresque de la campagne. J'ai remarqué plus d’une paire de beaux yeux
brillants, plus d'une joue à fossette gracieuse apparaître sous une botte de
plantes fleuries, ou bien sous un buisson formé de jeunes branches d'arbres. On
sent qu’une telle pratique est économique sous tous les rapports, excepté sous
celui du temps, et, du moins autant que je suis capable d'en juger, il me
semble que les animaux ainsi nourris régulièrement dans l'étable, au lieu
d'aller chercher eux-mêmes leur pâture dans les champs, (page 16) prospèrent merveilleusement. Je n'ai jamais vu en ces
cantons ni mauvais beurre ni lait frelaté, et l'on a de l'un et de l'autre en
plus grande abondance et meilleurs que partout ailleurs.
J'étais enchantée de me trouver à l'époque de
Le curé, qui portait la sainte hostie, était
superbement vêtu, et à chacun des coins du dais que l'on tenait au-dessus de sa
tête, marchait un enfant de quatre à cinq ans, ajusté comme pour figurer dans
un ballet. Trois de ces petits enfants avaient des ailes, et le quatrième, qui
représentait saint Jean, aurait offert (page
17) un beau modèle à n peintre. La procession se composait de toute la
garnison, d'un nombreux assemblage de prêtres, et des diverses associations de
la ville. Mais la plus aimable partie du spectacle était un double rang de
petites filles élégamment habillées de blanc, et coiffées d'un long voile
flottant, retenu par une couronne de roses. Plus de deux cents de ces jolies
créatures, toutes souriantes, toutes brillantes de joie et de fraîcheur,
suivaient la procession; et quand le Saint-Sacrement s'arrêtait sous les divers
reposoirs, elles se prosternaient devant lui, ainsi que la multitude qui se
pressait autour du cortège. Tous les enfants allèrent se présenter au curé,
dans la sacristie, après la cérémonie, et il donnait à chacun d'eux un cornet
de bonbons.
Quand tout cela fut terminé, nous allâmes dîner à
une auberge de campagne, à deux milles d’Ostende, avec plusieurs de nos amis.
Voir le maître de cet établissement était le but principal de notre excursion;
et c'est en effet un personnage très intéressant. Sans aucun avantage, soit
d’éducation, soit de position, M. Paret est (page 18) devenu, par sa seule activité, par sa seule intelligence,
un excellent naturaliste, et s'est formé un cabinet extrêmement curieux dans
toutes les branches de sa science. Il possède en particulier les squelettes,
très ingénieusement arrangés par lui-même, de divers poissons remarquables. On
a pu juger de son habileté en ce genre par le squelette de baleine qui fut
exposé dans le King's Mews, et dont la préparation était entièrement l'ouvrage
de ses mains. Cette baleine échoua sur les côtes d'Ostende en 1827, et fut
achetée mille francs à ceux qui avaient le droit de la vendre. L'acheteur
demanda et obtint l'assistance volontaire de Paret, qui arrangea l'animal comme
on l'a vu ensuite, et, ce qui est pénible à dire, l'œuvre laborieuse de
l'habile artiste ne reçut jamais aucun salaire.
Le 10 juin nous partîmes pour Bruges, accompagnés
des amis dont les bontés nous avaient rendu le séjour d'Ostende si agréable,
malgré le fâcheux accident qui nous avait retenus en cette ville.
Nous nous embarquâmes sur un des jolis paquebots qui
naviguent le noble canal, cette (page 19)
manière de voyager étant d'abord plus convenable pour mon fils, et nous offrant
ensuite l’occasion de voir un des plus beaux ouvrages de la canalisation
européenne; car on nous a dit qu’on ne pouvait trouver qu'à la rien d’aussi
magnifique en ce genre.
Bruges est située, de même qu'Ostende, dans un pays
plat ; mais le premier renferme beaucoup plus de choses curieuses. Cette belle
et ancienne cité, capitale de
On ne voit en effet aucune apparence d'industrie,
dans la ville. En parcourant ses belles rues bordées de vieilles maisons à
toits pointus, et chargées d'ornements sculptés, on croit (page 20) feuilleter un portefeuille des meilleurs dessins de Prout.
Mais un bien petit nombre de figures vivantes animent ces tableaux. Toutefois,
cette ville ne me parut point insignifiante, et je la crois digne de retenir
plusieurs jours un voyageur, par l'intérêt des souvenirs historiques. On y voit
des maisons d'une beauté remarquable, et presque toutes ont l'apparence du
bien-être et d'une propreté scrupuleuse. Jamais je ne vis nulle part moins de
signes de pauvreté, bien que seize mille habitants sur trente-sept mille
reçoivent, m'a-t-on dit, les secours de la charité publique. Il est vraiqu'on trouve
des mendiants aux portes des églises, mais les rues ne présentent pas la
moindre trace de misère, même de malaise.
La tour de l'Hôtel-de-Ville est magnifique, et ceux
qui prennent la peine de monter à son sommet en sont amplement dédommagés par
la vue du panorama, non seulement de la ville, mais d'une étendue de pays assez
vaste pour laisser dans la mémoire l'idée la plus exacte d'un paysage flamand.
Le mécanisme des carillons, qui occupe une (page 21) pièce en haut de la tour, est
encore un attrait de plus pour engager à endurer la fatigue d'y monter.
L’énorme baril sur lequel sont arrangés un si grand nombre d’airs, est en
cuivre ; c’est un des plus beaux instruments que j’aie jamais vus.
On ne doit point négliger le bâtiment qui contient
la bib1iothéque, dont l' exterieur et toutes les proportions intérieures sont
d'une extrême émégance. La cathédrale de Saint-Sauveur est d’une richesse, que
l’on peut dire excessive, en ornements de tous genres ; sculptures,
dorures, argent massif, tapisseries, tableaux, bas-reliefs, tout cela est
prodigué dans cette église avec une surprenante profusion ; mais sa
renommée se fonde principalement sur deux statues : l’une de
Notre-Dame, située aussi près de Saint-Sauveur que
notre église de Sainte-Marguerite l'est de Westminster, est un noble édifice,
mais très inférieur, sous le rapport de la richesse d’ornements, à son
magnifique voisin. Cependant, Notre-Dame a l'honneur de (page 22) renfermer les restes de Charles le Téméraire et de sa
fille Marie, femme de l'empereur Maximilien. Les tombes de ces princes, en
pierre de touche, sont des ouvrages d'une extrême richesse; on les tient
soigneusement couvertes par des cases de bois, et l'on est obligé d'offrir une
rétribution pour les voir.
Je n'ose mentionner tout ce qui m'a semblé digne
d'attention à Bruges, le catalogue en paraîtrait beaucoup trop long; à moins
que l'on ne fût sur le point d'aller visiter ce musée d'antiquités.
Les amis qui nous avaient si obligeamment
accompagnés depuis Ostende, nous présentèrent à quelques unes de leurs
connaissances de Bruges, Ce qui contribua sans doute infiniment à l'agrément de
notre séjour. Parmi ces personnes, je prendrai la liberté d'en citer une seule
déjà assez connue du public pour qu'on puisse la nommer sans indiscrétion. M.
Moke, l'auteur d'Hermann est si
enthousiaste dans son amour et son admiration pour Bruges, et si doctement
familier avec l'histoire de cette ville, qu'en parcourant avec un tel guide les
vénérables (page 23) archives, les
restes de la grandeur passée de ce pays, j’ai pu jouir d'un plaisir complet; et
l'impression produite par les récits éloquents du savant historien, est sans
doute la principale cause de l’intérêt,que j'ai pris et que je conserve 'à
cette vieille cité.
Les voyageurs dont le but final est le Rhin ou
D’après ce que j'ai pu voir et entendre dire, les
réunions du soir sont fréquentes à Bruges et très agréables, bien que sans
luxe, ni aucune ostentation. Nous passâmes chez M. Moke la plus délicieuse
soirée. Le cercle était petit, mais si aimable, qu'il me fit songer, avec une (page 24) sorte de dépit, à la foule
insipide qui court de maison en maison pendant une de nos soirées d'été à
Londres, sans autre résultat, sinon de se presser et de se gêner
réciproquement. Nous entendîmes chanter une dame, dont le talent aurait pu
soutenir la comparaison avec celui de madame Pasta, et je dois noter que cette
dame était une de nos compatriotes. Après la musique, on s'amusa à quelques uns
de ces jeux d'esprit et d'imagination pour lesquels la langue française est si
admirablement appropriée. Tout en écoutant les plaisantes rencontres qui se
succédaient dans cet exercice de mots, je pensais qu'on ferait bien d'adopter
en Angleterre le même langage pour ces mêmes passe-temps. Les bons mots en
deviendraient plus piquants, et l'on aurait, de plus, l'avantage de se
familiariser avec un idiome plus répandu qu'aucun autre en Europe. Il est
peut-être un peu enfant de se livrer à un pareil divertissement, et encore plus
de le raconter; néanmoins j’avoue que j’y ai pris un plaisir extrême. Toutes
les facultés étaient mises en jeu. Enfin, quand nous eûmes ri jusqu'à n'en
pouvoir plus, on nous servit du vin, des (page
25) gâteaux et les plus beaux fruits de la saison, et la saison se termina
ainsi.
Les tableaux de l'hôpital Saint-Jean sont au rang
des choses qui doivent être vues. On montre, dans la chapelle de cet hospice,
un coffre qui renferme un os de sainte Ursule, et dont la case extérieure est
peinte sur bois par Hemling, avec une finesse de touche admirable. Le sujet est
l’arrivée des onze mille Vierges à Cologne: le nombre des figures opposait une
difficulté insurmontable pour la composition; mais, en 1579, on entendait peu
cette partie de l'art, et les plus grands défauts, sous ce rapport, n'auraient
pu diminuer la valeur d'un travail précieux, encore admirable de nos jours, et
qui devait paraître miraculeux au seizième siècle.
En sortant de la chapelle, une dame catholique me
proposa une tournée dans les salles de l’hôpital. Le reste de la compagnie
refusa de nous suivre, dans la crainte de voir des objets pénibles; mais cette
crainte était mal fondée. La peine que la vue ou seulement l'idée des
souffrances humaines peut exciter, est contre-balancée par la satisfaction de
contempler, d'admirer (page 26) les
tendres soins, l'assiduité bienfaisante de ces êtres célestes, les soeurs de la
charité. Ce sont elles qui servent les malades dans ce grand établissement; et
là, sans aucune rémunération, sans en recevoir l'ordre de personne, elles
consacrent leur vie au soulagement, à la consolation de ceux qui, sans elles,
ne seraient ni consolés ni soulagés.
Je me rappelle avoir entendu dire à une jeune
américaine très vive, qui se trouvait cruellement tourmentée par ses aides que la seule idée qu'elle se
formait du paradis était celle d'un lieu rempli de domestiques servant en effet, et non aidant leurs
maîtres. Moi, je dirais que je me figure le ciel comme un lieu rempli de soeurs
de la charité.
On croira peut-être que je suis devenue catholique
si j'avoue qu'en voyant les symboles de cette religion démonstrative si
tendrement révérés à l'heure des souffrances ou de la mort, mon coeur fut bien
plus touché que mon orthodoxie ne fut offensée. Quand l'oeil d'un mourant
dépense son dernier rayon dans un regard d'espérance confiante sur l'image de
son Rédempteur, (page 27) il est
impossible d'attacher à cet acte l'idée de la superstition.
Une des curiosités de Bruges que je ne veux pas
omettre de citer, bien que je n'ajoute pas une foi entière à son histoire, est
le petit édifice appelé chapelle de
Jérusalem. On dit qu'il fut construit par un bourgmestre de la ville,
exactement sur le modèle de la chapelle du Saint-Sépulcre à Jérusalem. Cette
légende, qui me fut montrée dans un des vieux volumes de
J'ai remarqué, sur la porte d'une brasserie, (page 28) un bas-relief des plus
grotesques, mais je ne puis indiquer à mes confrères les voyageurs où se trouve
ce chef-d’œuvre, car j'ai totalement oublié le nom de la rue: il représente de
la manière la plus catholique tous les' procédés de la confection de la bière,
depuis le commencement jusqu'à la fin. Des séraphins ailés goûtent la liqueur
avant qu'on la mette dans les tonneaux, et
A Bruges et dans les autres villes de Flandre, on a
tous les vendredis un marché où se vendent tontes sortes de friperies: c'est un
curieux spectacle. Des lits, des tableaux, de vieux habits, des livres, de la
ferraille, et mille autres articles hétérogènes, sont étalés dans la confusion
la mieux ordonnée. On ne conçoit pas d'où peuvent venir chaque semaine tant de
vieilleries, et l' on ne conçoit pas davantage qu'elles trouvent régulièrement
des acheteurs, et que tant de gens parmi lesquels il s'en trouve de la première
classe, croient avoir besoin si souvent de pareilles marchandises. Quoi qu'il
en soit, les (page 29) les marchés du vendredi attirent toujours beaucoup de
monde.
On est parfaitement traité à l'hôtel du Commerce.
Nous avons dîné deux fois à sa table d’hôte, ou l'on est très bien servi à deux
francs par tête. On nous a demandé le double pour nous servir à part; mais nous
pouvions croire que nous étions dans un des meilleurs restaurants de Paris.