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LA BELGIQUE ET L’OUEST DE L’ALLEMAGNE EN 1833, par F TROLLOPE

      

(Traduit de l’anglais par Mademoiselle A. SORRY), Paris, Librairie de Fournier, 1834. (Tome I, pp. 1 à 137)

 

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CHAPITRE PREMIER

 

 

Le paquebot le Lord Liverpool – Théâtre de société – Messe militaire – Guistelles – Jabeck – Oudembourg – Ferme flamande – Fête-Dieu – M. Paret – Bruges – M. Moke – Hôpital Saint-Jean – Chapelle de Jérusalem – Marché du vendredi – Hôtel du commerce

 

(page 1) Je partis de Londres pour Ostende le 1er juin, accompagnée de M. H… et de mon fils, sur le paquebot à vapeur le Lord Liverpool. Le temps était délicieux et la société très agréable ; mais j’aurais été singulièrement vexée de trouver parmi nos compagnons de traversée quelqu’un de mes connaissances d’Amérique, car la comparaison (page 2) entre les arrangements intérieurs du Lord Liverpool et ceux des innombrables paquebots des États-Unis eût été trop désavantageuse à nos bateaux-diligences. Le bâtiment était malpropre, et les provisions de bouche mauvaises et insuffisantes. Si quelque hasard nous eût retenus seulement un petit nombre d'heures de plus, les passagers, parmi lesquels se trouvaient plusieurs enfants, auraient réellement souffert de la faim, puisque après le dîner, qui fut servi à trois heures, il ne restait pas à bord une seule miette de pain ou de biscuit.

Arrivés à Ostende un peu après minuit, nous y trouvâmes un logement très commode qu'on avait retenu pour nous à l'hôtel de Waterloo; et, malgré l'heure tardive, nous prîmes un repas que nous ne savions trop comment qualifier, puisqu'il pouvait également passer pour un souper et pour un déjeuner, mais que le jeûne précédent nous rendit extrêmement agréable.

J'avais l'intention de passer quelques jours à Ostende, pour jouir de la société de plusieurs de nos amis qui habitent cette ville, et, de plus, parce que mon fils s'était engagé à remplir un (page 3) rôle dans une comédie que devait représenter une société d'amateurs anglais. La pièce qu'ils avaient choisie, « She stoops to conquer » (elle cède pour triompher), était fort bien montée, et fut jouée avec beaucoup d'esprit et de finesse; mais la farce qui la suivit pensa devenir une véritable tragédie. Dans cette malheureuse farce, «  Bombastes furioso », un duel a lien à la fin de la dernière scène, et mon fils fut blessé à la cuisse par l'épée de son adversaire. Cet accident prolongea notre séjour de trois à dix jours; mais il n'eut heureusement aucune autre suite grave pour le héros blessé.

Peu de voyageurs s'arrêtent plus d'une ou deux heures à Ostende: on le traverse en général comme le vestibule qui conduit à l'intéressant pays sur les limites duquel il est situé. Je ne dirai point que ma résidence de dix jours m’ait fait trouver des charmes à la plaine de sable tout unie qui entoure cette ville; mais j'ai pu lui reconnaître plusieurs avantages précieux comme place de bains.

La levée qui longe les fortifications et s'étend à plus d'un mille, est une promenade (page 4) délicieuse. A sa belle vue de mer se joint l'attrait d'un élégant pavillon récemment construit sous la direction du consul anglais, et approprié avec un goût parfait à la destination de reposer et d'amuser les promeneurs. On y trouve salons de lecture, salle de jeu et de rafraîchissements : c'est un point de réunion aussi agréable que tous ceux dont se vantent les autres villes de bains.

Une autre circonstance que je considère comme des plus importantes pour une résidence d'été, c'est qu'Ostende est pourvu d'un marché très abondant et très peu cher pour les fruits, les fleurs et les légumes. Je fus peut-être d'autant plus frappée de cet avantage, que j'avais éprouvé combien il manque dans nos villes de bains.

La blessure d'Henri, bien qu'elle l'obligeât de garder la chambre, n'affectait nullement sa santé sous les autres rapports; et l'ennui de sa captivité fut allégé par des livres et les visites de plusieurs personnes qui eurent la bonté de prendre pitié de sa solitude. Parmi celles-ci, son jeune adversaire se montra le plus assidu, et ses (page 5) attentions prouvèrent de la manière la plus aimable ses regrets du fâcheux accident. Avec de si excellents substituts pour me remplacer auprès de lui, je ne me fis aucun scrupule de l'abandonner quelques heures, et je trouvai le temps de voir tout ce qui mérite d'être vu à Ostende.

Le dimanche, j'entendis la messe dans la belle église de Saint-Pierre. Le lutrin, les confessionnaux et les stalles, sont superbement sculptés. L'édifice a peu de mérite sous le rapport de l'architecture; mais chacune des ailes est terminée par un très bel autel. Mon œil protestant ne put voir sans déplaisir un de ces autels profané par une énorme poupée de bois, avec une riche montre attachée à son côté, et des habits tout en satin et en dentelles, qui était censée représenter la vierge Marie. On venait de remettre à neuf sa parure à l'occasion de la Fête-Dieu, qui devait être célébrée le dimanche suivant. Rien n'était plus puérilement grotesque que cette figure; cependant la dévotion évidemment sincère d'une pauvre vieille femme agenouillée sur les dalles devant elle, me toucha profondément. Ses bras décharnés, étaient tendus, et ses traits (page 6) flétris s'animaient de l'expression d'une adoration passionnée, en contemplant cette effroyable idole. Dans cet état de l'esprit, les pensées étant exclusivement occupées d'un symbole sacré, ne permettent peut-être plus d'apprécier l' objet présent à la vue, et rendent incapable de recevoir d'autres impressions que celles d'une dévotion exaltée. C'est là sans doute ce qu'éprouvent les catholiques romains dont la foi est vive, en présence de certains emblèmes pieux; et l'on ne peut être témoin de ces émotions sans perdre toute envie de jeter du ridicule sur leur source.

Après la première messe, nous restâmes dans l'église pour assister à ce mélange incongru de sons et de spectacles qu'on appelle messe militaire. J'étais charmée de voir une cérémonie complétement nouvelle pour moi; mais elle flottait d'une si étrange manière entre le sublime et le ridicule, que j'aurais peine à en décrire l'effet. Le pas mesuré des soldats, qui faisait retentir ces voûtes élevées, l'air sérieux et soumis qui tempérait l'aspect martial de ces guerriers, comme ils se rangeaient sur trois lignes autour de la nef, tout cela était extrêmement pompeux (page 7) et imposant. Mais lorsque les grotesques et rébarbatifs sapeurs marchèrent jusqu'au pied de l’autel, comme s'ils voulaient le prendre d'assaut, au bruit tonnant de leurs tambours et de leurs trompettes, je ne pouvais plus me figurer que je voyais une cérémonie religieuse.

Le jour suivant, une compagnie très agréable se réunit à nous pour faire une excursion dans les environs. Nous allâmes d'abord à Guistelles, joli village qui possède une belle église, dans laquelle l'objet le plus intéressant est le monument d’une certaine comtesse Godeliève, qui fut cruellement assassinée par l'ordre de son mari il y a quelques centaines d'années, et qui maintenant est révérée comme une sainte. On pourrait en effet prendre pour un autel son magnifique tombeau, d'après la disposition de son soubassement, et la forme de la châsse de cuivre, pièce principale du mausolée, devant laquelle une lampe brûle jour et nuit. La partie supérieure de cette tombe-aute1 est surmontée d'un groupe de trois figures, qui paraissent, même à la hauteur où elles sont placées, aussi grandes que nature. Dans cette composition, on a (page 8) représenté le meurtre de la comtesse, qui fut opéré par strangulation. On la voit le cou entouré d'une corde, dont les deux extrémités sont dans les mains de deux bourreaux, qui paraissent employer toutes leurs forces pour l'étrangler. L'un de ces coquins appuie son genou contre la malheureuse condamnée, pour assurer les efforts de son bras, et son attitude est d'une horrible vérité. On vend dans l'église un petit livre où l'on trouve la légende de sainte Godeliève, ses litanies et quelques uns de ses miracles. Voici la traduction littérale de la légende:

« Godeliève était une femme de France, et elle avait épousé un baron de Flandre, lequel baron étant un fort méchant homme, et se laissant influencer par une mère encore plus atroce que lui, prit en haine sa femme à cause de sa bonté, et aussi parce qu’elle avait les cheveux noirs au lieu de les avoir blonds comme les filles du pays de Flandre. Il ordonna donc qu'elle fût étranglée; mais ensuite, s'étant repenti de cette action barbare, il se fit moine à Bruges, après avoir fait construire cette église en l'honneur de sa victime. »

(page 9) On ne trouve point le nom de cette sainte dans le calendrier; mais les miracles qui lui sont attribués sont nombreux, et quelques-uns d'assez fraîche date. Une dame suisse très vive et d'une piquante gaîté, qui faisait partie de notre réunion, me conta qu'un saint beaucoup plus anciennement révéré avait son autel dans le même temple, et qu'il s'était senti extrêmement offensé, lors de l'admission de sainte Godeliève, de la préférence accordée par les dévots à la nouvelle venue. « Je ne sais, continua la dame, de quelle manière il fit connaître son déplaisir, mais le curé informa un jour ses paroissiens de l’existence de quelques reliques de ce saint cachées dans le, voisinage de Guistelles. D'après cette révélation, le pasteur prit jour pour aller à la tète des fidèles du bourg rechercher les restes sacrés : Ils fouillèrent d'ici et de là pendant quelques. heures sans rien trouver. Enfin, le curé déclara qu'il ne pouvait aller plus loin, parce que ses jambes lui refusaient le service; et en parlant ainsi, il s'étendit à terre. Au bout de quelque temps, il essaya de se remettre en marche, mais il ne put se mouvoir. « Mes  enfants, (page 10) mes enfants, s'écria-t-il, je ne puis faire un pas de plus. Cherchez là, toujours là, où les forces m'ont manqué. » Ils le firent, et, merveille des merveilles! ils trouvèrent un doigt exactement à la place où l'homme pieux s'était étendu.

Le doigt du saint, bien authentiquement reconnu, fut porté sur son autel, et enchâssé avec toute la dévotion pour laquelle les braves Belges sont si justement célèbres. Cette relique a déjà opéré plusieurs miracles; et, pour user des termes de notre historienne aux yeux brillants :

« La pauvre sainte Godeliève a perdu la plus grande partie de ses pratiques. « 

Près de l'église est le site de l'ancien château, dont il reste quelques vestiges insignifiants.

La prison du petit bourg est sous le même toit que l'hôtellerie; et ce voisinage ne nous encouragea nullement à y prolonger notre séjour. Eu sortant pour remonter en voiture, nous vîmes les figures hâves de deux malheureux prisonniers apparaître derrière leurs barreaux, à quelques pieds au-dessus de nous.

De Guistelles, nous allâmes à Jabeck, où le baron de Larrebeke possède une belle résidence. (page 11) De même que tous les anciens nobles manoirs de ce pays, celui-ci est pourvu de sa tour et de fossé. Les jardins sont vastes et abondamment remplis de rosiers, qui paraissent venir à merveille dans cette terre sablonneuse. Malheureusement de pitoyables effigies d'hommes et de femmes en bois, peints dans leurs propres couleurs, comme l'on dirait en langage héraldique, étaient presque également abondantes. Plusieurs groupes de ces figures étaient trop bizarres pour être décrits.

Le baron était absent, mais on nous permit néanmoins de voir le château. Il renferme plusieurs beaux appartements et une galerie de tableaux, parmi lesquels sont quelques originaux de l'école flamande et beaucoup de copies des écoles italiennes. Après nous être amusés assez longtemps en ce 1ieu pour sentir un peu de fatigue et beaucoup d'appétit, nous retournâmes à l’auberge, où nous avions laissé la voiture, et là nous fîmes honneur à un repas agréable sous tous les rapports. .

Nous revînmes à Ostende par un autre chemin qui traversait Oudembourg, dans le but de voir (page 12) quelques uns des jardins admirablement cultivés qui fournissent le marché d'Ostende. Nous visitâmes aussi une ferme qui nous offrit un parfait modèle d'intérieur de métairie flamande. Une excessive propreté, une excessive politesse, et la plus riche profusion d'excellente crème et de dentelles de Valenciennes en formaient les traits les plus remarquables. Nous y vîmes, de plus, quelques indications de dévotion catholique. Des poupées superbement parées, ayant de plus petites poupées clouées sur leur poitrine, représentaient la Vierge et l'Enfant-Jésus, et des crucifix de diverses dimensions paraissaient en sept places différentes de la pièce principale.

Dans cette pièce, qui était fort grande, était un lit à rideaux: à voir le couvre-pied piqué, d'un blanc de neige, et les oreillers élégamment garnis, on eût dit que c'était un lit de parade. Mais nous vîmes dans la cuisine et les autres chambres inférieures, des couchers beaucoup moins délicats établis sur des tablettes rangées en étagères le long des murailles.

Notre aimable Suissesse engagea la fermière à nous montrer le corps de jupe qu'elle portait (page 13) les jours de grande fête. Il pesait plusieurs livres; et les barres de fer qui soutenaient les deux côtés devaient pénétrer, chaque fois que la dame se baissait sinon jusqu’à son âme, du moins jusqu’à son cœur. Des traverses d'acier sont renfermées entre les barres, et un rouleau fortement bourré est attaché à peu près à la moitié de la machine, et sert à retenir les jupes.

Après un long examen de la « merveille étrangère », nous eûmes le spectacle de plusieurs bonnets de forme singulière, tous garnis de dentelles superfines. Bien que l'établissement respirât l’abondance, et même un certain degré d’opulence, la dispendieuse élégance de ces objets de toilette me surprit. Mais il était facile d'apercevoir qu'on y attachait une sorte d'orgueil de famille. Les filles de la maison, fraîches comme des roses, et dont les cheveux dorés n’avaient encore reçu autre ornement qu’un simple ruban, écoutaient nos paroles d'admiration pour la richesse des parures de leur mère, avec autant de satisfaction que les filles d'un baron auraient pu en ressentir si l'on avait loué devant elles le château paternel.

(page 14) La laiterie de cette ferme était bien digne d’être vue, bien que nous ayons aperçu au fond de cette pièce resplendissante de propreté une jeune nymphe écrémant le lait avec ses doigts. C'est la coutume en ce pays; et si quelque chose avait pu nous réconcilier avec cette étrange opération, c'eût été les jolis petits doigts colorés à la Rubens qui l'exécutaient devant nous.

Je ne vis jamais nulle part d’aussi belles récoltes que dans les plaines sablonneuses des environs d’Ostende. Le mode de culture en ces cantons est laborieux et assujettissant, mais ses résultats sont prodigieux. Par la constante application des engrais on parvient à changer un sol aride en riche terre végétale, dont chaque pouce est aussi soigneusement sarclé que le jardin le mieux tenu. Cette partie fatigante, mais nécessaire d’une bonne culture, est dévolue principalement aux femmes; on les voit se traîner sur le terrain, sur leurs mains et sur leurs genoux, et, dans cette attitude, elles arrachent les herbes plus complétement et avec moins de peine que s'il leur fallait se baisser et se relever sans cesse. Le labourage en ce pays est, comme on peut (page 15) le supposer, fort léger, et souvent on n y emploie qu’une seule vache laitière.

Aucune partie de l'économie rurale en Flandre ne m'a paru plus remarquable que celle qui concerne les vaches; on les tient constamment dans l'étable, où, deux fois par jour, on leur donne de la nourriture verte de toute espèce. Cueillir les herbes pour les bêtes est encore un travail réservé aux femmes, et les groupes de jeunes filles et de matrones que l'on rencontre à chaque pas, portant avec aisance et une grande agilité d’énormes charges d'herbes fraîches sur leur tête, ajoutent beaucoup à l'effet pittoresque de la campagne. J'ai remarqué plus d’une paire de beaux yeux brillants, plus d'une joue à fossette gracieuse apparaître sous une botte de plantes fleuries, ou bien sous un buisson formé de jeunes branches d'arbres. On sent qu’une telle pratique est économique sous tous les rapports, excepté sous celui du temps, et, du moins autant que je suis capable d'en juger, il me semble que les animaux ainsi nourris régulièrement dans l'étable, au lieu d'aller chercher eux-mêmes leur pâture dans les champs, (page 16) prospèrent merveilleusement. Je n'ai jamais vu en ces cantons ni mauvais beurre ni lait frelaté, et l'on a de l'un et de l'autre en plus grande abondance et meilleurs que partout ailleurs.

J'étais enchantée de me trouver à l'époque de la Fête-Dieu, dans un pays aussi éminemment catholique, et les cérémonies de cette fête furent en effet magnifiques, relativement à la grandeur de la ville. Un double rang de jeunes pins à tige bien droite bordaient les rues, chaque maison ayant été chargée d'acheter et de faire planter ceux qui devaient se trouver devant elle; et dans les places et les carrefours des groupes des mêmes arbres soutenaient des guirlandes de fleurs qui formaient un dôme splendide pour le Saint-Sacrement.

Le curé, qui portait la sainte hostie, était superbement vêtu, et à chacun des coins du dais que l'on tenait au-dessus de sa tête, marchait un enfant de quatre à cinq ans, ajusté comme pour figurer dans un ballet. Trois de ces petits enfants avaient des ailes, et le quatrième, qui représentait saint Jean, aurait offert (page 17) un beau modèle à n peintre. La procession se composait de toute la garnison, d'un nombreux assemblage de prêtres, et des diverses associations de la ville. Mais la plus aimable partie du spectacle était un double rang de petites filles élégamment habillées de blanc, et coiffées d'un long voile flottant, retenu par une couronne de roses. Plus de deux cents de ces jolies créatures, toutes souriantes, toutes brillantes de joie et de fraîcheur, suivaient la procession; et quand le Saint-Sacrement s'arrêtait sous les divers reposoirs, elles se prosternaient devant lui, ainsi que la multitude qui se pressait autour du cortège. Tous les enfants allèrent se présenter au curé, dans la sacristie, après la cérémonie, et il donnait à chacun d'eux un cornet de bonbons.

Quand tout cela fut terminé, nous allâmes dîner à une auberge de campagne, à deux milles d’Ostende, avec plusieurs de nos amis. Voir le maître de cet établissement était le but principal de notre excursion; et c'est en effet un personnage très intéressant. Sans aucun avantage, soit d’éducation, soit de position, M. Paret est (page 18) devenu, par sa seule activité, par sa seule intelligence, un excellent naturaliste, et s'est formé un cabinet extrêmement curieux dans toutes les branches de sa science. Il possède en particulier les squelettes, très ingénieusement arrangés par lui-même, de divers poissons remarquables. On a pu juger de son habileté en ce genre par le squelette de baleine qui fut exposé dans le King's Mews, et dont la préparation était entièrement l'ouvrage de ses mains. Cette baleine échoua sur les côtes d'Ostende en 1827, et fut achetée mille francs à ceux qui avaient le droit de la vendre. L'acheteur demanda et obtint l'assistance volontaire de Paret, qui arrangea l'animal comme on l'a vu ensuite, et, ce qui est pénible à dire, l'œuvre laborieuse de l'habile artiste ne reçut jamais aucun salaire.

Le 10 juin nous partîmes pour Bruges, accompagnés des amis dont les bontés nous avaient rendu le séjour d'Ostende si agréable, malgré le fâcheux accident qui nous avait retenus en cette ville.

Nous nous embarquâmes sur un des jolis paquebots qui naviguent le noble canal, cette (page 19) manière de voyager étant d'abord plus convenable pour mon fils, et nous offrant ensuite l’occasion de voir un des plus beaux ouvrages de la canalisation européenne; car on nous a dit qu’on ne pouvait trouver qu'à la rien d’aussi magnifique en ce genre.

Bruges est située, de même qu'Ostende, dans un pays plat ; mais le premier renferme beaucoup plus de choses curieuses. Cette belle et ancienne cité, capitale de la Flandre jusqu'à la fin du quinzième siècle, était alors le grand dépôt du commerce flamand avec les villes anséatiques. Ce commerce fut la source des immenses richesses de Bruges et de la magnificence dont il offre encore quelques vestiges. Quand le monopole commercial fut transféré à Anvers, la splendeur et l’activité de Bruges déclinèrent en même temps, et l'on prétend qu'actuellement ses principales branches de commerce sont la bière et le fumier.

On ne voit en effet aucune apparence d'industrie, dans la ville. En parcourant ses belles rues bordées de vieilles maisons à toits pointus, et chargées d'ornements sculptés, on croit (page 20) feuilleter un portefeuille des meilleurs dessins de Prout. Mais un bien petit nombre de figures vivantes animent ces tableaux. Toutefois, cette ville ne me parut point insignifiante, et je la crois digne de retenir plusieurs jours un voyageur, par l'intérêt des souvenirs historiques. On y voit des maisons d'une beauté remarquable, et presque toutes ont l'apparence du bien-être et d'une propreté scrupuleuse. Jamais je ne vis nulle part moins de signes de pauvreté, bien que seize mille habitants sur trente-sept mille reçoivent, m'a-t-on dit, les secours de la charité publique. Il est vraiqu'on trouve des mendiants aux portes des églises, mais les rues ne présentent pas la moindre trace de misère, même de malaise.

La tour de l'Hôtel-de-Ville est magnifique, et ceux qui prennent la peine de monter à son sommet en sont amplement dédommagés par la vue du panorama, non seulement de la ville, mais d'une étendue de pays assez vaste pour laisser dans la mémoire l'idée la plus exacte d'un paysage flamand.

Le mécanisme des carillons, qui occupe une (page 21) pièce en haut de la tour, est encore un attrait de plus pour engager à endurer la fatigue d'y monter. L’énorme baril sur lequel sont arrangés un si grand nombre d’airs, est en cuivre ; c’est un des plus beaux instruments que j’aie jamais vus.

On ne doit point négliger le bâtiment qui contient la bib1iothéque, dont l' exterieur et toutes les proportions intérieures sont d'une extrême émégance. La cathédrale de Saint-Sauveur est d’une richesse, que l’on peut dire excessive, en ornements de tous genres ; sculptures, dorures, argent massif, tapisseries, tableaux, bas-reliefs, tout cela est prodigué dans cette église avec une surprenante profusion ; mais sa renommée se fonde principalement sur deux statues : l’une de la Vierge, attribuée à Michel-Ange ; l’autre du Créateur, de je ne sais quel artiste, mais d’un style plein de grandeur.

Notre-Dame, située aussi près de Saint-Sauveur que notre église de Sainte-Marguerite l'est de Westminster, est un noble édifice, mais très inférieur, sous le rapport de la richesse d’ornements, à son magnifique voisin. Cependant, Notre-Dame a l'honneur de (page 22) renfermer les restes de Charles le Téméraire et de sa fille Marie, femme de l'empereur Maximilien. Les tombes de ces princes, en pierre de touche, sont des ouvrages d'une extrême richesse; on les tient soigneusement couvertes par des cases de bois, et l'on est obligé d'offrir une rétribution pour les voir.

Je n'ose mentionner tout ce qui m'a semblé digne d'attention à Bruges, le catalogue en paraîtrait beaucoup trop long; à moins que l'on ne fût sur le point d'aller visiter ce musée d'antiquités.

Les amis qui nous avaient si obligeamment accompagnés depuis Ostende, nous présentèrent à quelques unes de leurs connaissances de Bruges, Ce qui contribua sans doute infiniment à l'agrément de notre séjour. Parmi ces personnes, je prendrai la liberté d'en citer une seule déjà assez connue du public pour qu'on puisse la nommer sans indiscrétion. M. Moke, l'auteur d'Hermann est si enthousiaste dans son amour et son admiration pour Bruges, et si doctement familier avec l'histoire de cette ville, qu'en parcourant avec un tel guide les vénérables (page 23) archives, les restes de la grandeur passée de ce pays, j’ai pu jouir d'un plaisir complet; et l'impression produite par les récits éloquents du savant historien, est sans doute la principale cause de l’intérêt,que j'ai pris et que je conserve 'à cette vieille cité.

Les voyageurs dont le but final est le Rhin ou la Suisse, passent ordinairement à Bruges et leur imagination qui s'élance vers les rochers et les montagnes, dédaigne les villes de la plaine. Mais je recommande instamment à tous ceux qui traverseront la Belgique, de consacrer trois jours à faire connaissance avec les curieuses antiquités de l'ancienne capitale de la Flandre ; et s'ils avaient la bonne fortune d’être admis dans sa société, ils désireraient sans doute y demeurer bien plus longtemps.

D’après ce que j'ai pu voir et entendre dire, les réunions du soir sont fréquentes à Bruges et très agréables, bien que sans luxe, ni aucune ostentation. Nous passâmes chez M. Moke la plus délicieuse soirée. Le cercle était petit, mais si aimable, qu'il me fit songer, avec une (page 24) sorte de dépit, à la foule insipide qui court de maison en maison pendant une de nos soirées d'été à Londres, sans autre résultat, sinon de se presser et de se gêner réciproquement. Nous entendîmes chanter une dame, dont le talent aurait pu soutenir la comparaison avec celui de madame Pasta, et je dois noter que cette dame était une de nos compatriotes. Après la musique, on s'amusa à quelques uns de ces jeux d'esprit et d'imagination pour lesquels la langue française est si admirablement appropriée. Tout en écoutant les plaisantes rencontres qui se succédaient dans cet exercice de mots, je pensais qu'on ferait bien d'adopter en Angleterre le même langage pour ces mêmes passe-temps. Les bons mots en deviendraient plus piquants, et l'on aurait, de plus, l'avantage de se familiariser avec un idiome plus répandu qu'aucun autre en Europe. Il est peut-être un peu enfant de se livrer à un pareil divertissement, et encore plus de le raconter; néanmoins j’avoue que j’y ai pris un plaisir extrême. Toutes les facultés étaient mises en jeu. Enfin, quand nous eûmes ri jusqu'à n'en pouvoir plus, on nous servit du vin, des (page 25) gâteaux et les plus beaux fruits de la saison, et la saison se termina ainsi.

Les tableaux de l'hôpital Saint-Jean sont au rang des choses qui doivent être vues. On montre, dans la chapelle de cet hospice, un coffre qui renferme un os de sainte Ursule, et dont la case extérieure est peinte sur bois par Hemling, avec une finesse de touche admirable. Le sujet est l’arrivée des onze mille Vierges à Cologne: le nombre des figures opposait une difficulté insurmontable pour la composition; mais, en 1579, on entendait peu cette partie de l'art, et les plus grands défauts, sous ce rapport, n'auraient pu diminuer la valeur d'un travail précieux, encore admirable de nos jours, et qui devait paraître miraculeux au seizième siècle.

En sortant de la chapelle, une dame catholique me proposa une tournée dans les salles de l’hôpital. Le reste de la compagnie refusa de nous suivre, dans la crainte de voir des objets pénibles; mais cette crainte était mal fondée. La peine que la vue ou seulement l'idée des souffrances humaines peut exciter, est contre-balancée par la satisfaction de contempler, d'admirer (page 26) les tendres soins, l'assiduité bienfaisante de ces êtres célestes, les soeurs de la charité. Ce sont elles qui servent les malades dans ce grand établissement; et là, sans aucune rémunération, sans en recevoir l'ordre de personne, elles consacrent leur vie au soulagement, à la consolation de ceux qui, sans elles, ne seraient ni consolés ni soulagés.

Je me rappelle avoir entendu dire à une jeune américaine très vive, qui se trouvait cruellement tourmentée par ses aides que la seule idée qu'elle se formait du paradis était celle d'un lieu rempli de domestiques servant en effet, et non aidant leurs maîtres. Moi, je dirais que je me figure le ciel comme un lieu rempli de soeurs de la charité.

On croira peut-être que je suis devenue catholique si j'avoue qu'en voyant les symboles de cette religion démonstrative si tendrement révérés à l'heure des souffrances ou de la mort, mon coeur fut bien plus touché que mon orthodoxie ne fut offensée. Quand l'oeil d'un mourant dépense son dernier rayon dans un regard d'espérance confiante sur l'image de son Rédempteur, (page 27) il est impossible d'attacher à cet acte l'idée de la superstition.

Une des curiosités de Bruges que je ne veux pas omettre de citer, bien que je n'ajoute pas une foi entière à son histoire, est le petit édifice appelé chapelle de Jérusalem. On dit qu'il fut construit par un bourgmestre de la ville, exactement sur le modèle de la chapelle du Saint-Sépulcre à Jérusalem. Cette légende, qui me fut montrée dans un des vieux volumes de la Bibliothéque, établit que le pieux fondateur de la chapelle fit trois pélerinages à Jérusalem, afin de vérifier lui-même quelques points douteux de la structure ; enfin, son vœu de faire exécuter une copie fidèle du saint édifice fut déclaré pleinement accompli, et ce témoignage de sa piété est conservé avec tout le soin que mérite la forme qu'il représente dans une des villes les plus éminemment catholiques qui restent sur la terre. Ceux qui se plaisent à voir des choses différentes de ce qu'on voit ordinairement, trouveront ce petit temple digne de leur attention.

J'ai remarqué, sur la porte d'une brasserie, (page 28) un bas-relief des plus grotesques, mais je ne puis indiquer à mes confrères les voyageurs où se trouve ce chef-d’œuvre, car j'ai totalement oublié le nom de la rue: il représente de la manière la plus catholique tous les' procédés de la confection de la bière, depuis le commencement jusqu'à la fin. Des séraphins ailés goûtent la liqueur avant qu'on la mette dans les tonneaux, et la Vierge Marie, assise avec l'Enfant-Jésus dans ses bras, paraît surveiller les travaux.

A Bruges et dans les autres villes de Flandre, on a tous les vendredis un marché où se vendent tontes sortes de friperies: c'est un curieux spectacle. Des lits, des tableaux, de vieux habits, des livres, de la ferraille, et mille autres articles hétérogènes, sont étalés dans la confusion la mieux ordonnée. On ne conçoit pas d'où peuvent venir chaque semaine tant de vieilleries, et l' on ne conçoit pas davantage qu'elles trouvent régulièrement des acheteurs, et que tant de gens parmi lesquels il s'en trouve de la première classe, croient avoir besoin si souvent de pareilles marchandises. Quoi qu'il en soit, les (page 29) les marchés du vendredi attirent toujours beaucoup de monde.

On est parfaitement traité à l'hôtel du Commerce. Nous avons dîné deux fois à sa table d’hôte, ou l'on est très bien servi à deux francs par tête. On nous a demandé le double pour nous servir à part; mais nous pouvions croire que nous étions dans un des meilleurs restaurants de Paris.

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