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« ESSAI HISTORIQUE & POLITIQUE SUR LA RÉVOLUTION BELGE »

 

      

Par Jean-Baptiste Nothomb

 

 

Avant-propos de l’auteur (précédant la quatrième édition) (10 mars 1876)

 

(page V) La constitution pacifique, comme État indépendant, de la Belgique détachée révolutionnairement en 1830 de la Hollande, a été le triomphe de la diplomatie. On ne peut parler de ces négociations si longues et si compliquées, sans citer l'Essai historique et politique, publié il y a plus de quarante ans, dont l'exactitude a été reconnue par les contemporains, la plupart disparus, parmi lesquels il faut ranger en première ligne lord Palmerston et les plénipotentiaires à la Conférence de Londres.

Bien que des changements plus considérables aient attiré depuis, attirent encore l'attention publique, cette première et profonde atteinte, dont les résultats subsistent, à l'ordre de choses créé en 1815 ne peut être perdue de vue. L'indépendance belge est restée une nécessité, quoique le cadre général ne soit plus le même. Une assise avait été refaite et, après la destruction de l'édifice, elle est demeurée soudée au (page VI) sol européen. Quelque restreint que fût le champ d'action, le repos du monde s'y rattachait et s'y rattache encore. Ce sera d'ailleurs un constant sujet d'étude que de rechercher comment cette révolution, tentée avec tant de chances contraires et de si faibles moyens, a pu réussir; comment l'intervention diplomatique plus ou moins déguisée d'abord, alternativement déclinée et acceptée, a fini par l'emporter malgré l'une et l'autre des parties en cause.

 

- I -

Après un si long intervalle, nous publions sans changements cette édition qui sera la quatrième; l'ouvrage a été plus qu'un livre: c'est un acte. On reprochera peut-être à l'auteur de ne pas l'avoir remanié, au lieu d'y ajouter des notes qui fatiguent souvent et distraient toujours. Toutes les pièces diplomatiques sont aujourd'hui connues; de graves révélations personnelles ont même été faites; il était impossible de ne pas tenir compte des unes et des autres; les. notes auraient débordé de page en page si l'on ne s'était restreint. Une refonte du texte eût rendu l'œuvre plus littéraire en lui enlevant sa valeur de document; les exemplaires presque introuvables des trois éditions épuisées n'en eussent été que plus recherchés. Cette publication, qui remonte à 1833, constate que le plan de la transaction qui a fait (page VII) adopter la révolution belge par l'Europe n'a pas été imaginé après coup; même avant l'élection du prince Léopold, il avait été entrevu par quelques personnes qui comptaient l'auteur dans leurs rangs; depuis, il a été systématiquement suivi. Le livre a même exercé une influence sur le dénouement final de 1839. Bien que le litige portât principalement sur les limites et les dettes, la question de l'Escaut, si vitale pour la Belgique, et qui menace de se perpétuer, n'avait été négligée à aucune époque. L'auteur a défendu la solution promise par l'article IX du traité du 15 novembre 1831; il a même soutenu qu'il fallait en renforcer les dispositions, auxquelles la Hollande a .fini par adhérer après sept années de protestation.

Comme les seigneurs féodaux du moyen âge, elle s'est vue, à regret, dépossédée de privilèges incompatibles avec les idées modernes sur l'usage international des grands fleuves, appendices des mers; elle ne l'a pas été cette fois brutalement comme elle l'avait été, le 16 novembre 1792, par la Convention nationale de France, et comme elle l'eût été derechef dans toute combinaison autre que celle de l'indépendance belge; le principe d'équité qui veut que même les abus, réputés des droits acquis, soient rachetés, lui a été libéralement appliqué; la capitalisation du péage et celle de la rente spéciale lui ont valu plus de cinquante millions de francs, somme supérieure à. celle que la Roumanie, avec une population égale à peu près à celle de la Belgique, aurait à payer à la Turquie (page VIII) si le rachat du tribut était admis. Une page fortement colorée, où l'auteur montrait l'impossibilité morale d'exiger des comptes de l'ancien roi, avait fait naître des scrupules chez les membres de la Conférence et leur a suggéré l'idée de l'abandon, moyennant compensation, de la liquidation du syndicat d'amortissement. Plusieurs notes, par leur importance, auraient pu former des chapitres nouveaux; nous en signalerons quelques unes: la tentative mystérieuse pour ajourner l'exclusion de la maison d'Orange est éclaircie; la différence entre la suspension d'armes et l'armistice, expliquée; la réclamation concernant les frais des mesures coercitives, exposée; la véritable portée du séquestre des territoires à restituer offert à la Prusse par les puissances exécutrices, précisée; le voile a pu être levé sur la négociation des forteresses; des éclaircissements curieux relégués parmi les documents politiques ont été ajoutés au texte de l'article secret, aujourd'hui connu, de la Convention du 14 décembre 1831.

L'auteur, dans sa revue des causes de la révolution, les avait rattachées à une idée fatalement dominante, celle de la suprématie inévitable du Nord sur le Midi. Il y est revenu en 1835 dans sa réponse à un apologiste de l'union; nous avons reproduit cette défense; les générations nouvelles manquent fréquemment de mémoire, disposées qu'elles sont à oublier les inconvénients du passé et à méconnaître les avantages du présent.

(page IX) Bien que la révolution belge ait été solennellement close en 1839, le monde est loin de s'être immobilisé; il s'est renouvelé autour de la Belgique sans l'emporter. Jusqu'à quel point la. solution donnée à tant de questions par la Conférence de Londres a-t-elle été respectée? C'est ce que le lecteur doit immanquablement se demander. La Conférence; s'il est permis de la déclarer en permanence dans l'histoire, a vu un de ses souhaits accomplis par la capitalisation du péage de l'Escaut; elle serait étonnée du sort des forteresses belges, inquiète peut-être de celui du grand-duché de Luxembourg rendu impuissant en 1867, à la suite de la guerre austro-prussienne, par sa neutralisation et par le démantèlement de sa fameuse place d'armes; elle serait satisfaite de l'épreuve qu'a surmontée en 1870, en face de la guerre franco-allemande, la neutralité belge, spécialement réglée par les deux grands belligérants sur l'initiative de l'Angleterre. Pour ne pas tenir les esprits en suspens, on a montré, dans quelques additions jetées hors du cadre, ce qu'est devenue l'œuvre de la Conférence devant les événements gigantesques qui ont changé la face de l'Europe. Ce qui surtout satisferait la Conférence, c'est que la Belgique est restée debout, la Belgique - dernier mot prononcé à son lit de mort par Palmerston, que le roi Léopold Ier devait suivre de si près.

A l'aide de la table alphabétique des matières, qui termine le tome II, le lecteur pourra, sans s’engager (page X) dans des recherches difficiles, réunir rapidement sur chaque fait, sur chaque question toutes les notions éparses tant dans l'ouvrage principal que dans. la première continuation de l'auteur et dans la seconde où M. Théodore Juste, connu par tant d'utiles travaux, notamment par une intéressante monographie de Léopold 1er, conduit les négociations jusqu'à leur conclusion. Les préfaces de la 2e et de la 3e édition ont été lues avec avidité; nous. n'avons pas cru pouvoir les supprimer; ce sont de courtes brochures politiques où se reflète la situation d'alors.

- II -

On a dit que l'essentiel pour les princes et les hommes d'État est de bien finir. Le roi Louis-Philippe a mal fini; même à l'étranger ce monarque, le seul, après Henri IV, qui se soit assis sur le trône de France avec le sentiment des droits des autres peuples, continue à être sévèrement jugé. Le gendre, sans être aussi puissant, a été plus heureux; son œuvre lui a survécu. Léopold 1er n'est guère apprécié que comme diplomate; cependant ce n'est pas son unique mérite. Éloigné du trône britannique par la mort de la princesse Charlotte, il avait pu espérer d'en être rapproché un jour, sinon comme régent, au moins comme conseiller officieux, par l'avènement de sa nièce, et croire qu'un rôle politique lui était encore, plus ou moins secrètement, réservé; il ne (page XI) cessait de s'y préparer lorsqu'un appel indirect lui fut adressé au nom de la Grèce; il accepta sans réserve; c'était une faute qu'il ne renouvela pas lorsque, s'étant désisté, une nouvelle offre lui fut faite, cette fois directement. S'il s'était rendu en Belgique sans un arrangement préalable avec les cinq grandes puissances, « il ,n'y aurait eu qu'un révolutionnaire de plus, » ainsi que s'exprimait l'un des commissaires belges dans la seconde entrevue qu'il leur accorda le 9 juin 1831, mot hardi qui ne l'offensa nullement, puisqu'il rendait sa propre pensée. Si les dix-huit articles du 26 juin stipulant à l'avance les conditions internationales de son avénement au trône belge n'ont pas été exécutés, c'est par suite de revers dont il n'est pas responsable. Il aurait pu se déclarer dégagé, il ne le fit pas et il poursuivit sa mission en dépit de la fortune. Pour ne point passer inaperçu sur cette terre, il résista aux séductions d'une riche sinécure à laquelle il renonça avec magnanimité et qui lui valait sans labeur ni souci la moitié de sa liste civile future.

Devenu roi des Belges, il a été son ministre des affaires étrangères; en correspondance avec tous les personnages influents, chefs d'État ou chefs de cabinet, rien d'important ne se passait on Europe qu'il n'en fût informé, rien de grave ne s'y préparait qu'il ne pût pressentir. Aucun de ses ministres officiels n'a pu se prévaloir d'une position semblable. Pour prévenir des abus trop fréquents de nos jours, (page XII) ces lettres qui eussent été si précieuses et que les archives officielles ne remplaceront pas, ont été réciproquement restituées. A certains égards, le département des affaires étrangères est la partie intellectuelle de tout gouvernement; il en est comme la providence; il épie les signes du temps; il cherche à découvrir les rapports parfois lointains entre la destinée du pays et les événements du dehors ; souvent il a l'apparence d'être inactif, inutile même, mais l'imprévoyance, l'oubli, l'erreur d'un jour, une méprise, une fausse appréciation ont des suites irréparables. La Belgique, moins que tout autre État, ne peut s'isoler; son existence tient au système général. Le chef de sa diplomatie, roi ou ministre, doit être un observateur presque universel; toujours l'œil fixé sur la carte du monde, aucun mouvement, en Europe surtout, ne doit lui échapper. C'est ainsi que le roi Léopold Ier entendait cette fonction qui exige une vigilance continue, bien que cachée au vulgaire; il restera l'idéal du diplomate belge. Veut-on savoir ce que coûte un premier faux pas? Si le roi Guillaume Ier' avait eu une diplomatie plus clairvoyante, il n'eût pas provoqué la réunion de la Conférence de Londres; il a cru pouvoir de plein droit compter sur les cinq grandes puissances, y compris la France de Juillet; il n'a pas prévu que la nécessité du maintien de la paix générale dominerait les cabinets et que l'Europe se contenterait sous une autre forme de la non-réunion de la Belgique à la France. En lutte avec le (page XIII) clergé, il s'est félicité de la chute du gouvernement clérical de Charles X, comme si la France libérale devait être insensible à la destruction du royaume-uni élevé contre elle; s'il avait seulement relu la correspondance de son grand aïeul le Taciturne, il aurait appris que les Valois catholiques n'avaient pas refusé leur. appui aux huguenots des Pays-Bas contre Philippe II; ce n'est pas la bonne volonté, mais le génie qui manqua au frère de Charles IX et de Henri III pour devenir en 1582, sous les auspices du prince d'Orange, souverain des provinces révoltées au nom d'une cause opposée à celle qui motivait la politique intérieure de la France.

Le roi Léopold 1er n'employait pas son influence extérieure dans l'intérêt seul de la Belgique; elle se faisait sentir dans les rapports internationaux d'autres états. Il a servi constamment d'intermédiaire entre l'Angleterre et la France; c'est peut-être à lui que l'on est redevable du maintien de l'alliance anglo-française tant de fois ébranlée sous le roi Louis-Philippe; il a contribué activement à la sauver après la crise égyptienne en 1841, la guerre du Maroc en 1844 et les mariages espagnols en 1846. Arbitre en 1863 entre l’Angleterre et le Brésil, sa haute impartialité ne lui permit pas de donner raison au puissant État qui lui avait rendu tant de services.

Esprit cosmopolite, il s'intéressait au sort de l'humanité sur tous les points du globe; l'Orient avait conservé le privilége d'émouvoir son imagination; il (page XIV) n'était pas sans regretter la couronne grecque un moment entrevue. A l'auteur de cet ouvrage qui, revenant d'Athènes, le félicitait en 1856 de ne pas être devenu roi des Hellènes, il répondait: « A ne considérer que le présent, la Belgique vaut certes mieux que la Grèce; j'aurais eu personnellement une existence moins agréable; mais la dynastie que j'aurais fondée aurait eu un plus grand avenir. Je n'aurais pas vécu dans l’isolement sur les ruines d'Athènes, sans rapports avec les souverains et les hommes d’'État de l'Occident; je les aurais habitués à recourir à moi et j'aurais su mettre à profit toutes les éventualités sans en craindre ni en provoquer aucune. »

La guerre n'étant que la politique dans son action extrême, la question militaire avait la seconde place dans sa pensée; il n'admettait pas que la neutralité subsistât par sa seule vertu: la Belgique doit au moins être en mesure de résister à un premier choc et d'attendre que les garants soient prêts; le nouveau système défensif, qui concentre dans un camp retranché les ressources jusque là disséminées, est sa conception propre.

Son attention ne s'est pas même, comme on le suppose, bornée en tout temps à la diplomatie e tà la guerre. Arrivé au pouvoir dans la maturité de l'âge, avec des notions générales de gouvernement, il a, surtout pendant la première moitié de son règne, influé sur toutes les branches de l'administration, (page XV) influence qu'il s'est bien gardé d'afficher; il a fondé le crédit du pays et les travaux publics. Appréciant ce qu'il y a de salutaire dans la limitation des pouvoirs, il ne voyait rien d'offensant dans un contrôle: la Cour des comptes, nommée par la Chambre des représentants et non par le gouvernement, a peut-être préservé la Belgique du sort financier de tant d'autres États. Avant d'accepter la couronne, il avait été frappé de tout ce que renferme d'excessif une constitution décrétée par une assemblée souveraine en l'absence de toute dynastie; après l'avoir acceptée, il songea jamais à une révision. Il reconnut qu'avec les moyens dont il disposait il pouvait encore faire le bien; il trouva sa force dans sa bonne foi et dans un régime régulier et stable. Il comprit qu'il pouvait s’illustrer par les œuvres de la paix; ardemment secondé, il prit l'initiative de la construction des chemins de fer par l'État et fît un élément de puissance et d'unité de cette grande invention du siècle devenue ailleurs la proie de l'agiotage. Il jeta les bases de bonnes finances sans lesquelles il n'y a pas de bonne politique; il s'était prêté sans répugnance au système rigoureux de comptabilité introduit par le Congrès national; il érigea en maxime d'État l'absence du moindre déficit; toute dépense, même utile, non couverte par une recette, était par cela seul ajournée. Presque au lendemain des désastres d'août 1831, il avait, par l'autorité de son nom, trouvé des prêteurs qui eurent, à cette époque, pour principale (page XVI) hypothèque, sa sagesse. Pendant son long règne, il ne s'est permis, aux dépens du trésor public, aucune fantaisie coûteuse; on voulait lui élever une demeure monumentale dans le quartier de Bruxelles qui porte son nom; il s'y refusa. Néanmoins, il savait encourager les sciences, les lettres et les arts; sous ce dernier rapport surtout, il s'identifiait avec le glorieux passé de sa nouvelle patrie. Il semblait s'être assimilé toutes les qualités solides en même temps que les traditions respectables du peuple qu'il personnifiait aux yeux de l'Europe. En tout il cherchait à se rendre compte du possible; se souvenant toujours d'où il était parti, il ne s'est jamais cru en dehors de l'humanité; aux commissaires belges envoyés à Londres, il s'était plu à dire qu'il considérait le pouvoir sous un point de vue philosophique. Il y avait dans tout son être une fermeté naturelle et tranquille, parfois silencieuse, qui affronte les épreuves, de la vie sans les redouter ni les braver. Sa haute taille imposait, sa parole mesurée rassurait. toute exagération lui répugnait; il détestait le grandiose et le faste; il avait réduit l'étiquette à sa plus .simple expression en deçà de laquelle le respect serait atteint. La couronne est restée une figure de rhétorique; il n'en laissa pas fabriquer une en réalité. On admire avec calme une statue grecque; on s'arrête stupéfait devant un colosse égyptien. C'est une figure historique qui frappera par la justesse des proportions.

Les Belges lui doivent plus de trente-quatre années de paix, de prospérité et de considération; ils ne peuvent mieux honorer sa mémoire qu'en montrant que son esprit est encore avec eux. Pour se guider ,dans. les circonstances les plus difficiles, il leur suffira de se demander ce qu'il aurait fait.

Une histoire complète embrassant toutes les parties du règne manque encore; espérons que parmi la génération nouvelle quelque esprit .vigoureux se détachera de la polémique quotidienne où les forces se gaspillent, pour entreprendre ce patriotique travail dans son ensemble. Qu'exagérant son rôle constitutionnel, on n'en fasse pas un roi nul. I)ans le partage du pouvoir il pratiquait le précepte que, pour sauver les grandes choses, il faut savoir sacrifier les petites. Les partis s'agitent à la superficie ; l’action du roi doit être cherchée à de plus grandes profondeurs.

- III -

L'époque n'est pas éloignée où la Belgique inaugurera la cinquantième année de son indépendance; il est à souhaiter que dans l'intervalle aucun incident ne vienne la troubler.

On sera en droit de lui demander, on lui demandera si elle a rempli ses devoirs envers l'Europe. Sa naissance a été laborieuse et les grandes puissances qui l'ont tenue sur les fonts baptismaux ne l'ont pas (page XVIII) gâtée. Abandonnée a elle-même durant la trève diplomatique, elle n'a jamais été plus heureuse; échappée toute meurtrie à leurs étreintes, elle n'a pas gardé rancune; elle n'a profité d'aucune complication extérieure pour tenter une revanche. Elle sait qu'elle ne ferait pas impunément des essais nouveaux d'existence; sans frontières naturelles, n'étant forte que par son union et son bon sens, elle n'est protégée ni par des montagnes, comme la Suisse, ni par les mers, comme l'Angleterre. Pendant que tout s'ébranle autour d'elle, il faut qu'elle prenne racine dans le vieux sol européen, si remué de nos jours. Aux observateurs superficiels qui, frappés de la diversité de race et de langue, l'avaient crue vouée à un dualisme dissolvant, elle a répondu par un sentiment d'unité qui ne s'est jamais démenti. Ce qui la caractérise précisément, c'est que, placée sur la lisière des races et des langues, elle s'y est maintenue malgré des aptitudes diverses, à l'exemple de la Suisse divisée, en outre, de cultes. La Constitution de 1831, expression d'un état social, n'a été ni une théorie philosophique ni le manifeste d'un parti triomphant; c'est pour cela qu’elle a duré; c'est une transaction qui, prenant en considération les mœurs, les croyances, les préjugés même, a donné satisfaction à des tendances multiples dans l'espoir que, grâce à.une entière liberté individuelle, chacun saurait se faire paisiblement sa place; il n'y a eu de dupes que ceux qui auraient voulu une suprématie exclusive et une lutte (page XIX) perpétuelle. Lorsqu'un groupe de vainqueurs profite d'un jour de grande fortune pour imposer ses vues à un pays, il court risque de voir son œuvre disparaître avec la conjoncture d'où elle est née. La fondation de la Belgique a dépendu d'une double transaction; son sort en dépend encore.

Renfermée dans les frontières étroites qu'on lui a faites, elle a su vivre. Savoir vivre, c'est avoir droit à la vie. A-t-elle déconcerté et désolé, par le défaut de raison politique dans son âge mûr, ceux dont elle avait eu les sympathies au berceau? S'est-elle montrée turbulente, hargneuse? Lui a-t-on jamais surpris la main dans quelque intrigue? S'est-elle compromise par des innovations inconsidérées? A-t-elle périodiquement inquiété l'Europe par l'anarchie, l'a-t-elle scandalisée par la dilapidation des deniers publics? Lui est-il arrivé de ne pas faire honneur à sa signature? A-t-elle joué avec le pouvoir et donné l'exemple de l'impuissance parlementaire? A-t-elle fait le désespoir des contemporains, spectateurs, par la fantasmagorie de noms éphémères, défilant devant eux bruyamment sans laisser de trace? S'est-elle signalée par la chasse au budget? Ses hauts fonctionnaires en place et ses envoyés à l'étranger étonnent par leur longévité. Fidèle aux rêves de sa jeunesse, elle a laissé un libre jeu aux institutions qu'elle s’est données; peut-on lui en faire un crime? Sa Constitution est aujourd'hui la plus ancienne du continent. Elle ne prétend pas être impeccable, mais a-t-elle (page XX) commis quelque faute capitale? Ce qu'elle désire, c'est de ne pas être jugée par le petit côté des choses. Elle n'a pu s'abstraire au point d'échapper à l’agitation de l'univers. Ce n'est pas une île perdue au milieu du grand Océan. La neutralité ne peut aller jusqu'à lui interdire toute vie intellectuelle, morale et religieuse, sous prétexte qu'il ne lui est pas permis de jeter le regard au delà de ses frontières. En la proclamant neutre, la Conférence n'a pas cru donner le spectacle d'un peuple de sourds-muets consigné au centre du continent. Ce qu'on doit exiger d'elle, c'est qu'elle ne soit jamais provocatrice, agressive. Elle n'entend pas s'arroger le droit de juger la conduite des gouvernements étrangers, ni s'immiscer par des manifestations dans les conflits qui entravent leur action. Il n'entre pas dans sa mission nationale de se faire le champion de toutes les causes perdues ou compromises.

Les épreuves ne lui ont pas été épargnées et elle les a surmontées. Prétendue contrefaçon de la France, elle est restée libre à côté du second empire, monarchique à côté de. la deuxième et de la troisième république. Sans faillir à sa dignité, elle s'est montrée pleine de déférence envers l'Allemagne dont la grandeur soudaine ne l'avait jamais offusquée. Dans une terrible guerre, compatissante et charitable envers l'un et l'autre belligérant, elle a évité de rendre suspecte son hospitalité. Confiante dans ses institutions, elle en attend le remède à tous (page XXI) les excès; elle veut la pondération des pouvoirs dans l'État, comme celle des partis dans le pays, situation qu'on peut accuser d'être illogique, mais que commande la force des choses. Prenant pour modèle la vieille Angleterre, elle voit, sans s'inquiéter, monter et descendre les majorités; elle demande seulement que le parti dépossédé attende patiemment que son tour revienne par la voie légale. Elle est assez forte pour comprimer dans son sein le socialisme, cette menace permanente contre la propriété et la famille. Devant des prétentions et des écarts d'un autre genre, elle croit à la supériorité des lumières et à leur diffusion. Jusqu'à présent, heureusement, elle reste convaincue que dans ce siècle démocratique, l'instruction primaire, bien que donnée sous l'indispensable influence religieuse, suffira pour changer l'esprit des populations peut-être au delà de ce que la prudence admet. Elle sait qu'à moins de détruire la liberté d'enseignement, les droits de la famille, l'indépendance du clergé et même celle de la commune, l'école sans religion positive serait désertée surtout dans les campagnes. Elle a la conscience d'appartenir au monde moderne et n'en ignore pas les écueils. Malgré quelques demeurants d’un autre âge, elle ne craint pas la réédification du passé; ce sont les incertitudes du présent et de l'avenir qui effrayent les esprits réfléchis de tous les partis et qui les rallieront toujours au moment du péril. Sans être ennemie de toute réforme, les (page XXII) velléités d'un retour impossible au moyen âge la préoccupent moins que la question de savoir jusqu'où l'on peut s'aventurer dans l'inconnu. Si de toutes parts on voulait la laisser tranquille, elle n'aurait rien à demander à personne; à la différence d'autres pays, ses principaux embarras sont toujours venus d'ailleurs.

Fidèle à la transaction faite, au dehors avec l'Europe, au dedans avec les partis, elle s'efforcera de rester elle-même; conservant ses libertés et même ses illusions, elle espère célébrer son jubilé semi-séculaire sans qu'on puisse l'accuser de s'être rendue indigne du droit de se gouverner, qu'elle a obtenu après tant de vicissitudes.

10 mars 1876.

 (page 49) Si cet ouvrage a quelque mérite, c'est par sa date; publié en mars 1833, les faits ne lui ont pas donné de démenti. Au milieu d'événements mal compris ou incomplets, l'auteur a osé non seulement expliquer le passé, mais pressentir l'avenir; entraîné par ses préoccupations historiques, il a supposé que, sanctionnée par l'Europe, la révolution belge de 1830 pouvait faire une halte et se placer, en face de la Hollande, dans une situation intermédiaire analogue à celle où s'est arrêtée la révolution hollandaise en 1609. L'hypothèse qu'il n'a laissé qu'entrevoir et qu'il avait ailleurs développée[1] l s'est réalisée; il est intervenu un arrangement provisoire entre la Belgique et la Hollande (page 50) : dernière épreuve qu'acceptent les révolutions modérées qui ne craignent point l'avenir; dernière chance qu'accueillent les dynasties dépossédées qui se font illusion.

Si l'auteur, qui ne se dissimule aucune des imperfections de son travail, persiste à ne rien changer au texte de son ouvrage, c'est qu'il a voulu laisser subsister son livre comme un incident de la révolution. S'il a même conservé les préfaces des éditions précédentes, c'est comme expression des sentiments qui l'animaient, lui et ses amis, au milieu d'une lutte qui n'était pas sans grandeur, mais dont le souvenir s'affaiblit déjà et dont leurs adversaires ont intérêt aujourd'hui à nier les périls. La publication des pièces communiquées par le ministère anglais aux deux chambres du Parlement lui a permis d'éclaircir quelques détails dans des notes peu nombreuses qui restent détachées du texte[2]; ces (page 51) pièces, pour la plupart, ne lui étaient pas inconnues; mais il n'avait point le droit de prendre l'initiative des révélations. Dans un appendice, il a rendu compte des négociations qui ont accompagné et suivi les mesures coercitives et qui ont abouti au status quo actuel: récit aride, il doit l'avouer, décoloré; où ne se reflète plus le grand spectacle qu'offrait l'Europe au début de la révolution. Enfin, il a essayé de résumer les négociations et de fixer l'état de la question belge. Voilà quatre ans (page 52) que la maison de Nassau a cessé de régner sur nous: espace immense, presque équivalent au tiers de la Restauration, à la moitié de l'Empire; la question belge est encore sans solution définitive par rapport à la Hollande, mais elle est à l'abri des événements qui pourraient en compromettre l'issue; c'est sans inquiétude que la Belgique peut célébrer le quatrième anniversaire de la conquête de son indépendance.

Le gouvernement représentatif, surtout lorsqu'il est aux prises avec une révolution, fait une grande consommation d'hommes; si l'auteur a eu le rare privilége de rester depuis 1830 au centre, pour ainsi dire, de l'action diplomatique, c'est que les positions secondaires, quelque voisines qu'elles puissent être des sommités, usent moins vite. Cette espèce d'inamovibilité tenait, d'ailleurs, à l'unité du système politique, unité qu'il était de son honneur de faire ressortir.

Ce système est aujourd'hui jugé. Il n'était pas l'œuvre d'un individu, mais de la force des choses. Ce n'est pas que l'auteur veuille, comme on le lui a reproché, transporter la fatalité dans l'histoire; tout en faisant la part, et une part très large, à la volonté de l'homme, il tient compte des circonstances dont l'appréciation est librement abandonnée à l'intelligence humaine. La Belgique n'était point une oasis au milieu d'un désert. Les nécessités qui dominaient la révolution n'ont pu être perdues une seule fois de vue; elles saisissaient d'une manière irrésistible quiconque montait au pouvoir, éclairant les uns, épouvantant les autres. Le même homme, descendu du pouvoir, était moins frappé de ces nécessités qui, à ses yeux, s'affaiblissaient de jour en jour. Il est (page 53) des choses qu'on aperçoit à peine du pied de la montagne, et qu'au sommet on découvre sans effort.

Les esprits qui aiment à sonder les hypothèses peuvent aujourd'hui faire subir à ce système une épreuve décisive, en se demandant ce qui serait advenu si la révolution avait suivi une autre marche, si, dans chacune des grandes journées du Congrès ou des Chambres, elle avait reçu l'impulsion de la minorité. On peut distinguer cinq de ces journées où la question d'être ou ne pas être a été débattue.

31 MAI 1831 : adoption du système de l'élection immédiate du chef de l’Etat;

4 JUIN 1831 : élection du prince Léopold;

9 JUILLET 1831 : vote des dix-huit articles;

1er NOVEMBRE 1831 : vote des vingt-quatre articles;

27 NOVEMBRE 1832 : adhésion à l'exécution du traité du 15 novembre par l'intervention anglo-française.

Sur chacune de ces questions, déplacez la majorité, et l'indépendance belge devient une impossibilité. Ces cinq propositions se tiennent; expression du même système, elles n'étaient susceptibles que d'une solution uniforme, soit affirmative, soit négative.

Ce système, le voici réduit aux termes les plus simples :

La Belgique, n'étant qu'une nation de quatre millions d'hommes, ne pouvait faire la loi à l'Europe. Elle devait transiger, en profitant des circonstances extraordinaires où se trouvait le monde.

Cette transaction n'était possible qu'aux conditions suivantes :

(page 54) Interdiction de toute hostilité de nature à troubler la paix générale;

Maintien du but des traités de 1815, c'est à dire du principe de la séparation de la Belgique d'avec la France;

Renonciation à toute conquête, c'est à dire reconnaissance des anciens droits territoriaux de la Hollande;

Enfin, adoption du système monarchique et solution de la question dynastique dans un sens européen.

Ces données, contre lesquelles les déclamations, les sophismes, les injures ont dû échouer, expliquent et justifient tout ce qui s'est fait depuis novembre 1830. Si la révolution les avait méconnues, elle se serait perdue; en dehors de l'ordre d'idées où elle s'est placée, il y avait la guerre avec tous ses maux, et, à la suite de ces maux, l'anéantissement du nom belge, les malédictions du monde et l'éternelle impopularité de l'avenir.

L'ajournement du choix du chef de l'État, la non élection du prince Léopold, le rejet des dix-huit articles d'où dépendait son avènement, eussent laissé la Belgique sans représentant en face de l'Europe pacifique et monarchique ; trois mois se seraient écoulés en stériles négociations; au bruit de la chute de Varsovie, la Belgique eût subit la restauration ou le partage, essayant, mais en vain, par ses dernières convulsions, d'entraîner la France dans une guerre continentale.

Rejeter les vingt-quatre articles, c'était repousser les seules conditions d’existence qui fussent possibles après les désastres du mois d'août: vaincue, la Belgique était restée seule sur le bord de l'abîme où s'étaient englouties l'Italie et la Pologne; pour se sauver, elle a saisi les vingt-quatre articles.

(page 55) La non-adhésion à l'intervention anglo-française eût laissé le traité du 15 novembre sans commencement d'exécution et empêché l'alliance de la France et de la Grande-Bretagne; la Belgique eût été dans l'alternative de se consumer dans un provisoire sans aucune garantie de durée et de bien-être matériel, ou de se ruer sur la Hollande, en compromettant son existence et le repos général.

Le système politique n'a pas non plus été l'œuvre d'un jour; les événements en ont successivement mis en relief chacune des parties ;ce n'est qu'aujourd'hui qu'il nous apparaît dans son ensemble. Pour le bien comprendre, il faut même tenir compte des antécédents révolutionnaires et de la France et de la Belgique, deux pays vieux dans cette carrière; jamais l'histoire n'aura été plus utile. Il y a quarante ans que les deux peuples avaient essayé d'une révolution: essai malheureux, souvenir d'épouvante pour les générations à venir. Il fallait que la révolution belge de 1830 ne ressemblât pas à la révolution belge de 1788, que la révolution française de 1830 ne ressemblât pas à la révolution française de 1790. Le but était le même: pour la France, la monarchie constitutionnelle; pour la Belgique, l'indépendance nationale; c'est par d'autres moyens que ce but devait être atteint. L'histoire était là qui nous disait: N'imitez point vos pères; n'allez pas vous briser aux mêmes écueils.

Toutefois, la position de la Belgique n'a point été exceptionnelle en Europe ; la révolution n'a fait que se placer dans le droit commun. S'il était permis de se citer soi-même, l'auteur rappellerait ce qu'il a dit dès (page 56) 1831 : « Aucune nation n'a d'existence absolue; chaque peuple s'ordonne par rapport aux autres peuples, comme chaque homme par rapport aux autres hommes; il n'y a de liberté individuelle absolue ni pour les peuples, ni pour l'homme; il y a des lois et pour les sociétés considérées dans leur ensemble, et pour chaque société considérée par rapport aux membres qui la composent.[3] » L'Europe, en consentant à transiger avec la révolution belge, de même que la Belgique, en souscrivant à la transaction, subissait les lois qui régissent, l'ensemble des sociétés et les nécessités qui peuvent modifier ces lois, mais non les abolir. La dissolution du royaume-uni des Pays-Bas: tel était le résultat de la révolution de 1830; ce résultat, la France devait l'accueillir, et pour lui-même, et dans l'espoir d'un agrandissement; les autres puissances le repousser, non pour lui-même, mais dans la crainte de l'agrandissement de la France. Le gouvernement français ayant renoncé à cette chance d'accroissement, les autres puissances ont pu consentir à la rupture de l'union: double concession qui a servi de point de départ à la diplomatie. La nécessité avait mis sa large main sur l'Europe entière: l'accusation de lâcheté que des esprits ardents et irréfléchis dirigent contre le gouvernement de Léopold peut, tour à tour, se reporter sur chacun des cabinets de l'Europe.

L'Autriche, la Prusse, la Russie laissent détrôner le roi Guillaume,... lâcheté.

L'autocrate du Nord, qui vient de dompter la révolution polonaise, retient une armée de quatre cent mille (page 57) hommes qui, en moins de quinze ans, a appris le chemin de Paris, de Constantinople et de Varsovie,.. lâcheté.

Les soldats de la grande monarchie militaire demeurent l'arme au bras entre le Rhin ct la Meuse, assez rapprochés de la Belgique pour entendre le canon d'Anvers,.. . lâcheté.

La Confédération germanique laisse la révolution belge envahir un de ses États; elle lui en donne une moitié pour recouvrer l'autre,... lâcheté. .

L'Angleterre oublie que sa révolution de 1688 a obtenu un roi de la Hollande; elle rompt avec son ancien allié, l'abandonne au jour du malheur,.. . lâcheté.

La France renonce aux rêves de la République et de l'Empire, elle se résigne au status quo de l815, elle occupe deux fois la Belgique, et deux fois elle l'évacue,.. lâcheté.

Ainsi, tous les gouvernements, les peuples et les rois se seraient entendus pour être lâches le même jour ! Il y aurait eu une lâcheté commune, fruit d'une peur mutuelle!... Non, mais une impérieuse nécessité s' est reproduite partout sous des formes diverses. Qu'on ne croie pas que la Belgique soit réduite à invoquer comme excuse une honteuse complicité. Non, ce n'est pas au prix d'une lâcheté universelle que la paix du monde s'est maintenue; un si grand bienfait ne peut être dû à des sentiments que l'honneur n'oserait avouer; la cause serait indigne de son effet; la raison politique n'est pas de la peur, la sagesse de la. lâcheté: chacun a commandé à ses passions, sacrifié quelques-unes de ses illusions ; les uns ont renoncé à toute idée de conquête, les autres à toute idée de restauration; et la paix (page 58) européenne s'est conservée à l'aide de concessions réciproques et raisonnées; la Belgique pouvait-elle se soustraire à une loi générale et suprême qui agissait .sur tous les points, bien qu'en sens divers? Il fallait empêcher le renouvellement des malheurs qui ont marqué la fin du dernier siècle: une volonté haute et en quelque sorte providentielle a réuni tous les cabinets dans la même pensée; un seul s'est tenu à l'écart: il attend, il appelle la grande catastrophe qui compromettrait peut-être pour un demi-siècle la cause de la civilisation, en bouleversant toutes les existences publiques et privées; au retour du calme, désespéré, il a jeté l'ancre, car le vent qu'il lui faut, c'est celui de la tempête.

L'auteur n'ignore point que ses adversaires repousseront comme injurieuse la supposition d'avoir voulu la propagande et la guerre générale; il y a dans chaque système bien des conséquences qui ne sont point dans la volonté de celui qui pose les prémisses. Ce qu'il importe à l'auteur et à ses amis, c'est de constater la portée des doctrines qu'ils ont eu à combattre; le repos européen et l'indépendance belge ne pouvaient coexister que dans un système de transaction; ceux qui se sont jetés dans le système belliqueux rendaient impossibles l'un et l'autre de ces résultats; si c'est dans ce but qu'ils ont agi, leur pensée a été criminelle; si sans avoir ce but, leur conduite a été absurde : absurdes ou coupables, tel est l'arrêt qui les attend. Ce n'est pas que l'auteur ne comprenne tout ce qui se fait d'entraînement et d'enthousiasme; mais il n'a jamais pris les mouvements de son âme pour des maximes de droit public: cette question de guerre générale, de révolution universelle, (page 59) qui semble promettre d'autres destinées à l'espèce humaine, cette question se présente dans un imposant appareil, entourée de bien des prestiges; elle ébranle les imaginations; elle s'adresse à tout ce qu'il y a d'exalté et d'infini dans l'homme; on est ému, on est tenté d'applaudir, on se surprend parfois applaudissant; mais ce n'est point à ces premières impressions ,qu'il faut céder. Le système. belliqueux, c'est le vieux .système de 1791; les partisans du système belliqueux n'étaient point des novateurs, mais des plagiaires; tout ce qu'on a dit en 1831, on l'avait dit en 1791. Le système belliqueux était populaire en 1791 : cette popularité s'est éteinte dans le sang et les larmes. Si ce système avait été écarté, il y a quarante ans, on aurait pu prétendre que, resté sans application, il avait besoin d'une épreuve décisive; mais l'épreuve a été faite, large, complète; la société lui a été livrée tout entière, sans réserve, nivelée comme au lendemain de la création; il a disposé de la France et de l'Europe, de 1791 à 1800; qu'en a-t-il fait? Une épreuve itérative est-elle nécessaire?

L'auteur n'est donc pas de ceux qui croient que les révolutions de 1830 ont manqué à leurs principes, à leurs promesses, à leurs destinées; elles se sont arrêtées aux faits qui les avaient rendues nécessaires; elles n'ont pas dévié de leur point de départ; elles ont accompli leur œuvre pacifiquement, et c'est là un grand progrès, un des plus grands progrès que puisse offrir l'humanité. La monarchie belge, en acceptant toutes les libertés, a anticipé l'avenir et réduit les théories sociales à des questions de mots; la Belgique, en (page 60) attendant que les autres peuples se placent à la hauteur de ses institutions, pourrait, sans déshonneur, être stationnaire. Si elle ne retrouve pas le calme absolu, c'est que l'Europe entière est entrée dans cette ère active et inquiète, ouverte en Angleterre depuis deux siècles; c'est que l'esprit des peuples, comme l'esprit de l'homme, a peut-être pour toujours perdu le repos; c'est qu'il est impossible à la nation belge de ne pas se ressentir de ce mouvement universel qui doit agiter le monde sans l'emporter.

Bruxelles, le 20 septembre 1834.



[1] Chambre des représentants, séances du 26 mars et du 20 juin 1833. Recueil des discours faisant suite à la Notice biographique du baron Nothomb, par THEODORE JUSTE, p. 69 et 80.

 

[2] Il existe quatre recueils de pièces officielles sur les négociations hollando-belges :

1° RECUEIL DE BRUXELI,ES (chez H. Remy). Nous donnons ce titre aux rapports, en très grand nombre, faits au Congrès et aux Chambres de Belgique par les divers ministres des affaires étrangères et qui forment deux volumes in-8°. L'absence de plan et le défaut de pagination uniforme rendent les recherches très difficiles;

2° RECUEIL DE LA HAYE (chez A.-D. Schinkel). Deux volumes in-8°, sous le titre de : Pièces diplomatiques relatives aux affaires de la Hollande et de la Belgique. Ce recueil manque également de plan, mais chaque volume a une pagination non interrompue.

Les notes émanées des cabinets de Bruxelles ou de La Haye n'ayant point été toutes annexées aux actes de la Conférence, on est souvent forcé de recourir à l'un ou l'autre de ces recueils; les rapports ministériels, quoique rédigés avec une grande réserve et pour les besoins du moment, renferment aussi quelques indications utiles.

3° RECUEIL DE LONDRES (imprimé chez Harrison. et fils). Deux volumes in-folio ayant pour titre: Papers relative to the affairs of Belgium. Le premier volume renferme le texte des soixante-dix protocoles tenus par la conférence de Londres et les notes qu'elle a cru convenable d'y annexer; le second volume est divisé en deux parties. Première partie: Communications with the ministers foreign powers at London and abroad;. seconde partie: Communications with his Majesty' s ministers abroad.

C'est la collection des pièces communiquées au Parlement en 1833.

Le deuxième volume est loin d'offrir l'intérêt qu'il semble promettre; il ne renferme que des dépêches officielles très laconiques et auxquelles bien souvent ont dû être jointes des lettres confidentielles restées inédites; néanmoins, on y trouve des documents très importants et, entre autres, le précis des négociations rédigé par le comte de Nesselrode, le 27 février 1831.

4° RECUEIL DE PARIS (de l'imprimerie royale). Deux volumes in-4°. Le premier volume est l'équivalent du premier volume du recueil de Londres; le second volume renferme une partie des pièces non annexées aux protocoles de Londres ou postérieures au soixante-dixième protocole. Ce deuxième volume, dont l'impression a été seulement achevée en 1836, est d'une haute importance, quoiqu'on ait négligé d'y insérer plusieurs documents intéressants qui se trouvent dans le second volume du recueil de Londres et, notamment, le mémoire russe du 27 février 1831. Ce recueil n'est destiné qu'aux membres du corps diplomatique français, et chaque exemplaire porte un numéro. Peu d'exemplaires ont été distribués.

La possession de ces quatre recueils ne dispense pas de recourir à d’autres sources; par exemple, la proclamation adressée par le régent de Belgique aux habitants du grand-duché de Luxembourg, le 10 mars 1831, ne se trouve pas dans ces recueils; il faut donc les compléter par une collection de journaux, par l'Annuaire historique de Lesur et Tensé, et par les State Papers.

 

[3] Discours sur les vingt-quatre articles, séance du 26 octobre 1831. Recueil des discours, p. 36.