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« Le Congrès national. L’œuvre et les hommes », par Louis de Lichtervelde, Bruxelles, 1945

 

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CHAPITRE VIII – L’ŒUVRE DU CONGRES

 

(page 126) L’élection du prince Léopold et le vote des Préliminaires de paix donnent enfin à l’Etat belge dont le Congrès a planté les racines la possibilité de vivre et de grandir. Après bien des doutes et des hésitations, après des luttes ardentes qui ont dressé les uns contre les autres tant de patriotes également sincères, le Congrès a eu la force de repousser les solutions extrêmes. Il s’est résigné aux sacrifices inévitables pour obtenir l’entrée du nouveau royaume dans le concert des nations. La Constitution, l’œuvre de prédilection du Congrès, n’était jusque-là qu’un travail académique : elle va vivre désormais avec l’Etat dont l’avenir est maintenant assuré. Un soir de juin, à Londres, en sortant de chez Palmerston avec la certitude du succès, Nothomb et Devaux s’étaient jetés dans les bras l’un de l’autre en s’écriant : «  Ceci ne finira donc pas comme la Révolution brabançonne ! » Le tragique souvenir ce lamentable avortement a hanté sans cesse le Congrès comme il a assiégé l’esprit des deux jeunes envoyés de la Belgique ; il l’a peut-être préservé des fautes suprêmes. Jusqu’au vote libérateur du 4 juillet, on pouvait encore craindre le pire. Dès ce moment, les événements heureux se précipitent. La députation du Congrès, à peine arrivée à Londres, reçoit l’acceptation (page 127)  définitive du prince Léopold et annonce à Bruxelles son arrivée pour le 17 juillet. L’opinion, si profondément divisée, se calme comme par enchantement. « Un roi, un roi !  » avait clamé des tribunes un spectateur angoissé à une heure où le Congrès se perdait dans des chemins de traverse. Le Roi à peine élu, encore étranger, simple figure représentative, remplissait déjà pour son peuple malade son rôle de fédérateur. L’opposition furieuse s’apaise ; les adhésions individuelles à la majorité se multiplient. Le Congrès profite de ces derniers jours pour achever en hâte sa besogne. Il vote un décret sur la presse ainsi que diverses mesures administratives urgentes. On prépare l’inauguration de Léopold Ier qui sera le grand jour de la réconciliation.

Dès que le Roi met à La Panne le pied sur le sol national, un ouragan d’enthousiasme déferle vers lui et stupéfie ceux-là mêmes qui ont le plus ardemment soutenu sa candidature au trône ; cet ouragan, s’amplifiant tout le long de la route par Ostende, Bruges et Gand, le porte jusqu’au château de Laeken où il arrive le 19 juillet à dix heures du soir. Calme et souriant, majestueux, beau cavalier, Léopold charme et séduit ; ferme et sage, avec Jules van Praet dans son ombre, il rassure. L’optimisme gagne les plus sceptiques. Le 21 juillet, sur le péristyle de Saint-Jacques-sur-Coudenberg, le Congrès reçoit solennellement le premier Roi des Belges au milieu des acclamations. Le protocole de la cérémonie souligne que tous les pouvoirs émanent de la nation que l’assemblée souveraine est encore seule à incarner. Le Congrès accepte d’abord la démission du Régent. Puis, après avoir entendu la lecture de la Constitution, le Roi prête serment et le Président s’écrie : Sire ! Montez au trône !,, Mais l’acte juridique qui s’achève était déjà accompli dans les coeurs. Le Roi avait conquis son peuple, simplement en venant à lui.

Le Congrès après avoir reconduit le chef de l’Etat à son palais et pris part, selon la coutume belge, à un banquet, se réunit une dernière fois au lieu ordinaire (page 128) de ses séances. Dans l’euphorie du jour, il décerna une récompense nationale au Régent qui avait eu au moins le mérite de prévenir la chute dans l’anarchie. Joseph Lebeau eut la générosité, ainsi que Nothomb, de s’associer à ce geste. Puis Gerlache qui s’était multiplié depuis trois mois, au fauteuil, à la tribune comme à la tête des délégations du Congrès, clôtura la session par un émouvant discours où il porta sur l’oeuvre accomplie un jugement que l’histoire ne désavoue pas et dont il faut citer ces lignes :

« Quand vous proclamiez dans notre Constitution actuelle tant de dispositions tutélaires, vous ne faisiez en réalité que reconstruire sur ses fondements primitifs l’édifice social élevé par nos aïeux, en ajoutant à votre ouvrage ce que la marche du temps, l’expérience des autres peuples et la nôtre même nous avaient enseigné.

« Toutes les libertés qui ne se trouvent ailleurs que dans les livres ou dans les constitutions oubliées sont consignées dans la vôtre avec les garanties qui en assurent la durée ; et déjà depuis dix mois, vous les pratiquez légalement. Qu’on nous cite un peuple en révolution, alors que tous les ressorts de l’autorité étaient brisés, qui ait montré plus d’audace vis-à-vis. de l’ennemi, plus de modération et de magnanimité au dedans, plus de respect pour les lois ? et qui ait su mieux concilier en général l’amour de l’ordre et l’amour de la liberté ! C’est ce beau caractère qui nous a rendus dignes d’être admis dans la grande famille des nations européennes. »

Le Congrès national mérite vraiment de vivre dans le souvenir des Belges. Du commencement à la fin de sa dramatique session de neuf mois, un patriotisme sans défaillance a dominé tous ses actes, même ceux que la raison condamne. A aucun moment malgré la tentation qu’il en eut parfois, il ne se laissa entraîner hors de sa voie par l’esprit de parti. Il a placé au-dessus de toute chose le bien du pays. Il a su étouffer dans son sein tout ce que la Révolution avait suscité de trouble : les mouvements furieux de discorde, les appels (page 129) à la révolte et à la vengeance. Il a fait bloc contre les manoeuvres insidieuses de l’étranger. Les hommes qui ont siégé au Congrès, qu’ils fussent de la petite équipe dirigeante ou qu’ils appartinssent à la masse de ces députés de condition modeste et de moyens limités que les électeurs avaient choisis, ressentaient tous pour la Belgique un amour passionné dont la chaleur étonne. Comment est-il possible que ce pays se soit ensuite endormi et qu’il ait manifesté un si faible élan envers lui-même dans les années heureuses du XIXe siècle ? La Belgique de 1830, tirant un profit certain des guerres de la révolution et de la conquête française qui la firent tant souffrir, s’est dégagée de la cangue féodale qui avait contrarié son évolution ; elle a secoué le provincialisme trop étroit qui avait paralysé son effort de libération à la fin du XVIIIe siècle. Vieille nation, mais jeune Etat, elle est bien vivante. Elle comprend la nécessité de l’union et elle la pratique avec une générosité touchante. Epanouie au souffle des temps nouveaux, elle vibre d’une passion romantique pour la liberté. A travers les épreuves des quarante dernières années, elle a gardé, par un réflexe instinctif, la fierté de ses traditions, le goût et le sens du gouvernement libre, l’espérance de l’établir un jour entièrement chez elle. Elle possède, plus qu’à tout autre moment de son existence, le sens de sa personnalité morale et physique, forgée par l’histoire et par la géographie ; elle a la certitude de constituer en Europe occidentale une entité originale, attachée à un idéal propre, ayant des façons de vivre et de sentir bien à elle. Les dures contraintes qu’elle a subies, les refoulements qui lui ont été imposés, ont développé dans la génération de 1830 une exaltation qui explique l’ardeur avec laquelle le Congrès a lutté pour la conservation de nos marches de l’est de ces positions sur la Moselle et sur la Meuse dont la perte nous a valu des frontières si peu sûres et si peu défendables.

 

Mais la crise qui l’a ainsi élevée au-dessus d’elle-même a été trop courte pour que la Belgique développât harmonieusement les tendances qui se sont affirmées au (page 130) Congrès. Les défaites d’août 1831 qui lui ont valu le traité des XXIV Articles, les désillusions cruelles de 1839 qui ont accompagné la mutilation définitive de la Patrie, le climat déprimant de la neutralité permanente au milieu de l’Europe en armes, eurent tôt fait d’affaiblir dangereusement les ressorts de l’âme nationale. Le penseur vigoureux de l’Essai sur la Révolution belge qui formulait en 1833 les lignes maîtresses d’une politique étrangère spécifiquement nationale n’eut point la consolation de voir lever dans les milieux intellectuels, la bonne semence doctrinale qu’il avait jetée au vent. La vie publique du jeune royaume s’enlisa dans des querelles souvent trop mesquines, faisant oublier toute la richesse du terrain d’où elle prit son départ.

C’est à cause de cette richesse que l’histoire du Congrès mérite d’être reprise et méditée. Quoi de plus émouvant après les folles divisions de ces dernières années, que d’évoquer la tendresse avec laquelle les députés du Hainaut, par exemple, les Defacqz, les Lecoq, les Gendebien ont multiplié leurs efforts pour la conservation d’une terre flamande comme le Limbourg ? Les Flamands comme Muelenaere, Rodenbach, Fransman d’autre part, n’ont pas fait moins pour la conservation du Luxembourg. Toute la patrie est vivante en eux quels que soient la langue, la race, le lieu. Si les hommes du Congrès sont aveugles, quand, pour sauver l’intégrité de nos provinces, ils vont jusqu’à vouloir, sans l’avoir préparée, la guerre contre l’Europe, leur erreur témoigne de la vigueur d’un instinct national dont on a osé plus tard nier jusqu’à l’existence.

Un patriotisme profond, presque toujours raisonné, mais passionné parfois jusqu’à en être déraisonnable, a guidé le Congrès dans toutes ses décisions. Il lui a permis de maîtriser les poussées excessives du coeur ; il lui a donné finalement la force de se soumettre aux exigences suprêmes du bon sens. Jugée dans son ensemble, l’œuvre du Congrès porte la marque d’un sage et puissant équilibre. C’est le secret de sa durée. Les élans tumultueux qui ont troublé le Palais de la (page 131) Nation les jours des grandes séances n’ont agité les âmes qu’à la surface. Le contingent solide et imposant des députés silencieux qui votaient après avoir sondé leur conscience de Belges s’est toujours rallié, en fin de compte, aux solutions modérées.

Le Congrès, cependant a présenté les défauts des hommes de son temps et des hommes de la nation dont il était issu. Il a longtemps ignoré la nature véritable des relations de la Belgique avec l’Europe. Il comptait peu d’individus capables d’échapper au prestige ensorcelant de la France et de juger sainement l’Angleterre. Le Congrès, en outre, a méconnu la nécessité d’une autorité forte dans l’Etat. Il a dépouillé le Pouvoir ; il a prétendu exercer de trop près sa mission souveraine ; il a eu peine à comprendre que le respect et la confiance ne sont pas des signes de servilité. Il a négligé la constitution d’une force armée capable de sauvegarder le pays d’un retour offensif de l’ennemi ; un amour-propre déplacé lui a fait refuser l’engagement d’officiers étrangers ; il a placé une confiance enfantine dans la garde civique à laquelle il a donné par une loi dont la discussion mériterait une analyse détaillée, la forme la moins propre à une préparation efficace à la guerre. Le Congrès enfin, a poussé trop loin l’esprit d’économie si caractéristique de notre bourgeoisie. Le gouvernement à bon marché ! Voilà un slogan de 1830 qu’on et bien étonné d’entendre répéter constamment dans une assemblée élue, habitués que nous sommes à voir les représentants du pays pousser sans cesse à la dépense. A la veille de l’inauguration du roi, un député osait invoquer l’élévation des frais de voyage contre l’envoi à Londres d’une députation chargée d’accompagner Léopold Ier en Belgique !

Mais ces ombres que la vérité nous oblige de reconnaître ne doivent pas défigurer à nos yeux l’image historique du Congrès national. Quelle droiture chez ces députés, quel désir de voir clair, d’agir en toutes choses pour le bien du pays ! Quels scrupules aussi dans l’accomplissement de leur mission ! « Me voici (page 132) revenu à mes hautes fonctions, écrit M. du Bus à sa famille après quelques jours de congé, fonctions pour lesquelles je sens vivement mon insuffisance dans les circonstances graves que traverse toute l’Europe depuis plusieurs mois. » Cette modestie n’est pas rare chez les membres du Congrès ; elle permet aux ralliements de se produire, aux conversions de s’achever au cours de loyales discussions. Le Congrès National est avant tout une assemblée de très honnêtes gens.

Il est juste d’évoquer son souvenir à l’heure où la Belgique doit reconstruire l’Etat bouleversé par la tragique successions de deux guerres et de deux invasions en un quart de siècle. Les anciens dissentiments sont effacés. Les trois Etats des Pays-Bas, unis contre un ennemi commun, ont retrouvé les voies d’une action politique commune. Vue avec le recul du temps l’histoire du Congrès offre des exemples et des leçons d’un puissant enseignement. Certes les situations auxquelles il faut faire face aujourd’hui sont bien différentes, mais les forces à mettre en mouvement pour faire œuvre durable sont toujours les mêmes et les écueils à éviter sont très semblables. La Belgique de 1944 demande à ses enfants de faire preuve des vertus solides dont le Congrès a donné le réconfortant spectacle. Quatre-vingt-quatre années de paix et de prospérité ont été la récompense de sa sagesse. Sachons donc, avec espérance et avec foi, puiser à cette source demeurée jaillissante.

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