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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mercredi 17 novembre 1847

(Annales parlementaires de Belgique, session 1847-1848)

(Présidence de M. Liedts.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 46) M. de Villegas procède à l'appel nominal à midi et un quart.

- La séance est ouverte.

M. T’Kint de Naeyer lit le procès-verbal de la séance précédente. La rédaction en est adoptée.

M. de Villegas présente l'analyse des pièces adressées à la chambre.

Pièces adressées à la chambre

« Les sieurs Guille et Marcellis, employés à l'administration des contributions directes, cadastre, douanes et accises, à Anvers, prient la chambre de statuer sur leur demande tendant à obtenir une récompense honorifique. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Les secrétaires communaux du canton de Bouillon demandent une augmentation de traitement et leur participation à la caisse de retraite des employés de l'Etat. »

- Même renvoi.


« Le conseil communal de Fumes prie la chambre d'accorder au sieur Hole, qui en a fait la demande, la concession d'un chemin de fer ce Furnes à la mer du Nord. »

- Renvoi au ministre des travaux publics.


Par dépêche, en date du 15 novembre, le sénat informe la (page 47) chambre qu'il a adopté le projet de loi relatif à l'administration de la caisse d'amortissement et de celle des dépôts et consignations. »

- Pris pour information.

Projet d'adresse

Discussion générale

M. Eenens. - Messieurs, l'honorable ministre de la guerre, en prenant la parole à la fin de la séance d'hier, a dit qu'il regrettait que la discussion générale de la réponse à l'adresse fût devenue en quelque sorte une discussion personnelle. Il a donné quelques explications pour que la chambre comprenne parfaitement les motifs qui l'ont décidé à maintenir la décision prise par son prédécesseur.

Mais à l'occasion de cette discussion générale, l'honorable chef du cabinet avait dit que si le ministre de la guerre était interpellé au sujet du droit d'association pour les fonctionnaires de l'armée, il ferait connaître son opinion.

Or, un seul fonctionnaire de cette catégorie était en cause, et ce fonctionnaire a l'honneur de siéger sur vos bancs.

Il lui était donc impossible d'éviter, à moins de se taire, le regret éprouvé par M. le ministre de la guerre.

Puisque je me trouve parmi vous, messieurs, il est de mon devoir de donner à ceux de mes collègues qui voudront bien examiner attentivement la grave question de la discipline militaire agitée ici, le moyen de comparer la valeur des arguments émis à l'appui des deux opinions sur l'obéissance que les chefs sont en droit d'exiger de leurs subordonnés.

Il en ressortira que l'une de ces opinions s'appuie sur des appréciations personnelles, l’autre sur le texte des règlements militaires en vigueur.

M. le ministre de la guerre a donné hier des explications pour motiver son opinion.

J'ai demandé à y répondre pour rectifier quelques faits présentés d'une manière inexacte.

En effet, messieurs, l'honorable général Prisse, alors ministre de la guerre, paraissait savoir que sa circulaire n'était pas conforme à la loi... Aussi ne l'a-t-il pas donnée à l'armée au mois de juin 1846, comme l'a dit par erreur l’honorable général Chazal.

Pour moi, qui suis frappé en vertu de cette circulaire, je ne l'ai vue à l'ordre du régiment où je servais qu'au mois de novembre.

Cependant on me l'avait montrée à la sourdine, lorsque j'étais en congé dans un famille.

Les circulaires ministérielles doivent être mises à l'ordre des régiments pour y être exécutoires.

J'ignore si la circulaire du 22 juin a été mise à l'ordre du régiment dont M. le ministre de la guerre nous a parlé hier, mais elle n'a pas été mise à l'ordre des autres régiments, lors de son émission.

Nous la trouvons égarée, ainsi que l'indique la date du 22 juin qu'elle porte, dans le numéro du journal militaire officiel imprimé au commencement de novembre. Il est vrai qu'on l'y a mise en tête de toutes celles d'octobre.

Si elle m'était applicable, comme on veut le faire supposer aujourd'hui, c'était au mois de juin ou de juillet et non pas cinq mois après que le ministre m'aurait mis en non-activité ; puisque depuis deux ans déjà je faisais, au su du général Prisse, partie de la société de l'Alliance.

M. le ministre de la guerre a dit hier que c'était sur ma candidature que je m’étais basé pour refuser de me retirer de la société de l'Alliance. Oui, sans doute, c'était sur ma candidature, mus c'était aussi, comme le dit textuellement ma lettre « sur le droit d’association garanti à tous les Belges et dont les officiers de l’armée ne sont pas exclus. »

Ce qu'il y a de personnel dans cette question est déjà trop étendu, messieurs ; cependant si la chambre le jugeait convenable, je demanderais l'insertion au Moniteur de la lettre du général Prisse et de la mienne.

L'honorable ministre de la guerre nous a cité l'exemple d'un régiment de l'armée où des faits nuisibles se sont produits à l'occasion du droit d'association.

Ce fait est le seul qu'il ait pu citer, et c'est sur ce fait seul qu'il veut se baser pour retirer la jouissance du droit d'association à l'armée, qui en dispose depuis 17 ans, sans perturbation pour la discipline, quoi qu'on en dise.

Rendre tous les officiers sans exception solidaires de la faute que quelques-uns ont commise, est-ce là de la justice ?

Faire un procès de tendance et plus encore, prononcer une condamnation de tendance à la charge de plus de 2,000 officiers pour huit ou dix coupables, contre lesquels on a sévi rigoureusement, comme nous l'a dit M. le ministre, était-ce là de la justice ?

La circulaire pouvait-elle frapper ces 2,000 officiers qui n'avaient point commis de faute ? Sur quel texte du règlement s'appuie-t-on pour justifier cette circulaire et pour la maintenir ?

Tout ce qu'a dit l'honorable ministre de la guerre sur l'importance pour l'armée d'une bonne discipline, je le partage entièrement. Je sais aussi ce que c'est que la discipline.

Mais M. le ministre de la guerre doit convenir avec moi que cette discipline est établie par les règlements militaires ; que ces règlements sont en vigueur par une loi ; et que lorsque le ministre juge nécessaire de modifier ces règlements, c'est à une loi et non à une circulaire ministérielle qu'il doit avoir recours.

Ainsi, dans mon opinion, le prédécesseur du général Chazal n'avait pas le droit de défendre aux officiers de faire partie de la société de St-Vincent de Paul ni d'aucune autre société ; mais il avait le droit et le devoir de punir, avec sévérité, les faits contraires à la discipline qui lui avaient été dénoncés sans doute par le colonel du régiment dont nous a parlé l'honorable général Chazal.

Messieurs, le code militaire est mis en vigueur par la loi. Le ministre de la guerre peut-il agir comme si le code n’existait pas pour lui, comme s'il pouvait, tout en le maintenant en vigueur pour l'appliquer aux officiers de l'armée, commander en ministre d'un Etat absolu, ordonnant dans l'armée selon sa volonté, comme dans un Etat absolu, où l'armée n'est pas sous le régime de la loi, mais y dépend du monarque et de son ministre de la guerre ?

Non, messieurs ; en Belgique le droit d'association s'applique, d'après la loi, aux officiers comme aux autres citoyens, et c'est l'abus coupable dans l'exercice du droit, et non l'exercice même du droit, qui est passible d'une punition disciplinaire.

Le ministre de la guerre ne peut donc point mettre en non-activité l'officier qui refuse de se soumettre à un ordre donné en dehors du service militaire, pour le forcer à renoncer à un droit politique qui n'a aucun rapport avec l'accomplissement de ses devoirs militaires, alors qu'aucun grief, à l'occasion de l'exercice de ce droit, ne peut lui être imputé.

Le ministre de la guerre ne doit pas oublier que la soumission hiérarchique prescrite par les règlements militaires a pour base les droits aussi bien que les devoirs.

Sans la garantie que ces règlements donnent contre l'arbitraire du commandement, quel est l'homme qui voudrait servir dans l'armée ?

Le meilleur moyen de conserver une bonne discipline doit consister dans le respect des droits et l'accomplissement des devoirs.

Lorsque le ministre s'écarte des règlements et que l'officier les observe, lequel des deux manque à la discipline ?

Ce n'est pas sans un vif regret qu'on a vu le ministre prédécesseur de l'honorable général Chazal porter un coup fatal au droit des officiers,... tout en croyant que ceux-ci verraient avec indifférence la première autorité militaire venir leur imposer sa volonté... pour des questions qui n'appartiennent nullement au service militaire.

Les règlements militaires sont précis ; chercher à les torturer, c'est montrer qu'on veut mener l'année dans un sens contraire à nos institutions.

Le code militaire a voulu soustraire l'obéissance à l'arbitraire des chefs, en prescrivant (article 15 du service intérieur) qu'ils ne peuvent s'écarter de ce qui est déterminé par le règlement... Mais le ministre de la guerre et les chefs ne tiennent souvent aucun compte du code militaire, et ils substituent leur volonté arbitraire aux prescriptions des règlements.

Il ne faut pas accoutumer le ministre à juger et à punir, non pas selon les principes de la loi, mais selon l'intérêt du moment.

On ne peut espérer rien de durable dans une armée, dont l'autorité supérieure ébranle la confiance en dédaignant et en violant les règlements.

Je pense que, dans l'opinion de la chambre, la volonté du ministre ne peut pas être en opposition avec les règlements militaires ;

Qu'ainsi l'obéissance des officiers ne peut être acquise à la volonté des ministres, mais qu'elle doit être soumise aux règlements militaires, qui sont la loi pour l'armée ;

Que le ministre doit, s'il veut étendre ou modifier la portée des règlements militaires, recourir à une loi ;

Qu'il ne peut imposer sa volonté par une circulaire ;

Qu'il ne le peut pas, surtout, pour une question ne se rapportant pas exclusivement au service militaire.

- A quel titre le ministre prétend-il exiger l'obéissance, si ce n'est au nom de la loi ?

Mais, lorsque la volonté du ministre n'est pas d'accord avec la loi, est-ce à la loi ou bien à la volonté du ministre que l'officier doit obéir ?

C'est à la loi, puisque l'officier y est tenu par le serment.

Ce n'est pas à la volonté du ministre, puisque cette volonté ne peut être admise qu'en vertu de la loi.

Si le ministre peut à un autre titre exiger l'obéissance, qu'il le fasse connaître. Quant à moi, je l'ignore complètement.

Il faut donc que la volonté du ministre soit toujours conforme à la loi.

Il est bien remarquable que cette conclusion est l'expression même du texte de l'article 4 du règlement.

L'ordre du ministre précédent qui retirait aux officiers la jouissance du droit d'association accordé à tous les Belges, était-il ouï ou non conforme à la loi ?

Non, il ne l’était pas.

Donc, c'est le ministre qui est coupable ; ce n'est pas moi. Mais peut-on dire :

L'officier a juré fidélité au Roi, et cette fidélité l'oblige à exécuter les ordres qu'il reçoit de ses chefs au nom du Roi.

La réponse est facile. Il est clair que les trois conditions de la formule du serment doivent concorder entre elles et que la condition de fidélité au Roi ne peut anéantir la condition d'obéissance à la Constitution et aux autres lois.

Il faut donc entendre que les commandements faits au nom du Roi, (page 48) auquel l'officier a juré d'obéir, doivent l'être en conformité et en exécution des dispositions de la Constitution et des autres lois.

Cela ressort en effet des termes de la Constitution même.

La mission de l'armée est double :

Elle est destinée à défendre l'indépendance de la nation et l'intégrité du territoire : voilà sa mission quant aux atteintes que l'étranger pourrait porter à notre nationalité ou à nos institutions.

La seconde mission de l'armée est de prêter son appui à l'exécution des lois, au maintien de l'ordre public tel qu'il est défini dans nos lois.

C’est précisément pour l'accomplissement de cette double mission que le commandement a été donné au Roi, à qui la nation a confié le pouvoir exécutif de la loi et la défense de l'intégrité du territoire, comme l'indique clairement la formule du serment prêté par le Roi, à son avènement au trône :

« Je jure d'observer la Constitution et les lois du peuple belge, de maintenir l'indépendance nationale et l'intégrité du territoire. » (Art. 80 )

« Le Roi, dit l'article 67 de la Constitution, fait les règlements et les arrêtés nécessaires pour l'exécution des lois, sans pouvoir jamais ni suspendre les lois elles-mêmes, ni dispenser de leur exécution. »

En combinant la formule du serment et les dispositions des articles 67 et 78, on voit qu'on ne peut commander que ce qui est conforme à la Constitution et aux autres lois, soit dans les ordres donnés à l'armée, soit dans les arrêtés ou règlements pris pour l'exécution des lois.

Ainsi la condition d'obéissance à la Constitution, imposée par serment aux officiers, définit la condition de fidélité au Roi, détermine dans quel sens il faut interpréter la fidélité au Roi.

L'officier ne doit donc fidélité au Roi que lorsque cette fidélité n'est pas contraire à la Constitution.

En imposant ce serment à tous les fonctionnaires et officiers, l'intention bien manifeste du congrès national était de rendre tous les fonctionnaires et agents de la force publique solidaires du maintien et de la garantie de nos institutions nationales, institutions auxquelles tous les gouvernements précédents n'avaient cessé de porter atteinte.

Un jugement porté par la haute cour militaire, en 1835, vient confirmer cette opinion. Le voici :

« Attendu que tout engagement dans l'armée d'un Etat monarchique constitutionnel est pris envers ce même Etal ; que l’individu ainsi engagé devient le défenseur de la nation et non celui du monarque, etc. » (Bosch. Droit pénal et discipline militaire, page 123).

Un fait bien digne de remarque, c'est la demande toute récente des représentants du Grand-Duché de Bade ayant pour but d'obliger les officiers à prêter un serment de fidélité à la Constitution.

La question soulevée est très grave.

Il s'agit de savoir s'il faut oui ou non mettre entièrement à la disposition des autorités chargées du pouvoir exécutif la force armée, dont jusqu'à ce jour, elles ne peuvent disposer que conformément à la loi.

J'espère bien que le ministre de la guerre ne veut pas renverser l'ordre des choses établi.

Je m'étonne cependant de sa persistance à modifier un principe, le plus important du Code militaire.

Nous avons des exemples frappants de la portée du principe qui veut qu'on obéisse, quand même, aux ordres de ses chefs.

Rappelons-nous le bataillon d'Ernest Grégoire dans les rues de Gand… Vandersmissen à Anvers...

La cavalerie de la garnison de Malines marchant sur Bruxelles pour y renverser l'ordre des choses établi... pour obéir à des chefs ambitieux ou gagnés.

Ces trois tentatives sont remarquables ; elles s'exécutaient par des subordonnés patriotes, à cause de l'obéissance passive et malgré leur attachement au gouvernement qu'ils étaient chargés d'abattre.

L'expérience prouve donc contre le principe de livrer complètement la force armée à la merci des chefs.

Laisser un corps entier, sans contrôle, dans des mains parfois ambitieuses ou vénales, c'est y laisser un instrument qui peut devenir bien fatal au pays.

Mais tout en se fiant à la loyauté des chefs, à leur fidélité à obéir à la Constitution et aux lois, il me semble qu'il faut bien croire aussi à la loyauté, à la fidélité au serment, chez les officiers qui sont sous leurs ordres, parce que l'expérience à cet égard prouve bien plus en faveur de ceux-ci qu'en faveur des premiers.

Ceux qui suivirent Grégoire pour ne pas manquer à l'obéissance passive, ne peuvent être approuvés par aucun de nous.

Ceux qui refusèrent d'obéir à Vandersmissen et consorts ont reçu des éloges pour avoir bien mérité du pays.

J'invoque à l'appui de mon raisonnement l’opinion d'un honorable membre de cette chambre, dont vous ne récuserez pas l’autorité en cette matière.

L'article 68 de la Constitution, dit M. Tielemans (en traitant de la force publique dans son Répertoire du droit administratif), porte que le Roi commande les forces de terre et de mer.

« Ce principe n'est pas toujours bien compris. Des militaires, peu familiarisés avec l'étude des lois, se persuadent qu'il est applicable dans tous les cas, dans toutes les situations possibles , ils en concluent que si le Roi leur donnait individuellement ou collectivement un ordre quelconque, leur devoir serait d'obéir, sans s'informer si l'ordre est légal ; et, pour montrer jusqu'où irait au besoin leur obéissance, ils se plaisent à forger des hypothèses qui font peu d'honneur à leur jugement. Il serait plus sage de laisser le Roi dans la sphère élevée où le place son inviolabilité royale, et d'étudier les lois qui règlent les rapports de l'autorité militaire et de l'autorité civile. Ils nous pardonneront de les rappeler ici, et apprendront peut-être, en les étudiant, que le meilleur dévouement n'est pas le plus aveugle. »

La conduite du ministre relativement au droit d'association n'est nullement conforme aux principes de l'opinion libérale dont il se targue.

Je crois qu'il n'y a que deux partis en Belgique :

Celui qui veut marcher en avant dans la voie de nos institutions conquises par la révolution de 1830 et celui qui veut s'arrêter ou rétrograder.

Chercher à tenir l'armée belge dans l'isolement et à la mettre dans la dépendance la plus absolue des chefs, en permettant que, par des circulaires ministérielles, on viole les règlements mis en vigueur par la loi, c'est rétrograder ; c'est mettre le pays à la merci des agents du pouvoir exécutif ; pouvoir qui peut choisir ses chefs militaires comme il l’entend et qui, l'expérience ne le prouve que trop, en trouve toujours quelques-uns prêts à exécuter servilement tout ce qu'on leur commande.

L'armée belge doit se pénétrer de la nécessité pour elle de partager, avec la nation dont elle fait partie, le respect le plus absolu pour les principes de liberté sur lesquels notre indépendance est fondée, au lieu de se poser d'une -manière hostile en face de la nation.

Isoler, dans une époque comme la nôtre, nos officiers du mouvement d'idées qui les entoure c'est une tentative qu'il n'est guère possible de réaliser. Nos officiers savent ce qui se passe autour d'eux, et la compression du commandement n'ira jamais jusqu'à leur interdire de parler à leurs parents, à leurs amis qui tous, peut-être, sont membres d'associations. et comment donc alors empêcherez-vous le contact des idées que votre système regarde comme nuisibles aux officiers ?

Quoi qu'on fasse en Belgique, les idées de la nation seront toujours celles que partageront la grande majorité des officiers, malgré la compression d'une part et le favoritisme de l'autre

Il est donc probable que l'armée échappera toujours, dès qu'on voudra l'employer dans un sens contraire à nos institutions ; car l'officier connaît la portée du serment qui lui est imposé par la loi.

Le système de compression dans l'armée peut très bien convenir dans les Etats absolus, où l'on fait de l'officier une espèce d'automate, un être qui doit faire abnégation de sa volonté et de son intelligence, sauf pour l'usage auquel le gouvernement le destine par l'intermédiaire de ses chefs.

Dans ces Etats la compression de tous par l'autorité supérieure est l'essence du gouvernement.

Ces principes sont-ils applicables en Belgique, dans un pays constitutionnel ?

Non, sans doute, car il est impossible d'admettre qu'il faille gouverner notre pays, où tous les pouvoirs émanent de la nation, comme on gouvernerait un Etat où tout dépend de la volonté d'un seul.

C'est donc à l'Angleterre et non à la Russie et à l'Autriche qu'il faut s'en rapporter, quand il s'agit d'apprécier les droits et les devoirs des officiers ; et nous reconnaîtrons qu'en Belgique le chef peut, au nom de la loi, exiger que le subalterne se conforme à la loi, mais qu'il ne peut rien exiger au-delà.

M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - Messieurs, je ne veux pas prolonger ce débat. Je sens que la chambre est impatiente de rentrer dans la discussion de l'adresse.

Cependant j'éprouve le besoin de dire à la chambre que les exemples que l'honorable lieutenant-colonel Eenens vient de citer, lorsqu'il vous a rappelé les faits qui se sont passés à Gand dans l'affaire du colonel Grégoire, ceux qui ont eu lieu à Malines et à Anvers dans la conspiration du général Vandersmissen, ne peuvent pas être attribués à un abus de la discipline, et qu'ils n'ont aucun rapport à la question en discussion.

Je vous prie, messieurs, de vous rappeler à quelle époque ces faits se sont produits. C'est précisément à l'époque où nous sortions d'une révolution, où l'armée n'avait aucune organisation solide, aucune discipline. C'est donc au défaut, au manque de discipline qu'il faut attribuer ces faits et les désordres qui les ont suivis.

C'est précisément, messieurs, parce que je ne veux pas voir de pareils faits se reproduire, que je suis fermement décidé à maintenir d'une main ferme la discipline dans l’armée.

Je crois inutile de réfuter toutes les citations et tous les arguments de l'honorable lieutenant-colonel Eenens. Je me sens d'ailleurs incapable de le suivre dans ses dissertations, et je m'en réfère à ce que j'ai eu l'honneur de vous dire hier pour légitimer ma conduite. Je ne dévierai pas de la ligne de conduite que je me suis tracée, et vous pouvez compter, messieurs, que je saurai maintenir énergiquement les principes et la discipline militaire.

M. Vilain XIIII. - Je n’ai jamais jusqu'ici chanté de dithyrambe en l'honneur d'aucun ministère, et je n'ai pas trop envie de commencer aujourd'hui. Aussi le style du projet d'adresse me met-il dans un assez grand embarras, embarras dont je ne puis sortir qu'en disant quelques mots pour expliquer mon vote. Je ne veux pas faire d'opposition systématique au cabinet, mais je ne veux pas non plus avoir l'air de passer enseignes déployées, avec armes et bagages, dans le camp ministériel. On dirait que le but de l'honorable rapporteur de l'adresse a été de (page 49) placer les membres de l'ancienne majorité entre l'alternative d'une opposition déclarée ou d'une honteuse palinodie : c'est une position que je n'accepte pas. A l’avènement du ministère je n'ai pas pleuré un long Miserere, mais il ne me convient pas aujourd'hui d'entonner sans variations le splendide Te Deum de M. Lebeau.

Heureusement que le discours prononcé hier par notre honorable collègue M. Castiau me met parfaitement à l'aise et m'ouvre à deux battants une porte par laquelle je puis passer. Cet honorable membre votera en faveur de l'adresse par sympathie, nous a-t-il dit, pour les personnes qui sont au banc ministériel ; mais il a exercé sa critique sur une quantité d'actes déjà posés par le cabinet, et il a fait ses réserves pour l'avenir.

J'imiterai son exemple, messieurs ; je voterai l'adresse par devoir de conscience et de bon député, mais seulement après que j'aurai expliqué ce que j'entends par mon concours et ma confiance, qui n'embrassent ni tout le passé ni tout l'avenir.

Profondément dévoué à la Constitution, je n'ai pas la prétention de croire que cette Constitution soit faite pour moi seul et pour mon agrément particulier. J'en accepte franchement toutes les conséquences, non seulement celles qui me sont agréables à mes amis et à moi, mais aussi celles qui pourraient m'être. le moins sympathiques. Ce pays constitutionnellement, légalement, paisiblement. consulte, a prononcé, le 8 juin dernier, un arrêt que je respecte, dont j'accepte l'autorité, la toute-puissance. La majorité est passée de droite à gauche, il faut un ministère qui représente la majorité : j'en reconnais la convenance, la nécessité ; et contrairement à la position de 1840 où le cabinet libérai fut le produit d'un incident, d'une surprise, je proclame aujourd'hui, pour mon compte, la légitimité d'existence du ministère et je me reprocherais, comme un acte coupable, d'entraver sa marche par une opposition systématique.

Je ne ferai pas plus de difficulté pour me rallier en gros au programme du 12 août. L'indépendance du pouvoir civil me convient fort ; je n'ai pas cessé un seul jour de la défendre depuis 17 ans, et s'il me fallait des preuves de cette assertion, j'en trouverais facilement et de nombreuses, aussi bien dans ma correspondance diplomatique, datée de Rome, qui se trouve aux archives du département des affaires étrangères, que dans la ligne de conduite que j’ai suivie pendant les deux années que j'ai eu l'honneur d'être gouverneur de la Flandre orientale. Je m'en réfère sur ce point au témoignage des députés de Gand qui m'ont connu, à cette époque : qu'ils disent si j'allais chercher mes inspirations à l'évêché !

J'approuve le ton de modération et de conciliation qui règne dans le programme, mais il m'est impossible d'engager d'avance mon vote en faveur de tous les projets de loi qui y sont annoncés. Ainsi je voterai contre la nomination du jury d'examen par le gouvernement, contre l'adjonction des capacités aux listes électorales et contre le retrait de la loi du fractionnement : j'expliquerai mon opinion au moment où ces projets de loi seront en discussion. Je voterai, et de tout cœur, en faveur du plus important de ces projets de loi, de celui qui ne permettra plus au gouvernement de choisir les bourgmestres en dehors du conseil. A mon avis, messieurs, le changement fait en 1842 à la loi communale organique est la plus grande faute et presque la seule qu'ait commise l'ancienne majorité ; je la lui ai déjà reprochée dans cette chambre, il y a quatre ans, comme une. atteinte à nos libertés politiques. Mais, à tout prendre, je suis fier d'appartenir à une opinion qui a été au pouvoir pendant 17 ans, qui a consolidé le pays, qui a organisé nos libertés et toutes nos institutions, et à laquelle ses adversaires, aujourd'hui au pouvoir, n'ont pas d'autres réparations à demander que celles contenues dans le programme du 12 août. Je ne nie pas l'importance relative de ces quatre projet de loi ; mais pris dans leur ensemble, présentés comme le résume d'un système. comme le produit d'une vaste conspiration ourdie contre toutes nos libertés, je dis que ce sont des misères, indignes du blâme d'un homme sérieux.

Mes réserves faites sur une partie du programme, je dirai que mon vote en faveur de l'adresse n'implique pas non plus mon approbation de tous les actes que le ministère a posés depuis son avènement. Je désapprouve entièrement, complètement les destitutions préventives qui ont inauguré son arrivée au pouvoir. En second lieu, l'incident de Rome me parait infiniment regrettable. Je m'abstiendrai lors du vote du paragraphe de l'adresse qui y a rapport, car d'un côté j'approuve les deux bouts de l’incident, c'est-à-dire la nomination de l'honorable M. Leclercq, ainsi que la détermination de laisser aujourd'hui la légation vacante ; mais je ne puis m'empêcher de croire qu'avec un peu plus de prudence et surtout de discrétion de la part du ministère, l'éclat d'une rupture eût pu être évité ; il fallait d'abord ne pas crier sur les toits, dès le 12 août, la nomination de M. Leclercq, et ensuite ne pas faire part à cet honorable magistrat de la première nouvelle de sa non-agréation : il fallait s'expliquer et négocier à son insu, afin de ne pas éveiller sa juste susceptibilité ; on ne fait pas de la diplomatie avec du tapage.

En résumé, messieurs en votant en. faveur de l'adresse, je reconnais la légitimité d'existence d'un ministère libéral homogène et je m'engage à ne pas faire une opposition systématique et tracassière au cabinet ; je m'associe en partie au programme du 12 août en faisant mes réserves pour certains projets de loi ; j'approuve, sauf deux cas, la conduite du gouvernement jusqu'aujourd'hui ; enfin je sauvegarde ma liberté pour l’avenir.

M. le ministre des affaires étrangères (M. d’Hoffschmidt). - Messieurs, je ne suivrai pas l'honorable préopinant dans toutes les questions qu'il vient de traiter à propos du projet d'adresse,-mais il est un point sur lequel j'ai une réponse à lui adresser ; c'est sur la question relative à l'incident survenu avec la cour de Rome.

L'honorable préopinant approuve, dit-il, le choix fait de l'honorable M. Leclercq pour représenter le gouvernement du Roi à Rome, et, en deuxième lieu, la détermination prise par le ministère, de ne point nommer, dans l'état actuel des choses. un ministre plénipotentiaire à Rome. Messieurs, ce sont là les deux points les plus importants de la question. Du moment où il est reconnu d'une manière aussi évidente qu'il l’a déjà été hier par un honorable membre qui siège sur les bancs où se trouve l'honorable comte Vilain XIIII, que le choix fait par le gouvernement du Roi, de l'honorable M. Leclercq, était un choix convenable, parfait sous tous les rapports, c'est la meilleure justification que pouvait demander le ministère à l'honorable préopinant.

En deuxième lieu, la détermination sérieuse qui a été prise à la suite de l'incident recevant aussi l'approbation de l'honorable M. Vilain XIIII, il me reste bien peu de chose à dire pour une défense complète de la conduite tenue par le ministère.

Messieurs, l'honorable préopinant se plaint de deux choses : d'abord il ne fallait pas, dit-il, crier en quelque sorte sur les toits pour faire valoir l'acceptation de M. Leclercq. Je ne sache pas que le ministère se soit mis à faire beaucoup de bruit pour vanter le choix qu'il avait fait. Je sais que quelques journaux, au moment de la formation du ministère, ont fait connaître la détermination du gouvernement ; mais, messieurs, est-ce donc une chose qui doit rester si mystérieuse que la désignation que fait un gouvernement d'un chef de mission ?

Je ne pense pas qu'il y ait là un secret tellement important que la moindre indiscrétion ne soit pas permise. Dans tous les pays où la presse est libre, on peut remarquer que chaque fois que le gouvernement fait choix d'un homme politique pour un des premiers postes diplomatiques, bien longtemps avant le départ de ce diplomate les journaux révèlent sa nomination. C'est ce que l'on voit dans tous les gouvernements constitutionnels, dans tous les gouvernements où la presse est libre. Messieurs, la France, par une fatalité malheureuse, vient d'être privée des services de deux de ses diplomates les plus importants ; eh bien, déjà vous voyez la presse française annoncer quels seront leurs successeurs.

Il se peut que cette révélation soit exacte. Or, je ne pense pas que les cours de Naples et de Turin y trouvent un motif pour refuser d’agréer les diplomates qui sont désignés.

Ainsi, messieurs, il n'y a aucun reproche à adresser à cet égard au gouvernement. Ce qui s'est passé en Belgique au moment de la formation du ministère, en ce qui concerne M. Leclercq, se passe dans tous les pays où la presse est libre, et jamais une révélation semblable n'a motivé un refus d'agréation.

Ensuite, messieurs, l'honorable préopinant a reproché au ministère la publicité donnée au refus d'agréation ; il lui reproche surtout d'en avoir parlé à l'honorable M. Leclercq. Messieurs, je me demande comment il eût été possible de taire à l'honorable magistrat, qui, par dévouement à son pays et par sympathie pour le ministère, avait bien voulu quitter ses habitudes tranquilles pour aller dans un pays étranger, comment eût-il été possible de lui taire une notification aussi importante que celle dont il s'agit ?

On sait d'ailleurs que lorsqu'il s'agit d'aller remplir une mission à l'étranger, dans un pays éloigné, il faut certains préparatifs dont on ne peut se dispenser ; l'honorable M. Leclercq devait partir à la fin de septembre ou au commencement d'octobre ; eh bien, il aurait fallu lui laisser continuer ses préparatifs ; il aurait fallu répondre à M. Leclercq, qui était parfaitement, en droit de demander si l'on avait reçu des nouvelles de Rome ; il aurait fallu lui répondre constamment qu'on n'en avait pas reçu ; et prolonger cette position peu loyale, dirai-je, probablement pendant un temps fort long. C'est ce que nous n'avons pas voulu faire et ce que nous n'aurions pu faire sans manquer à l'honorable M. Leclercq.

Quant à la publicité qui a été donnée au refus d'agréation, cette publicité n'est nullement le fait du ministère ; elle provient de l'importance de l'acte en lui-même, du retentissement qu'il devait nécessairement avoir dans le pays, de l'émotion qu'il devait exciter ; voilà ce qui explique la polémique animée à laquelle cet incident a donné lieu. On doit convenir que cet incident a été entouré d'un concours de circonstances extraordinaires, qui ne s'est pas rencontré pour d'autres faits du même genre.

En effet, remarquez d'abord, messieurs, qu'il a suivi les élections du 8 juin dernier, qui avaient produit une certaine effervescence dans les esprits ; qu'ensuite est arrivée la nomination inopportune de l'honorable comte Vander Straeten ; puis l'avènement d'un ministère libéral et la désignation d'un homme très haut placé dans l'opinion publique ; puis le refus d'agréation dans les termes que vous connaissez.

Il était impossible de dissimuler longtemps un fait de cette nature, et la diplomatie la plus mystérieuse n'aurait pu réussir a le tenir secret.

Je n'en dirai pas davantage pour le moment ; j'attendrai que d'autres orateurs aient pris la parole sur ce sujet.

M. Malou. - Messieurs, l'honorable ministre de l'intérieur, à la séance d'hier, s'étonnait de ne pas voir partir de ces bancs quelques-unes de ces accusations virulentes qui se sont fait jour contre lui dans la presse : je me hâte de le dire, ce désappointement attend encore aujourd’hui, en ce qui me concerne, l’honorable ministre de l’intérieur.

(page 50) Messieurs, comme l'honorable comte Vilain XIIII, je reconnais que le ministère devait naître tel qu'il est, après les élections du 8 juin ; je ne lui conteste pas, comme on l'a fait très souvent en présence de l'évidence des faits, le droit d'être au pouvoir. Dès lors, pour nous, nous devions prendre à son égard, ou la position d'une hostilité systématique, d'une hostilité virulente, comme le disait hier l'honorable ministre de l'intérieur, ou bien une position expectante, une position d expectative bienveillante, j'allais dire ; ou enfin une position de vive sympathie, une sorte de tendresse politique.

Nos sympathies, vous l'avez entendu hier, et je le déclare franchement, j'y ai été sensible ! nos sympathies, je crois que l'honorable ministre de l'intérieur en a prématurément fait trop bon marché ; je crois que M. le ministre de l'intérieur n'a pas pris complètement hier dans cette chambre la position de chef du gouvernement d'un pays libre ; je crois qu'en s'adressant à une partie de l'assemblée et non aux sympathies, au concours de toute la représentation nationale, involontairement sans doute, il s'est reporté de quelques mois en arrière, qu'il n'a pas songé que la position était complétement changée pour lui.

Eh bien ! quoiqu'on ait fait trop bon marché de nos sympathies, de notre concours, quoiqu'on se soit borné à dire qu'on ne refusait la voix de personne, je maintiendrai, en ce qui me. concerne, cette altitude de bienveillance expectante que je définissais tout à l'heure.

Et d'abord, messieurs, que l'honorable ministre me permette de le lui dire, nous sommes, nous aussi, juges de la position que nous avons à prendre ; nous sommes juges de la manière dont nous avons à remplir dans cette enceinte le mandat que nous avons reçu de nos concitoyens.

Et d'ailleurs, cette altitude est-elle si nouvelle ? N'est-elle pas, au contraire, consacrée en quelque sorte par tous les précédents ? Ne l'est-elle pas, si je voulais fouiller dans nos annales, par les précédents que l'honorable membre a plus d'une fois posés lui-même ?

Il y a loin de là à cette supposition d'une abjuration de nos opinions, de nos principes ; il y a loin de là au cri de sauve qui peut, à l'anéantissement, à la mort politique. Des opinions consciencieuses et fortes, des opinions qui ont des racines dans le pays, des opinions qui, comme la nôtre, ont pris une part si large à la grande œuvre que nous avons poursuivie en commun ; ces opinions peuvent être modérées, peuvent attendre ; elles ont leur force, elles ont pour elles le sentiment même du pays. Ces opinions peuvent subir des épreuves ; elles ne peuvent pas s'effrayer des vicissitudes parlementaires ; pour elles, c'est peut-être un bonheur de se retremper dans la minorité. Je dis la minorité, je ne veux pas dire : l'opposition.

L'honorable ministre de l'intérieur paraissait hier en proie à une inquiétude étrange pour un ministre ; il se demandait s'il y aurait une opposition. Déjà la séance d'hier a dû rassurer jusqu'à un certain point l'honorable ministre de l'intérieur ; il a déjà pu voir que s'il y avait une sympathie profonde, il y avait aussi sur certains bancs même de ses amis, des dissentiments profonds sur un grand nombre de questions dont l'ensemble, après tout, forme la seule, la véritable politique dans un gouvernement libre.

L'on nous demande si notre opinion est morte. Non, messieurs. S'il s'agissait de cette opinion à qui l'on a imputé le projet de rétablir la dîme et la main morte ; cette opinion dont on vous a retracé les méfaits ; cette opinion qui a voulu un moment rétablir l'inquisition ; cette opinion qui a voulu voter des lois de famine, qui appauvrissait systématiquement le pays, qui cherchait à créer des embarras à ses successeurs ; cette opinion réactionnaire, cléricale, rétrograde, oh ! messieurs, elle n'a jamais existé ; ce sont là des instruments de lutte ; la lutte est terminée aujourd'hui ; il est de votre dignité, c'est un devoir de loyauté politique, que ces accusations injustes qui ont pu être des instruments de lutte, soient désormais abandonnés. Non, messieurs, cette opinion n'a jamais été la nôtre ; nous avons toujours protesté ; nous protestons encore aujourd'hui.

Mais notre opinion, avec son passé, avec ce passé dont elle s'honore, auquel se sont associés, pendant tant d'années, des membres même du cabinet actuel, notre opinion existe, et, je le répète, elle est forte, elle a ses racines dans les intérêts sérieux de l'avenir du pays.

Cette opinion est forte, parce qu'elle a toujours voulu toutes nos libertés constitutionnelles, parce que, d'accord avec vous, elle a aidé à les fonder, à les développer.

Elle est forte parce que, comme la Constitution, elle est véritablement, sincèrement libérale ; elle est modérée, parce que pour elle le pouvoir ne peut pas être un but ; pour toutes les opinions qui luttent dans les gouvernements libres, le pouvoir doit être le moyen de réaliser des idées, de faire prévaloir des systèmes, le pouvoir n'est pas un but. Nous pouvons donc être modérés dans l'opposition, parce que pour nous le pouvoir n'est pas une question personnelle.

On nous dit : Il faut dans un gouvernement libre une opposition, il faut des partis ; oui, c'est la loi de l'humanité que les opinions libres se divisent, mais il faut aussi qu'il y ait à la lutte un objet sérieux, réel, national.

Que pendant des années l'on échange entre les partis des récriminations, des accusations injustes, je vous le demande, le gouvernement constitutionnel ne sera-t-il pas faussé ? C'est sur le terrain des intérêts nationaux que la lutte doit s'établir si on veut que le gouvernement ne soit pas un gouvernement de partage, mais un gouvernement de progrès.

Il faut donc aux partis un terrain vrai. Voyez, en effet, comment dans ce grand et noble pays qu'on cite souvent, avec raison, pour exemple, comment les partis se forment et se dissolvent.

En Angleterre les partis se forment sur un besoin à satisfaire, sur une idée à réaliser, un but à atteindre ; ils se transforment une fois le résultat obtenu, le but atteint.

Par une loi fatale de l'humanité, la lutte unit ; la victoire divise. Les partis se forment donc par des idées communes, ils se distinguent entre eux par des idées contraires.

Ainsi je viens de définir en un mot l'attitude que je compte prendre dans vos débats. Membre de la minorité, je pourrai être amené à combattre certains actes, jamais je n'attaquerai ni les intentions m les tendances ; je m'attacherai, comme l'a fait hier l'honorable M. Dedecker, à démontrer que dans les luttes passées, il y a eu malheureusement beaucoup plus de mots que de choses, que nous avons été souvent à côté de ce véritable terrain constitutionnel où les deux partis qui luttent savent pourquoi ils luttent, où ils ont l'un et l'autre un but national à poursuivre, à atteindre.

Et pourquoi quitterions-nous cette position ? Pourquoi dès aujourd'hui prendrions-nous une position d'hostilité systématique contre le cabinet ?

Une hostilité contre les hommes ? quand je vois au banc des ministres un de mes ancien collègues, quand j'y vois encore un homme qui pendant tant d'années s'est trouvé dans les rangs d'une majorité conciliatrice, d'une majorité nationale ? Pourquoi prendrions-nous une position d'hostilité contre ce qu'on persiste à appeler la politique nouvelle ? D'abord je demande que ce mot ne forme pas entre les partis une nouvelle et fatale équivoque. On nous parle de politique nouvelle ; que vois-je ? En premier lieu, répudie-t-on toute la politique antérieure ? Le cabinet répudie-t-il tout ce qui a été fait par ses prédécesseurs ? Voyez son programme et le discours du Trône, et dites-moi si ou y trouve une entière et solennelle répudiation de tout le passé, si, on y donne suite à cette idée de tout améliorer, de tout réparer, comme si en quittant le pouvoir, l'opinion qui l'a occupé pendant tant d'années n'avait laissé derrière elle que des ruines !

Non, on ne répudie pas le passé, on l'adopte en très grande partie. Ainsi donc, je le répète, le mot « politique nouvelle » ne doit pas être une cause, un prétexte de futurs dissentiments entre nous. Il ne doit pas être le motif d'une hostilité systématique contre vous.

Je distingue dans le programme deux choses : des déclarations faites par le cabinet et des propositions à soumettre à la chambre. La première déclaration, celle que nous trouvons au frontispice du temple est de vouloir l'indépendance du pouvoir civil.

Nous avons juré la Constitution. L'indépendance du pouvoir civil est le premier principe qui s'y trouve écrit ; c'est, en quelque sorte, la pierre angulaire de l'édifice. Sans indépendance du pouvoir civil, il n'y a plus de Constitution belge. J'aborde immédiatement, en ce qui concerne l'indépendance du pouvoir civil, que nous avons la prétention d'avoir voulu comme vous aussi absolu que vous, j'aborde ce qui touche, comme le disait naguère un éloquent orateur de la gauche, à la fibre la plus frémissante des partis qui divisent le pays.

On a qualifié de loi réactionnaire la loi sur l'enseignement primaire qui fut votée à l’unanimité moins trois voix. Voyons comment dans la loi d'enseignement moyen, que nous avons eu l'honneur de vous soumettre, la question de l'indépendance du pouvoir civil a été résolu. : ? Je veux entrer avec franchise et aller aussi loin que possible dans le cœur de cette question de l’indépendance du pouvoir civil. En matière d'enseignement, il n'y a qu'un parti possible ; vous avez en présence l'un de l'autre deux pouvoirs indépendants ; vous voulez obtenir le concours du clergé comme élément de moralité et de civilisation ; vous vous adressez à un pouvoir indépendant, vous devez lui faire des conditions telles que le but que vous avez en vue puisse être atteint. Quelle garantie avez-vous que ce concours ne sera pus soumis à des conditions trop onéreuses, préjudiciables à l'indépendance du pouvoir civil ? Soit dans le passé, soit dans l'avenir (car je ne crains pas de risquer une prophétie, si dangereuses qu'elles soient en politique), je ne vois pas d'autre garantie que le maintien des établissements laïques lorsque le clergé à tort, selon l'opinion de l'autorité civile, refuse son concours. Il n'y a pas d'autre garantie que celle-là, si vous voulez le concours du clergé ; cette garantie est écrite dans la loi de 1842 sur l’enseignement primaire ; l'indépendance du pouvoir civil est consacrée de la manière la plus formelle dans les amendements que nous avons eu l’honneur de soumettre à la chambre il y a à peine dix-huit mois.

Après m'être exprimé ainsi sur l'indépendance du pouvoir civil, en matière d'enseignement, je puis me dispenser de dire, que dans les autres ordres d'idées, dans les conséquences de ce grand principe, nous sommes disposés à donner notre appui à toutes les mesures qui sont du ressort de la législature pour le consacrer par la loi.

Je vois en deuxième lieu, dans le programme du cabinet, la déclaration, la promesse d'une administration impartiale, non réactionnaire, bienveillante et juste, sans distinction d'opinion politique, J'en tire cette conséquence que dans la collation des emplois, qui est l'une des attribuions les plus délicates, les plus difficiles du gouvernement dans un pays libre, le gouvernement apportera l'esprit de la Constitution de 1830, l'esprit vraiment libéral, sans distinction de parti, que je n'ai trouvée nulle part, dans aucun article de la Constitution.

(page 51) Eh bien, c'est quant à cette partie si délicate, je le répète, de l'administration publique, des devoirs du gouvernement, tout ce que nous demandons, c'est tout ce que nous avons le droit de demander au cabinet.

Je vois encore dans le programme du cabinet la déclaration d'une vive sympathie pour les souffrances des populations de quelques districts des Flandres.

Messieurs, nous applaudissons de tout cœur aux efforts que fera le ministère. Nous désirons qu'il trouve des moyens efficaces de soulager ces misères.

Nous croyons aussi qu'au milieu de cette Belgique qui aujourd'hui, nous pouvons le dire avec un certain orgueil, est prospère dans son ensemble, on doit faire disparaître cette espèce de tache qui se trouve sur notre carte.

Et nous aussi, messieurs, pendant que nous avions la responsabilité, pendant ces deux années de crise alimentaire, nous avons fait des efforts énergiques, consciencieux. Vous les trouvez peut-être incomplets. Vous avez peut-être d'autres moyens. Eh bien ! produisez-les. Nous ne serons pas les premiers à les critiquer ; nous serons les premiers à y applaudir.

Je trouve, dans le programme du 12 août, une quatrième déclaration ; c'est une déclaration de sympathie pour la première, pour la plus vitale de nos industries.

Mais ici, messieurs, je dois faire quelques réserves. Car le paragraphe relatif à l'agriculture, et notamment à notre législation des céréales, est pour moi une énigme que je n'ai pu encore déchiffrer. Lorsque le mot aura été dit, lorsqu'on aura fait connaître quelle est cette protection efficace qu'on a promise à l'agriculture, je me réserve d'apprécier le système du gouvernement en cette matière.

Mais j'accepte cette déclaration de sympathie. Elle ne peut être pour nous un motif de combattre le cabinet.

Il y a dans le programme du 12 août l'annonce de quelques propositions. Il ne peut entrer sans doute dans les intentions de la chambre de discuter à la fois tous ces projets qui embrassent beaucoup d'intérêts politiques, beaucoup d'intérêts d'un autre ordre. Cependant, messieurs, je dois répéter ici l'observation que je faisais tout à l'heure. Parmi les projets que le cabinet adopte, auxquels il donne suite dans le discours du Trône et dans le programme, il en est un grand nombre (et je suis loin d'en faire un reproche au cabinet) qui sont un héritage qu'il a pris dans notre succession, et je le remercie de ne pas les avoir répudiés.

C'est ainsi, par exemple, que dans l'ordre financier j'ai vu avec infiniment de plaisir mon honorable successeur donner suite à une conception que je crois féconde, que je crois nationale.

Je ne puis donc, messieurs, sous ce rapport encore, être hostile à la politique du cabinet.

Il est dans le programme trois autres propositions. Elles concernent la loi communale, le jury d'examen, l’adjonction des capacités.

Messieurs, je me suis demandé, en entendant hier l'honorable M. Castiau retracer ce qu'il appelait les méfaits de l'ancienne majorité réactionnaire, si c'était sur ces trois questions, en y joignant celle de l'enseignement primaire, si c'était dans l’examen de ces trois questions que se trouvait la ligne de démarcation des partis.

Messieurs, mes illusions ont bien vite disparu.

Comment ! la loi sur la nomination de bourgmestres serait la ligne de démarcation entre l'opinion libérale et l'opinion catholique ! Eh ! messieurs, il en est plusieurs parmi vous qui, en 1834, 1835 et 1836, voulaient non seulement la nomination des bourgmestres, mais voulaient même la nomination des échevins par le Roi. Si c'était donc là une question catholique ou libérale, l’opinion catholique pourrait revendiquer dans vos rangs beaucoup de noms qu'elle serait fière de compter dans les siens.

La question des bourgmestres peut encore diviser la chambre, comme elle l’a divisée à inverses époques. Mais c'est une question de pouvoir fort, si l'on me permet d'employer cette expression ; c'est une question de centralisation ou de démocratie plus ou moins étendue ; ce n'est pas une question de parti politique.

En faisant le bilan de l'ancienne majorité réactionnaire, l'honorable M. Castiau indiquait encore la loi sur le jury d'examen. Mais quant à lui du moins, je pense que nous pouvons encore rayer cet article de notre passif. Car l’honorable membre aussi n'est pas partisan de la nomination directe de lotit le jury par le gouvernement.

Que reste-t-il pour la démarcation des partis ? L'adjonction des capacitif ! Mais que l'on se rappelle les votes de l’année dernière. L'année dernière, l'honorable M. Dolez, l’honorable M. d'Hoffschmidt lui-même qui, aujourd'hui, a inscrit cette proposition sur son drapeau, ont voté contre l'adjonction des capacités. Je ne crois donc pas, messieurs, que cette proposition, qui renferme en elle une question de constitutionnalité, une question d'équilibre entre les diverses parties de nos populations, puisse être une question de parti, une cause de division permanente dans le pays. C’est une question spéciale qui doit être examinée d'après la Constitution, d'après les lois de la justice qui veulent que toutes les parties de la population soient également représentées dans cette enceinte.

Messieurs, en appréciant ainsi l'origine du cabinet et la plupart des propositions qu'il nous annonce, j’avais éprouvé, avant le début même de cette session, un vif désir de pouvoir voter l'adresse.

Plusieurs motifs, messieurs, m'empêchent aujourd'hui de le faire et je les énoncerai brièvement, franchement à la chambre.

Le premier de ces motifs, ce sont certaines destitutions faites par le cabinet.

Je suis loin de méconnaître, et je ne pourrais méconnaître la légitimité du droit de défense de la part du gouvernement, lorsqu'il existe des actes, lorsqu'il existe des faits précis.

Lorsque le gouvernement se trouve en lutte, en conflit avec un fonctionnaire, lorsqu'un fonctionnaire ne se soumet pas aux ordres que le gouvernement se croit le droit de lui transmettre, le droit de destitution est évident ; il ne peut être contesté au gouvernement, et je me félicite que deux de nos actes, qui avaient été si vivement critiqués l'année dernière, aient reçu aujourd'hui de la part de deux membres du cabinet, non seulement une adhésion verbale, mais une adhésion de fait qui est plus forte que toutes les autres.

Mais, messieurs, pourquoi, en reconnaissant ce principe, viens-je de déclarer que certaines destitutions sont pour moi un motif de m'abstenir sur l'adresse ?

Messieurs, parce que ces destitutions ont entraîné le pouvoir, et je ne parle pas du ministère actuel, mais le pouvoir comme représentation permanente du pays, sur une pente très dangereuse, sur une pente que je considère comme fatale.

En effet ces destitutions n'ont pas un principe. Elles sont incompréhensibles. On voit destituer en apparence pour cause d'opinion des hommes d'opinions très diverses, notamment un homme qui, lorsqu'il faisait partie de cette chambre, était, si je ne me trompe, l'ami politique d'un ou de deux membres du cabinet. On ne peut démêler aucune idée d'ensemble, aucune idée de justice, et permettez-moi de l'ajouter, sans prétendre attaquer les intentions, on ne peut démêler aucune idée de moralité politique dans les destitutions telles qu'elles ont été faites. Vous avez jeté au pays un acte qu'il lui est impossible de comprendre, un acte que vous n'avez pas expliqué et que vous ne sauriez expliquer d'une manière logique, rationnelle, gouvernementale.

Qu'a-t-on pensé, messieurs, dans une grande partie du pays ? On a pensé que, dans cette question, vous n'avez pas su assez vous défendre de certaines influences ; on l'a pensé, parce qu'on n'a pas trouvé de motifs réels, s'il en existe.

Pour moi qui ai étudié les antécédents, qui ai cherché à démêler votre pensée, j'ai poursuivi la solution d'un problème que je n’ai pu résoudre.

Je dis, messieurs, que c'est là un antécédent fâcheux et que ces destitutions ne ressemblent en rien à celles qui ont eu lieu dans d'autres circonstances.

Vous avez, messieurs, par cet acte, énervé, affaibli du moins, le dévouement des fonctionnaires publics. Il est évident pour certains d’entre eux, que s'ils ont été frappés, c'était uniquement pour avoir suivi l’impulsion du gouvernement. et de quel droit demanderez-vous maintenant aux fonctionnaires que vous nommerez, qu'ils suivent votre impulsion, si pour l'avoir suivie (car remarquez-le bien, messieurs, il y a toujours des vicissitudes dans les gouvernements parlementaires), ils ont compromis leur avenir ?

Vous avez fait plus ; vous avez donné à des fonctions principalement administratives, et accessoirement politiques, vous leur avez donné un caractère essentiellement politique, et par là vous avez nui à l'administration.

Messieurs, il est un autre fait sur lequel je dois appeler, comme mon honorable ami M. Dedecker toute l'attention de la chambre. En lui-même il est de peu d'importance ; en principe, il est à mes yeux d'une importance extrême. Je veux parler de l'acte qui a été pose à l'égard d'un journal d’Anvers.

N'oublions pas, messieurs, lorsque nous parlons de la presse, qu'il ne s'agit pas d'opinions, qu'il s'agit d'un principe ; que toutes nos libertés sont sœurs et que si l'on touche à l'une d'elles, c'est le principe tout entier, c'est le principe même de nos libertés qui est en jeu.

Eh bien ! voici le fait en lui-même.

Le rédacteur d'un journal déclare qu'un fonctionnaire n'a pas été continué dans une fonction en ajoutant que c'est pour motifs politiques. Il est appelé devant le juge d'instruction, et sous la religion du serment, sous la menace de poursuite en faux témoignage, on l'oblige à déclarer quelle est la personne qui peut avoir émis cette opinion.

Messieurs, si de pareils faits pouvaient se passer sans qu'il y eût une protestation dans cette chambre, la liberté de la presse serait vainement écrite dans la Constitution ; elle n'existerait plus en fait. Je crois donc devoir appeler l'attention la plus sérieuse de la chambre non point sur cet incident qui, en lui-même, n'a pas une extrême gravité, mais sur le principe qui a été violé dans cette circonstance.

Je m’abstiendrai encore sur l'adresse à raison de la pos lion qu'elle fait à la chambre et au pays en ce qui concerne ses relations entre la Belgique et Rome. Le paragraphe de l'adresse qui concerne cette question n'a qu'un sens, un résultat, c'est de préjuger l'interruption continue, au moins pendant toute la durée du ministère, de nos relations avec la cour de Rome. Ce fait serait extrêmement regrettable en toute circonstance ; mais aujourd'hui, messieurs, pour le cabinet, pour la chambre, pour nous, pour vous, ce fait est infiniment plus regrettable encore. J'aurais voulu que la majorité de la commission d'adresse, quelle que fût son opinion sur le passé, n'eût pas enchaîné l'avenir et qu'elle eût conseillé au gouvernement, dans le véritable intérêt du pays, de (page 52) prévenir, s'il était possible, cette interruption continue que le projet d'adresse préjuge, consacre en quelque sorte. C'est là une position que la chambre ne doit pas prendre dans un incident diplomatique.

Messieurs, je ne discute point ce qu'on a appelé l'incident de Rome, dans tous ses détails. Je l'ai déjà qualifié. A mes yeux, il est non seulement regrettable pour le cabinet, mais il est aussi regrettable parce que, par un manque de prudence, d'habilité, on a mêlé à cette polémique un des noms que, pour mon compte, j'honore et vénère le plus en Belgique. Et, messieurs, il a circulé en dehors de cette enceinte des bruits, des accusations qui doivent être rectifiés ou démentis. Je ne veux point, pour mon compte, je ne veux point, pour l'opinion à laquelle j'ai l’honneur d'appartenir, la moindre parcelle de solidarité dans les démarches qui auraient été faites, s'il en a été fait par des Belges. Si le ministère, à cet égard, possède des preuves ou des soupçons, je l'adjure, au nom de sa loyauté politique, au nom de ses devoirs envers nous, de les produire à cette tribune, et s'il ne les produit pas, je serai en droit de dire que toutes ces accusations sont fausses en tous points, et que rien de semblable n'existe. Pour moi, messieurs, je le répète, ce soupçon pèserait sur ma conscience, et il faut que le ministère, puisque l'accusation a eu cours, nous déclare ce qu'il en sait, ce qu'il en pense, du moins.

J'ajouterai un mot. Si le ministère venait, par des inductions, nous dire que cela n'a pu se passer que de cette manière, je dirais que le ministère produit ici contre lui-même l'accusation la plus grave. Comment ! vous avez une question diplomatique à terminer avec un gouvernement étranger, car remarquez-le bien, messieurs, l'incident entre la cour de Rome et la Belgique n'a pas lieu entre le gouvernement belge et le chef de l'Eglise catholique ; il a lieu entre le gouvernement belge et le pape, comme souverain temporel ; vous avez, dis-je, un incident diplomatique et vous viendrez avancer qu'il aurait suffi à un ou deux particuliers de donner quelques renseignements, pour que vous, gouvernement, vous n'ayez pas été entendu, vous n'ayez pas été écouté ! Non, si cette preuve existait, ce serait une accusation contre vous.

M. le ministre des travaux publics (M. Frère-Orban) et M. le ministre des affaires étrangères (M. d’Hoffschmidt) demandent la parole.

M. Malou. - Je m'abstiendrai encore sur l'adresse, ne contînt-elle que le seul paragraphe relatif à l'état de nos finances. Ce paragraphe, pour qui le lit avec attention, préjuge l'augmentation de l'impôt. La chambre, sans distinction d'opinions, aura à examiner s'il lui convient, avant d'avoir reçu du gouvernement des explications complètes sur la situation financière, avant d'avoir été saisie d'un ensemble de propositions sur les moyens qui seraient nécessaires, la chambre, dis-je, aura à apprécier s'il lui convient, par l'adoption du projet d'adresse, de voter implicitement l'augmentation des impôts. Pour moi, jusqu'à ce que je sois mieux éclairé par les communications du gouvernement, je m'abstiens sur ce point.

Le discours prononcé dans la séance d'hier, par l'honorable ministre de l'intérieur, serait aussi, pour moi, un motif d'abstention sur l'adresse. Vous avez entendu, en effet, messieurs, comment l'honorable ministre de l'intérieur, emporté peut-être par la chaleur de la parole, a, pour ainsi dire, pris la position de chef de parti et non de chef du gouvernement.

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier). - Je demande la parole.

M. Malou. Un dernier motif, messieurs, pour m'abstenir sur le vote de l'adresse, c'est que je ne trouve pas dans cette adresse la même déclaration que j'ai lue avec plaisir dans le programme du cabinet, cette déclaration que le cabinet entendait diriger les affaires dans des vues d'impartialité et de parfaite justice sans distinction d'opinions politiques. C'est une lacune dans le projet d'adresse, lacune d'autant plus regrettable que c’eût été en quelque sorte une profession de foi que le ministère devait à la minorité.

Maintenant que j'ai indiqué à la chambre aussi rapidement que possible les motifs qui ne me permettent pas, malgré le vif désir que j'en ai éprouvé, de voter en faveur du projet d'adresse, j'espère qu'on ne se méprendra point sur la portée de mon vote.

Notre vote signifie notamment que si nous avions aujourd'hui le pouvoir de renverser le ministère, nous nous abstiendrions de le faire. (Interruption.) Oui, messieurs, notre vote a cette signification et je vais en indiquer les motifs. Si nous avions en ce moment la force parlementaire nécessaire pour renverser le cabinet, nous nous en abstiendrions.

Le cabinet, messieurs, il faut bien le dire, est né escorté d'espérances magnifiques, escorté de grandes promesses ; une partie du pays croit qu'il suffisait de l'avènement du cabinet actuel pour transformer la situation, pour guérir en un jour toutes les plaies sociales. Eh bien, messieurs, il faut qu'aux yeux du pays l'expérience qu'il fait en ce moment soit complète et pleinement concluante. Voilà une première raison pour laquelle, lors même que nous le pourrions, nous ne voudrions pas renverser le cabinet.

Maintenant, messieurs, ces espérances, ces promesses, réalisez-les, même en partie ; faites oublier, effacez complètement de nos annales cette politique ancienne dont on parle avec tant de dédain. Si vous obtenez un jour ce résultat, nous serons les premiers à féliciter la nation d'avoir trouvé des hommes habiles qui puissent mieux diriger ses destinées que ceux qui ont été successivement les représentants de l'ancienne majorité. Si vous échouez, au contraire, s'il ne vous est pas donné de rendre fécond entre vos mains l'instrument puissant que la situation y met, une majorité, alors, messieurs, l'expérience sera faite ; alors j'espère que le malentendu dont parlait hier l'honorable M. Dedecker aura, en grande partie, disparu ; alors les partis seront transformés, et la lutte aura un caractère vrai, un but d'intérêt national. Tel est encore un motif qui, à lui seul, suffirait pour nous déterminer à ne pas voter en ce moment contre le cabinet.

L'abstention, messieurs, est dans notre devoir. Nous avons entendu hier M. le ministre de l'intérieur nous dire avec raison que chacun dans cette enceinte a ses devoirs. Nous avons tous à coopérer selon nos forces et nos moyens au grand œuvre de la nationalité, de la civilisation, de la prospérité du pays ; nous poursuivrons ce but, nous le poursuivrons dans la minorité comme nous l’avons poursuivi dans la majorité. Nous le poursuivrons sans idées de parti, avec vous s'il se peut, contre vous s'il le faut.

M. le ministre des travaux publics (M. Frère-Orban). - Messieurs, depuis dix ans une lutte très vive existe dans le pays. S'il faut en croire les paroles que vient de prononcer l'honorable M. Malou, celles qui ont été prononcées hier par l'honorable M. Dedecker, cette lutte reposerait entièrement sur un malentendu, sur une équivoque. On aurait passionné le pays, on aurait soulevé dans l'arène électorale ces émotions puissantes que tout le monde a ressenties, tout cela pour une équivoque, tout cela pour un malentendu ! On aurait vu des hommes se passionner pour rester au pouvoir ; on aurait eu pendant de longues années, une conspiration sourde et se révélant ultérieurement par des actes législatifs, contre les libertés publiques, par la peur des électeurs, par le fractionnement des collèges électoraux, tout cela sans but, sans motif avoué, sans que personne ne pût dire, en réalité, quelles étaient les causes de cette lutte ! Messieurs, il est évidemment impossible d'admettre qu'il n'y ait peu au fond de ces discussions, au fond de ces débats ardents un motif vrai, sérieux, avouable de notre part, mais que l'on cache au contraire de ce côté de la chambre. (Très bien ! très bien !)

L'honorable M. Malou me parait avoir indiqué quel était le véritable point de la discussion. Il s'agit de savoir comment il faut entendre l'indépendance du pouvoir civil, dans son application spéciale aux lois d'enseignement. C'est là, messieurs, et là surtout qu'il existe une différence et une différence immense, une différence radicale entre la politique ancienne et la politique nouvelle, politique nouvelle qui n'est pas une chose vide de sens jetée en pâture aux partis, mais qui est, au fond, une vérité.

Ce n'est point dans les déclarations de principes, c'est dans l'application des principes qu'il faut chercher la différence qui existe entre les membres qui siègent de ce côté de la chambre et nous. Comment entendez-vous l'indépendance du pouvoir civil en matière d'enseignement ? Selon le parti catholique, c'est l'abdication de tous les droits de l'Etat (dénégations à droite), c'est l'abdication de tous les droits de l'Etat (nouvelles dénégations du même côté). Je répète que c'est l'abdication des droits de l’Etat, et je vais le prouver.

Vous avez sans doute gardé, messieurs, le souvenir de la discussion de la loi du 27 septembre 1835 ; beaucoup d'entre vous se rappellent encore le rapport qui a précédé la discussion de cette loi. Quelle doctrine trouvons-nous consignée dans ce rapport ? La doctrine que l'Etat n'a pas le droit imprescriptible d'enseigner, que l'Etat ne peut intervenir qu'à défaut d'institutions libres. Or, messieurs, si cette doctrine est vraie, si, comme on l'a dit, tel est le sens de l'article 17 de la Constitution, le droit de l'Etat n'est-il pas nié ? Cela est évident.

Les prétentions de l'épiscopat viennent à la suite de cette doctrine, et quelles sont-elles ? L'épiscopat déclare que lui seul a droit et la mission d'enseigner ; qu'il lui faut une part d'intervention dans la nomination de tous les professeurs et maîtres des écoles et des collèges ! Puis, dans la pratique, tout en disant avec nous que l'Etat est laïque, que le pouvoir civil doit être indépendant, en réalité vous faites précisément l'application des principes proclamés par l'épiscopat.

Ainsi encore, la loi de l'enseignement primaire semble réserver les droits de l'Etat ; mais si je fouille dans la correspondance des évêques avec le gouvernement sur l'application de cette loi, qu'y trouvé-je ? J'y trouve la raison pour laquelle un parti a voulu se maintenir au pouvoir, la raison pour laquelle le pays s'est levé, la raison pour laquelle nos adversaires ont été renversés ; j'y trouve que le clergé ne donne son concours qu'à la condition d'avoir une part dans la nomination de tous les professeurs et maîtres, et on la lui concède !

Il n'y a pas eu, soit dans l'enseignement primaire, soit dans les écoles primaires supérieures, de nomination faite sans l'assentiment de l'autorité ecclésiastique !

Voilà ce que vous entendez par le principe de l'indépendance du pouvoir civil ; voilà comment vous entendez l'appliquer !

Et personne n'oserait le contester ! j'ai sous la main le dossier d'une partie de cette correspondance des évêques avec le gouvernement, qui atteste leurs prétentions que je viens d'indiquer et qui sont formulées en ces termes :

« II faut qu'un règlement d'administration générale soit fait, d'après lequel on ne procédera à aucune nomination, ni dans les écoles primaires supérieures, ni dans aucune institution où ils sont appelés à prêter leur concours des évêques, sans que, au préalable, ils aient été entendus, soit directement, soit indirectement dans la personne des inspecteurs diocésains. »

Vous comprenez parfaitement, messieurs, qu'on ne pouvait pas rencontrer en Belgique un homme d'Etat capable d'inscrire de pareilles prétentions dans un règlement. Mais ce qu'on ne pouvait pas ostensiblement, on le pouvait secrètement ; ce qu'on ne pouvait pas officiellement, on (page 53) le pouvait officieusement ; ce qu'on pouvait officieusement, on l'a concédé. C'est, vous le voyez bien, l'abdication de l'autorité civile.

Ce qui a été fait pour l'enseignement primaire, s'est fait sur une autre échelle pour les cours normaux. Souvent on s'est demandé dans le pays : Pourquoi les cours normaux ne sont-ils pas organisés ? Eh bien, messieurs, savez-vous pourquoi ? C'est parce que les évêques ne l'ont pas voulu. J'en trouve encore la preuve dans la correspondance dont je parlais tout à l'heure.

Comment s'explique-t-on dans cette correspondance ? A la date du 25 avril 1844, je trouve une lettre de l'archevêque de Malines où je lis ces paroles :

« Vous savez, M. le ministre, que je n'ai voulu coopérer à l'organisation des écoles normales de l'Etat, qu'après avoir reçu l'assurance que celles des évêques seraient maintenues, comme elles l'ont été, en effet, par l'arrêté royal qui les a agréées. C'est que je ne pouvais coopérer, même indirectement, à la destruction d'établissements qui sont très utiles à la religion et pour lesquels les évêques ont fait les plus grands sacrifices. Si le gouvernement recevait maintenant dans les écoles normales de l'Etat, ou admettait aux cours normaux un nombre d'élèves si considérable que les écoles normales des évêques ne pussent continuer de subsister, il est évident qu'il me placerait, à l'égard des évêques, dans une fausse position....»

La conséquence a été l'obligation prise et accomplie, de n'admettre qu'un nombre très limité d'élèves instituteurs dans les deux écoles normales, et la défense respectée de ne point organiser les cours normaux dans les écoles primaires supérieures.

Après cela, on viendra dire qu'il n'existe aucune différence entre nos adversaires et nous ! qu'ils professent les mêmes principes que nous ! Qu'ils les proclament, oui, mais qu'ils les adoptent, qu'ils les pratiquent, non. Eh bien, nous sommes venus précisément au ministère avec la mission spéciale de faire respecter l'indépendance du pouvoir civil à tous ses degrés ; c'est la mission que nous avons reçue et que nous saurons accomplir jusqu'au bout.

M. Lejeune. - Messieurs, rarement j'ai pris part aux discussions politiques, laissant cette charge aux orateurs de premier ordre. Je ne viens pas déroger aujourd'hui à cette habitude ; je veux seulement énoncer très brièvement l'opinion et les sentiments qui dirigeront ma conduite.

En fait, le ministère, tel qu'il s'est formé, répond aux événements ; c'est le ministère de la situation ; à ce titre seul, il a eu le droit de demander et il peut s'attendre au concours et à l'appui de la chambre.

En principe, le ministère n'est pas, selon moi, l'expression la meilleure, la plus désirable de nos institutions constitutionnelles ; son avènement est encore une conséquence de cette idée aussi déplorable que fausse, idée malheureusement trop répandue, que des catholiques et des libéraux ne peuvent se rencontrer sur le même terrain, sans que ce terrain soit un champ de bataille. Les uns et les autres peuvent et doivent partir d'un même point : la Constitution, et marcher non en ennemis, mais parallèlement vers un même but, vers le développement sage, prudent, de nos institutions constitutionnelles, vers l'augmentation du bien-être général.

Les principes de l'union, il faudrait presque demander la permission de prononcer ce mot, cependant il ne peut pas s'effacer de notre mémoire, les principes d'union, de conciliation, de transaction, qui nous ont été légués par le congrès, seront toujours les meilleures, les véritables bases de l'administration du pays.

Mais, messieurs, laissons nos désirs et les théories, pour en venir aux faits pratiques.

Prenons la situation telle que le jeu de nos institutions l'a faite. Le ministère est la conséquence des élections du 8 juin. Le doute, sur ce point, n'est pas possible.

Dira-t-on que le pays légal s'est trompé, qu'il a été induit en erreur ? Messieurs, il n'y aurait rien de plus oiseux que de discuter cette question sans issue. Quand cela serait, encore faudrait-il subir l'épreuve du temps. Ce n'est pas du jour au lendemain, ce n'est pas en peu de temps que le pays serait éclairé, désabusé, que l'opinion publique viendrait à changer.

Le ministère répond aux événements que nous avons vus se dérouler sous nos yeux. Mais lui-même aussi, par cela seul qu'il annonce une politique nouvelle, lui-même, il le reconnaît, doit subir l'épreuve du temps. Il la subira, le ministre de l'intérieur nous l'a dit hier, en s'appuyant sur la gauche, sur ce côté de la chambre qui a été souvent si dure et si injuste envers les cabinets précédents, et l'ancienne majorité de la chambre.

Je ne veux pas dire, en rappelant ces paroles à l'honorable ministre de l'intérieur, que le cabinet aurait dû demander les votes de la droite, non ; mais les esprits sont-ils tellement préoccupés de luttes et de réformes qu'on oublie de compter avec les centres ?

Faut-il déserter complètement ce terrain sur lequel tous les hommes expérimentés, tous les hommes modérés, les hommes de conciliation et de transaction peuvent se donner la main ?

Ah ! messieurs, si les centres sont, en quelque sorte, effacés aujourd'hui, si on les néglige dans ce moment, ils ne sont pas moins dans la nature des choses, à tel point, que je m'attends à ce que le ministère devienne fait par le centre gauche. Cela ne fera qu'augmenter la confiance que, dans cet espoir peut-être, plusieurs membres de cette chambre donneront dès aujourd'hui au ministère.

Le cabinet a fait un programme et un discours du Trône. Ce sont là ses actes les plus importants jusqu'à ce jour. J'adhère aux principes énoncés dans ces documents, j'y adhère dans le sens expliqué par le cabinet lui-même, c'est-à-dire en me réservant la liberté d'examen et de vote à l'égard de toutes les questions dont la solution nous sera successivement soumise.

Dans le programme, le cabinet fait une promesse qui m'a ému ; c'est une promesse formelle, solennelle, hardie en faveur des Flandres ; M. le ministre de l'intérieur l'a énergiquement rappelée et renouvelée dans une autre enceinte ; je l'en remercie. Que le ministère réalise cette promesse, qu'il s'applique énergiquement à résoudre cette question brûlante ! il peut compter sur toute notre reconnaissance.

J'ai dit, messieurs, que le ministère a le droit de demander le concours et l'appui de la chambre, et je crois qu'il est du devoir de tous ceux qui reconnaissent qu'il est le ministère de la situation, de les lui accorder.

Je serai donc, d'après les explications que je viens de donner, je serai, jusqu'à un certain point et dans un certain sens, ministériel. Je ne recule pas devant de cette dénomination impopulaire, je l'explique ; le ministérialisme ne s'attache pas exclusivement aux personnes, il peut être fondé sur les principes.

Ce qui court à notre époque les plus grands dangers, ce ne sont pas toujours les libertés publiques, c'est le pouvoir, ce sont les idées gouvernementales. Eh bien, quels que soient les dépositaires du pouvoir, je soutiendrai le pouvoir. Et il faut parfois quelque courage, il faut savoir résister aux attraits et aux exigences de la popularité, pour être l'appui du pouvoir.

Je soutiendrai toujours, par principe et par caractère, les idées gouvernementales ; c'est-à-dire, messieurs, que je ne pourrais jamais m ?associer à une opposition tracassière, à une opposition sans but déterminé, à une opposition qui n'aurait pas pour objet une proposition soumise à la chambre.

Un ministère qui est la conséquence des événements, qui représente la situation est destiné à vivre. Il a le droit d'exister. Mais il doit être lui-même le meilleur juge des conditions de son existence.

Messieurs, le ministère a posé ces conditions, je les lui accorde, mais je ne puis aller au-delà. Je puis suivre le ministère sur le terrain où le place le discours du Trône ; mais je ne puis aller au-delà, je ne puis m'associer à l'idée exprimée par le projet d'adresse, et aller en quelque sorte en éclaireur au-devant de lui ; je ne puis aller au-delà de ce que le ministère a demandé lui-même.

J'aurais désiré voter l'adresse dans le sens du programme et du discours du Trône. Le projet d'adresse allant bien au-delà de ce que le gouvernement a demandé, je me trouve forcé de m'abstenir.

Pendant que j'ai la parole, messieurs, je déclare que je voterai contre le paragraphe qui concerne nos relations avec la cour de Rome.

Les explications qui nous ont été données sont, je l'avoue, entièrement en faveur du ministre des affaires étrangères. Mais, messieurs, fallait-il mettre dans l'adresse un paragraphe tel qu'il prolonge la suspension des relations, par lequel l'on rend la reprise des relations impossible ? Fallait-il exprimer en quelque sorte un blâme envers une cour étrangère qui ne peut pas ici se défendre ?

J'aurais désiré que l’on eût exprimé le désir de voir finir cet incident et de voir renouer les bonnes relations. C'est dans ces circonstances surtout, messieurs, que nous devons désirer ces bonnes relations. Tandis que, dans un pays voisin, on cherche à nouer des relations avec la cour de Rome, contrairement aux lois du pays qui le défendent formellement, nous voyons dans ce même moment nos relations interrompues, et cette interruption va être en quelque sorte consacrée par le projet d'adresse.

Je regrette cette rédaction, et je ne puis pas, pour ce qui me concerne, y donner mon assentiment.

M. de Denterghem. – Il me semble nécessaire que les membres de cette chambre prennent une position nette dès le début de cette session.

Vous avez entendu hier les éloquentes paroles de mon honorable ami M. Dedecker, je me borne à dire que je me rallie à sa généreuse pensée. Je le fais avec d'autant moins d'hésitation, que j'ai entendu M. le ministre de l'intérieur répondre qu'avec de semblables pensées notre place n'était pas dans l'opposition.

Le pays a supporté de violentes secousses. Le ministère connaît les besoins et il a manifesté le désir de remédier aux maux qui nous ont frappés.

Mandataire d'une des provinces les plus éprouvées, je croirais manquer à mon devoir si, par un acte quelconque, j'entravais l'exécution des promesses faites.

J'implore du secours au nom des travailleurs, des hommes de cœur et d'intelligence ; mais pour que le commerce, pour que l'industrie puissent prendre un nouvel essor, il faut avant tout du calme, de la tranquillité, de la confiance, et on peut l'obtenir avec une conduite fermement modérée, et jusqu'à preuve du contraire, j'ose l'espérer des hommes qui sont aujourd'hui au pouvoir.

Qu'il me soit permis d'ajouter un mot pour ce qui concerne le conflit avec la cour de Rome.

La Belgique est la première des nations en Europe qui a levé l'étendard de la liberté et qui en a franchement accepté les conséquences. Vous savez tous la part qu'y ont prise des hommes mus par des principes religieux. Eh (page 54) bien, messieurs, aujourd'hui qu'un illustre pontife, pour qui tous les cœurs généreux doivent éprouver de la sympathie, sanctionne ces principes au point de les appliquer lui-même dans son administration civile, vous devez comprendre, messieurs, combien il nous est pénible de voir rompre des relations qui nous seraient particulièrement chères dans ce moment.

Je dois me borner à manifester le désir le plus vif pour que le ministère ne néglige rien afin de faire cesser un état de choses aussi profondément regrettable.

Je voterai pour l'adresse, et je donnerai une preuve de mon désir le plus étendu de coopérer à la conciliation et au bien-être de ma patrie. J'aime les principes libéraux M. le ministre de l'intérieur ne répudie pas les principes religieux, que pour ma part je considère comme une première nécessité morale ; eh bien ! M. le ministre, j'accepte votre promesse de modération parce que j'ai foi dans la loyauté de votre caractère.

M. Orts. - Messieurs, je ne complais prendre la parole que sur un incident. Mais avant que je l'aborde, qu'il me soit permis de remercier cordialement M. le ministre des travaux publics de la communication qu'il vient de nous faire. Pour moi personnellement, il vient de résoudre une énigme dont, pendant quatre ans, j'avais cherché le mot.

J'ai voté la loi de l'enseignement primaire sur la foi d'une promesse à laquelle j'avais cru, la promesse d'une exécution franche, d'une exécution impartiale. Moi-même, en vue d'assurer toute l'indépendance du pouvoir civil, j'avais en 1842 formulé un amendement qui a été accueilli par le ministère d'alors et adopté par la chambre. Il consistait en ceci : que lorsque des abus auraient été signalés en fait par le gouvernement, et qu'il aurait jugé que ces abus pouvaient donner lieu à la fermeture d'une école, justice serait faite après que le conseil communal aurait préalablement été informé de l'abus et reçu les instructions de l’autorité civile, afin de le faire cesser.

J'avais insisté, d'autre part, pour que les dispositions portant qu'il pourrait être établi qus des écoles primaires supérieures des cours normaux, fussent rendues obligatoires de facultatives qu'elles étaient. Je ne désirais que le changement d'un mot : « il sera établi » au lieu de : « il pourra être établi » près de chaque école primaire supérieure des cours normaux. On m'a fait observer que ce serait aller trop loin ; que la sollicitude du gouvernement était là et qu'il ne fallait pas douter qu'il ne méconnaîtrait pas sa mission.

Vous savez, messieurs, s'il a été établi des cours normaux. Je voudrais bien qu'on me fît connaître où il y en a. Il n'y en a pas à Bruxelles ; il n'y en a pas à Gand, il n'y en a pas à Anvers, il n'y en a pas à Liège, il n'y en a pas dans les principales villes du royaume.

Mes interpellations, mes réclamations ont, pendant trois à quatre ans, été incessantes a ce sujet ; c'était, à chaque discussion du budget, mon delenda Carthago. Tous les ans je sollicitais du ministre de l'intérieur l'établissement de cours normaux près de l'école primaire supérieure de la capitale. Que me répondait l'honorable M. Nothomb ? Que m'a t-il répondu encore l’année dernière, non plus comme ministre, mais comme. membre de cette chambre, lorsque je renouvelai mon interpellation ? Il me répondit : que la ville de Bruxelles fasse les frais d'un établissement pédagogique pour interner les élèves. Je fis observer qi il n'y avait pas un mot dans la loi du 25 septembre 1842 qui obligeât les communes à fournir des locaux pour interner les élèves qui devaient suivre les cours normaux. On ne put disconvenir du silence de la loi, la seule réponse se résumait en ce sens : Telle est notre volonté. Nous avons un système ; il faut qu'on interne et il faut que ce soit la ville qui subvienne aux frais des locaux destinés à l'internat.

Messieurs, jugez maintenant si, pour moi personnellement, la révélation qui vient de vous être faite est précieuse. Je sais enfin quelle est la cause qui a empêché l'établissement de ces cours normaux sans lesquels l'instruction primaire ne peut subsister. Car enfin, faut-il des instituteurs parfaitement au courant des bonnes méthodes pour former de bons élèves ? Poser la question, c'est la résoudre.

J'attends donc une exécution franche, loyale, entière, impartiale surtout, de cette loi du 25 septembre 1842. Ce sera pour moi personnellement le seul moyen de ne pas me repentir d'avoir, avec l'immense majorité de mes amis politiques, donné mon assentiment à la loi du 25 septembre 1842.

Qu'il me soit permis maintenant de rappeler un instant l'attention de la chambre sur un fait grave déjà signalé hier par mon honorable ami M. Castiau, et qui se rattache intimement à la réforme de notre système pénitentiaire, promise par le gouvernement dans le discours du Trône, et accueillie par le projet d'adresse comme un objet digne de fixer l'attentive sollicitude de la chambre.

Je veux parler des peines corporelles infligées encore aujourd'hui à une seule classe de citoyens, les marins militaires.

Ces peines sont la cale avec coups de corde, la vergue avec coups de corde, les coups de garcette, comminées par les articles 22, 25, 26, 30, 31, 32, 34, 35, 36, 43 et 44 du Code pénal de l'armée de mer, décrète primitivement pour la Hollande et rendu applicable aux provinces méridionales par un arrêté du prince souverain des provinces unies des Pays-Bas, en date du 21 août 1814.

Un jugement du conseil de guerre maritime, siégeant à Anvers, confirmé par la haute cour militaire du 26 octobre dernier, a condamné, comme coupable de désertion en temps de paix, un nommé Bonam, natif d'Anvers, matelot à bord d'une canonnière de l'Etat, à la déchéance du rang militaire, à tomber une fois de la vergue, a recevoir des coups de corde au nombre de 150, et à quatre années d'emprisonnement.

L'arrêt a été exécuté, en rade d'Anvers, l'un des premiers jours de ce mois.

Il parait que depuis lors deux autres condamnations à la même peine ont reçu exécution dans la même localité.

Il est difficile de concevoir comment une peine aussi avilissante, aussi contraire aux institutions d'un peuple libre, aurait pu survivre à notre régénération politique.

Aussi, hâtons-nous de le dire, un des premiers actes du gouvernement provisoire, l'arrêté-loi du 7 octobre 1830, aval abrogé la peine des coups dans des termes tellement généreux et en s'appuyant de si nobles motifs, qu'il suffit de lire le texte de cette disposition législative pour s'attendre à une mesure que la loi met à la disposition de M. le ministre de la justice. L'article 411 du Code d'instruction criminelle autorise le ministre à provoquer la cassation, dans l'intérêt de la loi, de tous jugements et arrêts qui y sont contraires.

Toutefois, si M. le ministre ne partageait pas mon opinion sur la recevabilité ou le fondement de ce recours, ou si la cour de cassation n'accueillait pas le pourvoi, il serait urgent, je n'hésite pas à le dire, que le gouvernement présentât à la chambre un projet de loi qui fit disparaître à jamais cette tache de notre législation pénale.

Voici le texte de l'arrêté du gouvernement provisoire :

« Considérant que la peine de la bastonnade est insultante aux guerriers belges et attentatoire a la dignité de l'homme ;

« Arrête :

« Article unique. La peine susdite est abolie. »

Rapprochons de ce texte de loi le motif qui sert de base à l'arrêt de la haute cour militaire.

« Attendu que l'arrêté du gouvernement provisoire abolissant la peine de la bastonnade n'a en vue que l'armée de terre ; l'année de mer étant régie par une législation spéciale. »

Lorsque le gouvernement provisoire a proscrit la bastonnade, il a évidemment entendu par cette expression « interdire l'action de battre » la peine des coups infligés à l'aide d'un instrument quelconque.

En veut-on la preuve ? C'est le même arrêté du 21 août 1814, qui a rendu applicables aux troupes belges et le code pénal pour l'armée de terre et celui de la marine militaire.

Or, le code pour l'armée de terre porte, article 34 :

« La peine des coups consiste à faire donner des coups de canne, de baguette ou de plat d'épée sur le dos. »

L'épée n'est pas plus un bâton, que ne le sont les cordes dont on se sert pour frapper les soldats de la marine. Le gouvernement provisoire abolit la bastonnade comme insultante aux guerriers belges. Les soldats de notre marine sont-ils déchus du titre et des prérogatives des guerriers belges ?

« Comme attentatoire à la dignité de l'homme. »

Nos marins sont-ils une classe de parias étrangers non seulement aux droits du citoyen, mais même au nom d'homme ?

L'esprit de la lui, d'accord avec la lettre, repousse la distinction sur laquelle est basé l'arrêt de la haute cour militaire.

S'il fallait une preuve de plus à l'appui de cette vérité, nous la trouverions dans l'arrêté royal du 30 avril 1832 portant règlement pour la marine.

L'article 21 contient la disposition suivante :

« La désobéissance formelle, ou la trahison pendant l'action seront punies, comme toutes les infractions à la police et subordination par le règlement du 20 juillet 1814, à l'exception des coups de garcette. »

Et l'article 86, conçu dans des termes encore plus précis et plus génériques, porte :

« Tout ce qui regarde la discipline militaire, la justice et la répression des délits continuera à être réglé par le code du 20 juillet 1814, dans toutes les dispositions non abrogées par la Constitution ou les lois. »

N'est-il pas évident que cette disposition, se référant aux lois antérieures qui avaient abrogé certaines pénalités, interprète le mot « bastonnade » dont s'est servi le gouvernement provisoire dans son arrêté-loi du 7 octobre 1830, pour abolir à jamais les coups, n'importe l'instrument à l'aide duquel ils sont infligés, et sans laisser subsister entre l'armée de terre et la marine militaire une distinction tout à la fois injuste et dégradante.

Messieurs, si je me suis étendu un peu longuement sur ce point de législation, c'est que j'espère voir mon opinion partagée par M. le ministre de la justice, qui n'a pas répondu hier aux considérations présentées au même sujet par un honorable député de Tournay.

Le pourvoi en cassation de la haute cour ne peut, il est vrai, avoir d'autre résultat que son annulation dans l'intérêt de la loi ; mati cette question de droit une fois résolue par la cour régulatrice des principes, il y a lieu de s'attendre à un changement dans la jurisprudence des tribunaux et de la haute cour militaire.

La recevabilité de ce pourvoi ne saurait être douteuse en présence du texte si clair de l'article 441 du Code d'instruction criminelle.

Déjà des cas analogues se sont présentés, il me suffira d'en rappeler un seul, la haute cour avait, antérieurement à votre loi sur le duel jugé qu'il ne tombait pas sous l'application du Code pénal de 1810. Sur (page 55) recours en cassation de la part du procureur général, la cour suprême a annulé l'arrêt de la haute cour militaire.

Quoiqu'il en soit, messieurs, il importe que cette peine des coups cesse de peser sur notre marine militaire. Sa dignité, son droit à être placée sur la même ligne que l'armée de terre, l'exigent impérieusement.

Je me résume en posant ce dilemme : ou l'arrêté-loi du gouvernement provisoire a aboli les coups de corde, les coups de garcelle pour la marine militaire, comme les coups de canne, de baguette et de plat d'épée pour l'armée de terre, ou bien cette peine avilissante subsiste encore pour une classe de guerriers belges.

Dans le premier cas, qu'une décision de la cour régulatrice vienne fixer définitivement ce point de jurisprudence, si ce que j’ai peine à croire, cette décision était conforme à celle de la haute cour militaire, je me plais à espérer que le ministère s'empressera de saisir la chambre d'un projet de loi tendant à abolir les peines corporelles dans l'armée de mer.

Messieurs, de nobles sentiments, une pensée vraiment libérale se manifestent dans ces belles paroles placées en tête de l'arrêté-loi du 7 octobre 1830. Le gouvernement provisoire a vu dans la peine des coups une insulte aux guerriers belges, un attentat à la dignité de l'homme.

Parmi les mots qui figurent au bas de cet acte mémorable, je vois celui de l'homme que l'opinion libérale a environné de toute sa confiance, du ministre éclairé et ferme qu'une communauté d'opinion et de sentiments avec ses honorables collègues dirigera toujours dans la voie des sages réformes réclamées par la justice, par l'humanité. Ce ne sera donc pas en vain que j'aurai joint ma voix à celle de mon honorable ami M. Castiau, pour réclamer l'abolition d'une peine qui répugne et à nos mœurs et à l'état de notre civilisation.

M. le ministre de la justice (M. de Haussy). - Messieurs, je ne dirai que quelques mots, pour ne pas interrompre davantage la discussion générale, qui me paraissait devoir être exclusivement politique.

L'honorable M. Orts peut être persuadé que les observations qu'il vient de présenter et qui avaient déjà été présentées hier par l'honorable M. Castiau, seront prises en sérieuse considération. C'est par les journaux que j'ai appris cette condamnation étrange, rendue par un conseil de guerre et continuée, je crois, par la haute cour militaire. Je ne pensais pas que des peines semblables pussent exister encore en Belgique ; je croyais que l'arrêté du gouvernement provisoire dont on vient de parler, les avait abolies à tout jamais. J’examinerai si l'arrêt dont il s'agit est susceptible d'un pourvoi en cassation, et si ce pourvoi a réellement, en droit, quelque chance de succès ; mais, dans tous les cas, je prends l’engagement, de concert avec mou honorable collègue des affaires étrangères, «d présenter incessamment un projet de loi qui fera disparaître cette législation, que j'appellerai barbare, et qui y substituera des peines plus conformes à l'état de notre civilisation et de nos mœurs.

M. le président. - M. Eenens a demandé la parole ; mais comme il a déjà parlé deux fois, je demanderai à la chambre si elle veut l'entendre une troisième fois.

- La chambre décide que M. Eenens sera entendu.

M. Eenens. - Je renonce à la parole pour ne pas renouveler une discussion aride ; j'y renonce d'autant plus volontiers, que je suis d'accord avec M. le ministre de la guerre, sauf sur un seul point.

Il pense qu'on peut modifier, par circulaire ministérielle, une loi en vigueur, celle qui établit le code militaire actuel, tandis que, moi, je pense qu'une modification à cette loi ne peut être introduite que par une loi.

M. de Mérode. - Messieurs, l'incident diplomatique, dont il est question dans le commencement de l'adresse qui vous est présentée en réponse au discours du Roi, montre que le début du système destitutionnel, c'est-à-dire du système de révocation d'emploi, appliqué à des fonctionnaires qui n'avaient commis aucun acte d’hostilité envers le gouvernement, a immédiatement porté les mauvais fruits qu'on doit en attendre.

En effet, c'est au moment même où un pape, qui attire sur lui l'admiration et les plus vives sympathies du monde entier, occupe le siège pontifical, que des froissements se produisent pour la première fois entre les dépositaires du pouvoir en Belgique et le centre du monde chrétien.

« On conçoit, disent les explications présentées par M. le ministre des affaires étrangères, l'importance toute spéciale qu'attachait le cabinet nouveau à ce que le poste de Rome fût occupé par un homme de son choix ; on conçoit de quel haut intérêt il est pour le ministère sorti des rangs de l'opinion libérale, que le véritable caractère de sa politique soit parfaitement connu, expliqué et apprécié à la cour de Rome, que l'on ne s'y méprenne point sur ses principes, sur ses intentions, ses tendances, etc. »

Ici, messieurs, se montre de nouveau l'immense inconvénient que j'ai si souvent signalé dans cette enceinte à mes adversaires comme à mes amis qui n'en ont malheureusement tenu nul compte, malgré mes instances réitérées, à savoir l'emploi d'une dénomination mal appliquée sous prétexte qu'elle signifie au fond autre chose que ce qu'elle exprime selon la langue vraie. On voulait, dit M. le ministre des affaires étrangères, expliquer au Saint-Père les tendances d'un ministère sorti des rangs de l'opinion libérale.

Or, l'opinion libérale n'est-ce pas, selon la langue vraie, l'opinion de celui qui respecte les droits de chacun, qui ne prétend répandre ses idées que par la persuasion et non par la force, qui reconnaît que tous les citoyens ayant une conduite digne et honorable sont admissibles aux emplois publics, sans les diviser en catégories dont l’une est censée posséder le monopole des lumières et du progrès, par conséquent l'aptitude au pouvoir, et l'autre, au contraire, doit être réputée incapable de l'exercer, si ce n'est peut-être quelquefois en sous-ordre et par exception. En un mot, opinion libérale signifie, pour moi et en français ayant le sens commun, opinion généreuse, amie de la liberté honnête, entièrement étrangère à l'esprit de violence, de domination et d'exclusion.

Telle est, je n'en doute pas plus que de mon existence, l'interprétation que donne également à l'idée qu'exprime le mot libéral, le bienfaisant et magnanime Pie IX, qui, je pense, est catholique, puisqu'il est pape ; et certes, ce n'est pas lui qui propagerait et éterniserait ce langage confus et absurde qui met en opposition le sentiment catholique, voire même clérical, c'est-à-dire d'affection envers le clergé, dont il est le chef ; qui met, dis-je, le sentiment religieux en contradiction avec l'idée libérale, dans son sens vrai que je viens de définir brièvement.

Or, ceci posé, qu'a dû croire le pape Pie IX en voyant subitement destituer un plénipotentiaire belge déjà accepté à Rome, sans autre motif que parce qu'il avait été nommé sous un ministère dont la tendance connue était l'attachement au saint-siège ? Et en le voyant au plus tôt remplacé par une autre personne, particulièrement estimée sans doute dans la haute magistrature, mais sans agréation préalable et sur un simple avis de ce brusque changement, le Saint-Père a-t-il dû prendre cette mesure comme un acte amical et libéral envers lui de la part du ministère nouveau ? Je ne le pense pas, surtout lorsque depuis ce même ministère s'est lancé plus largement encore dans la voie antilibérale des destitutions, bien que depuis dix-sept ans on eût généralement respecté la position des titulaires à des fonctions publiques, établies non pour l’agrément et le service de tel ou tel ministre, de tel ou tel parti, mais pour le service de l'Etat.

Si quelques fonctionnaires ont été révoqués par des ministères vraiment constitutionnels, c’était pour des manifestations ouvertes et publiques d'hostilité envers les chefs de l'administration, et le seul ministre qui essaya quelques destitutions pour cause de simple opinion présumée, trouva dans la majorité des chambres, encore imbues des principes du congrès, une invincible répulsion à laquelle il dut céder par la retraite.

Peut-être les temps sont-ils changés pour notre patrie. Le règne de l'équité et du respect envers les droits de tous est rarement bien long sur la terre. Aristide fut banni par les Athéniens après quelques années, las de l'entendre appeler le Juste, et cette proscription, si singulière que je ne pouvais la concevoir dans ma jeunesse, l’expérience des caprices de l'homme me la fait bien comprendre maintenant.

Quoi qu'il en soit, la première expérience du système destitutionnel applique à nos relations extérieures a été malheureuse, trouvant sur son chemin le pontife suscité par la Providence, afin de montrer aux peuples et aux rois de la terre la liberté et l'autorité fondées sur la justice et le véritable progrès.

Ainsi pour mon compte, au lieu de la première phrase inscrite dans l'adresse, je dirais au Roi :

« Nous regrettons, Sire, que les coutumes libérales précédentes de votre gouvernement qui laissait aux fonctionnaires de l'Etat employés, soit au-dedans soit au-dehors, les charges dont ils étaient pourvus, après une transformation ministérielle comme auparavant, n'aient pas été maintenues. Nous n'aurions point à regretter le conflit qui s'est élevé entre le ministère belge et le gouvernement le plus populaire du monde aujourd'hui. »

Mais ne croyant pas avoir devant moi une majorité assez libérale pour adopter cette modification au projet d'adresse, je ne la proposerai pas ; seulement je ne puis approuver ni voter une adresse par laquelle la chambre s'associe à un conflit qui est le résultat d'un triste système de destitutions préventives que j'ai toujours combattu et sans lequel le gouvernement a marché, pendant 17 ans, sous l'influence des larges et libérales inspirations du congrès.

Maintenant, messieurs, j'ai un mot à répliquer à un des membres assis sur les bancs de la minorité actuelle de cette chambre, lequel, ayant l'habitude de se poser à part en se présentant comme une sorte de moniteur universel, attaque ses amis, adresse des mercuriales mêlées de compliments à ses adversaires ; de sorte qu'il serait au fond plus avantageux de le voir dans leurs rangs, qu'à côté de soi, attendu qu’on se trouverait ainsi moins rapproché des coups de pointe qu'il lance avec une fière assurance dans le flanc de ses voisins. Redresseur des torts de tout le monde, il nous a accusé d'avoir violé les franchises communales, accusation bien grave assurément puisqu'elle motiverait parfaitement notre exclusion prochaine de cette enceinte.

Or, je vois dans l'article 108 de la Constitution, que nous avons juré d'observer selon sa teneur et non pas en nous conformant avec une aveugle soumission aux idées plus ou moins profondes de l'honorable membre ; j'y vois établi le droit d'élection directe des membres des administrations communales, sauf les exceptions que la loi peut établir à l’égard des chefs de ces administrations. Les expressions ci-rappelées sont formelles, je n'y change rien. En attribuant au pouvoir royal chargé de l'exécution des lois, la libre nomination des bourgmestres conformément à ce qu'autorise la Constitution, nous n'avons donc violé aucune franchise communale établie par la loi fondamentale ; nous avons même plutôt suivi l'esprit de cette loi suprême ; car on ne peut supposer (page 36) raisonnablement qu'elle ait formulé sans but cette exception et pour ajouter simplement quelques lignes à son texte.

Le congrès, qui était éminemment libéral, a compris qu'il fallait prendre garde de livrer d'une manière absolue tout le pouvoir dans la commune à l'élection, de sorte que la minorité n'eût aucune garantie sur les lieux mêmes contre des majorités oppressives et formées par cabales comme il arrive trop souvent. Le singulier procès de Couture-Saint-Germain prouve encore de nouveau l'anomalie du mélange de l'élection avec le pouvoir exécutif. Vous sentez, messieurs, que je n'entends en aucune manière soutenir un débat sur les institutions communales, mais seulement repousser ces sortes de condamnations lestement doctorales et hautaines des actes de l'ancienne majorité, de cette majorité opposée à toute tyrannie, à toute violence, à tout système d'exclusion et de destitution préventive, et dont le souvenir restera tel dans l'histoire vraie, malgré toutes les déclamations contraires.

Je ne demande qu'à ajouter un mot sur la ligne de conduite que je me propose de suivre. Tant que la majorité libérale du congrès s'est perpétuée dans cette chambre, je n'ai pas voulu reconnaître que les membres de cette majorité dussent se suicider en s'excluant eux-mêmes de toute participation au gouvernement. Mais lorsqu'on n'a pas décliné la lutte extrême en faveur du bien, il est permis d'être vaincu, et la Suisse héroïque de Guillaume Tell, dont j'ai si souvent contemplé avec une respectueuse sympathie la statue sur les fontaines, modestes monuments de cette contrée qui va bientôt succomber peut-être après cinq siècles de noble et sainte indépendance d'un peuple honnête, n'en restera cependant pas moins, fût-elle écrasée sous le nombre, honorée, admirée par toutes les âmes généreuses. En suite de diverses causes dans lesquelles l'intimidation à l'aide des clubs joue le plus grand rôle, le système d'exclusion plus ou moins prononcé, triste copie du système hollandais sous Guillaume, est arrivé au pouvoir et possède, pour s'y maintenir, cette même arme destitutionnelle préventive qui n'était pas à notre usage.

Tant que durera cette situation destructive d'un véritable régime d'égalité et de liberté, je me garderai de suivre les errements d'une opposition tracassière, incessante et hargneuse, qui ne peut appartenir à des hommes sincèrement libéraux. Je voterai les mesures utiles au pays, quel que soit le pouvoir qui les propose ; je combattrai celles qui me paraîtront mauvaises, comme je les ai combattues sous des ministères avec lesquels j'étais d'accord sur l'ensemble de leur direction.

Du reste, je le déclare de nouveau à mes amis : s'ils persistent, comme je l'entends toujours, à s'appeler catholiques et à qualifier exclusivement leurs adversaires de libéraux, il est évident qu'en vertu de la nature même de la Constitution, ils resteront en dehors de la participation au pouvoir.

En effet, la Constitution est par eux-mêmes proclamée libérale. Or, jamais, que je sache, elle n'a été présentée comme portant au front le caractère de catholicité. Elle n'est point anticatholique, assurément ; mais, je le répète, elle n'a point de caractère religieux déterminé, tandis qu'elle a toujours été signalée de toute part comme libérale. Les libéraux sont donc évidemment les hommes destinés par la nature des choses à gouverner le pays dont la loi suprême est libérale, et soutenir le contraire serait illogique au plus haut degré ; un navire doit être dirigé par un homme de mer et non par un homme d'Eglise.

Et si nous ne sommes que des gens d'Eglise non libéraux, il ne peut nous appartenir en aucune manière de mettre la main au gouvernail du vaisseau de l'Etat.

M. de Theux. - Je regrette, messieurs, que M. le comte Le Hon, qui avait demandé la parole avant moi, n'ait point conservé son tour d'inscription. J'ignore si j'aurai quelque chose à rencontrer dans les observations qu'il a à vous présenter, mais je fais à cet égard toutes mes réserves.

Bien que rien de ce qu'a dit M. le ministre des travaux publics ne concerne mon administration, j'ai cru devoir, en l'absence de mon prédécesseur, l'honorable M. Nothomb, donner quelques explications à la chambre, quoique je n'aie pu en ce moment consulter, messieurs, le document officiel qui contient les détails les plus complets sur toute l'administration de l'instruction primaire.

Messieurs, je dois le dire, ce n'est pas sans surprise que j'ai vu M. le ministre des travaux publics se charger d'expliquer à la chambre de quelle manière le gouvernement entend l’indépendance du pouvoir civil dans ses rapports avec le clergé. J'aurais compris que des explications de cette nature nous eussent été données soit par M. le ministre de la justice qui a les cultes dans ses attributions, soit par M. le ministre de l'intérieur qui préside à l'instruction publique ; il est sans exemple que le chef d'un autre département, complètement étranger à la branche d'administration confiée à un de ses collègues, chef du cabinet, se charge de donner à la chambre communication des extraits de ses correspondances.

Je dis ceci sans aucune espèce d'amertume, car il est bien indifférent que ces communications émanent du ministre des travaux publics ou du ministre de l'intérieur ; je me borne à signaler la singularité du fait.

Et à cette occasion je dirai encore que ce fait m'autoriserait à croire que le chef du cabinet laisse porter quelque atteinte à sa position.

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier). - Je demande la parole.

M. de Theux. - Messieurs, voyons en quoi se révèle la prétendue dépendance du pouvoir civil.

En 1835, l'honorable M. Dechamps fait un rapport dans lequel il consigne cette opinion, qu'il serait à désirer que, par le moyen des institutions privées, il fût pourvu à tous les besoins de l'instruction. L'honorable membre n'a pas dit qu'il entendait parler d'institutions catholiques à l'exclusion des institutions libérales. En ce point, il était d'accord avec une opinion que j'ai entendu professer en 1831 par un membre éminent de l'opinion libérale ; il était d'accord avec ce qui se pratique en Angleterre. Mais, messieurs, nous n'avons pas à nous occuper d'opinions individuelles ; nous n'avons à nous occuper que des actes posés par la législature et par les administrations publiques.

Eh bien, a-t-il été pourvu, oui ou non, aux frais de l'Etat, aux frais des administrations publiques, à l'enseignement ? La loi de l'enseignement supérieur consacre l'existence de deux universités ; sous ce rapport, il est sans doute largement pourvu à tous les besoins. La loi de l’enseignement primaire fait intervenir l'Etat ou la commune dans les frais de l'instruction primaire de chaque localité. Deux écoles normales ont été créées aux frais du trésor. Il n'y a donc là aucune espèce de lacune.

En matière d'enseignement moyen, une commission très libérale, instituée par l'honorable M. Rogier en 1834, avait présenté un projet de loi d'après lequel 2 ou 3 athénées devaient être établis aux frais de l'Etat. En 1846, j'ai déposé des amendements, d'après lesquels 10 athénées auraient été créés aux frais de l'Etat. Si la loi de l'enseignement moyen n'est pas votée, ce n'est pas à nous, messieurs, qu'il faut en imputer la faute.

Ainsi l'accusation dirigée contre notre opinion, de ne pas vouloir l'indépendance du pouvoir civil, est, du moins en matière d'enseignement public, tout à fait dénuée de fondement.

Messieurs, l'on vous a cité une disposition qui a été prise par l'honorable M. Nothomb et d'après laquelle l'inspecteur ecclésiastique devait être consulté officieusement sur la confirmation qu'avait à faire le gouvernement pendant quatre ans, des nominations des instituteurs primaires, choisis par les communes. Cela a paru étrange ; et cependant cela est fort simple. Cette disposition a été suivie par l'honorable M.. Van de Weyer et puis par moi. Quel en était le motif ? C'est que l'instituteur est chargé partout, non seulement de l'enseignement civil, proprement dit, mais encore de l'enseignement du catéchisme, de l'enseignement de la morale religieuse. Dès lors, la loi a sagement disposé qu'à l'avenir les instituteurs communaux ne pouvaient être choisis que parmi les aspirants-instituteurs sortis des écoles normales, établissements qui offrent des garanties suffisantes tant pour l'éducation religieuse et morale que pour l'instruction scientifique et littéraire.

Mais, messieurs, cette disposition prise par mon honorable prédécesseur mettait-elle le gouvernement dans la dépendance du clergé ? En aucune manière. Pour le prouver, je n'ai qu'à rappeler un fait qui se trouve consigné dans le rapport triennal sur l'enseignement primaire.

Un instituteur, proposé par le conseil communal, semblait à l'inspecteur ecclésiastique ne pas réunir assez de savoir pour donner l'enseignement religieux ; cependant mon prédécesseur a confirmé la nomination de l'instituteur ; pourquoi ? parce qu'il lui a paru qu'on avait été dans cette circonstance trop exigeant ; que cet instituteur présentait des garanties de moralité, qu'il faisait preuve de beaucoup de bon vouloir ; que dans peu de temps il serait à même de donner aussi l'enseignement religieux. Vous voyez donc que cette circulaire ne consacrait aucune espèce d'abdication des prérogatives du pouvoir civil, mais qu'elle proclamait un devoir de raison, un devoir de conscience vis-à-vis des pères de famille, vis-à-vis de la jeunesse confiée aux soins des instituteurs primaires.

Du reste, il y a eu ici si peu de mystère que la circulaire, signée par mon prédécesseur, est mentionnée dans le rapport que j'ai déposé, l'année dernière, sur l'exécution de la loi de l'instruction primaire. Voilà donc encore mis à néant un énorme grief qui avait paru attirer l'attention toute spéciale de la chambre.,

Messieurs, l'on vous a donné des extraits de la correspondance des évêques avec mes prédécesseurs. Je dois déclarer d'abord que je n'ai pas pris connaissance de cette correspondance, de manière qu'il m'est impossible de m'expliquer complètement à cet égard. Cependant, pour autant que j'aie saisi le sens de ce qui nous a été communiqué, je crois que l'on ne doit pas s'en étonner trop. D'abord, les évêques ont demandé qu'on n'organisât pas les cours normaux auprès des écoles primaires supérieures dans chaque chef-lieu de province, parce qu'ils ont cru qu'il n'y avait pas nécessité d'établir un enseignement normal aussi considérable, en présence des deux écoles normales fondées par l’Etat et des écoles normales créées par les évêques, agréées par l'Etat, et devenues en quelque sorte établissements mixtes.

Messieurs, veuillez bien remarquer que les écrivains qui se sont le plus attachés aux progrès de l'instruction primaire ont été d'avis que les instituteurs fussent formés pendant plusieurs années dans des pédagogies, pour y bien apprendre les méthodes d'enseignement afin de savoir diriger l'éducation de l'enfance. On pense que la fréquentation de cours normaux établis à côté d'une école modèle ne remplit pas ce but d'une manière satisfaisante. Aussi la loi de 1842 n'a-t-elle établi que d'une manière accessoire des cours normaux à côté des écoles modèles ; elle a seulement autorisé l'établissement de ces cours ; tandis qu'elle a ordonné d'une manière impérative l'établissement d'écoles normales aux frais de l'Etat.

Quoi qu'il en soit, mon honorable prédécesseur a essayé la formation de cours normaux auprès de plusieurs écoles modèles. Pour mon compte, j'ai essayé la même organisation dans la province de Luxembourg.

(page 57) Je prierai les membres de cette chambre de prendre connaissance du rapport que j'ai déposé sur l'instruction primaire ; c'est après avoir pris connaissance de ce rapporteur lequel la discussion a été réservée, qu'on pourra juger ce qui a été fait et ce qu'on peut faire encore.

Je déclare que jamais engagement n'a été pris vis-à-vis de qui que ce soit de ne pas compléter la création des cours normaux. Il en est de même pour la limitation du nombre des élèves dans les écoles normales de l'Etat.

Si des évêques ont cru qu'au moyen de bourses nombreuses on attirerait tous les élèves instituteurs dans ces établissements et qu'on ferait tomber les autres établissements, je conçois jusqu'à certain point cette crainte ; cependant il me semble qu'elle était dénuée de fondement, qu'on aurait mieux fait d'avoir confiance dans la libre concurrence. Quoi qu'il en soit, il n'a été pris aucun engagement quant à la limitation du nombre des élèves ; ce qui le prouve, c'est l'état prospère de ces établissements.

Je ne comptais plus prendre la parole dans cette discussion ; j'ai été forcé d'expliquer ce qui s'était passé sous mon honorable prédécesseur, M. Nothomb. Je profiterai de l'occasion pour répondre quelques mots aux prétendues atteintes portées aux libertés communales. L'honorable M. Dedecker, ce partisan des libertés communales à tel point qu’il a refusé son vote au projet de loi donnant au Roi la nomination des bourgmestres en dehors du conseil, vous a déclaré qu'il était partisan de la loi du fractionnement. On aura beau dire. Cette loi était éminemment juste, éminemment libérale en elle-même ; elle a pour elle l'autorité de la France et de l'Angleterre, l'autorité de la France depuis l'établissement du gouvernement de juillet, l'autorité de l'Angleterre, cette terre natale des libertés publiques.

Quant au choix du bourgmestre en dehors du conseil, de quel droit vient-on critiquer la loi qui l'a autorisée ? M. le ministre de l'intérieur n'a-t-il pas saisi la chambre, peu de temps après le décret du gouvernement provisoire qui avait donné aux communes, la nomination des bourgmestres, d'un projet de loi qui leur enlevait bien d'autres attributions, bien d'autres pouvoirs que celui de choisir indirectement le bourgmestre par l'élection au conseil ? Qu'on consulte le projet de loi présenté alors par l'honorable M. Rogier, qu'on le compare avec la loi communale telle qu'elle est actuellement, et on verra que la loi communale, telle qu'elle est maintenant, est incomparablement plus libérale.

Cette proposition de permettre la nomination du bourgmestre en dehors du conseil était-elle antilibérale ? Je ne le pense pas ; la chambre avait cru en 1836 qu'elle ne pouvait pas aller aussi loin que le projet présenté par l'honorable M. Rogier, parce que la nécessité de modifications si radicales n'avait pas été démontrée par l'expérience. Plus tard une enquête fut instituée par l'honorable M. Liedts en 1840 pour voir quelles modifications il conviendrait d'apporter au mode de nomination des bourgmestres. C'est donc que le ministère libéral de 1840 pressentait qu'il y aurait quelques modifications à apporter aux dispositions trop restrictives de la loi de 1836, en ce qui concerne le choix des bourgmestres. La chambre a-t-elle été trop loin, quand elle a modifié la loi communale ? C'est ce que nous aurons à examiner quand le projet du gouvernement nous sera soumis.

Qu'il nous soit permis de faire observer que dans un gouvernement constitutionnel où le ministère est responsable de l'exécution des lois et du maintien de l’ordre public, il est conforme à tous les principes qu'il ait un agent responsable dans chaque commune, qu'il ait le libre choix de ces agents chargés de faire exécuter les lois et de maintenir l'ordre public. L'intérêt communal et l'intérêt public peuvent se trouver en opposition, lequel doit prévaloir ? Dans certains cas le choix du bourgmestre pourra ne pas convenir aux intérêts de la commune ; dans d'autres cas, le choix peut être préjudiciable aux intérêts généraux ; lequel de deux intérêts doit prévaloir ? C'est ce que nous aurons à examiner quand le projet du gouvernement nous sera soumis. Nous aurons à examiner si l'intérêt du pays exige qu'on retire au gouvernement le droit de nommer le bourgmestre en dehors du conseil. Je ne considère pas ce droit comme illibéral, mais comme conforme au véritable système constitutionnel.

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier). - Messieurs, lorsque j'observais hier avec quelque surprise que les attaques violentes qui nous sont prodiguées en dehors de cette chambre ne vinssent pas se produire ici au moins par quelque reflet, je n'imputais pas à crime à la minorité nouvelle l'attitude de modération qu'elle annonçait vouloir prendre ; je m'étais borné à constater un fait, qui excitait ma surprise ; je n'avais pas adressé de reproche. Aujourd'hui, messieurs, cet état de choses est changé ; il a pénétré dans cette enceinte quelque chose de cette violence, quelque chose de cette amertume qui n'a cessé de poursuivre le cabinet depuis le premier jour de sa formation.

Un des honorables membres de l'ancien cabinet qui a pris le premier la parole, tout en protestant de son esprit d'extrême modération, d'extrême conciliation, d'extrême impartialité, tout en se posant comme un homme gouvernemental avant tout, disposé à appuyer le cabinet dans toutes les mesures utiles qu'il présenterait, a cependant articulé coup sur coup dans son discours les griefs suivants contre ce même cabinet : il n'a trouvé dans ses actes, ni ensemble, ni justice, ni moralité, ni prudence, ni habileté, ni franchise. Voilà, messieurs, une série de vices que l'honorable M. Malou n'a pas craint de reprocher aux actes du cabinet.

Et c'est devant ce même cabinet qu'il lui plaît de prendre cette attitude passive, cette altitude d'abstention ! Mais, monsieur, si un pareil cabinet se trouve en effet devant vous, et s'il n'y a pas dans votre attitude quelque chose de cette fausseté que vous reprochez faussement au ministère, si de pareils vices existent dans le gouvernement, vous devez, non pas demain, mais aujourd'hui même, chercher tous les moyens de le renverser. Si votre politique a fait, selon vous, pendant 17 ans le bonheur de la Belgique, et ici permettez-moi de vous dire que nous pouvons revendiquer notre part dans ce qui a été fait pendant ces 17 années pour le pays ; mais si votre politique, à laquelle vous prétendez rattacher tout ce qui a été fait d'utile et de glorieux, si cette politique est destinée à faire le bonheur du pays, à lui assurer la tranquillité et la liberté, hâtez-vous de tâcher de la rétablir au pouvoir. L'altitude que vous prenez aujourd'hui est un manquement grave à votre devoir d'homme d'Etat et de bon citoyen.

Nous nous sommes posés, et ceci est le plus grave reproche, celui qu'on avait réservé pour le dernier ; nous nous sommes posés dans cette enceinte comme chef de parti et non comme chef de gouvernement.

Messieurs, le reproche est étrange ; il est nouveau ; il a lieu de nous surprendre sortant de la bouche de l'ancien ministre des finances. Qui de nous a joué, dans cette enceinte, le rôle d'homme de parti ? Qui a abdiqué les prérogatives du gouvernement ? Qui a-t-on souvent attaqué et avec raison comme ne représentant que les intérêts, les passions d'un parti ? Ce n'est pas nous qui avons mérité de pareils reproches ; ce n'est pas à nous que de pareils reproches seront adressés par le pays.

Lorsque hier nous avons dit que nous voulions gouverner en nous appuyant sur notre opinion, avons-nous annoncé par là que nous allions gouverner seulement pour un parti ? Eh ! messieurs, nous sommes ici pour faire les affaires du pays et non pas les affaires d'un parti ! Nous sommes ici pour gouverner le pays avec l'aide d'un parti et non pour gouverner au profit d'un seul parti. Voilà nos doctrines, voilà nos maximes, voilà le point de départ du cabinet, et sous ce rapport il est encore en droit de s'appeler un nouveau cabinet, pratiquant une politique nouvelle.

Nous ne pourrions pas, a-t-on dit, justifier les destitutions qui ont suivi l'avènement du cabinet nouveau. Mais, en vérité, est-ce sérieusement que de pareils défis nous sont adressés ?

Notre système destitutionnel est, dit-on, la cause de l'événement regrettable que nous avons eu à signaler dans nos relations avec la cour de Rome. C'est parce que nous avons substitué à un agent qui n'avait pas notre confiance un autre agent que nous croyions plus propre à faire connaître à la cour de Rome qui nous étions, ce que nous voulions, ce que nous pensions ; c'est pour cela que la cour de Rome a repoussé cet agent, contre lequel d'ailleurs aucun reproche n'a essayé de se produire dans cette enceinte.

Messieurs, je ne crois pas que le pape illustre et libéral qui préside aujourd'hui aux destinées du catholicisme, ait pu, de son propre mouvement, descendre à d'aussi malheureuses, à de si petites raisons, pour altérer ses relations avec la Belgique.

Et lorsque lui-même il arrivait au pouvoir, venant inaugurer une politique nouvelle aux applaudissements de l'Europe libérale, qu'a-t-il fait ? Un de ses premiers soins n'a-t-il pas été de s'entourer d'hommes de sa confiance, de chercher pour inaugurer, pour pratiquer sa politique, des agents dont il fût sûr, des instruments qui ne se retournassent pas contre lui-même. Voilà un grand exemple, un exemple qu'il nous a donné. Et qu'eût pensé le Saint-Père, si nous avions objecté que ces actes très légitimes de son administration intérieure étaient de nature à exercer de l'influence sur les relations diplomatiques qu'il avait à entretenir avec nous ?

Il est de principe élémentaire que des hommes nouveaux, s'annonçant avec la prétention de pratiquer une politique nouvelle, s'entourent, dans l'ordre politique, d'agents qui aient leur confiance. Cela ne supporte pas une discussion sérieuse.

Je ne voudrais pas, je l'ai dit hier et je regrette qu'on m'entraîne sur ce terrain, je ne voudrais pas me défendre par le système des récriminations et des revues rétrospectives. Mais si j'avais à citer un seul exemple, et il y en a beaucoup d'autres, pris dans la politique ancienne, je demanderais si, quand la politique ancienne destituait à Tournay un fonctionnaire public, contre lequel aucun grief n'existait ; lorsqu'elle appelait de Paris un agent spécial destiné à combattre dans les élections son ancien chef ; je demanderais ce que faisait alors la politique ancienne ; je demanderais si alors on ne devait pas accuser avec beaucoup de justice le gouvernement de partialité, d'immoralité, de tous ces reproches que je ne veux pas reproduire et qu'on vient de nous adresser si libéralement, après s'être annoncé avec des intentions si modérées, si conciliatrices, si gouvernementales ?

La nomination à l'ambassade de Rome, dans les circonstances où elle a été faite, je ne crains pas de le dire, a été un acte de violence, un acte de déloyauté politique. Voilà comment je le qualifie.

Messieurs, quels sont les reproches que nos adversaires nous prodiguent sans cesse, à nous représentants de l'opinion libérale, à nous représentants des idées modernes, à nous défenseurs de la société civile et du pouvoir laïque ? Quels sont les reproches qui nous sont prodigués sans cesse ? Nous sommes les ennemis de la religion ! Avec le gouvernement des libéraux, la guerre à l'Eglise est déclarée ! Les églises vont être fermées les églises vont être démolies !! (Non ! non !) Messieurs, ce n'est (page 58) pas dans vos régions que cela se dit ; je veux les croire inaccessibles à de pareilles calomnies, à de pareilles absurdités. Mais dans d'autres régions, cela se dit, cela se propage, cela se prêche, cela se confesse.

Eh bien ! ne nous importait-il pas au plus haut chef, au premier degré, n'était-ce pas l'acte premier, l'acte principal à poser par le cabinet que d'aller éclairer Rome sur ce que nous étions, sur ce que nous voulions, sur ce qu'était l'opinion libérale en Belgique, si souvent calomniée par ses adversaires ?

Pour cela que fallait-il ? Il fallait un homme qui eût les mêmes principes, les mêmes idées que nous, qui pratiquât le libéralisme, et qui, en même temps, au point de vue religieux, ne pût offrir aucune espèce de prise à la médisance, à la calomnie.

Cet homme, nous avons été heureux de le rencontrer.

Et vous-mêmes, messieurs, j'en appelle à votre bonne foi, si l'idée vous était venue d'offrir à M. Leclercq le poste de Rome et qu'il eût voulu accepter, n'eussiez-vous pas trouvé un tel choix très convenable et très heureux ?

Dès le jour même de notre installation, le représentant du Saint-Père, à Bruxelles, a été informé de notre choix. S'est-il récrié contre l'inconvenance de la destitution de M. le comte Vanderstraeten-Ponthoz ? Eh ! non. Mgr. de Saint-Marsan savait bien que cela ne le concernait pas. Il a, au contraire, accueilli avec faveur la nouvelle de la nomination de M. Leclercq ; il a dit qu'il allait se hâter d'en écrire à son gouvernement.

Confiant, messieurs, dans ces paroles que je dois croire, que je reconnais avoir été dites de bonne foi, le cabinet s'est renfermé dans une sorte d'inaction. Il ne pouvait pas supposer que, par d'autres influences. on serait parvenu à noircir un des plus honorables caractères de notre pays.

Grande, messieurs, grande a été notre surprise, et grande aussi notre indignation, lorsque nous avons vu par quel manège, par quelle ruse, cet homme généralement estimé, cet homme qui était pour nous l'homme de la situation, se voyait repoussé, et précisément par un gouvernement libéral, le trait était encore plus dur pour nous, se voyait repoussé comme indigne par ses antécédents de représenter le gouvernement belge près du gouvernement du pape !

La faute, messieurs, n'est pas dans la nomination de M. Leclercq. La faute, l'origine de ce conflit, est tout entière dans la nomination de son prédécesseur, nomination que rien ne justifiait que le désir peut-être soit d'accorder une faveur personnelle au moment de sa mort, soit de jeter un embarras à travers les premiers pas du ministère nouveau.

Nous avons, messieurs, si bien compris tout ce que cet acte avait de violent, d'injuste, d'attentatoire aux droits de l'administration nouvelle, que nous n'avons pas hésité à faire de son retrait une des conditions de notre entrée aux affaires.

Sur ce point donc nous insisterons pour que la chambre s'explique ; pour que la chambre déclare si notre ligne de conduite a été la bonne, si nous avons eu des torts, ou si ces torts doivent être imputés à d'autres. Nous tenons beaucoup à ce que la chambre s'explique catégoriquement sur ce point.

L'ancien ministre de l'intérieur a trouvé étrange que, dans une question spéciale, un de mes honorables collègues eût pris la parole à mon défaut. Il s'agissait de constater jusqu'à quel point les anciens cabinets avaient su faire respecter les prérogatives du pouvoir civil dans leurs relations avec l'épiscopat. C'est le ministre des travaux publics qui s'est chargé de ce soin. Messieurs, ce que mon honorable ami le ministre des travaux publics s'est permis de faire, l'honorable M. de Theux voudra bien se rappeler que depuis plusieurs années je le faisais dans cette enceinte ; que l’honorable M. Frère n'a fait, sous ce rapport, que répéter, que confirmer les faits que nous révélions, les soupçons que nous exprimions nous-même, lorsque nous avions l'honneur de siéger sur les bancs de l'opposition.

Quant à cette circonstance que M. le ministre des travaux publics traiterait certaines questions politiques qui ne sont pas précisément des questions de routes et de canaux, messieurs, je souhaite pour les cabinets futurs que cette solidarité de principes, que cette homogénéité de vues entre les ministres devienne une règle, que nous aurons contribué encore à établir.

Nous ne sommes pas un cabinet composé d'éléments hétérogènes rassemblés au hasard, au plus pressé, au premier moment ; où chacun travaille pour son compte ; où chacun se déclare satisfait lorsqu'il a triomphé pour son compte, et s'inquiète fort peu du sort de ses voisins. Non, il y a entre nous solidarité de vues, de principes et d'efforts.

Lorsque nous pourrons nous venir l'un l'autre en aide, nous ne manquerons jamais à ce devoir. Nous sommes entrés unis, nous sortirons unis, et sous ce rapport encore nous espérons donner de salutaires exemples au pays ; si le pays qui n'a que trop souffert de ces administrations bâtardes, administrations peu dignes d'une nation libre, ou l'on a vu des ministres, préoccupés avant tout du soin de leur conservation personnelle, siégeant aujourd'hui avec M. Nothomb, demain avec M. Van de Weyer, après-demain avec M. de Theux, toujours contents de leur position jusqu'à ce qu'enfin la grande voix du pays soit venue mettre un terme à ce système justement flétri. (Applaudissements dans les tribunes.)

M. le président. - Je rappelle aux personnes placées dans les tribunes que toute marque d'approbation ou d'improbation est sévèrement interdite.

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier). - - Je ne puis, messieurs, pour ma part, accepter comme franche la position que l'on veut prendre. On sera très modéré, dit-on, dans les actes ; et déjà l'on se montre très acerbe dans les mots et très violent, au fond, dans les intentions ; l’avenir nous dira le reste.

Hier je vous disais : Est-il vrai que vous soyez morts ? Pouvons-nous en toute sécurité célébrer vos funérailles ? Demain peut-être l'envie de renaître ne vous viendra-t-elle pas ? Et il n'a pas fallu attendre vingt-quatre heures pour que cette envie revînt à quelques-uns de nos honorables adversaires, et je m'en félicite. Je m'en félicite pour l'honneur des partis, dont se compose, après tout, la nation. Il ne faut pas que votre parti, messieurs, s'annihile et s'abaisse. Qu'il marche plutôt la tête haute, et quand il voit au gouvernement des hommes en qui il n'a pas confiance, il faut qu'il ait le courage de les combattre ouvertement.

En disant cela, je n'ai pas l'intention de repousser le concours loyal que des hommes impartiaux modérés «le vos rangs viendront nous prêter. Nous n'apportons pas une administration violente et réactionnaire. Nous apportons une administration impartiale, agissant par des fonctionnaires politiques ayant notre confiance. Tout concours offert de bonne foi, nous l'acceptons de grand cœur, et sous ce rapport j'ai été touché du langage si simple et si franc tenu tout à l'heure par un honorable député de Termonde, dont les opinions peuvent devenir, je le veux bien, le germe d'un nouveau parti parmi vous.

En passant en revue les différentes parties de notre programme, on a paru admettre la plupart des principes qu'il renferme. On n'y a ajouté qu'une restriction : Ces principes sont fort beaux, ces principes sont fort bons, mais nous serons incapables de les faire prévaloir, de les mettre en pratique. C'est encore un des reproches que l'on adresse au cabinet contre lequel cependant on ne veut pas faire d'opposition. Que ferez-vous, nous dit-on, pour l'agriculture, pour les Flandres ? Nous avons annoncé pour l'agriculture une protection plus efficace que la loi de l'échelle mobile, et notre honorable contradicteur, s'il veut bien me permettre de me servir de ce mot, dans la position qu'il a prise, notre honorable contradicteur, malgré tout l'esprit qui le distingue, n'a pas pu se rendre compte de la signification de ces mots » protection plus efficace ».

Messieurs, nous l'avons souvent dit, le salut de l'agriculture en Belgique ne réside pas, ne peut résider dans le système de l'échelle mobile. Nous voulons protéger, favoriser l'agriculture par «d’autres moyens que l’échelle mobile, dans laquelle on a toujours fait résider jusqu'ici sa prospérité. Eh bien, ce genre de protection, nous n'en voulons pas, nous nous en sommes expliqués catégoriquement. Nous ne proposerons pas à la chambre le rétablissement de l'échelle mobile, nous proposerons un droit fixe et nous pensons que l'agriculture sera ainsi mieux protégée que par l'échelle mobile.

Mais est-ce là que le gouvernement bornera son action bienfaisante pour l'agriculture ? Eh non, et l'honorable M. Malou a trop d'esprit pour ne pas comprendre que le gouvernement entend faire autre chose que le changement de la législation commerciale.

On a beaucoup parlé d'un premier acte que nous avons posé en faveur de l'agriculture, on s'en est agréablement moqué, on en a beaucoup ri ; mais permettez-moi, malgré tout le ridicule dont on a cherché à le couvrir, permettez-moi de dire que le premier acte, cette première démonstration du gouvernement en faveur de l’agriculture, fera plus de bien par ses conséquences que toute la législation de 1834, que vous avez encore voulu renforcer il y a deux années. Aujourd'hui l'éveil est donné dans les campagnes. Les campagnards sentent que le gouvernement a de la sympathie pour eux, qu'il se préoccupe de leurs intérêts, et qu'il les pèse à leur juste valeur dans la masse des intérêts généraux.

Oui, je le répète, de toutes parts l'éveil est donné ; les idées se produisent en foule, les projets nouveaux pullulent.

Je n'ai pas peur de ce grand mouvement d'idées. J'aime à les voir naître ; toutes ne sont pas praticables ; beaucoup sont des utopies, mais parfois une seule idée sur mille, qui réussit, devient un grand bienfait pour le pays. L'impulsion est donc donnée ; l'espoir règne dans les campagnes ; le gouvernement a gagné leur confiance ; ces sentiments de confiance, nous nous faisons honneur de les avoir provoqués, nous nous ferons un devoir de les mériter de plus en plus, et nous croyons que par ce seul acte nous avons donné à l'agriculture avec une marque de haut intérêt, une protection bien entendue et vraiment efficace.

Nous ne nous sommes pas annoncés comme venant ouvrir pour tout le pays une ère de prospérité inouïe, inépuisable. Non, messieurs, ce sont là des exagérations dont on ferait bien de s'abstenir, au moins dans cette enceinte. Nous nous sommes donnés comme des hommes pratiques, comme des hommes de progrès, mais d'un progrès sensé, possible, mesuré.

Relisez notre profession de foi, notre programme du 12 août ; voici comment, en matière de perfectionnement et de progrès l'administration nouvelle s'est expliquée.

« Animée du vif désir de voir le pays marcher dans la voie de tous les progrès sages et vrais, elle n'a pas la prétention de tout réparer, de tout améliorer, de tout changer. Elle sait que les réformes n'ont chance de vie et de durée qu'à la condition d'avoir été éclairées par l'étude et mûries par l'expérience. Il y faut du temps et de la mesure. »

Voilà comment nous entendons le progrès, voilà comment nous (page 59) voulions le pratiquer. Nous repoussons de toutes nos forces les reproches qui nous sont adressés sur nos prétentions à transformer radicalement la Belgique, de manière à en faire, du jour au lendemain, une terre où régnera de toutes parts l'abondance et d'où toute misère aura disparu.

Messieurs, on exagère à plaisir la position prise par le gouvernement. Cette position, il la veut franche et ferme ; mais il ne veut rien d'exagéré et encore moins d'outrecuidant, ainsi qu'on nous en prête l'intention.

Le gouvernement s'est prononcé, il est vrai, d'une manière éclatante, en faveur des Flandres. Et ici encore notre honorable contradicteur n'a pas paru avoir confiance dans ce que fera le gouvernement. J'engage l'honorable membre à attendre ; je l'engage surtout à ne pas joindre son impatience à ces critiques si pressés qui, à trois jours de la formation du cabinet, le sommaient de transformer immédiatement la situation des Flandres, lui disaient- : « Rendez les Flandres immédiatement heureuses, ou retirez-vous. »

Messieurs, nous ne sommes plus à trois jours, mais à trois mois de notre naissance. Ces trois mois, les avons-nous mal employés ? Avons-nous négligé un seul jour pour rechercher les moyens propres à venir en aide aux Flandres ? Non, messieurs, ce que j'ai dit au sénat, je le répète dans cette enceinte : La situation des Flandres est notre préoccupation, notre occupation de chaque jour ; des mesures ont été prises, d'autres se préparent et s'étudient ; je ne veux pas ici préjuger l'avenir ; je n'entends pas me poser ici en sauveur des Flandres, mais j'espère qu'avec les bonnes intentions dont nous sommes animés, avec la volonté ferme, persévérante, que nous apportons à l'accomplissement de cette partie de nos devoirs, nous finirons par améliorer notablement l'état des Flandres. Je ne crains pas de le dire, sous ce rapport, les efforts de l'administration nouvelle sont appréciés dans les Flandres mêmes ; c'est au moins l'expression, et je la recueille avec reconnaissance, c'est l’expression de sentiments qui, chaque jour, m'arrivent de ces contrées, et l'honorable M. Malou, qui est un de leurs représentants les plus distingués, peut en savoir lui-même quelque chose.

Je dirai hautement mon opinion.

Je crois que dans une nation qui aspire à se poser en Europe comme une nation libre et civilisée, il n'est pas permis, il n'est pas admissible qu'il y ait des parties du pays où l'on meure de faim...

M. Rodenbach. - C'est très vrai !

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier). - Une nation où de pareils faits ne pourraient être prévenus, ne mériterait pas, je le répète, le nom de nation civilisée.

M. Rodenbach. - Bravo !

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier). - Je sais qu'on exagère tout, qu'on exagère même la misère des Flandres.

M. Rodenbach. - Non ! non !

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier). - L'honorable M. Rodenbach est peut-être un de ces exagérés....

M. Rodenbach. - Je puis prouver par les registres de l'état civil que dans la commune que j'habite cent personnes sont mortes par la disette.

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier). - Je pense que l'honorable M. Rodenbach exagère...

M. Rodenbach. - Pas du tout !

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier). - Je ne vois pas que je dise des choses qui doivent exciter l'humeur de l'honorable membre.

M. Rodenbach. - Au contraire ; je vous ai appuyé ; j'ai crié bravo.

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier). - Je dis donc qu'à mon avis, l'honorable M. Rodenbach exagère quelquefois la situation des Flandres : il appliqué à toutes les parties de la Flandre la situation de sa commune et d'autres communes voisines ; je dis qu'il faut envisager la situation des Flandres avec sympathie ; mais qu'il ne faut pas l'exagérer, car si nous exagérons l'étendue du mal, d'autres pourraient être tentés de reculer devant le remède.

Le mal dont souffrent les Flandres est un mal que j'appellerai industriel d'abord. Les populations des Flandres se sont longtemps obstinées à faire la même chose, à faire toutes la même chose, à faire des choses pour le consommateur étranger ne voulait plus, des choses que les gouvernements étrangers repoussaient.

Quel est le premier moyen indiqué pour porter remède à cette situation ? C'est d'exciter les populations des Flandres à ne plus faire toutes cette même chose que le consommateur abandonne, que les. gouvernements étrangers repoussent ; c'est d'engager les travailleurs à varier, à changer leurs produits, à appliquer différemment leur aptitude. Sous ce rapport, messieurs, je serai juste pour tout le monde ; des efforts ont été tentés à cet égard par les administrations précédentes ; ces efforts, nous les continuerons en tout ce qu'ils pourront produire, d'efficace. Il faut donc, je le répète, amener les populations à modifier leurs travaux, à diversifier leurs produits, à appliquer autrement leur aptitude.

Et pour ce qui concerne l’industrie linière, cette grande industrie susceptible encore d'une grande extension. Il y a dans l'industrie linière une longue échelle à parcourir, depuis la fine batiste que consomme le luxe jusqu'à la toile grossière qui sert aux sacs, aux emballages et même aux draps de maison.

Je demande pardon si je descends à des détails pour ainsi dire familiers. Il n'y a pas de petits produits pour l'industrie qui, s adressé à la masse des consommateurs.

Au reste, je ne dis pas des choses nouvelles, je ne fais que constater ce qui déjà a été dit. Il y a donc à diversifier plus qu'elle ne l’est l’industrie linière, il y a aussi à faire d'autres tissus que des tissus de lin ; l'aptitude du tisserand flamand peut être parfaitement appliquée à la fabrication d'une grande variété de tissus mélangés. Des mesures se préparent pour arriver à ce résultat dans un assez grand nombre de centres industriels.

Il y a d'autres catégories de tissus encore dont pourront s'occuper les populations flamandes. La paille, par exemple, est devenue la matière première d'une industrie très importante dans la province de Liége : Plusieurs villages vivent de l'industrie du tissage de la paille depuis le fin chapeau de l'élégante jusqu'au simple cabat de la servante et le compagnon obligé de la plus humble fille de. campagne.

Voilà une occupation nouvelle à laquelle l'aptitude du tisserand flamand et de la fileuse pourrait parfaitement s'appliquer.

Je ne puis ici qu'effleurer les questions ; je n'entrerai donc pas dans de plus grands détails au point de vue industriel. Dans mon opinion ; Je remède aux misères des Flandres n'est pas seulement dans le perfectionnement de l'ancienne industrie linière, ou l'introduction d'autres industries ; il est encore dans l'agriculture.

L'agriculture des Flandres, est renommée à bon droit. En effet, si dans ces contrées la misère se cache pour ainsi dire sous la prospérité de la culture, au point de vue agricole beaucoup de choses y sont encore à faire L'agriculture des Flandres si renommée se trouve encore en face de milliers d'hectares à défricher.

La Flandre est un pays de petite culture ; serait-il impossible d'exploiter plus fructueusement qu'on ne le fait cette espèce d'aptitude territoriale ?

Que faut-il à la petite culture ? Des produits variés qui demandent des soins minutieux, les soins de la famille. Ainsi qu'on l'a dit, si l'on pouvait transformer certaines parties de la Flandre en jardins de fruits, de fleurs et de légumes, avec cet immense débouché de l'Angleterre qui semble venir s'offrir comme une ressource nouvelle aux Flamands, je crois que l'on aurait fait beaucoup pour améliorer sous ce rapport la situation de beaucoup de cultivateurs.

La population des Flandres est trop resserrée sur certains points, il faut la mieux répartir ; il faut, si elle étouffe pour ainsi dire sur un point, la disperser et la porter sur un autre. Faut-il pour cela pousser aux émigrations lointaines ?

Je crois que, à une certaine mesure, les émigrations vers des contrées lointaines sont une bonne chose ; mais je crois aussi qu'il y aurait danger à les exagérer ; les hommes ont, après tout, leur valeur relative ; l'homme est un capital ; un noir vaut quelque chose, un blanc n'a-t-il pas son prix ? Je ne verrai donc pas sans regret nos populations les plus fortes, les plus énergiques, les plus entreprenantes, abandonner le sol belge pour aller féconder le sol américain. Il faut donc, je répète, mettre de la mesure dans les émigrations lointaines. Il y a dans le pays beaucoup de terrains encore à défricher.

Il y a des contrées en Belgique qui appellent ces pionniers belges qui pourraient s'y lancer à la conquête des terres incultes, comme nous voyons des pionniers américains se précipiter à la conquête des terrains vierges qui leur sont livrés. Il faudrait favoriser les émigrations des Flandres dans la Campine, et les émigrations des Flandres dans les Flandres mêmes ; car si, comme je l'ai dit, les populations dans les Flandres sont mal réparties suivant les localités, il faut leur chercher une meilleure répartition.

Tout cela,, messieurs, je le sais, ce ne sont encore que des paroles, que des idées ; il faut des actes. Ces actes, nous les poserons, et nous les proposerons. Ce n'est pas à dire qu'en une année, qu'en trois années nous allons transformer entièrement les Flandres ; il faut de la patience, de la persévérance, mais nous ne désespérons pas. Qu'il nous suffise pour le moment d'être assurés de votre concours ; qu'il nous suffise d’avoir tourné l'attention et les sympathies du pays vers ces contrées malheureuses. Et je ne fais pas ici appel à une opinion seule, cette question doit faire vibrer tous les cœurs.

Il y a deux ans que, parcourant avec un de mes honorables amis la partie la plus malheureuse de ces belles provinces, je lisais nous sans un sentiment de vague tristesse une inscription flamande répétée sur les enseignes de quelques pauvres cabarets et qui rappelait sans doute une époque où la Flandre était ravagée par d'autres fléaux que celui qui la désola aujourd'hui, une époque où elle était ravagée par la guerre étrangère et par la guerre intérieure ; je lisais donc ces simples mots : A l'Espoir de la paix ! Eh bien, aujourd'hui je voudrais que ma voix pût sortir de cette enceinte et se faire entendre des populations flamandes, je leur dirais : Espérez ! Espérez la paix, espérez l'adoucissement de vos maux ; Le gouvernement a les yeux ouverts sur vous ; les chambres sont décidées à joindre leurs efforts à ceux du gouvernement et aux vôtres pour améliorer votre sort.

Il n'y a pas, c'est vrai, dans le cabinet ; et ce n'est pas sa faute, de ministre appartenant à l'une ou à l'autre des deux Flandres, mais il y a dans le cabinet des sympathies pour les Flandres, il y a de bonnes intentions pour les Flandres, et je crois pouvoir ajouter : Il en sortira de bonnes résolutions pour les Flandres ; qu'elles espèrent donc !

(page 60) M. Malou. - L'honorable ministre de l'intérieur a cru trouver dans le discours que j'ai prononcé au commencement de la séance, une fausseté que j'aurais faussement reprochée au cabinet. J'ai parlé sur notes ; si une expression semblable m'était échappée, ce que je ne pense pas, je la retire à l'instant. Entre l'honorable M. Rogier et moi il peut y avoir des discussions sur des principes, sur des faits ; mais je respecterai toujours son caractère.

Si j'ai employé le mot de moralité politique, c'est principalement en ce sens qu'il y avait un acte dont le sens moral ne pouvait être saisi par le pays.

Un membre. - Quel acte ?

M. Malou. - Les destitutions dont le sens moral, le sens politique n'est pas saisissable par le pays.

Voilà mes expressions. Je les rectifierais d'ailleurs en tant que de besoin.

L'honorable membre m'a reproché, faisant une excursion dans le domaine des intentions, d'avoir été très violent dans les intentions. Messieurs, je ne puis, pour le moment, me justifier de ce reproche. J'en appelle à l'avenir. J'en appelle notamment à la déclaration de sympathique appui que j'ai faite envers l'honorable membre pour ce qui concerne la question à laquelle il a donné le plus de développements, la question des Flandres.

M. le président. La parole est à M. Dechamps.

M. Dechamps. - M. le président, je suis prêt à prendre la parole ; mais je désirerais ne parler que demain. La chambre est trop fatiguée pour que je puisse fixer son attention.

Plusieurs membres. - A demain !


M. le président. - Les sections se réuniront demain pour l'examen du projet de loi sur les successions.

Le bureau a complété diverses sections centrales.

Dans la section centrale chargée d'examiner le budget de l'intérieur, M. Loos remplace M. Veydt et M. de Brouckere M. Rogier.

Pour le projet de loi d'enseignement moyen, M. Fleussu est remplacé dans la section centrale par Destriveaux, M. Dumortier par M. Broquet et M. Rogier par M. d'Elhoungne.

Pour le projet de loi sur la péréquation cadastrale, M. de Renesse est remplacé par M. Raikem et M. Desmet par M. Bruneau.

- La séance est levée à 4 heures et quart.