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Chambres des représentants de Belgique
Séance du vendredi 12 février 1847

(Annales parlementaires de Belgique, session 1846-1847)

(Présidence de M. Liedts.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 789) M. A. Dubus procède à l'appel nominal à midi et un quart.

M. Van Cutsem donne lecture du procès-verbal de la séance précédente ; la rédaction en est adoptée.

Pièces adressées à la chambre

M. A. Dubus communique l'analyse des pièces adressées à la chambre.

« Plusieurs habitants de Cortemarcq et de Handzaeme demandent qu'il ne soit pas donné suite à la pétition des habitants de Lichtervelde, qui a pour objet l'établissement d'un nouveau canton de justice de paix, dont le chef-lieu serait établi dans cette commune. »

- Renvoi au ministre de la justice.


« La chambre de commerce de Namur demande que la société d'exportation étende ses opérations aux diverses industries du pays et notamment à la coutellerie et à la verrerie. »

- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi sur la formation d'une société d'exportation.


« Les membres de l'administration communale d'Ucimont présentent des observations contre le projet de loi sur le défrichement des bruyères.

« Mêmes observations des membres de l'administration communale d'Arville. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet.


« Le sieur Cornu, capitaine du génie, demande que son temps de service en qualité de surnuméraire dans une administration financière soit compté pour fixer le chiffre de sa pension. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Plusieurs boulangers à Bruxelles demandent l'annulation de la délibération du conseil communal qui a autorisé le collège des bourgmestre et échevins à ériger une boulangerie communale et à vendre le pain avec 10 p. c. de bénéfice au profit du bureau de bienfaisance. »

- Même renvoi.

Rapport sur une pétition

M. Dedecker. - Messieurs, dans la séance du 15 décembre 1846 vous avez renvoyé à la commission des pétitions, avec demande d'un prompt rapport, une requête de quelques marchands de nouveautés de et quincailleries de la ville de Gand, qui présentent des observations à charge du service de la douane établi près de la succursale d'entrepôt à la station du chemin de fer de cette ville.

Les pétitionnaires, messieurs, se plaignent d'abord de la loi elle-même, qui consacre, paraît-il, beaucoup de vexations pour le commerce, surtout par suite des mesures adoptées pour la vérification des marchandises et pour leur préemption.

Ils se plaignent surtout de la manière dont la loi est exécutée, et à cet égard ils signalent des abus qui nous ont paru très graves, et dont ils ont eu à souffrir de la part de l'administration des douanes.

La commission des pétitions propose donc, messieurs, de renvoyer la requête des marchands de nouveautés et de quincaillerie de la ville de Gand à M. le ministre des finances, afin qu'il avise à ce qu'il y a de plus convenable à faire dans l'intérêt du commerce et de l'industrie.

M. Delehaye. - Messieurs, la succursale qu'on avait établie à la station du chemin de fer de Gand, l'avait été entièrement dans l'intérêt du commerce. Malheureusement les bonnes intentions qui animaient M. le ministre des finances en établissant cette succursale, n'ont pas été comprises par ceux qui ont été chargés de les mettre à exécution. Aussi le commerce, au lieu de trouver une faveur dans l'établissement de cette succursale, se voit à la veille de devoir l'abandonner complétement ; déjà la plupart des déclarations ne se font plus à Gand, mais se font à la frontière.

Je me joindrai donc à la commission des pétitions pour prier M. le ministre des finances de bien vouloir examiner la pétition ; il verra qu'il n'a nullement atteint le but qu'il avait eu en vue, et que ses intentions ont été mal comprises. Le commerce ne reçoit aucun avantage de cette institution. Je suis persuadé qu'il suffira que ces abus soient signalés à M. le ministre pour qu'il y soit mis un terme.

Le commerce que représentent à un si haut point les pétitionnaires mérite toute la protection du gouvernement.

M. le ministre des finances (M. Malou). - Je ne me rappelle pas que des plaintes aient été adressées au gouvernement. Du reste, j'examinerai les faits signalés par les pétitionnaires, et s'il y a des abus, je m'empresserai d'y mettre un terme.

M. Osy. - Je suis fort étonné que le gouvernement ne connaisse pas les plaintes du commerce.

M. le ministre des finances (M. Malou). - Il s'agit de Gand.

M. Osy. - Sans avoir fait une pétition, la chambre de commerce d'Anvers a souvent entretenu de ses griefs M. le ministre des affaires étrangères, qui a le commerce dans ses attributions. Je prierai M. le ministre des finances de se faire produire les documents adressés d'Anvers au gouvernement, et il verra qu'on demande un changement radical, pour qu'il soit mis un terme aux vexations et surtout aux retards dont a à souffrir le commerce.

M. le ministre des finances (M. Malou). - Il s'agit là de tout autre chose. Dans la pétition sur laquelle l'honorable M. Dedecker a fait rapport, on signale des faits précis, se rapportant à un établissement déterminé. L'honorable M. Osy dit qu'il existe, entre le commerce d'Anvers et l'administration des douanes, de nombreuses difficultés. Il est impossible, messieurs, qu'un mouvement commercial comme celui qui existe à Anvers, ait lieu sans qu'il s'élève de temps en temps des difficultés, qui doivent être résolues par l'administration supérieure. Il est parfaitement à ma connaissance qu'il s'élève de pareilles difficultés. Mais je dois dire que l'administration des douanes à Anvers, aussi bien que l'administration centrale, s'attachent à accélérer les affaires et à faire droit à toutes les plaintes qui sont fondées.

Projet de loi accordant un crédit supplémentaire au budget du minist!re de la guerre

Rapport de la section centrale

M. Pirson fait rapport sur le projet de loi tendant à accorder un crédit supplémentaire de 200,000 francs au département de la guerre.

- La chambre ordonne l'impression et la distribution de ce rapport et décide qu'elle s'occupera du projet à la suite des objets qui se trouvent déjà à l'ordre du jour.

Projet de loi sur le défrichement des terrains incultes

Discussion générale

M. d’Huart. - Messieurs, qu'il soit désirable de tirer le plus tôt possible de leur état actuel d'infertilité une quantité considérable d'hectares de bruyères et de terres aujourd'hui incultes et susceptibles d'une culture fructueuse, c'est un point sur lequel tout le monde doit être d'accord, c'est une œuvre de civilisation digne de la Belgique et à laquelle chacun de nous est prêt à concourir.

Que le moment soit opportun pour s'occuper de cette grande question, cela me paraît évident. Alors que la pénurie des substances alimentaires plonge dans une si déplorable misère une grande partie de nos concitoyens, il importe de ne négliger aucun effort pour éviter dans l'avenir la continuation d'un semblable état de choses. Or, le défrichement des bruyères peut efficacement contribuer à ce but.

Mais, messieurs, si nous sommes d'accord sur le but, nous différons essentiellement sur les moyens d'y parvenir. Il s'est manifesté dans cette enceinte une divergence bien tranchée sur les différents modes mis en avant.

Les députés qui appartiennent à la Campine, qui connaissent plus particulièrement ce pays et qui s'occupent d'une manière plus spéciale de ses intérêts, ces honorables membres pensent que la vente des terrains communaux est le moyen le plus propre à conduire à la fertilisation de cette contrée, au défrichement de ses bruyères. Les députés du Luxembourg, au contraire, pensent que la vente ne nous conduirait pas au but, et ils voient même dans cette vente différents dangers qu'ils vous ont signalés.

Messieurs, je suis tout à fait d'accord avec les uns et les autres. Je pense que pour la Campine (et je m'en rapporte entièrement à la connaissance spéciale que ces honorables membres ont de la Campine), j'admets que pour la Campine, la vente sera, dans beaucoup de cas, nécessaire.

Quant au Luxembourg, messieurs, je pense, comme mes honorables collègues de cette province, que la vente des bruyères ne conduirait pas au but qu'on se propose.

Mais, messieurs, où je diffère essentiellement de ces honorables membres, c'est sur les dangers qu'ils voient dans l'adoption de l'article premier de la loi, et tantôt je démontrerai que les craintes qu'ils vous ont exprimées à cet égard sont purement chimériques.

Avant tout voyons s'il y aurait inconstitutionnalité à donner au gouvernement le pouvoir que l'article premier du projet tend à lui accorder.

Pour soutenir, messieurs, la disposition que renferme l'article premier relatif à l'aliénation des bruyères communales, on donne à cette disposition une portée qu'elle ne comporte évidemment pas ; on suppose que la loi va décider d'une manière générale et absolue que toutes les bruyères et tous les terrains incultes du pays seront vendus.

M. Huveners. - Dans ce cas, je serais le plus grand opposant.

M. d’Huart. - Mais, messieurs, si telle était la portée de cette disposition, nous devrions nous élever tous contre elle ; je serais, moi du moins, son plus grand adversaire. Heureusement il n'en est pas ainsi : il s'agit purement et simplement de donner au gouvernement la faculté de déclarer qu'il y a utilité publique de livrer à la culture telle ou telle partie de terres incultes, dans telle ou telle commune.

Et, messieurs, en accordant cette faculté au gouvernement, vous ne lui accorderez rien de plus exorbitant que ce qui lui est déjà attribué par beaucoup d'autres dispositions législatives analogues. Ainsi, pour les constructions de routes et de rues, pour de simples constructions (page 790) vicinales, le gouvernement a le pouvoir de déclarer qu'il y a lieu à expropriation pour cause d'utilité publique. Pourquoi ne lui conférerions-nous pas ici le même pouvoir ? Il n'y a aucun motif de différence.

Ainsi on ne décrétera point l'expropriation par l'article premier, on se bornera uniquement à investir le gouvernement du pouvoir de déclarer que, l'utilité publique ayant été reconnue, il y a lieu à expropriation, et encore avec une notable restriction de l'usage ordinaire de cette faculté, parce qu'ici on exige en même temps (et j'applaudis à cette restriction) que les députations permanentes donnent à cet égard leur adhésion. Ainsi responsabilité du gouvernement renforcée de celle qui incombera à la députation permanente.

Du reste, messieurs, si les termes de l'article premier renfermaient la portée générale qu'on lui attribue par erreur, il serait très facile, par quelques mots à y ajouter, d'en rendre le sens à l'abri de toute fausse interprétation.

On a dit que les députations, sans doute, présentaient toutes les garanties qu'il ne serait pas fait abus de la loi, puisque l'avis conforme de ces collèges était décisif ; qu'eu égard à la manière dont ces députations sont composées, il n'y avait pas à craindre qu'on allât exproprier sans discernement tous les terrains communaux de la Belgique.

Mais on a ajouté : Les députations pourront se modifier ; nous ne savons pas ce qui arrivera par la suite ; ces corps n'entendront peut-être plus aussi bien les intérêts communaux dans d'autres circonstances.

Je n'admets pas cette crainte ; je pense que les députations permanentes comprendront toujours parfaitement ces intérêts, et que dans ces affaires de défrichement de bruyères, aucune question politique ne viendra jamais les égarer, ni fausser l'exercice de leurs prérogatives.

Sous ce rapport, néanmoins, il y aurait un moyen bien simple de calmer les inquiétudes des honorables préopinants, ce serait d'assigner à la loi une durée temporaire, et de cette manière toute incertitude s'évanouirait sur la saine application de la loi.

Dans cette disposition qui rendrait la loi temporaire, il y aurait un autre avantage : c'est que, quand il faudrait la renouveler, le gouvernement fournirait de précieux renseignements sur l'exécution qu'il y aurait donnée ; et dès lors, s'il y avait des améliorations à y apporter, s'il y avait quelques lacunes à combler, on serait en mesure de s'appuyer d'une certaine expérience acquise.

La faculté à accorder au gouvernement, d'ordonner l'expropriation, n'est donc nullement inconstitutionnelle, entendue comme elle doit l'être, c'est-à-dire, en n'en usant que lorsque l'utilité publique aura été reconnue et constatée spécialement par une enquête pour chaque commune. Cette faculté, dis-je, ne saurait être en désaccord avec les vrais principes constitutionnels, car je dois encore le répéter, avant tout il faudra qu'il ait été reconnu par le gouvernement et la députation permanente que la vente est le seul moyen convenable de fertiliser ces mêmes terrains communaux dans l'intérêt général.

Si cette disposition n'est pas inconstitutionnelle, elle est encore moins menaçante pour le Luxembourg, car, ainsi que je viens de le dire, les députations actuelles appliqueront la loi, comme elles le jugeront utile aux intérêts de leurs provinces respectives ; or, la députation permanente du Luxembourg étant entièrement opposée à toute aliénation, elle n'accordera pas son assentiment à la vente des bruyères communales.

Aussi, messieurs, pour moi, la loi aurait un tort, c'est que bien qu'efficace pour le Limbourg, elle serait insuffisante pour le Luxembourg.

La loi serait inopérante pour le Luxembourg et dans certaines parties des provinces de Liège et de Namur (quoique je ne pense pas qu'on soit tout à fait aussi absolu dans ces deux provinces). Il me semble dès lors qu'elle pourrait recevoir quelques dispositions complémentaires.

On a dit qu'il fallait avant tout établir des routes dans toutes les parties du Luxembourg et dans les localités où existent des bruyères, y établir des canaux. C'est très bien. Ce sont des mesures excellentes. Je m'y suis toujours associé. J'ai poussé en toute occasion à la construction des routes autant qu'il m'était possible. Mais il n'appartient pas au gouvernement seul de faire tous les frais, de s'imposer tous les embarras du défrichement. Il y a sans doute un intérêt général qui domine ; mais, nous ne pouvons nous le dissimuler, il surgit à côté un intérêt local, à raison duquel il est juste que la commune intervienne. Il faut qu'elle fasse quelque chose de plus essentiel que ce qui s'est passé jusqu'à présent.

En quoi devrait consister l'intervention communale dans les Ardennes ? Selon moi, deux moyens très efficaces sont à sa disposition pour concourir au défrichement des bruyères ; c'est d'abord le partage entre les habitants, ensuite la location par baux à long terme.

Le partage, on ne dira pas qu'il est repoussé par tout le monde ; car il y a des pétitions, et nous savons qu'il y a beaucoup d'habitants dans les Ardennes qui désirent le partage. Dans beaucoup de localités, il pourra se faire d'une manière très utile.

Pour atténuer le mérite de certaines pétitions qui ont été mentionnées par M. le ministre de l'intérieur, on a dit : Dans les communes d'où sont parties ces pétitions demandant que les biens communaux soient partagés, il existe des bruyères appartenant à des particuliers, ayant une superficie quintuple de celle des biens communaux dont on sollicite le partage ; ces biens particuliers restent actuellement incultivés, il en serait de même des terrains communaux dont l'abandon serait fait au pétitionnaire.

Une simple remarque suffira pour faire tomber cette objection. A qui appartiennent ces bruyères non communales ? A quelques individus plus fortunés que les autres et qui ne veulent pas du partage et pour cause ; mais les petits particuliers qui n'ont pas de propriétés demandent un lot des propriétés communales, où vont paître les troupeaux de ces mêmes propriétaires plus riches, qui ont ces bruyères particulières dont on a parlé.

Ce mode de défrichement des bruyères serait-il inconstitutionnel ? Je ne le pense pas. Dans la commune, il faut distinguer l'être moral, la commune, et les habitants qui jouissent des propriétés de la commune. (J'appelle, toute votre attention sur cette distinction ; car ici l'on doit traiter l'être moral autrement qu'on ne traiterait le propriétaire ordinaire qui ne le serait pas seulement en nom, mais qui jouirait exclusivement de la propriété.) Il y aurait moyen de satisfaire très convenablement aux exigences de ces deux positions, de l'être moral et des habitants qui jouissent de la propriété.

Et tantôt, messieurs, je vous soumettrai une disposition après la lecture de laquelle je vous donnerai des explications d'où il résultera, je pense, clairement qu'il n'y aurait rien d'inconstitutionnel dans un projet entendu comme je viens de le dire.

L'honorable M. de Tornaco a demandé hier qu'il soit répondu à un argument qu'il avait présenté par rapport à la grande quantité de bruyères particulières qui restaient dans l'état où elles se trouvent depuis des siècles. S'il y avait avantage à cultiver ces bruyères, a dit l'honorable membre, les particuliers comprennent leur intérêt, ils les cultiveraient. A ce sujet, l'honorable M. de Tornaco vous a dit : « La grande culture vaut beaucoup mieux que la petite culture, elle produit davantage et à moins de frais. »

Je suis d'un avis tout opposé. Je réponds que la petite culture peut faire ce que la grande culture ne peut même entreprendre. Je dis que le prix de revient pour le petit propriétaire qui cultive sa terre par lui-même avec sa famille, est de beaucoup inférieur au prix de revient pour les grands propriétaires, qui doivent salarier des bras étrangers. Je vois que je n'ai pas besoin de développer davantage cette thèse ; il suffit de l'indiquer. Du reste, je pourrai renvoyer ceux qui douteraient aux locations des terre qui se font en détail et de celles des fermes remises en grande tenue, comme on les appelle en terme de cadastre, pour prouver qu'on tire un bien plus grand revenu de la petite culture, et cela par la raison palpable que les frais de revient sont infiniment moindres dans les petites que dans les grandes cultures.

On nous a aussi recommandé hier, messieurs, de prendre garde qu'en facilitant le partage des biens communaux en vue d'aider les petits particuliers, ceux qui ne possèdent rien, on n'augmentât la fortune des riches. Messieurs, je pense que les dispositions que je viens d'indiquer, ne pourraient pas avoir ce fâcheux inconvénient. Elles auraient un résultat tout contraire ; elles auraient celui de procurer une certaine aisance à des malheureux qui aujourd'hui n'existent qu'avec la plus grande difficulté.

Messieurs, le second moyen dont j'ai parlé est la location par baux à longs termes. Je dois vous déclarer que ce mode est mon mode de prédilection ; parce que par ce mode, qui me paraît, dans une infinité de localités, susceptible de procurer un défrichement régulier et certain des bruyères, on ne touche en rien à la propriété communale, on laisse cette propriété dans les mains de la commune, et il n'y a pas de doute que la commune restant propriétaire, il y a des avantages pour l'administration publique.

En effet, dans les communes qui ne possèdent aucun bien, qui n'ont aucun revenu, vous le savez tous, on ne parvient à pourvoir aux dépenses communales obligatoires que par des répartitions personnelles sur les habitants, et c'est là une dure nécessité, un moyen quelque peu froissant ; il est bien préférable de trouver sur les revenus venant directement des propriétés de la commune les ressources indispensables à l'administration.

Sur ce mode de location à long terme, je suis tout à fait d'accord avec la députation du conseil provincial de Namur. Cette députation a soumis, à l'égard de la question du défrichement, son avis au conseil provincial qui l'a entièrement adopté, en y ajoutant toutefois quelques nouvelles dispositions.

Cet avis, messieurs, se trouve renfermé dans un rapport très court, ! mais que je regarde comme très substantiel ; peut-être ne serait-il pas sans utilité que cette pièce fût imprimé, sinon sous la forme des documents de la chambre, du moins au Moniteur. Je ne crois pas qu'il y aurait lieu de regretter les frais de cette impression.

Messieurs, je crois entendre dire qu'il est étrange, qu'en ma qualité de membre du ministère, je vienne proposer des amendements, je vienne exprimer des vues sur le projet ?

M. Delfosse. - Vous avez mal compris.

M. d’Huart. - C'est différent. Sans cela j'aurais prouvé d'abord que les explications que je présentais ne contrariaient en aucune façon les vues exprimées par le gouvernement, puisque j'ai commencé par justifier complétement la constitutionnalité et l'utilité de la mesure proposée par le gouvernement.

En second lieu, messieurs, si je suis membre du cabinet, je puis tenir compte des intérêts de la province à laquelle j'appartiens comme représentant, alors bien entendu, et c'est toujours une loi pour moi d'en agir ainsi, alors que ces vues et ces intérêts peuvent être conciliés avec l'intérêt général, comme dans le cas présent.

Pour être précis, messieurs, et pour arriver à une conclusion pratique, (page 791) je vais vous soumettre les amendements que je crois utile d'introduire dans le projet de loi.

J'ai lieu de croire que M. le ministre de l'intérieur ne s'opposera pas à ces mesures. Car, je le répète, elles ne sont nullement contraires au projet qu'il vous a soumis, elles tendent uniquement à le renforcer.

Je vois des sourires. Peut-être pense-t-on que je me suis concerté à cet égard avec M. le ministre de l'intérieur. Messieurs, cela serait naturel ; cependant je suis venu vous soumettre directement mes idées, sans les avoir fait passer par aucune espèce de creuset. On n'a pas le droit d'exiger que je fasse cette déclaration à la chambre, mais je crois pouvoir la faire sans aucune espèce d'inconvénient.

Quant à l'article premier, messieurs, pour qu'il ne puisse plus être présenté aucune objection constitutionnelle, objection qui fait toujours et qui doit toujours faire dans cette enceinte la plus grande impression, je proposerai de préciser le sens réel de cet article, tel que je l'ai toujours compris.

Voici comment est rédigé l'article premier :

« Art. 1er. La vente des terrains incultes, bruyères, sarts, vaines pâtures et autres reconnus comme tels par le gouvernement, dont la jouissance ou la propriété appartient soit à des communes, soit à des communautés d'habitants qui en font usage par indivis, pourra être ordonnée par arrêté royal, sur l'avis conforme de la députation permanente du conseil provincial, après avoir entendu les conseils des communes intéressées.

« La condition de mise en culture desdits biens dans un délai à fixer, sera toujours imposée aux acquéreurs, sous peine de déchéance.

« La vente aura lieu avec publicité et concurrence ; le gouvernement en déterminera les conditions, sur l'avis des conseils communaux et de la députation permanente du conseil provincial. »

Je vous propose, messieurs, de supprimer à la fin du paragraphe premier le mot « intéressées » et d'ajouter la disposition suivante : « où il aura été reconnu nécessaire de recourir à cette mesure pour cause d'utilité publique ».

Cette addition laisse exactement l'article premier tel qu'il a été conçu. Car, je viens de le dire, on a voulu prétendre qu'il disposait d'une manière générale et absolue, que toutes les bruyères seraient vendues. Or, jamais cet article n'a pu être entendu dans ce sens. Toujours il a été établi qu'il ne serait vendu tout ou partie des bruyères communales de telle ou telle commune, qu'après que l'utilité publique de la vente aurait été déclarée, reconnue et constatée, non seulement par le gouvernement, mais aussi par la députation permanente du conseil provincial, après avoir entendu le conseil communal.

Je ne tiens pas aux mots. Je vous soumets cette rédaction ; je la crois bonne ; mais si l'on peut y substituer quelque chose de plus clair et qui rende encore mieux la pensée de tous, je m'empresserai de m'y rallier et de retirer ma rédaction.

Le gouvernement ayant usé de l'article premier en ce qui concerne la Campine où l'aliénation s'effectuera souvent ; ayant tenté ce mode dans le Luxembourg, dans la province de Namur et dans une partie de la province de Liège ; ayant rencontré l'opposition des conseils communaux et de la députation, le gouvernement arrivera au mode du partage. Je propose de lui donner la faculté de recourir à ce mode qui d'après la discussion est conforme aux vues de plusieurs d'entre nous. Voici la disposition que je propose à cet effet :

« Le partage entre les habitants des terrains communaux incultes, bruyères, sarts et vaines pâtures, pourra être ordonné par arrêté royal, sur l'avis conforme de la députation permanente du conseil provincial, après avoir entendu le conseil de la commune intéressée, où ce mode sera reconnu propre à assurer la culture de ces terrains, sous les conditions et dans les délais déterminé., par le même arrêté royal.

«Une redevance annuelle sera stipulée au profit de la commune ; toutefois chaque copartageant pourra s'en affranchir à volonté et obtenir liberté pleine et entière de disposer de son lot en versant à la caisse communale une somme égale à 20 fois le montant de cette redevance. »

Je dis que cette disposition n'est nullement inconstitutionnelle, quoiqu'on ait soutenu le contraire.

M. Fleussu. - C'est M. le ministre de l'intérieur.

M. d’Huart. - Il me semble que plusieurs orateurs ont prétendu que le partage était inconstitutionnel. Il est possible que M. le ministre de l'intérieur était de ce nombre ; mais je pense qu'avec les réserves que j'introduis dans l'article, réserves que n'avait peut-être pas prévues M. le ministre de l'intérieur, je pense, dis-je, qu'avec ces réserves on ne trouvera pas que le partage est impossible par voie d'autorité. Si cependant on parvient à me démontrer que ma proposition est inconstitutionnelle, je ne prolongerai pas la discussion sur ce point. Mais je ne pense pas qu'on parvienne à me faire cette démonstration. Voici les motifs sur lesquels je m'appuie :

La Constitution dit qu'on ne peut dessaisir aucun propriétaire, le déposséder de sa propriété, sans une juste et préalable indemnité.

D'abord, nous sommes dans une condition spéciale : nous avons la commune, être moral, et les habitants, qui jouissent du bien de la commune. L'origine de ce bien n'est pas la même que celle des propriétés particulières. En second lieu, je ne dessaisis pas la commune sans indemnité. Je stipule une redevance au profit de la caisse communale, à qui cette redevance est nécessaire pour les besoins de l'administration, elle est juste. Je ne rends le copartageant libre de disposer de son lot que quand il en aura payé le prix à la commune, prix que je fixe à 20 fois le montant de la redevance.

Maintenant j'arrive au troisième mode ; le gouvernement après avoir, ainsi que je l'ai dit tantôt, vainement essayé la vente des biens des communes, puis le partage, et reconnu que ce n'est ni la vente ni le partage qui convient dans certains cas spéciaux viendra à ce troisième mode que j'introduis par la rédaction suivante :

« La location des terrains communaux incultes, bruyères, sarts et vaines pâtures, pourra être ordonnée par arrêté royal, sur l'avis conforme de la députation permanente du conseil provincial, après avoir entendu le conseil de la commune intéressée, sous la condition que ces terrains seront mis en culture dans les délais déterminés par le même arrêté royal.

« Les baux réglés à longs termes, stipuleront une redevance annuelle au profit de la caisse communale et réserveront qu'à leur échéance les preneurs auront la faculté de continuer respectivement la culture des mêmes parcelles, sauf à payer à la commune une redevance annuelle telle qu'elle sera fixée alors, en vertu d'un arrêté royal porté de la même manière que celui ci-dessus, eu égard à la valeur des produits du sol et aux besoins financiers de la commune. »

Il y a, ainsi que je l'ai déjà indiqué tantôt ,plusieurs avantages dans ce mode. La propriété reste dans les mains de la commune, et on arrive à un défrichement utile, régulier, paisible, des bruyères.

Pour qu'on n'objecte pas contre la location de semblables terrains que les locataires n'oseront faire les travaux et les frais nécessaires de défrichement, parce que n'étant pas propriétaires, ils ne seront pas certains de retirer des terrains tout le produit dont ils seraient devenus susceptibles au moyen des avances plus ou moins considérables pour les engrais et pour les travaux préparatoires de culture ; pour éviter, dis-je, cet inconvénient, je prévois, le moment de l'échéance du premier bail, et je stipule que chaque locataire aura la préférence pour conserver respectivement la culture des mêmes parcelles, sauf à l'expiration du bail après 30 ans, par exemple, à payer une redevance qui devrait être réglée alors eu égard à la valeur des produits du sol et aux exigences financières de l'administration communale.

Je sais que, selon l'honorable M. Jonet, les articles 31 et 108 de la Constitution sont obstatifs à ma proposition. Mais je ne le pense pas, parce que ces articles ne prévoient que les cas d'intérêt purement communal, tandis qu'ici nous agissons dans l'intérêt général.

Nous voulons en effet parvenir au défrichement des bruyères pour produire plus de céréales, plus de bois. (Car ma disposition n'exclut pas la culture des bois, au contraire elle la provoque.) Dans l'intérêt général, nous cherchons à faire produire au sol les fruits nécessaire au pays, et dont il est susceptible, et qu'il ne produit pas aujourd'hui.

On a parlé de la persuasion qui serait probablement efficace vis-à-vis des administrations communales. Vous n'avez pas besoin de loi, a-t-on dit. Engagez les administrations communales à tirer parti de leurs terrains, à les fertiliser ; cela suffira. Cette confiance, le passé la repousse. Non pas dans toutes les communes, mais dans la plus grande partie ; il ne faut pas se le dissimuler, il y a des intérêts particuliers qui empêchent la culture des bruyères communales. Il y a des propriétaires de troupeaux qui usent des propriétés communales dans leur intérêt exclusif. Je veux que le gouvernement soit armé du pouvoir nécessaire pour vaincre ces résistances qui ne sont pas légitimes ; qu'il puisse tenter l'un ou l'autre des moyens que j'ai indiqués, et d'autres, s'il y en a, pour tirer le meilleur parti d'une superficie considérable de notre sol, aujourd'hui improductive.

J'ai dit tantôt qu'il y aurait un moyen de tranquilliser tout le monde, en ce qui concerne l'usage que feront les députations provinciales de leur droit d'intervention dans les décisions à prendre, en assurant à la loi une durée temporaire.

J'ai dit encore que cette durée temporaire aurait pour avantage de donner aux chambres législatives le moyen de contrôler, sans trop attendre, l'application qui aura été faite de la loi.

Pour satisfaire à ce que je considère, sous ce dernier rapport surtout, comme une chose utile, je vous proposerai de décider que la loi cessera d'être exécutoire le 1er janvier 1850, si elle n'est renouvelée avant cette époque.

Tels sont les amendements que j'ai l'honneur de soumettre à la chambre. Je les présente avec une entière conviction, et avec une certaine expérience de ce qui se passe dans les communes et dans l'administration ; je prie la chambre de vouloir bien examiner ces propositions avec indulgence.

M. Lebeau (pour une motion d'ordre). - Ma motion d'ordre est relative à la présentation des amendements que vient de vous soumettre un honorable ministre d'Etat.

Je crois qu'il est impossible que la chambre se prononce, sans un examen approfondi, sur de tels amendements qui modifient essentiellement la loi. Je crois donc qu'il est nécessaire de les soumettre à l'examen de la section centrale.

Si l'on faisait droit à ma motion, je demanderais que la section centrale ne se bornât pas à examiner les amendements, et que, faisant fruit des lumières que la discussion a pu produire, et qui ont exercé de l'influence sur le gouvernement lui-même, ainsi que l'attestent les amendements qui viennent d'être présentés, cette section examinât s'il n'y aurait pas lieu de faire d'abord plutôt une loi partielle qu'une loi générale.

Je crois, par exemple, que si l'on avait présenté une loi concernant les (page 792) provinces d'Anvers et de Luxembourg, beaucoup d'objections dont la chambre a été entretenue n'auraient pas été produites.

Je ne fais pas de proposition ; je me borne à indiquer une idée qui surgit de la discussion que vous venez d'entendre. Je demande le renvoi à la section centrale.

Je demande que la section ne se borne pas à l'examen pur et simple de la loi. Je lui recommande l'idée que je viens de vous soumettre de lois partielles.

M. Orban. - Je crois aussi qu'il est impossible de continuer la discussion générale, en présence des amendements qui viennent d'être déposés, et qui constituent une loi tout à fait nouvelle.

J'ajouterai qu'il ne suffirait pas, à mon avis, de renvoyer les amendements à la section centrale. En voici le motif :

La section centrale, composée exclusivement de représentants appartenant aux Flandres et à la Campine, convenait parfaitement pour l'examen du projet primitif ; mais elle ne répond pas de la même manière à ce qu'exige l'examen du nouveau projet qui vient de vous être présenté. Ce projet de loi, qui résulte des amendements présentés par l'honorable M. d'Huart, a particulièrement en vue les intérêts des Ardennes, tant luxembourgeoise, que liégeoise et namuroise.

Ce sont des intérêts qu'il s'agit de régler d'après un code entièrement nouveau.

Je pense qu'un examen rapide par des personnes entièrement étrangères à ces provinces n'offrirait pas des garanties suffisantes.

Je voudrais que l'idée émise par l'honorable M. Lebeau fût appréciée par M. le ministre de l'intérieur. Je serais heureux qu'appréciant les résultats de la discussion qui a produit les amendements de l'honorable M. d'Huart, il comprit qu'il y a deux choses à faire : 1° une loi spéciale en ce qui concerne la Campine ; 2° une loi générale en ce qui concerne toutes les communes du pays et qui réglerait tous les intérêts auxquels les amendements de l'honorable M. d'Huart ont pour objet de faire droit.

Je prie donc M. le ministre de l'intérieur de vouloir répondre à mon appel. Nous avons tous abordé cette discussion avec une entière bonne foi. Si M. le ministre de l'intérieur veut bien restreindre à la Campine le projet qu'il nous a soumis, nous serons prêts à discuter, aussitôt qu'il le jugera convenable, le projet de loi nouveau qui renferme les dispositions proposées par l'honorable M. d'Huart.

M. d’Huart, ministre d’Etat. - Messieurs, sans me prononcer sur le renvoi à la section centrale, je pense qu'il n'y a pas lieu d'interrompre la discussion générale ; car, en définitive, quelles sont les dispositions que j'ai proposées ? Le partage et la location à long terme.

Est-ce là du neuf ? Nullement ; lisez tous les avis qui vous ont été communiqués ; voyez les rapports des conseils provinciaux ; rappelez-vous ce qui se passe dans cette chambre pour toute espèce de loi ; il est résulté du débat actuel que des personnes, et je suis du nombre, voudraient voir ajouter à la loi deux mesures qui n'étaient pas explicitement dans le premier projet.

Il n'y a là rien de nouveau. Les questions de partage et de location ont été examinées par les conseils provinciaux, tout comme la question d'aliénation. Pourquoi voudrait-on scinder le projet ? N'est-il pas également urgent pour les provinces de Liège, de Namur et de Luxembourg ? N'est-ce pas là que se trouve la plus grande superficie de terrains incultes, susceptibles de culture, et que nous devons nous hâter d'amener à la culture ?

Je pense donc que toute disposition qui tendrait à ajourner indéfiniment un projet de loi urgent, dont j'appelle de tous mes vœux l'adoption la plus prompte, ne serait pas conforme aux véritables intérêts du pays.

Je demande d'abord que la discussion générale continue ; je demande en second lieu que si on juge à propos de consulter la section centrale, elle n'ait pas pour mission de scinder le projet de loi en discussion. Je n'ai pas présenté un projet de loi nouveau ; j'ai fait ce qui s'est pratiqué dans cette chambre pour toutes les lois de quelque importance, presque sans exception, qui y ont été adoptées depuis 1830. J'ai déposé ces amendements, et ces amendements ne doivent pas être détachés de la loi ; ils doivent être examinés avec le principe primitif de la loi elle-même.

M. Eloy de Burdinne. - Je demande le renvoi à la section centrale de tous les amendements qui ont été présentés. Je ferai remarquer à un honorable préopinant qui a manifesté des inquiétudes sur la composition actuelle de la section centrale, que les auteurs des divers amendements seront appelés dans le sein de la section centrale, pour être entendus dans leurs observations.

(page 802) M. Verhaegen. - Messieurs, il y a huit jours que nous discutons, et nous sommes beaucoup moins avancés que nous ne l'étions le premier jour. Tout ce qui se passe dans cette enceinte me donne la conviction que le projet sur lequel la discussion est ouverte n'a pas été étudié, et qu'on veut faire improviser une loi que je considère comme de la plus haute importance.

En effet, messieurs, une des questions les plus graves qui se trouvent engagées dans cette discussion se rattache au droit de propriété ; c'est, pour traiter cette question que je me suis fait inscrire.

Indépendamment de tous les amendements qui viennent de surgir sur les divers bancs, il en a surgi au banc ministériel...

M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Je demande la parole.

M. Verhaegen. - L'honorable M. d'Huart, quoi qu'il en dise, propose de changer tant soit peu le système de la loi ; je dis tant soit peu ; d'autres diront beaucoup ; mais toujours est-il bien loin de l'idée de M. le ministre de l'intérieur, et celui-ci s'est écarté lui-même beaucoup de son projet primitif. D'autres honorables membres, et entre autres, l'honorable M. Lebeau, prétendent qu'on pourrait faire des lois partielles.

Mais il est un autre point qu'on n'a pas encore examiné et que je me propose d'examiner ; c'est celui de savoir si toutes les communes dont on vous a parlé dans ce débat sont bien propriétaires des landes et terres incultes, ou si elles n'en sont que simples usagères.

Et puisqu'on a parlé des Flandres, je me propose d'établir que le Vry-Geweyd, par exemple, est la propriété de l'Etat. Or s'il n'y a que des droits d'usage pour certaines communes, le gouvernement arrivera au résultat qu'il a en vue sans devoir recourir aux mesures extrêmes et inconstitutionnelles consacrées par le projet.

Ce que j'avance ici, je le prouverai par la brochure même de M. Andries qui soutient la thèse contraire quant au Vry-Geweyd. Je prouverai de même que plusieurs des terrains vagues et incultes dans la Campine et le Luxembourg sont des propriétés nationales.

C'est la première de toutes les questions qu'on avait à examiner, et cette question, il me semble qu'on ne s'en soit pas même douté.

Un membre. - Ce sont des questions de fait.

M. Verhaegen. - Si vous allez décréter par la loi qu'on vendra, vous aurez décidé la question.

Un membre. - Pas du tout !

M. le président. - La discussion sur ce point est prématurée ; revenons à la motion d'ordre.

M. Verhaegen. - Je veux bien ne pas m'étendre sur cette question ; mais comme chaque membre apporte son contingent dans la discussion, j'ai cru bien faire d’y apporter aussi le mien, et je pense que M. le ministre des finances, qui a les domaines dans ses attributions, ne trouvera pas mauvais que je fixe son attention sur ce point.

M. le ministre des finances (M. Malou). - Bien au contraire !

M. Verhaegen. - Du reste, il y a une chose à faire (et ici je rentre dans la motion d'ordre), c'est d'étudier ce qu'on n'a pas étudié, c'est de consulter les autorités compétentes en cette matière ; car, messieurs, il y a une chose bien singulière : nous avons un conseil supérieur d'agriculture, et ce conseil n'a été consulté que lorsque le projet nous avait déjà été présenté. Savez-vous, messieurs, ce que nous avons à faire ? C'est de profiter de tous les amendements qu'on nous présente, de toutes les opinions qui se sont fait jour, de toutes les réflexions qui ont surgi, d'en faire l'objet d'un examen attentif, de consulter le conseil supérieur d'agriculture et de donner au gouvernement le temps d'étudier la question qu'il ne connaît pas.

(page 792) M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Je ne suis pas le moins du monde étonné de la conclusion à laquelle est arrivé l'honorable M. Verhaegen. Au milieu d'une discussion qui a duré très longtemps, beaucoup d'opinions ont pu surgir.

Comme j'ai le bonheur de partager quelquefois ses attaques, je suis peu surpris d'être l'objet de celle à laquelle il vient de se livrer.

Je ne tiens en aucune manière à une espèce d'amour-propre d'auteur, ainsi que le disait l'honorable M. de Mérode dans une précédente séance, car l'honneur de l'invention, si invention il y a, appartient à Marie-Thérèse d'abord, et ensuite à un de mes prédécesseurs, à l'honorable M. Nothomb qui a étudié la question et l'a fait débattre par les conseils provinciaux ; j'ai eu l'initiative de la rédaction nouvelle et de la présentation du projet de loi ; je ne prétends pas à autre chose.

On dit que la preuve que le projet n'est pas étudié, c'est que j'ai déposé des amendements à l'ouverture de la discussion. En déposant ces amendements, j'en ai exposé l'origine : j'ai dit qu'il suffirait, pour garantir la vente des propriétés à leur juste valeur, d'ordonner la vente publique avec concurrence et de soumettre le résultat à l'approbation de la députation permanente du conseil provincial, qui est la tutrice des intérêts communaux. Ce mode de procéder présentait beaucoup d'avantages ; je disais même que dans mon opinion il était préférable à celui qui est proposé dans l'intérêt des communes. Toutefois, comme on avait opposé la question de constitutionnalité, et que des difficultés pouvaient surgir, la section centrale ayant pensé que pour garantir le juste prix les tribunaux devaient intervenir, pour abréger la discussion, je me suis rallié à ce principe de l'intervention des tribunaux pour l'appréciation du juste prix.

Dès lors, je devais préparer la procédure qui devait être la conséquence du principe. Voilà ce que j'ai fait. Mais ceci ne prouve en aucune manière que la grande question du défrichement des terrains incultes n'ait pas été étudiée. Je crois que cette question a été étudiée et très approfondie.

L'honorable M. Orban demande que je consente à ce que le projet de loi soit réduit à la Campine.

Si je ne consultais ici que le sentiment du député du Luxembourg, j'applaudirais à cette proposition ; je voudrais qu'il ne fût question que de la Campine dans un semblable projet de loi, car j'aurais fait un véritable cadeau à la Campine ; mais comme ministre de l'intérieur, je dois abdiquer les intérêts locaux et soutenir la discussion d'une mesure générale ; je dis d'une mesure générale, parce que l'utilité générale existe quant à la mise en culture de terrains communaux dans des provinces autres que la Campine, peut-être à un degré moindre ; mais il n'est pas moins vrai que l'intérêt général existe également.

L'honorable M. d'Huart a déposé des amendements d'après lesquels le gouvernement aurait le droit d'ordonner soit l'aliénation, soit le partage, soit des baux à longs termes. J'avoue que ceci ne contrarie en aucune manière le projet de loi. Ce sont seulement deux facultés de plus accordées au gouvernement. J'avais déjà indiqué dans la discussion que l'adoption du projet suffirait pour amener le partage ou les baux à longs termes, là où ce mode serait préférable. C'est l'opinion que j'ai émise, je la professe encore, ce n'est pas une raison pour refuser la nouvelle faculté que l'honorable M. d'Huart propose d'accorder au gouvernement.

Quanta la limitation de la loi, j'avoue qu'il y a des objections à présenter. Je pense que, voyant que la loi doit avoir une très courte durée, les conseils communaux, au lieu de seconder les vues de la législature, pourraient bien espérer que cette loi tombera en désuétude et ne sera pas renouvelée. Voilà une objection que je soumets aux méditations de la chambre.

Quant au renvoi à la section centrale, je n'ai aucune objection à y faire, bien entendu que la discussion générale continue, que l'examen du projet de loi ne soit pas retardé. Nous ne pouvons pas perdre le fruit de la discussion que nous avons eue pendant toute la semaine et nous exposer à la recommencer. Le pays attend des travaux importants, des travaux urgents, nous ne pouvons pas gaspiller notre temps en perdant de vue la discussion qui vient d'avoir lieu pour nous occuper d'objets qui y sont totalement étrangers. On a été jusqu'à demander le renvoi aux sections pour avoir une nouvelle section centrale. Je suis étonné qu'une semblable proposition ait été faite ; elle est sans exemple dans cette enceinte.

Si, messieurs, des députés de la province du Limbourg ont été nommés membres de la section centrale parleurs sections respectives, c'est que les sections ont pensé que ces députés comprenaient mieux les intérêts qu'il s'agit d'examiner. Voilà pourquoi ils ont été investis de la confiance des sections respectives. Je n'ai aucune objection à faire au renvoi des amendements à la section centrale ; mais je demande que la discussion continue et que le vote de la chambre ne soit en aucune façon retardé.

M. Lebeau. - Je n'ai nullement demandé qu'on suspendît la discussion générale. Quelque amateur qu'on puisse être de discussion générale, je ne pense pas que personne veuille avoir une seconde édition de celle qui a lieu en ce moment. (Interruption.) Je demande seulement, pour les amendements qui viennent d'être présentés, ce qui a été fait pour les amendements de M. le ministre de l'intérieur, le renvoi à la section centrale. Si j'ai mis en avant et recommandé à la section centrale l'idée d'une loi moins générale que celle qui est présentée par M. le ministre de l'intérieur, c'est que souvent sous une apparence de régularité, il y a en réalité dans le projet règlement d'intérêts tout à fait opposés et divergents ; il ne faut pas se laisser séduire par l'apparence simple du projet de loi qui a la prétention de prononcer d'une manière uniforme sur une foule d'intérêts opposés ; ce que personne ne peut méconnaître après la discussion qui a eu lieu.

M. le ministre dit que l'idée que j'ai mise en avant lui sourirait assez s'il faisait appel à des sentiments ou à des intérêts locaux ; mais que, comme ministre de l'intérieur, il ne peut pas faire abstraction de tel intérêt en faveur de tel autre ou aux dépens de tel autre.

Mais cela serait vrai et l'observation aurait un sens, si toutes les provinces sollicitaient la loi avec un empressement égal, si les représentants du Luxembourg s'unissaient aux défenseurs de la Campine.

On n'accuserait certainement pas M. le ministre de l'intérieur d'une trop grande prédilection pour une partie du pays, s'il déférait à ces vœux en lui accordant la loi, et s'il la différait là où il y a opposition de la (page 793) part de ceux qui représentent les localités intéressées, quand, en un mot, d'un côté on l'accueille connus un bienfait et que, de l'autre, on la repousse comme un fléau.

Je crois que ce serait une véritable bonne fortune pour le gouvernement de présenter une loi qui recevrait l'adhésion des parties intéressés. Je crois qu'il serait fâcheux pour lui de voir la même loi repoussée avec énergie par les autres localités. Certainement, si l'on accordait un sursis à ces localités, elles ne trouveraient pas mauvais qu'on accordât la loi à ceux qui l'accueillent avec des témoignages de gratitude.

Je demande que la section centrale (qui n'a besoin pour cela de la permission de personne, car c'est son droit) daigne examiner si l'idée d'une loi partielle pour la Campine n'a pas un côté pratique. Elle a certainement un côté politique qui n'échappera à personne.

M. d’Huart, ministre d’Etat. - Puisque l'honorable préopinant a cru devoir faire une recommandation à la section centrale, je me permettrai d'appeler aussi l'attention de cette section centrale sur les inconvénients graves qu'il y aurait à saisir les chambres de différentes lois de la nature de celle-ci.

La discussion a été très longue ; on n'en veut pas, dit-on, une seconde édition. Mais ne s'aperçoit-on donc pas qu'en adoptant la motion qu'on présente on en amènerait peut-être cinquante.

Je prie la section centrale de faire attention que, dans cette loi, on pose simplement des principes et qu'on doit laisser aux administrations provinciales et au gouvernement le soin d'étudier tous ces intérêts divergents dont on a parlé et, après examen, de prescrire la vente, le partage ou la location, dans les diverses localités ou l'un ou l'autre de ces modes sera préférable, en tenant compte de ces intérêts ; que, les principes une fois posés, c'est une affaire de simple administration. Il serait impossible que la chambre pût s'occuper de toutes les communes de la Belgique qui possèdent des bruyères ; les intérêts locaux seront différents dans cent communes peut-être.

Et l'on voudrait occuper la chambre de pareils détails ! Mais c'est impossible ; ces détails ne peuvent d'ailleurs être bien appréciés que par l'administration. Après avoir entendu les conseils communaux, les députations provinciales tuteurs-nés des communes, le gouvernement statuera sous sa responsabilité, il n'y a pas d'autre marche praticable et utile.

Si la section centrale s'occupe des observations présentées par l'honorable M. Lebeau, je demande qu'elle ne perde pas de vue celles que je viens d'avoir l’honneur de faire.

M. Orban. - (Nous donnerons son discours.) (Note du webmaster : ce discours n’a pas été retrouvé dans les Annales parlementaires.)

M. d’Huart, ministre d’Etat. - L'honorable préopinant vient de commettre la plus grave erreur. Selon lui, l'expropriation ne s'appliquerait qu'à la Campine. Mais c'est une mesure générale, applicable aux provinces de Liège, de Luxembourg et de Namur, à toutes les provinces qui ont des terrains incultes.

Le partage et la location doivent être également des dispositions générales, applicables à toutes les provinces.

Dans la province de Namur, qui a 50,000 hectares de ces bruyères actuellement improductives, on n'est pas opposé d'une manière absolue à l'aliénation. Il y a des hommes éclairés dans cette province qui croient que, dans certaines communes, dans certaines localités, il est convenable de recourir à ce moyen.

J'avoue qu'on n'y recourra que rarement, mais la disposition doit être générale ; elle doit s'appliquer à la province de Namur, comme aux autres provinces.

De quoi s'agit-il ? Du renvoi à la section centrale. Il n'y a pas autre chose à décider. La chambre peut se prononcer sur ce point sans autre débat.

M. Verhaegen. - Ce que j'ai eu l'honneur de dire se vérifie de plus en plus. Si nous parlons encore un quart d'heure sur la motion d'ordre, de nouvelles propositions vont surgir. On sera dans le cas de soumettre à la section centrale beaucoup plus encore que ce dont il a été question jusqu'ici. Cela prouve (ce que je n'ai pas dit dans de mauvaises intentions ; mais la vérité doit être dite) que le projet n'a pas été suffisamment étudié.

L'honorable M. d'Huart vient de proposer deux moyens avant d'arriver à la nécessité de l'expropriation. Il vient de démontrer que l'expropriation serait applicable à toutes les parties du pays.

Pour ceux qui l'admettent, cela me paraît indispensable. On ne peut statuer, en cette matière, pour une partie du pays et non pour d'autres.

Quant à moi, je n'admets pas le principe. Je le combats pour toutes les parties du pays. Mais je ne vois pas de raison de différence.

Puisqu'on indique des moyens, je pourrais en indiquer un autre qui me paraît très efficace, quoique je ne sois pas très disposé à en faire l'objet d'un amendement.

Messieurs, on a dit quelques mots d'une loi de 1807 sur le dessèchement des marais. Mais cette loi, si on l'avait lue, aurait pu donner aux auteurs du projet des idées parfaitement applicables au cas qui nous occupe. Il semble réellement qu'on n'ait pas jeté les yeux sur cette loi.

Il n'y aurait, messieurs, pour éviter ces atteintes à la propriété, comme je les appelle, qu'à changer les mots de la loi de 1807 sur le dessèchement des marais et à rendre cette loi applicable au défrichement des bruyères.

Voici en quelques mots les dispositions de cette loi : Le gouvernement veut-il parvenir au dessèchement des marais ? On fait examiner tous les marais d'une contrée par des ingénieurs ; on fait de catégories, des classifications, des propriétés ; on entreprend des travaux pour arriver au dessèchement. C'est le gouvernement qui fait ces travaux pour son compte, ou il les laisse faire pour compte d'un entrepreneur.

On prend des mesures pour qu'il soit bien constaté que les travaux qu'on va faire profiteront à telle ou telle classe de propriétés. On exécute les travaux nécessaires au dessèchement ; ces travaux sont connus. Pour le défrichement des bruyères, il en faudrait d'autres ; il faudrait, par exemple, des canaux d'irrigation, des routes. Les travaux exécutés, on fait une répartition d'après la classe des propriétés qui en profitent. Les propriétaires qui en profitent doivent payer leur cotisation ; s'ils ne payent pas cette cotisation, ils cèdent une partie de la propriété jusqu'à due concurrence. Veulent-ils céder toute leur propriété, on la prend pour la valeur qu'elle avait avant les travaux qui ont été exécutés.

D'autres mesures concourent encore à assurer le bien-être des propriétaires, et indépendamment de ces mesures, on peut encore leur accorder des avantages, tels que des exemptions de contribution d'après des classifications à faire. Ce n'est qu'après tout cela qu'arrive l'expropriation.

Je ne comprends pas, messieurs, comment on n'a pas pensé aux dispositions de ce projet de loi. Car enfin, il fournit les moyens d'arriver au dessèchement des marais et par cela même d'arriver au défrichement des bruyères. Il n'y a qu'à changer les mots dessèchement des marais en ceux de défrichement des bruyères, et toutes les dispositions deviennent applicables.

Voilà encore, messieurs, une question sur laquelle la section centrale pourrait porter son attention. En combinant les dispositions de ce projet avec celles qui ont été présentées par l'honorable M. d'Huart et que je n'admets pas toutes, parce que quelques-unes me paraissent inconstitutionnelles, on pourrait arriver à faire une loi qui respecterait la propriété. Car la loi de 1807 dit formellement qu'il ne sera porté aucune atteinte à la propriété.

Si les propriétaires qui ont profité des travaux faits pour arriver au défrichement des bruyères, n'ont pas le moyen de contribuer à la dépense, ils pourront, en cédant une partie de leur propriété, échapper à une cotisation ; et s'ils veulent se défaire complétement de cette propriété, on leur en donnera la valeur qu'elle avait avant les travaux de défrichement.

Vous voyez, messieurs, qu'il y a beaucoup de choses à faire, beaucoup de choses à étudier ; et malheureusement nous restons dans un vague qui pourrait amener de tristes résultats.

Messieurs, il est déjà arrivé assez souvent qu'un projet du gouvernement ait été entièrement refait dans la chambre, qu'il n'en soit plus rien resté. Mais je crois cette manière de procéder très dangereuse en matière de loi.

Il faut, messieurs, que ces questions soient mûrement examinées, qu'elles soient renvoyées non seulement à la section centrale, mais à des commissions compétentes. Il faut que toutes les dispositions qui nous sont présentées soient refondues, et sans que j'en fasse l'objet d'un amendement, je prie M. le ministre de l'intérieur, la section centrale et les commissions qui pourraient s'occuper de la question, de voir si dans la loi de 1807 il n'y a pas des dispositions qui pourraient être reproduites dans la loi du défrichement.

M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Messieurs, j'ai examiné depuis très longtemps la loi de 1807 sur les marais ; ce n'est pas d'aujourd'hui que j'aurais à en prendre connaissance. Mais, je puis déclarer que le système introduit pour le dessèchement des marais n'a aucune analogie avec ce qui doit se faire pour le défrichement des bruyères ; et ceci est la meilleure preuve que l'honorable membre qui pense que le gouvernement n'a pas suffisamment étudié la matière, ne l'a pas lui-même étudiée.

Messieurs, qu'il surgisse une longue discussion à l'occasion d'un pareil projet, mais il n'y a à cela rien d'étonnant ! D'une part, l'intérêt général est ici en jeu ; d'autre part, il y a un intérêt local, et dès lors on peut facilement comprendre qu'il y ait une longue discussion. La discussion porte non seulement sur le droit, sur l'administration, mais aussi sur l'agriculture elle-même, champ tellement vaste qu'on pourrait discuter dans une chambre pendant une année entière sans qu'on arrivât à rien de précis. Et c'est précisément ce qui prouve la nécessité d'abandonner au gouvernement l'appréciation de l'utilité publique ; parce que c'est là une question administrative qui doit être étudiée non seulement pour chaque commune, pour chaque section de commune, mais je dirai même pour chaque parcelle de terrain qu'il s'agit d'exproprier ou de partager, si le mode proposé par l'honorable M. d'Huart était admis.

Ce sont là des questions qui doivent être précédées d'un examen tout spécial, tout de détail de la part de l'administration.

Du reste, ce n'est pas la première fois qu'un projet de cette importance subit de longues discussions. Nous avons vu tel projet être signalé comme devant être désastreux pour le pays, être l'objet d'une discussion presque sans terme, et finalement réunir une majorité assez importante, se trouver surtout complétement justifié par l'expérience J'aime encore à croire qu'il en sera de même de la loi que nous discutons.

M. Mast de Vries, rapporteur. - Messieurs, lorsque nous vous (page 794) avons fait rapport sur le projet de loi, nous nous sommes attendus à ce qu'il donnerait lieu à des objections, surtout de la part des provinces intéressées. Mais je ne croyais pas qu'il donnerait lieu, de la part de certains membres de l'opposition, à des attaques telles que celles auxquelles vient de se livrer l'honorable M. Verhaegen.

Je tiens ici, messieurs, le procès-verbal de la section qu'il présidait, et il paraît que ses idées se sont complétement modifiées depuis cette époque.

Car voici ce que dit ce procès-verbal :

« La section pense que l'exposé répond à l'objection d'inconstitutionnalité.

« Si la commune voulait défricher elle-même, elle devrait y être admise.

« Les articles 1, 2, 3 et 4 sont adoptés.

« M. Dubus, aîné, est nommé rapporteur. »

Vous voyez, messieurs, que notre étonnement doit être grand, après ce que nous venons d'entendre. Tout était bien en section, tout est mauvais lors de la discussion publique.

M. de Brouckere. - Messieurs, je ne pense pas que l'on puisse opposer à un membre, lors de la discussion en séance publique, ce qui s'est passé dans les sections. Car si un pareil antécédent devait se représenter, il arriverait que personne n'irait plus en section. Il est évident que, dans les sections, l'examen des projets de loi ne se fait que très superficiellement. On comprend que quand, dans les sections, l'on se trouve sans contradicteurs, et que l'on n'est pas animé contre celui qui a présenté le projet, d'un sentiment personnel, dont aucun de nous ne subit, je crois, l'influence dans cette assemblée, l'on est naturellement disposé à se prononcer en faveur du projet. Mais le membre qui se montre favorable à une proposition, reste parfaitement libre de changer d'avis dans l'assemblée générale ; et, je le répète, il est à désirer qu'un rapporteur ne vienne plus lire en séance publique l'opinion qu'un membre aurait émise en section pour l'opposer à ce qu'il dit dans l'assemblée générale, parce que toutes les sections deviendraient bientôt désertes.

Messieurs, dans ma section je n'ai pas non plus fait de grandes objections au projet de loi ; est-ce à dire que je sois lié ? que je sois obligé de lui donner mon vote ? Nullement. Je ne dis pas que mon opinion soit entièrement formée, et pendant ces huit jours de discussion, j'ai gardé le silence ; mais probablement je voterai contre le projet et peut-être motiverai-je mon vote lorsque le moment en sera venu. Qu'il me soit cependant permis de le dire, dès à présent, aucun des discours qui ont été prononcés contre le projet, ne l'a condamné plus sévèrement que ce qui se passe aujourd'hui. Comment, messieurs, après huit jours de discussion, que voyons-nous ? Un ministre, un membre du cabinet, vient présenter des amendements qui détruisent radicalement le projet de son collègue !

M. d’Huart. - Il n'y a pas un mot de vrai dans cette assertion.

M. de Mérode. - Ils ne le détruisent pas beaucoup.

M. de Brouckere. - L'honorable M. de Mérode dit qu'ils ne le détruisent pas beaucoup. Je modifierai donc mes expressions, je dirai qu'ils le détruisent un peu. Je ne sais pas ce que c'est que détruire un peu, mais je laisse la responsabilité de l'expression à l'honorable M. de Mérode. L'honorable M. d'Huart a donc présenté des amendements qui détruisent plus ou moins le projet de loi. Ce qui arrive prouve que le cabinet n'avait pas étudié la loi. Savez-vous ce qu'a voulu le cabinet ? Je vais vous le dire. Le pays se trouvait dans des circonstances très difficiles. Nous sortions d'une année pendant laquelle les populations pauvres, et surtout les populations des campagnes avaient beaucoup souffert, et une année plus dure encore s'annonçait.

De toutes parts on demandait au ministère :Mais que faites-vous donc ? Ne penserez-vous pas à prendre des mesures dans l'intérêt des classes souffrantes ? Le ministère n'avait aucune mesure à présenter ; il ne trouvait autre chose à faire que de demander de l'argent pour le distribuer en aumônes ; il voulut y ajouter une mesure qui lui avait été indiquée, il faut bien le dire, par les feuilles publiques, et il est venu jeter dans cette assemblée un projet de loi qui n'avait point été mûri, qui n'avait point été travaillé et je crois pouvoir dire, qui n'avait pas été discuté, puisque l'honorable M. d'Huart, membre du cabinet, préconise un tout autre projet que M. le ministre de l'intérieur.

Eh bien, messieurs, tout cela nous démontre à l'évidence que le projet, tel qu'il est présenté, est mauvais, qu'il n'est point acceptable, qu'il ne peut être adopté par la chambre qu'en tant qu'il soit modifié et modifié dans plusieurs de ses dispositions.

J'appuie donc le renvoi des amendements de l'honorable M. d'Huart à la section centrale, et j'engage la section centrale à faire un nouvel examen, un examen approfondi des questions que soulève le projet de loi. Si la section centrale veut présenter un projet modifié, peut-être ce projet obtiendra-t-il l'assentiment des personnes qui ne se sont pas encore prononcées ; mais quant au projet de l'honorable M. de Theux, s'il était resté tel que M. de Theux l'avait proposé, je regarde comme certain qu'il eût été rejeté par la chambre.

M. d’Huart. - Messieurs, l'honorable préopinant vient de prétendre que le projet n'a pas été étudié, que c'était une affaire de circonstance, un expédient politique. Mais l'honorable membre a donc oublié que depuis 1843, cette question est à l'étude ; qu'en 1844 et en 1845, les provinces se sont spécialement occupées de ce projet ? L'honorable membre a donc oublié que ce projet était appelé par tous les vœux dans le pays, que toutes les opinions, tous les journaux appelaient le projet de tous leurs efforts ? Et l'honorable membre viendra prétendre que c'est là un projet de circonstance !

Mais, dit-il, le projet n'a pas été étudié, car un membre du cabinet vient proposer le renversement des bases de ce projet. Eh, messieurs, il n'y a pas un mot d'exact dans cette assertion : j'ai commencé par établir de la manière la plus formelle, la plus positive, que l'article premier du projet était indispensable, qu'il était constitutionnel, qu'il fallait le maintenir en son entier ; que la loi serait applicable non seulement à la Campine, mais probablement à certaines autres parties du pays.

Ainsi, messieurs, j'ai appuyé de tous mes efforts les dispositions fondamentales du projet. Qu'ai-je fait ? J'ai ajouté, non pas deux amendements, mais deux articles nouveaux, qui, bien loin de détruire la loi, la renforcent, qui, lorsque les députations seront contraires à l'aliénation, donneront au gouvernement le moyen de satisfaire aux vœux du pays, par deux modes que j'ai indiqués. Voilà, messieurs, ce que j'ai fait. Y a-t-il là quelque chose d'extraordinaire ? N'est-ce pas le résultat continuel de nos discussions que de faire surgir des amendements ? Mais à quoi donc serviraient les discussions si on ne pouvait présenter, alors même qu'on siège au banc ministériel, les propositions suggérées par ces mêmes discussions, que l'on regarde comme bonnes et utiles ?

Je crois, messieurs, que nous ne devons pas restreindre, surtout dans une question telle que celle qui nous occupe, le droit de proposition, que nous avons tous.

Je crois que nous ne devons pas y mêler la politique, elle n'a rien à faire en matière de défrichement ; chacun de nous est obligé de faire ici, quelle que soit sa position, tout ce qui dépend de lui pour servir les véritables intérêts du pays.

M. le président. - Je crois devoir rappeler à la chambre que l'objet de la discussion est le point de savoir si on renverra, oui ou non, les propositions de l'honorable M. d'Huart à la section centrale. Je prie les orateurs de se renfermer dans cette question. La parole est à M. de Tornaco.

M. de Tornaco. - L'honorable ministre d'Etat qui vient de prendre la parole, en répondant à l'honorable (erratum, p. 812) M. de Brouckere, s'est défendu d'avoir rien changé au projet de loi du gouvernement. Je trouve, quant à moi, qu'une seule des dispositions de l'honorable M. d'Huart, non seulement change tout le projet du gouvernement, mais bouleverse même toutes les autres dispositions que l'honorable membre a présentées. En effet, messieurs, l'honorable membre a proposé plusieurs moyens pour parvenir au défrichement : le partage, etc., et la disposition finale de son projet, c'est de rendre la loi temporaire. Mais, messieurs, comment veut-on parvenir au défrichement en n'offrant aucune garantie à ceux qui entreprendraient des défrichements ? Je dis que cette disposition bouleverse complétement le projet du gouvernement, et qu'elle est contradictoire avec les autres dispositions que l'honorable membre lui-même propose. Car pour arriver au défrichement il faut donner du temps et des garanties à ceux qui l'entreprendront. Il est donc bien démontré que le projet de loi (car c'est véritablement un projet de loi), que le projet de loi de l'honorable M. d'Huart est en contradiction avec le projet de loi de M. le ministre de l'intérieur.

L'honorable membre dit que la politique n'a rien à faire dans cette discussion. Eh bien, j'insiste sur cette considération ; je dis que la politique doit rester complétement étrangère à la solution de la question qui nous occupe. Cette question est trop difficile et trop importante pour qu'on y mêle le moindre esprit de parti. Je le répète, j'insiste sur cette pensée.

M. Eloy de Burdinne. - On a proposé à la chambre de renvoyer les amendements de l'honorable M. d'Huart à la section centrale. Je demande que tous les autres amendements soient compris dans ce renvoi.

M. de Mérode. - Messieurs, l'effet temporaire de l'amendement de M. d'Huart ne s'appliquerait pas aux ventes ou partages de terrains communaux réalisés pendant la mise en action de la loi, mais à la loi même soumise aux expériences préalables avant une adoption d'un effet illimité. Ainsi donc, les ventes ou partages accomplis seraient irrévocables. Seulement, si l'épreuve faite à l'égard de huit, dix ou vingt communes, n'importe, se présentait d'une manière peu satisfaisante, après le temps fixé, la loi cesserait d'être en vigueur. Je donne cette explication, non pour me prononcer sur l'amendement, mais afin de rassurer l'honorable M. de Tornaco à l'égard d'un inconvénient grave qu'il croyait voir et signalait dans le système temporaire proposé.

M. Delehaye. - Messieurs, j'avais compris, comme l'honorable M. de Mérode, la proposition de l'honorable M. d'Huart ; il me semblait aussi que, comme disposition temporaire, elle était seulement applicable à la faculté d'exproprier ; mais de la manière dont cet amendement a été interprété par différents membres, il résulte pour moi la nécessité du renvoi à la section centrale.

Messieurs, il y a une autre considération qui devrait engager la chambre à adopter ce renvoi. J'avoue que je suis grand partisan de la loi ; mon vote est en quelque sorte acquis à la loi ; cependant, je serais fâché que le projet ne fût pas renvoyé à la section centrale, parce que, conçu comme il l'est, il pourrait, contre l'intention de l'honorable M. d’Huart, prendre à l’improviste quelques membres de cette chambre.

Messieurs, rappelez-vous ce qui s'est passé, il y a quelques années, relativement à la loi sur les sucres. Après trois semaines de discussion, l'honorable M. d'Huart, voulant rallier toutes les opinions, a fait une (page 795) proposition tendant à réserver au trésor les 4 p. c. Cette proposition paraissait de nature à entraîner l'unanimité des suffrages. Eh bien, à peine la loi a-t-elle été promulguée, qu'il s'est élevé de tous les points du pays une réclamation unanime contre l'amendement. Ce que la majorité, dont je ne faisais pas partie, avait cru utile au pays, a été repoussé par tout le monde, tant par ceux qui voulaient sauvegarder les intérêts du trésor que par ceux qui se préoccupaient avant tout de l'intérêt de l'industrie. Si l'amendement auquel je fais allusion avait été renvoyé à la section centrale, je ne doute pas qu'on en eût apprécié les inconvénients ; mais malheureusement cela n'a pas eu lieu ; la majorité a adopté l'amendement de confiance, et elle a fait un très mauvais cadeau au pays.

Ce précédent doit engager la chambre à ne pas agir de la même manière dans le cas actuel ; je pense donc qu'elle ne se refusera pas à renvoyer les propositions à la section centrale.

M. d’Huart (pour un fait personnel). - Messieurs, je ne puis laisser sans réponse quelques paroles de l'honorable préopinant. A l'entendre, il semble que je désire que mes amendements soient adoptés séance tenante ; il n'en est rien ; moi-même, j'ai fait entendre suffisamment qu'il y avait lieu de les renvoyer à la section centrale, et tout le monde l'a compris ainsi.

Quant à l'espèce de critique que l'honorable préopinant a faite à mon amendement, qui date de quelques années, concernant la loi des sucres, je dirai d'abord qu'à cette époque, je n'ai pas demandé que la disposition fût adoptée séance tenante ; je prierai ensuite l'honorable préopinant de ne pas juger les questions après coup, trois ou quatre ans après qu'elles ont été résolues ; je le prie de se reporter aux circonstances dans lesquelles on se trouvait lorsque la question a été jugée ; s'il s'agissait d'établir une discussion spéciale sur ce point, j'accepterais le débat avec l'honorable préopinant, mais je n'accepterais pas toutes les conséquences qu'on prétend devoir été le résultat de l'adoption de cet amendement.

M. Delehaye (pour un fait personnel). - Messieurs, je serais très fâché que mes paroles eussent la portée que leur attribue l'honorable préopinant ; je n'ai voulu rien due de désagréable à l'honorable membre ; j'ai dit au contraire que l'honorable M. d'Huart, en faisant sa proposition, avait été mû par des sentiments louables de bienveillance envers l'industrie ; mais qu'il s'était trompé.

Je ne dois pas, me dit l'honorable M. d'Huart, apprécier la portée de son amendement après coup. Messieurs, rappelez-vous que la chambre a discuté pendant quinze jours, et que nous nous sommes, pour notre compte, opposés avec force à l'adoption de l'amendement qui a été voté par la majorité. L'avenir est venu confirmer les prévisions que nous avions exprimées lors de la discussion ; ce n'est donc pas après coup que nous apprécions la portée de l'amendement de l'honorable M. d'Huart.

M. Loos. - L'honorable M. d'Huart ayant déclaré que ses amendements n'avaient pas été proposés de concert avec le cabinet, je demanderai, avant qu'on prononce le renvoi à la section centrale, si le gouvernement se rallie à ses amendements.

M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Messieurs, le projet que j'ai présenté a été discuté dans le conseil ; je dirai même qu'il a été adopté à l'unanimité des membres présents du conseil. Maintenant l'honorable M. d'Huart présente des amendements qui tendent à élargir les facultés que le gouvernement a demandées.

J'ai dit qu'au premier abord je ne m'opposerais pas à ces amendements ; que j'en attendrais la discussion ; et que nous verrions alors s'il y a lieu de nous y rallier ou non ; mais je n'ai pas à me prononcer avant le rapport de la section centrale.

M. Loos. - Messieurs, il est très essentiel que la chambre sache sur quoi elle discute, si c'est sur une proposition d'un de ses membres ou sur une proposition du gouvernement. Il faut que le cabinet se déclare, avant le renvoi des amendements à la section centrale ; sans cela, je prévois que dans le cours de la discussion qui s'établira sur le rapport de la section centrale, un autre ministre viendra, en son nom particulier, présenter des amendements nouveaux, amendements qui viendront modifier une seconde fois le projet de loi. C'est afin d'abréger nos débats que je désire que le gouvernement se prononce.

M. d’Huart. - Messieurs, je pense m'être expliqué nettement sur cette question ; j'ai dit que, quoique siégeant au banc ministériel, j'avais cru pouvoir, en mon nom personnel, présenter des dispositions additionnelles au projet de loi ; j'ai dit que, bien que membre du cabinet, je pense, dans une matière où il n'y a rien de politique, pouvoir tenir compte des intérêts et des vœux de certaines localités, qui me paraissaient fort légitimes.

Ainsi, M. le ministre de l'intérieur, tout en reconnaissant que mes amendements, loin de les affaiblir, fortifiaient les dispositions qu'il a proposées pour arriver au défrichement, n'avait pas besoin de se rallier de prime abord à ces amendements. La section centrale les examinera, et je ne persisterai pas longtemps, si l'on prouve qu'elles n'ont rien d'utile.

Je prie donc la chambre de considérer les amendements que j'ai déposés comme émanés de l'initiative d'un simple membre de la chambre des représentants.

M. Loos. - Messieurs, je n'ai pas contesté à l'honorable M. d'Huart le droit de présenter des amendements ; je n'ai voulu qu'une chose, c'est que la chambre sût sur quoi elle aurait à discuter, si c'était sur les propositions présentées par l'honorable M. d'Huart ou sur des amendements adoptés par le cabinet ; je voudrais que le gouvernement le dît.

Si c'est comme représentant, comme membre de cette chambre seulement qu'il a présenté ces amendements, je crois pouvoir demander un rappel au règlement. Avant de renvoyer ces amendements à la section centrale pour les examiner, il faut consulter la chambre pour savoir s'ils sont appuyés, aux termes du règlement. Il est essentiel qu'on sache si c'est sur les amendements de M. d'Huart que nous avons à délibérer, ou sur des amendements sur lesquels gouvernement a délibéré,

M. de La Coste. - Il me semble que, d'après les explications données par l'honorable M. d'Huart, la question de l'honorable M. Loos est résolue. Cependant je dirai que ce qu'il demande n'est pas dans les usages de la chambre. C'est au début de la discussion que le gouvernement est appelé à déclarer s'il se rallie ou non aux amendements présentés. Nous avons beaucoup de précédents dans ce sens ; des propositions importantes ont été renvoyées à la section centrale, et jamais on n'a demandé au gouvernement s'il s'y ralliait, qu'après le rapport et au moment de les mettre en discussion.

- Les amendements présentés par M. d'Huart sont appuyés, ainsi que ceux présentés par MM. Eloy de Burdinne et Lejeune.

La chambre ordonne ensuite le renvoi de tous ces amendements à la section centrale.

M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - J'ai l'honneur de déposer sur le bureau deux tableaux des biens communaux incultes aliénés dans les provinces de Limbourg et d'Anvers, avec l'indication du prix d'estimation, du prix de vente et de la destination que ces biens ont reçue. La quantité est de 3,145 hectares. Quant aux autres provinces, je suis obligé de recueillir des renseignements dans les provinces mêmes ; je les communiquerai à la chambre quand ils me seront parvenus.

Plusieurs voix. - L'impression !

- L'impression de ces pièces est ordonnée.

M. de Saegher. - Messieurs, comme membre de la section centrale chargée de l'examen du projet de loi soumis en ce moment à vos délibérations, j'ai cru devoir demander la parole lorsque j'ai entendu d'honorables préopinants faire à la section centrale le reproche d'avoir traité fort légèrement la question de constitutionnalité du projet et dire que cette question méritait d'être mieux approfondie.

Je tiens, messieurs, à donner à la chambre l'assurance que la question de constitutionnalité a été examinée avec une scrupuleuse attention. J'ajouterai même, pour ma part, que quant au projet primitif présenté par M. le ministre de l'intérieur, j'avais eu des doutes très graves relativement à la constitutionnalité de ce projet ; mais après les changements qui ont été introduits par la section centrale en ce qui concerne l'intervention des tribunaux pour la fixation de l'indemnité, j'ai la conviction intime que le projet de loi dont il s'agit est en tous points constitutionnel.

Dans mon opinion, messieurs, l'article premier du projet, avec toute l'étendue que comportent ses termes, n'est pas entaché d'inconstitutionnalité. A cet égard, je ne puis partager l'opinion de l'honorable ministre d'Etat, qui le premier a pris la parole ; d'après cet honorable membre, afin qu'il n'y eût plus aucun doute sur la constitutionnalité du projet, il faudrait y ajouter un amendement, y faire une distinction. Eh bien, je ne trouve pas même qu'une telle distinction soit nécessaire, distinction qui du reste ne change rien à la portée de l'article. Je pense qu'en principe l'article premier, tel qu'il a été rédigé, est conforme à notre pacte fondamental. Il me paraît important de faire cette remarque, parce que le changement que propose d'apporter M. le ministre pourrait, dans l'avenir, donner lieu à des doutes dans l'application de l'article 11 de notre Constitution.

Messieurs, plusieurs membres ont attaqué le projet sous le rapport de sa constitutionnalité, mais tous l'ont attaqué vaguement et sans indiquer avec précision les dispositions constitutionnelles qui auraient été violées ; ils se sont contentés de citer les articles 11, 31 et 108 de la Constitution, sans indiquer d'une manière précise en quels points le nouveau projet serait en opposition avec ces articles.

Voici, messieurs, à quoi se réduisent les arguments qui vous ont été présentés : Le projet, dit-on, est une atteinte portée au droit de propriété. L'article 11 de la Constitution consacre le principe de l'inviolabilité de la propriété ; il n'y a qu'une exception, c'est quand il y a utilité publique ; mais ici ce n'est pas le cas d'appliquer l'exception, car si vous donnez une telle étendue à l'article de la Constitution, l'exception absorbera la règle. On ne peut donc pas élargir le cercle de l'exception posée par l'article 11. Voilà, si je ne me trompe, le résumé de l'argument qui a été avancé par l'honorable. M. d'Hoffschmidt ; l'honorable M. Orban a ajouté : Appliquer à cette matière le principe de l'expropriation, c'est mettre en péril la propriété elle-même, la propriété privée aussi bien que la propriété communale.

Et enfin, messieurs, l'honorable M. de Tornaco, après avoir dit qu'un préopinant avait prouvé que le projet était inconstitutionnel, parce que jusqu'à ce jour la législation n'avait pas étendu le principe aussi loin, termine ainsi son argumentation :

« Que résulte-t-il de cet état de choses ? Que d'après l'article 11 de la Constitution on ne peut pas étendre indéfiniment le principe de l'expropriation pour cause d'utilité publique, qu'on ne peut l'appliquer que dans les limites que le congrès lui assignait. »

Messieurs, nous pensons que toute cette argumentation repose une véritable pétition de principe, car on fait dépendre la solution de la question de constitutionnalité de celle de savoir si le projet porte (page 796) atteinte au droit de propriété ; tandis que cette question de propriété est évidemment subordonnée à la question à examiner préalablement : celle de savoir si le projet viole ou ne viole pas la Constitution, si la restriction apportée par le projet au droit absolu de propriété est ou n'est pas conforme à la Constitution.

Sans doute, messieurs, la Constitution consacre dans son article 11 l'inviolabilité du droit de propriété ; mais cet article admet une exception.

L'article 11 porte : « Nul ne peut être privé de sa propriété. » Voilà la règle ; voici maintenant l'exception : « Que pour cause d'utilité publique, dans les cas et de la manière établis par la loi, et moyennant une juste et préalable indemnité. »

Le projet de loi qui nous occupe tombe-t-il dans le cas de cette exception ? Voilà la question ! Car s'il est prouvé qu'il tombe dans le cas de l'exception, il est conforme à la Constitution, nonobstant la règle générale posée dans la première disposition de l'article.

En d'autres termes, pour me servir des expressions mêmes dans lesquelles l'honorable M. Orban a posé la question, le principe de l'expropriation pour cause d'utilité publique doit-il être appliqué aux communes propriétaires de bruyères et de terrains incultes ?

Maintenant, messieurs, à qui appartient-il de statuer sur cette question d'utilité publique ? A qui appartient-il de la résoudre ?

La solution de ce point doit nous faire connaître si, aux termes du projet en discussion, la première condition de l'expropriation, posée par l'article 11 de la Constitution, a été remplie.

Si, messieurs, il appartient soit à la législature, soit au gouvernement, de décider cette question, tous les arguments des honorables membres que j'ai cités viennent à tomber ; car alors il sera prouvé que la Constitution laissant l'appréciation de l'utilité publique à l'autorité administrative, le projet en discussion ne viole pas la Constitution, au moins sous ce premier rapport. C'est, messieurs, ce que nous voulons établir.

Or, il n'est pas douteux, selon nous, que l'appréciation de la question d'utilité publique dépend uniquement soit de la législature, soit du gouvernement. D'abord, messieurs, remarquons que la disposition de l'article 11 qui nous occupe n'est pas nouvelle : elle a été insérée dans la constitution du 14 septembre 1791 ; elle se trouve dans la constitution du 8 fructidor an III ; dans l'article 545 du Code civil ; dans la charte française de 1814 et enfin dans la loi fondamentale du royaume des Pays-Bas.

Sous toutes ces législations, il a été reconnu qu'il appartenait au pouvoir de reconnaître et de proclamer l'utilité publique ; entre autres la loi du 8 mars 1810 statue : que les tribunaux ne peuvent prononcer l'expropriation, qu'autant que l'utilité en a été constatée dans les formes établies par la loi. Que ces formes consistent dans le décret qui peut seul ordonner les travaux publics ou achats de terrains ou édifices destinés à des objets d'utilité publique. Voilà le texte formel des articles 2 et 3 de la loi de 1810.

Ainsi, messieurs, sous la législation antérieure à notre pacte fondamental, il était reconnu qu'il appartient à l'autorité publique seule de constater les cas d'utilité publique. « Nulle autorité autre que celle du souverain lui-même, disait M. Berlier dans l'exposé des motifs de la loi que je viens de citer, ne pourra donc mettre le sceau aux mesures primordiales, qui seules peuvent donner naissance au droit extraordinaire de se faire céder un terrain quelconque. »

Messieurs, telle était la législation au moment où notre pacte constitutionnel a été adopté par le Congrès national. Il est évident, et personne ne pourra le contester, que c'est dans le même esprit qu'a été adopté l'article 11, dont il s'agit en ce moment, et qui est conçu dans les mêmes termes que les dispositions des constitutions antérieures que j'ai citées.

Messieurs, depuis l'émanation de notre Constitution, les dispositions de la loi de 1810, relatives à la question qui nous occupe, ont été conservées. Il n'est pas sans importance de vous faire connaître ce que dit à cet égard l'exposé des motifs de la loi du 20 mars 1835, tendant à remplacer en Belgique les titres III et IV de la loi de 1810.

Voici ce que nous y lisons : « L'expropriation de la propriété privée est déjà consommée de droit par l'accomplissement des formes administratives prescrites pour constater l'utilité publique.

« … Les titres I et II de la loi du 8 mars 1810 ont pour objet les formalités à remplir pour constater légalement l'utilité publique. Les dispositions qu'ils renferment n'ont rien d'incompatible avec le principe constitutionnel et n'ont donné lieu à aucun inconvénient dans la pratique. Ils sont conservés. »

Ainsi, d'après cet exposé des motifs, on a reconnu, lors de la confection de la loi de 1835, que les dispositions de la loi de 1810, qui confèrent au gouvernement seul le droit de constater l'utilité publique, n'avaient rien de contraire à notre pacte fondamental.

Cela fut également reconnu par le rapport de la section centrale, où nous lisons : « La solution de la question d'utilité générale, l'indication des travaux à exécuter et l'application des plans à la propriété privée appartiennent naturellement à l'autorité administrative, et ils lui furent attribués. Le régime de cette procédure administrative est renfermé dans les deux premiers titres de cette loi. Il n'a porté aucune atteinte aux principes qu'il s'agissait d'organiser. »

Ainsi, messieurs, sous notre Constitution comme avant, il a été admis que la constatation de l'utilité publique appartient exclusivement à l'autorité administrative.

S'il en est ainsi, si le gouvernement peut aujourd'hui, sans violer la Constitution, constater la nécessité de l'expropriation de toute propriété quelconque située dans le pays, à plus forte raison la nécessité de cette expropriation ou de la vente forcée peut-elle être reconnue en principe par la législature relativement à certaines catégories de terrains communaux, bruyères ou autres terrains incultes, et ainsi l'article premier du projet qui permet d'ordonner par arrêté royal la vente de ces terrains incultes, reconnus comme tels par le gouvernement, est pleinement justifié, sous le rapport de la constitutionnalité.

Il en résulte donc, messieurs, que l'utilité publique est suffisamment constatée par les formes prescrites dans l'article premier du projet, et que la première condition de l'article 11 de la Constitution est observée.

Messieurs, ceci étant reconnu, il nous semble que tous les arguments des honorables membres, que je viens de rapporter en commençant, et qui tendaient à prouver que le projet de loi ne se trouve pas dans le cas de l'exception posée par l'article 11, c'est-à-dire qu'il n'y a pas utilité publique, ou à démontrer que si l'on applique l'exception dans le cas que le projet a en vue, plus tard on pourra l'appliquer aux propriétés privées, tout cela vient à tomber, parce que l'utilité publique doit être examinée ou par la législature ou par le gouvernement, d'après le sens de notre Constitution.

Ainsi, messieurs, tout se réduit à cette question de fait, qu'aux termes de la Constitution, nous venons de le prouver, il appartient à la législature ou au pouvoir exécutif de trancher. Y a-t-il ou n'y a-t-il pas utilité publique ? L'honorable M. Castiau l'a reconnu lui-même dans son discours, en admettant en principe le droit d'expropriation. Mais, a ajouté l'honorable membre, si ce principe est vrai pour les communes, il doit l'être également pour les particuliers, et l'on arriverait ainsi à faire passer la charrue même sur les propriétés somptuaires ! Je répondrai simplement à l'honorable membre qu'il ne faut pas supposer à la législature des projets aussi absurdes ; et que, d'ailleurs, son argument s'applique aussi bien aux lois de 1810 et de 1835 sur les expropriations forcées, qu'à la loi actuelle. L'argument est même applicable au principe général de l'article 11 de la Constitution.

Dans la séance d'hier, messieurs, l'honorable M. d'Hoffschmidt a présentés ses premiers arguments sous un autre face. Aujourd'hui, a-t-il dit, vous ne pouvez pas faire vendre une propriété communale, sans l'assentiment du conseil communal ; avec le nouveau projet vous aurez le droit de faire vendre une propriété communale sans l'intervention de l'administration communale ; il est donc vrai que cette nouvelle loi confisquera une des attributions de l'autorité communale, le droit de disposer des biens de la commune. Vous vous appuyez de l'article 11 pour étayer cette violation des principes, ajoute l'honorable M. d'Hoffschmidt ; mais je conteste l'application de cet article parce que le défrichement peut s'opérer sans l'expropriation, et qu'ainsi il n'y a pas d'utilité publique.

C'est toujours, messieurs, la même argumentation. Nous y avons déjà répondu.

Nous posons de nouveau la question : Par qui doit être résolue la question d'utilité publique ? N'est-ce pas évidemment ou par l'administration ou par la législature elle-même ?

Eh bien, du moment où les chambres auront donné une solution à cette question d'utilité publique, du moment où les chambres auront décidé, par exemple, qu'il y a utilité publique à vendre les terrains vagues avec charge de culture, cette question ne sera-t-elle pas constitutionnellement décidée ? Si vous niez ce point, citez donc l'article de la Constitution qui s'y oppose ! Quant à nous, nous nous appuyons sur la disposition formelle de l'article 11.

Voyez, messieurs, où peuvent aller les conséquences des principes que l'on a mis en avant ! L'honorable M. Jonet les admet également et il a posé la question en termes plus formels encore ; il a soutenu que la question de constitutionnalité dépend de celle de savoir s'il y a utilité à défricher et à exproprier. Voyous, messieurs, où il arrive avec ce principe. Parmi les biens dont il s'agit, nous a-t-il dit, il en est qui ne peuvent rien produire, et quant à ceux-là il n'y a pas utilité publique à exproprier les communes ; donc le projet, en ce qui concerne cette mauvaise classe de biens, est inconstitutionnel.

Il en est de même d'une deuxième classe de biens qui ne peuvent produire qu'un peu de bois ; le projet est inconstitutionnel.

Mais enfin, dit-il, quant à une troisième classe de biens qui peuvent être appropriés à la culture, la question de constitutionnalité du projet dépend de celle de savoir si l'expropriation est le seul moyen pour parvenir à leur défrichement.

Mais, messieurs, depuis quand un principe constitutionnel peut-il dépendre d'une question de fait aussi simple que celle-ci : Une contenance de terrain donnée ne peut-elle rien produire ? Peut-elle produire quelques bois ou peut-elle être amenée à la culture ? Et ce serait de la solution préalable d'une semblable question que dépendrait la constitutionnalité d'une loi !

Mais, messieurs, qu'on n'oublie pas l'importance d'un principe constitutionnel. Une disposition constitutionnelle est une règle de conduite pour la législature. Et l'on voudrait faire dépendre des principes aussi élevés d'une question de fait et peut-être d'une enquête ? Cela, messieurs, ne nous paraît pas possible.

On a soulevé une autre question. On a dit : D'après l'article 108 de la Constitution, le principe de la gestion des intérêts communaux est laissé aux administrations communales ; par ce projet vous faites disparaître ce principe (page 797) ; vous faites disparaître cette garantie ; vous confisquez une de nos franchises communales.

Mais remarquez bien, messieurs, que les honorables orateurs que je combats, ont posé eux-mêmes en principe, d'abord que la commune doit être considérée comme une véritable personne civile et assimilée, quant aux droits de propriété, a un simple particulier ; que nos lois, en personnifiant les communes, les ont mises, sous le rapport de la faculté de posséder, sur la même ligne que les individus. Voilà ce qui a été soutenu par les honorables MM. Orban et d'Hoffschmidt.

Messieurs, nous croyons que ces principes sont vrais ; mais dès lors ils sont compris dans la disposition comme dans l'exception de l'article 11 de la Constitution.

Cet article 11 porte : « Nul ne peut être privé de sa propriété, sinon pour cause d'utilité publique. » Or, par cette expression : « nul », il faut nécessairement comprendre les communes aussi bien que les particuliers, parce que les communes doivent être assimilées aux particuliers.

Ainsi, messieurs, sous ce rapport encore, la seule question qu'il s'agisse d'examiner est celle de savoir si l'exception est applicable ici, c'est-à-dire s'il y a utilité publique à déposséder les communes.

Or, nous avons déjà prouvé que c'est une question qui doit être tranchée ou par une loi ordinaire ou par l'autorité administrative. Dès lors, nous ne comprenons pas comment une disposition conforme à un article de la Constitution, c'est-à-dire à l'article 11, pourrait violer l'article 108 de la même Constitution.

Messieurs, la première condition de l'article 11, celle de l'utilité publique, étant résolue, il ne reste plus, pour démontrer la constitutionnalité au projet, qu'à prouver que la condition de la juste et préalable indemnité sera accomplie.

Nous avons déjà dit, messieurs, qu'a notre avis, le projet primitif n'était pas constitutionnel, qu'il était contraire aux dispositions des articles 92, 96 et 97 de la Constitution. Or, pour rendre le projet conforme à la Constitution, la section centrale a ajouté toutes les dispositions qu'elle croyait nécessaires, pour qu'il fût conforme aux dispositions des, articles que je viens de citer.

D'après le projet amendé, messieurs, l'article 92 de la Constitution sera observé. Les tribunaux seuls décideront si le prix adjugé est suffisant, s'il constitue la juste et préalable indemnité.

Mais, pourrait-on dire, les dispositions des derniers amendements, présentés par le gouvernement et par la section centrale, prescrivent-elles des précautions suffisantes pour garantir cette juste indemnité, pour rendre le projet, sous tous les rapports, constitutionnel ? Messieurs, c'est ce qu'il s'agira d'examiner lors de la discussion des articles. S'il manque quelque chose pour mettre le projet en harmonie complète avec notre Constitution, il sera facile d'y pourvoir. Tout ce que nous avons voulu démontrer, c'est que le principe du projet, tel qu'il vous a été présenté par la section centrale, ne viole aucun des principes de notre Constitution.

M. Fleussu. - Messieurs, la question qui, selon moi, domine tout le débat, est celle de savoir si les dispositions protectrices de la propriété ne font pas obstacle à ce que le gouvernement s'empare des biens communaux pour les mettre ensuite en adjudication publique, sous le prétexte, il est vrai, d'un défrichement à opérer.

Cette question, messieurs, est grave ; elle est grave, parce qu'il s'agit de l'application de dispositions constitutionnelles ; elle est grave ensuite par son objet.

Elle avait été indiquée par le conseil provincial. Votre troisième section, à laquelle j'appartenais, l'a également signalée à l'attention de la section centrale.

La section centrale, en effet, messieurs, s'en est occupée. Mais, je dois le dire, malgré les assertions de l'honorable orateur qui vient de s'asseoir, il me semble qu'elle s'en est occupée d'une manière assez superficielle. La section centrale n'a envisagé la question que sous un point de vue, et après avoir donné une solution qu'elle croyait de nature à apaiser tous les scrupules, elle n'a plus vu de difficulté.

Messieurs, malgré tout mon respect pour les décisions de la section centrale, surtout lorsqu'elle est composée d'hommes habitués à l'étude des lois, il me sera permis de conserver quelques scrupules, quelques doutes sérieux même là où la section centrale n'a plus trouvé de difficulté. C'est ce point, messieurs, que je me propose de vous développer par quelques courtes considérations.

Ce n'est pas devant vous qu'il sera nécessaire de faire sentir combien il importe d'entourer la propriété de toutes les garanties désirables. La propriété est un des principaux fondements de la société ; elle est une des causes de la formation des communes ; elle a activé les progrès de la civilisation. C'est, en un mot, un principe d'ordre et de stabilité.

Aussi, messieurs, dans tous les temps et dans tous les pays, tous les législateurs, un seul excepté, ont proclamé de la manière la plus solennelle le droit de propriété.

Ce n'est pas, messieurs, que je prétende que ce droit si sacré ne peut dans quelques circonstances fléchir devant l'intérêt de tous.

Messieurs, nous sommes tous nés libres, mais il arrive des circonstances où devant l'intérêt général doivent fléchir notre liberté et notre indépendance : lorsque le salut du pays, par exemple, l'exige. Ainsi, de même je reconnais que lorsqu'un grand intérêt, l'intérêt d'utilité publique, exige le sacrifice de la propriété, le gouvernement a le droit d'opérer ce sacrifice.

Ainsi, messieurs, protection à toutes les propriétés, voilà le principe général. Ce principe s'applique aux propriétés des communes, des bureaux de bienfaisance et des fabriques d'église, comme aux propriétés des particuliers.

J'ai donc été bien étonné de voir, dans une séance précédente, l'honorable M. Dubus aîné, qui a employé son talent à défendre le projet du gouvernement : devoir, dis-je, cet honorable membre chercher à amoindrir en quelque sorte le droit de propriété des communes, pour rendre sa tâche plus facile.

Il est vrai, comme l'a dit l'honorable membre, qu'on ne dispose pas des biens des communes, comme un propriétaire particulier dispose de sa propriété ; il est vrai que les administrateurs communaux ne peuvent pas aliéner les biens de la commune, qu'ils ne peuvent pas les mettre en location sans remplir certaines formalités publiques ; qu'ils ne peuvent pas les hypothéquer sans une autorisation spéciale. Mais toutes ces garanties, remarquez-le bien, ont été admises en faveur des communes ; c'a été pour protéger les droits des communes, pour que les biens des communes fussent en quelque sorte inaliénables, excepté dans des cas de nécessité absolue. Et voilà que maintenant on fait tourner contre les communes des dispositions qui ont été portées en leur faveur !

Mais, ainsi que le faisait observer tout à l'heure l'honorable M. d'Huart, il y a ici deux choses : l'administration communale, et l'être moral appelé la commune.

On a imposé des conditions assez difficiles à l'administration communale, précisément pour préserver d'autant mieux les droits de l'être moral, de la commune. Eh bien ! vouloir, d'après des considérations semblables, amoindrir le droit des communes, je répète que c'est faire tourner contre elles des dispositions qui ont été prises en leur faveur.

L'honorable M. Dubus, donnant un libre cours à son imagination et à son érudition bien connue, vous a cité des cas d'expropriation pour cause d'utilité publique apparente. Par exemple, il vous a dit : « Lorsque je dois me clore dans une ville, lorsque pour aller sur mon terrain, je dois passer sur le terrain d'autrui... »

Selon l'honorable M. Dubus, ce sont là des expropriations partielles. Je ne suis nullement de son avis : ce ne sont pas des expropriations. C'est l'usage d'une servitude légale. Et de ce que, pour arriver à mon terrain, je dois passer sur le terrain de mon voisin, il ne s'ensuit pas que j’aie exproprié mon voisin ; la partie même du terrain qui, sauf indemnité, j’emprunte au propriétaire du terrain, de manière que l’honorable M. Dubus, et j’en suis étonné, a véritablement confondu les doctrines applicables aux servitudes légales avec celles qui concernent les expropriations proprement dites.

Messieurs, venons à l'exception du grand principe que j'ai proclamé tout à l'heure, du principe de l'inviolabilité des propriétés. Nous disons donc que ce principe peut fléchir devant l'intérêt général, devant l'utilité publique.

Mais, messieurs, qu'entend-on par utilité publique ? Où commence l'utilité publique ? à quel caractère, la reconnaît-on ?

Sur tous ces points la loi constitutionnelle est restée muette, et son silence s'explique en quelque sorte par cette considération que la nécessité publique est presque toujours une question d'appréciation.

Ainsi, par exemple, lorsqu'il s'agit de la concession d'un chemin de fer (prenons cet exemple), qui a une étendue plus de 10 kilomètres, l'assentiment des chambres est requis par la loi. Lorsqu'il s'agit d'un chemin de fer d'une distance moindre, le gouvernement peut, de sa propre et seule autorité, accorder la concession. Lorsqu'il s'agit d'un chemin provincial, ce sont les conseils provinciaux qui en délibèrent.

Lorsqu'il s'agit du percement d'une rue, ce sont les conseils communaux qui avisent sur l'utilité en se conformant à leur règlement d'alignement. Voilà ce qui se passe en général.

Mais j'en reviens toujours à cette question ; qu'est-ce qu'on entend par expropriation « pour cause d'utilité publique » ? Quel est, en d'autres termes, le sens de ces mots : « utilité publique » ? Ces mots peuvent-ils se confondre avec les mots « intérêt général » ?

Messieurs, je vous disais que la loi constitutionnelle n'avait pas défini ce qu'elle avait entendu par utilité publique. Votre pacte fondamental n'est que la répétition de ce qui avait été consigné dans le premier pacte fondamental, promulguée après la grande révolution française, dans la loi constitutionnelle de 1791. Chose remarquable, c'est l'assemblée constituante qui la première a sanctionné l'exception qui nous occupe en ce moment. Mais prenez-y bien garde, messieurs, pourquoi l'assemblée constituante a-t-elle sanctionné cette exception ? C'est précisément pour donner plus de force au principe général ; elle a voulu que hors le cas de « nécessité » publique (il ne s'agissait pas encore d'utilité) toute propriété fût toujours inviolable ; c'est une garantie de plus que la Constituante donnait à tous ses propriétaires, et c'est dans ce sens que la disposition a été perpétuée, dirai-je, et dans le Code civil cl dans notre loi fondamentale.

Maintenant qu'il s'agit de savoir ce qu'on entend par utilité publique, si les lois politiques ne l'ont pas défini, les législateurs qui ont organisé le principe exceptionnel ou plutôt la procédure relative à l'expropriation,

Prenez, messieurs, l’arrêté de 1832, ainsi que la loi de 1835 que le pouvoir législatif belge a décrétée pour l’exécution des travaux publics, vous verrez que dans cet arrêté et dans cette loi, la pensée du législateur était toujours que l'expropriation pour cause d'utilité publique ne pourrait avoir lieu que pour des travaux à exécuter, travaux qui devraient ensuite être mis à la disposition du public.

(page 798) De manière que, d'après la pensée des législateurs qui ont suivi, on exproprie une propriété particulière pour la faire passer dans la propriété du domaine de l'Etat et ensuite la mettre à la disposition du public ; c'est-à-dire que l'expropriation a pour but de mettre une propriété privée à l'usage du public, pour un établissement quelconque, soit pour la création d'une route ou d'un canal de navigation, ou, si vous le voulez, pour la défense du pays, quand on exproprie un terrain pour y élever une forteresse.

Voilà les seuls cas prévus par les législateurs qui ont suivi la Constituante et notre loi fondamentale, car la loi de 1810 se combine avec la loi de 1853. Voici l'arrêté du 18 juillet 1832 :

« Arrêté du 18 juillet 1832, relatif aux formalités préliminaires à l'exécution des travaux publics.

« Considérant qu'il importe que les décisions du gouvernement pour l'exécution des travaux publics soient subordonnées à l'observation de règles constantes propres à assurer les intérêts généraux du pays et à les concilier, autant que possible, avec les intérêts locaux et privés ;

« Sur la proposition de notre ministre de l'intérieur,

« Nous avons arrêté et arrêtons :

« Art. 1er. Toute proposition d'ouvrir une route ou un canal, de perfectionner ou de créer la navigation d'un fleuve ou d'une rivière, de construire un chemin de fer ou en général d'exécuter des ouvrages pouvant exiger des expropriations pour cause d'utilité publique, sera instruite de la manière ci-après déterminée. »

Voilà la pensée de la loi expliquée un an après que la Constitution avait été promulguée.

Voici maintenant votre loi de 1835, qui a été faite tout exprès pour pouvoir, je crois, construire le chemin de fer, qui est bien une œuvre de grande utilité publique.

Elle est du mois d'avril 1835 :

« Vu les articles 3 et 4 de la loi du 8 mars 1810 ;

« Considérant que les dispositions qu'ils renferment, mises en regard de l'article 11 de la Constitution, ont, dans leur application, donné lieu à des difficultés qu'il importe de faire cesser ;

« Nous avons, de commun accord avec les chambres, décrété, et nous ordonnons ce qui suit :

« TITRE UNIQUE. Du règlement, de l'indemnité et de l'envoi en possession.

« Art. 1er. A défaut de convention entre les parties, l'arrêté et le plan indicatifs des travaux et des parcelles... ( Vous voyez que l'idée d'expropriation se lie à l'idée de travaux à exécuter) : des travaux et des parcelles à exproprier, ainsi que les pièces de l'instruction administrative, seront déposés au greffe du tribunal de la situation des biens, où les parties intéressées pourront en prendre communication, sans frais, jusqu'au règlement définitif. »

L'article 23 porte :

« Art. 23. Si les terrains acquis pour travaux d'utilité publique ne reçoivent pas cette destination, un avis publié de la manière indiquée en l'article 6, titre II de la loi du 8 mars 1810, fait connaître les terrains que l'administration est dans le cas de revendre. Dans les trois mois de cette publication, les anciens propriétaires qui veulent réacquérir la propriété desdits terrains sont tenus de le déclarer, à peine de déchéance.

« A défaut par l'administration de publier cet avis, les anciens propriétaires, ou leurs ayants droit, peuvent demander la remise desdits terrains ; et cette remise sera ordonnée en justice, sur la déclaration de l'administration, qu'ils ne sont plus destinés à servir aux travaux pour lesquels ils avaient été acquis.

« Le prix des terrains à rétrocéder sera fixé par le tribunal de la situation, si mieux n'aime le propriétaire restituer le montant de l'indemnité qu'il a reçue. La fixation judiciaire du prix ne pourra, en aucun cas, excéder le mentant de l'indemnité. »

Vous voyez encore qu'à l'article 23, les mots expropriation et travaux d'utilité publique ne font qu'un ensemble.

Maintenant, messieurs, consultez la doctrine, consultez tous les auteurs qui ont écrit sur les expropriations pour cause d'utilité publique ; je pense ne pas me tromper en disant qu'il n'en est pas un seul qui ait entendu l'expropriation pour cause d'utilité publique, autrement que pour l'établissement de travaux d'utilité publique.

Vous remarquerez encore que dans les lois dont je viens de lire quelques dispositions, il y a toute une procédure organisée pour parvenir à l'expropriation ; ce qui prouve que le projet que nous discutons est antipathique à la Constitution, qu'il est contraire à toutes nos lois en vigueur, c'est que M. le ministre de l'intérieur a dû accompagner ou faire suivre son projet d'un Code de procédure tout spécial. Il est évident que si vous vous étiez trouvé dans les termes généraux de notre législation, vous n'auriez pas eu besoin de créer un Code de procédure ; si vous entendiez l'utilité publique comme on l’entend généralement, vous n'auriez pas eu besoin de présenter une loi ; vous n'auriez eu qu'à déclarer l'utilité publique et vendre ; vous n'aviez qu'à ordonner la vente, vous n'aviez pas besoin de loi. Pourquoi demandez-vous une loi ? Parce que vous êtes en dehors des véritables principes de l'expropriation pour cause d'utilité publique.

Mais, dira-t-on, la manière dont vous expliquez la loi est restrictive ; vous pouvez comprimer, étouffer un germe de civilisation en n'appliquant pas la loi d'expropriation d'une manière plus générale.

Je veux bien reconnaître qu'une loi postérieure pourrait étendre la portée de l'article de la Constitution ; mais c'est à une condition ; c'est que vous restiez dans les termes et l'esprit de la Constitution, que la propriété ne soit pas ébranlée, que l'exception ne devienne pas la règle, au gré d'une majorité parlementaire. Voilà les conditions que je mets.

Entendre l'utilité publique comme le font quelques membres de cette chambre, c'est la confondre avec l'intérêt général, car j'ai entendu dire : Si la Constitution autorité l'expropriation pour cause d'utilité publique, elle l'autorise à plus forte raison dans l'intérêt général ; car l'intérêt général est bien plus important, plus respectable que l'intérêt d'une commune qui fait décréter une route.

Si à l'utilité publique vous substituez l'intérêt général, ce qui est extrêmement élastique, je dis que la propriété est ébranlée dans sa base, car de l'exception vous ferez la règle, suivant les caprices, ou du moins suivant l'appréciation des majorités parlementaires. La Constitution n'a pas voulu que la garantie de la propriété, non plus que la garantie des autres droits, fussent à la merci d'une majorité parlementaire ; elle a voulu que toutes ces garanties résidassent dans le respect de ses prescriptions.

Prenez garde, messieurs, de ne pas confondre l'utilité publique avec l'intérêt général ; je ne sais si je me fais illusion, mais il me semble qu'il y a entre ces mots des nuances importantes : ainsi la loi de 1791 avait dit qu'on pourrait exproprier pour cause de nécessité publique. Ce mot était plus restrictif que celui d'utilité publique ; on a senti que le mot nécessité pouvait gêner l'administration, on a voulu faciliter son action, on a substitué dans la suite les mots utilité publique à ceux de nécessité. Mais si vous ne vous arrêtez pas là, si vous interprétez l'utilité publique, ou plutôt si vous la traduisez par intérêt général, vous franchissez tout l'espace, il n'y a plus de temps d'arrêt, vous ne savez plus où vous allez, ni où vous vous arrêtez, vous ouvrez carrière aux plus grands abus.

Il me semble qu'entre la nécessité publique et l'utilité publique, il y a la même distance qu'entre l'utilité publique et l'intérêt général. Il y a là des nuances assez marquées, selon moi ; je ne sais si je m'explique clairement, je comprends qu'il est difficile de les faire saisir. Mais l'intérêt général se rapporte à des idées de l'ordre moral, à des idées spéculatives, tandis que l'utilité publique s'applique à un ordre d'idées matériel, c'est du positivisme, c'est saisissable, c'est quelque chose de pris à la propriété particulière, pour le faire entrer dans le domaine public et le mettre à l'usage du public. Voilà ce que l'on entend par utilité publique.

Messieurs, s'il en était autrement, mais on vous l'a dit avec beaucoup de raison, avec beaucoup de bonheur, avec beaucoup détalent, mais votre projet de loi donnerait gain de cause aux doctrines des socialistes modernes. Arrive un jour, par exemple, où l'on croira qu'une propriété morcelée est fâcheuse pour l'intérêt de l'agriculture, que l'agriculture en commun est plus profitable à tous ; arrive un jour où l'on dira que, par cela seul qu'il existe, un homme a droit aux produits de la terre ; arrive un jour où l'opinion s'accréditera que le sol ne peut pas être le patrimoine d'une personne en particulier et que le possesseur n'a droit qu'à l'usufruit ; arrive enfin le jour où l'on dira que la mort opère une véritable expropriation pour cause d'utilité publique, et qu'il faut si non détruire, au moins modifier considérablement le droit de succession et le droit de tester ; eh bien, la Constitution, telle que vous l'expliquez, serait-elle encore un frein pour arrêter de semblables doctrines ? Evidemment non, et le projet de loi qui vous est soumis sera un argument puissant en faveur de ces doctrines.

J'entends M. le ministre de l'intérieur nous dire que, si de pareilles idées se faisaient suffisamment jour pour triompher dans cette enceinte, la Constitution et les lois ne pourraient pas les arrêter. Je croîs qu'il y a quelque chose de fondé dans cette opinion de M. le ministre de l'intérieur ; mais je lui ferai observer qu'il y a du danger à poser, dans un temps de calme et de légalité, des antécédents qui pourraient, à une époque de désordre, légitimer toutes les prétentions que je viens de signaler ; on ne franchit pas d'un bond toute l'échelle sociale ; on y monte insensiblement, et, je dois le dire, vous avez mis le pied sur le premier échelon par votre projet de loi.

L'intérêt général ! mais c'est une expression magique, chacun l'entend comme il croit pouvoir la comprendre. Consultez l'histoire, et vous serez effrayés des mesures qui ont été justifiées par l'intérêt général. L'intérêt général ! Mais vous ne vous rappelez donc pas que c'est au nom de l'intérêt général que l'on a supprimé toutes les corporations religieuses ! Mais vous ne vous rappelez donc pas que c'est au nom de l'intérêt général que l'on a exproprié et vendu les propriétés des corporations religieuses ! Mais vous ne vous rappelez donc pas que c'est au nom de l'intérêt général que l'on a exproprié et vendu les biens du clergé ! Mais vous ne vous rappelez donc pas que c'est au nom de l’intérêt général que l'on a exproprié et vendu les biens affectés aux fondations pieuses ! Mais vous ne vous rappelez donc pas que c'est au nom de l'intérêt général qu'au moment de son déclin, l'empire s'est approprié les biens des communes !

Voilà, messieurs, où l'on arrive avec le prétexte de l'intérêt général. Alors il n'y a plus de temps d'arrêt ; vous ne savez plus où vous allez ni où vous devez vous arrêter, tandis que, avec l'explication que j'ai donnée à la chambre et que je crois conforme à tous les principes, que je crois conforme aux lois qui ont été faites sur l'expropriation pour cause d'utilité publique, l'application de la loi ne peut jamais être abusive.

Mais, messieurs, savez-vous que l'on n'a jamais été aussi loin que vous allez ? Que jamais, même sous l'empire, qui ne se targuait pas trop, (page 799) lui, de respecter la propriété d'autrui, que même sous l'empire on n'était pas allé jusqu'où vous allez par le projet de loi ?

On parlait tout à l'heure, messieurs, de la loi de 1807 sur le dessèchement des marais. Cette loi était commandée par la salubrité publique ; il y avait des stagnations contraires à la salubrité de tous les liens environnants ; il s'en exhalait des miasmes nuisibles à la santé des habitants ; il était donc urgent que ces marais fussent desséchés. Il y avait là un double but ; d'abord la salubrité publique, et ensuite il s'agissait de faire fructifier des terres qui jusque-là avaient été couvertes d'eaux croupissantes et malsaines.

Mais, messieurs, cette loi de 1807 était un véritable bienfait à côté de votre projet. Elle ordonnait le dessèchement des marais, mais comment l'ordonnait-elle ? Elle l'ordonnait aux propriétaires tout d'abord. Les propriétaires de marais devaient opérer le dessèchement, et ce n'était qu'en cas de refus de leur part que le gouvernement se substituait à eux pour opérer ce dessèchement lui-même ou pour le faire opérer par une société concessionnaire. Mais, messieurs, lorsque ce dessèchement était opéré, qu'arrivait-il ? C'est que l'ancien propriétaire restait propriétaire ; on ne le dépossédait pas ; seulement, comme le gouvernement avait fait des avances pour améliorer la propriété, le gouvernement réclamait une indemnité de ce chef et ce n'était, messieurs, que dans le cas de non-paiement, lorsque les propriétaires étaient récalcitrants, que le gouvernement, pour vaincre leur résistance, croyait pouvoir s'approprier leurs biens. Mais voyez, messieurs, la gradation : d'abord le propriétaire devait opérer le dessèchement ; s'il s'y refusait, le dessèchement était opéré par le gouvernement ; mais le propriétaire conservait sa propriété, sauf l'indemnité, et encore indemnité pour le rachat de laquelle on lui avait laissé la plus grande facilité possible.

Eh bien, messieurs, celle loi a occasionné dans le pays de vives récriminations, parce qu'on la considérait comme faite au profit de concessionnaires qui voulaient s'enrichir aux dépens des propriétaires dont la propriété était sous les eaux stagnantes.

Je vous parlais tantôt, messieurs, de la loi de finances de 1813 qui avait cédé à la caisse d'amortissement toutes les propriétés des communes. Eh bien ! il y avait encore là une réserve dont le projet actuel ne fait pas la moindre mention. Voici, en effet, quelle était cette loi :

« Art 1er. Les biens ruraux, maisons et usines possédés par les communes, sont cédés à la caisse d'amortissement.»

« Art. 2. Sont exceptés les bois, les biens communaux proprement dits, tels que les pâtis, pâturages, tourbières et autres, dont les habitants jouissent en commun. »

Eh bien, messieurs, ce sont précisément ces biens-là que vous voulez vendre par forme d'expropriation pour cause d'utilité publique. Vous ne faites pas même de réserve pour l'utilité de ces malheureux habitants dont la plupart vivent de la jouissance de ces pâturages communs ; vous ne faites pas la moindre exception en leur faveur.

Mais, nous disent certains orateurs, quelles sont donc vos inquiétudes ? Les conseils provinciaux sont là. On consulte d'abord le conseil communal (on n'est pas obligé de tenir compte de son avis), mais on consulte encore les conseils provinciaux, et c'est sur leur avis conforme que le gouvernement doit décider.

Messieurs, je le disais tantôt, nous ne voulons pas les garanties en matière de propriété dans l'opinion des hommes, qui peut varier d'un moment à l'autre ; nous voulons ces garanties dans les institutions, c'est-à-dire dans le respect dû à la loi constitutionnelle.

Ainsi donc à ce premier point de vue, je pense avoir parfaitement démontré l'inconstitutionnalité du projet ; mais je dirai encore un mot de la deuxième face de la question, face qui a été mise en lumière, non pas à mes yeux, par la section centrale.

La section centrale a reconnu une inconstitutionnalité dans le projet.

Il est probable qu'il ne lui a pas fallu de grands efforts pour y parvenir. C'est parce que l'indemnité n'était pas préalable ; et pour faire disparaître ce grief d'inconstitutionnalité, elle a trouvé un moyen : c'est que, après la vente, l'acquéreur ne peut se mettre en possession qu'après avoir payé ou consigné le prix de la vente.

Eh bien ! messieurs, je dis que votre résolution n'est pas conforme à la loi, mais que vous avez éludé la loi. Il est évident par cela même que le gouvernement vend la propriété des communes, que du jour où cette propriété est vendue, la commune est expropriée. Vous faites acte de propriété par cela même que vous vendez, ou bien vous vendez la chose d'autrui.

La propriété doit être quelque part. Et où est-elle donc ? Je suis dépossédé puisque vous vendez ce qui m'appartient ; vous avez frappé d'interdit ma propriété ; et cependant je ne suis pas indemnisé. Il est tellement vrai que ma propriété est frappée d'interdit, que je ne puis pas la vendre, que je ne puis pas la mettre en location, que je ne puis pas l'hypothéquer.

Je vous rendrai ceci beaucoup plus simple en supposant ce que vous ne ferez jamais, parce que vous reconnaîtriez là l'illégalité ; en supposant que vous expropriiez les bruyères d'un particulier. Je le répète, vous ne le ferez jamais ; mais pour rendre ma pensée plus simple, je fais cette supposition.

Vous vendrez donc la bruyère d'un particulier. Il est évident que du jour de la vente, le propriétaire ne peut plus disposer de sa propriété, qu'il ne pourrait même y abattre un buisson sans encourir des dommages-intérêts. Voilà donc sa propriété en interdit, et cependant il n’est pas indemnisé. Quand sera-t-il indemnisé ? Après que toutes les formalités auront été remplies ou que la consignation aura eu lieu. Il est donc exproprié, et il n'est pas indemnisé. Cependant la loi veut que l'indemnité soit juste et préalable.

Sous ce rapport, messieurs, l'inconstitutionnalité me paraît flagrante.

Je dirai maintenant deux mots des irrigations.

Quelques orateurs avaient conseillé au gouvernement d'opérer des irrigations dans les bruyères de la Campine. C'était, selon eux, un moyen d'améliorer cette terre ingrate et d'en faire des prairies fertiles. Cette manière d'améliorer les biens communaux avait été également suggérée, si je ne me trompe, par M. l'ingénieur Kummer qui en vante beaucoup les résultats.

Il arrive, messieurs, quelque chose d'assez singulier ; c'est que tandis que M. le ministre de l'intérieur demande, par son article 4, de pouvoir faire des dépenses d'irrigation dans la Campine ou ailleurs, il se trouve que dans la discussion il blâme ce moyen. C'est ainsi que je crois avoir lu que M. le ministre avait fait prendre des renseignements en France sur les irrigations et que les renseignements qu'il avait obtenus étaient défavorables à ce mode d'amélioration.

M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Il s'agit de toute autre chose.

M. Fleussu. - Je crois l'avoir lu ; j'attendrai que M. le ministre me réponde.

M. Delfosse. - Il a dit que la loi sur les irrigations avait produit peu de résultats.

M. Fleussu. - La loi sur les irrigations a produit peu de résultats ! Eh bien, je serais fort étonné, messieurs, que ce mode n'eût pas produit des résultats très avantageux. J'aurai l'honneur de faire remarquer à M. le ministre de l'intérieur que, si les résultats ne sont pas jusqu'à présent des plus satisfaisants, c'est que la loi est fort moderne, qu'on n'est pas encore à même de connaître les avantages qu'elle peut produire.

Remarquez, messieurs, que cette mesure a longtemps été agitée en France. Les comités d'agriculture s'en sont occupés et ils l'ont recommandée à l'attention du gouvernement. Cependant, c'est sur l'initiative d'un député, M. le comte d'Angeville, que les chambres ont été saisies de ce projet. Mais au moment même où M. d'Angeville déposait son projet, le gouvernement français envoyait dans le Piémont et la Lombardie un délégué tout spécial pour étudier la pratique des eaux et les lois qui y sont relatives.

Ce député, messieurs, s'est adressé à un homme dont le nom fait autorité en matière d'irrigation, à M. Giovanetti, avocat de Novarre, qui a été également consulté par l'Allemagne et la Russie, pour avoir un code des eaux.

Lorsque les chambres françaises se sont occupées du projet d'irrigation, M. Giovanetti a publié un mémoire, et c'est, je crois, à la suite des instructions qui se trouvaient dans ce mémoire que les chambres françaises n'ont pas fait difficulté d'accepter la loi.

Je dis, messieurs, qu'alors qu'on a l'expérience de ce que les irrigations ont pu produire en Lombardie et en Piémont, où plus de cent mille hectares de bruyères ont été convertis en prairie d'une inestimable fécondité, on ne peut convenablement critiquer ce système d'amélioration, alors surtout qu'il est proclamé par M. l'ingénieur Kummer comme extrêmement efficace.

Si donc le projet s'arrêtait à décréter un système d'irrigation, je serais prêt à lui donner mon appui. Mais comme celui qui nous est proposé me paraît dangereux par le système qu'il consacre et par les résultats qu'il peut amener, je voterai contre.

M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Messieurs, l'honorable préopinant a donné la définition de l'utilité publique à son point de vue. Mais pour soutenir sa thèse, il a dû nécessairement changer les expressions de la Constitution. La Constitution dit que l'expropriation peut avoir lien pour cause d'utilité publique. Suivant l'honorable M. Fleussu, ces mots utilité publique signifient exclusivement usage public, et il condamne l'application de l'utilité publique à l'intérêt général.

L'honorable membre vous a cité la loi de 1835 sur les expropriations, loi qui n'avait pas du tout pour objet de définir le sens de la Constitution, mais qui avait uniquement pour objet de déterminer la procédure à suivre. Il vous a cité la loi sur les concessions de péages. Cette loi, en effet, n'avait pas à s'occuper de définir le sens des mots utilité publique, c'était une spécialité relative à l'ouverture des routes et des canaux.

Mais, messieurs, l'honorable membre s'est bien gardé de citer une autre loi, la loi sur les mines, qui a été précédée d'une très longue discussion et qui a fini par être adoptée à une très grande majorité. Dans cette loi, messieurs, vous trouvez une application des mots utilité publique, non pas à l'usage public, comme le dit l'honorable membre, mais à l'usage privé et dans l'intérêt général. Car le propriétaire de la mine seul peut se servir du passage qu'il a exproprié. Et pourquoi lui a-t-on permis l'expropriation de ce passage ? Parce qu'il est de l'intérêt général que la mine puisse être non seulement exploitée, mais aussi livrée dans le commerce au plus bas prix possible ; parce qu'il est de l'intérêt général que la mine, une fois exploitée, ne doive pas subir des frais de transport qui en occasionnent le renchérissement.

Voilà donc bien une expropriation pour cause d'intérêt général, et voilà une interprétation des mots utilité publique que l'honorable membre n'avait pas prévue.

Je sais que l'on dira qu'il dépend du propriétaire de ne consentir qu'à (page 800) un passage et qu'alors ce ne sera qu'une servitude. Mais à qui fera-t-on croire que cette distinction soit sérieuse ? Lorsque, pour le transport de la houille une partie de ma propriété, qui n'a à la vérité que la dimension d'un chemin, mais qui n'en est pas moins une partie de ma propriété, est livrée à un usage journalier et tel qu'il m'est impossible de récolter le moindre fruit sur ce chemin, d'en retirer le moindre usage personnel, est-ce que je ne suis pas exproprié ? Assurément oui. Personne ne pourrait le contester sérieusement.

Je dis donc que votre loi sur les mines a étendu le principe de l'expropriation pour cause d'utilité publique à un intérêt général.

Mais le congrès s'est bien gardé de définir les mots utilité publique ; il a abandonné la définition, l'application à la législature. C'est donc une question de fait, une question de bonne foi. Or, je le demande, la voix publique ne crie-t-elle pas qu'il y a utilité publique à livrer à la culture nos immenses terrains communaux, aujourd'hui en friche ! Je dis : Oui ; l'enquête seule qui a été faite en est la preuve la plus manifeste. Les vœux exprimés de toutes parts et sous toutes les formes en sont la preuve la plus irrécusable.

Nous savons qu'on pourrait un jour abuser de ces mots utilité publique. Mais est-ce là un motif pour ne pas en user ? Mais si nous devions nous arrêter devant de pareilles considérations, nous ne ferions aucune loi, quelle qu'elle pût être. Or, le plus grand de tous les abus serait de ne rien faire ; car on abuse aussi bien en ne faisant pas ce qu'on a mission de faire qu'en faisant ce qu'on n'a pas le droit de faire.

On a été jusqu'à argumenter de la procédure spéciale que nous vous proposons d'organiser pour cette espèce ; mais cette procédure spéciale est dans l'intérêt des communes. C'est le moyen le plus efficace de diminuer les frais auxquels les procès peuvent donner lieu.

L'argumentation qu'on a tirée de la loi toute spéciale au dessèchement des marais n'est pas plus admissible. Si certains marais ne peuvent être desséchés que par l'action de l'autorité publique ou de grands capitalistes, nous concevons qu'eux seuls fassent les dessèchements. Mais veut-on par hasard que le gouvernement cultive les biens communaux, qu'il se fasse laboureur, qu'il se fasse planteur ? Ah non ; telle ne peut être la mission du gouvernement. Mais il y a un moyen bien simple pour les communes de posséder les bruyères, d'empêcher que le gouvernement ne les mette en vente. Qu'elles les mettent elles-mêmes en culture ; alors il ne s'agira plus d'expropriation. Ainsi il ne s'agit pas d'exproprier les communes de leurs biens. Lorsque ce seront des propriétés qu'elles auront rendues utiles, le gouvernement se gardera bien d'en provoquer l'expropriation.

Ici nous arrivons à la loi de 1813 qui a confisqué au profit de la caisse d'amortissement, de la manière la plus arbitraire, les propriétés communales les plus fructueuses. Il est vrai qu'elle a excepté les pâturages communs. Mais nous, nous ne voulons pas demander l'expropriation des biens communaux, lorsque ce sont des propriétés utiles, des bois, des tourbières, des propriétés cultivées. Nous proposons seulement d'obliger les communes à cultiver ou à vendre les propriétés en friche dont elles ne tirent pas utilement parti.

En ce qui concerne les pâturages, on peut s'en rapporter à la sollicitude des députations provinciales pour être persuadé que lorsqu'il sera reconnu qu'une étendue de pâturages communs est utile à la commune, ils lui seront nécessairement conservés.

Mais, dit-on, vous supposez que la loi peut mettre sa confiance dans les hommes, dans le présent et dans l'avenir. Mais notre constitution et toutes nos lois supposent toujours un certain degré de confiance dans les personnes chargées de l'administration publique à quelque degré que ce soit.

Est-ce donc une confiance aveugle ? Est-ce que les personnes qui sont investies de fonctions publiques n'ont pas été soumises à une épreuve préalable, ne sont soumises à aucun contrôle dans l'exercice de leurs fonctions ? Les uns ne doivent leurs fonctions qu'à un mandat électoral, qu'au choix de leurs concitoyens. De ce nombre sont les membres des députations provinciales, dont le concours est nécessaire, aux termes de la loi. D'autre part, c'est le gouvernement qui a besoin, pour subsister, de jouir de votre propre confiance.

Dès lors où voulez-vous arriver ? Lorsque vous obligez un particulier à laisser vider son procès par l'autorité judiciaire, ne le forcez-vous pas à mettre sa confiance aux tribunaux ? Où arrivez-vous avec ces théories ? C'est l'anarchie, c'est le bouleversement de la société. Vous en revenez à ne se fier qu'à soi-même ; c'est la position du sauvage ; lui ne veut pas de la société ; il ne veut que ce qui lui convient ; c'est là ce qui le condamne à sa vie d'isolement. Voilà où vous arrivez avec de semblables doctrines.

Un autre argument :

La propriété communale est mise en interdit. A partir du jour de la vente, elle reste en interdit pendant tout le temps qui doit s'écouler entre la vente et l'homologation par le tribunal. Mais, une telle argumentation n'a assurément rien de sérieux. Comment, parce qu'on ne peut plus aller faucher les bruyères d'un terrain pendant tout le temps nécessaire à l'homologation, une commune sera spoliée !

Mais comment veut-on arriver à l'expropriation pour cause d'utilité publique ? Toutes les expropriations amènent ce résultat, il y a toujours un certain temps consacré à la procédure.

Un mot sur la loi des irrigations.

L'honorable membre a confondu deux choses essentiellement distinctes : les travaux préparatoires qui se font aux frais du trésor, ou avec le concours des agents des ponts et chaussées pour préparer les terrains à l'irrigation, avant de les exposer en vente, et à charge pour les propriétaires de faire les travaux de culture ; et la loi française qui a pour objet uniquement de livrer passage aux eaux à un propriétaire sur le terrain d'un autre propriétaire.

Mais cette dernière loi, je puis le dire, n'a pas produit les résultats qu'on en attendait. Ce système a produit, dit-on, de grands résultats en Italie ! Oui, dans ce pays on a été sous ce rapport plus loin qu'en France. Mais en France on a dû respecter les usines établies sur les eaux comme on devra le faire en Belgique, et l'on ne pourra pas livrer les eaux exclusivement pour l'usage de l'agriculture, ainsi qu'on a été obligé de le faire dans les pays les plus méridionaux, sous peine de n'avoir pas de culture.

Ici, l'on peut concilier le double intérêt, l'intérêt industriel, l'intérêt usinier avec l'intérêt du cultivateur ; il faudra bien qu'on tienne compte des droits acquis et de la possession, en ce qui concerne les usines, et qu'on fasse une loi qui n'y porte pas atteinte.

Mais cette loi, l'avons-nous refusée ? Non ; j'ai dit que tout en reconnaissant que la loi française n'avait pas produit les immenses résultats signalés par différents membres, nous avions cependant ouvert une enquête sur le système consacré par celle loi, et qu'une fois l'enquête arrivée à son terme, nous serions à même de vous soumettre un projet de loi, pour faire de ce système une application modérée à la Belgique.

M. Verhaegen. - Je suis partisan, grand partisan, dans les circonstances actuelles surtout, du défrichement là où le défrichement est reconnu possible. Aussi, messieurs, suis-je prêt à donner mon concours au gouvernement pour toutes les mesures qu'il croira utiles, même à voter les fonds dont il démontrera le besoin. Je ne fais qu'une seule réserve, et cette réserve se rattache au droit de propriété.

Quel que soit mon désir d'arriver au résultat que le gouvernement a en vue, je ne puis consentir à adopter des dispositions de loi qui, directement ou indirectement, seraient considérées comme une atteinte au droit de propriété.

La question que soulève le projet est sans doute une des plus graves qui depuis longtemps aient été agitées dans cette enceinte. M. le ministre de l'intérieur, sans s'en apercevoir, vient de faire son entrée dans l'école des socialistes modernes et de préparer le terrain pour les zélateurs du communisme.

Or comme je ne veux ni du communisme, ni du socialisme dans la mauvaise acception du mot, quel que soit mon désir, je le répète, de faciliter le défrichement de nos bruyères, le projet de loi m'inspirant des craintes sérieuses sous le rapport du droit de propriété, je ne pourrai pas y donner mon assentiment.

Messieurs, mon honorable ami M. Fleussu vous a présenté des arguments que je voulais moi-même vous présenter, et dès lors ma tâche devient facile. L'honorable député de Liège a démontré à l'évidence que si le gouvernement réussit à faire adopter le principe du projet, il sera permis à la législature actuelle comme à toutes les législatures qui se succéderont de violer le droit de propriété sous le prétexte toujours très vague d'intérêt général ; il a fait remarquer la différence essentielle qui existe entre la nécessité publique, l'utilité publique et l'intérêt général ; il y a une aussi grande distance, a-t-il dit, entre la nécessité publique et l'utilité publique qu'il y en a entre l'utilité publique et l'intérêt général ; et les considérations qu'il a présentées à cet égard méritent de fixer toute notre attention, car elles déterminent le vrai sens de la seule exception à l'inviolabilité de la propriété écrite dans le paragraphe de l'article 11 de la Constitution.

M. le ministre de l'intérieur, en réponse à cette partie du discours de l'honorable M. Fleussu, nous disait, il n'y a qu'un instant : « que le Congrès avait abandonné à la législature la définition de l'utilité publique », et il ajoutait que « les questions qui se rattachent à l'utilité publique ne sont d'ailleurs que des questions de fait.»

Ces paroles, dans la bouche d'un ministre, ont une immense portée ; elles sont tout au moins imprudentes : si ce qu'il a dit est vrai, le Congrès aurait, par voie de conséquence, abandonné à la législature le sort de la propriété ; car, la propriété devant céder à l'utilité publique, et l'utilité publique se résumant, d'après M. le ministre, dans des questions de fait, laissées à l'appréciation de la législature, il dépendrait d'une majorité dans les chambres de modifier ce qui constitue une des bases de la société, et on en reviendrait alors à celle idée que j'ai rencontrée dans un discours prononcé, il y a trois jours, à savoir que le droit de propriété n'est qu'un droit purement civil, soumis à toutes les variations des droits civils et qui peut être modifié selon les temps, les lieux et les peuples.

M. Castiau. - Je demande la parole.

M. Verhaegen. - Cette doctrine, messieurs, je viens la combattre comme attentatoire à nos institutions, comme subversive de l'ordre social. Si le droit de propriété ne devait plus être envisagé que comme un droit purement civil, soumis à toutes les fluctuations des droits civils et devant subir les modifications des temps, des lieux et des peuples, tout ce qui est fondamental, et entre autres la liberté des cultes, la liberté de la presse, la sûreté des personnes, de même que le droit de propriété, pourront être successivement remis en question. De là à la rupture de tous les liens sociaux, il n'y a qu'un pas !

Non, messieurs, le droit de propriété n'est pas un droit purement civil ; le droit de propriété a été rangé par toutes les nations civilisées parmi les droits publics ; il y a plus, la constitution de 1793, la plus démocratique que nous connaissions, l'a classée parmi les droits naturels de l'homme. (Interruption.)

(page 801) On vous a parlé déjà, mais vaguement, des constitutions françaises, de 1791 et 1793 ; je crois devoir aller plus loin ; je vais vous citer des textes et alors, j'ose l'espérer, cessera l'étonnement de l'honorable membre qui m'interrompt.

Messieurs, tous les peuples civilisés ont imposé à la puissance législative le devoir de respecter et de protéger le droit de propriété.

On trouve, à la tête de presque toutes les constitutions américaines, l’énumération de divers objets qui sont en quelque sorte placés au-dessus de tous les pouvoirs sociaux et qu'il est du devoir de chacun de respecter et de faire respecter ; de ce nombre sont la liberté des cultes, la liberté de la presse, celle de défense personnelle, celle d'acquérir et de posséder des propriétés et de les défendre.

Cet exemple a été suivi par la France dans les diverses constitutions qu'elle s'est données et auxquelles elle a été soumise depuis la révolution de 1789.

La constitution du 3 septembre 1791, sous le titre : « Dispositions fondamentales garanties par la constitution », porte entre autres que ; « la constitution garantit l'inviolabilité des propriétés ou la juste et préalable indemnité de celles dont la nécessité publique légalement constatée exigerait le sacrifice » et ce sont ces mots « nécessité publique » qui font la base d'un des arguments de mon honorable ami M. Fleussu.

La constitution de 1791 ajoute que « le pouvoir législatif ne pourra faire aucune loi qui porte atteinte et même obstacle à l'exercice des droits naturels et civils consignés dans ce titre et garantis par la constitution. »

La constitution du 24 juin 1793, la plus démocratique qu'on ait jamais faite, renferme des dispositions semblables.

Elle déclare que le gouvernement est institué pour garantir à l'homme la jouissance de ses droits naturels, et elle met au nombre de ces droits l'égalité, la liberté, la sûreté, la propriété.

Elle définit la propriété « le droit qui appartient à tout citoyen de jouir et de disposer à son gré de ses biens et de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie. » Elle ajoute que nul genre de travail, de culture, de commerce ne peut être interdit à l'industrie des citoyens, et garantit ainsi à chacun la faculté de former des propriétés nouvelles.

Enfin, après avoir fait connaître quels sont les droits naturels que la constitution garantit, elle déclare que « lorsque le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est pour le peuple et pour chaque portion du peuple le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. »

Ces dispositions, à l'exception de la dernière, ont été proclamées par la constitution du 5 fructidor an III (22 août 1795).

Ainsi elle déclare que les droits de l'homme en société sont la liberté, l’égalité, la sûreté, la propriété.

Elle définit la propriété : « le droit de jouir et de disposer de ses biens et de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie. »

Et elle déclare que « l'inviolabilité de toutes les propriétés ou la juste indemnité de celles dont la nécessité publique légalement constatée exigerait le sacrifice est garantie. »

La charte française de 1814, amendée en 1830, déclare « que toutes les propriétés sont inviolables sans aucune exception de celles qui sont nationales, la loi ne mettant aucune différence entre elles » et déclare « que l'Etat peut exiger le sacrifice d'une propriété pour cause d'utilité publique légalement constatée, mais avec une indemnité préalable. »

La loi fondamentale du royaume des Pays-Bas de 1815 porte (article 164) ce qui suit :

« La paisible possession et jouissance de ses propriétés sont garanties à chaque habitant.

« Personne ne peut en être privé que pour cause d'utilité publique, dans les cas et delà manière à établir par la loi et moyennant une juste indemnité. »

Enfin la Constitution belge de 1830 dispose (article 11) : « Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique dans les cas et de la manière établis par la loi et moyennant une juste et préalable indemnité. »

Il résulte de toutes ces dispositions constitutionnelles, qu'on a voulu mettre toutes les propriétés hors des atteintes qui pourraient y être portées, non seulement par les particuliers, mais par les divers pouvoirs de l'Etat ; on a voulu qu'elles fussent à l'abri des entreprises des chambres et du Roi, aussi bien que des attaques des ministres et de leurs agents, car une constitution n'est pas moins obligatoire pour les pouvoirs qui font les lois que pour ceux qui les exécutent.

Le droit de propriété n'est donc pas un droit purement civil, soumis à toutes les fluctuations des droits civils et qui peut être modifié par la législature suivant les temps, les peuples et les lieux ; c'est un droit placé parmi les droits publics par tous les peuples civilisés ; il n'est pas permis de venir, sous des prétextes divers, porter atteinte à ce qui a été publiquement, constitutionnellement établi.

M. Castiau. - Je vous répondrai.

M. Verhaegen. - Messieurs, si l'utilité publique peut être définie par la législature, comme l'a prétendu l'honorable M. de Theux, la législature d'aujourd'hui donnera une définition qui pourra fort bien être changée ou modifiée par une législature nouvelle, et alors le sort de la propriété sera abandonné aux passions parlementaires et à la convoitise des partis.

Qu'on ne m'accuse pas de vouloir enrayer le progrès : comme mon honorable ami M. Castiau, je veux le progrès en toutes choses, mais je ne le veux pas aux dépens des principes fondamentaux qui régissent la société, car, je l'avoue, je n'appartiens pas à l'école des socialistes modernes.

Voyez où conduit le système de M. le ministre de l'intérieur : un orateur lui avait fait une objection très grave quant à l'utilité publique qu'on pourrait invoquer un jour pour morceler les grands domaines et réduire les exploitations de trois à quatre cents hectares à des exploitations d'un maximum de vingt-cinq hectares, et M. le ministre s'est borné à répondre qu'il n'y avait pas d'utilité publique à morceler de grands domaines, car, a-t-il dit, les exploitations sur une grande échelle sont plus avantageuses à la culture des céréales !

Mais, messieurs, ce n'est là que l'opinion individuelle de l'honorable M. de Theux, et cette opinion se trouve contredite déjà par les observations que vient de vous soumettre l'honorable M. d'Huart, car M. d’Huart vous a démontré que les petites exploitations rurales donnent proportionnellement des résultats beaucoup plus avantageux que les grandes exploitations. Eh bien, si l'on admet que les questions d'utilité publique sont des questions de fait laissées à l'appréciation de la législature, une majorité qui pourrait, un jour, ne pas partager l'opinion de M. le ministre de l'intérieur serait, d'après cela, compétente pour décréter, sous prétexte d'utilité publique, le morcellement des grandes exploitations rurales !

Je pourrais pousser plus loin les conséquences de cet imprudent système, mais je m'en abstiens par des motifs que la chambre saura apprécier.

Messieurs, dans tous les cas on se fait illusion : on croit sauver la projet de loi en répétant à satiété les mots : expropriation pour cause d'utilité publique, et l'on perd de vue l'article premier de ce projet, car il n'est parlé d'expropriation pour cause d'utilité publique que dans l'article 2.

En effet, l'article premier donne au gouvernement la faculté de faire procéder à la vente des biens communaux, à la vérité, sur l'avis conforme de la députation permanente du conseil provincial et après avoir entendu les conseils des communes intéressées ; c'est déjà là une mesure arbitraire, mais ce qui est beaucoup plus arbitraire encore, c'est le droit attribué au gouvernement de déterminer, comme il le juge à propos, les conditions de vente, sur l'avis des conseils communaux et de la députation permanente, sans, cette fois, exiger l'avis conforme.

Voilà bien une atteinte, s'il en fut jamais, au droit de propriété.

Il y a plus, l'article 2 du projet, qui permet au gouvernement d'exproprier les communes pour cause de prétendue utilité publique, constitue une seconde atteinte au droit de propriété.

Messieurs, l'utilité publique ne reste plus à définir, elle est définie ; elle était définie déjà avant la Constitution de 1830. L'utilité publique, telle qu'elle est définie, exclut tout vague, car elle se rattache à des objets certains, à des travaux qui intéressent la généralité des habitants, et les terrains expropriés pour de pareilles causes deviennent la propriété de l'Etat.

Une procédure administrative doit constater l'utilité publique pour chacune des propriétés qu'on veut soumettre à l'expropriation, il s'ouvre alors un véritable procès-verbal de commodo et incommodo sur chacune des demandes d'expropriation, et ce n'est qu'après avoir entendu tous les intéressés que le gouvernement prend une décision.

Or dans le projet de loi il ne s'agit pas de travaux à exécuter ; il s'agit d'exproprier des terres incultes pour les faire défricher ; les terrains expropriés ne passent pas dans le domaine de l'Etat, ils passent des mains des communes dans les mains des tiers-acquéreurs ; enfin il ne s'agit pas d'une procédure administrative préalable à l'expropriation pour constater l'utilité publique, c'est la loi elle-même qui constate cette utilité in globo, ou plutôt c'est la loi qui laisse au gouvernement la faculté de déclarer utile tout ce qui convient à ses plans, même ce que pour certaines localités on a reconnu aujourd'hui inutile à tous égards, impossible même, car on est généralement d'accord que dans le Luxembourg le défrichement est impossible ; et cependant de son autorité privée le gouvernement pourrait, en considérant le défrichement comme utile aux termes du projet de loi, faire procéder à l'expropriation des communes, n'importe dans quelles provinces.

C'est là un arbitraire effrayant, une véritable atteinte au droit de propriété que je repousse de toutes mes forces.

Et qu'on ne m'objecte pas une disposition toute spéciale qui se trouve dans la loi sur les mines et qui, par suite d'une expropriation pour cause d'utilité publique, fait passer le terrain exproprié non pas dans le domaine de l'Etat, mais dans les mains d'un particulier, car cette disposition n'est qu'une extension abusive donnée au droit d'expropriation pour cause d'utilité publique. Le législateur de 1810 l'avait repoussée, et si elle a été sanctionnée en France spécialement pour les mines d'Anzin, elle a été l'objet des critiques les plus vives de tous les auteurs qui ont écrit sur la matière.

D’ailleurs prenons garde de multiplier les abus ; aujourd'hui on vient nous combattre par une disposition qui a été insérée dans la loi sur les mines et qui constitue un véritable abus ; un jour peut-être d'autres combattront M. le ministre de l'intérieur par les mêmes armes dont il fait en ce moment emploi contre nous ; l'abus nouveau qui sera le résultat de ses efforts dans la présente discussion servira alors à ses adversaires de puissants arguments pour faire admettre des doctrines qu'on n'ose pas encore produire dans les temps où nous vivons.

Messieurs, j'ai beaucoup d'autres observations à vous soumettre contre le projet de loi, mais je les réserve pour la discussion des articles. Pour le moment, mon but principal est de protester contre certaines opinions que je considère comme attentatoires au droit de propriété. J'ai voulu (page 802) mettre à nu les dangers du système qui| sert de base au projet de loi.

Quoi qu'il en arrive, j'aurai rempli mon devoir ; à d'autres la responsabilité de leur imprudence !

- La clôture est demandée par plus de dix membres.

M. le président. - Quelqu'un demande-t-il la parole contre la clôture ?

M. Rogier. - Il me paraît impossible de clore avant que la section centrale n'ait fait son rapport sur les amendements. :

M. le président. - Il ne s'agira dans ce rapport que des articles.

M. Rogier. - Les amendements touchent à différentes dispositions de la loi, il me paraît que si l'on clôt maintenant la discussion générale, elle recommencera sur les articles.

M. le président. - Ce n'est pas un motif pour que la discussion générale dure éternellement.

Du reste l'assemblée décidera.

- La clôture de la discussion générale est mise aux voix et prononcée.

Projet de loi affectant un crédit pour l'acquisition de matériel ferroviaire

Dépôt

M. le ministre des travaux publics (M. de Bavay). - J'ai l'honneur de présenter à la chambre un projet de loi qui tend à donner au gouvernement les moyens d'étendre le matériel roulant du chemin de fer.

Je ne m'oppose pas à son renvoi aux sections. Cependant je crois qu'il pourrait être utile, pour gagner du temps, de le renvoyer à la section centrale chargée d'examiner le budget des travaux publics.

Plusieurs membres. - La lecture du projet !

M. le ministre des travaux publics (M. de Bavay). - Le projet est ainsi conçu :

« Article unique. Le crédit de 2,898,960 francs ouvert au département des travaux publics par la loi du 13 avril 1845, pour les bâtiments et dépendances des stations du chemin de fer, pourra être affecté, à concurrence d'un million de francs, à l'extension du matériel d'exploitation. »

M. de Brouckere. - Il résultera de ce projet que les stations ne seront pas construites. La question est très importante. Je demande le renvoi aux sections.

- Le renvoi aux sections est prononcé.

La séance est levée à 4 heures et demie.