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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mercredi 10 février 1847

(Annales parlementaires de Belgique, session 1846-1847)

(Présidence de M. Liedts.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 766) M. A. Dubus procède à l'appel nominal à 1 heure et un quart.

M. Van Cutsem donne lecture du procès-verbal de la dernière séance ; la rédaction en est adoptée.

Pièces adressées à la chambre

M. A. Dubus communique l'analyse des pièces adressées à la chambre.

« La chambre de commerce d'Alost, présentant des observations en faveur de la formation d'une société d'exportation, demande que le capital social soit porté au moins à 30 millions de francs, que la société étende ses opérations à toutes les branches d'industrie du pays et que les marchés d'Europe lui soient interdits. »

M. Desmet. - Je demande le renvoi de cette pétition à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi sur la formation d'une société d'exportation.

- Cette proposition est adoptée.


« Plusieurs habitants de Braine-Latinne prient la chambre de s'occuper, pendant la session actuelle, du projet de loi sur l'enseignement agricole, sur l'exercice de la médecine vétérinaire, et sur l'organisation de l'école vétérinaire de l'Etat. »

- Renvoi aux sections centrales chargées d'examiner les projets de loi.


« Les notaires des deux cantons d'Alost prient la chambre de discuter, pendant la session actuelle, le projet de loi sur le notariat, et d'y introduire une disposition qui réserve aux notaires le droit exclusif de procéder aux ventes des biens immeubles. »

M. Desmet. - Cette pétition s'occupant d'un objet que n'a pas examiné la section centrale de la loi du notariat, j'ai l'honneur de proposer à la chambre de la renvoyer à cette section centrale.

- Cette proposition est adoptée.


« Plusieurs fabricants de coutils, à Turnhout demandent que la société d'exportation ne puisse opérer sur des marchés d'Europe, et proposent d'augmenter les droits de sortie sur les lins. »

M. A. Dubus. - Messieurs, je demande le renvoi de cette pétition à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi sur la formation d'une société d'exportation.

- Cette proposition est adoptée.

Motion d'ordre

M. Delfosse. - Un arrêté du 2 janvier dernier, inséré dans le Moniteur du 5, a promulgué la loi qui exemple de l'accise le sel destiné à l'agriculture. Les deux chambres, dans leur sollicitude pour les intérêts agricoles, avaient voté cette loi d'urgence ; cependant on m'écrit que le gouvernement n'a pas encore pris les mesures nécessaires pour qu'elle puisse être mise à exécution. Je demanderai à M. le ministre de l'intérieur si cela est vrai. Il serait fâcheux que l'exécution d'une loi impatiemment attendue dans les campagnes fût retardée par le fait, involontaire, j'aime à le croire, du gouvernement.

M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Messieurs, l'exécution de cette loi rentre entièrement dans les attributions de mon collègue, M. le ministre des finances. Il me serait dès lors impossible de donner à l'honorable membre les explications qu'il demande. M. le ministre des finances ne tardera pas à venir, et l'honorable préopinant pourra alors renouveler son interpellation.

M. Delfosse. - J'attendrai volontiers la présence de M. le ministre des finances. Si j'ai adressé mon interpellation à M. le ministre de l'intérieur, c'est qu'il a l'agriculture dans ses attributions ; j'étais autorisé à croire qu'il s'était entendu avec son collègue pour l'exécution d'une mesure favorable aux intérêts agricoles.

Projet de loi sur le défrichement des terrains incultes

Discussion générale

M. le président. - La discussion générale continue. La parole est à M. Lejeune, inscrit pour.

M. Lejeune. - Messieurs, le Luxembourg est bien malheureux, si nous nous en rapportons au tableau que nous en a fait hier l'honorable député de Marche ; c'est une province oubliée, traitée en paria, pour laquelle tout se fait au plus mal. On lui refuse un subside de 1,000 francs (page 767) pour la race bovine ; pour le reboisement, on se borne à lui donner 1,200 francs de semence ; on met en vente les bois domaniaux situés dans le Luxembourg, et enfin, je ne sais si je dois le dire : Pour comble d'abus, il y a à la tête du ministère un député du Limbourg, au lieu d'un député du Luxembourg.

Messieurs, j'ai été étonné d'entendre l'honorable M. Orban attribuer la loi en discussion à la présence au ministère d'un député du Limbourg, et se plaindre en quelque sorte de ce que le Luxembourg ne fût pas représenté dans le cabinet. Tous ces griefs, toutes ces plaintes sont au plus mal fondés.

Quant à la question de portefeuille, depuis douze ans que j'ai l'honneur de faire partie de la chambre, j'ai vu siéger, au banc des ministres, d'honorables députés du Luxembourg. Donc cette province, sous ce rapport, a eu sa large part. Je n'en fais pas un reproche ; cela prouve que le Luxembourg fournit des hommes d'un haut mérite.

La loi, dit l'honorable membre, est favorable au Limbourg, parce qu'un ministre limbourgeois est dans le cabinet.

J'envisage la loi d'un point de vue plus élevé, et je n'oserais pas dire que la loi est si favorable au Limbourg tel qu'il se trouve actuellement constitué. Si je vote en faveur de cette loi, c'est parce que j'y trouve un motif d'intérêt général et non pas d'intérêt tout particulier pour la Campine.

Quant à la vente des bois communaux, dont l'honorable M. Orban s'est plaint, on ne fait qu'exécuter la loi.

Le pouvoir législatif a décidé qu'il serait vendu des propriétés domaniales jusqu'à concurrence de 10 millions. Chaque vente partielle doit être autorisée par une loi spéciale. Quand cette loi est présentée, elle est accompagnée d'un tableau qu'on peut discuter. Si le gouvernement propose de mettre en vente des propriétés dont l'aliénation ferait grand tort sans compensation aux localités, c'est alors le moment d'en faire l'observation.

Messieurs, pour apprécier ce grief : « qu'on fait tout contre le Luxembourg », il faudrait comparer cette province telle qu'elle est maintenant avec ce qu'elle était en 1830.

Le Luxembourg de 1847 n'est certainement plus le Luxembourg de 1830. Les chambres ont voté avec une grande générosité beaucoup de subsides pour le Luxembourg. Pour ma part, j'ai contribué avec plaisir à lui faire accorder ces subsides ; je contribuerais encore, au besoin, à ce qu'on allouât des subsides pour faire dans le Luxembourg les travaux publics nécessaires au développement de la prospérité de cette province.

Du reste il serait étonnant que cette province eût été oubliée, elle a toujours été représentée par des hommes de talent qui ne se sont pas épargné les peines nécessaires pour faire valoir ses droits et défendre ses intérêts.

La question du défrichement est une de ces questions sociales qui sont résolues. Si l'on doit s'étonner d'une chose, c'est de l'opposition que rencontre le défrichement lui-même.

Les doctrines développées par quelques-uns des membres qui ont parlé contre la loi font disparate avec leur talent, avec leurs études habituelles et avec leur position élevée.

Dans un pays comme la Belgique, où la population se presse, dans un pays qui ne produit pas les substances alimentaires, les céréales notamment, en quantité suffisante, on voudrait s'opposer à une œuvre de civilisation qui a pour objet de faire produire, à des terrains incultes, du pain et de la viande ! Cette opposition ne me paraît pas pouvoir être sérieuse.

Il y a cependant des motifs d'opposition très respectables : ce sont les scrupules constitutionnels. Un membre qui trouve que la loi est inconstitutionnelle doit certainement s'y opposer, la rejeter par ce motif. Mais ce motif seul suffît ; il est inutile d'y en joindre aucun autre. Les scrupules constitutionnels, je les respecte, mais j'avoue que je ne les comprends pas.

Il serait étrange que l'on trouvât dans la Constitution belge, la constitution la plus libérale de l'Europe, des arguments pour s'opposer à une œuvre de civilisation, telle que le défrichement des terrains incultes.

Quelle est la véritable garantie constitutionnelle du droit de propriété ? La garantie vraiment constitutionnelle c'est la juste et préalable indemnité.

L'article 11 de la Constitution porte : « Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique, dans les cas et de la manière établis par la loi, et moyennant une juste et préalable indemnité. »

Ainsi l'on ne peut recourir à l'expropriation que dans les cas qui réunissent ces trois conditions : 1° qu'il y ait utilité publique ; 2° qu'on procède de la manière établie par la loi ; 3° qu'il y ait une juste et préalable indemnité.

De ces trois conditions, il y en a deux qui sont abandonnées complétement à la législature ordinaire.

La question d'utilité publique n'est pas tranchée par la Constitution ; elle est indiquée, et c'est la législature ordinaire qui en décide. Mais l'indemnité préalable est la véritable garantie constitutionnelle.

Mais, dit-on, la législature pourrait aller bien loin, étendre considérablement les cas d'utilité publique. Certainement on pourrait aller très loin, pousser les choses à l'extrême. Mais faut-il, par la crainte d'un abus, s'abstenir d'user de la Constitution ? Faut-il s'abstenir d'en tirer des conséquences raisonnables, parce qu'on pourrait peut-être en tirer des conséquences exagérées ? Le pouvoir constituant a eu confiance sans doute dans les législatures qui devaient suivre, pour l'application saine et raisonnée de la Constitution.

L'honorable M. Castiau paraît ne pas avoir vu non plus dans la Constitution le principe d'expropriation pour cause d'utilité publique. Car à la fin de la séance d'hier, l'honorable membre a présenté le projet en discussion comme établissant un principe tout nouveau qui modifie le droit de propriété.

L'honorable membre approuve ce principe. Il a exprimé l'opinion que le droit de propriété ne doit pas être immuable, que c'est un droit civil qui a subi beaucoup de modifications successives. A l'occasion de ce principe, l'honorable M. Castiau a poussé M. le ministre de l'intérieur au plus haut degré de l'échelle socialiste et communiste. Il me paraît qu'il n'y avait pas lieu de transformer ainsi M. le ministre de l'intérieur.

Messieurs, je crois avec l'honorable M. Castiau que le droit de propriété ne doit pas être immuable, que le droit de propriété peut être modifié pour cause d'utilité publique. Il n'y a là rien de nouveau ; cela se trouve dans la Constitution ; le droit de propriété n'est pas immuable ; il cède, dans beaucoup de cas, à l'intérêt qui doit tout dominer, à l'intérêt général, à l'intérêt public.

Si le principe est vrai pour les communes, a dit l'honorable membre, il l'est aussi pour les particuliers. Messieurs, il n'y a pas le moindre doute ; ce n'est pas encore là un principe nouveau ; c'est un principe constitutionnel dans notre pays, et tous les jours, des expropriations se font à charge des particuliers. Quant à l'expropriation sur une plus grande échelle pour le défrichement, on a déjà cité un exemple. L'expropriation contre les particuliers a lieu en Angleterre, et là sans doute aussi on respecte le droit de propriété.

En Angleterre, on vous l'a dit hier, l'on se propose de consacrer 25 millions pour le défrichement et pour le défrichement aux frais de l'Etat. L'Etat achèterait des terres incultes, lorsque les propriétaires seraient disposés à les vendre ; s'ils refusaient de vendre et de faire les travaux de défrichement, l'Etat aurait le droit de les entreprendre et d'opérer la vente de ces terres, en tenant compte de la valeur au propriétaire ; voilà, sans doute, une très grande extension donnée au principe.

Mais, messieurs, parce que ce principe existe, et parce qu'il est reconnu, faut-il le pousser dans ses dernières limites ? Faut-il en tirer des conséquences extrêmes ? Faut-il le pousser jusqu'à l'absurde ? Faut-il en venir jusqu'à l'expropriation des parcs, des châteaux et autres propriétés particulières non incultes ? Je ne le pense pas. Cela ne serait pas raisonnable ; si une proposition aussi exagérée était faite, on discuterait, comme on le fait aujourd'hui, la question d'utilité publique. Ce que l'on doit faire c'est d'avouer, de reconnaître hautement le principe et d'en tirer des conséquences raisonnables. Tous les principes, quelque bons qu'ils soient, lorsqu'on les pousse à l'extrême, aboutissent à l'absurde.

Quant à l'effet que produira la loi en discussion, d'un côté l'honorable M. Orban, de l'autre côté l'honorable M. Castiau ont fait des objections qui me paraissent frappantes.

M. Orban a prétendu que l'expropriation suivant le projet de loi serait inutile et même dangereuse. La vente, dit-il, se fera à charge de défricher et sous peine de résiliation lorsque l'acquéreur ne se conforme pas à cette condition. Cette clause, dit l'honorable membre, sera illusoire pour les communes parce que, 1° les communes seront entraînées dans des procès. En second lieu, les communes devront rembourser le prix qui probablement n'existera plus dans la caisse communale. En troisième lieu, les membres du conseil peuvent être acquéreurs, et cela peut contrarier les intérêts de la commune.

Quant à l'honorable M. Castiau, il craint la spéculation et l'agiotage.

Ces craintes, messieurs, je les partage jusqu'à un certain point ; je crains aussi que le défrichement, qui doit être une œuvre sociale, avantageuse aux populations, ne tourne en spéculation et en agiotage. Ce serait un malheur dont l'Etat serait la première victime ; car l'Etat continuera à contribuer de plus en plus pour travaux de canaux et de routes. On ne manquera pas de venir à la charge pour obtenir des fonds, afin de faire des routes, de faire des canaux, et plus la spéculation et l'agiotage s'en mêleraient, et plus les instances seraient vives.

Messieurs, il serait très désirable que l'on pût introduire dans la loi quelques moyens de prévenir ces inconvénients graves, ces conséquences fâcheuses et malheureuses. Il y aurait peut-être un moyen, ce serait la clause que les terres incultes mises en vente seront imposées si elles ne sont pas défrichées, si elles ne sont pas mises en culture à dater d'une époque déterminée.

Ce moyen, messieurs, est nouveau ; il n'est cependant pas tout à fait sans application ; ce moyen, le gouvernement français a été obligé d'y recourir en Algérie, précisément pour faire cesser la spéculation et l'agiotage. En Algérie les spéculateurs s'emparaient de tous les terrains les plus propres à la colonisation, et lorsque des colons sérieux se présentaient, ils devaient payer un prix élevé, ils devaient passer par les mains des spéculateurs et des agioteurs. Eh bien, on a combattu cet inconvénient, en imposant une contribution de 5 fr. par hectare sur les terres acquises qui ne seraient pas défrichées au bout d'un certain temps.

Il y aurait peut-être un autre moyen de prévenir les inconvénients signalés par les deux honorables membres qui ont parlé dans la séance d'hier.

A la question du défrichement pourrait se joindre peut-être très (page 768) avantageusement une autre question sociale, celle de l'utilisation de l'armée pour les travaux publics. Cette question a été souvent agitée et n'est pas résolue.

Le défrichement est sans doute le travail où l'on peut le plus convenablement essayer l'emploi de l'armée. Et qu'on ne s'effraye pas : il ne pourrait s'agir que d'une très petite partie de l'armée. Cet essai, je voudrais qu'on profitât de l'occasion pour le faire. Un essai tenté au moyen de 200 hommes et de 200 chevaux n'entraînera pas le gouvernement dans des avances de fonds considérables. On pourrait même faire l'essai sur une plus petite échelle encore. Le gouvernement devrait faire l'acquisition de bruyères et les faire défricher au compte de l'Etat.

Il y a bien des avantages à recueillir de cette méthode, si elle réussit ; et pourquoi ne pourrait-on pas l'essayer sur une petite échelle ? Il y aurait moyen de placer, sur les terres défrichées par l'Etat, les habitants du pays dont on plaint maintenant le sort, d'en faire en quelque sorte des propriétaires, moyennant redevance. On améliorerait considérablement leur position.

Quant à l'armée, s'il était possible de l'employer aux travaux publics, on irait au-devant d'objections que j'ai rappelées récemment, qu'on n'a pas contestées et que j'ai retrouvées depuis dans des journaux de différentes couleurs. On dit de l'armée qu'elle est impuissante contre l'étranger, ou écrasante pour le contribuable ; voilà le thème que l'on développe.

L'armée est impuissante contre l'étranger !... Ce n'est pas mon opinion ; j'ai développé la mienne dans une autre séance ; je n'y reviendrai pas aujourd'hui. Je me bornerai à dire que l'on doit s'attacher à démontrer que l'armée peut ne pas être impuissante contre l'étranger, même supérieur en force.

L'armée est écrasante pour le contribuable !... N'est-il pas désirable que cette opinion n'acquière pas de force ? Comment peut-on empêcher que l'armée ne soit écrasante pour le contribuable ? Il y a deux moyens. L'un est indiqué par ceux qui prétendent que l'armée est impuissante contre l'étranger ; ce moyen est de réduire nos forces à 10,000 hommes, comme moyen de police intérieure. Il est un autre moyen : c'est celui d'utiliser une partie de l'armée aux travaux publics ; alors on pourra maintenir le chiffre actuel de l'armée ; elle serait moins onéreuse au pays.

Cette solution, je l'indique seulement. J'appelle sur ce point l'attention, parce que l'occasion est favorable pour faire un essai, sans entraîner à de grandes dépenses.

Je dirai même que le projet de loi n'est pas exclusif de ce moyen. L'article 2 me paraît prêter à ce mode de défrichement. Je ne demande pas qu'on introduise maintenant une disposition à ce sujet dans le projet de loi ; mais je recommande la question aux méditations du gouvernement ; peut-être l'année prochaine jugera-t-il utile de faire défricher pour le compte et aux frais de l'Etat, et trouvera-t-il le moyen d'employer une faible partie de l'armée.

Lorsque le gouvernement, au moyen d'une partie de l'armée, défricherait pour le compte de l'Etat, il y aurait chance de rentrer dans les fonds avancés, de couvrir toutes les dépenses que l'Etat sera obligé de faire, dans lesquelles il sera entraîné de plus en plus.

Lorsque le défrichement se fera par les particuliers, les routes, les canaux, les églises, les presbytères, les écoles, les maisons communales, toutes ces charges tomberont sur l'Etat, au bénéfice des particuliers ; tandis que si le gouvernement pouvait, en partie, faire le défrichement, pour le compte de l'Etat, au moyen de l'armée, il pourrait en recueillir en partie le bénéfice, ou du moins couvrir les frais dans lesquels il sera nécessairement entraîné.

C'est parce que j'ai vu que ce moyen n'est pas exclu par la loi, que dès lors il peut être essayé, que j'ai cru pouvoir donner mon assentiment au projet.

M. le président. - La parole est à M. Eloy de Burdinne, inscrit « sur ».

M. Eloy de Burdinne. - Messieurs, personne ne conteste l'utilité du défrichement des bruyères ; personne ne nie que faire produire au pays plus qu'il ne produit, ne soit un grand avantage ; chacun de nous est disposé à contribuer autant que possible à amener ce résultat. Nous sommes donc tous d'accord pour chercher le moyen de faire produire les 300,000 hectares environ, qui aujourd'hui ne produisent rien, ou presque rien.

Etant tous d'accord sur ce point, nous différons sur les moyens à employer pour parvenir à ce résultat.

L'article premier du projet de loi en discussion autorise le gouvernement à exproprier les bruyères appartenantes aux communes.

Mais, messieurs, le gouvernement ne se borne pas à demander l'autorisation d'exproprier les biens communaux ; il demande en même temps, si je comprends bien l'article premier de la loi, l'autorisation d'exproprier les biens possédés indivis par un certain nombre d'habitants des communes. Et, messieurs, les habitants du Luxembourg connaissent comme moi qu'il existe sous le nom de « quartiers » une quantité de bruyères appartenant à un certain nombre d'habitants de ces communes. Avant d'aller plus avant, je prierai M. le ministre de l'intérieur de bien vouloir me dire s'il comprend dans les bruyères à exproprier les terrains appartenant à des communautés qui possèdent ces bruyères indivis.

M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Messieurs, l'article premier suppose que, quand des propriétés en friche sont possédées à titre de communauté par des fractions de communes, ces propriétés peuvent être expropriées comme celles qui appartiennent à des communes entières. Je dirai même qu'on a eu en vue cette grande propriété des environs de Bruges qu'on appelle Vry-Geweyd, et pour le défrichement de laquelle des pétitions ont été adressées à la chambre.

M. Eloy de Burdinne. - Je remercie M. le ministre de l'explication qu'il vient de nous donner ; c'est ainsi que je comprenais l'article premier.

Vous allez donc autoriser le gouvernement à s'emparer non seulement des biens appartenant aux communes, mais encore des biens que possèdent des particuliers indivis. Ces biens, possédés par un certain nombre de propriétaires d'une commune, proviennent du chef d'un ancien propriétaire, ils n'ont jamais été partagés ; les propriétaires les ont laissés en commun.

M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - C'est alors un domaine privé.

M. Eloy de Burdinne. - C'est ce qu'on appelle dans les Ardennes des « quartiers » ; c'est ce qu'on possède en commun, indivis.

Un membre. - Ce sont alors des propriétés privées.

M. Eloy de Burdinne. - Cela demandait une explication. On me l'a donnée.

Messieurs, si nous n'avions pas d'autre moyen de mettre en culture les landes et les bruyères, qu'en expropriant les communes, je vous avoue que je serais fort tenté de donner mon approbation à l'article premier. Mais avant d'employer des moyens aussi énergiques, je dirai même de nature à déplaire à la presque totalité des habitants du pays, abstraction faite des dangers du principe, je vous avoue que si on trouvait d'autres moyens, on devrait les employer.

Qu'il me soit permis d'émettre mon opinion sur ce qu'il y aurait à faire pour parvenir à rendre productives nos bruyères, nos landes, du moins celles qui sont susceptibles de production.

Messieurs, quant aux terrains communaux, on pourrait obliger les communes à abandonner à chaque chef de famille un hectare de terrain à condition de le mettre en culture dans l'espace de quatre ans, avec une jouissance assurée de 50 à 60 années, car je ne voudrais pas les abandonner à perpétuité, parce que s'il en était ainsi, vous verriez la plus grande partie de ces individus les vendre immédiatement ; tandis que s'ils étaient assurés de posséder pendant 50 ou 60 ans la bruyère que vous leur céderiez, ils la cultiveraient et la rendraient productive.

En outre, je voudrais qu'on les affranchît de l'impôt foncier, au moins pendant un laps de temps de 32 ans. Voilà, messieurs, pour les terrains communaux.

Je pense, d'un autre côté, qu'il ne faut pas entreprendre la culture en grand des bruyères ; il faut y aller avec beaucoup de prudence ; il faut laisser faire, mais encourager à faire, et pour encourager il faut que beaucoup d'individus s'en occupent ; il ne faut pas qu'un seul entreprenne des défrichements sur une grande échelle ; il a été reconnu que tous les entrepreneurs de défrichement en grand ont dépensé beaucoup d'argent et ont obtenu peu de résultat. C'est donc par petite parcelle qu'il faut entreprendre les défrichements.

Quant aux bruyères possédées par des propriétaires soit en communauté, soit autrement, qui sont susceptibles de produire, voici ce que je voudrais.

Je voudrais que l'impôt sur ces bruyères, qui est aujourd'hui de 10 centimes, fût augmenté tous les ans de 10 centimes jusqu'à ce qu'elles fussent mises en culture. Ainsi, elles payent maintenant 10 centimes ; si dans un an ou deux la bruyère n'était pas cultivée, alors il y aurait augmentation de l'impôt foncier ; il serait porté à 20 centimes ; l'année suivante il serait porté à 30 ; l'année d'après, à 40 ; en un mot vous mettriez le propriétaire dans le cas de défricher les bruyères, si pas en totalité, du moins une grande partie ; tout cela devrait être examiné par les agents du cadastre pour distinguer les bruyères susceptibles de produire des fourrages ou des graminées, de celles qui ne seraient de nature à produire que du bois.

Qu'on ne se le dissimule pas, les bruyères de la Campine sont de nature à produire des sapins.

Dans les Ardennes, il faut que la bruyère soit bien mauvaise pour ne pas produire le sapin, ou mieux encore le larix. Il est reconnu que ce bois, parvenu à maturité, vaut le bois de chêne. On pourrait l'employer avec succès pour les billes du chemin de fer. Si l'on avait ce bois abondamment, on pourrait s'affranchir d'un impôt qu'on paye à l'étranger, pour l'acquisition du sapin du Nord.

La culture des pépinières, faite avec discernement, là où l'on adoptera un genre de culture convenable, est de nature à produire abondamment.

Qu'a-t-on fait, lorsqu'on a défriché dans la Campine et dans les Ardennes ? On a voulu jouir immédiatement ; dans la Campine on a fait produire du seigle pendant 3 ou 4 ans de suite. On a épuisé les terres qui n'ont plus été bonnes à rien. Pour les remettre en état, il aurait fallu faire des dépenses d'engrais considérables.

Qu'a-t-on fait dans les Ardennes, quand on a défriché ? Je me suis assuré de l'état de l'agriculture dans la Campine, en parcourant ce pays. Savez-vous quel est le genre de culture qu'on a adapté aux bruyères défrichées ?

On les charge de chaux, et, pendant 4, 5 ou 6 ans, on y cultive de l'avoine. Après cela, ces terres sont épuisées comme les bruyères de la Campine le sont après avoir produit du seigle pendant 4 ans.

(page 769) Il faut adopter un genre d'assolement convenable, pour faire produire des terrains neufs, provenant des bruyères.

Quel est le système de culture adopté dans les Ardennes ? La bonne bruyère, au bout de dix-huit ans, produit une récolte de seigle. Après cette récolte de seigle, elle reste pendant dix-sept ans à produire des bruyères et quelques brins d'herbes. Si ces terrains étaient défrichés, en dix-huit ans, il pourrait y avoir quatre récoltes de seigle, quatre récoltes d'avoine, quatre récoltes de fourrage destiné au bétail.

Voyez quel immense avantage on obtiendrait moyennant des assolements convenables !

Dans les terrains reconnus supérieurs, qu'on ne cherche pas à supprimer la jachère ! Non, elle est aussi nécessaire que l'engrais. Une jachère bien traitée remplace une demi-fumure. C'est un fait incontestable.

Ce n'est qu'en produisant de la bonne nourriture qu'on parviendra à améliorer le bétail des Ardennes qui est très chétif. Comment en serait-il autrement ? Quelle nourriture ont les jeunes bêtes en pâture sur la bruyère ? Une herbe qui ne renferme presque pas de parties nutritives. En un mot, les jeunes bêtes, qui paissent sur la bruyère, y trouvent trop pour mourir et trop peu pour vivre. Le grand art pour améliorer le bétail, c'est de le bien nourrir dans la jeunesse. Donnez une bonne nourriture aux jeunes bêtes à cornes, aux jeunes moutons, aux jeunes chevaux, et vous obtiendrez une race supérieure à celle qu'on obtient en lésinant sur la nourriture.

Je bornerai là mes observations.

Je propose à la chambre de remplacer l'article premier par les dispositions suivantes :

« Une surtaxe annuelle, progressive, de dix centimes sur l'impôt foncier sera perçue par chaque hectare de bruyère qui sera reconnue par le gouvernement et susceptible d'être défrichée et propre à produire des graminées, des fourrages ou du bois.

« Cette surtaxe cessera d'être perçue sur cette partie de bruyère que le gouvernement reconnaîtra être en état de produire, par suite du défrichement, des céréales, du fourrage, ou du bois.

« Les bruyères qui seront défrichées dans les trois années à partir de la promulgation de la présente loi, seront exemptes de l'impôt foncier, pendant les 32 années qui suivront le défrichement. »

Voilà la proposition que j'ai l'honneur de soumettre à la chambre et qui est destinée à remplacer l'article premier.

Vous me direz peut-être : Imposer un système nouveau est une chose assez hasardeuse. Cependant cette idée pourrait être renvoyée à la section centrale.

Je n'ai pas la prétention d'imposer ma proposition ; je la soumets à vos méditations.

(page 773) M. d’Hoffschmidt. - Je regrette de devoir encore prolonger la discussion générale, en prenant une deuxième fois la parole ; mais, la chambre l'a compris, la question est fort grave ; dans la séance d'hier, le débat s'est même encore considérablement élargi par le discours éloquent qui l'a terminée.

Jusqu'à présent, on ne s'est d'ailleurs guère occupé que de la question de principe, et non de la question d'application de la loi.

Messieurs, mon intention n'est pas de suivre un honorable préopinant dans l'examen qu'il a fait des faveurs gouvernementales que, selon lui, la province de Luxembourg a reçues ; je ne veux pas faire de cette discussion une récrimination d'une province envers l'autre.

Si l'honorable M. Lejeune a pu vous dire qu'il avait toujours été favorable aux avantages que le gouvernement avait accordés à la province de Luxembourg, je pourrais lui répondre, à mon tour, que chaque fois qu'il a été question de faveurs à accorder aux Flandres, je leur ai toujours accordé mon appui. Mais, messieurs, je répète que je ne veux pas entrer dans cet examen. Cela nous éloignerait complétement de l'objet bien plus important qui nous occupe.

Avant d'aborder l'examen du système que le gouvernement veut suivre dans l'application de la loi, je dirai encore quelques mots cependant, en réponse aux observations qui ont été faites, dans la séance d'hier, par l'honorable ministre de l'intérieur et par d'autres orateurs qui ont défendu le projet de loi.

Qu'il me soit d'abord permis de faire justice d'un reproche qui nous a été adressé, qui nous a été adressé notamment par un honorable député de Gand et qui a servi de thème aussi à M. le ministre de l'intérieur.

A les entendre, messieurs, on croirait que nous sommes tout à fait opposés au défrichement. Tout à l'heure encore, l'honorable M. Lejeune disait : Mais je suis surpris que le défrichement rencontre de l'opposition. En vérité, messieurs, je ne sais où ces honorables membres ont été puiser cette idée. Dans nos discours nous avons toujours manifesté, au contraire, combien nous étions favorables à l'œuvre du défrichement, qu'on a appelée avec raison une œuvre de civilisation.

Mais pourquoi nous adresse-t-on ce reproche ? C'est parce que nous sommes opposés au projet de l'honorable M. de Theux ; on veut en quelque sorte identifier le projet ministériel avec l'œuvre du défrichement, et l'on pose ainsi la question : Si vous êtes favorable au défrichement, vous devez nécessairement adopter le projet qui vous est présenté. Si vous repoussez ce projet, vous n'êtes pas favorable au défrichement.

Messieurs, il y a sans doute quelque habileté à identifier en quelque sorte le projet avec l'œuvre du défrichement elle-même. Mais nous disons nous, au contraire, que le projet qui vous est soumis ne peut exercer aucune influence notable sur la fertilisation de nos bruyères. Nous disons que le défrichement peut avoir lieu par d'autres mesures que nous signalons, surtout pour l'Ardenne qui est si largement comprise dans la question, et que dans tous les cas, que le projet soit adopté ou qu'il ne le soit pas, ce sera aux mesures que nous indiquons que l'on devra recourir.

D'ailleurs, messieurs, il y aura deux manières d'appliquer la loi.

On pourra l'appliquer avec prudence, avec sagesse, et c'est ainsi que veut procéder, nous dit-il, M. le ministre de l'intérieur. Eh bien ! je dis qu'alors cette loi est complétement inutile et qu'elle ne sera pas même appliquée. Aussi, c'est ce qu'on nous promet. On nous dit : Ne soyez pas inquiets, la loi ne sera pas appliquée, surtout dans votre province.

C'est d'abord, messieurs, une manière passablement étrange de vous démontrer l'utilité d'une loi en vous disant qu'elle ne sera pas appliquée. Mais on peut aussi abuser de la loi, et c'est cet abus que nous redoutons. On peut abuser de la loi, en se lançant dans des projets imprudents et inconsidérés, en se laissant entraîner à des utopies. Et qui nous dit que dans l'avenir cela ne pourrait pas arriver ? Qui nous assure qu'on n'apportera pas une perturbation profonde dans des existences qui sont inséparables de l'état actuel des choses ?

On nous rassure en disant : Mais vous avez l'avis conforme de la députation ! Cela est vrai, messieurs. Mais dans tous les cas votre loi aura violé les principes ; votre loi sera toujours une menace pour les administrations communales, une source d'inquiétude pour les populations. Ces populations qui vivent de l'état actuel des choses ne seront jamais complétement rassurées en présence d'une ici qui menace d'exproprier des biens qui sont leur unique moyen d'existence.

Ensuite, messieurs, les lois sont immuables et les personnes ne le sont (page 774) pas. M. le ministre de l'intérieur nous annonce qu'il appliquera la loi avec prudence. Mais M. le ministre de l'intérieur ne sera probablement plus fort longtemps au ministère. La députation elle-même peut se modifier, et on se laisse facilement entraîner par des projets séduisants. Nous ne pouvons donc pas, comme l'a dit un honorable membre de la chambre, être toujours à la merci d'une modification ministérielle ou d'un engouement.

Telle est donc, messieurs, notre opinion sur le projet de loi. Nous ne sommes pas défavorables au défrichement des bruyères dans le Luxembourg ; les rapports de la députation et du conseil provincial le démontrent suffisamment ; tous nos discours en font foi. Mais, nous sommes opposés au projet ministériel, parce que nous ne le croyons pas propre à amener le défrichement, et parce qu'il pourrait avoir des inconvénients graves.

Qu'il me soit encore permis, messieurs, de toucher un autre point de la question, le côté constitutionnel en quelque sorte, qui n'a été qu'effleuré hier par M. le ministre de l'intérieur, et qui a été traité plus longuement aujourd'hui par l'honorable M. Lejeune. Ces honorables préopinants, je dois le déclarer, ne m'ont pas encore convaincu. Je me bornerai du reste à quelques considérations, à la position de quelques questions très simples, pour bien préciser le débat.

D'abord, est-il vrai que dans l'état actuel de la législation, si une commune, par exemple, possède mille hectares de terres incultes, vous ne pouvez pas faire vendre ces mille hectares sans l'assentiment du conseil communal ? Cela est évident. Le conseil communal a seul le droit de proposer l'aliénation, en vertu des articles 31 et 108 de la Constitution, 75 et 76 de la loi communale.

Est-il vrai maintenant qu'en suite de votre loi, vous aurez le droit de faire vendre ces mille hectares de terrain contre le gré de l'administration communale et de tous les habitants de la commune ? C'est encore évident.

Il est donc vrai, messieurs, que la loi confisquera une des attributions les plus précieuses des administrations communales, un des droits auxquels elles tiennent le plus.

On s'appuie sur l'article 11 delà Constitution. On dit : S'il y a expropriation, c'est pour cause d'utilité publique.

Messieurs, nous contestons cette application de l'article 11 de la Constitution. Convenez d'abord d'un point ; c'est que, jusqu'à présent, on n'a jamais exproprié pour cause de non-culture. C'est la première fois qu'on veut le faire. Marie-Thérèse avait, à la vérité, ordonné la vente des terres communales par son ordonnance de 1772. Mais les institutions à cette époque étaient tout à fait différentes de nos institutions actuelles C'est tellement vrai, messieurs, que l'honorable M. Nothomb, dans la circulaire de 1843, reconnaît lui-même qu'une disposition dans le genre de celle de l'ordonnance de Marie-Thérèse, serait contraire à l'esprit de nos institutions. Telle est l'opinion de l'auteur de la circulaire qui a provoqué une enquête sur la question qui nous occupe. On doit en tirer la conséquence que l'honorable M. Nothomb n'aurait probablement pas présenté le projet qui vous a été soumis par l'honorable M. de Theux. Mais l'honorable M. de Theux, plus audacieux en matière d'attributions communales que son prédécesseur, n'a pas craint, lui, de nous présenter ce projet.

On nous cite, messieurs, l'expropriation, par exemple, pour le desséchement des marais, et en matière d'exploitation de mines. Mais en ce qui concerne ce dernier objet, il faut nécessairement que les produits des mines soient mis à la disposition des consommateurs ; or si vous ne frayez pas, contre le gré de quelques propriétaires, un passage pour le transport de ces produits, évidemment la consommation publique en souffrira. (Interruption.) D'ailleurs ce n'est qu'un simple passage dont il s'agit, connue le dit l'honorable M. de Mérode. Quant au défrichement des marais, non seulement c'est une question de mise en culture, mais c'est aussi une question de salubrité publique. On ne peut donc pas appliquer ces précédents législatifs à la question qui nous occupe actuellement.

Maintenant le défrichement ne peut-il s'opérer que par l'expropriation ? Voilà, messieurs, ce qu'il faudrait nous démontrer à l'évidence pour que nous pussions admettre que l'article 11 de la Constitution est applicable ; mais s'il est vrai, au contraire, que le défrichement peut s'opérer sans l'expropriation, alors je ne vois pas où est cette utilité publique, qui devrait être évidente pour justifier une pareille innovation législative.

La preuve, messieurs, qu'on peut opérer le défrichement sans être obligés d'accorder au gouvernement le pouvoir exorbitant qu'il réclame, c'est que le défrichement s'opère déjà chaque jour ; c'est ce que nous a démontré M. le ministre de l'intérieur lui-même.

En effet, M. le ministre de l'intérieur au lieu de justifier les propositions qu'il présente, au lieu de nous prouver qu'on ne peut arriver au défrichement qu'un moyen de ces propositions, M. le ministre nous a cité hier des chiffres d'après lesquels le défrichement dans le Luxembourg s'est opéré assez rapidement depuis 1770, puisque d'après ces chiffres, de 1770 à 1826, plus de 20,000 hectares y ont été fertilisés. Vous voyez donc, messieurs, que l'expropriation n'est pas indispensable pour arriver au défrichement, et que par conséquent le projet de loi est inutile pour amener le résultat que nous désirons tous.

On a cité les mesures que le ministère anglais vient d'adopter pour venir au secours de l'Irlande. Messieurs, l'Irlande est dans une position tout à fait exceptionnelle : en Irlande la mortalité est effrayante, la misère décime les populations. Je lisais encore ce matin un discours d'O'Connell, où il dit que le cinquième de la population est pour ainsi dire à l'agonie. Eh bien, dans une pareille situation toutes les mesures peuvent se justifier. Ainsi celles proposées par le ministère anglais se justifient d'abord par la position exceptionnelle de l'Irlande : mais il est à remarquer qu'elles ne se bornent pas à l'expropriation pour amener le défrichement, le ministère anglais y ajoute un subside de 25 millions de fr.

Si nous pouvions, nous aussi, disposer d'une somme pareille, soit dans la Campine, soit dans les Ardennes, je conviens qu'il y aurait immanquablement défrichement, et je serais le premier à rendre hommage à l'efficacité du projet qui s'appuierait sur de pareils moyens.

Messieurs, si le gouvernement nous présentait un plan d'exécution, s'il nous disait : « Voilà un projet d'après lequel autant de milliers d'hectares seront défrichés ; mais après avoir fait des propositions aux communes, j'en rencontre quelques-unes qui font de la résistance ; ce sont telles et telles communes. » Eh bien, nous aurions alors à apprécier s'il y a réellement lieu, pour ce cas spécial, d'autoriser l'expropriation de ces terrains. Alors la question se présenterait d'une manière plus saisissable.

Au lieu de cela, messieurs, nous ignorons à peu près ce que veut faire le gouvernement. Quant à l'exposé des motifs du projet, il est extrêmement vague ; j'attendais avec quelque impatience le discours de M. le ministre de l'intérieur, pour voir s'il développerait le système d'après lequel il veut transformer les bruyères du pays en terres riches et fertiles ; eh bien, je vous avoue, messieurs, qu'il ne m'a rien appris de nouveau : ce que M. le ministre nous a dit dans son discours, est aussi vague que ce qu'il nous avait dit dans son exposé des motifs.

Ce qui prouve, messieurs, que le gouvernement n'est pas tout à fait sur de la bonté du principe nouveau qu'il veut introduire dans la législation, c'est qu'il recule devant son entière application.

En effet ce principe il l'applique aux biens communaux, mais il ne l'applique pas aux biens des particuliers. Cependant, messieurs, les motifs sont exactement les mêmes, car je vous le demande, si un propriétaire possesseur, par exemple de 500 hectares de bruyères, ne faisait aucun effort, ne voulait faire aucune dépense pour arriver au défrichement de ces terrains incultes, est-ce qu'on ne devrait pas lui appliquer le principe de l'expropriation tout aussi bien qu'à une commune qui posséderait également 500 hectares qu'elle ne voudrait pas défricher ? Il n'y aurait qu'une seule différence, c'est que dans le dernier cas les 500 hectares intéresseraient un grand nombre de particuliers au lieu d'un seul.

Mais on a bien senti que si l'on appliquait la loi aux particuliers, on violerait d'une manière plus évidente encore le principe de la loi de 1791, sur la propriété rurale, d'après lequel chacun a le droit de cultiver ou de ne pas cultiver son terrain. On a craint d'arriver de conséquence en conséquence à ce que signalait hier un honorable orateur, c'est-à-dire à un véritable communisme.

Je ne suis donc pas convaincu du tout, messieurs, de la constitutionnalité du projet de loi. Je ne suis pas convaincu le moins du monde qu'il puisse être question d'appliquer ici l'article 11 de la Constitution, et je ne suis nullement touché de cette observation que l'intérêt général domine l'intérêt particulier, parce qu'il n'y a pas ici, pour moi, évidence de la nécessité de l'application du cas d'utilité publique pour en venir au défrichement par l'expropriation.

Dans la séance d'hier M. le ministre de l'intérieur vous a, messieurs, longuement entretenus du partage des biens communaux. Son discours presque tout entier a roulé sur cette question du partage et, chose étrange cependant, il ne s'agit pas du tout de ce mode dans le projet de loi ; il s'agit de la vente ; et M. le ministre de l'intérieur, après vous avoir si longtemps entretenus du partage des biens communaux, a reconnu lui-même qu'il trouverait ce moyen peu applicable et qu'il ne fallait pas l'introduire dans la loi. Quant à moi, messieurs, je crois qu'on pourrait peut-être utilement appliquer le partage des biens communaux dans tel ou tel cas détermine, lorsque l'on serait sûr d'arriver par là à la mise en culture d'une portion du domaine communal. Je préférerais cela à la vente forcée, qui prive tous les habitants de la commune de la jouissance de ces biens, mais j'ai des doutes très graves sur l'utilité de cette mesure : on pourrait fort bien partager le domaine communal, et ne pas arriver par ce moyen au défrichement. Aussi, en général, je dois le dire, ou a toujours été assez peu disposé en faveur des demandes de partage, non pour le motif qu'on a allégué, non à cause d'une espèce d'oppression que les conseils communaux et les grands propriétaires exerceraient sur les manants, pour me servir de l'expression de M. le ministre de l'intérieur, opinion qui a déjà été réfutée par M. Orban et qui n'est pas soutenable pour quiconque connaît le Luxembourg, mais parce que réellement on ne croit pas que le partage amènerait le défrichement.

C'est ce qui se démontre très facilement ; car pour défricher, il faut un capital, de la persévérance ; il faut de l'argent, comme le disait l'honorable M. de Tornaco, et ces conditions ne se présentent pas toujours chez nos petits cultivateurs luxembourgeois.

Le conseil supérieur d'agriculture est, lui, tout à fait opposé au partage ; voici l'opinion qu'il a exprimée à cet égard :

« Le partage des landes serait, aux yeux du conseil, la mesure la plus désastreuse qui se pût voir. Quand même il ne produirait aucun des effets fâcheux qui viennent d'être indiqués, encore ne faudrait-il pas y avoir recours ; que verrait-on, en effet, si, par impossible, chacun conservait son lot et s'efforçait tant bien que mal de le mettre en culture ? Un morcellement poussé jusqu'à ses dernières limites, c'est-à-dire (page 775) un état du sol qui, dans les meilleures conditions de fertilité, est une cause incessante de misères. Qu'on se représente nos bruyères, divisées en menues portions, insuffisantes pour nourrir un chétif bétail, rendant à peine la semence qu'on y enfouirait, et qu'on dise si la position du malheureux, rivé à une propriété de ce genre, ne serait pas pire que celle du manœuvre dont le travail est loué par un maître riche et humain. »

Ainsi, M. le ministre de l'intérieur n'a pas du tout appuyé le projet de loi par la lecture qu'il vous a faite de demandes de partage ; le projet n'a nullement rapport au partage des biens communaux ; c'est la vente que M. le ministre demande, et j'ai cherché en vain, je dois le dire, des motifs sérieux dans le discours qu'il a prononcé, pour justifier une semblable mesure.

Je passe maintenant à l'examen de l'application de la loi.

Comme je le disais, le gouvernement a été assez vague dans ses explications sur ce point. Nous devons donc saisir sa pensée dans le projet de loi et dans l'exposé des motifs.

D'après l'article premier, le gouvernement intervient pour mettre forcément en vente le domaine communal.

Par l'article 2, il intervient pour exproprier, même sans avis conforme de la députation, les terres incultes communales dont il voudrait disposer lui-même.

On nous annonce également des projets sur les irrigations, des projets de constructions d'églises et de presbytères, dans le but de former des villages.

Je dirai d'abord un mot sur le système d'intervention que, selon moi, le gouvernement doit suivre en matière d'industrie et en matière de défrichement, car il s'agit là de l'industrie agricole qui est la première de toutes les industries.

Je comprends l'intervention du gouvernement, lorsqu'il est question d'introduire, par exemple, une nouvelle industrie dans le pays ; ou bien lorsqu'il s'agit de démontrer au public l'utilité de tel ou tel procédé ; ou bien encore, lorsqu'il s'agit de prendre une grande mesure pour laquelle l'industrie particulière serait impuissante.

Ainsi, par exemple, j'approuve hautement le gouvernement, lorsqu'en 1834 il a fait exécuter le vaste réseau du chemin de fer, dont nous sommes à juste titre si fiers. A cette époque, l'industrie particulière eût été complétement impuissante, elle n'aurait pas amené les mêmes résultats. Eh bien, l'Etat a parfaitement bien fait d'exécuter et d'exploiter lui-même cette grande voie de communication.

J'approuve encore ce qu'a fait le gouvernement en matière d'irrigation. Le gouvernement a cherché à faire comprendre aux habitants de la Campine toute l'utilité du système de M. l'ingénieur Kummer, et il a réussi ; si le gouvernement n'était pas intervenu, les habitants de la Campine n'auraient pas pu apprécier tous les avantages d'un semblable système ; mais maintenant les habitants de cette contrée sont tellement pénétrés de l'utilité de ce système, que déjà ils demandent de toutes parts à pouvoir faire des prises d'eau au canal, pour irriguer leurs propriétés. Les communes ne sont pas plus récalcitrantes que les habitants.

En effet, nous trouvons dans le rapport de M. l'ingénieur Kummer des détails très intéressants à cet égard. A peine cet ingénieur a-t-il justifié l'utilité, les grands avantages de son système, que les particuliers et les communes demandent à pouvoir irriguer 1,868 hectares, c'est-à-dire que déjà l'industrie privée fait quatre fois plus que l'industrie gouvernementale. Ces demandes étaient faites à l'époque où M. Kummer adressait son rapport au gouvernement.

On y remarque entre autres les demandes suivantes :

4° De l'administration communale de Rocholt, prise d'eau à la première section du canal de la Campine, pour une surface de 20 hectares ;

5° De l'administration communale de Hamont, même section de canal ; surface à irriguer, 50 hectares ;

6° De l'administration communale d'Achel, même section de canal ; surface à irriguer, 8 hectares ;

7° De l'administration communale de Lille-Saint-Hubert, même section de canal ; surface à irriguer, 200 hectares ;

8° De l'administration communale de Caulille, même section de canal ; surface à irriguer, 150 hectares ;

9° De l'administration communale de Neerpelt, même section de canal ; surface à irriguer, 100 hectares.

Aussi M. Kummer ajoute-t-il :

« Les essais tentés par l'industrie particulière, s'étendent donc sur une surface beaucoup plus considérable que celle pour laquelle le gouvernement a cru devoir intervenir.

« Cette circonstance prouve évidemment que le système d'irrigation que nous avons proposé a été accueilli favorablement ; nous dirons même qu'il a été accueilli avec un certain empressement par les propriétaires des bruyères, et nous pouvons ajouter qu'il est devenu populaire dans la Campine. »

Si la démonstration n'était pas encore complète, je ne serais pas opposé à ce que le gouvernement fît faire de nouveaux essais, afin que le système devînt tout à fait à la portée des habitants de cette partie du pays.

Mais s'il s'agit pour le gouvernement de faire lui-même procéder à l'irrigation de 100,000 ou même de 25,600 hectares, par exemple, je dis que dans ce cas l'intervention du gouvernement va trop loin et je ne sais si nous devons nous laisser engager dans cette voie. Une fois l'utilité du procédé constatée, il suffit de laisser faire les administrations communales et les particuliers ; j'admets qu'on exerce sur elle une influence de persuasion ; j'admets même qu'on continue à mettre des ingénieurs à leur disposition ; mais que le gouvernement aille lui-même se charger des travaux d'irrigation dans la majeure partie de la Campine, je crois que c'est pousser l'intervention gouvernementale jusqu'aux limites extrêmes.

L'honorable M. Orban a parfaitement expliqué hier comment, dans le Luxembourg, l'irrigation sur une vaste échelle était à peu près impossible. Nos cours d'eau sont encaissés dans des vallées très profondes, d'où il serait impossible de les conduire sur les hauteurs ; et sur les plateaux de l'Ardenne, il n'y a que quelques sources d'eau qui sont utilisées par les propriétaires. D'un autre côté, les sources de l'Ardenne n'ont pas cette qualité fertilisante que peuvent avoir les eaux de la Campine ; elles n'entraînent pas ce sédiment qui peut fertiliser les bruyères.

Voilà pour ce qui concerne l'irrigation. Le gouvernement a parfaitement bien fait de faire connaître le procédé employé par M. l'ingénieur Kummer, et il a parfaitement réussi. Quant à moi, je l'approuve complétement.

Quant à la vente forcé, voyons le résultat qu'on veut obtenir par ce moyen.

Je suppose qu'une commune résiste à la vente d'une certaine partie de ses propriétés communales incultes ; le gouvernement ordonne la vente contre le gré de toute la commune.

D'abord, divisera-t-on cette partie de terrains en grandes ou petites portions. Il paraît qu'on n'est pas d'accord à cet égard. L'honorable M. de Corswarem veut, lui, de très petits lots ; l'honorable M. Mast de Vries, avec plus de raison, selon moi, veut qu'on procède par lots d'une assez grande étendue.

Il est bien préférable d'agir sur un grand espace de terrain ; c'est là l'avantage que possèdent les communes et que n'ont pas les particuliers qui ne peuvent opérer que sur de petites portions de terrain. Or c'est un axiome en agronomie, que quand il s'agit de bonifier un terrain, il faut opérer sur une large échelle avec de grands capitaux, sous peine de n'obtenir aucun succès.

Voilà la vente décidée, ce ne sont pas les habitants, qui après avoir formellement protesté, viendront se présenter comme acquéreurs ; ce ne seront probablement pas les habitants des communes voisines, car elles se ligueront entre elles pour soutenir une semblable opposition ; il faudra que des capitalistes étrangers se présentent. L'honorable M. Mast de Vries compte beaucoup sur les capitalistes de Bruxelles ; mais il faut en convenir, ces capitalistes trouveront une des conditions de la vente peu favorable, je veux parler de celle de devoir défricher dans un temps donné.

Ainsi un capitaliste qui aura acheté 2 ou 300 hectares sera contraint de défricher ces terrains dans un délai fixé par le gouvernement. Si, au terme de ce délai, le défrichement n'est pas évident, il est exposé à un procès. L'administration qui a protesté contre la vente et qui a le droit de déclarer qu'il y a lieu à déchéance, ne sera pas facile vis-à-vis de l'acquéreur ; elle soutiendra qu'il n'y a pas défrichement ; le propriétaire soutiendra le contraire. De là un procès, qui se terminera peut-être par l'expropriation du nouveau propriétaire lui-même, qui se verra ainsi évincé de sa propriété et des capitaux qu'il y aura dépensés. Cette condition, il faut le dire, écartera beaucoup d'amateurs. Je ne sais pas, en effet, pourquoi ils préféreraient faire des acquisitions à des conditions aussi gênantes, quand ils peuvent acheter des propriétés particulières dans les Ardennes ; car il y en a beaucoup à vendre, qui ne sont naturellement pas grevées de semblables obligations.

Vous voyez donc que ce moyen en théorie si réalisable, si séduisant, ne produira pas grand effet ; les habitants du pays n'achèteront qu'à vil prix ou n'achèteront pas ; et avec la condition mise à la vente, il y a peu d'espoir que des capitalistes étrangers viennent faire des acquisitions.

Nous sommes donc en droit de dire que cette faculté que réclame le gouvernement de vendre forcément les biens communaux incultes ne servira en rien au défrichement et ne sera qu'une cause d'inquiétude pour les populations et une menace pour les administrations communales ; on aura dépouillé les administrations communales d'un privilège précieux, sans en tirer aucun avantage. Un résultat pareil, nous sommes en droit de dire, sans passer pour ennemis du progrès, que nous n'en voulons pas.

Le gouvernement nous annonce une autre moyen : il veut exciter à la formation de villages dans la Campine, en y établissant des églises et des presbytères. Messieurs, prenons-y garde, la formation de villages par le gouvernement soulève une question assez grave d'économie politique. Comment peupler ces villages ? Ou bien il faudra attirer la population par certains avantages, ou bien il faudra avoir recours à la transplantation, à la colonisation ; je ne sais si on est très favorable à ce dernier moyen dans la chambre ; quant au gouvernement, je sais bien qu'il le repousse. C'est ce qui ressort clairement de l'exposé des motifs, du discours de M. le ministre de l'intérieur et de celui que M. le ministre des finances a prononcé au sénat. Le gouvernement n'est donc pas favorable à la transplantation des pauvres des Flandres sur les bruyères de la Campine ou de l'Ardenne.

Quant aux habitants de l'Ardenne, je dois dire qu'ils désirent beaucoup que les bons cultivateurs des Flandres viennent leurs apporter leurs capitaux et les fruits de leur expérience, mais qu'ils considéreraient comme une mesure très fâcheuse, celle de leur envoyer des populations des Flandres si malheureusement exténuées par la misère. Il faut, pour le (page 776) défrichement, des capitaux, de l'énergie, de la persévérance. Le défrichement ne peut être opéré par des personnes qui ne possèdent pas tous ces avantages ; le défrichement tenté sur des terrains de la dernière classe, comme ceux dont il s'agit, par une population exténuée qui n'a ni capitaux ni outils, à laquelle il faudrait créer des habitations, ne produirait, j'en suis convaincu, aucun avantage. Au paupérisme si funeste des Flandres, vous auriez ajouté le paupérisme dans les Ardennes. Qu'on ne se leurre donc pas du fol espoir de venir par ce moyen en aide aux populations malheureuses des Flandres.

Celles que vous auriez transportées sur le sol ingrat et improductif de l'Ardenne, y périraient inévitablement, à moins que le gouvernement ne se charge de les loger, de les vêtir et de les nourrir. Si l'on veut donc venir au secours du paupérisme des Flandres, il faut attaquer le mal à sa racine et non lui appliquer un remède aussi insignifiant que celui-là. Il ne faut pas se le dissimuler, messieurs, les terres dont il s'agit sont tout à fait des terres de la dernière classe ; le défrichement de ces terres exigera des capitaux, de la persévérance et de l'intelligence agricole ; si vous ne réunissez pas tout cela, vous n'opérerez pas la fertilisation, vous trouverez à peine de quoi alimenter les producteurs, et l'accroissement de la population viendra bientôt dépasser les moyens de subsistances ; c'est un fait économique dont la réalisation a lieu plus vite sur des terres de la dernière qualité que sur les terres riches et fertiles.

De sorte que si, soit en transplantant, soit en attirant des populations sur ces bruyères, vous voulez former des villages, et que vous ne les souteniez pas constamment par des subsides considérables, que vous ne veniez pas constamment à leur secours, évidemment ces populations seront bientôt dans la situation la plus déplorable. Je ne vois donc pas non plus en quoi vous aurez accru grandement les moyens d'alimentation du pays.

On dit : Le pays ne produit pas assez pour sa consommation, nous devons chercher à encourager rapidement la fertilisation des bruyères, afin de parvenir à combler le vide qui se manifeste maintenant dans notre production. Or, remarquez que les producteurs de céréales en Ardenne seront en même temps des consommateurs de leurs produits, et que le développement de la population sur ces terres peu fertiles aura bientôt absorbé la production et nécessité même le recours à la production étrangère.

C'est ce qui arrive actuellement dans le Luxembourg. L'agriculteur des Ardennes s'occupe, aussi activement que le lui permettent ses capitaux et ses moyens de travail, de la production des céréales. Cela n'empêche pas qu'il soit obligé d'avoir recours aux produits étrangers ; ce sont les grains du Luxembourg allemand, de la province de Liège et de la France qui viennent combler l'insuffisance de ses récoltes.

Comment, après cela, pouvez-vous admettre que des populations, que vous auriez engagées à se rendre dans les Ardennes, y trouveraient non seulement de quoi vivre, mais encore de quoi fournir à la consommation des autres ? Cela n'est pas probable, cela n'est pas possible.

J'admets donc le défrichement avec une sage progression, mais non imprudemment surexcité par l'intervention gouvernementale : car ainsi il ne produit pas le bien-être qu’on en attend.

Si maintenant des spéculateurs étrangers à l'Ardenne ou à la Campine y pratiquent le défrichement sur une large échelle, ce ne sera qu'avec beaucoup de dépense. Ne croyez-vous pas que lorsqu’ils auront produit chèrement des céréales, ils demanderont un droit protecteur pour pouvoir en tirer parti ?

D'après des agronomes célèbres, une terre de première qualité produit 50 p. c. de son produit brut, tandis qu'une terre de dernière qualité ne produit que 13 p. c. de son produit brut.

Encore suffit-il d'une grêle, ou d'une de ces mauvaises récoltes malheureusement trop fréquentes dans le pays depuis quelque temps, pour plonger le cultivateur des mauvaises terres dans la détresse.

Nous trouvons, en Angleterre, un exemple de ce qui arrive, quand ou se livre trop rapidement à la culture de terres de qualité inférieure.

De 1795 à 1813, les marchés à blé du nord de l'Europe furent fermés à l'Angleterre par suite de la guerre générale et par le blocus continental. Il en résulta des bénéfices considérables pour l'agriculture en Angleterre. Il y eut hausse dans les fermages. Les besoins furent plus considérables ; ils s'accrurent par l'insuffisance de plusieurs récoltes, par l'accroissement de la population et par l'extension de l'industrie. Tout favorisait donc, en Angleterre, la production du blé. Aussi les agriculteurs anglais s'occupèrent-ils des terrains de qualité inférieure jusque-là laissés en friche. Mais, en 1815, lorsque le blé étranger vint faire concurrence sur le marché, avec le blé anglais, il y eut baisse dans la valeur des grains, et ceux qui produisaient des céréales au moyen de terrains de qualité inférieure, réclamèrent activement une forte protection.

De là cette longue lutte au sujet des lois de céréales qui ne s'est terminée qu'il y a à peu près un an, contre les prohibitionnistes.

Si vous poussez donc trop rapidement au défrichement des terrains incultes, il arrivera la même chose.

Ceux que vous aurez excités, qui y auront employé non pas leurs épargnes, mais tous leurs capitaux, vous demanderont, pour pouvoir subsister, des moyens de protection.

Voilà donc les conséquences sérieuses de l'intervention du gouvernement mal entendue dans les défrichements.

J'ai insisté surtout sur ces inconvénients graves pour que le gouvernement ne se laisse pas trop facilement entraîner par des utopies, par cette idée qu'on pourrait fertiliser, en quelques années, les 300,000 hectares de terrains incultes qu'il y a dans le pays.

Ce défrichement ne peut s'opérer que lentement et progressivement ; c'est ainsi qu'il doit avoir lieu, et l'intervention du gouvernement doit se borner, selon moi, à faciliter aux particuliers eux-mêmes tous les moyens de défrichement possibles. L'intervention du gouvernement doit surtout s'exercer par des constructions de routes, de canaux et par des encouragements, soit à l'élève du bétail, soit à toute autre production.

Après cette longue discussion, je crois, messieurs, pouvoir dire, en terminant, que le projet qui nous est soumis n'a pas été suffisamment instruit, et j'en trouve la preuve évidente dans la première séance que nous avons consacrée à la discussion. Ce projet de loi n'était composé que de quatre articles. M. le ministre de l'intérieur, dès le début, est arrivé avec une foule d'articles nouveaux. La section centrale en a ajouté de son côté. De sorte que ce projet, qui n'était que de quatre articles, en a maintenant quinze ou seize ; et qui sait combien d'amendements il ne va pas susciter ? Qui sait si M. le ministre de l'intérieur ne viendra pas lui-même en ajouter de nouveaux ? Je suis donc en droit de dire que ce projet n'a pas été convenablement instruit.

Quant à moi, messieurs, je suis décidé, par conviction, et non par intérêt électoral, qu'on veuille bien le croire, à repousser ce projet de loi.

(page 769) M. A. Dubus. - Messieurs, je ne m'attacherai pas à la question de constitutionnalité du projet de loi qui vous est soumis en ce qui concerne l'expropriation des bruyères communales. Je laisse à d'honorables collègues plus compétents que moi le soin de traiter cette question. Mon intention est de répondre à d'autres objections qui ont été faites contre le projet.

On a dit, messieurs, qu'en expropriant les communes de leurs bruyères communales, le gouvernement ferait tort aux intérêts de ces communes, et particulièrement aux habitants peu aisés, aux habitants pauvres. C'est là une grande erreur en ce qui concerne la Campine, et même en ce qui concerne le Luxembourg.

Ce ne sont pas les pauvres ou les gens peu aisés qui profitent des bruyères communales, mais ce sont bien les cultivateurs tenant chevaux et bestiaux ; c'est-à-dire les habitants les plus aisés des communes. Les cultivateurs ont l'habitude d'enlever le gazon des bruyères et de s'en servir pour la litière de leurs bestiaux ; usage défectueux, la bruyère ne pouvant jamais remplacer la paille et ne fournissant qu'un mauvais engrais. L'emploi de la bruyère par les cultivateurs est surtout déplorable en ce qu'il fait obstacle aux progrès de l'agriculture et perpétue dans la vieille culture ce qu'elle a de plus vicieux, le défaut de production de paille.

Loin de faire tort aux communes, le gouvernement en exigeant la vente des bruyères améliorera l'état financier d'un grand nombre d'entre elles ; ainsi, messieurs, aujourd'hui la plupart des communes ont des dettes assez considérables. Elles payent de gros intérêts moyennant une cotisation personnelle imposée à chaque habitant riche ou peu aisé, tandis qu'elles possèdent des bruyères qui ne produisent rien et dont une partie vendue permettrait souvent de rembourser la dette et de diminuer ou de supprimer la cotisation personnelle. De manière qu'aujourd'hui une criante injustice a lieu ; l'habitant peu aisé paye sa part contributive dans les dettes communales ; et l'habitant aisé, le fermier riche, profile seul des bruyères en employant, comme je viens d'avoir l’honneur de le dire, le gazon à la litière de ses bestiaux. Ainsi les charges de la commune sont payées indistinctement par tous les habitants, tandis que les bruyères sont particulièrement exploitées par les plus riches.

S'il était nécessaire de donner une preuve de ce que j'avance, je dirais qu'en ce moment que les denrées alimentaires sont à un prix excessif, que la misère fait des progrès effrayants dans les plus petites communes, peu de conseils communaux demandent l'autorisation de vendre quelques hectares de bruyères afin de se procurer les moyens de soulager leurs pauvres. Le motif en est que les conseils communaux, composés en grande partie de fermiers aisés, ne consentent pas à aliéner la moindre partie des terrains incultes de leurs communes dans la crainte d'en perdre eux-mêmes l'usage, ou de déplaire à quelques-uns des principaux habitants.

Cependant, comme on vous l'a déjà dit, en aliénant en ce moment quelques parties de ces terrains incultes, non seulement ils se procureraient des sommes assez fortes pour soulager la classe nécessiteuse, mais encore ils assureraient du travail, par les défrichements, à une grande partie de leurs pauvres valides qui en sont aujourd'hui dépourvus.

Certaines communes, à la vérité, consentent à laisser défricher leurs bruyères ; mais comme vous l'a très bien dit avant-hier l'honorable M. Mast de Vries, c'est quand ces bruyères sont susceptibles d'irrigation et que, par l'exécution des travaux, elles peuvent en tirer un bénéfice considérable.

Dans le Luxembourg, messieurs, les mêmes faits se représentent, si mes renseignements sont exacts, quant à la jouissance des terrains vagues. Ce sont les fermiers possesseurs de nombreux troupeaux, c’est-à-dire les habitants les plus aisés des communes qui tirent le plus grand parti des terrains communaux. J'ai remarqué même avec surprise que les pétitions des communes de cette province ne sont signées que par les membres des conseils communaux, et, chose remarquable, sur 17 de ces pétitions, dix, si je ne me trompe, demandent le partage des biens communaux.

Les pétitions arrivées de la Campine sont moins nombreuses ; il n'y en a que six, mais cinq sont signées par un grand nombre d'habitants. En outre, la population réunie de ces six communes s'élève au chiffre de 38,000 âmes ; tandis que celle des 17 communes du Luxembourg ne présente que celui de 13,629 âmes. Si dans la Campine, j'en ai la conviction, on eût pu prévoir l’opposition que rencontre le projet de loi qui vous est soumis, votre bureau, messieurs, serait encombré de requêtes demandant son adoption.

L'honorable comte de Mérode craint que la vente des bruyères n'amène le paupérisme dans les communes. Messieurs, cette crainte n'est pas fondée. Veuillez bien le remarquer, le projet autorise le gouvernement à vendre non pas les propriétés communales qui produisent, mais uniquement les terres non productives, et, ainsi que M. le ministre l'a déclaré, il n'y procédera qu'avec une sage lenteur. Les communes conserveront encore des propriétés considérables.

A l'appui de ce que j'avance, je citerai ce qui existe dans la Campine que je connais le mieux, la Campine anversoise qui forme en grande partie l'arrondissement de Turnhout. Cet arrondissement dont la superficie est de 147,000 hectares, renferme encore 17,000 hectares environ de bruyères communales. Eu supposant, ce qui du reste, n'aura pas lieu, que toutes les bruyères fussent vendues, il resterait encore aux cinquante communes qui forment l'arrondissement 15,000 hectares de bois de sapin, 3,364 hectares de tourbières et 9,843 hectares de bois de raspe, de haute futaie, de prairies et de terres mises en culture. Ainsi, messieurs, les communes seraient encore en possession de 28,207 hectares de propriétés, non compris les biens des bureaux de bienfaisance qui aussi sont considérables, soit la cinquième partie de l'étendue totale de l'arrondissement.

On peut à peu près faire le même calcul pour les autres parties de la Campine et du Luxembourg qui ont toujours eu les mêmes usages et qui ont joui des mêmes privilèges.

En hâtant le défrichement des terres incultes, l'Etat fera une véritable spéculation, car tous les travaux d'utilité générale qui seront entrepris dans la Campine et dans les Ardennes fourniront une large compensation des dépenses affectées à leur exécution. Ainsi, le canal de la Campine a fait augmenter considérablement les revenus du trésor. Je prendrai encore pour exemple, messieurs, la Campine anversoise, l'arrondissement de Turnhout. Les seules recettes des bureaux d'enregistrement de cet arrondissement étaient il y a cinq ans, année commune, de 220,000 à 230,000 fr., tandis qu'en 1815 et en 1846, elles se sont élevées au chiffre de 350,000 fr. Si je voulais étendre, mais je le crois inutile, mes recherches à d'autres impôts, notamment à l'impôt foncier, il me serait facile de faire ressortir encore davantage les motifs d'intérêt si puissants qui militent en faveur du projet de loi qui nous occupe.

L'honorable M. de Tornaco vous a dit que le défrichement était très difficile, que bien des fortunes avaient été englouties dans les sables. Messieurs, il peut y avoir, il est vrai, des cultures malheureuses et des défrichements difficiles, ruineux même ; mas est-ce une raison pour ne plus défricher ? Parce qu'un industriel aura échoué dans une entreprise quelconque, est-ce un motif pour condamner toutes les entreprises du même genre ?

L'objection de l'honorable député de Liège ne me paraît pas sérieuse. Pour qu'elle le fût, il devrait démontrer que peu d'entreprises de défrichement ont été couronnées de succès. Or, il est reconnu qu'une foule de personnes ont parfaitement réussi dans des travaux de ce genre, et que quelques-unes même en ont fait la source de fortunes considérables.

L'honorable M. d'Hoffschmidt vous a dit, messieurs, qu'il y avait déjà dans le domaine privé une assez grande étendue de terres incultes, que l'industrie particulière pouvait déjà suffisamment employer ses capitaux à les défricher, qu'il était donc inutile d'en mettre une plus grande quantité dans le commerce. Plusieurs membres de cette assemblée qui sont opposés à la loi ont répété la même argumentation.

Il est d'abord à remarquer que l'industrie privée a opéré déjà de grands défrichements, et qu'elle en opère encore tous les jours. Ensuite il ne faut pas perdre de vue que les terres incultes appartenant à des (page 770) particuliers proviennent en grande partie des communes. Les administrations ont eu soin de ne vendre que les plus mauvaises parties et particulièrement les plus éloignées du centre des communes, les plus éloignées de toute habitation. Or, comme les défrichements s'opèrent avec le plus de succès eu commençant par les bruyères les plus rapprochées des villages, que les défrichements se font progressivement, il en résulte que les bruyères des particuliers ne pourront être facilement défrichées que lorsque les bruyères communales actuelles l'auront été ; puisque ces bruyères communales se trouvent presque toutes situées entre la partie cultivée de la commune et les bruyères des particuliers.

Un second motif pour lequel les bruyères de particuliers demeurent quelquefois incultes, c'est le manque de communications pavées. Il faut donner au propriétaire les moyens d'exporter ses produits et d'importer les objets nécessaires à sa culture ; les routes sont donc indispensables, et j'appelle sur ce point toute l'attention du gouvernement.

D'après l'exposé des motifs qui accompagne le projet de loi, M. le ministre de l'intérieur aurait l'intention de construire un village dans la Campine, de former une espèce de colonie. Je ne puis assez pour ma part, l'engager à ne pas compromettre les deniers de l'Etat dans une semblable opération.

Des essais de colonies ont eu lieu à différentes reprises et n'ont jamais réussi. Sous le gouvernement hollandais, des colonies agricoles furent créées dans la province d'Anvers, et l'on sait quelles en furent les déplorables conséquences.

Il y a 60 ans, messieurs, que déjà des propriétaires éclairés dans le pays ont fait voir comment avec de la patience, des bras et quelques capitaux, l'agriculture pouvait étendre son domaine en domptant la nature rebelle ; alors il n'y avait ni routes ni canaux, et les céréales n'étaient pas au prix qu'elles ont atteint depuis. Tout était obstacle pour eux. Aujourd'hui, le défrichement est une opération sûre quand il est fait avec des moyens suffisants. Il faut défricher avec précaution, mettre à profit l'expérience et les procédés dont les progrès de la science appliquée à l'agriculture et à l'industrie ont démontré l'efficacité.

Le défrichement est un des remèdes auxquels il convient de recourir dans les circonstances actuelles, car il répond à deux grands besoins du moment : la multiplication des subsistances et la substitution d'un travail nouveau aux anciennes fabrications.

Messieurs, la loi qui nous est soumise me paraît d'une utilité incontestable et générale. Ses bienfaits doivent s'étendre à tous et d'abord aux plus malheureux. Le gouvernement lui-même ne peut manquer d'en ressentir, dans un avenir peu éloigné, la salutaire influence par l’augmentation des ressources du trésor

Je fais des vœux pour qu'elle obtienne l'approbation de la chambre.

M. Rogier. - Je demande la parole pour une motion d'ordre.

Messieurs, avant la fin de la discussion générale, je demanderai que M. le ministre de l'intérieur veuille bien déposer sur le bureau un état indiquant les biens communaux, bruyères et autres, qui ont été aliénés depuis 1830.

Cet état devrait comprendre la contenance, la situation, le prix de vente et l'application du prix.

Il existe déjà, dans le rapport présenté au Roi par l'honorable M. Liedts sur la situation intérieure du royaume de 1830 à 1839, un relevé de ces ventes. Mais, pour l'époque de 1839 jusqu'aujourd'hui, il faut compulser les rapports faits aux conseils provinciaux par les députations permanentes.

Quant à moi, j'ai essayé de faire ce travail ; mais un tel document venant de M. le ministre de l'intérieur, aurait un caractère plus certain, plus officiel, que provenant de recherches particulières. j

Je dois d'autant plus insister sur la production d'un tel tableau, qui d'ailleurs sera facile à former, que d'après l'exposé des motifs de M. le ministre de l'intérieur, il paraîtrait que les oppositions qui autrefois se manifestaient dans certains conseils communaux quant aux ventes de bruyères, vont de jour en jour s'affaiblissant.

Voici ce que dit M. le ministre de l'intérieur dans l'exposé des motifs :

« Déjà, dans la Campine, l'opposition aux ventes est considérablement diminuée dans les communes, et des aliénations considérables ont lieu annuellement à leur demande. »

M. Kummer, dans son rapport, page 14, fait absolument la même observation.

Il est intéressant, messieurs, de savoir jusqu'à quel point les communes se sont montrées faciles à aliéner leurs domaines.

Je demande que M. le ministre veuille bien nous fournir ces renseignements le plus tôt possible.

M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Je ne vois aucune objection à fournir ce tableau, si ce n'est l'étendue du travail qui en résultera pour les bureaux. Je sais qu'on pourrait compulser les rapports annuels des députations permanentes aux conseils provinciaux, mais dans ces rapports on ne fait pas une distinction précise entre les terrains incultes et les terrains cultivés. Il faudra dépouiller tous les dossiers qui reposent au département de l'intérieur ou en écrire aux gouverneurs des provinces pour qu'ils fassent faire ce travail dans leurs bureaux respectifs.

Du reste, j'aviserai à ce que les renseignements les plus complets soient fournis.

M. de Mérode. - Personne, je vous prie, messieurs, de vouloir bien y faire attention, personne parmi les opposants au principe de l'aliénation forcée des propriétés communales, n'a soutenu qu'il ne fût bon d'exciter les communes à tirer un parti plus avantageux de leurs terrains vagues livrés au parcours ; mais ils ont dit que l'on ne devait point attaquer le droit des communes de conserver leurs biens, et que les obliger à céder non seulement le passage d'une route ou d'un canal, mais à vendre le bien même, en vertu d'une loi, c'était poser un principe qui détruit l'inviolabilité de la propriété possédée en commun. Un orateur vous a fait remarquer, hier, avec beaucoup de raison, qu'en invoquant sans limites le motif d'utilité publique, on pourrait, après avoir pour cette cause usé de contrainte à l'égard des communes, employer le même argument envers les particuliers. Et déjà l'on constate ici l'exemple des lois proposées pour l'Irlande, cette terre classique des spoliations, auxquelles il faut bien porter remède aujourd'hui par des procédés extrêmes, dont la Belgique n'a heureusement pas besoin.

M. le ministre de l'intérieur se déclare à ce sujet parfaitement rassuré. Père du projet de loi, il le trouve parfait dans toutes ses conséquences ; mais ceux qui n'ont point le motif d'amour paternel pour lui, qui l'examinent, par conséquent, avec une facile impartialité, portent leur prévoyance plus loin.

La manie de vaincre les préjugés, ou ce qui est réputé tel, est aujourd'hui trop répandue. C'est, en effet, pour vaincre les préjugés des cantons primitifs de la Suisse, que des corps francs agresseurs se forment sur d'autres cantons qui se croient plus éclairés. Quant à moi, messieurs, je suis disposé à respecter les préjugés des autres, afin qu'ils ne viennent pas me les imposer, pour les substituer aux miens ; et si quelques communes conservent des préjugés, je pense que le temps et la persuasion libre les dissiperont.

Le discours que prononçait hier M. le ministre de l'intérieur, prouve combien même il y a tendance à adopter sans contrainte toutes les mesures utiles ; mais une opinion qu'il ne fera jamais partager à ceux qui souffrent cruellement de l'absence de moyens d'existence suffisants, vu l'étendue trop resserrée du pays qu'ils habitent comparée à la population, c'est que l'état des Flandres est préférable pour leurs habitants à l'état du Luxembourg pour les siens ; selon lui, personne en Flandre ne voudrait voir une émigration régulière accompagnée de tous les moyens favorables pour assurer pleinement le bien-être des émigrants ; si cette émigration devait réduire par lieue carrée le nombre des Flamands au même chiffre que celui des Luxembourgeois sur le même espace dans la contrée dont ils portent le nom. Je pense, au contraire, que rien n'est pis que de souffrir de la faim, et que le bonheur ne consiste nullement à végéter misérables en grand nombre sur une surface donnée, mais à pouvoir y vivre en général avec aisance. Certes, si j'étais souverain d'un royaume, j'aimerais mieux avoir sous ma domination quatre millions de sujets pourvus du nécessaire, que cinq ou six millions qui me rendraient peut-être personnellement plus puissant, plus riche, mais dont un tiers ou un quart serait dans la pénurie.

En lisant le rapport fait aux chambres dans la séance du 11 novembre 1840, en exécution de la lois qui alloue au gouvernement un crédit de 2,000,000, on y trouve les données suivantes qui ont rapport à la question des défrichements.

Luxembourg.

Etendue, hectares, 441,704.

Population au 31 décembre 1844, 182,728.

Nombre d'habitants par 100 hectares, 41.

Pauvres inscrits au 11 décembre 1845, 1,881.

Mendiants aux dépôts de mendicité, 17.

Flandre occidentale.

Etendue, hectares, 323,449.

Population au 51 décembre 1844, 662,140.

Nombre d'habitants par 100 hectares. 205.

Pauvres inscrits au 11 décembre 1845. 144,142.

Proportion gardée 18 fois autant qu'au Luxembourg.

Mendiants, aux dépôts de mendicité, 758.

Les provinces de Liège, Namur, Limbourg se rapprochent dans ces différents éléments de celle du Luxembourg. Anvers, le Brabant, le Hainaut, la Flandre orientale s'en éloignent.

Les chiffres susmentionnés ne donnent-ils pas lieu à de sérieuses réflexions ? Ne faut-il pas y penser deux fois avant de changer radicalement un ordre de choses dans une province, celle que le Luxembourg, qui est à l'abri de cette plaie du paupérisme qui ronge d'autres provinces ?

Du reste, messieurs, chacun sait que le nombre d'habitants d'une lieue carrée dans un pays comme la Flandre, sera toujours plus considérable que dans un pays comme l'Ardenne, et la supposition de M. le ministre de l'intérieur n'est pas conforme à ses habitudes sérieuses. Ce n'est donc point dans des exagérations semblables qu'il convient de placer les imaginations de l'esprit. Ce qu'il faudrait aux Flamands, ce n'est point que leur population fût réduite à la proportion de celle du Luxembourg, mais bien de ne pas être contraints à vivre par des ressources aussi précaires que le tissage ou la dentelle ; et si une émigration appuyée de larges moyens qui en garantiraient le succès, pouvait procurer à trois cents mille Flamands des terres fertiles, bien que lointaines, certes, nous devrions les voir s'y transplanter avec joie. Mais se flatter que les sables de la Campine et les schistes du Luxembourg puissent jamais fournir à leurs besoins, c'est nourrir une chimère.

Ces terrains pourront encore, pendant un certain nombre d'années, procurer des moyens de travail agricole à la population qui s'accroît dans les communes où ils sont situés ; c'est là leur vraie destination, qu'il faut se garder de précipiter par les lois arbitraires. Je sais qu'une irrigation en grand pourrait fertiliser en certains cas (page 771) très promptement de grandes étendues de landes ; mais qu'on indique les communes où ce projet d'arrosement sur une large échelle peut se réaliser, qu'on indique les communes qui y mettent obstacle et qu'on présente un projet de loi pour obliger ces communes à ne point empêcher par une obstination aveugle la transformation d'un sol stérile en sol fécond ; je promets alors de voter en connaissance de cause et pour tels lieux déterminés la faculté d'expropriation qu'on nous demande.

En résumé, messieurs, ma conclusion est qu'il faut chercher les moyens de fertiliser notre sol autant que possible, qu'il faut adopter les mesures propres à atteindre un but très utile, mais sans poser un principe aussi fécond en résultats contraires au droit de propriété que celui dont MM. d'Hoffschmidt, Orban, de Tornaco et Vandensteen ont démontré l'inopportunité par d'excellentes raisons.

Je suis persuadé qu'à l'aide de mesures sages, et avec une certaine patience, la généralité des communes sera conduite à profiter de la manière la plus avantageuse des bruyères qu'elles possèdent. Et si vous ne réussissez point partout, mieux vaut un inconvénient exceptionnel que le danger général et grave de porter atteinte au droit de propriété en commun non moins respectable que celui de la propriété privée.

Je voterai donc pour tout ce qui, dans la loi, peut se concilier avec le ménagement des droits légitimes.

M. Dubus (aîné). - Messieurs, le projet de loi soumis en ce moment à la discussion, répond à un vœu qui a été émis maintes fois dans le sein de cette assemblée, à un vœu qui est parti à la fois encore de toutes les provinces de la Belgique, moins une seule peut-être. Tout le monde a réclamé des mesures pour arriver enfin à la mise en valeur des terres incultes, en si grand nombre, qui existent encore dans le pays, notamment dans la province d'Anvers et dans le Limbourg. Maintenant que ces mesures sont proposées et qu'elles se présentent avec l’assentiment d'une foule d'autorités qui ont été consultées, on les repousse ; et on les a repoussées dès l'abord comme des mesures violentes qui dépouilleraient à la fois les communes de toutes leurs propriétés.

Il a déjà été fait justice, dans la discussion, de ces exagérations. On a fait voir que la proposition du gouvernement est loin de reproduire les dispositions de l'édit de Marie-Thérèse de 1772, qui obligeait à mettre en culture, dans le terme de six mois, toutes les bruyères appartenant aux communes et qui, à défaut de défrichement dans ce délai, les en dépossédait ; qui les en dépossédait sans indemnité préalable et suffisante ; car voilà, en définitive, quel est l'édit de 1772.

La proposition qui vous est soumise a un tout autre caractère. Cependant on a affecté d'abord de n'y voir que le renouvellement de l'édit. Mais depuis que les faits ont été rétablis, on présente maintenant la disposition comme étant en quelque sorte inefficace, comme insignifiante, inutile, ne devant amener aucun résultat, et tout à la fois on soutient qu'elle porte une atteinte grave au droit de propriété, qu'elle viole des dispositions constitutionnelles.

On a même soutenu qu'au point de vue de l'atteinte qu'il porte au droit de propriété, ce projet serait empreint du radicalisme le plus avance, et placerait son auteur à la tête du parti socialiste ou communiste. Cependant, messieurs, je viens de vous rappeler que ce projet est loin de l'édit de Marie-Thérèse de 1772, de Marie-Thérèse à qui l'on n'a jamais reproché son penchant pour le radicalisme ou pour le communisme. Je viens de vous faire remarquer qu'il avait obtenu l'approbation d'une foule d'hommes graves, qui ne sont rien moins que socialistes ou radicaux, qu'il est appuyé par les avis de plusieurs commissions d'agriculture et des autorités de plusieurs de nos provinces, avis au bas desquels vous lisez les noms les plus vénérables. Voilà encore, messieurs, une des exagérations auxquelles on s'est livré contre le projet.

J'ai fait partie de la section centrale qui a été chargée d'examiner le projet, et comme la question de constitutionnalité avait été soulevée dans quelques sections, et même résolue par l’une d'elles dans le sens de l'inconstitutionnalité, cette question a également été examinée par la section centrale. Nous n'avons trouvé de difficulté véritable que sur un seul point, sur la question de la juste indemnité reconnue telle par les tribunaux. Nous avons pensé qu'il fallait qu'il y eût juste indemnité et que l'intervention des tribunaux était indispensable en cas de contestation. Sous ce rapport seulement nous avons trouvé que le projet laissait à désirer, et nous avons proposé en conséquence un amendement, auquel M. le ministre s'est rallié. Sous tous les autres rapports le projet nous a paru ne porter aucune atteinte à la Constitution ; cela nous a semblé de toute évidence, et ce qui m'a donné confiance dans l'opinion que je m'étais formée à cet égard, c'est que dans la section centrale siégeaient plusieurs honorables collègues auxquels l'étude et l'application des lois sont familières, et qui se sont accordés en ceci que la question de constitutionnalité, sauf le point que nous avons modifié, ne faisait absolument aucune difficulté.

Au moyen de la modification que nous avons introduite, il est satisfait à la condition d'une juste et préalable indemnité. La Constitution exige encore, pour qu'il puisse y avoir lieu à expropriation pour cause d'utilité publique, elle exige encore la condition de l'utilité publique ; mais, je le demande, peut-on mettre en doute qu'il y ait réellement cause d'utilité publique donnant lieu à l'expropriation, alors que le but est de donner une valeur considérable à une partie notable du territoire, qui est absolument sans valeur aujourd'hui ?

Il y a ici utilité publique au premier chef, car il y a utilité générale ; et remarquez, messieurs, que pour l'expropriation, dans l'application que l'on fait de la disposition constitutionnelle, on n'exige pas autant ; l'expropriation a lieu aussi pour cause d'utilité simplement provinciale, elle a lieu même pour cause d'utilité simplement communale. Ce n'est pas seulement pour des travaux relatifs à la défense de l'Etat, pour des travaux relatifs à des communications d'intérêt général, que l'expropriation a lieu ; elle a lieu pour des communications d'intérêt simplement provincial et même de simple intérêt communal, pour l'ouverture d'une rue, pour le bel aspect d'une ville, pour l'embellissement d'une place publique ; vous en avez de fréquents exemples sous les yeux. Voilà jusqu'où, messieurs, dans l'application, l'on a porté le principe, et cela depuis longtemps. Et l'on hésiterait alors qu'il s'agit d'une utilité générale évidente et que l'on ne peut aucunement contester !

On a dit que le prédécesseur de M. le ministre de l'intérieur avait reconnu, dans sa circulaire de 1843, que des mesures telles que celles que propose aujourd'hui le gouvernement, blesseraient la Constitution ; mais je suis obligé de faire remarquer que l'on n'a pas cité fidèlement le passage que l'on a invoqué. Le ministre de l'intérieur, dans sa circulaire, fait l'analyse des dispositions de l'édit de 1772, qui ne sont pas toutes, en effet, en harmonie avec la Constitution actuelle, car là il n'y a pas d'indemnité préalable, ce qui heurterait de front la Constitution. Eh bien, après avoir fait l'analyse de cet édit, voici comment il s'explique :

« Sans doute, des mesures de ce genre ne concorderaient plus toutes avec l'esprit de nos institutions. »

Ainsi appréciant en général les mesures contenues dans l'édit de Marie-Thérèse, le prédécesseur de M. le ministre de l'intérieur a pensé que toutes ne seraient pas aujourd'hui conformes à la Constitution. Je le crois bien ; il en est une que le projet s'est gardé de reproduire, qui y serait contraire. Et voilà le passage dont on argumente pour prétendre que le ministre de l'intérieur, dans sa circulaire, a reconnu que le projet actuel était contraire à la Constitution !

On a beaucoup critiqué le projet de loi sous ce rapport qu'il porte atteinte au droit de propriété. En effet, a-t-on dit, le droit de propriété est le droit de jouir et de disposer de la manière la plus absolue ; c'est le droit d'user et d'abuser ; c'est le droit de cultiver ou de ne pas cultiver ; c'est le droit de récolter ou de laisser périr les fruits de la terre.

Eh bien, en obligeant les communes à cultiver leurs bruyères, vous portez atteinte à ce droit d'user et d'abuser, à ce droit de cultiver ou de ne pas cultiver, et on a prétendu que ce droit de propriété tel qu'on voulait le reconnaître dans le chef des communes, que ce droit était consacré par la loi du 28 septembre-6 octobre 1791, qui avait posé le grand principe méconnu dans le projet de loi actuel. Mais cette loi de 1791 reconnaît d'une manière générale, d'abord dans son article premier, que la propriété est assujettie envers la nation « aux sacrifices que peut exiger le bien général, sous la condition d'une juste et préalable indemnité ». Ainsi elle soumet la propriété d'une manière absolue à tous les sacrifices que peut exiger le bien général. Elle pose déjà là une règle dont on ne peut pas argumenter contre le projet en discussion.

L'article 2 reconnaît que les propriétaires sont libres de varier à leur gré la culture et l'exploitation de leurs terres, de conserver à leur gré leur récolte, et de disposer de toutes les productions de leur propriété, dans l'intérieur du royaume et au dehors, sans préjudicier aux droits d’autrui et en se conformant aux lois. Mais par ces derniers termes l'article soumet l'exercice du droit de propriété à l'empire de la loi, qui peut régler, en effet, l'usage de ce droit. C'est ce qui est écrit aussi dans l'article 544 du Code civil que l'on a invoqué, qui ne se borne pas à dire que la propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, mais qui ajoute expressément ces mots : « Pourvu qu'on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements,» et qui, par conséquent, reconnaît aussi à la loi le pouvoir de régler l'usage de ce droit.

Comme on vous l'a déjà dit hier, messieurs, cet article 544 n'est pas isole. Il est une foule d'autres dispositions dont il résulte que le droit de propriété souffre des limites pour le bien général, puisque l'intérêt individuel est subordonné à l’intérêt général. On en a déjà cité plus particulièrement un exemple dans cette discussion. Cet exemple est puisé dans la loi de septembre 1807 sur les dessèchements des marais.

Le propriétaire a le droit, dit-on, de cultiver ou de ne pas cultiver. Eh bien, le propriétaire d'un marais peut être contraint au dessèchement de ces marais. Il peut être contraint de convenir ce marais en une propriété productive, en prairies ou en terres labourables, et s'il n'y consent pas, le dessèchement est concédé à des tiers, et, en définitive, tout cela peut aboutir encore à l'expropriation ou partielle ou totale.

Il n'est donc pas vrai que le propriétaire, maître de sa chose, (ce qui n'est pas le cas actuel), puisse, dans tous les cas, à son gré, cultiver ou ne pas cultiver ; qu’il puisse, à son gré, choisir et conserver le mode de jouissance qui lui convient.

La loi, si l'intérêt général l'exige, peut intervenir pour restreindre cette liberté. Vous en avez la preuve dans la loi sur le dessèchement.

On ne trouve pas exorbitante la disposition, déjà ancienne, des lois qui obligent les propriétaires de terrains situés dans l'enceinte des villes, à clore ces terrains ; ils n'en peuvent pas jouir comme cela leur convient ; ils sont obligés, dans l’intérêt général, de clore leurs propriétés. Je le répète, on ne trouve pas cela exorbitant ; et pourquoi serait-il plutôt exorbitant qu'on obligeât, par motif d'intérêt général, le propriétaire d'une lande inculte située à la campagne, mais dans une situation favorable pour être cultivée ; qu'on l'obligeât, dis-je, à mettre cette lande en valeur ? Est-ce que l'une de ces dispositions n'a pas tout à fait le (page 772) même caractère que l'autre ? Y a-t-il, d'un côté plutôt que de l'autre, atteinte à la propriété ? Dans un cas, comme dans l'autre, c'est l'intervention de la loi, dans l'intérêt général, pour limiter l'usage du droit de propriété.

Mais, messieurs, il y a une autre considération à vous présenter sur ce point, c'est qu'il ne s'agit pas ici d'un propriétaire maître de sa chose ; il s'agit d'une administration communale. Or, est-ce qu'on prétendra qu'une administration communale a le droit de disposer de la manière la plus absolue, qu'elle a le droit d'user et d'abuser, de cultiver ou de ne pas cultiver ; ou même de laisser périr la récolte ? Car on dit tout cela dans le rapport de la députation permanente du Luxembourg.

Il ne s'agit pas ici des intérêts privés des hommes qui composent l'administration communale ; il s'agit des intérêts communaux qui sont confiés à ces administrateurs, pour qu'ils les gèrent en bons pères de famille, pour le plus grand avantage de la commune.

Il me semble que la loi peut intervenir pour assurer l'exécution de cette obligation des administrateurs communaux, de gérer en bons pères de famille ; non seulement elle peut intervenir, mais vous avez une foule de dispositions qui prouvent que le législateur intervient fréquemment, en effet, pour assurer l'exécution de cette obligation.

Un propriétaire peut louer sa propriété comme il le veut, à qui il veut, pour le prix qu'il veut. En est-il ainsi d'une administration communale ? Non, il faut qu'elle soit autorisée à louer, il faut qu'elle le fasse aux enchères publiques, il faut qu'elle fasse approuver les conditions du cahier des charges.

Le propriétaire d'un bien mis en culture depuis longtemps peut, vous dit-on, le cultiver ou ne pas le cultiver, si cela lui convient ; il peut laisser périr la récolte. Une administration communale ne le pourrait pas. S’il y a un bien mis en culture depuis longtemps et appartenant à la commune, il ne dépendrait pas de l'administration communale de laisser cette propriété en friche, elle manquerait à son obligation et ou pourrait la rappeler à l'exécution de son obligation.

Un propriétaire peut changer, à son gré, le mode de jouissance de sa propriété ; l'administration communale ne le peut que moyennant l'autorisation qu'elle doit encore réclamer à cette fin.

L'un peut disposer, aliéner ; l'autre ne le peut pas, si ce n'est en cas de nécessité ou d'utilité évidente, et encore en vertu d'autorisation.

On a dit qu'un propriétaire pouvait laisser périr sa récolte. Mais s'il existait une propriété communale, par exemple, une prairie dont la récolte appartient à la commune, est-ce que l'administration communale aurait le droit de laisser périr la récolte ? et si elle le faisait, ne serait-elle pas responsable envers la commune ?

Si des capitaux revenaient à une commune, soit de la vente de certains biens, soit d'autres chefs quelconques, dépendrait-il de l'administration communale de laisser ces capitaux improductifs dans la caisse communale ? Ne pourrait-on pas la contraindre à en faire un emploi productif dans l'intérêt de la commune ? Ne serait-ce pas une obligation de cette administration communale ? Le propriétaire ordinaire aurait le droit de laisser son capital improductif.

C'est donc bien mal à propos qu'on a conclu du droit des propriétaires ordinaires au droit qu'on a voulu reconnaître aux administrations communales, administrations qu'on a mises tout à fait sur la même ligne que les autres propriétaires.

Je crois que je n'ai pas besoin d'insister plus longtemps sur cette objection, qu'il y aurait par le projet de loi atteinte à la propriété ; et par les mêmes raisons que j'ai déjà données, il est suffisamment établi qu'il n'y a pas non plus d'atteinte aux prérogatives du conseil communal ; objection sur laquelle on a aussi insisté beaucoup.

Et d'ailleurs revient ici l'exempte que j'ai cité tout à l'heure, l'exemple du cas de dessèchement d'un marais. D'après l'opinion des honorables membres, il ne serait jamais permis de contraindre une commune à dessécher un marais, quelque pressant que fût le motif d'utilité publique. Ce serait porter atteinte aux prérogatives communales, parce que c'est à la commune qu'il appartient, dit-on, de prendre l'initiative, et de décider qu'elle changera le mode de jouissance de ce marais ; qu'elle en fera une propriété productive et moins nuisible par ses émanations.

Cependant ou n'a jamais douté que la loi de 1807, qui s'applique aux propriétés ordinaires, ne dût s'appliquer avec plus de raison encore aux propriétés communales.

Une autre objection a été faite. On a dit que le projet de loi consacrait une innovation, en ce qu'il ne s'agit plus ici d'exproprier au profil de l'Etat, mais au profit des acquéreurs éventuels des bruyères à mettre en culture, enfin au profit de particuliers. C'est là, a-t-on dit, quelque chose d'absolument nouveau.

Je soutiens qu'il n'y a là rien de nouveau dans l'application du principe d'expropriation pour cause d'utilité publique. Dans l'application de ce principe, ou n'examine pas à qui arrivera en définitive la propriété ; on examine si l'aliénation est nécessaire pour cause d'utilité publique bien constatée.

Du moment où une cause d'utilité publique exige cette aliénation, elle a lieu sans distinguer, par exemple, si l'ouvrage appartiendra à l'Etat ou à une compagnie ; car s'il s'agit d'un ouvrage qui ait été concédé, fait-on le moindre doute que la compagnie concessionnaire ait le droit, pour cause d'utilité publique, d'obtenir l'expropriation ?

Que l'expropriation pour cause d'utilité publique ait lieu même au profil d'un particulier, nous en avons un exemple dans l'article 12 de la loi du 2 mai 1837. Celui-là est remarquable ; cette disposition n'a été admise par la chambre qu'après discussion, car on l'a combattue alors en soutenant que cet article impliquait une expropriation pour intérêt privé au lieu d'une expropriation pour cause d'utilité publique. Voici cet article :

« Le gouvernement, sur la proposition du conseil des mines, pourra déclarer qu'il y a utilité publique à établir des communications dans l'intérêt d'une exploitation de mines. »

Il ne s'agit pas d'une communication à établir dans l'intérêt d'une propriété enclavée ; pour cela l'article 682 du Code civil suffisait, l'article proposé eût été complétement inutile. Je ferai remarquer en passant que l'article 682 fournit une nouvelle preuve qu'un motif d'utilité publique peut obliger un propriétaire à un sacrifice de sa propriété envers un autre propriétaire ; car, assurément, si ce n'était ce motif d'utilité publique qu'il importe que l'exploitation de la propriété enclavée ne demeure pas impossible, on n'autoriserait pas le propriétaire à exproprier un passage sur le terrain voisin. Mais, dans le cas de l'article 12 susrappelé, on suppose qu'il n'y ait pas d'enclavement.

Voilà une exploitation de mines qui a des communications insuffisantes, tellement détournées que l'exploitation n'est point assez profitable, donc peu possible ; elle demande une voie directe qui lui donne le moyen d'exploiter avec avantage ; sur la proposition du conseil des mines, elle obtient cette communication par voie d'expropriation. Cela ne s'obtient pas dans tous les cas, mais seulement dans le cas d'utilité publique, quand il importe à la province qu'on donne aux exploitants les moyens d'exploiter avec avantage. C'est ce qui a été soutenu devant la chambre et reconnu par elle quand elle a voté l'article.

Je citerai encore un autre exemple ; celui des servitudes établies par la loi. Il y a des servitudes d'utilité publique et d'utilité communale, mais il en est d'autres établies par la loi, pour l’utilité des particuliers ; l'article 649 du Code civil le dit d'une manière formelle. Quand vous cherchez les raisons de ces dispositions, vous trouvez toujours que c'est un motif d'intérêt public qui a déterminé le législateur. C'est cependant là encore une expropriation partielle au profit d'un particulier, mais pour un motif d'utilité publique.

Ainsi vous le voyez, c'est à tort qu'on a critiqué le projet de loi comme ayant introduit un principe nouveau.

Mais, a-t-on dit, il n'y a pas d'utilité publique au moins dans le Luxembourg, là au contraire l'utilité publique repousse la mesure.

Messieurs, il n'y a pas de doute à mes yeux que des terrains d'une étendue considérable ne puissent utilement être mis en culture au moyen du projet de loi qui vous est soumis ; s'il était vrai que cela n'eût pas lieu dans toutes les provinces du royaume, qu'il y eût des localités, des arrondissements, une province tout entière même où l'on ne pût pas faire un usage utile de la loi, ce ne serait pas un motif pour la repousser.

L'article premier du projet pose un principe ; il ne fait qu'autoriser le gouvernement a ordonner la vente des bruyères communales, pour cause d'utilité publique. Quant à l'application qui sera faite de cette disposition, ceci est une question tout à fait administrative. La question, j'en conviens, ne sera pas la même dans toutes les localités ; mais ces questions spéciales recevront une instruction spéciale et seront décidées en exécution de l'article que vous allez voter. La question de l’utilité publique appliquée à tel ou tel ouvrage, à telle ou telle aliénation, a toujours été considérée comme une question administrative, de la même manière que la question de dépossession et de juste indemnité a toujours été considérée comme une question judiciaire. En vertu du principe écrit dans la Constitution et dans les lois, le gouvernement peut déclarer l'utilité publique, il le fait tous les jours ; et les tribunaux appliquent les lois en ce qui concerne la dépossession et l'indemnité.

Du reste la chambre ne perdra pas de vue qu'il y a une garantie, une grande garantie donnée que l'on n'abusera pas de l'article, puisqu'il exige l'avis conforme de la députation permanente du conseil provincial ; et je ne pense pas que l'on puisse raisonnablement croire qu'une députation permanente serait disposée à autoriser l'aliénation forcée d'une propriété communale, alors que l'utilité publique n'exigerait réellement pas cette aliénation.

On ne peut donc pas raisonnablement hésiter à donner son assentiment au projet de loi, qui est conforme aux principes, et qui d'ailleurs offre toutes garanties contre les abus possibles.

On a soutenu qu'il fallait des lois spéciales pour autoriser ces aliénations : une loi pour chaque cas ; mais ce serait réellement transposer l'administration dans la chambre, et vous ne seriez même pas en mesure de vous prononcer en connaissance de cause. Ce serait contraire, d'ailleurs, à ce qui se pratique. La question de savoir s'il y a utilité publique à exproprier tel ou tel bien est une question que l'administration seule peut instruire convenablement et décider.

On a parlé des inquiétudes que le projet de la loi a excitées dans toute la province de Luxembourg. Effectivement, il est arrivé plusieurs pétitions, desquelles il paraît résulter que le projet y a été mal apprécié, et y a excité des inquiétudes.

Ces pétitions, du reste, ne sont pas aussi nombreuses qu'on pourrait le croire. Il y en a 17. Elles ne sont pas, pour la plupart, hostiles à la mise en culture des bruyères ; car il y en a 10, où l'on reconnaît l'utilité et la nécessité des défrichements. Ce sont les communes de Bras, Juseret, Orgeo. Villance, Saint-Médard, Tournay, Remagne, Sainte-Marie, Freux et Moircy.

Ces pétitions émanent, non pas des habitants, mais des conseils communaux de ces différentes communes. Dans toutes on proteste qu'il n'entre (page 773) pas dans la pensée des habitants de proscrire les défrichements, qu'ils les désirent et les cherchent même ; mais que les engrais manquent ; car, pour être efficaces, ils ne pourraient être faits, selon eux, qu'au moyen de beaucoup d'engrais. Ils expriment ensuite leur opinion sur le mode à adopter pour commencer le défrichement, et cela dans les termes suivants :

« Autoriser le partage entre les habitants d'une partie des bruyères communales, sous la condition de défricher dans un délai en rapport avec l'étendue des terres partagées, et chercher entre-temps les moyens de faire arriver dans le pays de nouveaux engrais et amendements paraît donc, quant à présent, la seule voie qui conduise au véritable défrichement. »

Ainsi l'on reconnaît dans ces pétitions qu'un défrichement partiel est immédiatement possible. Mais on demande que, pour y arriver, il soit fait un partage.

Si le projet a été accueilli favorablement dans le Luxembourg, ou du moins dans une partie du Luxembourg, il n'en est pas de même dans la Campine. Là, il a été reçu avec une très grande faveur. Nous avons reçu plusieurs pétitions qui le constatent.

L'une de ces pétitions, celle de la ville de Turnhout, s'exprime notamment ainsi, en ce qui touche le projet et les attaques dont il a été l'objet :

« L'expropriation forcée des propriétés communales semble d'abord une mesure un peu violente ; on a douté même de sa constitutionnalité. Mais dans quelle entreprise l'intérêt public peut-il être plus évident que dans celle de changer de vastes plaines improductives en prairies, en terres fécondes ? D'ailleurs, bien rarement sera-t-on forcé d'avoir recours à cette mesure. L'exemple sera entraînant, le résultat obtenu chez le voisin séduira la commune la plus récalcitrante. On ne pourrait, toutefois, sans danger, renoncer à cette faculté. Les préjugés sont enracinés ; on ne détruit que bien difficilement la routine par le raisonnement ; et souvent une administration communale convaincue n'oserait encore heurter l'obstination peu obligeante de ses administrés. »

Ainsi, tout en reconnaissant que bien des esprits sont disposés maintenant à accueillir favorablement la proposition du gouvernement, on constate que les préjugés dominent encore dans certaines localités, et qu'il serait imprudent de ne pas armer le gouvernement du moyen de faire céder ces préjugés devant la loi de l'intérêt général.

C'est ce qui résulte aussi de la pétition des habitants de la commune d'Arendonck : « Ce projet ne peut blesser, y est-il dit, que des préjugés funestes aux intérêts de la généralité. »

Ainsi quoique l'esprit soit considérablement modifié dans la Campine, cependant, les pétitions l'attestent, les préjugés n'ont pas complétement disparu ; il y aura encore çà et là de l'opposition aux mesures que le gouvernement pourrait prendre. Cependant si le gouvernement était armé du moyen de faire cesser cette opposition, alors il y aurait chance, selon moi, que toute résistance viendrait à disparaître ; alors, à la vérité, la loi ne serait pas appliquée ; mais elle ne serait pas appliquée, précisément parce qu'elle aurait été efficace. Ainsi, c'est bien loin de l'inutilité de la loi ; c'est l'efficacité de la loi qui résulterait de sa non-application. C'est parce que, sachant que le gouvernement est armé des moyens d'obtenir, avec l'aveu de la députation permanente, ce qu'il demande, on reconnaîtra l'inutilité de résister.

Je dois, messieurs, terminer par quelques observations en réponse à une autre objection qui a été faite contre le projet de loi dans la séance d'hier.

On a dit que ce projet de loi dépouillerait les habitants qui exercent des droits d'usage sur les bruyères communales sans les indemniser, et on a soutenu, par cette raison, qu'il fallait substituer à la disposition du projet de loi le partage des biens incultes entre les habitants.

J'ai peine à me rendre raison du fondement d'une pareille objection. Je me dis : Quel est donc le droit dont on veut indemniser ces habitants ? Ont-ils un droit ? En quoi ce droit consiste-t-il ? La propriété réside-t-elle sur le chef individuel de tel ou tel habitant ? Mais en aucune façon. Ils ne sont aucunement propriétaires. C'est une grande erreur de considérer les habitants d'une commune comme copropriétaires par indivis des biens communaux. Il n'en est absolument rien. La propriété réside exclusivement sur le chef de l'être moral qui est la commune. Mais aucun habitant n'a une copropriété indivise dans les biens. Cela est si vrai, que si demain un habitant va transférer son domicile dans une autre commune, il n'emporte avec lui absolument aucun droit. Donc il n'en avait aucun.

Je prends pour exemple les bruyères de la Campine. En quoi consiste le droit d'usage des habitants ? Ils vont couper quelques gazons de bruyère, soit pour la litière de leur bétail, soit pour les faire sécher et obtenir par là un misérable combustible ; et cela parce que cette bruyère est abandonnée et que le premier venu peut aller en tirer ce chétif produit.

Mais lorsqu'une commune met en culture une bruyère, est-ce qu'elle indemnise les habitants ? Quelqu'un oserait-il prétendre qu'une commune n'a pu défricher et mettre en culture, ou même faire vendre une bruyère sans indemniser les habitants de la commune du droit d'usage dont ils jouissent ? Cela n'est entré jusqu'ici dans l'esprit de personne et je crois que si l'on élevait une pareille prétention, on exciterait la risée générale.

Ainsi, messieurs, il n'y a aucun fondement dans l'objection qui a été faite. D'ailleurs, la vente de la bruyère n'empêche pas que la communauté d'habitants qui a été dépouillée de cette bruyère ne reste communauté. C'est la communauté qui subsiste, bien que la bruyère ait été vendue. C'est à la communauté que le prix ou l'indemnité est due.

Messieurs, l'heure étant fort avancée, je bornerai là mes observations. Je me réserve de prendre de nouveau la parole dans le cours de la discussion, s'il y a lieu.

- La séance est levée à 4 heures trois quarts.