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Chambre des représentants de Belgique
Séance du mercredi 22 avril 1846
Sommaire
1) Pièces adressées à la
chambre, notamment pétition relative à l’ophtalmie militaire (de Garcia)
2) Débat
relatif à la formation du nouveau cabinet ministériel. A. Rejet par le roi du programme libéral en raison
essentiellement de l’atteinte à la prérogative royale de dissoudre les
chambres ; B : droit de limoger les fonctionnaires et indépendance
des députés-fonctionnaires ; C : organisation de l’enseignement moyen
et ingérence cléricale dans celui-ci ; D : abandon de la politique
unioniste, formation d’un gouvernement homogène catholique et antagonisme
politique libéraux-catholiques ; E : réforme électorale ;
F : interventions présumées de membres de l’opinion catholique
(« pouvoir occulte ») dans l’avancement et la libération d’un
comptable de l’Etat condamné pour détournement de fonds (D, A, F, B, D (Verhaegen), D, B, C, F (d’Anethan),
F (Malou, Desmaisières, Verhaegen, d’Anethan), F, D, A,
E (Dolez), A, D (Malou)
(Annales
parlementaires de Belgique, session 1845-1846)
(Présidence de M.
Liedts.)
(page
1093) M.
Huveners procède à l'appel nominal à midi et un quart.
Il est procédé au tirage au sort des sections.
M. A. Dubus donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.
La rédaction en est adoptée.
M. Huveners communique l'analyse des pièces adressées à la
chambre.
PIECES ADRESSEES A LA CHAMBRE
« Le sieur Xavier Chasseur, ancien milicien,
atteint d'une maladie des yeux par suite de l'ophtalmie qu'il a contractée au
service, demande une pension. »
M. de Garcia. - Messieurs, il s'agit d'un malheureux qui a
contracté une ophtalmie dans les rangs de l'armée ; je ne sais s'il a droit à
une pension ; mais la chambre a voté des subsides pour venir au secours de ceux
qui ne se trouvent pas dans ces conditions. Je demande le renvoi de la pétition
à la commission, avec invitation de faire un prompt rapport. Le pétitionnaire
est dans le malheur, et il est urgent d'examiner si sa réclamation est fondée
et d'y faire droit, soit en la renvoyant au département de la guerre, si la
commission estime qu'il a droit à une pension, soit au département de la
justice si elle pense qu'il ne peut prétendre qu'à un subside.
- Cette proposition est adoptée.
________________
« Par dépêche en date du 21 avril, M. le ministre de
la justice (M. d’Anethan) transmet à la chambre plusieurs pièces
relatives à des demandes en naturalisation. »
- Renvoi à la commission des naturalisations
DISCUSSION SUR LES EXPLICATIONS DONNEES EN CE
QUI CONCERNE LA FORMATION DU NOUVEAU CABINET MINISTERIEL
M. Verhaegen. - Messieurs, les discours remarquables qui ont été
prononcés sur les bancs de la gauche, et le silence absolu que l'on garde
jusqu'à présent sur les bancs de la droite rendent ma tâche facile ; peut-être
même n'aurais-je pas pris part à la discussion, si dans une circonstance aussi
solennelle, je n'avais pas à apporter mon contingent.
L'on nous a demandé hier pourquoi était arrivé
au pouvoir l'honorable M. Van de Weyer et pourquoi il s'est retiré. Mais je
demande tout d'abord pourquoi est arrivé au pouvoir en 1841 l'honorable M.
Nothomb et pourquoi l'honorable M. Nothomb est tombé en 1845 ?
M. Nothomb est arrivé au pouvoir parce que le
sénat en 1841 a faussé le gouvernement représentatif dans son esprit ; parce
que par une adresse au Roi, résultat de la légèreté et de l'imprudence, il a
demandé le renvoi du ministère de 1841 ; cette adresse, personne, messieurs,
n'en a oublié la cause. Vous le savez tous, le parti clérical appuyé sur
quelques sommités aristocratiques ne voulait pas que les élections se fissent
sous un ministère libéral. Toujours c'a été la même tactique : si par exception
le pouvoir a été abandonné quelquefois au parti libéral, la camarilla a eu soin
de le lui arracher au moment où la moitié du pays allait être appelée à faire
choix de ses représentants.
M. Nothomb est arrivé, il ne vous l'a pas caché,
pour comprimer l'élan de l'opinion libérale ; il est arrivé pour présider aux
élections qui alors étaient prochaines, et qu'on ne voulait pas abandonner au
ministère Lebeau-Rogier.
Vous savez, messieurs, quel a été le résultat de
ces tentatives ; vous savez tous quelle agitation la présence de M. Nothomb a
produite dans le pays ; le gouvernement a été tellement honni, tellement
méprisé que pas une seule fois le pays n'a été interrogé depuis, sans que
quelques fauteurs de cette situation ne soient restés sur le carreau.
L'opinion publique a donc jeté depuis longtemps
son verdict dans la balance, et les partis ont eu le temps d'étudier son
jugement ; mais ni la camarilla, ni la majorité ne tiennent compte de ces
éloquents avertissements.
Vous, messieurs de la droite, qui prétendez que
la majorité représente le pays, avez-vous donc oublié qu'à la suite de
l'avènement Nothomb, vos principaux chefs sont restés sur le terrain électoral
? Avez-vous oublié que la partie intelligente de la nation a donné dans plus
d'une circonstance ses sympathies à notre opinion ? Ne comptez-vous pour
rien l'élan des grandes villes de Bruxelles, de Liège, de Gand et d'Anvers ? Ne
comptez-vous pour rien ce qui s'est produit à Tournay, à Mons et dans tout le
Hainaut, à Verviers, à Huy et dans d'autres villes de second et même de
troisième ordre ?
Mais M. Nothomb était fort, si je ne me trompe,
lorsqu'il était assis sur le banc ministériel, il était appuyé par la majorité,
au moins c'est ce qu'on s'efforçait de proclamer et dans cette enceinte et dans
certaine presse.
Si M. Nothomb était fort, pourquoi donc s'est-il
retiré ? M. Nothomb, quoiqu'ayant la majorité dans le parlement, s'est retiré
parce qu'il avait contre lui la majorité du pays ; il a compris ce que d'autres
ne comprennent pas, la juste réprobation de la nation ; d'après lui il ne
pouvait plus rester au pouvoir après les élections de 1845.
Nous connaissons donc la cause de l'avènement de
M. Nothomb, nous connaissons également la cause de sa chute, et je tiens à
répéter que, quoiqu’il eût la majorité dans les chambres, il a dû se retirer
devant l'expression des vœux du pays. Libre à vous, messieurs, après cela de
dire que la majorité de la chambre représente la nation ; libre à vous de dire
qu'il suffit de renouveler les chambres par moitié tous les deux ans, pour
obtenir une véritable représentation ; mais ce que vous ne dites pas, c'est
qu'à chaque renouvellement vous avez soin de vous emparer du pouvoir pour que
les élections puissent se faire sous votre patronage, et c'est bien par cette
raison qu'on n'a pas voulu de l'avènement d'un ministère libéral avec des
conditions de vitalité, jusqu'après 1847. Nous entrerons à cet égard dans
d'autres détails, quand nous serons arrivés à cette partie de la discussion.
M. Nothomb tombé, quelle devait être la conséquence
de sa chute ? La conséquence naturelle de sa chute devait être l'avènement d'un
ministère libéral d'après la portée que M. Nothomb lui-même avait donnée aux
élections de juin 1845, et que vous aussi, messieurs, dans un premier moment de
franchise, leur aviez assignée ; mais à cette époque vous nourrissiez encore
l'espoir de trouver un autre M. Nothomb ; vous nourrissiez encore l'espoir de
faire soigner, par personne interposée, les intérêts de votre parti.
Après plusieurs tentatives qui toutes restèrent
sans résultat, on crut devoir jeter les yeux sur un homme de la révolution qui
était pur et qui n'avait pas encore été compromis. On parla à cet homme de
dévouement, on alla le chercher à Londres, l'arracher à une position brillante
; on lui fit comprendre que le salut de l'Etat se trouvait attaché à son
avènement, que lui seul était l'homme de la position ; on fit un appel à son
dévouement à la royauté, à ses principes bien connus, Et alors quelle que fût
sa répugnance, cet homme se laissa entraîner. Mais ceux qui avaient jeté leurs
regards sur lui s'étaient trompés ; ils avaient compté sans leur hôte. L'homme
au moyen duquel ils avaient espéré remplacer le ministre qui venait de tomber,
est resté pur, il a résisté aux caresses du parti clérical, et vous savez,
messieurs, ce qui est arrivé.
Ici il faut bien que je dise toute ma pensée,
quelles que soient d'ailleurs mes sympathies pour l'individu : M. Van de Weyer
en arrivant en Belgique pour prendre les rênes du gouvernement a commis une
légèreté, une faute ; je ne me le suis pas dissimulé dès le principe, c'était
une faute que de venir s'associer à des hommes qui tous, sauf un seul,
appartenaient à l'opinion rétrograde.
En vain lui faisait-on des promesses brillantes
; en vain lui disait-on, comme on dit toujours dans des moments de crise, qu'il
s'agissait de fondre deux opinions, d'opérer une réconciliation entre les
partis sur les bases de l'ancienne union ; en vain lui disait-on qu'il était
l'homme par excellence, et que, par la force des circonstances, il deviendrait
le maître de la position.
Vous savez ce qui est arrivé de toutes ces
promesses, de toutes ces marques de sympathie.
C'était donc une faute, une légèreté ; car
l'honorable M. Van de Weyer avait par son avènement au ministère empêché
l'avènement d'un ministère libéral, dont l'heure était arrivée, après la chute
de M. Nothomb, consommée par les élections de juin 1845 ; ensuite M. Van de
Weyer s'est retiré en nous léguant le ministère de Theux, mais cette faute, je
dois le dire, a été suffisamment effacée par les services éminents qu'il a
rendus à notre opinion.
Pour mon compte, je lui sais gré de la conduite
qu'il a tenue pendant son court passage au ministère. C'est à lui, en effet,
que nous devons la condamnation à tout jamais des ministères mixtes. En
arrivant de Londres, il a cru de bonne foi pouvoir conduire les affaires à
bien, en proclamant le principe de l'union.
Il a cru que les hommes étaient autres qu'ils ne
sont en réalité ; il s'est trompé, et il a avoué son erreur ; mais au moins ses
tentatives, quoiqu'infructueuses, auront amené ce résultat, dont nous devons
être heureux, que les ministères mixtes sont à jamais condamnés.
M. Van de Weyer a rendu à notre opinion un autre
service et un service bien signalé, celui d'avoir montré au pays comment on
gouverne, quand on est franc et loyal. A une politique de duplicité il a
substitué une politique de franchise ; à une politique timide et méticuleuse,
il a substitué une politique de fermeté et de courage.
C'est lui (et n'y eût-il que cela, que ce serait
déjà un avantage considérable), c'est lui qui a arraché le masque à
l'hypocrisie et à l'intrigue ; car enfin le document que nous avons lu dans le
Moniteur a mis à découvert les prétentions de nos adversaires. Jusque-là il y
avait moyen peut-être d'équivoquer. Jusque-là ils pouvaient prétendre que leurs
exigences ne sont pas ce qu'elles sont en réalité. Mais aujourd'hui, que la
lutte s'est nettement (page 1094)
dessinée, les incrédules sont mis à même d’apprécier jusqu'où veut aller le
parti que nous combattons dans ses envahissements.
Encore une fois, c'est un service signalé que M,
Van de Weyer a rendu à notre opinion.
Il eût été à désirer sans doute que l'honorable
M. Van de Weyer eût pu, au sein de la chambre, venir donner des explications ;
car plus d’une fois, dans la discussion politique, et dans d'autres encore, on
s'occupera de lui. Les attaques devant être toujours suivies d'une défense, il
eût été dans les convenances de le mettre à même de répondre à ses détracteurs
devant le parlement. Eh bien, on a eu soin d'arranger les choses de telle
manière que M. Van de Weyer se trouve dans l'impossibilité de se présenter
désormais devant nous.
Messieurs, vous vous rappelez l'arrêté du 24
mars dernier, qui aura sans doute produit sur vos esprits la même impression
qu'il a produite sur le mien.
Cet arrêté a prorogé les chambres jusqu'au 20
avril.
Le vingt-quatre mars était le jour où
l'honorable M. Rogier avait déclaré qu'il considérait sa mission comme
terminée, et c'est ce jour même qu'est signé l'arrêté qui nous renvoie jusqu'au
20 avril, c'est-à-dire jusqu'à une époque où l'honorable M. Van de Weyer ne
devait plus être ministre.
Après cela, qui a signé cet arrêté ? C'est M. le
ministre de la justice. Je demanderai en vertu de quelle disposition de loi il
a posé un acte qui rentrait exclusivement dans les attributions de son collègue
de l'intérieur ?
M. le ministre de la justice (M. d’Anethan). - Je demande la parole.
M. Verhaegen. - Ce droit n'est pas dans ses attributions.
L'arrêté de prorogation devait être contresigné
par M. le ministre de l'intérieur, et le contreseing donné par. M. le ministre
de la justice est une faute grave dont il ne se justifiera pas quoi qu'il en
dise.
M. le ministre de la justice (M. d’Anethan). - Ce ne sera pas bien difficile.
M. Verhaegen. - Nous savons que rien n'est difficile pour M. le
ministre de la justice ; nous en avons la preuve dans ses conversions, dans ses
évolutions successives.
Vous avez vu comment l'honorable M. Van de Weyer
est arrivé et comment il est parti. Vous savez pourquoi on s'est débarrassé de
lui, nonobstant toutes les garanties qu'un lui avait données, malgré tout le soutien
qu'où lui avait promis.
Il est des membres de la droite, il en est un
surtout, qui, à certaine époque, appuyaient chaudement l'honorable M. Van de
Weyer. J'espère bien que ce membre, M. Dedecker, aura au moins quelque chose à
dire en sa faveur ; il s'était engagé d'ailleurs à combattre, le jour même de
sa formation, le ministère où siégerait l'honorable M. de Theux. Il est de deux
jours en retard.
Messieurs, convenons-en franchement, M. Van de
Weyer est tombé parce qu'il n'a pas voulu faire les concessions qu'on attendait
de lui ; parce qu'il n'a pas voulu jouer le rôle de son prédécesseur, parce
qu'il est reste ce qu'il était en arrivant, parce que les principes qu'il avait
apportés il les a conservés.
Honneur à lui ! S’il a commis une légèreté à son
avènement, il a rendu à notre opinion des services signalés pendant son passage
au pouvoir et nous devons lui en savoir gré.
Après la retraite de l'honorable M. Van de
Weyer, quelle ressource restait-il à ceux qui d'habitude donnent les conseils a
la Couronne pour la formation des ministères ? Il était impossible de recourir
encore à la mixture. Mixtures de choses, mixtures de personnes, étaient à
jamais condamnées. Il fallait un ministère homogène.
Cette fois-ci, on n'a pas pu méconnaître que,
sans aller à l'encontre du vœu exprimé par la nation, il fallait s'adresser à
l'opinion libérale ; on fit enfin ce qu'on aurait dû faire lorsqu’on eut la
malencontreuse idée, en 1841, de s'adresser à M. Nothomb ; on s'adressa donc à
l'opinion libérale. Je ne parle pas d'un autre essai intermédiaire. Il est des
incidents qui ne valent pas la peine d'être notés.
Mais l'opinion libérale à laquelle on venait de
s'adresser avait, comme de raison, à prendre ses précautions. L'appel qu'on
faisait à cette opinion était-il bien sincère ? C’était ce dont il fallait tout
d'abord se convaincre.
D'après un discours qui a été prononce par
l'honorable M. de Theux, dans une des premières séances, il semblerait vraiment
que lorsqu'il s'agit de constituer un cabinet, il ne faut consulter que les
intérêts de ceux qui font partie de la combinaison ; car, à dit M. de Theux, si
des ministres rencontrent tôt ou tard une opposition trop vive, il leur reste
toujours le moyen de se retirer. Mais, d'après moi, il y a autre chose à
consulter, lorsqu'il s'agit de former un cabinet, que les intérêts individuels
des futurs ministres ; il y a à consulter et avant tout les intérêts de
l'opinion à laquelle appartiennent ceux qui doivent faire partie de la
combinaison.
C'est cet intérêt, nous devons l'en remercier,
que l'honorable M. Rogier a consulté tout d’abord, en homme d’Etat
consciencieux. Il ne s'agit donc aujourd’hui de l’honorable M. Rogier
isolément ; il s’agit de tous les amis qu’il s’était associés. Je dis même
qu’il s’agit de l’opinion libérale tout entière qu’on voulait (si l’appel était
sincère) charger de la direction des affaires du pays.
L’honorable M. Rogier a fort bien compris que
pour donner à son cabinet de la constance, il devait y faire entrer les
diverses nuances de l’opinion libérale. Toutes satisfactions ont été données
sur ce point. Toutes les nuances de l’opinion libérale se trouvaient dans la
combinaison que l’honorable M. Rogier a soumise au Roi.
L’opinion à laquelle on voudrai donner le nom
d’ « ultra-libérale », il n'en existe pas dans cette chambre. Il
peut y avoir des nuances plus ou moins tranchées de l'opinion libérale, mais je
le répète, je ne conçois pas dans cette enceinte une opinion ultra-libérale.
Toutes ces nuances se trouvaient représentées
dans la combinaison présentée au Roi, et j'ai des raisons de croire qu'il n'y a
pas eu de répugnance sur les noms.
Il s'agissait ensuite de formuler un programme,
et surtout dans ce programme il s'agissait de formuler des conditions de
vitalité. Je pense, messieurs, et ici je ne m'adresse encore une fois qu'à ceux
qui ont donné leurs conseils à la Couronne dans cette occurrence, que lorsqu'il
s'est agi de prendre égard à ces conditions de vitalité, à ces conditions
d'existence, on a reculé, et que c'est alors que la mission de l'honorable M.
Rogier a échoué.
Je conçois très bien que si l'on avait pu faire
arriver au pouvoir pour quelque temps, pour un an et plus peut-être, les hommes
de l'opinion libérale ; que s'il avait été permis à ceux qui siègent sur
d'autres banc que les nôtres, de miner le ministère ainsi composé, de le tuer a
petit feu, de le laisser vivre, en un mot, misérablement jusqu'à la veille des
élections prochaines, on eût été parfaitement d'accord et que tous les noms
eussent été adoptés ; qu'y eût-il en même temps dans cette enceinte une opinion
ultra-libérale, on eût encore accepté les noms appartenant à cette opinion ;
mais ce qui ne sera douteux pour personne, c'est qu'avec des conditions de
vitalité, il n'était pas permis au Roi de choisir dans les rangs libéraux.
Toujours la tactique de nos adversaires a été la même : M. Nothomb n'est arrivé
en 1841, comme je l'ai déjà dit, que pour empêcher l'opinion libérale de
présider aux élections, pour comprimer les élans de cette opinion !
Si l'on voulait sérieusement un ministère
libéral, il fallait lui donner les moyens de vivre. 1841 n'était-il pas une
leçon pour ceux que l’on conviait en 1846 à prendre les rênes du gouvernement.
N'avons-nous pas vu, en 1841, contre le ministère Lebeau-Rogier, une opposition
tracassière, systématique, mesquine, de tous les jours, jusqu'au point de
combattre le ministère au sujet d'une loi sur l'entrée des foins et de la
paille ? Nous soutenions, nous, le ministère à cette époque, et nous nous en
félicitons, nous que l’on a signalé au pays comme des opposants quand même.
Messieurs, en maintes circonstances nous avons,
soutenu le gouvernement ; nous avons appuyé ses propositions lorsqu'elles
étaient bonnes ; et non seulement nous avons soutenu le ministère de nos amis
politiques, mais nous avons soutenu aussi le ministère de nos adversaires,
lorsqu'il nous présentait de bonnes mesures, des projets que nous croyions
utiles au pays. Nous avons même été quelquefois plus gouvernementaux que les
ministres eux-mêmes, surtout lorsqu'il s'est agi de la prérogative royale.
En 1841, époque néfaste, cette opposition
systématique se montrait dans tous les actes, et 1841 ne devait pas être perdu
en 1846 pour ceux-là même qui avaient été l’objet de ces attaques incessantes,
de cette opposition tracassière.
Il fallait donc des conditions de vitalité, des
conditions d'existence ; il fallait d'ailleurs stipuler d'autres conditions qui
ont fait l'objet du programme présenté par M. Rogier. Les représentants des
diverses nuances de l'opinion libérale, dans le nouveau cabinet, étaient tombés
d'accord, par des concessions réciproques, sur ces conditions. C'est,
cependant, messieurs, cette même opinion que l’on s'est permis de signaler
comme incapable de prendre les rênes du gouvernement, comme se trouvant dans l'impossibilité,
non seulement de gouverner, mais même de s'organiser. Eh bien, cette opinion
s'était organisée, s'était mise d'accord et était prête à s'asseoir sur le banc
ministériel.
Messieurs, vous connaissez les grands principes
du programme de l'honorable M. Rogier, et tous, je pense, nous y adhérons.
Pour la loi de l'instruction moyenne, c’était
l'indépendance du pouvoir civil dans tous ses degrés. Cette indépendance civile
était le principe fondamental du projet de l'honorable M. Van de Weyer.
Quant à la loi du fractionnement, mais le
retrait de cette loi n'eût pas effrayé le moins du monde la majorité. Car je
pense que la majorité s'empresserait de voter ce retrait, si l’occasion lui en
était offerte. Soyons francs, messieurs, la loi du fractionnement n'a pas
répondu à votre attente. Bien des hommes qui appartenaient à votre opinion sont
restés dans les élections municipales sur le terrain par suite de cette loi, et
si une fausse honte ne vous avait retenus, je crois que vous en auriez déjà
demande vous-mêmes le retrait.
Mais enfin ce retrait était le résultat d'une
conciliation entre les diverses nuances de l'opinion libérale. Tout le monde y
avait donné son adhésion.
Il en est de même de la nomination des
bourgmestres en dehors du conseil, de l'avis conforme de la députation
permanente.
Venaient ensuite d'autres conditions sur
lesquelles on a surtout insisté, et que j'appelle les conditions de vitalité.
La première était relative à la dissolution des
chambres. La seconde était relative à des mesures défensives contre les
fonctionnaires publics.
J'ai entendu, messieurs, de singulières théories
sur les bancs ministériels, quant à la dissolution des chambres : il semblerait
vraiment que chaque fois qu'un ministère nouveau prononce le mot de
dissolution, il se mette immédiatement en guerre avec la Couronne, qu'il porte
atteinte à ses prérogatives. Cependant, messieurs, je n'ai pas besoin de
démontrer (on l'a fait à satiété) que la dissolution des chambres est une des
conditions qui tiennent à l'essence du gouvernement représentatif, dans tous
les pays constitutionnels ; dans la vieille Angleterre par exemple, dont on a
tant parlé, c'est la condition sine qua non.
On vous a dit, messieurs, et la démonstration a
été complète sur ce point, que la dissolution n'avait été demandée que pour des
cas déterminés.
(page
1098) Mais ici les ministres ne sont pas d'accord entre eux sur les
conséquences de cette demande ; car les uns admettent la dissolution pour des
cas déterminés, et les autres, de la manière dont ils s'expriment, semblent la
rejeter.
Personne, messieurs, ne peut contester que la
dissolution immédiate n'eût pas été une atteinte portée à la prérogative
royale. Elle était même la conséquence nécessaire de l'appel fait à l'opinion
libérale que vous soutenez être minorité dans cette enceinte. Du moment que la
Royauté faisait un appel à la minorité, la dissolution des chambres devait être
sous-entendue comme condition essentielle, comme condition première de
l'avènement de cette minorité. Il faudrait que des hommes ne se respectassent
pas eux-mêmes pour venir répondre à l'appel de la Couronne, sûrs qu'ils
seraient, le lendemain de leur avènement, d'être renversés par la majorité,
s'ils n'avaient pas quelque moyen pour lui résister.
Ainsi la dissolution était une condition de
vitalité pour le cabinet nouveau, et la dissolution des chambres circonscrite à
des cas déterminés, ainsi qu'on vous l'a prouvé, ne pouvait pas être considérée
comme une atteinte à la prérogative royale, car la dissolution immédiate, de
l'aveu de tous, aurait pu être demandée sans inconvénient.
Mais, messieurs, ces hommes qui nous parlent
toujours de prérogative royale, qui ont toujours sur les lèvres les mots de
royauté, de droits de la Couronne, sont-ils bien sincères ou bien ne jouent-ils
en définitive que le rôle de courtisans ?
Non, messieurs, chaque fois que l'occasion s'est
présentée de consacrer par un vote ou par un acte une des prérogatives royales
écrites dans la Constitution, ce n'est pas sur les bancs des ministres, ce
n'est pas sur les bancs de la droite, mais c'est uniquement sur les bancs sur
lesquels nous avons l'honneur de siéger que l'on a trouvé les défenseurs les
plus ardents, les plus zélés de ces prérogatives. Je n'ai qu'à citer pour cela la
discussion sur la loi du jury d'examen.
M. le ministre des finances (M. Malou). - Et sur la nomination des bourgmestres.
M. Verhaegen. — Ce n'est pas l'honorable M. Malou qui peut se
récrier à cet égard ; car le gouvernement n'a pas accepté la position qu'il
voulait lui faire, dans son système d'excentricité.
Mais enfin, messieurs, pourquoi épiloguer,
lorsque des actes et des actes récents nous démontrent quel cas vous faites de
la prérogative royale ? Et comme le fait que je vais vous signaler est beaucoup
plus important que tous les autres, c'est à ce fait que je bornerai sur ce
point mes réflexions.
Le ministère, messieurs, dans une circonstance
solennelle, vient d'enlever au Roi le droit de grâce. J'entends parler d'une
affaire qui a eu lieu au commencement de ce mois, de l'affaire du nommé Retsin,
en dernier lieu receveur des contributions à Jemmapes.
Pour bien apprécier la portée de cet acte, qui a
été posé par M. le ministre de la justice et sous la responsabilité, sans
doute, de tout le cabinet, car je ne pense pas qu'on veuille l'isoler...
M. le ministre de la justice (M. d’Anethan). - C'est antérieur à la formation du cabinet.
M. Verhaegen. - Je pourrais démontrer le contraire en citant les
dates, mais si vous tenez à être blâmable tout seul, je le veux bien.
M. le ministre de la justice (M. d’Anethan). - J'accepte volontiers la responsabilité de
cet acte.
M. Verhaegen. - Pour bien apprécier, dis-je, la portée de cet
acte, il faut connaître d'abord quel est l'individu. Cet individu, messieurs,
est un ancien domestique d’un nonce du pape. Il vendait des reliques ; et son crédit
était tel que dans une visite domiciliaire que l'on a faite chez lui, on a
trouvé une correspondance avec des personnages très-haut placés et même des
blancs seings de certain évêque pour constater l'authenticité de certaines
reliques à volonté.
Voyez de quelles faveurs cet homme sans
antécédents aucuns a été comblé :
Au mois d'avril 1841, Retsin est nommé commis
adjoint au secrétariat-général des finances aux appointements de 600 francs ;
mais sa position est telle qu'il ne se donne pas même la peine de se faire
installer ; immédiatement, il est nommé receveur des contributions à Rethy avec
un minimum de remise de 1,900 francs.
A peine en fonctions, il donne lieu à des
plaintes réitérées de la part du directeur d'Anvers qui demande son déplacement
; il est nommé receveur à Moerkerke avec un minimum de 2,400 francs. Plusieurs
plaintes sont adressées contre Retsin par le directeur de Gand. Retsin n'était
presque jamais à son poste, se moquait de son contrôleur, lui disant que ses
visites l'obsédaient.
Le directeur de Gand demande à cor et à cris
qu'on le débarrasse de cet homme, n'importe comment ; et savez-vous comment on
l'en débarrasse ? En nommant Retsin à Jemmappes avec un appointement de 5 à 6
mille fr. ! (Interruption). Je
ne signale pas un seul fait qui ne soit exact, et je défie qu'on me donne un
démenti.
Ainsi voilà un homme qui, en 2 ans et demi, a eu
une des plus belles recettes du royaume, grâce à son inconduite, à ses
irrégularités, à son insolence. Mais il appartenait au parti clérical, il avait
été domestique d'un nonce du pape. Il vendait des reliques. (Interruption.) Il en fabriquait, dit-on,
cela va de soi ; aussi d'après un renseignement qu'on vient de me donner, et
qui est constaté par les pièces de la procédure, lorsque l'on a fait la visite
domiciliaire chez lui, on a trouvé dans sa cave un crâne portant pour
inscription : « Crâne de sainte Dorothée » et vérification faite on a reconnu
que c'était un crâne d'homme, un crâne d'un fumeur, car le tabac avait laissé
des traces sur les dents. Eh bien, messieurs, cet homme qui s'est avancé avec
la rapidité de l'éclair, c'est à Jemmapes qu'il a puisé dans la caisse qui lui
était confiée, c'est à Jemmapes qu'il a volé le trésor !...
Poursuivi devant le tribunal correctionnel, il
fut l'objet des prévenances de certains coryphées du parti catholique ; des
démarches nombreuses furent faites pour arrêter cette poursuite ; mille et
mille moyens, les uns peu plus délicats que les autres, des menaces même,
furent mis en œuvre ; mais la justice, mais le pouvoir judiciaire, que nous
voyons encore cette fois garantir des droits que d'autres voudraient fouler aux
pieds, des droits sacrés, ceux de la société tout entière, le pouvoir
judiciaire a été inexorable et nonobstant toutes les recommandations de seigneurs
très-haut placés, la poursuite a été portée à fin et la justice a sévi. Trois
avocats chargés de défendre Retsin, trois avocats distingués du barreau de
Mons, après avoir entendu l'instruction, sont venus déclarer à l'audience (fait
dont les annales de la justice n'offrent pour ainsi dire pas d'exemple) sont
venus déclarer qu'ils ne pouvaient pas donner leur appui à Retsin, que les
faits étaient constants, que la défense était trop odieuse pour qu'ils pussent
s'en charger. Retsin avait, comme on me le fait remarquer, accusé le commis qui
travaillait sous ses ordres, il l'avait calomnié, il avait cherché à le faire
poursuivre et à le mettre à sa place, en lui attribuant les vols dont lui a été
reconnu judiciairement l'auteur.
Le réquisitoire très remarquable de M. de
Marbaix, procureur du roi, signale tous les faits non seulement les faits de la
prévention, mais aussi les faits moraux qui s'y rattachent ; aussi Retsin a été
condamné au maximum de la peine, à cinq années de prison. Appel fut interjeté ;
deux avocats furent chargés de la défense ; ces avocats, comme ceux de Mons,
ayant examiné le dossier, déclarèrent la défense impossible, et dès lors Retsin
fut obligé de se désister de l'appel et le jugement de Mons acquit l'autorité
de la chose jugée.
Voilà donc Retsin définitivement condamné à 5
années d'emprisonnement. Mais la protection va encore lui servir à quelque
chose. (Interruption.) Comme on me le
fait remarquer, à mes côtés, pendant la procédure, pendant les débats, Retsin
menaçait même ses juges ; il leur déclarait en face que s'il était condamné, il
ne resterait pas six mois en prison. Du reste, il a fait des menaces encore à
d'autres personnes, à des hommes très-haut placés, et si quelqu'un osait me
donner un démenti, je ne dis pas que je ne me déciderais pas à citer des noms
propres ; mais jusque-là je m'en abstiendrai.
Condamné définitivement, Retsin n'avait plus
qu'un moyen, c'était une requête en grâce. Il était convaincu qu'il devait
obtenir grâce pleine et entière d'après toutes les promesses qui lui avaient
été faites, la clémence royale ne pouvait pas se taire quand il s'agissait d'un
pareil homme. ; mais malheureusement pour lui, heureusement pour la société,
les avis du parquet furent défavorables ; il y eut avis contraire du parquet de
Mons, avis contraire du parquet de Bruxelles et dès lors il fut impossible
d'accorder la grâce. On essaya, mais on n'osa point et vous allez voir,
messieurs, ce que fit M. le ministre de la justice. Je suis obligé de dire ici
toute ma pensée ; je l'ai dit quelquefois et, je le répète, dans cette
circonstance : A aucune époque il n'a existé un ministre aussi dévoué au parti
dominant que M. le ministre de la justice ; il ne peut rien lui refuser.
Il était complétement impossible d'accorder la
grâce de Retsin, elle lui fut refusée, mais que fit-on ? On fit prendre d'abord
par S. M. un petit arrêté pour lequel on n'avait pas besoin d'avis des parquets
; cet arrêté autorisait Retsin de rester à Bruxelles au lieu de subir sa peine
à St-Bernard ; et ainsi, Retsin était mis à même de recevoir comme par le passé
les visites de certains marquis, comtes et barons, sénateurs et représentants.
Le directeur est les employés de la prison le considéraient comme un grand
personnage, car il leur promettait même sa haute protection, il déclarait
d'ailleurs ouvertement que ce n'était que pour la forme qu'il était encore là
et qu'il sortirait bientôt.
Eh bien, messieurs, le 5 avril, si je me trompe
(et ce serait sur la date seule que je pourrais me tromper, parce que je n'ai pas
ma note sous les yeux), les portes de la prison lui furent ouvertes et on lui
dit :« M. Retsin, vous pouvez vous en aller, » et il s'en alla seul et sans
escorte.
Messieurs, j'ai été voir le registre d'écrou, et
pour que M. le ministre de la justice n'ait pas de reproche à adresser à
l'employé, je m'empresse de déclarer que je me suis présenté en qualité de
représentant pour demander officiellement ce renseignement ; eh bien, cet homme
est sorti de prison, cet homme que vous connaissez d'après le tableau que je
viens de tracer et dont il n'y a rien à retrancher, cet homme est sorti de
prison par ordre de M. le ministre de la justice ; c'est ce que porte le
registre que j'ai vérifié.
Et savez-vous, messieurs, lorsque la presse
libérale s'est émue d'une pareille injustice commise par M. le ministre de la
justice, ce qu'on a fait écrire par certains journaux dévoués au ministère ? On
a fait écrire par ces journaux que Retsin était sorti de prison parce qu'il
était malade, comme s'il n'y avait pas d'infirmeries dans les prisons, comme
si, lorsqu'un homme condamné à cinq années de prison a besoin d'être soigné
dans une maison de santé, on ne pouvait pas l'y faire conduire par des
gendarmes. Mais, messieurs, il n'est rien de cette maladie. Retsin n'a jamais
été malade ; le geôlier l'a laissé sortir sur l'ordre de M. le ministre de la
justice, et il ne s'est enquis de rien de plus. Le médecin de la prison n'a pas
été consulté ; aucun médecin n'a été appelé à donner son avis sur l'état de ce
prétendu malade.
Et où est allé Retsin ? Il est allé à Mons,
porteur, si mes renseignements sont exacts, d'un mandat de 550 fr., délivré par
le gouvernement sur le directeur du trésor, à compte des intérêts de son
cautionnement...
M. Dolez. - Le fait est certain.
(page
1096) M. le
ministre des finances (M. Malou). - Je demande la parole.
M. Verhaegen. - Cet homme s'est montré partout à Mons ; il est
allé narguer ses juges ; il a osé dire : « Vous voyez bien qu'on a dû me
laisser sortir de prison... »
M. Dolez. - Il a fait plus, messieurs il disait à ceux qu'il
avait connus : « Mes amis sont au pouvoir ; voulez-vous des places ?... »
M. Fleussu. - Quelle immoralité !
M. Verhaegen. - Voilà de la justice ! après cela, il vous sied
bien de parler de la prérogative royale. Il vous appartient bien de prétendre
que vous ne subissez pas les influences du parti clérical, alors que le fait
que je viens de narrer ne laisse aucun doute sur cette influence et que l'acte
illégal, monstrueux que vous vous êtes permis, en haine de la chose jugée et au
mépris de la prérogative royale, vous a été imposé par ce pouvoir occulte dont
vous êtes le très humble serviteur.
Si M. le ministre de la justice reste sur ce
banc, je lui signalerai plus tard d'autres faits à peu près de la même nature,
et sur lesquels j'attends encore des renseignements. !
Messieurs, j'aurais beaucoup de choses à dire sur
les diverses questions qui se sont agitées hier ; comme les détails dans
lesquels j'ai été obligé d'entrer, m'ont pris plus de temps que je ne croyais,
force me sera dès lors d'abréger mon discours.
On a fait au cabinet libéral projeté un grand
grief, en ce qui concerne les mesures défensives contre les fonctionnaires
publics. Mais les membres de ce cabinet n'entendaient pas appliquer ces mesures
aux fonctionnaires à raison de leurs votes dans cette chambre ; ces mesures ne
devaient atteindre que les fonctionnaires publics, en dehors de cette enceinte,
au point de vue administratif seulement. Quel reproche a-t-on donc à adresser
de ce chef aux membres de ce cabinet ? Quoi ! un fonctionnaire public, en
dehors de cette chambre, refusera au cabinet son concours administratif, et le
ministre devra, bon gré mal gré, maintenir cet homme dans ses fonctions !
Je cite un exemple. Je suppose qu'un arrêté
royal, revêtu de toutes les formalités nécessaires et contresigné par le
ministre, soit envoyé à un gouverneur de province, pour être immédiatement mis
à exécution ; je suppose, pour être plus précis un arrêté royal du 11 mars,
expédié en province le 14, à fin d'exécution. Il s'agit par hasard de la
nomination d'échevins ; il faut installer ces fonctionnaires ; toutefois le
gouverneur désapprouve cet arrêté, il ne l'exécute pas ; il arrive même à
Bruxelles pour faire des observations ; l'arrêté est sur le point d'être
publié, et la publication est arrêtée ; la presse s'en émeut, on finit par
avoir peur, on recule, on fait la publication, mais en rajeunissant l'arrêté de
10 jours. Pareilles choses, messieurs, ne se passent qu'en Belgique. Eh bien !
si j'étais ministre de l'intérieur, je le déclare hautement, je destituerais à
l'instant le gouverneur qui se serait permis une pareille incartade.
Il me reste maintenant, messieurs, à m'expliquer
sur le ministère actuel et sa composition, et en même temps à dire quelques
mots de la possibilité d'un ministère libéral.
Un ministère libéral homogène était possible, un
ministère catholique pur ne l'est pas.
Deux instincts partagent et divisent le monde
politique, l'instinct de conservation et l'instinct de progrès.
Le parti catholique pur repousse tout esprit de
progrès. Pour lui cet esprit est l'esprit de mort.
C'est à cet ennemi que le souverain pontife
s'attaque lorsqu'il fait mourir tant de nobles victimes « qui sont nos
frères à nous », et lorsqu'il condamne les efforts que l'infortunée
Pologne fait pour s'affranchir ; c'est au progrès que le même souverain s'est
attaqué, lorsque dans sa célèbre encyclique il a condamné la liberté des
cultes, la liberté de penser, la liberté de la presse, le droit d'association
et toutes ces institutions qui nous sont si chères ; que dis-je ? il attaquait
alors tout à fois et l'instinct de progrès et l'instinct de conservation. Que
deviendrions-nous en effet sans ces institutions fondamentales sur lesquelles
reposent et notre système politique et notre liberté et notre bonheur ?
Si le parti catholique repousse le progrès,
obéit-il au moins à l'instinct de conservation ? Nullement. Le rêve de ses
nuits, de ses jours, ce n'est pas le présent mais le passé ; ce qu'il veut,
c'est le retour aux traditions perdues, c'est la suprématie du clergé. Il y a
incompatibilité complète pour un ministère catholique pur entre ses pensées
véritables et sincères et le respect de nos institutions, car l'encyclique du
15 août 1832 condamne en termes explicites toutes les libertés que nous
assurent les articles 14, 15, 17, 18, 19 et 20 de notre pacte fondamental. Le
cœur d'un ministère catholique est au passé et non au temps présent. Aussi ne
peut-il se proclamer conservateur sans que le pays doute ; et lorsqu'il réclame
le titre de ministère progressif, il se donne une légère teinte de ridicule.
Le ministère catholique pur que vous voyez sur
ces bancs a derrière lui toute son histoire ; ses antécédents sont connus, il
est tout vieux de ses réactions passées, et il vient vous dire qu'il fera de la
politique modérée et conciliante, comme si les hommes pouvaient ainsi changer
d'opinion comme d'habits, et comme si Napoléon n'avait pas dit avec raison :
Les bleus seront toujours bleus ; les blancs seront toujours blancs.
M. Castiau. - Et les noirs seront toujours noirs.
M. Verhaegen. - D'ailleurs des faits nouveaux et récents sont
venus rappeler les faits anciens : N'a-t-on pas vu M. de Theux, à peine assis
dans le fauteuil de l'intérieur, rétablir ce cabinet noir d'odieuse mémoire, où
se traitent aujourd’hui les affaires les plus importantes ? ne l'a-t-on pas vu
dès son avènement bouleverser de fond en comble les propositions de son
prédécesseur qui avaient reçu l'approbation de la Couronne et auxquelles il ne
manquait plus que le sceau pour être converties en arrêtés royaux ?
Voilà le secret de cette opposition formidable
qui tournoie autour du ministère nouveau comme une tempête. Le pays sait bien
que le ministère de Theux ne satisfera aucun de ses besoins, n'obéira à aucune
de ses justes exigences, ne suivra aucun de ses instincts salutaires. Le
ministère des six MM. Malou est impopulaire, antinational parce que la nation
ne juge point les hommes sur des paroles, mais sur des faits, et qu'il y a une
montagne de faits qui s'élève contre le nouveau cabinet. A diverses reprises le
pays s'est énergiquement prononcé. M. Nothomb est tombé sous les victoires du
parti libéral ; la politique mixte qui se disait moins anti-conservatrice et
moins anti-progressive que la politique catholique, la politique mixte a
succombé, et le parti libéral doit être très satisfait, le pays doit se réjouir
de voir au timon des affaires M. de Theux, M. Malou, M. Dechamps et M.
d'Anethan ! L'avenir prouvera l'inanité de ces espérances.
Un cabinet catholique homogène ne peut donc être
ni conservateur ni progressif. Il doit froisser le pays dans ses deux instincts
les plus puissants. Voilà pourquoi la nation ne veut pas d'un ministère
catholique homogène.
C'est aussi le motif pour lequel elle réclame un
ministère libéral homogène. Le libéralisme, c'est la conciliation de l'instinct
de conservation et de l'instinct de progrès. On a reproché au libéralisme
d'être une doctrine négative, bonne pour renverser, incapable de constituer ;
c'est une grave erreur ou une pauvre calomnie.
Le libéralisme assigne à l'esprit de
conservation et au désir du progrès leurs domaines respectifs.
Il entoure de sa vénération les principes
constitutionnels de l'Etat. La Constitution a établi des moyens de révision
pour elle-même : eh bien ! le libéralisme, unanime en ce point, proclame à
la face du pays, que son respect pour la Constitution est tel qu'il ne demande
aucune réforme dont l'accomplissement doive entraîner cette révision. Les
institutions constitutionnelles sont pour nous libéraux, pour nous tous, comme
les bases mêmes de la société. Sur ce point il n'y a point de nuances dans le
libéralisme, il n'y a pas de désaccord possible.
La devise de notre écusson, c'est : La
Constitution, rien que la Constitution, mais aussi toute la Constitution. C'est
ainsi que nous faisons la part de ce besoin de conservation qu'on pourrait
appeler le bon génie de la société ; et contre cette bonne foi qui nous est
commune à tous, la calomnie vient se briser. Plus le pays nous a connus, plus
il nous a estimés. Nous grandirons encore dans son estime par les efforts que
nous faisons, en ce moment, pour obtenir justice des tentatives d'un parti qui,
se sentant mourir, veut mourir au pouvoir !
La part de la conservation faite, le libéralisme
applique le progrès au développement régulier des institutions fondamentales.
C'est là qu'est le terrain des réformes ; c'est là que le pouvoir civil doit
montrer son indépendance pour obéir à l'esprit même de nos institutions ; c'est
là qu'il faut se rapprocher de plus en plus et progressivement du type de la
justice et de la lumière éternelles.
Mais l'esprit de réforme va plus ou moins loin,
suivant la tendance des idées et l'a perception des besoins. Dans le
libéralisme, il y a des libéraux plus ou moins progressifs. S'ensuit-il qu'il y
ait désaccord entre eux ? Nullement : tout ce qu'il faut pour l'union complète
de tous les éléments dont se compose le libéralisme, c'est un peu de patience
chez les uns, un peu d'abnégation chez les autres. On ne diffère, ni sur le
principe, ni sur l'application du progrès. C'est le quantum seul sur lequel on
doit s'entendre, et l'opinion libérale est prête à tous les ménagements
compatibles avec son principe lui-même.
La nation réclame donc un gouvernement libéral
parce qu'elle sait qu'il est seul propre à lui donner ce qu'elle veut, le
premier de ses besoins : la conservation religieuse des institutions
fondamentales accompagnée d'un juste progrès et d'un sage esprit de réforme.
En vain insinue-t-on que l'opinion libérale ne
sait pas même s'organiser. Rappelez-vous, messieurs, en 1828 et 1829, alors
nous étions vos alliés, n'avons-nous pas marché avec discipline et ensemble ?
Le libéralisme a-t-il fait preuve alors d'intelligence ?
Nous ne pouvons rien constituer, dites-vous ;
oubliez-vous donc que, libéraux et catholiques, nous avons constitué, en commun
la nationalité belge ? Oubliez-vous que les principes introduits dans la
Constitution sont nos principes ? Oubliez-vous que le parti libéral est le seul
national, parce que seul il obéit, parce que seul il peut obéir à l'esprit des
institutions que la nation s'est données ?
Le libéralisme au pouvoir, c'est le retour à
1830, c'est le retour à l'esprit de liberté et de nationalité. Voilà pourquoi
le pays demande un ministère libéral.
En
présence de cette obstination à se refuser aux vœux du pays, peut-on trouver
étrange que le pays s'organise ? Et les doléances exprimées hier d'une manière
si doucereuse par M. le ministre de l'intérieur, quant au projet d'association
qui occupe les esprits, ne sont-elles pas intempestives ? Oui, nous l'avouons
avec orgueil, l'opinion libérale va féconder en grand le germe d'association
qui se trouve dans son sein. Elle va prouver à tous qu'elle peut édifier.
Respect à ses efforts de la part de la droite, encouragement de la part de la
gauche !
En résumé, vous êtes au pouvoir, messieurs, par
un malentendu ou par un subterfuge, et vous n'y resterez pas. Il faut plaindre
ceux qui bravent leur pays, et qui après avoir promis leur opposition à un
ministère de six MM. Malou consentent à faire partie d'un tel ministère ; mais
il faut remplir son mandat. Je ne le remplirais pas, si je ne disais pas à la
chambre et au pays que le ministère de Theux est un contre-sens malheureux,
s'il n'est une calamité véritable pour la Belgique !
(page
1097) M. le
ministre de la justice (M. d’Anethan). - Messieurs, je ne suivrai pas
l'honorable M. Verhaegen dans la revue rétrospective qu'il a faite, en
s'occupant de ce qui était arrivé à l'honorable M. Nothomb depuis 1841.
L'honorable M. Verhaegen a cru également devoir s'occuper de l'adresse qui a
été votée au sénat on 1841, alors qu'un ministère appelé libéral était aux
affaires. Des discussions nombreuses ont eu lieu sur tous ces points, et je ne
pense pas qu'il entre dans les intentions de la chambre de renouveler ces
débats qui doivent être considérés comme étant complétement épuisés.
L'honorable M. Verhaegen a dit cependant une
chose que je dois répéter à la chambre ; l'honorable membre a déclaré que
l'honorable M. Nothomb s'était retiré en 1845, bien qu'il eût toujours eu dans
la chambre une incontestable majorité ; or, c'est ce qu'on a toujours contesté
au ministère de M. Nothomb, dont pendant deux ans un de mes collègues actuels
et moi nous avons eu l'honneur de faire partie. (Interruption.) Oui, messieurs, on a toujours prétendu que ce
ministère pouvait bien, dans certaines circonstances, peut-être, obtenir
l'appui des votes de la majorité, mais on a soutenu qu'il n'avait pas la
confiance de la majorité. N'était-ce pas dire que cette majorité était loin
d'être assurée ? Or, de l'aveu même de l'honorable M. Verhaegen, il est reconnu
maintenant que le ministère de M. Nothomb avait dans la chambre une
incontestable majorité, conséquemment qu'il était tout à fait parlementaire.
L'honorable M. Verhaegen dit qu'après la
retraite de M. Nothomb, amenée par une manifestation libérale, c'était un
ministère libéral qui devait succéder au ministère dont M. Nothomb avait fait
partie. Toute la question alors, comme aujourd'hui, était de savoir quel
ministère pouvait obtenir une majorité dans les chambres. Or, après la retraite
du ministère de M. Nothomb, le ministère composé par l'honorable M. Van de
Weyer a obtenu une majorité imposante, il l'a obtenue à cause du système de
modération qu'il avait annoncé vouloir adopter, à cause surtout des
déclarations si formelles qui avaient été faites lors de la discussion de
l'adresse, et qui résumaient sa politique. Ainsi ce ministère, et non un ministère
exclusif, était appelé par la situation ; ce ministère était véritablement
parlementaire, c'était celui qui pouvait réunir dans cette chambre la plus
grande majorité.
C'est donc bien à tort qu'on voudrait critiquer
l'avènement de ce ministère, en soutenant qu'à cette époque il aurait fallu aux
affaires l'arrivée d'un ministère exclusivement libéral.
Ce ministère, messieurs, je le répète, avait
donc dans la chambre, et la discussion de l'adresse l'a prouvé, une majorité
tout aussi incontestable que le ministère dans lequel se trouvait l'honorable
M. Nothomb.
Aussi, messieurs, ne pouvant s'attaquer à cette
majorité ou plutôt ne pouvant nier l'existence de cette majorité, que fait-on ?
On prétend que cette majorité qu’on qualifie de majorité uniquement numérique,
ne représente pas le pays.
On va jusqu'à dire que cette majorité est
repoussée par le pays lui-même, et l'honorable M. Verhaegen, en parlant des
ministères qui ont eu l'appui de cette majorité, a prétendu que ces ministères,
qui n'étaient que l'expression de cette majorité, étaient honnis, bafoués.
Comment ! messieurs, la majorité de cette
chambre ne représente pas le pays ! Mais, messieurs, les membres de cette
chambre qui appartiennent à la majorité sont-ils moins librement élus que les
membres qui appartiennent à l'opposition ? Et pourquoi et de quel droit
vient-on en quelque sorte parquer la représentation nationale en plaçant d'un
côté les députés nommés par le pays intelligent, ceux de l'opposition, et, d'un
autre côté, les députés élus probablement par le pays inintelligent, les
membres de la majorité ? Cette distinction est arbitraire et fausse ; je dis
plus, elle est injurieuse pour la plupart des collèges électoraux.
Les grandes villes représentent-elles donc
seules le pays ? Les localités de moindre importance n'ont-elles pas des
intérêts à défendre et n'ont-elles pas aussi bien que les grandes villes le
droit d'être représentées et de faire entendre au sein du parlement la défense
de leurs intérêts et de leurs besoins ? J'avoue que cette théorie m'étonne
surtout dans la bouche de l'honorable M. Rogier. L'honorable membre ne se
rappelle-t-il pas le temps où il a été élu par le district de Turnhout ?
M. Rogier. - Ne faites pas de personnalité contre ce district.
M. le ministre de la justice (M. d’Anethan). - Ce n'est pas moi qui ai dit qu'il y avait un
pays intelligent et un pays qui ne l'était pas. Je pense que quand on a parlé
de pays intelligent, on a fait allusion aux grandes villes, aux grands centres
de population, et que l'on a relégué parmi le pays inintelligent les individus
appartenant aux districts électoraux où ne se trouvent pas de grandes villes.
Je demande si en 1833, quand M. Rogier a été élu
par le district de Turnhout, il pensait tenir son mandat d'un district moins
intelligent que quand il était élu par la ville de Liège.
M. d’Elhoungne. - Le district de Turnhout a fait preuve
d'intelligence par cette élection.
M. le ministre de la justice (M. d’Anethan). - Il a fait preuve d'intelligence, j'en
conviens volontiers, puisqu'il renvoyait à la chambre un homme qui s'était
toujours distingué par son talent et par son patriotisme. Mais l'intelligence
qu'a montrée alors ce district devait, me paraît-il, interdire les distinctions
que l'on a faites depuis.
Messieurs, un ministère libéral, ou plutôt un
membre important du parti libéral a été appelé par la Couronne pour former un
ministère. Pourquoi ce ministère n'a-t-il pas été formé ? Etait-ce, comme on le
prétend, parce que l'on ne voulait pas le voir aux affaires au moment où il se
serait agi des élections ? Mais à qui s'adresse ce reproche, et, dans tous les
cas, a t-il le moindre fondement ? Ne repose-t-il pas sur des suppositions
gratuites et que les faits repoussent ?
Comment ! l'honorable M. Rogier est appelé pour
former un cabinet ; on lui donne en quelque sorte carte blanche ; l'honorable
membre compose le ministère et en présente le personnel à Sa Majesté ; et l'on
prétendrait que cet appel n'était pas sérieux ; l'on prétendrait qu'on n'avait
pas l'intention de confier à l'honorable M. Rogier la direction des affaires,
si l'honorable membre eût présenté à la Couronne des conditions qui eussent été
acceptables par elle ! Si, après avoir formé un ministère, cette combinaison
n'a pas été appelée à diriger les affaires du pays, il ne faut pas, pour
expliquer le refus de la Couronne, se livrer aux suppositions qu'on s'est
permises tout à l'heure, mais il suffit d'examiner franchement le programme
présenté par l'honorable membre, pour être convaincu qu'il était sous tous les
rapports inacceptable.
Je demande la permission à la chambre de dire
deux mots seulement sur ce programme qui a déjà été apprécié d'une manière tellement
complète par mes honorables collègues qui ont parlé dans les séances
précédentes, qu'il me reste peu de chose à dire à cet égard.
L'honorable auteur du programme demandait que
jusqu'au mois de juin 1847, il fût accordé au ministère certain pouvoir qui
viendrait à cesser après les élections de juin. L'honorable M. Rogier nous a
dit hier que sans obtenir ces conditions que l'honorable préopinant appelait de
viabilité...
M. Rogier. - Ou l'équivalent !
M. le ministre de la justice (M. d’Anethan). - Ou l'équivalent, que l'honorable M. Rogier
n'a pas indiqué à la Couronne. Un ministère serait à juste titre qualifié de
ministère de courtisans et de serviles.
Je demanderai à l'honorable auteur du programme
s'il consentait après 1847 à faire partie d'un ministère de courtisans et de
serviles, puisque cette condition sans laquelle le ministère eût mérité cette
qualification, n'était stipulée que jusqu'au mois de juin 1847.
De deux choses l'une : ou cette condition était
une nécessité, et alors il ne fallait pas la limiter au mois de juin, ou
c'était une condition anormale qui conférait au ministère un pouvoir qu'il ne
devait pas et ne pouvait pas constitutionnellement avoir ; et alors la Couronne
a dû la repousser.
On a fait souvent appel à la loyauté et à la
franchise. Je demande à mon tour qu'on réponde avec franchise à cette simple
question : Avec l'acceptation du programme de l'honorable M. Rogier, quel
pouvoir restait-il au Roi, jusqu'au mois de juin 1847 ? Je voudrais savoir si,
en présence de ce programme, il restait au Roi le moindre pouvoir, quant aux
faits indiqués dans le programme, qu'il n'était plus loisible au Roi
d'apprécier d'après les circonstances dans lesquelles le pays se serait trouvé
; le ministère se serait imposé à la Couronne jusqu'en juin 1847. Il aurait été
interdit au roi de le remplacer, car on ne démissionne un ministère que quand
il y a désaccord entre lui et les chambres, et ce désaccord était tranché d'avance
en faveur du ministère. Je le répète, ce ministère s'imposait à la Royauté
jusqu'en juin 1847.
Je dis que d'après le programme la Couronne
n'avait plus aucun pouvoir. Le Roi pouvait-il oui ou non refuser la dissolution
des chambres ?Le Roi pouvait-il oui ou non refuser la destitution d'un
fonctionnaire quelconque ?
Il est évident que ce pouvoir était enlevé au
Roi jusqu'au mois de juin 1847, que seulement alors on consentait à rendre au
Roi la plénitude de ses prérogatives.
Messieurs, avec le système du programme, le
pouvoir ministériel, je dois le dire, aurait entièrement absorbé le pouvoir
royal ; et pour résumer ma pensée en deux mots, avec ce système, il n'y aurait
plus eu des ministres du Roi, mais des ministres rois. C'est ce qu'on n'a pas
voulu, parce que cette prétention était contraire à la Constitution, et en
faussait complétement l'esprit.
On a dit et répété qu'on ne voulait en aucune
circonstance de l'avènement d'un ministère libéral, que l'opinion libérale
était systématiquement, repoussée du ministère, on a laissé entendre que cet
éloignement était dû aux influences qui entouraient la Couronne. Mais pour
repousser ces suppositions, il suffit de consulter les faits. La Couronne n'a
pas, quand il s'agit de former un ministère, à consulter et à suivre ses
sympathies personnelles, mais elle se borne à examiner quel ministère peut
marcher avec le parlement existant, ou si les faits et les circonstances sont
de nature à faire penser qu'il y a lieu de changer la marche des affaires, et
de faire un appel au pays. Voilà les seules considérations qui doivent guider
la Couronne, ce sont les seules qui l'ont guidée quand elle a proposée à
l'honorable M. Rogier de composer un ministère, si tant est qu'il se crût en
mesure de réunir la majorité ; mais elle ne lui a pas demandé de former un
ministère qui ne pût obtenir dans les chambres que les voix de la minorité. Je
répète ici ce que disait hier mon honorable ami le ministre des affaires
étrangères.
L'honorable M. Verhaegen a fait avec beaucoup de
raison l'éloge de mon ancien collègue l'honorable M. Van de Weyer. Mais cet
éloge est un peu tardif, car tant que M. Van de Weyer a été au pouvoir, M.
Verhaegen l'a combattu, et s'est trouvé au rang de ses adversaires, comme il
est aujourd'hui au rang des nôtres.
M. Verhaegen. - J'ai fait des réserves.
M. le ministre de la justice (M. d’Anethan). - Ces réserves se sont traduites toujours en
votes négatifs.
Quoi qu'il en soit, je ne puis que m'associer et
de grand cœur aux éloges que l'honorable M. Verhaegen a adressés à l'honorable
M. Van de Weyer. Mais je suis intimement convaincu que l'honorable M. Van de
Weyer repousserait de toutes ses forces les paroles que M. Verhaegen a prononcées
tantôt, lorsqu'il a dit que M. Van de Weyer avait ôté le (page 1098) masque à la duplicité et à l'hypocrisie. M. Van de Weyer
(ses paroles dans cette chambre en font foi) avait de ses collègues une assez
haute estime, professait pour eux des sentiments assez sympathiques pour ne pas
se permettre à leur égard des expressions telles que celles que l'honorable M.
Verhaegen vient d'employer tout à l'heure.
Le ministère dans lequel se trouvait M. Van de
Weyer avait fait connaître et son programme et ses vues politiques lors de la
discussion de l'Adresse. Dans cette discussion, j'ai pris la parole, et j'ai
prononcé quelques mots qu'à reproduits avant-hier l'honorable M. Rogier.
J'avais dit que nous étions avec l'honorable M. Van de Weyer parfaitement d'accord
sur tous les principes généraux qui devaient diriger la politique du cabinet,
sur les actes à soumettre à la législature. Et sur une interruption qui m'était
faite, j'avais répondu que nous étions également d'accord sur la loi
d'enseignement moyen. Je n'ai à rétracter aucune de ces paroles. De très bonne
foi mes collègues actuels et M. le ministre de l'intérieur d'alors ont fait à
la chambre la même déclaration. Nous étions parfaitement d'accord sur le projet
de loi qui avait été présenté à la chambre en 1834, et sur l'extension à y
donner, extension dont M. le ministre des affaires étrangères et M. le ministre
de l'intérieur d'alors avaient indiqué le principe dans la discussion.
Mais de ce qu'on est d'accord sur les principes
généraux d'une loi, sur le sens de l'extension à donner à ces principes, est-ce
à dire que lorsqu'il s'agira de formuler ces principes en articles de loi,
lorsqu'il s'agira d'examiner jusqu'où devra s'étendre l'extension des principes
reconnus, est-ce à dire que des hommes qui se croyaient parfaitement d'accord
ne peuvent pas voir naître entre eux un désaccord, un dissentiment ?
L'honorable M. Van de Weyer a cru sincèrement
qu'il était fidèle au programme ministériel ; il a cru que son projet rentrait
dans ce programme. Nous avons cru consciencieusement le contraire.
Les pièces du procès sont sous vos yeux. Vous
avez vu l'exposé de notre dissentiment reproduit dans le Moniteur ; vous
pourrez juger qui de nous est dans l'erreur. M. Van de Weyer n'a cessé de
reconnaître, et nous avons reconnu avec lui, que nous avons tous agi très
consciencieusement dans cette affaire. Nous nous sommes crus d'accord sur tous
les principes de la loi d'enseignement. Au moment où je répondais à l'honorable
M. Rogier, ces paroles étaient proférées de bonne foi par moi, ainsi que celles
prononcées par mes collègues et par M. le ministre de l'intérieur ; le
désaccord s'est révélé dans une discussion postérieure et détaillée.
J'arrive maintenant aux deux griefs qu'a
articulés spécialement contre moi l'honorable M. Verhaegen.
Je parlerai d'abord de l'arrêté d'ajournement
qui a été contresigné par moi, au lieu de l'être par M. le ministre de
l'intérieur. L'honorable M. Verhaegen semble croire que cette mesure a été
prise exprès pour empêcher M. le ministre de l'intérieur de donner à la chambre
des explications. Il s'étonne de ce que cet arrêté ait été contresigné par moi.
Je dirai d'abord qu'il n'existe aucune disposition, soit dans la Constitution,
soit dans les lois, qui charge le ministre de l'intérieur, plutôt que le
ministre de la justice, du contreseing de tels arrêtés. II est d'usage qu'ils
soient contresignés par le ministre de l'intérieur ; mais cela n'est prescrit
ni par la Constitution, ni par la loi.
Je dois du reste, et c'est le point important,
détruire l'idée que cet arrêté aurait été pris sans l'assentiment de M. le
ministre de l'intérieur. Il a été pris avec le consentement de M. Van de Weyer,
qui m'a fait exprimer le désir de ne pas le signer lui-même. Je n'eus pas à
m'enquérir des motifs pour lesquels M. Van de Weyer ne désirait pas
contresigner l'arrêté, puisque je pouvais légalement le contresigner moi-même
aussi bien que mes collègues des affaires étrangères et des finances. Il est
assez indifférent qui donne le contreseing, le ministère entier assumant la
responsabilité des arrêtés contresignés par chacun de ses membres. Mais je
tenais à déclarer que cet arrêté a été pris de l'assentiment de M. le ministre
de l'intérieur, pour détruire l'impression qu'auraient pu produire les paroles
de M. Verhaegen.
Cet arrêté a eu pour conséquence de convenir
entre nous que des explications à donner seraient publiées au Moniteur, et que
devant les chambres nous nous en rapporterions au compte rendu dans le journal
officiel, nous réservant seulement d'expliquer, lors de la discussion de la loi
d'enseignement, les motifs pour lesquels nous avons été amenés à maintenir les
principes qui n'ont pas été développés, mais seulement indiqués dans le
Moniteur.
Voilà comment les choses se sont passées
relativement à cet arrêté de prorogation. Le contreseing d'un ministre ou d'un
autre est indifférent. Mais ce qu'il importe d'établir, c'est que cet arrêté
n'était pas un mauvais procédé, c'est qu'il avait été pris du plein et entier
consentement de M. Van de Weyer, après qu'il avait été convenu que les
explications qu'il désirait donner seraient publiées dans le Moniteur. Ce qui a
réellement eu lieu.
Je passe à l'autre grief articulé contre moi par
l'honorable M. Verhaegen.
Je ne sais réellement pas à propos de quoi
l'honorable M. Verhaegen a fait intervenir dans cette question la prérogative
royale, à propos de quoi il a dit qu'il était bien étonné de voir au banc
ministériel des hommes qui tantôt semblaient se préoccuper de la prérogative
royale, tantôt l'oubliaient, l'annihilaient complétement.
Certainement s'il s'était agi d'exercer le droit
de grâce, je connais assez mon code constitutionnel pour savoir que ce droit
appartient au Roi, de même que celui de dissoudre les chambres et de destituer
les fonctionnaires publics. Mais il ne s'est pas agi dans l'affaire Retsin
d'une grâce à accorder. Au contraire, la grâce a été refusée par arrêté royal,
avec autorisation, à cause des motifs spéciaux qu'on a fait valoir en faveur du
condamné, de subir sa peine dans une maison d'arrêt au lieu d'une maison de
correction, faveur accordée souvent à des individus qui ne sont pas dans une
position plus favorable que Retsin, faveur que diverses considérations
motivent, soit des considérations de santé, soit des considérations de
position.
Vous le comprendrez, messieurs, lorsqu'un
négociant, par exemple, est condamné à quelques années d'emprisonnement, et
que, dans l'intérêt de sa famille, il est utile qu'il continue de diriger les
affaires de son commerce. (Interruption.)
On m'a laissé accuser par l'honorable M.
Verhaegen. Tout le monde alors a gardé le silence. Je demande s'il n'est pas
juste qu'on me laisse parler un moment. (Parlez
! parlez !)
Je répète, messieurs, que semblable faveur a été
accordée à différentes personnes par des considérations particulières, qu'il
m'est impossible d'énumérer en ce moment.
Mais quant à la grâce sollicitée par Retsin,
elle lui a été refusée.
La prérogative royale est intervenue pour
modifier la peine, là seulement elle devait intervenir.
Voici maintenant ce qui est ultérieurement
arrivé. Quelques mois après le sujet de la demande en grâce, une nouvelle
requête a été adressée par Retsin ; il a été allégué que Retsin avait été
gravement malade, que cette maladie avait laissé chez lui des traces profondes,
et que, pour rétablir sa santé, il était indispensable qu'il passât quelque
temps dans une maison de santé située à la campagne.
Des certificats remontant, je pense, à une année
ont été produits par des personnes dans lesquelles j'avais une confiance
entière ; il ne s'agissait pas de constater une maladie actuelle ; il
s'agissait des suites d'une maladie ancienne. Les déclarations produites m'ont
paru suffire, non pour faire obtenir la grâce de Retsin, qui fut de nouveau
refusée, mais pour lui permettre de se faire soigner dans une maison de santé.
J'ai agi par des motifs d'humanité et je crois avoir agi très légalement, sans
compromettre en rien la vindicte publique, sans compromettre en rien ma
responsabilité et surtout sans compromettre en rien la prérogative royale.
Retsin devait se rendre dans un hospice déterminé, avec charge, comme le porte
la disposition qui a été prise, de se reconstituer prisonnier dès l'instant où
les motifs de sa libération provisoire auraient cessé. Retsin, au lieu de se
rendre où il devait aller, est demeuré, comme on vous l'a dit, d'abord à
Bruxelles ; il s'est rendu ensuite à Mons, il a même été à Jemmapes. Dès
l'instant où ces faits m'ont été connus, l'ordre d'arrêter Retsin a été donné,
et dans ce moment il se trouve en prison où il subira sa peine tout entière.
M. Dolez. - A quelle date l'ordre a-t-il été donné de
réincarcérer Retsin ?
M. le ministre de la justice (M. d’Anethan). - Je n'ai pas l'ordre sous la main ; mais je
répète encore qu'il a été donné dès l'instant où les faits que je viens de
rappeler m'ont été connus.
Messieurs, l'honorable M. Verhaegen vous disait
que j'étais l'homme le plus dévoué au parti qu'il appelle clérical, il
supposait que ce parti s'intéressait vivement à Retsin.
Je ne crois pas à cette sympathie supposée par
l'honorable M. Verhaegen ; mais si elle existait il faut avouer, messieurs, que
ce serait une singulière manière de faire ma cour à ce parti, de lui montrer
mon dévouement, que de faire arrêter impitoyablement Retsin, dès l'instant où
j'ai appris qu'il a manqué à une des conditions... (Interruption.)
M. le président. - Vous aurez le droit de répondre, n'interrompez
pas.
M. le ministre de la justice (M. d’Anethan). - Je le répète, lorsque j'ai eu connaissance
des circonstances que je viens de faire connaître à la chambre, n'ai-je pas agi
comme je devais le faire ? N'ai-je pas agi en acquit de mes devoirs en donnant
à l'instant l'ordre d'arrêter Retsin et de le réintégrer en la prison ?
Maintenant que les faits vous sont connus, vous pourrez apprécier quelle est la
valeur du grief articulé contre moi.
Cependant je dois, messieurs, pour achever ma
justification, vous faire connaître les précédents. Ce n'est pas une fois, ce
n'est pas deux fois, c'est bien plus souvent encore que semblables dispositions
ministérielles ont été prises. J'en pourrais citer qui ont été prises non
seulement pour un individu qui subissait une peine correctionnelle, mais même
pour un individu qui subissait sa peine dans la maison de réclusion de
Vilvorde. Cela s'est passé, messieurs, sous le ministère de M. Raikem. (Interruption.) Je pense, messieurs, que
l'on peut citer l'honorable M. Raikem, lorsqu'il s'agit de légalité et de
constitutionnalité. (Oui ! oui !)
Cela s'est fait sous le ministère de M. Raikem,
et il s'agissait alors d'un individu condamné pour un fait plus grave, condamné
à une peine criminelle.
M. Dolez. - Je demande la parole sur le fait incident.
M. le ministre de la justice (M. d’Anethan). - Je répète donc, messieurs, que de semblables
mesures ont été prises dans différentes circonstances, non seulement pour des
individus qui se trouvaient dans des maisons de correction, mais aussi pour des
individus qui se trouvaient dans des maisons criminelles. Je pourrais citer une
quantité de cas où cela s'est passé. L'individu auquel j'ai fait allusion, qui
devait se faire soigner dans une maison de santé des environs de Bruxelles,
s'est conduit précisément de la même manière que Retsin, c'est-à-dire qu'au
lieu de se trouver dans la maison où il devait se trouver, il l'a quittée, il
est venu à Bruxelles ; cet individu auquel le séjour d'une maison de santé
avait été permis, a également été repris et réintégré dans la prison de
Vilvorde.
Voilà ce qui s'est passé, ce qui s'est passé, je
pense, sous tous les ministres de la justice qui m'ont précédé. Il me semble,
messieurs, qu'en suivant la (page 1099)
marche qui a toujours été suivie, je n'ai pas pu m'exposer aux reproches qui
m'ont été faits aujourd'hui par l'honorable M. Verhaegen. Je pense ne m'être,
en cette circonstance, écarté en rien que ce soit, de la légalité ni de la
constitutionnalité. Je pense avoir seulement rempli un devoir d'humanité envers
un individu qui m'était signalé comme atteint d'une indisposition grave.
Je le répète, dès l'instant où j'ai pu croire
que j'avais été induit en erreur, des ordres ont été donnés pour réintégrer
Retsin dans sa prison.
Je pense, à l'aide de ces observations, avoir
répondu aux observations de l'honorable M. Verhaegen.
Je
ne parlerai pas de la phrase personnelle qu'il m'a adressée en disant que mes
évolutions étaient connues. Je ne sais ce que l'honorable membre a voulu dire.
Je pense être resté, depuis que je suis dans la vie politique, continuellement
fidèle aux mêmes principes. Je n'ai varié en aucune circonstance ; je suis
resté et je suis encore le partisan des ministères de modération, de conciliation,
et c'est parce que j'ai la conviction que nous marcherons dans cette voie que
je suis resté sur ce banc avec les collègues auxquels j'ai l'honneur d'être
associé.
M. le ministre des finances (M. Malou). - Messieurs, parmi les faits nombreux que vous
a développés l'honorable M. Verhaegen, il en est un qui me concerne : c'est
aussi le seul que l'honorable membre n'ait pas positivement affirmé.
J'avais, dit l'honorable membre, donné à ce
condamné un mandat sur le directeur du trésor pour les intérêts de son
cautionnement. J'ignore si j'ai donné ce mandat ; mais ce que je sais, c'est
que le déficit laissé par Retsin, a été comblé depuis sa condamnation, et que
le déficit ayant été comblé, je commettrais un abus d'autorité, je m'exposerais
à une action judiciaire, si je refusais de payer régulièrement à un condamné
correctionnel les intérêts de son cautionnement. Je ne pourrais m'y refuser que
dans le cas d'une condamnation criminelle qui emporte l'interdiction légale ;
de sorte que je ne pouvais pas, si Retsin a demandé depuis lors, ce que
j'ignore, les intérêts de son cautionnement, les lui refuser.
Messieurs, je tiens à déclarer encore comment
j'ai pu participer à ce qui concerne Retsin.
Lorsque je suis entré aux affaires, le déficit
avait été constaté, et ce fonctionnaire se trouvait sous la main de la justice.
La justice a eu son cours, et pour ce qui me concerne, et pour tout ce qui
concerne tous les fonctionnaires de l'administration des finances, je puis
déclarer qu'il n'a jamais été fait en sa faveur la moindre démarche près de qui
que ce soit.
Lorsqu'on m'a parlé de ce fonctionnaire sous les
verrous, j'ai dit : Il est devant la justice, qu'il se justifie et je verrai ce
que j'ai à faire. Lorsque la justice a eu prononcé, j'ai provoqué immédiatement
auprès du roi sa destitution.
Tous les bruits qui ont couru, tous les bruits
qu'il a pu répandre depuis lors, lorsqu'il a été se vanter, par exemple,
d'obtenir une position plus belle dans l'administration des finances, étaient
complétement faux. Si, messieurs, nous étions responsables des folies, je
dirai, d'un tel homme, pourrions-nous encore exercer le pouvoir ? Comment ! un
homme qui est déclaré par la justice incapable d'exercer à jamais aucune
fonction publique, un homme qui a réussi, pendant sa carrière, à tromper la
religion de mes prédécesseurs, va se vanter encore, lorsque la justice l'a
frappé, de tromper la mienne, et nous serions responsables de tels actes ! J'ai
dit, messieurs, que de pareils faits peuvent se reproduire, se reproduisent
partout, sans que l'on ait le droit d'accuser les intentions de personne. Je
demanderai aux honorables membres s'il ne leur est jamais arrivé, dans leur
carrière, d'être trompés, s'il ne leur est jamais arrivé de voir leur religion surprise,
et je demanderai encore à ceux d'entre eux qui ont passé au pouvoir, si un
ministre n'est pas cent fois, n'est pas mille fois plus qu'un particulier,
exposé à voir ainsi sa religion surprise.
Ce serait donc une erreur, ce serait une
injustice que de vouloir, parce qu'un tel homme s'est glissé, s'est glissé
rapidement dans les rangs de l'administration, accuser à raison de ses faits
tous mes honorables prédécesseurs. Ce serait encore plus qu'une injustice, et
je regrette de ne pas trouver un autre mot, que de vouloir rendre solidaire
d'une pareille erreur un parti tout entier, toute une opinion ; c'est là
cependant l'impression que l'honorable membre me semble avoir cherché à
produire, et c'est contre cette imputation qu'au nom de la loyauté je viens
protester ici.
M. Verhaegen. - Et les avancements successifs ?
M. le ministre des finances (M. Malou). - Je viens de parler des avancements successifs.
Qui donc ignore que dans une administration composée de plus de 8,000
fonctionnaires, il peut s'en trouver un, et ce sera précisément un des plus
mauvais, qui a ces défauts, ces vices qui peuvent quelquefois provoquer un
avancement que les ministres croient légitime ?
Je ne recule pas, messieurs, devant cette
observation. J'ai déjà assez d'expérience pour pouvoir affirmer ce fait. Je dis
que ce sont précisément les hommes qui ont le caractère de Retsin qui peuvent
le mieux surprendre la religion des ministres, et obtenir ainsi, au préjudice
de sujets plus méritants, sans qu'on ait le droit d'accuser les intentions de
personne, un avancement qui ne leur était pas dû.
M. Verhaegen. - Les rapports des directeurs étaient là.
M. le ministre des finances (M. Malou). - Messieurs, vous comprenez sur quel terrain
je me place, et sur quel terrain je dois rester. Je n'ai pas recherché, je n'ai
pas dû, je n'ai pas pu rechercher quels étaient les antécédents de Retsin,
quels avaient été les rapports faits sur son compte. Je l'ai trouvé en prison,
et quant à moi je l'y ai laissé. Je l'ai fait destituer et je me félicite qu'il
soit de nouveau en prison par les soins de mon honorable collègue M. le
ministre de la justice.
Messieurs, un mot encore, et je demande à la
chambre de pouvoir l'ajouter, sur la question de légalité.
J'ai eu l'honneur, pendant près de huit années,
d'être attaché à la division de législation du ministère de la justice. Pendant
ces huit années j'ai fait mes premières armes sous six ministres différents, et
je crois pouvoir affirmer que, sous aucun de ces ministres, on n'a refusé, dans
des circonstances analogues à celle-ci, des demandes qui étaient motivées comme
l'était celle de Retsin, et quant à la forme et quant au fond, c'est à-dire que
si tous les ministres qui se sont succédé depuis 1836 jusqu'en 1844 ont cru
pouvoir prendre de semblables mesures par arrêté ministériel... (Interruption. ) pourquoi l'honorable M.
Verhaegen s'est-il plaint de ce que mon honorable collègue avait, sans
provoquer un arrêté royal, laissé sortir Retsin de prison pour se faire soigner
dans une maison de santé ?
M. Verhaegen. - Je demande la parole pour un fait personnel.
M. le ministre des finances (M. Malou). - Cette mesure a été prise notamment sous le
ministère de l'honorable M. Raikem, qui était assurément très compétent, ainsi
que son prédécesseur, pour examiner des questions de légalité et de
constitutionnalité ; elle a été prise à l'égard de condamnés criminels et
notamment à l'égard d'un condamné que j'ai vu moi-même à Vilvorde et qui avait
commis un crime très grave, un crime dont la répression intéressait la société
tout entière.
M. Desmaisières. - Il est évident, messieurs, que c'est à moi que
l'honorable M. Verhaegen a voulu faire allusion lorsqu'il a entretenu la
chambre d'un gouverneur de province et de certaines nominations d'échevins dont
il a été plus amplement question, il y a peu de temps, dans plusieurs journaux.
Messieurs, bien qu'il me serait extrêmement facile de me justifier à l'instant
même et de me justifier de telle manière que l'honorable membre ne dirait plus,
comme il l'a dit, qu'il me ferait l'honneur de me destituer s'il était
ministre, je ne le ferai point. Cependant, parce que j'ai l'honneur de siéger
ici comme représentant de la nation et qu'il faut avant tout que je fasse
respecter le noble mandat que je tiens du pays, je ne reconnais à personne dans
cette chambre le droit de m'interpeller, le droit de m'accuser, le droit
d'incriminer directement ou indirectement les actes que j'ai posés en ma
qualité de gouverneur. Je ne réponds des actes que je pose en cette qualité,
que vis-à-vis de mes chefs, c'est-à-dire, vis-à-vis des ministres, et encore je
ne reconnaîtrais pas aux ministres le droit de m'interpeller dans cette
enceinte sur les actes que j'aurais posés comme gouverneur.
Quelles
que soient donc, quelles que pourraient être encore les interpellations et les
insinuations de l'honorable membre quant à ma conduite comme gouverneur, je
déclare à la chambre que je garderai à cet égard le silence le plus absolu.
M. Verhaegen. - J'ai donc à répondre à deux faits personnels. Je
commence par l'honorable M. Desmaisières. Je m'étonne fort que cet honorable
membre ait demandé la parole pour un fait personnel, attendu que je n'avais pas
prononcé son nom. L'honorable membre m'a reproché de l'avoir interpellé comme
gouverneur. Je comprends fort bien que si j'avais agi ainsi, j'aurais justifié
son observation ; mais comme je ne voulais pas provoquer cette objection, j'ai
eu la prudence de ne pas parler de l'honorable M. Desmaisières. Maintenant il a
voulu se reconnaître dans mes paroles, il ne juge pas à propos d'y répondre ;
je crois qu'il fait très bien.
Quant à l'affaire de Retsin, M. le ministre des
finances ne doit certainement pas prendre pour lui ce qui ne le regarde pas.
Nos reproches ne se sont pas adressés à lui. Nous avons parlé d'un mandat. Si
le déficit était liquidé, le mandat pouvait être délivré, c'est un fait à
vérifier ; mais nous avons parlé du mandat pour faire voir que l'on savait où
Retsin se dirigeait, puisque le mandat était payable à Mons. C'était là la
portée de mon observation.
On vient me dire : « Sous tous les ministères
des actes d'humanité de cette nature ont été posés ; lorsqu'un condamné est
malade, on le met à l'infirmerie, et si son état exige qu'il soit soigné dans
une maison de santé, on le fait sortir de prison et on le place dans une maison
de santé. »
Messieurs, j'ai des raisons de croire que ce
Retsin n'était pas malade et il est peut-être des personnes, se trouvant dans
cette enceinte, qui pourraient dire qu'il se portait fort bien. Mais là n'est
pas la question.
Supposez que Retsin fût malade, supposez qu'on
eût surpris la religion du gouvernement ; supposez que toutes les circonstances
fatales soient venues se réunir, que cet homme si adroit, si jésuite, si Rodin,
parvenu en deux ans et demi à avoir une place de 6,000 fr., supposez que cet
homme ait réussi à faire croire qu'il était malade ; eh bien, je prie M. le
ministre des finances qui a pris l'observation pour son compte, je le prie de
remarquer que dans ce cas il y avait à suivre l'exemple de ce qui s'était
pratiqué sous d'autres ministères. Lorsqu'un condamné est malade, on le met à
l'infirmerie de la prison, et sans cela il faudrait supprimer les infirmeries
comme inutiles ; de plus si l'état du condamné exige qu'il reçoive des soins
dans une maison de santé, s'il a, par exemple, besoin de plus d'air, s'il a
besoin de l'air de la campagne, dans ce cas on envoie des gendarmes à la prison
et avec ces gendarmes on conduit le condamné dans une maison de santé où on le
fait surveiller. Ce n'est pas là ce qu'a fait M. le ministre de la justice. A
la suite des recommandations des hauts personnages auxquels il s'en est
rapporté, il a tout bonnement ouvert les portes de la prison à Retsin. Etait on
assez bonasse (c'est le mot) pour croire qu'un homme comme celui-là allât
prendre la route d'une maison de saine pour s'y enfermer ? Le directeur de la
prison était très étonné de faire sortir un homme condamné à 5 années de
prison.
Mais
vous l'avez fait incarcérer de nouveau, dites-vous, vous avez eu soin de le
faire arrêter. Savez-vous, messieurs, pourquoi on l'a fait arrêter de (page 1100) nouveau ? C'est parce que la
presse a signalé le fait à l’animadversion publique. L'indignation était
tellement grande à Mons que si Retsin n'avait pas échappé à l'irritation de la
population, il y aurait eu peut-être des abus à déplorer. Le
« Modérateur » de Mons et d'autres journaux ont rendu compte de
l'affaire dans tous ses détails ; M. le ministre de la justice a eu peur des
révélations de la presse et voilà pourquoi il a fait arrêter Retsin. Que M. le
ministre de la justice nous cite la date de l'ordre qu'il a donné d'arrêter
Retsin et l'on verra si cet ordre n'est pas la conséquence des avertissements
de la presse.
M. le ministre de la justice (M. d’Anethan). - Il me paraît, messieurs, que la question se
déplace. On ne m'accuse plus maintenant d'avoir fait disparaître la prérogative
royale. Il paraît même que l'on reconnaît, et il est difficile de ne pas
reconnaître que j'aurais eu le droit de faire ce que j'ai fait…
M. Verhaegen. - Du tout..
M. le ministre de la justice (M. d’Anethan). - En ce cas vous faites le procès à tous mes prédécesseurs.
Je crois que j'ai le droit que tous mes prédécesseurs ont eu et exercé, que
j'ai le droit, lorsqu'un individu subit une peine correctionnelle, que j'ai le
droit, pour des motifs spéciaux, pour des motifs d'humanité, d'ordonner au
directeur de la prison de mettre provisoirement cet individu en liberté avec
ordre de le reconstituer prisonnier dès l'instant où il sera rétabli.
Cela s'est fait, messieurs, je le répète, non
pas une fois, mais plus de cent fois ; et cela s'est fait sans que jamais on
ait fait écrouer un individu dans une maison de santé.
Messieurs, le fait dont a parlé tout à l'heure
l'honorable ministre des finances n'a pas eu lieu, comme il semble le croire,
sous le ministère de l'honorable M. Leclercq, il s'est passé sous le ministère
de l’honorable M. Raikem, mais c'est sous le ministère de M. Leclercq que
l'individu dont il s'agit a été réintégré en prison, parce qu'il avait manqué
aux conditions imposées.
Dans tous les cas, jamais il n'a été question et
jamais il n'a pu être question d'écrouer un individu dans une maison de santé,
car l'honorable M, Verhaegen sait aussi bien que moi qu'aux termes du code
d'instruction criminelle, il n'y a que les maisons légalement établies comme
prisons où l'on puisse écrouer et détenir les condamnés. Lorsqu'un individu est
envoyé dans une maison de santé pour y être soigné, il y est libre, et pendant
tout le temps qu'il s'y trouve, sa peine ne court pas ; ce n'est pas une grâce,
c'est une véritable suspension de la peine. Ainsi, lorsqu'un individu est
condamné, il doit, aux termes du code d'instruction criminelle, subir sa peine
dix jours après la condamnation, mais le procureur du Roi ou le ministre de la
justice peut lui accorder un délai s'il n'est pas détenu préventivement ;
pourquoi ne pourrait-on pas également permettre à un condamné détenu, et qui
tombe malade, l'autorisation d'aller se faire soigner dans une maison de santé
?
Quant au condamné criminel auquel il a été fait allusion,
il avait été autorisé à se faire soigner dans la maison de santé d'Uccle ; je
ne sais pas s'il y avait été conduit par des gendarmes, mais ce qui est certain
c'est qu'il a joui d'une entière liberté, à telles enseignes qu’il est venu se
promener à Bruxelles pendant six mois, et alors seulement on a donné l'ordre de
l'arrêter et de le réintégrer en prison. Voilà comment les choses se sont
toujours passées sous mes prédécesseurs, et comme je le disais tout à l'heure,
lorsqu'il s'agit de légalité et de constitutionnalité, on peut sans aucune
crainte suivre les actes posés par les honorables MM. Ernst et Raikem.
Maintenant,
messieurs, on allègue un autre grief. Je n'ai donné l'ordre d'arrêter Retsin
que lorsque la presse m'a averti. Evidemment, messieurs, je n'ai donné cet
ordre que lorsque j'ai connu les faits.
Mais si j'ai donné l’ordre de réintégrer Retsin
en prison dès les premiers renseignements qui me sont parvenus, soit par la
presse ou autrement, sans même attendre de rapports officiels, n'ai-je pas
accompli un devoir ? Devais-je négliger ces avis, ne devais-je pas faire tout
ce qu'il m'était possible pour empêcher les effets d'une erreur que je déplore,
mais que j'ai commise de bonne foi et par des motifs d'humanité ?
M. Dolez. - Messieurs, j'ai été personnellement témoin de
l'indignation profonde qu'a excitée au sein de la population de Mons la mise en
liberté du condamné Retsin, et je remercie l'honorable M. Verhaegen d'avoir
apporté à cette tribune l'expression des sentiments de cette indignation. La
chambre me pardonnera si je viens à mon tour insister sur ce fait, car il
renferme à la fois une question de légalité et une question de haute moralité.
Une question de légalité ; car, quoi qu'en ait
dit M. le ministre de la justice, il a directement violé la loi. Et c'est une
chose digne de remarque que de voir M. d'Anethan qui, plus que tout autre,
devrait se montrer soucieux des droits de la magistrature, se placer au-dessus
d'un de ses arrêts en matière de répression après avoir, dans d'autres
occasions, témoigné un respect si douteux pour la chose jugée en général.
Quand la Constitution a accordé à la Royauté le
droit suprême de faire grâce, elle n'a certes pas permis à une autre autorité
d'exercer, à l'aide d'une vaine subtilité de mots et par une voie détournée, ce
que la Constitution n'accorde qu'à la Royauté. Eh bien, c'est ce qu'a fait M.
le ministre de la justice. Ce qu'il a accordé au condamné Retsin, à cet homme,
qui à l'odieux de son crime avait ajouté l'odieux de sa défense, c'est une
grâce indirecte, déguisée, qui était destinée à rester dans l'ombre et dans
l'oubli, si l'imprudence de celui qui en était l'objet ne l'avait pas signalée
à l'indignation publique.
Messieurs, ce n'est pas moi qui viendrai
contester que, par des motifs d'humanité, il faille parfois adoucir la rigueur
de la loi ; je ne trouve pas mauvais que dans certaines circonstances des
ministères passés aient accordé à de malheureux condamnés la permission de
rétablir leur santé dans une maison plus appropriée aux soins qu'ils réclament
qu'une maison d'arrêt ; mais ce qui constitue la violation de la loi,
l'usurpation indirecte des attributions les plus nobles de la Royauté, c'est
d'avoir accordé cette faveur à un condamné, sans s'entourer de toutes les
précautions nécessaires, pour avoir la pleine assurance que l'humanité la
réclamait de la manière la plus impérieuse.
Toujours, en pareille occurrence, on a eu soin
de prendre l'avis du médecin de la prison où le condamné se trouvait détenu ;
on a eu soin de savoir par ce médecin s'il était impossible de rétablir la
santé altérée du condamné dans le local de la prison elle-même. Eh bien, je
demande à M. le ministre de la justice s'il a pris l'avis du médecin de la
prison des Petits-Carmes, où une première faveur avait maintenu Retsin ; s'il a
pris l'avis d'aucun autre médecin, et j'entends par là, messieurs, un avis
sérieux se rapportant a l'époque où la mise en liberté a été accordée, et non
pas un avis remontant à plus d'une année.
Non, aucune de ces précautions n'a été prise,
aucun médecin n'a été consulté ; c'est sur un témoignage remontante une date
reculée, que M. le ministre de la justice a fait ouvrir la porte de la prison
au condamné Retsin.
Messieurs, je le demande à votre loyauté, à
votre bonne foi, n'est-ce pas là une violation directe de la loi ? Je ne fais
pas de cette question une question de parti, j'en fais avant tout une question
de moralité, d'honneur, de probité ;c'est à votre moralité, à votre probité que
je livre le blâme que j'inflige à M. le ministre de la justice pour la légèreté
coupable qu'il a montrée dans cette occurrence, et j'ai la conviction,
messieurs, que votre probité, voire honneur sauront me comprendre.
On a invoqué ce que l’on a appelé des
précédents. Mais dans quelles circonstances ces précédents ont-ils été posés ?
Dans quelles circonstances de pareilles tolérances ont-elles été admises ? M.
le ministre de la justice le disait tout à l'heure : c'est, par exemple, quand
il s'agissait de permettre à un père de famille placé à la tête d'affaires
importantes d'y veiller momentanément dans l'intérêt de sa famille ; c'est
quand il s'agit d'individus donnant pas leur position la garantie que leur
liberté provisoire ne se convertira pas, par leur seule volonté, en liberté définitive.
Or, était-ce là la position du condamné Retsin ?
Etait-il dans le cas de ce négociant dont a parlé tout à l'heure M. le ministre
de la justice ? Vous savez, messieurs, quel commerce faisait Retsin ?
La grâce, dit-on, avait été refusée, il n'y a donc
pas eu de faveur pour le condamné. Mais si la grâce avait été refusée, s'il
était démontré que cet individu en était indigne, c'était une raison de plus
pour se montrer sévère, pour ne pas montrer à son égard une si inconcevable
indulgence ; et c'est quand on le savait indigne de grâce et déclaré tel par le
refus de la royauté, quand on connaissait ses antécédents odieux, que sans
prendre aucune précaution, M. le ministre de la justice l’a mis pleinement en
liberté !
Je disais tout à l'heure que je n'entendais pas
faire de cette question une question de parti. La chambre permettra pourtant à
ma franchise de lui signaler un rapprochement qui ne sera pas sans quelque
portée.
Je n'ai pas l'habitude de solliciter beaucoup
MM. les ministres ; et ils me rendront, je pense, ce témoignage que, quand je
m'adresse à eux, ce n'est jamais pour les puissants, mais bien pour les faibles
et pour les malheureux. Eh bien, il y a quelque temps, j'ai vu venir à moi une
mère de famille (elle avait cinq enfants en bas âge) dont le mari avait été
condamné par la cour d'assises du Hainaut à cinq années de réclusion, pour
avoir porté un faux témoignage en faveur d'un accusé. Ce malheureux, par sa
position, avait intéressé tout le monde, il avait intéressé jusqu'au jury qui
avait cru devoir le condamner ; il avait obtenu l'appui de ce jury pour une
demande en grâce adressée à la clémence de la Royauté.
Cette mère de famille, à côté de la condamnation
de son mari qui subit déjà sa peine depuis un an, me montrait un arrêté royal
qui accordait à son mari une médaille pour acte d'humanité et de dévouement. Je
fus touché de la position de cette famille ; je crus que c'était là une de ces
circonstances où il est permis aux députes de se croire peut-être quelque
influence. Je fis un appel à l'humanité de M. le ministre de la justice en
faveur de cette famille que tout signalait comme digne d'un puissant intérêt ;
et que m'a répondu M. le ministre de la justice ? Que les grâces ne
s'accordaient que quand la moitié de la peine avait été subie.
Je livre, messieurs, le rapprochement de ces
deux faits à votre appréciation ; quant à moi, ce rapprochement pèse
douloureusement sur mon cœur, et c'est mon cœur qui s'exprime devant vous en ce
moment.
Dois -je me rasseoir maintenant ? Ou bien les
honorables collègues qui sont inscrits sur le debat principal, qui depuis deux
jours préoccupe la chambre, me permettront-ils dès à présent d'y prendre une
faible part ? (Oui ! oui !
Parlez ! parlez !)
Messieurs, je n'ai pas la pensée de venir
discuter l'insaisissable programme qui vous a été présenté par le cabinet. Il
vous a parlé de sa modération, de sa prudence ; je n'hésite pas à y croire ; je
suis convaincu que le ministère est de bonne foi, quand il nous parle de
prudence, de modération ; mais j'ajoute à cet aveu bien sincère que depuis que
j'ai l’honneur de siéger dans cette enceinte, j'ai entendu pareille déclaration
émaner de tous les ministres. Profession de foi de tous les ministères passés,
elle sera, n'en doutez pas, ceile de tous les ministères à venir.
Je ne veux pas non plus examiner trop longuement
le programme qui avait été présenté, au nom de l'opinion libérale, par
l'honorable M. Rogier ; je dis « au nom de l'opinion libérale », car
on l’a dit avec raison, un pareil document n'est pas l'expression de la pensée
d'un homme, il est l'expression des vœux de tout un parti, de toute une
opinion.
(page
1101) Il est dans ce programme une question qui, s'il faut en croire le
cabinet, semble avoir été la cause déterminante de la non acceptation de la
combinaison ministérielle que l’honorable M. Rogier avait présentée à
l'approbation du Roi ; cette question, c'est celle de la dissolution des
chambres.
Dans une autre circonstance, j'avais l'honneur
de dire à la chambre qu'il me semblait bien sage d'examiner en théorie de
pareilles questions ; que des questions d'attributions, d'autorité, ne devaient
jamais être discutées dans les chambres à un point de vue purement théorique,
mais qu'il fallait en limiter l'examen à l'application des faits qui se
produisent. Ce n'est donc que par rapport aux autres conditions du programme
qu'il est possible de discuter la question de la légalité de la dissolution qui
était réclamée par l'honorable M. Rogier.
Eh bien, en me plaçant sur ce terrain, je
n'hésite pas à dire que cette partie du programme ne mérite en aucune manière
le reproche que lui ont adressé les membres du cabinet actuel.
Et qu'on ne le perde pas de vue, l'honorable M.
Rogier, au moment où il était appelé à former un cabinet libéral, ne pouvait se
dépouiller des souvenirs de 1840 et de 1841. Ces souvenirs lui disaient qu'il
ne pouvait pas suffire à un ministère libéral de venir dire, lui aussi, qu'il
marcherait avec modération, avec prudence, dans les voies de la légalité ;
l'honorable M. Rogier devait se rappeler que, malgré de pareilles déclarations,
le ministère dont il faisait partie en 1841 avait succombé.
L'honorable M. de Theux, qui est trop habile
pour n'avoir pas compris que ces souvenirs étaient à eux seuls une éclatante
justification de ces conditions qu'il blâmait, a senti le besoin d'assigner une
cause à la chute du cabinet de 1840 ; et il a prétendu trouver cette cause dans
la prétention de changer l'ancienne majorité, pour me servir de l'expression
reçue.
Je ferai d'abord remarquer à la chambre que
jamais le ministère de 1840 n'avait annoncé ni le désir, ni la pensée de
changer cette majorité ; et la preuve qu'il n'en avait ni le désir ni la
pensée, c'est qu'il s'était présenté à elle sans réclamer de la Royauté la
condition dont il a été parlé dans ces derniers temps. Le ministère comptait
donc alors qu'il pourrait marcher avec cette majorité, et je n'hésite pas à le
dire, il méritait d'espérer qu'il en serait ainsi.
L'honorable M. Dechamps, collègue de M. de
Theux, n'a-t-il pas reconnu depuis longtemps déjà que le reproche qu'on
répétait hier à charge du ministère de 1840 et qu'on signalait comme la cause
de sa chute, était immérité ? Et certes il doit en savoir quelque chose
l'honorable M. Dechamps, lui qui avait été le porte-drapeau de cette croisade
dirigée contre le ministère libéral. Eh bien, n'a-t il pas déclaré que cette
attaque avait été un effet sans cause, une faute qu'il déplorait ? Oui,
messieurs, vous avez reçu dans cette enceinte la confession de l'honorable M.
Dechamps, vous avez entendu son acte de contrition ; et je suis tenté de croire
que si depuis lors il subit les rigueurs du ministère, c'est par forme de
pénitence.
La véritable cause de la chute du ministère de
1840 est donc encore un mystère, et ce mystère je ne pense pas qu'il
s'éclaircisse jamais ! Mais cette chute non encore expliquée, et destinée à
rester telle, imposait à l'opinion libérale une grande réserve ; elle lui
donnait des conseils de prudence, qu'aucun de ses membres n'a pu méconnaître
sans dangers pour cette opinion. Aussi, soyez-en convaincus, si à une autre
époque la nuance la plus modérée du libéralisme avait pu accepter le fardeau du
pouvoir, cette nuance elle aussi ferme dans sa modération, car les hommes
modérés d'ordinaire sont ceux qui tiennent le plus fermement à leurs principes,
elle aussi, dis-je, aurait songé à assurer l'avenir du cabinet qu'elle aurait
fondé.
Quand l'honorable M. Rogier demandait une
dissolution éventuelle, pourquoi donc pouvait-il et devait-il le faire ? Parce
qu'il était encore en droit de rechercher quelle avait été la cause de la chute
du cabinet de 1840 ; et qu'il devait avoir une sorte de garantie que cette
cause encore inconnue aujourd'hui et destinée sans doute à rester toujours
inconnue ne viendrait pas se reproduire un jour.
Qu'a-t-il fait en demandant le droit de
dissolution dans des cas déterminés ? Il a demandé la permission de vivre à
celui qui l'appelait à être. Je ne puis voir une énormité dans cette condition.
Il y a plus, et c'est là l'erreur des membres du cabinet, une condition posée
dans un programme présenté à la Couronne ne constitue pas un contrat, elle ne
constitue pas l'aliénation de la prérogative royale, elle n'a même jamais un
caractère absolu.
L'engagement qu'on demande à la Royauté, c'est
un engagement de la nature de ceux que la Royauté peut prendre, c'est un
engagement moral qui s'éteint de lui-même, si des circonstances contraires à
celles qui l'ont vu naître viennent à se révéler, et qui disparaît toujours
régulièrement par les voies constitutionnelles, quand il se présente un autre
ministère qui vient contresigner la démission du ministère précédent. Ce n'est
donc pas demander une abdication d'une prérogative royale que de demander à la
Couronne un témoignage patent de son concours en faveur du cabinet appelé par
elle à diriger le pays et de lui signaler comme ayant cette portée, la promesse
que, dans des cas déterminés ou prévus, la dissolution des chambres ne serait
pas refusée.
J'ai à examiner à un autre point de vue encore,
cette question de dissolution. J'ai entendu un des membres du cabinet exprimer
de graves inquiétudes sur l'atteinte que porterait à la dignité des membres de
la chambre et à la dignité des fonctionnaires le programme de l'honorable M.
Rogier. Je m'associe aux sympathies qu'on a manifestées pour l'une et l'autre
de ces dignités ; mais bien que je n'aie jamais fait partie du gouvernement, il
est une autre dignité à laquelle je porte un intérêt non moins vif, cette
dignité, c'est celle du 'gouvernement.
Qu'on ne s'y méprenne pas, messieurs ; une des
causes du malaise qui agite notre pays depuis quelques années, c'est
l'affaiblissement successif du pouvoir central et devant les chambres et devant
les fonctionnaires eux-mêmes. Quelle est en Belgique l'influence du pouvoir
central ? Demandez-le à l'opinion publique, demandez-le à tous les
fonctionnaires consciencieux de tous les rangs, demandons-le à nos propres
souvenirs ! Rappelons-nous quelle a été cette influence dans les débats si
graves que nous avons eu à traverser pendant les dernières années.
Le gouvernement qui devait être à leur tête a
toujours été faiblement, j'allais dire lâchement à la suite de la chambre.
Il est une autre considération que ma franchise
ne vous épargnera pas. Je suis partisan de l'influence parlementaire, parce que
cette influence est celle du pays lui-même. Mais savez-vous comment je la veux
? Je la veux collective, je veux l'influence dn parlement en corps ; mais ce
que je redoute, comme le plus grand vice auquel puissent prêter les
gouvernements représentatifs, c'est l'influence de l'individualisme
parlementaire ; eh bien, MM. les ministres, ces craintes exagérées que vous
vous efforcez de faire naître à la pensée d'une dissolution, vous ne voyez pas
qu'elles tendent directement à affaiblir 'encore le pouvoir central devant les
chambres, à aggraver le vice de l'influence de l'individualisme parlementaire.
Ces craintes tendent à immobiliser, à rendre permanent, j'allais dire
inviolable entre nos mains le mandat sacré que nous tenons de nos concitoyens. Gardons-nous,
messieurs, de pareille pensée, là surtout est pour nous une question de dignité
; le député qui croirait une seule fois que le noble mandat qu'il exerce est
une position à laquelle il faille tenir, qu'il faille avant tout songer à
conserver, ce député en serait par cela seul indigne.
Quant à moi, je le déclare, depuis dix ans que
je siège parmi vous, chaque jour je suis prêt à comparaître sans crainte devant
le collège qui m'a envoyé dans cette enceinte.
Jamais je ne croirai qu'un cabinet, libéral ou
catholique, me fasse injure ou porte atteinte à ma dignité en me renvoyant
devant mes mandataires ; je le remercierais au contraire de soumettre ma vie
politique à une épreuve nouvelle. N'avons-nous pas besoin, dans
l'accomplissement difficile du mandat qui nous est confié, d'être bien certains
que l'opinion publique est avec nous ?
Permettez-moi donc de le dire : demander à la
Royauté pour un nouveau ministère qui se forme, des conditions de force et de
dignité, ce n'est point porter atteinte à la dignité des chambres, c'est
vouloir pour le gouvernement des conditions de force et d'action sans
lesquelles sa mission ne sera jamais noblement remplie.
Messieurs, il est une contradiction qui me
frappe dans la conduite des membres du cabinet, permettez-moi de vous la
révéler.
On prétend que c'est demander à la royauté
l'abdication de sa prérogative que de lui demander l'engagement de dissoudre
les chambres dans des circonstances prévues. On affirme que c'est là un vœu
inconstitutionnel. Et qui nous lient ce langage ? C'est M. le comte de Theux,
le chaleureux défenseur de la convention de Tournay, convention par laquelle
l'autorité communale a abdiqué par un contrat formel les pouvoirs qu'elle
tenait de la loi ; c'est un ministère dans lequel nous retrouvons les
collègues de l'honorable M. Van de Weyer, qui ont amené une crise nouvelle dans
la situation intérieure du pays, précisément parce que M. Van de Weyer croyait
qu'on ne pouvait pas aliéner les attributions de la puissance publique, tandis
qu'eux-mêmes trouvaient pareille convention la chose la plus légitime du monde.
Et pensez-y donc, messieurs, les ministres, votre programme n'est-il pas déjà
par cela seul démenti ?
J'abandonne ces questions sur lesquelles j'ai
peut-être trop insisté, pour vous présenter quelques considérations sur la
situation du cabinet.
Le cabinet, je l'ai dit tout à l'heure, pense
pouvoir gouverner avec modération. Je crois à sa sincérité au moment où il
l'affirme. Jamais je ne refuse de croire à la sincérité d'hommes honorables. Mais
je demande si sa position et son personnel sont en harmonie avec la situation
de l'opinion publique. Depuis plusieurs années nous assistons et le pays avec
nous, spectateurs et acteurs, à une grande lutte entre les deux opinions qui
divisent la Belgique. Je ne vous retracerai pas les phases que cette lutte a
déjà parcourues. Mais je rappellerai les grands et incontestables résultats
qu'elle a produits.
Au début de la lutte, l'opinion libérale était
peu nombreuse dans cette chambre, elle y était sans organisation, sans autre
lien que celui de ses principes. Aujourd'hui, après des élections toujours
faites sous l'influence d'un gouvernement hostile à ses succès, elle siège dans
cette chambre assez forte pour se mesurer en nombre avec sa rivale, assez sûre d'elle-même
pour réclamer la direction des affaires du pays.
Ce résultat, croyez-vous qu'il soit l'œuvre
individuelle de quelques hommes ? Non, il est l'expression saisissante du grand
travail intellectuel qui s'opère au sein du pays.
On a sans cesse parlé du pays légal, comme s'il
pouvait exister un pays illégal ; et par là, je pense, on voulait parler du
corps électoral. Eh bien c'est aux manifestations de ce corps lui-même que je
vais faire appel.
Il est loin de ma pensée de donner à
l'expression « la partie intelligente du pays », la portée
outrageante qu'on a voulu lui assigner ; et cette portée n'était pas non plus
dans la pensée des orateurs qui l'ont produite. Permettez-moi à cette
interprétation exagérée d'opposer le seul sens raisonnable que cette expression
comporte.
(page
1102) Le pays entier est intelligent ; j'ai trop bonne opinion de mon pays
pour penser autrement ; mais chaque partie du pays a l'intelligence de sa
position, des intérêts qu'elle représente, qu'elle est appelée à sauvegarder,
dont elle se préoccupe.
Les campagnes ont l'intelligence des intérêts
agricoles qui contribuent si puissamment au développement de la prospérité
publique ; mais aux villes et surtout aux grandes villes, l'intelligence des
intérêts politiques, et rien de plus naturel, sans doute, car c'est dans les
villes que se rencontrent les hommes d'étude, de théorie et d'application des
intérêts politiques, parce que là sont les grands centres où les hommes
s'éclairent sur ces matières, qui restent étrangères aux habitants des
campagnes et des petites villes, si nous exceptons quelques rares élus.
La distinction soulèvera parmi vous des
réclamations, et pourtant elle est vraie, elle n'est point un outrage pour une
partie du pays, elle n'est que la constatation d'un fait. Si donc vous voulez,
au point de vue des questions politiques, faire un appel au pays légal pour
connaître le sentiment du pays, adressez-vous aux collèges électoraux de
Bruxelles, Liège, Anvers, Mons, Tournay, Verviers.
J'allais m'arrêter trop tôt ; car je dois
ajouter encore, quoique les résultats en aient été contestés, les collèges de
Gand et de Bruges.
Quand ces collèges se réunissent tous pour
déclarer par les manifestations légales que leurs sympathies sont acquises à
l'opinion libérale, croyez-vous que l'influence de ces villes puisse être mise
en parallèle avec celle de Hasselt, Louvain, Ath et Ypres ? J'ajoute même de
Virton et Courtrai, en tenant compte des ministres d'Etat.
Je le demande, est-il possible de trouver une
combinaison plus antipathique au mouvement de l'opinion que celle que nous
voyons devant nous, plus dangereuse pour le pays ? Je dis dangereuse, car chez
les nations qni se gouvernent par elles-mêmes et pour elles-mêmes, je ne
connais rien de plus dangereux qu'un gouvernement marchant à l'inverse du
mouvement de l'opinion publique.
Pour juger l'influence du ministère sur l'avenir
du pays, deux hypothèses peuvent être prévues : ou bien l'Europe continuera à
jouir de la paix, de la tranquillité dont elle jouit aujourd'hui, ou bien elle
verra disparaître leurs bienfaits.
Dans la première hypothèse quelle sera
l'influence du cabinet sur nos destinées ? Nous verrons s'aggraver de plus en
plus les dissentiments qui séparent les deux opinions qui divisent le pays ;
aux vœux de rapprochement, que tant de voix exprimaient naguère encore, déjà
succède une division, un antagonisme que personne ne peut plus méconnaître, qui
nous séparent et nous portent vers deux drapeaux opposés ; bientôt, messieurs,
un abîme existera entre nous.
On vous le disait tantôt, le soin constant de
nos adversaires a été d'éviter que l'opinion libérale pût une fois au moins
présider aux élections, disposant de l'influence qu'y donne toujours la
possession du pouvoir. A cette exclusion est due la création des associations
politiques, associations toujours pures, toujours dévouées aux principes
d'ordre et de paix publique, à leur point de départ, toujours destinées à
rester telles dans la pensée de ceux qui les forment, mais souvent exposées à
de dangereuses éventualités.
Eh bien, messieurs, ces associations, vous les
verrez se multiplier, vous les verrez étendre leur action, appelant aux
agitations de la vie politique des hommes qui, par leurs études, par leur
position, devaient y rester étrangers ; vous les verrez appeler avant le temps
à ces luttes une jeunesse qui ne trouvera point dans l'expérience du passé,
dans la connaissance des hommes et des choses des éléments modérateurs de la
vivacité de ses sentiments et des élans de son cœur. Ces résultats, ce sera à
vous qu'ils seront dus ; ils sèmeront au sein du pays des germes d'agitation et
de discorde qui finiront par nous accabler un jour.
Que si la tranquillité de l'Europe venait à
disparaître, si la Providence avait, il y a quelques jours à peine, cessé un
seul instant de veiller sur les destinées de la France, si quelque secousse
profonde avait suivi un événement, qui eût été une calamité européenne, si
cette secousse s'était fait ressentir en Belgique, croyez-vous que votre
position antipathique à l'opinion la plus vive, la plus active du pays, n'eût
pas été de nature à nous exposer à quelque danger ? Quant à moi il m'est
impossible de ne point concevoir à cet égard les plus graves appréhensions, et
ces appréhensions, j'en devais à la chambre la manifestation franche et sans
détours.
J'ai toujours désiré l'avènement au pouvoir de
l'opinion à laquelle j'appartiens. Je l'ai désiré, je le désire encore, d'abord
parce que je crois que ses principes sont tels qu'ils doivent assurer les
destinées du pays. Ensuite, parce que,en raison de la position respective des
deux opinions qui divisent la Belgique, je pense que la sécurité du pays
réclame que l'opinion libérale soit au pouvoir. Croyez bien, messieurs, qu'il
n'y a dans cette pensée rien de blessant pour l'opinion à laquelle je
n'appartiens pas.
Pour l'opinion libérale, si vive, si ardente,
parfois trop ardente peut-être, la vie d'opposition peut avoir des écueils
dangereux dans certaines circonstances.
Pour elle la lutte contre le pouvoir, le
sentiment intime que celui-ci est injuste envers elle peuvent aboutir à des
égarements dangereux pour elle-même et pour le pays ; ces dangers, je pourrais
vous les signaler tous, mais la chambre comprendra et approuvera la réserve
avec laquelle je veux m'exprimer sur ce point. Pour l'opinion catholique, au
contraire, l'opposition quelque temps qu'elle se prolonge n'a pas de dangers
possibles, pour elle il n'est rien qui puisse se placer à côté de la liberté
d'enseignement sans limites de la liberté d'association sans entraves, de la
liberté religieuse Sans égale.
M. de Mérode. - Cela prouve que nous sommes de bonnes gens et
qu'on ne peut en dire autant de l'opinion adverse.
M. Dolez. - Ce n'est pas là la portée de mes paroles : je la
crois plus relevée et surtout plus vraie et bien facile à comprendre. J’ai dit
et je répète que l'opinion catholique ne trouvera nulle part plus de liberté
d'enseignement, d'association et de religion qu'en Belgique. J'ai dit que cela
était si évident qu'aucune erreur ne me paraissait à craindre de la part de
cette opinion, que par cela même son opposition ne serait jamais dangereuse.
Voilà ma pensée. Je l'ai franchement et nettement exprimée.
Je crois donc que le cabinet ne répond pas à la
situation du pays, et qu'il me soit permis de lui demander quelles peuvent être
ses espérances ?' Entend-il arrêter le mouvement de l'opinion publique ? Mais
qui ne sait que ce serait une tentative insensée ? Qui ne sait que l'opinion
libérale doit accomplir ses destinées, quoi que vous fassiez. Ah ! je
crains bien que vous ne cédiez à une erreur qu'il est bon de signaler.
Peut-être avez-vous pensé que votre avènement au pouvoir pouvait augmenter vos
chances de succès et ne pas aggraver vos dangers. Si c'est là ce que vous
croyez, je ne puis que déplorer votre aveuglement, votre imprévoyance. Soyez-en
convaincus, l'opinion libérale, quoi que vous fassiez, sera bientôt en majorité
dans cette enceinte ; elle occupera ces bancs. (L'orateur désigne les bancs des ministres.)
Si par votre imprudence elle y arrive irritée
par la longueur de la lutte, par l'injustice de vos entraves, si elle y entre
en vainqueur, espérez-vous donc la trouver encore ce qu'elle est aujourd'hui,
prudente, modérée, plus gouvernementale que vous-mêmes ? Ah ! si telle est
votre espérance, vous oubliez les enseignements de l'histoire, vous
méconnaissez le cœur humain lui-même.
Il y a quelques jours, j'avais sous les yeux les
admirables pages dans lesquelles le plus grand des historiens modernes signale,
dans ce style pittoresque dont il a si merveilleusement le secret, les causes
de la révolution française, et j'y voyais, non sans en être ému, des
considérations qui s'appliquent à la situation de notre pays. Toujours, dit M.
Thiers, on accordait le lendemain ce qu'il aurait fallu donner la veille.
Eh bien, messieurs, c'est la marche que vous
suivez. Il y a six ans, que demandait l'opinion libérale ?
Elle
ne vous faisait aucune condition, elle faisait appel à votre justice, pour
n'être jugée que par ses actes. Elle demandait de gouverner avec modération et
impartialité, en protégeant toutes les libertés. Vous ne l'avez pas voulu.
Depuis, elle a voulu régler les conditions de son entrée au pouvoir, elle a
demandé des garanties et quand, après une lutte que votre imprudence aura
continuée, viendra le jour de votre défaite, le libéralisme, soyez-en sûrs,
vous imposera en hommes et en choses bien d'autres exigences, et alors vous
devrez les subir, car vous aurez été vaincus !
Et quand je tiens ce langage, je ne me laisse
point séduire à la pensée de notre triomphe à mes amis et à moi, car alors,
messieurs, nous aurons cessé de suffire à l'entraînement des vainqueurs, car
dans cet avenir dont se préoccupent mes patriotiques inquiétudes ce ne sera
plus avec nous que vous aurez à compter, et alors, messieurs, malheur à vous,
malheur au pays ! (Mouvement. -
Applaudissements dans les tribunes publiques, aussitôt réprimés par M. le
président.)
M. le ministre des finances (M. Malou). - En terminant les observations que j'ai eu
l'honneur de présenter hier, je disais qu'aucune discussion politique ne s'est
élevée depuis que j'ai l'honneur de siéger dans cette chambre, sans que l'opposition
ait prétendu que les ministères qui se sont succédé étaient condamnés par le
pays. Mais s'il faut s'en prendre à quelqu'un de tout ce qui arrive n'est-ce
pas au pays lui-même ?
Pour moi, je ne me laisse pas effrayer par les craintes
de l'avenir, par tous ces faits que l'on grossit sans cesse devant vous, parce
que je crois que la volonté nationale est assez forte, assez grande pour être
immédiatement entendue dans cette chambre.
Si, par suite de la composition du parlement, ce
changement qu'on nous prédit doit s'accomplir un jour, pour moi je ne
désespérerai pas de l'avenir ; je ferai des efforts pour que ceux qui sont
aujourd'hui nos adversaires dirigent mieux que nous les destinées de cette
jeune Belgique, à laquelle, s'il faut en croire l'honorable préopinant, sont
réservées tant de rudes éventualités.
Dans nos institutions, dans nos lois organiques
se trouve la cause de la composition du pouvoir. Ces institutions, nous les
voulons entières. C'est parce que nous les voulons entières que nous
combattons, que nous ne cesserons de combattre toutes les tentatives, tous les
actes qui pourraient les froisser.
Nous combattons à ce point de vue le programme
auquel l'honorable M. Dolez vient encore tout à l'heure de donner son approbation.
Le ministère composé par l'honorable M. Rogier,
avait besoin, nous dit-on encore, de la dissolution éventuelle jusqu'à une
époque déterminée. Je n'hésite pas à le dire, si ce ministère avait besoin
d'une dissolution éventuelle, il ne pouvait être un ministère parlementaire, un
ministère tel que nos institutions le veulent. (Interruption.)
Puisqu'on m'interrompt, j'insiste sur ce
principe.
Je dis, messieurs, que dans nos institutions le ministère
doit être composé en vue de la majorité des chambres, et que si l'opinion à
laquelle l'honorable M. Dolez appartient, doit entrer aux affaires, c'est
lorsqu'elle aura acquis, par les suffrages du pays, la majorité dans les
chambres. Mais constituer un ministère avec le désir, avec la nécessité,
puisqu'il faut prendre le mot, de briser les chambres pour perpétuer son
existence,, c'est agir à rebours de nos institutions.
(page
1103) Eh bien, messieurs, ce programme, ou bien il renfermait l’engagement
moral, engagement moral aussi sacré qu'un engagement légal, de maintenir le
cabinet jusqu'aux élections de 1847, ou ce programme, permettez-moi de le dire,
n'était pas trois fois sincère, il ne l'était pas même une fois.
Si ce programme renfermait cet engagement moral,
voyez, messieurs, quelles en étaient les conséquences.
Je suppose que les chambres, et tel aurait été
mon avis, je suppose que les Chambres, connaissant ce programme, eussent cru
qu'il était de leur dignité de ne pas délibérer sous le coup d'une menace et de
provoquer immédiatement l'une et l'autre leur dissolution. Je suppose qu'il en
eut été ainsi, et que le pays, consulté sur l'ensemble de la composition des
deux chambres, vous eût renvoyé les mêmes éléments...(Interruption.) Cette supposition, je ne dois consulter notre
histoire que pour la seule dissolution qui ait été prononcée, cette
supposition, l'honorable M. Rogier en sait quelque chose, fut alors une
réalité.
Les chambres sont dissoutes le lendemain de la
constitution du ministère. Le pays renvoie dans cette chambre et dans le sénat
les mêmes éléments. Le programme reste, et il y est écrit que jusqu'aux
élections de 1847, la dissolution des chambres a lieu dans tel et tel cas, dans
telles et telles hypothèses prévues, hypothèses qui ne sont pas déterminées,
qui, ainsi que je l'ai déjà démontré, comprennent réellement tout l'ensemble
des travaux législatifs.
Ce programme existe. Le pays a été consulté,
mais il n'a pas répondu comme on le lui avait demandé. Le programme reste,
l'engagement moral subsiste pour une deuxième dissolution. (Dénégation à gauche. A droite : Oui !
oui ! ) Je dis que cela est écrit, et que si votre programme n'a pas
cette signification, il n'en a aucune.
Plusieurs membres. - C'est exact.
D’autres membres. - Non ! non !
M. Rodenbach. - C'est du despotisme libéral ; c'est du knout.
M. le ministre des finances (M. Malou). - Mais, dit l'honorable M. Dolez, on avait en
vue ce qui est arrivé en 1841. Permettez moi, messieurs, quoi qu'à cette époque
je ne fisse pas encore partie de la chambre, de dire l'impression que m'a
laissée cette phase de notre histoire parlementaire. Je crois que dans les
gouvernements qui jouissent d'institutions libres, les pouvoirs constitués
d'après ces institutions, ne périssent que par des causes accidentelles, ne
périssent pas par de ténébreuses conspirations. Ce pourquoi le pouvoir périt
surtout, ce pourquoi le ministère de 1841 a péri, ce pourquoi nous pouvons
aussi périr un jour, c'est par les fautes que nous commettrons. C'est par les
fautes que vous avez commises que vous avez péri.
Vous avez, dit-on, des craintes exagérées. Vous
croyez que le mandat de représentant est un patrimoine inaliénable ; vous
devriez, chacun d'entre vous, vous féliciter de comparaître devant les
électeurs. Messieurs, il y a d'autres questions à examiner dans une
dissolution. Je laisse de côté, pour un instant, la question de prérogative, et
je dis qu'il faut des motifs graves, des motifs sérieux pour qu'une dissolution
soit accordée, qu'il faut voir si les intérêts du pays, si la situation du pays
la comportent. Et à ce point de vue, permettez-moi encore de rentrer dans le
programme.
J'ai toujours déclaré, j'ai toujours compris,
qu'un ministère entrant aux affaires avait le droit de demander, non pas des
dissolutions éventuelles, mais une dissolution sur une proposition déterminée
que la Couronne pouvait apprécier. J'ai soutenu en outre qu'en dehors de cette
position, on était en dehors de la constitution.
Mais, messieurs, la dissolution telle qu'elle a
été demandée jusqu'à un temps déterminé, quelles étaient les questions qu'elle
laissait encore ouvertes ? Il peut se passer au dedans du pays et au dehors
bien des choses d'ici au mois de juin 1847. Il se peut qu'un événement
parlementaire, qu'un acte qui, d'après le programme, pouvait donner lieu à
dissolution, vienne à coïncider malheureusement avec des événements extérieurs,
qui rendent la dissolution dangereuse au dernier degré, et, en vertu du
programme, la Couronne dès à présent était obligée, quelles que fussent les
circonstances où le pays se serait trouvé à l'intérieur, quelles que fussent
les circonstances du dehors, à accorder cette dissolution à l'égard de laquelle
elle avait pris un engagement que l'on a appelé moral, mais qui eût été un
engagement sacré si on l'avait pris... (Interruption.)
Et, puisqu'on m'interrompt, je dirai que l'engagement moral n'est pas opposé à
l'engagement immoral, pas plus que le pays légal, dont l'honorable M. Dolez a
parlé, n'est opposé au pays illégal.
M. Castiau. - On demande le commentaire.
M. le ministre des finances (M. Malou). - L'honorable M. Castiau me demande le
commentaire, le voici.
L'honorable M. Dolez, en effet, m'a demandé si
par hasard il y avait un pays illégal, et c'est là le motif de l'observation
que je viens de faire. Messieurs, lorsque nous parlons du pays légal, nous
parlons du pays qui intervient, d'après l'ensemble de nos institutions, à des
titres et d'une manière divers, dans l'exercice de la souveraineté nationale.
Voilà ce qu'on a toujours entendu par le pays légal, et ce pays légal s'est
toujours prononcé depuis 1830, et sa voix a toujours été entendue.
Il est vrai, messieurs, comme si notre Belgique
était trop grande, que l'on y fait une distinction. Il y a une partie de cette
Belgique, qui est inintelligente pour certains intérêts ; il y a une partie de
la Belgique qui est intelligente pour tous les intérêts, et notamment pour les
intérêts politiques. La première, c'est ce qu'on appelle les campagnes ; la
deuxième c'est ce qu'on a appelé les grandes villes.
Eh quoi ! messieurs, n'avez-vous donc jamais lu
la constitution ? Où avez-vous trouvé qu'il y eût en Belgique deux populations
? Où avez-vous trouvé qu'il y eût des représentants de certains intérêts, qu'il
y eût autre chose dans le pays que des électeurs ayant les mêmes droits, émanés
de la même souveraineté ?
On va plus loin encore. On cite les mandats
obtenus de certaines grandes villes par d'honorables membres qui se trouvent
sur ces bancs ; on cite les noms des localités qui nous ont élus. Et quel est
le sens que l'on veut donner à ces observations ? Ne sommes-nous pas ici au
même titre les représentants de la nation belge, et peut-on fractionner, sous
le rapport de l'intelligence, notre Belgique qui n'est pas déjà trop grande ?
On la fractionne sous le rapport de l'intelligence ; niais peut-on la fractionner
sous le rapport du patriotisme, sous le rapport de toutes ces qualités morales
que la loi fondamentale du pays a voulu prendre en considération aussi, quand
elle a réparti tes droits inhérents à la souveraineté nationale ?
Je m'étonne, en vérité, que l'honorable
préopinant ait produit à cette tribune un argument qui a été bien des fois
produit du dehors de cette enceinte, et qui, selon moi, devait y rester.
Voyons ce qui se passe dans d'autres pays où le
gouvernement constitutionnel est établi. Est-on jamais venu dire à un ministre
d'Angleterre : « Vous êtes le représentant d'un bourg pourri ?» A-t-on jamais
demandé que ce fussent les cinq ou six grandes villes d'Angleterre, que ce
fussent les cinq ou six grandes villes de France qui vinssent fournir au
pouvoir des ministres ? Le contraire, messieurs, et j'entre ici plus
directement dans la question, le contraire est presque toujours arrivé. Si je
pouvais citer toutes les localités qui ont élu les ministres actuels en France,
les ministres actuels en Angleterre, vous trouveriez très étrange, messieurs,
l'argument que l'on a produit devant vous. Si l'on venait dire à la tribune de
France, c'est Lisieux, c'est Sedan, c'est telle petite localité du centre de la
France qui est représentée au pouvoir et qui gouverne le pays, je demande
quelle serait l'impression que produirait un pareil argument.
M. Rodenbach. - On est grand homme dès que l'on est né dans une
grande ville.
M. le ministre des finances (M. Malou). - L'honorable M. Dolez nous dit encore : « II
est dangereux que le gouvernement marche à rencontre de l'opinion. » Oui,
messieurs, cela est très dangereux ; cela est dangereux surtout pour le
gouvernement lui-même. Mais que l'honorable membre ne croie pas que l'intention
du cabinet actuel soit de marcher à l'encontre de l'opinion. Bien au contraire
; et son devoir et ses intérêts sont de marcher avec l'opinion, de satisfaire,
et dans l'ordre des intérêts matériels, et dans l'ordre des intérêts moraux,
aux vrais besoins du pays.
Et qu'il me soit permis ici, messieurs, sans
prétendre faire une leçon à l'opposition, de dire aussi ce que je pense de son
rôle dans le gouvernement constitutionnel. L'opposition en fait partie, et j'ai
encore un regret, je le répète, sur le programme de l'honorable M. Rogier,
c'est qu'il y eût supprimé l'opposition.
L'opposition a un rôle, un rôle nécessaire à
remplir dans les gouvernements constitutionnels, et ce rôle, comment est-il
rempli dans des pays qui sont nos maîtres dans le gouvernement constitutionnel
? S'occupe-t-on à rechercher des antécédents, à opposer des paroles ?
S'occupe-t-on à des dissertations de parti ? Voyez comment l'opposition se fait
en Angleterre, voyez comment elle s'y est toujours faite. En Angleterre on dit
à un ministre : Vous ne gouvernez pas bien ; mais on lui dit aussi : Il y a
telles idées à réaliser ; le pays réclame telles mesures ; prenez-les ; si vous
ne les prenez pas, cédez-nous le pouvoir et nous les prendrons, parce que
l'opinion publique les réclame. Ce n'est donc pas sur le terrain du programme,
de ce programme incomplet, quant à l'avenir, que nous devons lutter ici ; c'est
sur le terrain des besoins moraux et matériels du pays, pris dans leur
ensemble. Et qu'importe, en effet, au pays que vous qui, il y a trois ans, nous
demandiez la stabilité des institutions, veniez proposer à la législature, sous
peine de dissolution, le retrait de lois organiques arrêtées à peine depuis
trois sessions ?
M. Rogier. - Des lois réactionnaires.
M. le ministre des finances (M. Malou). - Que vous les appeliez réactionnaires, c'est
toujours à la majorité des chambres, à la majorité du pays que vous vous en
prenez.
Qu'importe que vous veniez révoquer maintenant
cette loi ? Qu'importe encore que vous ayez telle ou telle mesure plus ou moins
énergique contre les fonctionnaires publics ? Qu'importe que vous fussiez
restés au pouvoir en vertu d'un programme comme celui que vous avez fait,
jusqu'aux élections de 1847 ? La véritable lutte que je voudrais toujours voir
établie dans cette enceinte, c'est sur l'ensemble des intérêts de la nation. Le
devoir de l'opposition c'est de peser sur le gouvernement. Le plus grand, le
plus insigne honneur de l'opposition c'est de faire adapter ses idées par le
gouvernement ; c'est sur ce terrain que l'opposition lutte en Angleterre et
c'est parce qu'elle lutte sur ce terrain qu'elle devient majorité à son tour.
Eh, messieurs, encore une fois, s'il était vrai
que l'intelligence du pays fût inégalement répartie, s'il était vrai comme le
dit l'honorable M. Verhaegen, que l'opinion libérale est la seule nationale,
est la seule patriotique, croyez-vous qu'en 1846, après 15 années d'épreuves de
nos institutions, le parlement n'eût point donné depuis longtemps, je ne dirai
pas une immense majorité, mais l'unanimité à cette opinion ?
Il y a pour l'avenir, dit l'honorable M. Dolez,
deux hypothèses diverses : la continuation de la paix, des perturbations au
dehors ou au dedans. Notre existence au pouvoir, ajoute l'honorable membre,
dans l'une et l'autre de ces hypothèses, est un danger ; dans la première
hypothèse, parce que les divisions deviendront plus profondes, parce que les
associations (page 1104) changeront
de nature, parce que les jeunes générations seront prématurément initiées à la
vie politique ; dans la deuxième hypothèse, parce que nous sommes un ministère
antipathique à l'opinion publique. Les divisions deviendront plus profondes et
pour que les divisions ne deviennent pas plus profondes on demande que la
majorité dans les deux chambres devienne minorité.
Est-ce là un remède constitutionnel ? j'allais
presque dire : Est-ce là un remède sérieux ? Vous croyez que si la majorité
devenait minorité, que si, constituée ainsi, elle suivait ces traditions, que
si elle aussi, par des associations qui, d'après l'honorable membre, peuvent
devenir dangereuses, voulait prématurément, avant que le pays légal ne se fût
prononcé en sa faveur, se transformer en majorité, vous croyez que ce ne serait
pas là aussi un grand danger pour la nationalité belge ?
J'accepte, sous un autre point de vue cette
première hypothèse ; je souhaite que longtemps encore l'Europe puisse jouir de
la paix dont elle jouit aujourd'hui ; mais que faut-il désirer alors ? Que
faut-il s'efforcer de réaliser ? N'est-ce pas de parvenir tous, car je rends
justice aux intentions de tout le monde, de parvenir tous à recueillir les
fruits de cette paix, à consolider cette patrie si jeune encore, cette patrie
qui a tant et de si rudes éventualités à traverser ? N'est-ce pas plutôt
d'effacer les divisions, de réunir nos efforts dans le but de servir en commun
les intérêts moraux et matériels du pays ?
La deuxième hypothèse : Un grand événement au
dehors menace l'existence même de la nationalité belge. Ici, messieurs,
permettez-moi de traduire devant vous un sentiment pénible qui m'a souvent
assailli au milieu de nos débats. le me suis surpris malgré moi à désirer qu'un
pareil événement vînt resserrer parmi nous les liens relâchés par une paix
profonde, par un temps de calme que nous n'employons pas en vue de cet avenir.
Pour résumer ces observations, je dirai que le
cabinet actuel croit s'être constitué en vue des nécessités parlementaires,
conformément au vœu de nos institutions. Son vœu est de marcher avec l'opinion.
Votre gloire, votre honneur à vous, membres de l'opposition, c'est de faire
adopter par la pouvoir vos idées, vos principes.
- La séance est levée à 4 heures un quart.