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d’intention
Chambre des représentants de Belgique
Séance du samedi 20 janvier
1844
Sommaire
1) Pièces adressées à la chambre
2) Projet de loi tendant à établir un droit d’enregistrement sur les naturalisations
3) Projet de loi portant le
budget du département de l’intérieur pour l’exercice 1844. Discussion générale.
Négociations commerciales avec la France (Osy), question
politique générale (notamment rôle personnel de Jean-Baptiste Nothomb dans la
politique gouvernementale et dans le programme unioniste) (Dedecker,
Nothomb, de Tornaco, Dedecker, Rogier, Mercier, Dechamps, Dolez, Nothomb, Dolez,
Nothomb, Dolez, de Mérode)
(Moniteur
belge n°21, du 21 janvier 1844)
(Présidence de M. Liedts)
M. de Renesse
procède à l’appel nominal à midi et quart.
M. Scheyven donne lecture du
procès-verbal de la séance d’hier ; la rédaction en est approuvée.
M. de Renesse
présente l’analyse des pièces adressées à la chambre :
PIECES ADRESSEES A
« Les propriétaires et cultivateurs
de la commune de Russem présentent des observations contre le projet de loi sur
les céréales. »
- Renvoi à la section centrale
chargée de l’examen du projet.
________________________
« Les administrations communales du
canton de Beeringen prient la chambre d’allouer les fonds nécessaires pour la prompte
exécution de la route pavée de Hasselt à Beeringen, »
- Renvoi à la commission des
pétitions.
________________________
M. le président. -
Le bureau a composé comme suit la commission chargée de l’examen du projet de
loi relatif aux vinaigres artificiels : MM. Maertens, Rodenbach, Delfosse,
Orts, Brabant.
PROJET DE LOI TENDANT A ETABLIR UN DROIT
D’ENREGISTREMENT SUR LES NATURALISATIONS
M. Malou, au nom de la commission des
naturalisations, dépose le rapport sur le projet de loi tendant à établir un
droit d’enregistrement sur les naturalisations.
- La chambre met ce projet de loi à
l’ordre du jour entre les deux votes du budget de l’intérieur.
Discussion générale
M. le président. -
La parole continue sur l’ensemble du budget.
M. Osy (pour un fait personnel). - L’année dernière, lorsqu’on a eu
connaissance du discours prononcé à la chambre des pairs, par M. le ministre
des affaires étrangères, l’analyse qu’en ont faite plusieurs journaux du pays,
contenait l’expression dont je me suis servi hier.
Je viens de relire dans le
compte-rendu du Moniteur les
expressions de M. Guizot, et je conviens que j’ai été trop loin, mais son
discours a fait un pénible effet sur tous ceux qui l’ont lu l’année dernière,
et vous vous rappellerez que l’honorable M. Dumon-Dumortier a cru devoir en
entretenir également le sénat. Le Moniteur
français dit textuellement :
« Non, non, nous n’avons pas
agi légèrement, nous ne nous sommes pas engagés dans cette question ; nous ne
l’avons pas été chercher, nous n’irons jamais la
chercher ; elle se produit d’elle-même à nos portes, elle nous presse, elle
nous assiège, malgré nous. »
Voilà les paroles exactes et vous
voyez, messieurs, que je ne manque pas à la promesse faite hier.
A cette occasion je vous dirai,
messieurs, que si j’avais une rétractation à faire contre un ministre du pays,
je le ferais certainement avec empressement ; mais pour ce que j’ai dit contre
le ministre de l’intérieur, je le maintiens et je n’ai rien à rétracter.
M. Dedecker. - J’ai hésité quelque temps pour savoir si j’aurais pris part au débat
entamé dans la séance d’hier.
Le moment choisi pour cette
discussion politique, les termes dans lesquels cette discussion a été entamée,
tout semble vouloir donner à ce débat un caractère exclusivement personnel. Si
au fond c’était là le caractère du débat, je n’y aurais pas pris part, parce
que je ne me sens pas la vocation d’apologiste de noms propres, et parce que
l’honorable ministre de l’intérieur, contre qui les attaques étaient
spécialement dirigées, a prouvé à nouveau, dans la séance d’hier, qu’il n’avait
pas besoin de défenseur dans cette chambre.
Mais après un moment de réflexion, on
s’aperçoit bien vite que, sous cette forme personnelle de la discussion, on
attaque la majorité elle-même, son système, ses tendances.
Si le pays était dans une situation
telle que l’a dépeinte l’honorable M. Devaux, si le ministère était aussi
dépourvu de considération, de dignité que les orateurs de l’opposition ont bien
voulu le dire, la majorité de cette chambre devrait demander pardon à Dieu et
aux hommes d’avoir soutenu pendant trois années un cabinet sans conscience et
sans moralité.
Je ferai aux honorables orateurs qui
ont parlé dans la séance d’hier une large concession. Je crois comme eux qu’il
y a un malaise moral et matériel dans notre société ; mais je ne puis
l’attribuer à des causes aussi mesquines que celles auxquelles ils l’ont
attribué hier. Il faut élever le débat, il faut parler en toute franchise ; il
faut avoir le courage de dire au gouvernement et au pays la véritable cause de
malaise moral et matériel que nous éprouvons.
Messieurs, loin de moi de vouloir
déclarer la guerre à nos institutions, à ces institutions qui nous sont chères
à tant de titres. Mais je pense qu’il ne sert de rien d’entretenir des
illusions, qu’il importe au pays et au gouvernement d’être éclairé sur la
véritable situation des esprits. Je disais que je suis d’accord avec les
honorables membres de l’opposition sur l’existence de certains inconvénients,
de certains maux qu’ils ont signalés ; mais je tiens à démontrer que ces
inconvénients, ces maux proviennent, non de l’influence personnelle de tel ou
tel ministre, de tel ou tel cabinet, mais des principes qui dirigent notre
société, des événements qui se sont passés depuis quelques années, de notre
position comme nation, de nos institutions mêmes.
Qu’il me soit permis, avant tout, de
vous faire remarquer la singulière coïncidence des accusations lancées, depuis
quelques jours, à la tribune française avec celles que vous avez entendues
retentir dans cette enceinte à la séance d’hier. En France, comme en Belgique,
ce sont les mêmes accusations d’impuissance, de stérilité, d’absence de
conviction, de corruption ; le ministère veut, dit-on, se maintenir au pouvoir
à tout prix et dans un but d’intérêt personnel. Evidemment, cette coïncidence
d’accusations vous prouve qu’il y a à ces griefs, signalés aux deux tribunes,
des causes autrement générales que celles ont été indiquées hier. C’est à la
recherche de ces causes que je veux consacrer quelques instants.
La première accusation lancée contre
le gouvernement belge, c’est l’accusation d’impuissance, d’inactivité, de
stérilité. Cette impuissance, je ne la nie pas ; elle est visible pour tous ;
mais elle tient à d’autres causes que celles qu’on a indiquées. Elle tient
d’abord à cette dépendance qui existe dans toute la hiérarchie administrative
et législative : le gouvernement a besoin des chambres ; les chambres ont
besoin des électeurs ; il est impossible de proposer des lois consacrant des réformes
matérielles et financières, sans attaquer certaines influences existant dans le
pays, et dont au jour des élections on aura besoin.
M. le ministre de
l’intérieur (M. Nothomb) - Témoin la loi sur le tabac.
M. Dedecker. - Cette inactivité tient aussi à l’absence d’une véritable
responsabilité dans notre gouvernement constitutionnel ; personne n’a de
responsabilité ; elle est éparpillée entre les divers pouvoirs.
Aussi, avec la certitude des attaques
et des interprétations qui l’attendent au milieu de ces conflits d’intérêts
qu’il est impossible de concilier, le gouvernement pose le moins d’actes
possibles ; il essaie de se glisser entre ces intérêts et de tourner les
difficultés qui se présentent.
Cette impuissance résulte encore de
l’importance accordée aux intérêts privés, de la coalition des intérêts privés,
du développement de l’esprit de clocher ; ce sont autant d’entraves à l’expédition
des affaires de l’Etat. Mais cette stérilité résulte surtout des fréquents
changements de ministère. C’est là une vérité sur laquelle il est inutile
d’insister. A peine un ministère est-il au pouvoir, à peine ses membres ont-ils
acquis les connaissances nécessaires, se sont-ils mis au courant des
antécédents et des projets de l’administration, qu’un bouleversement arrive et
renverse les hommes qui auraient pu se rendre si utiles au pays.
Faut-il ajouter que cette impuissance
tient encore à ce qu’il y a, sous le rapport de l’étude, de véritables intérêts
du pays, sous le rapport des relations que
Depuis dix ans que
Je ne parlerai pas de la question
d’argent, qui est, au fond, de toutes les questions et qui doit aussi bien
souvent arrêter l’essor du gouvernement. Notre situation financière a-t-elle
permis à tous les ministères qui se sont succédé jusqu’à ce jour en Belgique
d’entreprendre tous les travaux dont l’utilité est démontrée, dont les
résultats se feraient sentir sur la prospérité publique ? Non ; on se trouve
face à face avec des souffrances présentes et actuelles, et l’on n’ose proposer
des sacrifices dans un but d’améliorations dont les fruits ne seraient pas
immédiats.
Puis ayons le courage de le dire, si
le gouvernement constitutionnel est frappé d’impuissance, de stérilité, c’est
que c’est un gouvernement de discussion et non d’action. C’est une vérité
reconnue : là où l’on parle le plus, on agit le moins. Cela est tellement vrai,
que ces accusations d’impuissance, on les a adressées à tous les ministères.
L’honorable M. de Theux a été au pouvoir pendant de longues années ; certains
hommes l’ont défendu pendant tout son ministère, et quand il a disparu de la
scène gouvernementale, ils ont déclaré que son ministère n’avait été qu’une
parenthèse vide.
M. le ministre de
l’intérieur (M. Nothomb) - C’est une grande injustice.
M. Dedecker. - Au ministère de M. de Theux a succédé le ministère de MM. Lebeau et
Rogier ; où sont les actes qui sont ses titres de gloire ? Où est cette
prodigieuse activité qu’il a déployée, ce développement extraordinaire de la
richesse publique qu’il a provoqué ? Comme le fait observer un honorable membre
qui siège devant moi, le seul souvenir que nous ayons conservé de ce ministère,
c’est l’acquisition de
Messieurs, la seconde accusation
portée contre le ministère, c’est l’accusation de ruse, de duplicité. Ici
encore, ce n’est pas aux hommes qu’il faut vous adresser, mais à ces doctrines
que quelques-uns proclament progressives, à la marche de la civilisation. Oui,
il y a en général duplicité dans les esprits, absence de franchise dans les
caractères. Nous ne sommes plus à cette époque d’ardentes convictions et de
caractères fortement trempés, où la force des Etats résidait dans la justice.
Nous ne vivons plus dans ces temps où l’on admettait encore une politique de
sentiment, où l’on ne rougissait pas d’écouter les plus nobles inspirations du
cœur. Aujourd’hui, on gouverne avec la tête ; aussi, tout est calcul ; la palme
n’est pas au plus juste, mais au plus fin. Oh ! croyez-le
bien, ce n’est pas le ministère actuel qui a fait aux sociétés modernes cette
position que je suis le premier à déplorer.
C’est du même préjugé, du même
malentendu, que sont nées ces accusations de corruption que vous avez entendu
formuler hier. Loin de moi, messieurs, de vouloir préconiser la corruption, de
vouloir l’excuser même ; pour ma part, je la flétris de tous mes moyens ; mais
encore il faut faire avec franchise la part des idées et des hommes.
Dans un gouvernement qui repose sur
l’opinion publique, dans un gouvernement où l’on fait appel au nombre, tout le
monde, gouvernement et partis, tend naturellement à se faire une majorité ;
tout le monde essaie de s’emparer de cette opinion. Je le sais, on ne devrait
jamais, pour atteindre ce but louable en soi, se servir que de moyens
honorables ; il faudrait se respecter assez, respecter assez l’opinion
publique, pour ne pas lui tendre des pièges, pour ne pas l’égarer. Mais nous
savons à quoi nous en tenir sur certaines susceptibilités. Eh ! qui donc, en fait de corruption politique, osera dire que
les partis ne sont pas aussi coupables que le gouvernement ? Qui osera soutenir
que, par leurs menées, les partis n’ont pas fait une espèce d’obligation au
gouvernement d’exagérer peut-être les moyens d’influence dont il peut et doit disposer ? Je n’excuse personne, je constate des faits.
Ainsi, messieurs, je pense que ces
accusations ne doivent pas être adressées d’une manière spéciale au
gouvernement actuel. Ces accusations n’ont pas, en outre le mérite de la
nouveauté. Il y a longtemps, messieurs, qu’elles traînent dans le dictionnaire
de l’opposition. Sous tous les gouvernements, sous tous les régimes, on entend
dire que les places, les décorations, les subsides, les titres de noblesse
s’accordent, non pas au vrai mérite, mais à l’intrigue. Cela n’est pas nouveau
; mais il est bien malheureux que ces accusations se trouvent dans la bouche
d’hommes qui, par leurs antécédents et par la portée de leur caractère,
devraient savoir défendre les prérogatives du pouvoir et jeter un voile sur ces
misères du gouvernement. Ils ne gagneront rien à déconsidérer ainsi l’autorité
; le pouvoir reviendra un jour peut-être dans leurs mains, et ils ressentiront
alors les funestes effets des insinuations qu’ils se permettent aujourd’hui,
dans l’espoir de quelque popularité éphémère.
Une autre accusation qu’on a lancée
contre le ministère et, par conséquent, contre la majorité qui l’appuie, c’est
qu’au fond de la situation actuelle il y a de l’immoralité.
Messieurs, cette immoralité n’est que
la transaction dont notre constitution nous fait une loi. On confond l’immoralité
avec cette modération, cette prudence, toute dans l’intérêt de notre avenir. On
confond la franchise avec l’exclusion, avec l’intolérance.
Voudrait-on nous lancer peut-être
dans un cercle fatal de réactions perpétuelles ? Voudrait-on mettre à l’ordre
du jour et généraliser le système des proscriptions électorales, de ces
proscriptions qui déshonorent un parti, qui sont un des symptômes les plus
effrayants de la décadence d’un pays ? voudrait-on
nous ramener aux guerres de religion ? Vous le sentez, messieurs, au fond de
cette théorie soutenue par les honorables membres de l’opposition, dans la
séance d’hier, il y a, à leur insu, sans doute, une attaque contre la
civilisation même. Ces principes de tolérance qui ont coûté tant de sang, qui
ont coûté tant de larmes à l’Europe, sont eux-mêmes en jeu. Sous prétexte
d’immoralité, on en veut cette tolérance même, qui est aujourd’hui dans nos
mœurs bien plus encore que dans nos lois.
Une autre accusation portée contre le
ministère, c’est celle d’entretenir dans la nation l’absence de convictions
politiques.
Pourquoi chercher encore à ce fait,
qui n’est malheureusement que trop vrai, des explications toutes personnelles ?
Levons les yeux plus haut, messieurs ; sachons nous élever à des considérations
plus dignes du sujet qui nous occupe. Toutes les autorités se tiennent ; tout
ce qui a été fait pour ébranler l’autorité dans l’ordre religieux, se fait
sentir nécessairement comme corollaire dans l’ordre politique.
L’honorable M. de Tornaco a prononcé
hier les mots d’indifférence en matière
politique.
Eh bien oui, il y a indifférence en
matière politique, de même que depuis longtemps on vous a signalé de
l’indifférence en matière religieuse. Mais ces deux indifférences ont la même
source ; elles ont leur source dans ce principe du libre arbitre, dans ce
principe d’indépendance de la raison individuelle, dans ce pouvoir de tout
contrôler, de tout critiquer, dans cette faculté de défendre, de prôner toutes
les idées, tous les systèmes, faculté qui finit, qui doit finir nécessairement,
comme des hommes prévoyants l’ont dit depuis longtemps, par amener le doute, le
désillusionnement dans les âmes.
On vous a parlé enfin, messieurs, de
découragement qui se fait sentir en Belgique. Je ne nie pas jusqu’à un certain
point l’existence de ce fait, quoique je suppose qu’on l’a singulièrement
exagéré. Mais, de bonne foi, ce découragement tient-il à la présence de
l’honorable M. Nothomb au ministère, ou à l’existence de ce ministère ? Non,
messieurs, il serait puérile de le prétendre : il tient à notre position, il
tient aux événements que nous venons de traverser. Ce découragement est bien
naturel après une époque de surexcitation fiévreuse, après une époque de
révolution. Ce découragement s’explique, du reste, par la perte nécessaire des
illusions politiques de quelques hommes qui avaient rêvé mieux de cette
transformation sociale. Ces commotions engendrent d’ailleurs bien des mécomptes
d’ambition personnelle, bien des mécomptes d’intérêts particuliers C’est
l’ensemble de ces froissements, de ces déceptions, qui, coïncidant avec cette
impatience et cette soif prématurée de jouissance, apanage de nos jeunes
générations, qui constitue au fond ce découragement qu’on signale aujourd’hui.
Peut-être, messieurs, faut-il aussi
l’attribuer à un événement dont il me peine de rappeler le souvenir. Vous savez
tous que l’adoption du traité des 24 articles a porté un coup déplorable à ce
sentiment national, à ce sentiment de dignité si nécessaire à une jeune nation
et seule capable de lui donner une considération qui lui tienne lieu de
puissance. Ensuite, dans l’ordre des intérêts matériels, on a exagéré, on a dû
exagérer les avantages de notre révolution. On a promis aux populations un
gouvernement bon marché. On le faisait de bonne foi, je le suppose ; mais je ne
sais pas si, sous ce rapport, toutes les promesses de la révolution ont été
tenues, et ont pu être tenues.
Ainsi, messieurs, au fond et
moyennant certaines réserves qu’il est inutile d’indiquer, je suis d’accord sur
la situation actuelle des esprits et des choses en Belgique, avec les
honorables membres qui ont parlé dans la séance d’hier. Oui, je le répète après
eux ; il y a faiblesse dans le pouvoir, il y a discorde dans le sanctuaire de
la législature ; il y a désordre dans nos finances, anarchie dans les
intelligences, abâtardissement des caractères, déification de l’intérêt
personnel. Tout cela est vrai. Il y a exagération des droits et oubli des
devoirs ; partout absence de soumission, absence de dévouement. Mais, je vous
le demande, peut-on, en constatant ces faits, ces faits si généraux et si
importants, leur assigner les causes mesquines qu’on leur a assignées hier ?
Vous comprenez, messieurs, que si je
ne suis pas d’accord avec les honorables MM. de Tornaco et Devaux, sur les
causes qu’ils ont assignées à ces faits, je ne suis pas non plus d’accord avec
eux sur la conclusion à en tirer. Non, messieurs, c’est se tromper, ou c’est
vouloir tromper le pays, que de dire que cela tient à l’existence d’un homme ou
d’un cabinet. C’est contre cette interprétation que je dois m’élever dans
l’intérêt du pays, dans l’intérêt de la majorité qui soutient ce cabinet. Eh
messieurs, si demain l’honorable ministre contre lequel toutes ces attaques se
dirigent, venait succomber, croyez-vous qu’à l’instant même tous ces
inconvénients, tous ces maux qui vous ont été signalés viendraient à
disparaître ? Croyez-vous que si demain l’honorable M. Lebeau ou l’honorable M.
Rogier se trouvait au pouvoir, l’autorité serait plus respectée ? Croyez-vous
que nos intérêts matériels seraient mieux défendus, que notre prospérité
nationale augmenterait d’une manière soudaine, qu’il n’y aurait plus nulle part
ni corruption, ni absence de conviction, ni stérilité, ni impuissance, ni
découragement ?
Non, messieurs, la situation morale
de
Messieurs, cessons ces querelles de
préjugés ; car au fond il n’y a que cela. Je suis sûr que dans les deux partis
qui semblent se diviser le pays, il y a beaucoup plus de points de contact,
beaucoup plus d’unité de sentiments et de vue qu’on ne le pense généralement.
Mais il y a de funestes préjuges personnels, il y a de funestes préjugés de
castes, il y a de funestes préjugés de partis qui divisent le pays. C’est
contre cette division que je m’élève, que nous devons tous nous élever. Il y a
en Belgique de la place au soleil pour tout le monde ; il y a dans tous les
partis des hommes intelligents et dévoués qui peuvent être utiles à leur pays.
Le gouvernement ne doit pas se mettre à la remorque d’un parti, et le plus bel
éloge que l’on puisse faire du ministère actuel, c’est de dire qu’il ne veut
pas arborer le drapeau d’un parti.
Oui, messieurs, et je vous demande
pardon de vous rappeler un de mes antécédents parlementaires ; lorsqu’à la
chute de l’honorable M. de Theux j’ai vote contre lui, c’est qu’à tort ou à raison
je croyais que, par sa présence au ministère, il continuait à donner au
gouvernement un caractère trop exclusif de catholicisme. Lorsque le ministère
Lebeau et Rogier a été formé, pendant six mois, je l’ai appuyé avec plusieurs
de mes honorables amis, parce que je le croyais placé
dans des conditions d’impartialité entre tous les partis. Ce n’est que
lorsqu’une imprudente publication, qui semblait faite au nom de ce ministère,
est venue lui donner un caractère exclusivement libéral, que je me suis tourné
contre lui.
Et, je le déclare, si aujourd’hui
succédait au ministère actuel un ministère exclusif, pris dans n’importe quelle
nuance, dès le premier jour je me déclarerai contre lui parce que je crois
qu’un gouvernement ne doit pas subir le joug de l’un ou de l’autre parti : il
doit les dominer tous ; il doit prendre dans tous les partis les éléments
honorables qui s’y trouvent.
Messieurs, la défense des intérêts
matériels, voilà le programme de tout gouvernement qui veut avoir une
popularité sérieuse dans ce pays, qui veut avoir de l’avenir. Longtemps la
discussion des intérêts positifs a été ajournée sous prétexte qu’après la
révolution, il fallait, avant tout, créer à
C’est un spectacle affligeant,
messieurs, pour tout ami sincère de son pays, que de voir des hommes qui font
la gloire du pays ; des hommes unis par une longue communauté de talent et de
patriotisme, s’entre-détruire et se flétrir avec un acharnement sans exemple.
Je voudrais, messieurs, dans
l’intérêt du pays, que ces divisions pussent s’effacer, je voudrais que ces
hommes pussent reprendre en commun les travaux de consolidation de nos
institutions, par l’organisation des intérêts matériels du pays, je voudrais
qu’ils pussent doter
M. le ministre de
l’intérieur (M. Nothomb) - Messieurs, vous avez bien
voulu m’écouter hier, ma position était en quelque sorte celle d’un accusé. Je
vous demande la permission de reprendre ce que j’appellerai le véritable rôle
de ministre et d’élargir à mon tour le cadre de la discussion. Nous sommes
officiellement en présence de trois grandes questions, la question financière,
la question commerciale, la question militaire. Au-delà de ces questions, qui
peuvent s’appeler les nécessités du moment, ne se présente-t-il pas une plus
grande question, une question qui se trouve au fond de nos débats depuis l’ouverture
de cette session, une question qui embrasse la mission tout entière du
gouvernement lui-même ?
Pour apprécier cette question, jetons
un regard en arrière.
Demandons-nous ce que nous voulions,
ce que nous espérions en 1830, lorsque la révolution s’est opérée, et
rendons-nous compte de la réaction qui s’est opérée dans les esprits ? En 1830,
notre confiance dans les individus était immense ; nous avions fait une part
immense aux individus ; le rôle du gouvernement nous semblait devoir être
négatif. C’était la préoccupation d’alors. Cette préoccupation existe-telle
encore aujourd’hui ? Non ; une réaction, je le répète, s’est opérée dans la
pensée publique. On se demande de toutes parts s’il est bien vrai que la
mission du gouvernement doit être aussi négative qu’on le supposait en 1830 ;
on se demande si le gouvernement n’a pas une tâche positive. Cette question, on
la fait pour l’ordre moral ; on la fait pour l’ordre matériel.
En 1830, on se demandait, et
longtemps après on s’est demandé si le gouvernement devait intervenir dans
l’enseignement du pays. Aujourd’hui, tout le monde attribue au gouvernement une
part dans l’instruction publique ; toutes les opinions s’accordent à ne plus
exiger que le gouvernement soit pour ainsi dire spectateur.
Vous voyez donc que nous avons fait
un progrès au profit du gouvernement, même sur un terrain où se présente la
question la plus difficile, la plus délicate.
En 1830 et depuis, ce qu’on appelle
la liberté commerciale avait encore des partisans. La liberté commerciale, qui
n’est autre chose que la doctrine d’après laquelle le gouvernement se renferme
dans l’inaction, en face de la maxime : laissez
faire, laissez passer, combien de partisans cette maxime a-t-elle encore
aujourd’hui ? Tout le monde est d’accord pour exiger que le gouvernement
(j’entends par la l’ensemble des pouvoirs), que l’Etat intervienne pour
protéger l’industrie et le commerce. Ici encore, on lui attribue un rôle actif
qu’on était disposé à lui dénier en 1830.
Notre pays a vu, en 1836 et en 1837,
de grandes tentatives industrielles et commerciales dues à l’esprit
d’association. C’était la puissance de l’individu qui se produisait sous une
autre forme ; c’était toujours l’individu qui prenait le caractère de société
anonyme, mais encore alors la confiance était immense ; on voulait que les
sociétés anonymes pussent se former de plein droit, en quelque sorte et sans
contrôle.
A quelles attaques n’a pas été exposé
le ministère d’alors, qui semblait supposer que la reconnaissance des sociétés
anonymes n’était pas un droit absolu, qui semblait vouloir exiger des garanties
? Eh bien aujourd’hui que prétendrait le gouvernement, lorsqu’il s’agit
d’accorder aux individus ce droit exorbitant de se constituer en société
anonyme, ne doit pas exiger des garanties, ne doit pas même perpétuer une
espèce de tutelle sur les sociétés anonymes ? (Interruption.)
Et quand je dis qu’une réaction s’est
opérée, je ne dis pas que ce soit à date fixe ; les réactions sociales ne se
font jamais à date fixe ; il arrive un jour où elles frappent tous les regards
; mais elles se sont lentement préparées. Cette réaction chez nous date déjà
partiellement de loin ; elle se présente aujourd’hui avec un caractère de
généralité.
Un résultat déjà amené de cette
réaction, c’est le chemin de fer, sa création, son exploitation par l’Etat. Ce
jour-là, s’était déjà présentée la question de savoir si nous laisserions cette
entreprise à l’industrie individuelle. Guidés par un sentiment de fierté
nationale, par le besoin de faire une grande chose plus que par l’intention de
faire une nouvelle position au gouvernement, nous avons décidé que le chemin de
fer serait construit et exploité par l’Etat. Aujourd’hui que le chemin de fer
est fait, ce qui nous frappe, c’est le danger, presque imprévu alors, qu’il y
aurait eu à laisser à des individus une entreprise de ce genre. Cette réaction
pour les voies de communication ira peut-être plus loin. Le jour n’est
peut-être pas éloigné où l’on se demandera si le gouvernement ne doit pas
étendre le système des transports par l’Etat, s’il ne doit pas étendre ce
monopole à d’autres voies de communication.
Je vous disais que nos débats, depuis
l’ouverture de cette session surtout, offraient de nombreux symptômes de cette
réaction.
En effet on a déjà soutenu la nécessité
de la création d’une banque nationale ; on s’est demandé si le gouvernement ne
devait pas émettre des billets de banque, on a voulu l’intervention du
gouvernement dans les questions de crédit public.
La question de colonisation s’est
présentée depuis quelque temps. Le premier essai a été fait par une compagnie ;
l’on se demande déjà s’il ne faudrait pas une intervention plus active du
gouvernement, s’il ne faudrait pas que dans cette question de colonisation le
gouvernement eût une mission plus positive.
D’autres questions se sont
présentées, se présenteront, qui se rattachent à cette réaction au profit de
l’Etat contre l’individualisme.
Ne faudra-t-il pas prendre des
précautions pour garantir la sincérité des produits que notre commerce exporte
?
Messieurs, il y a quelques années,
personne ne se serait arrêté à cette question ; aujourd’hui tout le monde la
considère comme digne d’attention.
Faut-il laisser aux individus la
faculté arbitraire de discréditer, dans les contrées lointaines, l’industrie
belge, en offrant des produits qui ne présentent pas la sincérité nécessaire ?
Ce qui recommande cette question à
l’attention publique, c’est que cette précaution est prise, entre autres, aux
Etats-Unis ; aux Etats Unis où, certes, le gouvernement n’a pas un caractère
despotique, certains produits ne peuvent être exportés qu’à la condition que
l’exportateur garantisse par des certificats la loyauté de ces produits.
La même question se présente à
l’intérieur.
On ne s’est, jusqu’à présent, occupé
que de certains comestibles de première nécessité, du pain entre autres.
On se demande s’il ne faut pas
pousser cette garantie plus loin. Faut-il prendre des précautions contre la
sophistication qui s’étend à tant d’autres produits ?
Voilà, messieurs, plusieurs des
questions qui s’offrent aujourd’hui, questions dues à ce revirement qui s’est
opéré dans les esprits. Ces questions ne sont encore que posées.
Une autre question très grave pourra
se présenter, et on l’a déjà indiquée dans la session dernière, je veux parler
de la question du remplacement par l’Etat, question que l’honorable M. Rogier a
signalée à mon attention.
Eh bien encore ici je demanderai si
cette question du remplacement par l’Etat nous aurait frappés il y a quelques
années ; c’était encore aux individus qu’on était disposé alors à abandonner la
question du remplacement militaire. Aujourd’hui, l’on se demande si le
gouvernement ne doit pas faire ce qui a été abandonné aux individus. C’est
encore une question qu’il faut ajouter à celles que j’ai indiquées tout à
l’heure, question dont le gouvernement ne peut pas dès à présent annoncer la
solution, mais dont il fait sérieusement l’étude.
Jusqu’où faut-il, dans le domaine
industriel, dans le domaine commercial, dans le système de colonisation, dans
les questions de crédit public, dans les questions d’exportation, dans les
questions de consommation intérieure, dans le système de recrutement militaire,
jusqu’à quel point faut-il accorder au gouvernement une mission directe,
positive, une mission de garantie contre les individus ?
Voilà, messieurs, les questions qui
se présentent et que nous n’avons pas la prétention du résoudre dès aujourd’hui
; il nous suffit de dire à la chambre que ces questions n’ont pu échapper à nos
regards.
Ces questions, on les appellera des questions
d’affaires, des questions sociales, on les appellera des thèses humanitaires,
pour me servir d’une expression de l’honorable M. Castiau (le nom n’y fait
rien), mais ces questions, dis-je, sont à l’ordre du jour.
Les questions politiques proprement
dites, c’est-à-dire celles qui se rattachent aux formes gouvernementales ; ces
questions sont sans doute importantes ; mais ces questions, on les regarde
comme résolues ; tout le monde accepte nos institutions, telles qu’elles ont
été faites ; on regarde la constitution politique du pays comme terminée. Ce
que l’on comprend aujourd’hui, c’est qu’en résolvant ces questions
gouvernementales, on n’a pas résolu par cela même les questions d’intérêt
matériel, les questions sociales. Les formes politiques ne sont que des moyens,
ce n’est pas le but lui-même ; ou pourrait, avec d’autres moyens, atteindre
peut-être le but.
Les questions politiques ont donc
perdu de leur importance, par cela même qu’elles sont résolues.
Je ne dirai rien des questions de
personne. Les questions de personne ne renferment aucun genre d’utilité par
elles-mêmes ; elles ne peuvent que perpétuer de malheureuses inimitiés, sans
profit pour la chose publique.
Les questions de parti qui se
présentent après les questions politiques, il faut chercher à les amortir ; il
faut les amortir précisément dans l’intérêt de l’examen et de la solution des
questions que j’appelle dans un langage modeste des questions d’affaires. Et ce
que d’autres appellent des questions sociales, humanitaires.
Il faut amortir les questions de
parti, pour aborder les affaires. En laissant s’établir la lutte des partis
dans cette chambre, on écartera les affaires, on rétrogradera. Et, chose
singulière, chaque fois que par hasard on se heurtera à une affaire, la lutte
des partis viendra à cesser parce qu’il n’y a pas une question d’affaire qui
corresponde directement à la subdivision des partis.
Est-ce là de l’impuissance ? je ne le pense pas, c’est au contraire le plus grand effort
que d’exercer cet empire sur soi, que d’exiger que d’autres l’exercent sur
eux-mêmes, en se plaçant au-dessus des partis.
Le gouvernement représentatif est par
lui-même un gouvernement difficile, laborieux. On l’a accusé d’impuissance,
parce qu’il ne marche pas avec la rapidité qu’on suppose dans le gouvernement
absolu ; c’est une machine compliquée, et dès lors ses ressorts ne fonctionnent
pas avec cette célérité qu’offrirait une machine beaucoup plus simple, avec des
rouages en moins grand nombre. Si ce gouvernement a l’apparence de
l’impuissance, c’est qu’on a multiplié les rouages, Et pourquoi les a-t-on
multipliées ? Parce qu’on regardait chaque rouage comme une garantie.
Je n’accepte donc pas l’accusation
d’impuissance que l’honorable préopinant a semblé adresser à cette forme de
gouvernement.
Les gouvernements absolus offrent
aussi leur caractère d’impuissance ; ils présentent souvent aussi une vaste
bureaucratie administrative et un conseil d’Etat, qui est aussi une espèce de
représentation du pays.
Il y a des états où la bureaucratie
administrative seule est constituée avec des ressorts tellement multipliés
qu’il est aussi difficile d’arriver à la solution d’une question que dans le
gouvernement représentatif proprement dit, où il faut consulter es chambres.
Nous nous faisons illusion sur la
puissance d’action des gouvernements non représentatifs ; les misères des
gouvernements absolus, grâces au huis-clos, nous sont inconnues ; tout se fait
à la face du ciel et en plein jour dans les Etats représentatifs ; dans les
Etats absolus, à peine connaît-on les actes consommés ; dans les Etats
représentatifs on assiste à la lente et difficile élaboration de actes mêmes.
Je ne crois pas non plus qu’on puisse
adresser à cette forme de gouvernement le reproche de duplicité, à moins que ce
reproche ne s’adresse à tous les gouvernements, quels qu’ils soient. Ce qu’on
appelle duplicité, ce n’est au fonds que la réserve dont les gouvernements ont
besoin pour faire les affaires du pays, comme les particuliers en ont besoin
pour faire les affaires privées. Un particulier va-t-il proclamer ses desseins
sur la place publique ? Et l’on veut qu’à chaque moment, le gouvernement
proclame tout haut ses projets, dès leur naissance, on veut qu’il les fasse
connaître dans leur germe ; s’il se tait, on l’accuse de duplicité ; et souvent
ce n’est là pour moi que de la prudence.
Je repousserai avec plus de force
encore le reproche de corruption. L’honorable préopinant l’a reconnu lui-même ;
pour écarter ce reproche du gouvernement représentatif, il faudrait enlever au
gouvernement tous les moyens d’action, il faudrait lui interdire, non seulement
le droit de conférer des décorations, des titres de noblesse ; il faudrait
encore lui interdire toutes les nominations quelconques. (Interruption.)
Oui, le gouvernement est exposé au
reproche de corruption, d’injustice, de partialité, dès qu’il fait une
nomination quelconque, à moins qu’il n’y ait qu’un seul prétendant (on rit), mais lorsqu’il y en a plusieurs,
les concurrents qui échouent ne manquent pas d’attribuer leur échec à des
motifs honteux de partialité.
Ainsi, pour que le gouvernement
échappât à ce reproche, il faudrait le dépouiller complètement ; et alors
comment deviendrait possible cette mission positive que nous voulons
aujourd’hui lui attribuer, au milieu de la réaction qui s’opère dans les
esprits ?
On se plaint de l’absence de
convictions politiques, et l’honorable préopinant, en répondant à ce reproche,
vous a déjà dit que cette absence de conviction politiques n’était autre chose
que l’esprit de transaction même. Transiger, c’est jusqu’à un certain point
renoncer à une partie de ses convictions, ou au moins tolérer l’existence de
convictions contraires.
Cette absence de convictions, on la
signale à la suite de toutes les grandes commotions, on l’a signalée à la suite
de la grande révolution religieuse du seizième siècle ; il y a eu à cette
époque une transaction pour les opinions religieuses, elles ont consenti à
coexister ; et dès lors on a pu dire que cette tolérance était l’absence de
convictions.
Aujourd’hui nous devons nous demander
sur quoi porte cette prétendue absence de convictions politiques ; elle porte
sur cette question-ci : c’est qu’on ne croit plus d’une manière aussi absolue à
l’empire de l’esprit de parti, on ne veut plus de la division, de la lutte des
partis, je vais plus loin ; on ne croit plus à l’efficacité absolue de
certaines formes politiques.
On comprend que tout n’est pas fait,
lorsqu’on a institué des conseils provinciaux électifs, des conseils communaux
électifs, des chambres législatives ; on comprend qu’il y a quelque chose à
faire au-delà des formes politiques ; ces formes sont les moyens ; le but ce
sont les affaires.
Comment se fait-il maintenant que
certaines personnes trouvent partout absence de conviction ? Ce sont les
personnes qui renferment tout, soit dans la question de forme politique, soit
dans la question de lutte des partis. Pour ces personnes-là il n’y a plus de
conviction. Mais pour celles qui s’occupent d’affaires, de questions
matérielles, celles-là ne vous signalent pas l’absence de conviction, elles
disent qu’il y a beaucoup à faire, trop à faire et se plaignent de ce que le
gouvernement ne fait pas assez.
Reste, messieurs, et c’est la
réflexion par laquelle je terminerai, reste un écueil à éviter. En 1830, nous
nous imaginions que tout était fait en instituant un gouvernement représentatif
en résolvant de la manière la plus libérale certaines
questions politiques. Nous pensions que tout était fait en faisant la plus
large part aux droits individuels, aux volontés individuelles ; aujourd’hui
nous reconnaissons qu’il faut attribuer au gouvernement un rôle positif, nous
reconnaissons qu’il a un rôle à remplir dans l’ordre moral, comme dans l’ordre
matériel. Cependant n’allons pas trop loin dans cette voie, n’exagérons pas la
part que nous devons faire au gouvernement dans l’intervention que nous
regardons comme nécessaire. C’est là la considération que nous
devons pas perdre de vue pour aborder quelques-unes des questions que je
vous ai indiquées tout à l’heure.
M. de Tornaco. - Je demande la parole pour un fait personnel.
J’aurais même deux faits personnels à
relever, mais l’un concerne M. Dumortier que je ne vois pas à son banc ;
l’autre concerne M. Dedecker. Tout à l’heure, en parlant des membres qui ont
pris la parole dans la séance d’hier, M. Dedecker a dit qu’ils ont apprécié les
faits qui se passent dans notre pays à certaines causes et qu’en agissant de la
sorte ils ont trompé sciemment le pays.
Je ne pense pas que l’honorable
membre ait eu l’intention de manquer à qui que ce soit, cela n’entre pas dans
sa manière d’agir. Mais, de mon côté, je ne puis consentir à ce que ce mot soit
maintenu, je viens le prier de le retirer.
M. Dedecker. - Quand j’ai tâché de démontrer que les honorables orateurs qui ont
pris la parole dans la séance d’hier se sont trompés dans l’appréciation des
causes du malaise moral et industriel qui pèse sur le pays, je n’ai pas dit
qu’ils voulaient tromper sciemment le pays, j’ai dit qu’ils se trompaient ou
qu’ils trompaient le pays. Je ne tiens pas à l’expression, car j’ai voulu
seulement dire qu’il y avait en fausse appréciation.
M. le
président. - Je ferai observer à l’honorable
M. de Tornaco qu’il n’est pas dans les habitudes de la chambre d’accorder la
parole pour un fait personnel à propos de ce qui s’est dit dans une séance
précédente.
M. de Tornaco. - J’ai demandé la parole aujourd’hui parce que je n’avais pas entendu
hier l’honorable M. Dumortier, occupé que j’étais dans ce moment à causer avec
un de mes collègues.
M. Rogier. - Messieurs, mon intention n’était pas non plus de prendre part à
cette discussion. Je me trouvais dans la même disposition que l’honorable
orateur, qui a pris la parole le premier dans la séance de ce jour. Mais ce
qu’il a dit, ce que M. le ministre de l’intérieur a ajouté à son discours
d’hier, m’engage à sortir du silence dont j’avais cru devoir me faire une loi
dans cette circonstance.
L’honorable M. Dedecker est venu vous
parler au nom de la majorité qui a soutenu le ministère pendant deux ans. Cette
déclaration m’a causé une vive surprise. Je me suis demandé tout d’abord où est
cette majorité qui a soutenu le ministère pendant deux ans, où est cette
majorité qui soutenait le ministère il y a un an, et où est ce ministère
soutenu par cette majorité ?
Ce ministère de l’année dernière n’existe
plus. Par l’organe de l’honorable général Goblet, il est venu dire à la chambre
qu’il abandonnait son passé, qu’il n’entendait plus gouverner en s’appuyant sur
un parti ; et, par conséquent, le ministère, s’il en faut en croire l’honorable
général, ne serait pas la continuation du ministère que vous souteniez l’année
dernière, que vous avez soutenu pendant deux ans. La majorité de l’année
dernière, où est-elle ? Si je la cherche où je dois la prendre, dans la
personne de ses chefs les plus honorables, les plus honorés, je ne la trouve
plus. Elle a disparu, le cabinet l’a laissée mourir, je ne dirai pas qu’il l’a
aidée à mourir.
Et lorsque je provoquais cette
majorité à saisir elle-même les rênes du pouvoir, quand je la conviais, au nom
de l’honneur des principes de la franchise, de la loyauté, quand je la conviais
à exercer elle-même le pouvoir qu’elle déléguait à d’autres, voici ce que je
lui prédisais : prenez garde au lendemain du combat : si vous êtes vaincus, on
vous traitera comme l’opinion à laquelle j’appartiens a été traitée. On vous
abandonnera.
Eh bien, disons les choses avec
franchise. La physionomie de la chambre a entièrement changé. Le ministère de
l’année dernière a disparu. La majorité de l’année dernière n’existe plus ; et
certes, si elle était appelée à donner ouvertement avec sympathie un vote de
confiance au cabinet, peut-être que les circonstances l’y forceraient ; ces
circonstances qui pèsent si durement sur elle l’y forceraient,
mais ce vote de confiance lui serait arraché, il ne serait pas accordé de bon
cœur. Qu’il se lève seulement cinq membres sur ces bancs pour démentir cette
assertion !
Je fais un appel aux chefs de ce qui
peut rester de l’ancienne majorité. Qu’ils disent si un vote de confiance
serait accordé au ministère par une véritable sympathie, par une véritable
confiance en lui, ou si elle ne céderait pas à des nécessités qui pèsent si
cruellement sur elle.
Mais vous dira-t-on, si l’ancien
ministère a disparu, si l’ancienne majorité n’existe plus, d’où vient que vous,
ancien membre de l’opposition, soyez encore dans l’opposition ? Vous avez dans
le cabinet, d’anciens collègues, d’anciens amis. Ce cabinet a renié, dit-il, le
passé ; il ne s’appuie plus, ajoute-t-il, exclusivement sur un parti, et vous
êtes encore de l’opposition ! vous êtes donc bien
difficile, vous êtes donc bien ambitieux ! Oui, je suis encore dans
l’opposition, et mes honorables amis aussi. Cette situation ne fait pas notre
orgueil, elle ne fait pas notre joie. Elle nous coûte, au contraire, à nous, hommes
de gouvernement, qui avons soutenu le ministère de M. de Theux fidèlement,
pendant six années entières, on l’a rappelé, on nous en a fait un reproche ; et
nous ne nous en repentons pas : oui nous l’avons soutenu, et tant qu’on a pu le
faire avec honneur, nous l’avons fait. Nous avons donné l’exemple de la
loyauté, de la sincérité politique ; nous sommes en droit de parler au nom de
la sincérité et de la loyauté politique.
Nous sommes donc encore dans
l’opposition. Pourquoi y sommes-nous ? nous y sommes
parce que l’esprit de l’ancienne administration a continué d’exercer une grande
influence dans l’administration nouvelle.
Je ne veux pas rétrécir ce débat dans
les limites d’une question purement personnelle. Ce n’est pas notre faute si
cette politique sans antécédent, si cette politique sans nom, sans
justification, vient se résumer dans un seul homme, ce n’est pas notre faute si
aucun membre important de cette chambre n’oserait venir soutenir comme bonne,
comme loyale, la politique de l’honorable M. Nothomb. Eh bien, je le dis, tant
que cette politique continuera à exercer dans les affaires une influence
prépondérante, il ne me sera pas possible à moi de m’associer au gouvernement.
Messieurs, il n’y a rien ici de
directement hostile à la personne de l’honorable M. Nothomb. Il m’est pénible
même d’avoir à entrer avec ce ministre dans une lutte en quelque sorte
personnelle. Le premier je rends hommage aux facultés intellectuelles qui le
distinguent. Je ne le crois pas encore entièrement perdu pour le pays. Jeune,
il a déjà passé six années de sa vie aux affaires ; l’avenir ne lui est pas à
jamais fermé, je le crois ; il peut s’amender, et il ne m’est pas même démontré
que quelque jour, peut-être, je ne puisse être amené à le défendre de cette
place où mon devoir me force à le combattre aujourd’hui.
L’honorable M. Dedecker a demandé
l’union des partis, la transformation des partis. Ce vœu, je l’ai émis l’année
dernière au milieu de nos plus vives discussions. Je vous ai dit que j’appelais
de mes vœux le jour où les partis pourraient se transformer, se rencontrer sur
un terrain d’où serait bannie la question religieuse. J’appelle de nouveau ce
jour de fusion, ce jour de transformation, non que je veuille poursuivre cette
chimère dangereuse de l’extinction des partis. Les partis sont les ressorts du
gouvernement représentatif. Malheur au gouvernement constitutionnel si les
partis venaient entièrement à disparaître ; nous n’aurions plus alors que les
intrigues de haut et de bas étage. Il faut des partis à un gouvernement pareil
; c’est son âme, sa vie, son principal ressort.
C’est encore pour arriver à ce
rapprochement, à cette transformation des partis, que je combats le cabinet,
parce que je le considère comme impuissant à opérer cette œuvre que nous
désirons ; aujourd’hui, si les partis venaient à se transformer, ce ne serait
pas par lui, ce serait contre lui.
L’honorable M, Nothomb, élargissant
aujourd’hui le terrain du débat, pour me servir de ses expressions, est venu
nous développer, comme supplément de programme, je le présume, un système
gouvernemental, que, pour ma part, je serais disposé à appuyer et à défendre.
Le gouvernement, vous a-t-il dit, a
une mission active à remplir au point de vue matériel, au point de vue moral.
Ceci est, et a toujours été mon opinion, en tout temps, en 1830, en 1833, comme
aujourd’hui. Non le gouvernement constitutionnel n’est pas impuissant, comme
l’a dit l’honorable M. Dedecker. Il ne faut pas faire la guerre aux
institutions constitutionnelles que nous avons conquises en 1830 et fondées en
1831. Laissons à d’autres cette mission périlleuse de faire une guerre sourde à
nos institutions. Mais qu’au moins ces institutions trouvent dans cette
enceinte et sur tous les bancs de courageux défenseurs, des défenseurs
indépendants de toute autre influence. Prenons-y garde, nous ne devons pas
laisser attaquer nos institutions, sans les défendre. Je proteste, pour ma
part, contre cette espèce de réaction, qui consiste aujourd’hui à jeter le
dédain à pleines mains sur nos institutions parlementaires, sur nos
institutions constitutionnelles. Un gouvernement constitutionnel peut être fort
et puissant ; il sera fort et puissant quand il sera considéré ; il sera
considéré quand il aura pour devise : loyauté, sincérité. Alors, n’en doutez
pas, un gouvernement qui s’appuierait sincèrement, loyalement sur une opinion
quelconque, sans exclure les autres opinions, serait fort, il pourrait
provoquer les mesures les plus grandes, les plus utiles au pays.
Ce n’est pas en Belgique qu’on est en
droit d’accuser le gouvernement constitutionnel d’impuissance. Dans ces dix
dernières années, vos gouvernements absolus ne sont pas parvenus à faire ce que
M. le ministre de
l’intérieur (M. Nothomb) - Cela est vrai.
M. Rogier. - Un gouvernement constitutionnel sera fort lorsqu’au lieu de chercher
à éteindre toutes les passions généreuses, tous les sentiments dévoués, tous
les dévouements désintéressés, il fera un appel à tous ces ressorts puissants
qui doivent faire sa force et sa vie. Que si un gouvernement fait appel a tous
les principes contraires, alors, je le conçois, un tel gouvernement sera
impuissant ; mais ce ne sera pas le fait des institutions, ce sera le fait des
hommes. Les hommes, on peut les remplacer ; mais ils ne doivent pas servir à la
déconsidération de nos institutions.
Trois questions, vient-on de nous dire,
se sont présentées à l’ouverture de cette session ; et l’on ne doute pas qu’on
ne parvienne à les résoudre ; ces questions sont la question commerciale, la
question financière et celle de l’armée. Je m’attendais à ce que M. le ministre
de l’intérieur vînt nous expliquer comment il allait successivement satisfaire
à ces trois points essentiels du programme du nouveau cabinet ; or, soit
préoccupation, soit distraction, l’honorable ministre a passé sous silence ces
trois questions.
M. le ministre de
l’intérieur (M. Nothomb) - Est-ce que ces trois
questions sont à l’ordre du jour ?
M. Rogier. - Permettez. Je pensais que vous alliez expliquer comment le programme
serait exécuté. Mais vous n’ayez abordé aucun de ces trois points ; et je vais
vous dire pourquoi.
Pour les questions financière et
commerciale, pour la question si importante de l’armée, je le dis sans détour,
le gouvernement manquera à son programme ; il ne poursuivra pas la solution de
ces trois questions importantes avec la force de volonté, avec l’énergie de
conviction que nous sommes en droit d’attendre de lui.
Quant à la question commerciale, nous
savons déjà à quoi nous en tenir. Le cabinet, lors de sa formation, s’était mis
d’accord, dit-il, sur trois questions. Nous l’interpellons sur la première : la
question commerciale ; il ne veut pas nous dire son opinion, d’où je dois
conclure : on qu’on ne s’est pas mis d’accord sur cette question, ou qu’on n’a
pas d’opinion ou qu’on craint, en l’exprimant, de perdre à droite ou a gauche
quelques appuis sur lesquels on doit compter pour vivre,
La question financière, sur laquelle
le cabinet s’est mis d’accord, restera également sans solution sérieuse. Après
avoir vainement demandé au cabinet les lois financières par lesquelles il
devait mettre les recettes et les dépenses en parfait équilibre, après avoir
demandé ces lois avant la discussion du budget des voies et moyens, après les
avoir attendues pendant un mois, deux mois, nous avons vu hier M. le ministre
des finances déposer, comme produit des méditations du cabinet, une loi de
naturalisations et une loi de tabac.
M. le ministre des finances (M. Mercier) - J’en ai annoncé d’autres ; celle des successions.
M. Rogier. - Elle n’est pas présentée.
M. le ministre de
l’intérieur (M. Nothomb) - Faut-il donc tout faire le
même jour !
M. Rogier. - Soit ; on nous annonce pour l’avenir une troisième loi, celle des
successions.
M. Rodenbach. -
Avec le serment ?
M. de Mérode. - Mais non !
M. Rodenbach. -
A la bonne heure ! Nous ne voulons pas du serment.
M. le ministre de
l’intérieur (M. Nothomb) - Nous verrons bien.
M. Rogier. - La loi des naturalisations, ce n’est pas sérieusement qu’on nous la
propose comme loi financière. Je ne pense pas que M. le ministre des finances
attende de cette loi des résultats bien considérables.
La loi du tabac, il y aurait légèreté
à la condamner dès le troisième jour de sa naissance. Mais qu’on retienne bien
ceci : c’est que cette loi ne sera pas votée dans le courant de cette session.
Reste donc pour mettre l’ordre dans nos finances, la promesse de la loi de
succession.
Arrive maintenant le troisième
intérêt, formant la base du programme du nouveau cabinet : l’armée. Quelle est
l’opinion du cabinet sur l’armée ? Qui, dans le cabinet, osera me répondre ? A
quoi le gouvernement s’arrêtera-t-il ? Quelles concessions fera-t-il à l’esprit
de la chambre ?
Ou s’arrêtera-t-il ! Quelle est
l’opinion de M. le ministre de la guerre ? Quelle est l’opinion de M. le
ministre de l’intérieur, ancien collègue de M. le général de Liem.
Le général Dupont est-il, comme son
prédécesseur, destiné à être sacrifié ? Je sais fort bien qu’on nous dira que
les réponses à ces questions viendront en leur temps. Mais si le gouvernement
avait une opinion faite sur ces questions, une opinion persistante, il ne la
tiendrait pas cachée, il la dirait à la majorité, quelle qu’elle soit, qui se
propose de l’appuyer dans ces trois bases de son nouveau programme.
Ainsi, je crois qu’on n’a pas été
trop loin lors qu’entre autres reproches adressés à l’administration, on a
exprime celui d’impuissance. Il ne suffit pas de se placer entre les partis,
d’éteindre la politique par les affaires ; il faut encore trouver dans la
chambre un ressort quelconque sur lequel on s’appuie. Où est ce ressort ? J’ai
beau jeter les yeux sur tous les bancs de cette chambre, je déclare qu’il
manque entièrement au ministère, qu’il n’y a pour lui, d’aucun
côte, ni sympathie, ni confiance.
Il serait assez naturel que ces
paroles excitassent sur les bancs qui sont devant moi, ces rumeurs qui
accueillaient naguère nos discours d’opposition. Mais non, je vois ces bancs
tranquilles et silencieux, et même parfois mes paroles sont accueillies par des
sourires d’approbation.
Qu’est devenue la majorité de l’année
dernière ? Il n’y plus de majorité ; il n’y a plus de confiance, plus de
ressort, nulle part ; de là l’impuissance du gouvernement.
J’ai évité, messieurs, de mettre en
scène l’ancienne administration. On a cherché, tout en se déclarant ennemi des
discussions personnelles, à susciter dans cette enceinte des discussions
personnelles ; mais nous ne donnons pas dans ce piège ; nous ne voulons pas que
la discussion se rattache à M. un tel ou M. un tel. Non, non, nous dédaignons
plus que vous les questions personnelles.
Mais je dois dire un seul mot à
l’honorable M. Dedecker, qui est venu jeter un blâme posthume sur une
administration qu’il avait soutenue... pendant six mois. Il a cessé de soutenir
cette administration, parce que, nous a-t-il dit, c’était une administration
exclusive. Or, je défie, l’honorable membre de caractériser cette
administration comme exclusive, en produisant un seul fait de quelque portée à
l’appui de cette opinion ; je l’en défie formellement.
Ce ministère, son programme est là.
Et d’ailleurs, je ne sais pas pourquoi j’entreprendrais de le défendre. Le
cabinet actuel renferme un de ses membres, le membre même, qui dans notre
combinaison, était l’objet des attaques les plus vives, des attaques les plus
passionnées de vos bancs. J’espère que cet honorable membre aura le cœur de
défendre l’administration à laquelle il a eu l’honneur d’appartenir. Il vous
dira, monsieur, que ce ministère n’était pas exclusif.
M. le président. -
M. Rogier, parlez à la chambre.
M. Rogier. - C’est vrai, M. le président, je me soumets d’autant plus volontiers
à vos observations, qu’elles sont toujours très impartiales.
M. le président. -
C’est mon devoir de les faire.
M. Rogier. - Ce ministère n’a pas été exclusif. Il n’a refusé le concours
d’aucune opinion. Il a été soutenu plus vivement par une partie de cette
chambre et il est resté fidèle à cette opinion qui l’a soutenu. Mais son
programme a fait appel à toutes les opinions constitutionnelles et modérées. Il
a rencontré contre lui, ce ministère, une opinion à laquelle l’honorable. M.
Dedecker appartenait, à laquelle je présume qu’il appartient encore. Cette
opinion ne fut pas modérée alors ; on l’a reconnu ; l’honorable M. Dumortier
l’a reconnu ; l’honorable M. Dechamps l’a reconnu.
Ainsi donc, qu’on ne vienne pas se
livrer à des récriminations contre un cabinet qui a disparu de la scène
politique et auquel ses ennemis même ont été forcés, l’année dernière, de
rendre les armes.
Ce ministère, dit-on, a été
impuissant ; mais l’honorable ministre des finances sera sans doute le premier
à protester contre cette accusation. N’est-ce pas lui, il y a trois ans, qui
est venu révéler à la chambre la situation financière du pays ? N’est-ce pas
lui qui, courageux alors, est venu annoncer, apporter à la chambre les lois
d’impôts nécessaires pour rétablir l’équilibre dans nos finances ? N’est-ce pas
lui qui s’est élevé contre ce système qui consiste à dissimuler le déficit ?
N’est-ce pas lui qui vous a dit que les bons du trésor étaient une institution
dangereuse, qu’il fallait se hâter autant que possible de mettre fin à une
émission exagérée de ces bons ; que 8 à 9 millions était le maximum de ce que
le gouvernement devait émettre ? N’est-ce pas lui qui s’est récrié contre un
budget des voies et moyens présenté en déficit ? N’est-ce pas lui qui a
considéré comme sa tâche particulière, comme son honneur, de faire un appel au
pays pour mettre les recettes et les dépenses en parfait accord ?
Ce sont là des actes d’une certaine
importance, des actes qui doivent compter pour quelque chose dans une
administration, messieurs, qui a duré non pas même une année, qui a eu à lutter
contre le mauvais vouloir (je voudrais ne pas récriminer), contre le mauvais
vouloir de collègues qui siègent sur ces bancs ; qui a été arrêté à chaque pas
par une opposition que j’appellerai tracassière, peu digne, rancunière, qui a
été poursuivi dans les lois les plus innocentes, non pas lois de parti, mais
lois d’administration. Il eût été impuissant, ce ministère, que l’on n’aurait
pas à s’en étonner ; car jamais cabinet n’a été entravé par plus de petits
moyens jusqu’à ce qu’on l’ait vu succomber par la plus petite des intrigues.
Mais je n’admets pas que ce ministère ait été impuissant pas plus qu’il n’a été
exclusif.
Du reste, je supplie la
chambre de ne pas ramener les débats sur ces questions du passé. Je dirai avec
l’honorable général Goblet : ce qui est passé est passé. Si je voyais un avenir
florissant, assuré, une politique ferme et décidée, si je voyais un ministère
fort et convaincu, un ministère en la loyauté duquel tous les partis pussent avoir
confiance, je serais heureux de lui prêter de ce banc mon concours.
L’opposition, pour mes honorables amis comme pour moi, n’est pas notre rôle de
choix. J’aime beaucoup à aider à faire, et je fais même souvent abstraction de
ma position pour aider le gouvernement, alors peut-être que nous serions dans
le droit de l’entraver et de lui rendre guerre pour guerre.
M. le ministre des finances (M. Mercier) - Une interpellation directe vient de m’être adressée par l’honorable
préopinant ; je n’hésite pas à y répondre. Loin de moi, messieurs, la pensée de
répudier, en aucune manière, le programme du ministère de 1840, le programme
auquel je me suis associé avec mes collègues de cette époque, le programme que
l’honorable M. Liedts est venu développer dans cette enceinte au nom du
cabinet. Ce n’est pas non plus contre ce programme que se sont élevés beaucoup
de membres des deux chambres. Ce qui paraît avoir excité leurs défiances, ce
sont les théories gouvernementales préconisées dans certaine revue dont le
rédacteur principal était supposé avoir une communauté d’opinion avec plusieurs
membres du cabinet, théories qu’ils n’ont pas trouvées conformes à la politique
que nous avions annoncé vouloir suivre. Certes, je n’entends par approuver que
des principes émis dans une brochure par une personne étrangère au cabinet
aient été pour eux une cause déterminante d’opposition au ministère ; mais il
n’en est pas moins vrai que ce n’est pas contre notre programme que ces membres
se sont prononcés.
Le programme, je le conserve dans
toutes ses parties ; il est celui du ministère du 16 avril.
Messieurs, la politique d’un cabinet
s’annonce par son programme, se révèle par ses actes.
Le ministère de
Aujourd’hui, messieurs, c’est à cette
même politique de conciliation que s’est voué le cabinet. Nous faisons un appel
franc et loyal aux hommes modérés des deux côtés de la chambre ; nous ne
prétendons pas être juges seulement d’après notre programme ; mais ce que nous
sommes en droit de réclamer de votre impartialité, c’est d’apprécier nos actes
avec calme, sans prévention, de voir s’ils sont d’accord avec les principes que
nous avons émis, et non si telle ou telle personne fait partie du cabinet.
Lorsque le ministère s’est constitué,
nous avons immédiatement fait connaître au pays quelle serait la ligne de
conduite que nous entendions suivre.
En faisant un appel à la
conciliation, nous avons annoncé la ferme volonté de maintenir nos institutions
; telle est la seconde base de notre politique ; si une proposition qui eût
quelque caractère de réaction ou même d’innovation inopportune venait à
prévaloir dans cette enceinte, je n’hésiterais pas à abandonner le pouvoir,
plutôt que de m’y associer.
Un honorable membre m’interrompt ; je
lui réponds que je ne juge pas ce qui s’est passé ; il y a eu des votes
auxquels je ne me suis pas associé, je ne qualifie pas les lois qui en ont été
le résultat ; ces lois n’auraient pas encore aujourd’hui mon suffrage si elles
étaient à décréter ; mais je ne voudrais pas en conseiller le rapport, parce
que je craindrais qu’une semblable mesure n’eût elle-même un caractère de
réaction qu’il importe d’éviter.
Notre programme ne s’est pas arrêté
là : nous avons proclamé que nous resterions indépendants des influences des
partis. Cette promesse, nous l’avons tenue fidèlement jusqu’à ce jour.
On nous a prêté, dans la séance
d’hier, une conduite qui n’a pas été la nôtre. On a insinué, qu’agissant avec
duplicité, nous aurions promis le concours des agents de l’administration à des
candidats en concurrence. C’est là, messieurs, une des imputations hasardées et
malveillantes que rien ne justifie. J’ose affirmer qu’aucun membre de cette
chambre ne se lèvera pour déclarer que je lui ai promis un appui qu’il n’a pas
obtenu, ou qu’il a été abandonné alors qu’il devait compter sur mon concours.
A cette occasion, qu’il me soit permis,
messieurs, de vous entretenir un instant de quelques circonstances qui me sont
personnelles. Depuis ma rentrée aux affaires, bien des injures, bien de viles
calomnies ont été lancées contre moi ; depuis huit mois ces injures, ces
calomnies salissent les colonnes de certains journaux ; on m’a accusé d’avoir
abandonné, d’avoir combattu d’anciens amis dans les dernières élections. Le
fait est faux, de toute fausseté ; un système d’exclusion n’a pas été celui du
cabinet ; en faisant un appel aux hommes modérés de différentes nuances, nous
prenions tacitement l’engagement de leur donner notre concours.
J’ose affirmer devant cette chambre,
en présence de ceux dont ces journaux ont cité les noms, que toutes ces
imputations sont contraires à la vérité ; je l’affirme et je sais que personne
ne démentira mes paroles.
On a aussi prétendu que j’avais, par
mon influence, contribué à écarter de la représentation nationale des hommes
qui ne sont pas rentrés dans la chambre ou dans le sénat. C’est encore là,
messieurs, un mensonge odieux. J’ai conservé des relations amicales avec ceux
dont on me présente comme l’adversaire. Je pourrais, messieurs, montrer des témoignages de certains d’entre eux qui prouvent
non seulement l’estime qu’ils m’ont vouée, mais même leur gratitude.
Là ne s’est pas arrêtée la calomnie ;
on n’a pas eu honte d’insinuer qu’à l’insu de mes amis politiques, j’aurais été
depuis quelque temps en rapport avec celui de mes honorables collègues qui
faisait partie de l’ancienne administration, pour former avec lui un nouveau
cabinet, ou dans tout autre but.
C’est avec une vive répugnance que je
descends jusqu’à repousser des accusations aussi téméraires ; je le fais
cependant, parce que je connais tout l’aveuglement des passions, des animosités
politiques : je me suis associé avec cet honorable collègue après avoir débattu
avec lui et d’autres membres du cabinet actuel, la politique que nous suivons
aujourd’hui et que nous continuerons à suivre ; mais jamais avant le jeudi qui
a précédé la constitution du ministère, je n’ai eu avec lui ni directement, ni
indirectement aucune relation qui eût pour objet la formation d’un cabinet, ou
l’éventualité d’une combinaison dans laquelle j’entrerais avec lui, ou une
mesure politique quelconque. Je déclare mensongère et calomnieuse toute
allégation contraire à la protestation que je viens de faire.
Messieurs, je n’occuperai pas
plus longtemps la chambre ; j’ajouterai seulement en réponse a une observation
de l’honorable préopinant, que chacun de mes collègues pourra parler plus
particulièrement au moment opportun des actes de son administration ; qu’en ce
qui concerne les finances, je poursuivrai mes propositions avec le même
courage, le même dévouement, la même abnégation de moi-même, que lorsque je
faisais partie du ministère de 1840. J’ai présenté des lois à la chambre,
d’accord avec mes collègues ; ces lois j’en presserai la discussion de tout mon
pouvoir, et il ne dépendra pas de moi qu’elles ne fassent promptement l’objet
des délibérations des chambres.
M. le ministre des travaux publics (M. Dechamps) - Messieurs, le débat que la discussion du budget de l’intérieur a
soulevé est ancien ; il s’est renouvelé bien des fois devant nous. L’opposition
n’a pas produit un seul argument nouveau, et les faits qui se sont passés
depuis deux ans ne lui ont rien appris,
Je me hâte d’ajouter que si le fond
du débat est le même, le système d’attaque ne l’est pas. Ce système est plus
habile, peut-être, mais, permettez-moi de le dire, il est moins franc.
Pendant deux années, c’était la
majorité elle-même que l’on attaquait, on l’attaquait dans ses principes, on
l’attaquait dans ses actes. On attaquait la majorité directement, et,
permettez-moi l’expression, la visière levée, au nom d’un principe nouveau, celui
des majorités homogènes, des ministères homogènes.
On se croyait assez fort alors pour
ne pas vouloir de transaction, pour ne pas vouloir ce qu’on a appelé de
l’hypocrisie politique. Des amis d’un côté, des ennemis de l’autre, rien au
milieu, telle était la prétention avouée de l’opposition. Le cabinet précédent
était moins attaqué pour lui-même que comme complice, M. Rogier a dit comme
esclave de cette majorité.
Aujourd’hui, messieurs, on se sent
moins fort, on devient plus habile, on semble se tourner vers cette majorité
que l’on voulait décimer naguère, on semble lui parler, il est vrai à mots
couverts, de renonciation possible. On colporte sous le manteau de la cheminée
le mot de coalition. (Interruption).
Messieurs, je dis tout haut ce que l’on dit tout bas et je ne fais que traduire
à cette tribune les conversations de tous les jours.
Cette coalition, je la regarde comme
impossible, car si je la regardais comme possible, je ne serais pas ici. On
tâche de susciter des défiances, d’aiguiser certaines préventions personnelles
; on espère ainsi voir créer une extrême-droite catholique se coalisant avec la
gauche libérale pour renverser le cabinet. Le cabinet actuel s’est présenté et
a été accepté comme un ministère modéré, comme un ministère de rapprochement et
de conciliation entre les hommes des deux partis faits pour s’entendre.
L’opposition a compris qu’il y avait certain danger pour elle à renverser le
cabinet de ses seules mains ; elle préférerait, je le conçois, que le cabinet
tombât devant la défiance qu’on a compté d’exciter chez quelques membres de la
majorité, afin que la responsabilité de la chute d’un ministère modéré pesât
sur cette fraction de la majorité.
On aurait ainsi atteint un but
important : on aurait divisé la majorité, et en la divisant on se serait assure
de régner plus vite et de régner mieux.
Chacun de nous, messieurs, a dû être
frappe, à ce point de vue, du discours prononcé hier par l’honorable M. Devaux.
Vous avez remarqué avec quel soin l’honorable député de Bruges a ménagé la
majorité ; il a eu soin de ne pas réveiller les anciens griefs qui sont encore,
à l’heure qu’il est, le thème de la presse de l’opposition. L’honorable députe
de Bruges a tâché de ménager la majorité en concentrant toutes les défiances,
toutes les préventions, j’allais dire toutes les haines, sur la tête de M. le
ministre de l’intérieur. Isoler M. Nothomb de la majorité, tel est le problème,
messieurs, que l’honorable M. Devaux voulait résoudre.
Le discours de M. Devaux n’a été
qu’un appel continuel aux défiances de la majorité, qu’une agacerie à l’égard
de ceux qu’il appelait hier ses adversaires. Lorsqu’il a parlé de
l’organisation des écoles normales, je croyais qu’il allait combattre l’acte
principal, qu’il allait attaquer la nomination des directeurs ecclésiastiques
des écoles normales ; mais, messieurs, vous comprenez qu’en attaquant cet acte,
il eût craint d’attirer la faveur d’une partie de la majorité sur M. le
ministre de l’intérieur, et l’honorable député de Bruges voulait autre chose ;
il n’a donc fait porter sa critique que sur la question accessoire du siège des
écoles normales.
Il ne vous aura pas échappé non plus,
ce passage du discours de M. Devaux dans lequel lui, le père de cette théorie
des majorités homogènes, des ministères homogènes, il faisait comprendre à la
chambre que les ministères futurs seraient vraisemblablement encore composés
d’éléments mixtes, comme les ministères passés.
Cette espérance, jetée à chacun sur
tous les bancs, a pu paraître un moyen habile, mais, permettez-moi de le dire,
il ne m’a pas paru un moyen digne. Lui qui nous avait habitué à le suivre dans
des considérations d’un ordre élevé, est descendu hier à une polémique
personnelle, petite, amère. Il nous a parlé de politique double, de politique
d’expédients, dans un discours, il faut le dire, qui n’était qu’un discours
double, un discours d’insinuations de tactique et d’expédients.
Comment, nous faisons de l’immoralité
politique, parce que nous demandons l’appui des hommes modérés des deux
opinions ; nous faisons de l’immoralité politique parce que nous voulons
maintenir cette transaction entre les hommes sages, cette transaction
intérieure à laquelle nous devons tout ce que nous sommes et qui doit former
notre abri contre les éventualités et les mauvaises chances de l’avenir ; nous
faisons de l’immoralité politique parce que nous tâchons de cimenter une
alliance désirable et dans les vœux de tous ; et de quel nom, s’il vous plaît,
appelez-vous cette tentative de coalition dont j’ai parlé, coalition qui
n’aurait d’autre but que de renverser, de détruire, de diviser, d’éterniser nos
guerres intestines ; cette tentative, de quel nom la décorerez-vous ?
Notre crime, messieurs, c’est d’avoir
pensé que le pays pouvait se perdre là où vous croyez trouver son salut, c’est
d’avoir en définitive une politique qui est l’antithèse de la vôtre.
Demander le concours des hommes
modérés des deux opinions, soutenir une politique de conciliation, c’est là, à
vos yeux , manquer de sincérité politique, c’est une déception ; faire un
appel à la division permanente, définitive dans les chambres et dans le pays ;
répudier les principes qui ont dirigé le gouvernement pendant treize années,
principes qui ont fait son unité et sa force, cette répudiation vous l’appelez
loyauté, franchise politique.
Considérer le gouvernement comme un
pouvoir modérateur entre les partis, c’est créer, selon tous, une situation
fausse, an maintien de laquelle les deux partis ont également à perdre ;
c’est méconnaître les nécessités du régime représentatif. Placer le pouvoir à
la tête d’un parti exclusif que le hasard des élections fait triompher
aujourd’hui catholique, demain libéral ; faire renaître la situation de 1825,
lorsque le gouvernement dut choisir entre des partis qui s’excluaient, sauf à
être brisé plus tard par tous les deux, après les avoir tour à tour irrités,
vous appelez cela jeu régulier des institutions, vitalité, force politique.
Le rapprochement, la réconciliation
entre des hommes que des questions accessoires avaient momentanément séparés,
cette réconciliation, c’est de l’immoralité politique. Eh, messieurs, en 1840,
alors que d’autres rapprochements, que d’autres réconciliations s’étaient
opérées, comment justifiait-on ces réconciliations entre des hommes qui, la
veille, étaient séparés dans leurs principes par un abîme ?
Voici, messieurs, ce que disait à
cette époque M. Lebeau : « Les partis, disait-il, sont-ils soudés à une
seule date ? Croyez-vous que nous devions être éternellement parqués en deux
grandes fractions ? N’est-il pas inévitable que dans un pays où la moralité est
si générale, quelle que soit l’opinion à laquelle on appartienne, l’expérience,
la réflexion, le temps n’amènent tous les jours des réconciliations, des
rapprochements au profit de l’opinion gouvernementale. »
Ainsi, messieurs, en 1840 c’était au
nom le la moralité si générale dans le pays qu’un rapprochement avait lieu
entre M. Lebeau et M. Verhaegen, et en 1844 c’est l’immoralité politique qui
consacre le rapprochement, la réconciliation entre tels ou tels membres du cabinet
!
La base de toute l’accusation portée
contre nous, la voici
: nous sommes un ministère composé d’éléments hétérogènes,
d’éléments inconciliables ; chacun de nous n’a pu entrer dans le cabinet qu’en
renonçant à quelques-uns de nos principes, à quelques-unes de nos convictions,
qu’en faisant abdication de sa dignité.
Messieurs, cette accusation repose
sur une équivoque. Sans doute, cela serait vrai, si effectivement les
majorités, les ministères devaient se constituer en Belgique d’après la
classification des partis en catholiques et libéraux ; sans doute, cela serait
vrai, s’il y avait une incompatibilité réelle, une incompatibilité politique
entre un catholique et un libéral modéré.
Mais, messieurs, c’est précisément ce
que nous nions. Or, si cette incompatibilité n’existe pas, si cette
classification de partis est un véritable non-sens, selon l’expression dont se
servait, en 1840, l’honorable M. Leclercq, est un véritable non-sens, dis-je,
en présence des grands principes de notre constitution, et aussi longtemps que
ces principes sont acceptés ; s’il suffit que les ministres soient
constitutionnels et nationaux, veuillez me dire quelles convictions nous avons
abandonnées en entrant dans ce cabinet. ; veuillez me dire comment nous avons
pu abdiquer de notre dignité.
Le ministère actuel est homogène au
point de vue des affaires, homogène au point de vue des intérêts qu’il aura à
défendre, homogène au point de vue des questions qu’il sera appelé à faire
résoudre, questions sur lesquelles les membres du cabinet ont eu à
s’interroger.
Ce ministère, homogène au point de
vue des affaires, est un ministère de conciliation au point de vue des partis,
comme l’ont été presque tous ceux qui se sont succédé depuis la révolution.
L’on nous demande comment nous pouvons
siéger l’un à côté de l’autre. Mais cette demande a été faite à presque tous
les ministères. On a demandé, en 1830, à l’honorable comte de Mérode comment il
siégeait dans un cabinet à côté des honorables MM. Lebeau et Rogier. Eh bien,
ce ministère était un ministère mixte, un ministère de conciliation au point de
vue des partis, mais il était homogène au point de vue des affaires.
L’honorable comte de Mérode était d’accord avec ses collègues et sur les idées
gouvernementales qu’il fallait défendre et sur les questions diplomatiques
qu’il fallait résoudre.
La composition ministérielle du 4
août
M. le ministre de
l’intérieur (M. Nothomb) - On a dit des renégats.
M. le ministre des travaux publics (M. Dechamps) - Le cabinet de cette époque, se
composait de MM. Ernst et d’Huart, sortis des rangs libéraux, de M. de Theux,
sorti des rangs de l’opinion catholique, et de M. Nothomb, sorti de ce qu’on
appelait alors le centre doctrinaire où siégeaient MM. Lebeau, Devaux et
Rogier.
Ce ministère, on l’a appelé aussi un
ministère hétérogène ; on lui prédisait une durée éphémère, on disait que la
première question qui serait soulevée le briserait. Eh bien, ce ministère,
formé en vue des questions intérieures, a duré 7 ans ; il a eu force, cohésion,
aussi longtemps que les seules questions intérieures ont été agitées ; il n’est
tombé que sur une question extérieure qui n’avait pas été prévue, lorsque ce
cabinet s’est formé.
Or, messieurs, c’est sur cette double
idée, sur cette idée ancienne, sur cette idée historique que le ministère
actuel a été constitué. Il reste un ministère de conciliation au point de vue
des partis, il est un ministère homogène au point de vue des questions que le
temps a amenées.
Ce serait une erreur profonde de
croire que le ministère actuel a décliné toute idée politique, qu’il s’est
résigné à n’être que ce qu’on appelle un ministère d’affaires. Notre idée
politique, vous la connaissez, elle a fait souvent le fond de nos débats
politiques, et, permettez-moi de le dire, dans ces débats nos adversaires n’ont
pas triomphé. Notre idée politique, c’est celle qui a présidé à la naissance de
notre nationalité, c’est celle qui est écrite dans notre constitution, car
notre constitution, qu’est-elle dans son résultat général et politique sinon la
transaction intérieure signée en 1831 entre les partis ? Notre idée politique,
c’est celle qui a présidé à la formation de tous les ministères, celle que MM.
Lebeau et Rogier ont tant de fois défendue contre les passions de la presse et
de la tribune, c’est celle qui a dicté le programme de l’honorable M. Liedts en
1840, programme que nous avions accepté, mais auquel l’honorable M. Devaux a
opposé un autre programme que nous avons rejeté ; notre pensée politique c’est
le maintien de la situation contre les efforts que vous faites pour la changer.
La vôtre naquit en 1840 ; elle a crée
des dangers que nous voulons conjurer, elle a excité des luttes que nous
voulons sinon éteindre, au moins amortir, elle a jeté des hommes éminents dans
une opposition qui n’est ni dans leur passé, ni dans leur avenir ; elle a créé
pour le pays, pour les chambres, pour tous les pouvoirs, d’immenses dangers
dont nous ne sommes pas encore sortis.
Votre pensée politique n’a
d’antécédents historiques que dans la lutte des catholiques et des libéraux de
1788, lutte qui a fait avorter notre première révolution nationale ; elle n’a
d’antécédents que dans les divisions des catholiques et des libéraux de 1825,
divisions dont le gouvernement des Pays-Bas s’est servi au profit de la
prépondérance hollandaise, divisions qui ont fait reculer de cinq ans l’heure
de notre émancipation politique. (Très
bien.) Voilà nos systèmes ; je les mets hardiment en présence ; voilà
l’histoire de chacun d’eux. Que nos adversaires veuillent bien descendre de
leurs hauteurs pour les examiner à la lumière des faits et de l’expérience.
Messieurs, si nous sommes dans
l’erreur, si nous nous berçons d’une illusion, eh bien, avouez-le, cette erreur
est honorable, parce qu’elle puise ses motifs dans le patriotisme même ; vous
pouvez nous combattre, mais ne nous accusez pas.
Ce que je ne comprends pas, c’est que
ce soit nous, défenseurs d’une politique de modération, qui soyons ici à nous
défendre ; que ce soit vous qui nous accusiez, tandis que vous devriez user de
toutes les ressources de votre talent, pour combattre une thèse de désunion,
une thèse anti-belge.
(Moniteur
belge n°22, du 22 janvier 1844) M. Dolez. - Je n’aime point pour mon pays les luttes politiques et les
agitations qu’elles entraînent.
Aussi mes propensions me
portent-elles bien plus à venir en aide au pouvoir qu’à lui susciter des
embarras qui, en entravant sa marche, nuisent en même temps au développement de
la prospérité nationale.
Par nature, je ne suis point homme
d’opposition, et si parfois j’en prends le caractère, je ne le fais que sous
l’impression de l’impérieux sentiment du devoir, je ne le fais qu’alors que ma
conviction me crie que le pouvoir s’engage dans une voie dangereuse pour
lui-même, fatale aux intérêts du pays.
J’avoue donc que je suis ami du
pouvoir, parce que je reconnais en lui l’autorité gardienne de tous les droits
et sans laquelle il n’est point de véritable liberté.
Mais, messieurs, vous le comprendrez
sans peine, mes sympathies pour le pouvoir doivent me rendre l’adversaire de
tout ce qui tend à le déconsidérer, à l’affaiblir, de tout ce qui l’expose à
d’inutiles dangers.
Ce sont ces pensées, ces principes
qui me rendent l’adversaire de M. le ministre de l’intérieur, qui me font
désirer que cette discussion soit le signal de sa retraite du ministère.
Un des orateurs que vous venez
d’entendre vous disait qu’à notre époque et sous l’empire de nos institutions,
la victoire n’appartenait point au plus juste, mais au plus fin, J’ai, pour mon
compte, une opinion meilleure de notre temps et de nos institutions.
Je crois, au contraire, qu’à notre
époque et sous l’empire d’institutions qui n’ont fait au pouvoir qu’une part
assez mince, il n’est pour lui d’élément de force que dans la dignité de la
position de ceux qui l’exercent, que dans l’appui de l’opinion publique.
Ces conditions, M. le ministre de
l’intérieur les réunit-il autour de lui ? Il m’est impossible de le croire.
Si, pour justifier ma pensée, je
remonte jusqu’en 1841, jusqu’au point de départ de la seconde carrière
ministérielle de M. Nothomb, je prie la chambre de croire qu’il n’est point
dans ma pensée de renouveler un de ces débats qui ne nous ont que trop souvent
aveuglément divisés en deux camps ; je n’ai d’autre but que de caractériser à
son origine la position de M. le ministre de l’intérieur.
Lorsqu’en 1841, un ministère libéral
crut devoir se retirer devant une opposition catholique, c’était aux hommes les
plus considérables de cette opinion que le pouvoir devait être départi. Cette
opinion pouvait l’occuper avec dignité, car c’eût été là la mise en pratique
régulière et franche des lois du gouvernement représentatif.
Si le pouvoir avait été remis aux
mains de ceux qui l’avaient conquis, sans doute une opposition se serait formée
et dans cette chambre et dans le pays, mais l’opinion publique n’eût point été
froissée, dans ce qu’elle a de plus noble et de plus saint, dans ses sentiments
de moralité.
Mais au lieu de suivre cette marche
régulière et franche des lois d’un gouvernement constitutionnel, ce fut un des
hommes qui, par ses votes de la veille comme par tous les antécédents de sa vie
politique, appartenait l’opinion libérale, qui se chargea de consolider les
résultats de la lutte dont elle avait été l’objet.
L’opinion publique, qui, dans sa
noble susceptibilité, juge sévèrement de pareils actes, n’épargna point ses censures
à M. Nothomb, et dés ce jour il en fut beaucoup qui pensèrent que l’homme qui
s’était donné tant de peines pour constituer te nouveau ministère, n’était
point resté étranger aux actes qui avaient amené la retraite de celui qu’il
remplaçait et auquel pourtant il avait prêté l’ostensible appui de son vote.
J’aime à croire que ces accusations
n’étaient point fondées ; mais il n’en est pas moins vrai que l’opinion
publique s’y arrêta et que l’entrée de M. Nothomb au pouvoir les autorisait.
Tel fut devant cette chambre comme
devant le pays le point de départ de la situation de M. le ministre de
l’intérieur, tel en fut le vice originel destiné à peser sur toute sa carrière
ministérielle.
Il avait annoncé dans son programme
qu’il voulait être impartial envers tous les partis. Je crois être plus que
juste en consentant à admettre qu’il était sincère lorsqu’il annonçait ce
programme. Mais telle était la fatalité du vice de son origine ministérielle,
que ce programme il était dans l’impossibilité de le tenir. Dès les premiers
pas de sa carrière, quel fut l’aspect de cette chambre ? Dès le début, une
hostilité aussi franche que légitime se manifesta, contre sa présence aux
affaires, de la part de l’opinion qui siège sur ces bancs, et dès ce moment il
dut, démentant son programme, se livrer tout entier à l’autre côté de cette
chambre.
L’honorable M. Nothomb, qui voulait
s’étayer de tous les sentiments modérés qu’il espérait rencontrer, n’a trouvé
d’un côté que des adversaires et de l’autre que des maîtres. Dès lors, M.
Nothomb s’est trouvé dans une position bien plus fâcheuse, contrairement à ce
que disait tout à l’heure M. Dedecker, au point de vue des exigences du parti
catholique, que celle qu’avait eue longtemps l’honorable M. de Theux. En effet,
et j’ose croire que vos souvenirs et vos convictions ne me démentiront pas,
pendant plusieurs années, sous l’administration de M. Theux, le pouvoir était
plus modéré, plus impartial, plus indépendant que sous l’administration de M.
Nothomb.
La fatalité de son origine, je le
répète, poussait donc M. Nothomb vers les extrêmes catholiques, et sa carrière
était tracée. Que dut alors croire cette opinion publique, reine du monde,
comme on l’a justement nommée. Elle dut croire qu’il était infidèle à son
programme, qu’au lieu de tenir strictement à le respecter, ou de quitter le
pouvoir, s’il ne pouvait le garder qu’en foulant aux pieds les principes qu’il
avait annoncés, il préférait avant tout le garder entre ses mains.
Ce fut là, messieurs, pour la
situation politique de M. Nothomb, une nouvelle faute, une nouvelle atteinte à
l’opinion publique ; ce fut là, par suite, un nouvel élément d’affaiblissement
et de déconsidération pour le pouvoir dont il était le représentant.
Mais, dira l’honorable ministre qu’à
mon grand regret je suis forcé de prendre personnellement à partie, la marche
que j’ai suivie ne m’a-t-elle pas valu l’appui constant de la majorité ? la loyauté m’obligeait de la défendre. Si cette objection
m’était faite, ce ne serait pas par mes propres paroles que j’y répondrais ; je
le ferais en invoquant le langage noble et digne de l’honorable général,
Goblet, lorsque, pour la première fois il portait la parole au nom du cabinet.
Voici ce qu’il disait, voici les paroles auxquelles j’ai applaudi de tout mon
cœur, auxquelles je donne encore mon entière approbation.
« Je ne crains pas de faire
connaître à ce sujet la conviction dont je suis pénétré ; un ministère qui, par
sa composition et sa conduite, serait réduit à ne s’appuyer exclusivement que
sur l’un des côtés de cette chambre, serait un ministère fatal au pays. Un tel
ministère aurait peut-être une existence possible dans cette enceinte, mais sa
présence aux affaires ne pourrait que répandre l’irritation au dehors.
« C’est assez vous dire, messieurs,
que je consentirais difficilement à rester dans un cabinet qui se trouverait
dans cette situation. Mes collègues partagent sur ce point ma manière de voir.
»
Eh bien, pendant deux années, M.
Nothomb s’est exclusivement appuyé sur un des côtés de cette chambre. Votre
existence a donc été fatale au pays. C’est votre digne collègue des affaires
étrangères qui le proclame aujourd’hui. Je ne suis aujourd’hui que l’écho des
nobles paroles qu’il prononçait il y a deux mois.
Oui, un ministère qui dans cette
enceinte ne s’appuierait que sur une des parties de cette chambre serait à mes
yeux fatal au pays. Je dois donc considérer comme tel un ministère qui réunit
contre lui toute une fraction de cette chambre composée principalement des
députés des grandes villes du pays.
Sont-ce là les seuls faits qui
doivent faire payer de la sorte la position ministérielle de M. Nothomb ?
Permettez-moi d’en énumérer quelques autres.
Avant la formation du cabinet actuel,
M. Nothomb a passé deux années au pouvoir. La position du ministère dont il
faisait partie était telle qu’elle semblait peu sourire à ceux qui le
composaient ; aussi avons-nous vu chacun de ses membres saisir la première
occasion qui se présentait pour en sortir, en quelque sorte, à la dérobée.
Nous avons vu l’honorable M. de
Muelenaere prétexter, dit-on, pour se retirer, l’état d’une santé chancelante
sur laquelle nous n’avons heureusement pas eu de longues inquiétudes à garder.
Nous avons vu l’honorable M. Van Volxem saisir aussi le premier prétexte pour
ne pas rester plus longtemps dans une administration dans laquelle j’ai
toujours regretté de l’avoir vu figurer quelque temps.
A ces causes de déconsidération, à
ces circonstances qui réveillaient cette juste susceptibilité de l’opinion
publique, il dut bientôt s’en joindre une autre lorsqu’on vit au milieu des
débris du ministère disloqué, sans qu’on ait encore d’explication bien
catégorique, bien certaine de cette dislocation, lorsqu’on vit M. Nothomb
surnageant au milieu du naufrage de ses collègues, former une nouvelle
administration, une nouvelle combinaison et rester au pouvoir. Cette fois
encore, l’opinion publique s’attacha d’une manière sévère à la conduite de N.
Nothomb. Elle pensa qu’il n’était pas étranger à la chute de ses collègues,
arrivée justement à la veille des élections et la défaveur dont elle
l’entourait déjà devint plus grave encore.
Ces griefs étaient-ils fondés ? Je le
répète, j’aime à croire qu’ils ne l’étaient pas ; mais il n’est pas moins vrai
que l’immense majorité de l’opinion publique y a cru. L’immense majorité de
cette opinion y croit encore ; et si elle se trompe, les faits, il faut en
convenir, étaient bien de nature à justifier son erreur. En présence d’un tel
état de choses, de tous ces faits, je crois que vous n’avez pas, comme
ministre, la situation honorable, la considération publique sans laquelle il
n’y a pas à notre époque, selon moi, de véritable force pour le pouvoir.
Je disais qu’à notre époque l’opinion
publique était une puissance plus noble, plus grande que n’avait paru le croire
un honorable membre qui a pris la parole au commencement de cette séance. Je
dois dire ma pensée jusqu’au bout, je dois dire que le pouvoir n’est pas à
l’abri de son action ; je crois que les partis eux-mêmes relèvent de l’opinion
publique, sans laquelle ils ne peuvent avoir ni force, ni puissance réelle.
Permettez-moi de le demander aux
membres qui siègent de l’autre côté de la chambre, ne croient-ils pas que les
échecs qu’ils ont éprouvé aux élections dernières et l’affaiblissement qui en résulte pour l’opinion à laquelle ils appartiennent ne sont
que la conséquence de la fausseté de la position prise par eux en 1841 ?
Si, suivant avec respect les règles du gouvernement parlementaire, ils
s’étaient placés à la tête des affaires, leur opinion serait restée plus
grande, plus forte dans l’opinion publique, et les chefs qu’elle a perdus dans
la dernière bataille électorale seraient sans doute encore à sa tête
aujourd’hui. Quant à moi, je n’hésite pas à croire que l’opinion catholique
s’est fait défaut à elle-même en acceptant qu’un autre vînt faire ses affaires,
alors qu’elle pouvait les gérer elle-même avec noblesse, avec dignité.
Je ne crains pas de proclamer cette
pensée : dans ma conviction, si les chefs de l’opinion catholique avaient été à
la tête du cabinet, bien des actes n’auraient pas été posés. La modération que
le pouvoir impose à ceux qui l’exercent aurait fait que bien des actes qui ont
jeté une déplorable irritation dans le pays n’auraient pas vu le jour. N’est-il
pas naturel, en effet, qu’un parti exige plus d’un homme à qui on conserve son
existence politique que de l’un de ses chefs dont on aurait intérêt à
maintenir, à faire respecter le caractère et la considération ? Compromettre M.
Nothomb, c’était, pour une opinion à laquelle il n’appartient pas démonétiser un homme qui pouvait devenir un jour un
adversaire redoutable par son talent. C’était un acte d’adroite politique,
tandis que démonétiser un homme considérable de son parti, c’eût été une faute,
et une pareille faute ne se commet pas volontiers.
Entre M. Nothomb faisant avec
soumission les affaires du parti catholique et un chef de ce parti faisant avec
noblesse les affaires de ce parti, mon choix de député libéral modéré n’est pas
un instant douteux. Je vous disais que la position de M. Nothomb était fausse,
au point de vue de l’opinion publique, et en voudrais-je une autre preuve que
ces accusations dont les dernières élections l’ont rendu l’objet ; en
voudrais-je une autre preuve que ces doutes qui se sont élevés de l’autre côté
de la chambre sur la sincérité, sur la puissance du concours que M. Nothomb a
prêté à la réélection de certains députés catholiques ? Qui ne sait que plus
d’un de nos honorables collègues a conçu et a gardé la conviction que M.
Nothomb n’avait pas été entièrement étranger à la chute de certains députés
catholiques.
M. le ministre de
l’intérieur (M. Nothomb) - C’est encore une calomnie.
M. Dolez. - J’aime à croire que ce reproche était mal fondé, mais par cela même
qu’il a été fait, il atteste que la position de M. le ministre de l’intérieur
n’est point entourée de la dignité, de la noblesse qui font la véritable parure
du pouvoir.
L’honorable M. Dechamps, dans le
discours que vous venez d’entendre, a préconisé des pensées auxquelles je suis,
pour mon compte, prêt à m’associer ; mais qu’il me soit permis de lui faire
observer que la fausseté de la position de celui de ses collègues dont j’ai
entretenu la chambre, la fait tomber dans d’inexplicables contradictions.
L’honorable M. Dechamps disait (et à cet égard je m’associe complètement à ses
paroles), qu’il était désirable qu’une conciliation large et digne s’opérât
dans cette enceinte, mais en même temps l’honorable M. Dechamps faisait un
grief à un honorable membre que vous avez entendu dans la séance d’hier,
d’avoir fait un appel à la coalition des partis.
Mais messieurs, qu’est-ce donc que la
coalition des partis ? Est-ce autre chose que la conciliation sur un point
donné, est-ce autre chose que le signal d’une conciliation que l’honorable
membre désire et que je désire avec lui ?
Je vous disais, messieurs, que je
m’associais de grand cœur aux idées de conciliation émises par l’honorable M.
Dechamps, et c’est vous dire que je ne suis point l’adversaire du cabinet tout
entier. Loin de désirer la chute du cabinet tout entier, je désire au contraire
sa consolidation, son maintien, mais pour cinq de ses sixièmes seulement.
Messieurs, pour vous marquer plus
nettement encore la fausseté de la position du pouvoir entre les mains de M. le
ministre de l’intérieur, je me permettrai de m’étayer encore des paroles de
l’honorable général Gobet ; parlant au nom du cabinet tout entier, l’honorable
général Goblet vous disait, messieurs, dans la discussion de l’adresse :
« La formation du ministère ne
pouvait plus présenter des difficultés bien sérieuses ; les hommes appelés à en
faire partie étaient résolus à laisser au passé ce qui appartient au passé, à
envisager la position qui leur était offerte comme le point de départ d’une
période nouvelle. »
Eh bien, messieurs, quelles
conséquences faut-il déduire de ces paroles ? Il faut en déduire que vis-à-vis
de ses collègues M. le ministre de l'intérieur a une
position qui, dès les premiers jours, a cessé d’être digne. Quoi, messieurs, la
position d’un ministre pourrait être digne encore lorsqu’un passé laborieux de
deux années a été loyalement et franchement répudié par ses collègues ! elle pourrait être digne encore, lorsque M. le ministre de
l’intérieur, subissant encore une fois la fatalité de sa position, ne pouvait
point protester contre ces paroles dont il devait subir la désespérante
solidarité !
Pour nous, messieurs, nous à qui
s’adressent ces pensées de concorde et d’union dont j’ai toujours été partisan,
croyez-vous donc que nous puissions y faire accueil, aussi longtemps que le
cabinet restera composé tel qu’il l’est, croyez-vous que nous puissions y faire
accueil sans froisser cette puissance à laquelle nous devons tous céder, sans
froisser l’opinion publique ?
Pendant deux années, à la suite
d’attaques imméritées contre un cabinet sorti de nos rangs, nous avons combattu
M. Nothomb ; nous lui avons refusé, dans toutes les circonstances importantes,
un concours que nous aurions prêté à une politique plus modérée, plus sage ; et
alors que nous le verrions encore au banc ministériel, lui qui a abandonné nos
rangs pour faire les affaires d’une autre opinion, ce serait sous son patronage
que nous irions signer le traité de paix ! Non, messieurs, l’opinion publique nous
condamnerait, et ce tribunal, je le proclame, alors que les conditions sont
nobles et dignes, je redoute, pour mon compte, ses arrêts.
J’appelle donc de tous mes vœux la
concorde et la conciliation. Je suis prêt à y contribuer de tous mes efforts ;
je vois au banc ministériel des hommes qui sont dignes de les rétablir parmi
nous, mais je demande que le cabinet se modifie. Je ne le demande pas en mon
nom seul, plusieurs de mes honorables amis m’ont autorisé à tenir ce langage en
leur nom ; je demande que le cabinet se modifie, qu’il se complète par un homme
dont les antécédents impartiaux, nobles, modérés soient pour toutes les nuances
de cette chambre un gage de la modération de sa carrière future. A ce titre,
messieurs, la conciliation à laquelle le pouvoir nous convie, nous sommes tous
disposés à l’accepter de bon cœur, mais à d’autres conditions nous ne le
pouvons pas, parce que nous ne le pouvons pas sans renoncer à notre dignité
politique.
S’il est permis à un député qui,
obéissant au cri du devoir, a fait violence à son caractère, à ses habitudes, à
ses sympathies privées, pour prononcer contre l’honorable M. Nothomb des
paroles amères, qu’il regretterait même, s’il était permis de regretter
l’accomplissement d’un devoir ; s’il est permis à ce député d’ajouter un
conseil aux reproches qu’il a adressés à l’honorable M. Nothomb, je lui dirais
: « Vous avez, pendant deux années, fait preuve dans cette enceinte
et dans le pays, d’un talent auquel vos adversaires eux-mêmes rendent hommage ;
l’amour-propre le plus exigeant peut se contenter d’un pareil résultat ; vous
êtes ami du pays, j’aime à le croire, j’aime à le proclamer moi-même, vous
portez à notre Roi un légitime et juste dévouement ; eh bien, donnez à votre
pays une preuve d’amour, donnez au Roi une preuve de dévouement de plus ;
rendez-vous auprès du trône, rendez-lui compte des impressions de cette chambre
; dites-lui le silence qui a accueilli les interpellations faites à une partie
de cette chambre par quelques-uns de nos collègues , et demandez-lui de vous
décharger du fardeau ministériel parce que vous croyez que les intérêts les
plus chers du pays le demandent ; accomplissez ce devoir de citoyen, et vous
aurez effacé par la grandeur de votre retraite les fautes de la carrière que
vous avez parcourue pendant ces trois dernières années, et nous, vos
adversaires pendant cette période, nous applaudirons peut-être un jour à votre
rentrée au ministère et nous serons heureux alors de ne plus avoir à vous
combattre et de pouvoir rendre à vos talents un complet hommage.
(Moniteur
belge n°21, du 21 janvier 1844) M. le ministre de
l’intérieur (M. Nothomb) - Messieurs, je ne dois pas
tenir compte d’impressions individuelles. Je ne me rends que devant des actes,
et ces actes je les attends ; ces actes il faut qu’ils viennent de la majorité
; aussi longtemps que la majorité ne se sera pas associée à ces manifestations
isolées, je me considérerai comme ayant le droit de me trouver ici.
L’honorable préopinant accepte le
programme politique ; mais il proscrit un homme.
Voyons quel est ce programme voyons
ce que cet homme a fait.
Le programme, c’est celui dont
l’honorable général Goblet a donné lecture dans la séance du 22 novembre dernier.
Ce programme était-il nouveau ? Non c’est celui de tous les ministères qui se
sont succédé depuis 1830 ; ce programme, je le répète, l’honorable préopinant
l’accepte ; ce programme, le ministère actuel le présente ; il entend
l’appliquer.
Un jour ce programme a été menacé :
quoiqu’officiellement reproduit dans cette chambre, il était menacé par des
moyens extra-parlementaires. Ce jour je me suis trouvé sur le chemin de ceux
qui voulaient détruire ce programme, je les ai arrêtés, et le programme a subsisté.
Voilà, messieurs, ce que cet homme a fait en avril 1841. L’honorable préopinant
respecte le programme ; aujourd’hui, messieurs, ii m’est permis de le dire, le
programme existerait-il encore si en avril 1841, je ne n’étais pas présenté, si
en avril 1841 je n’avais pas empêché les événements qui se préparaient ?
Est-ce parce qu’en avril 1841, non
pas en méconnaissant mes principes, mais en brisant des affections qui
m’étaient chères, est-ce parce que j’ai osé me mettre à la traverse et sauver
le programme, est-ce pour cela que je dois être proscrit ?
J’ai brisé des affections qui
m’étaient chères, mais je n’ai pas déserté mes principes. Et quels étaient-ils,
ces principes ? Mais c’étaient précisément ceux de ce programme officiel qui
date de 1830 et qu’il s’agissait de détruire. Je n’ai renié aucun de mes
principes, je n’ai sacrifié personne, je n’ai fait partie d’aucun complot.
Qu’il me soit permis, messieurs, de donner le démenti le plus positif à toutes
ces calomnies. On a fait, messieurs, depuis deux ans et demi, circuler sur mon compte bien des assertions calomnieuses ;
je ne les ai pas démenties, parce que je croyais qu’elles ne dépasseraient
jamais le seuil de cette chambre.
Mais aujourd’hui que ces assertions
calomnieuses, auxquelles on ne croit pas et qu’on invoque cependant contre moi,
ont pénétré jusqu’à vous, il faut bien que je leur donne ici un éclatant
démenti.
J’ai voté le 2 mars 1841 pour le
ministère d’alors. Je ne voyais que son programme officiel ; je ne devais voir
encore que son programme officiel.
Au sénat (et on ne tient aucun compte
des événements subséquents) une adresse a été faite contre ce ministère. Au
lieu de décliner cette adresse ou bien au lieu de ne pas y attacher une
importance trop grande, le ministère a posé la question entre lui et
l’existence des deux chambres.
La dissolution des deux chambres
était inévitablement, fatalement, la désertion du programme que défend
l’honorable M. Dolez, et qui n’est encore possible aujourd’hui que parce que
j’ai fait alors ce qu’il me reproche aujourd’hui
M. Eloy de Burdinne. -
Voilà votre crime.
M. le ministre de
l’intérieur (M. Nothomb) - Oui ou non ; par la
dissolution des deux chambres, le programme de M. Dolez aurait-il péri en avril
1841 ? Evidemment il aurait péri. Le résultat des élections dans la
circonstance violente où l’on se trouvait alors, aurait entraîné l’abandon de
ce programme, et l’honorable M. Dolez, au lieu de se présenter aujourd’hui
comme homme modéré, comme partisan d’un ministère modéré, ne pourrait plus se
présenter que comme partisan d’un ministère exclusif.
J’ignore quels sont les conciliabules
qui ont eu lieu entre des sénateurs avant le vote de l’adresse. Je n’ai pris
part à aucun de ces conciliabules, et si l’occasion s’en présente au sénat, je
la saisirai et je prierai les sénateurs qui ont pris part à ces conciliabules
de déclarer si j’en ai fait partie.
Un autre événement, postérieur au
vote du 2 mars, me forçait encore à remplir la tâche que j’ai acceptée. Un
pétitionnement général a été organisé ou s’est organisé de lui-même dans les
conseils communaux du pays. Les conseils communaux de 42 villes sont venus
s’interposer entre
Les actes des conseils communaux par
lesquels ils demandaient le maintien du ministère et la dissolution des
chambres n’ont pas été annulés ; ils n’ont pas même été désavoués. (Interruption.) Au moins on aurait dû les
désavouer.
Voila, messieurs, en peu de mots dans
quelles circonstances je me suis cru forcé, en avril 1841, de ne pas me refuser
à l’appel qui m’était fait. J’ai cru qu’il ne fallait pas de dissolution ; ne
voulant pas de dissolution, j’ai été oblige d’entrer au ministère.
Si le ministère d’alors ne s’était
pas placé dans l’alternative de la dissolution des chambres ou de sa propre
retraite, les événements auraient pu se passer d’une tout autre manière. Notre
programme commun aurait pu être maintenu par le ministère lui-même. La fatalité,
puisqu’on a parlé de fatalité, a été là ; c’est l’alternative dans laquelle le
ministère s’était sans nécessité, selon moi, placé devant le sénat.
Je n’accuse ici personne, je rappelle
les événements et je crois que vos souvenirs viendront facilement confirmer ces
faits.
J’ai été, depuis deux années, aux
affaires, et, pendant ces deux années, j’ai continuellement, dit-on, donné un
démenti à ce programme.
Mais on aurait bien dû citer les
actes. (Interruption.) Vous en
citerez un seul, c’est le fractionnement. Eh bien ! c’est
un acte sur lequel je me suis longuement expliqué dans la session précédente,
le 18 mars dernier. C’est un acte dont on peut contester l’utilité, mais dont
certes on ne peut pas faire un grief énorme, surtout lorsqu’à côté de cet acte
viennent se placer d’autres actes bien plus importants, et qui caractérisent ma
carrière de ces deux années.
La véritable épreuve à laquelle on
m’attendait, c’était la loi d’instruction primaire. Est-ce que dans cette
circonstance j’ai tenu, au nom du gouvernement, la position convenable entre
les partis ? Oui, et je suis autorisé à dire oui, car l’honorable préopinant,
s’il n’a pas voté sur l’ensemble de la loi, il était absent, a au moins pris
part à la discussion spéciale ; il a approuvé les articles principaux.
Je ne veux pas renouveler les
explications sur la loi du fractionnement. Vous vous rappelez dans quelles
circonstances cette proposition a été faite et acceptée par le ministère. Il me
suffit de dire que c’est là un incident, et rien de plus. Les actes
considérables qui caractérisent cette carrière de deux années, ne sont pas dans
cet incident ; ils sont dans des lois bien plus importantes dont on ne devrait
pas perdre le souvenir.
Mon premier crime était d’être
entré au ministère en avril 1841, crime qui a valu à cette chambre et au pays
la conservation du programme de l’honorable M. Dolez. Mon second crime, c’est
d’y être resté en avril 1843.
Je suis resté au ministère, parce que
mes collègues sortants y ont consenti, parce que mes collègues nouveaux
m’acceptaient. Je n’ai rien exigé des uns ni des autres. Voilà comment les
choses se sont passées naturellement.
Est-ce donc, par hasard, un crime que
de rester dans un ministère nouveau lorsqu’on a été membre du ministère
précédent. Certes, l’honorable M. Dolez ne me fera pas un crime de ce fait, lui
qui, en avril 1840, avait été chargé de m’offrir une place dans le ministère
nouveau qui s’est formé alors. C’est l’honorable M. Dolez, je pousse plus loin
mon indiscrétion d’hier, qui a été chargé de m’offrir une place dans le
ministère nouveau qui se formait alors.
M. Dolez. - C’est une erreur ; je demande la parole.
M. le ministre de
l’intérieur (M. Nothomb) - Il est impossible que vous
me donniez un démenti sur ce fait.
(Moniteur
belge n°22, du 22 janvier 1844) M. Dolez. - J’ai demandé la parole, et si M. le ministre de l’intérieur me le
permet, je m’expliquerai immédiatement.
M. le ministre de
l’intérieur (M. Nothomb) - Soit.
M. Dolez. - Messieurs, il y a quelque chose de vrai dans ce que vient de vous
dire M. le ministre de l’intérieur ; mais ce qu’il vient de vous dire doit être
cependant complété ou plutôt rectifié.
Lorsque se forma le cabinet dont MM.
Rogier, Lebeau et Leclercq faisaient partie, ces messieurs m’avaient fait
l’honneur de penser à moi pour proposer au Roi de m’associer à leur
combinaison. Je déclinai cet honneur ; je le déclinai d’abord parce que j’avais
le sentiment de mon impuissance personnelle, et parce qu’ensuite mes devoirs
vis-à-vis de ma jeune famille me retiennent dans la carrière à laquelle je me
suis consacré depuis mes premières années.
Mais à cette époque, ces honorables
amis faisaient appel à mon dévouement, à mes devoirs même vis-à-vis de la
province qui m’a député dans cette enceinte, pour laquelle il pouvait n’être
pas sans importance de compter un de ses députés au sein du cabinet.
Quelque temps auparavant, l’honorable
M. Nothomb avait posé un acte qui avait été éminemment agréable à la majeure
partie du Hainaut.
L’honorable M. Nothomb, par son
énergie, par son talent, avait fait accueillir le projet relatif au canal de
Lespierre. Je gardais, comme député, un souvenir reconnaissant de ce qu’il
avait fait, et je dis à ces messieurs, qui m’avaient fait l’honneur de m’offrir
de comprendre mon nom dans la combinaison qu’ils avaient à soumettre à
l’approbation de Sa Majesté : Si c’est comme député du Hainaut que vous me
faites cet honneur, vous pouvez, je pense, faire pour cette province un acte
qui lui sera plus agréable que mon entrée au ministère, en y maintenant le
ministre auquel elle doit une création d’une haute utilité publique.
M. Rodenbach. -
Commerce de portefeuille ! Commerce de portefeuille !
M. Dolez - Je ne fus pas autorisé par ces messieurs à voir l’honorable M.
Nothomb, mais ils n’avaient pas décliné d’une manière catégorique la
proposition que je leur avais faite. Ce fut dans cette situation qui, je
n’hésite pas à le dire, sera confirmée par les souvenirs des honorables MM.
Rogier, Lebeau et Devaux, que je me rendis chez M. Nothomb, afin de savoir de
lui si je pouvais retourner auprès de ces messieurs pour insister davantage,
afin, qu’il fit partie de la combinaison nouvelle.
Voilà les faits tels qu’ils se sont
passés. Je n’étais pas chargé d’offrir un portefeuille à l’honorable M.
Nothomb, mais j’aurais désiré que l’honorable M. Nothomb m’autorisât à dire à
ces messieurs que, si sa participation leur paraissait convenable, il ne la
leur refuserait pas.
Voilà les faits dans toute leur
exactitude, et ce n’est pas tout à fait ce que disait l’honorable M. Nothomb.
(Moniteur
belge n°21, du 21 janvier 1844) M. le ministre de
l’intérieur (M. Nothomb) - Messieurs, le récit de
l’honorable préopinant me suffirait. Cependant, je me permettrai de lui dire
que sa mémoire ne le sert pas fidèlement.
Ce que vous avez dit est vrai pour la
première entrevue. Mais vous êtes venu deux fois chez moi.
M. Dolez. - Pardonnez-moi, je n’y suis allé qu’une seule fois.
M. le ministre de
l’intérieur (M. Nothomb) - Vous êtes venu deux fois.
La première fois vous m’avez demandé si je consentirais à faire partie de la
nouvelle combinaison. J’ai refusé ; je vous ai dit les raisons et je les dirai
tout à l’heure de nouveau, parce qu’elles prouvent quelle persistance je mets
dans mes idées politiques. J’ai donc annoncé un refus et vous m’avez prié d’y
réfléchir. Vous êtes revenu une seconde fois et vous m’avez demande si j’avais
encore réfléchi ; je vous ai dit qu’oui, que je persistais dans mon refus. Et
cette seconde fois vous ne m’avez pas laissé ignorer que le résultat de notre
première entrevue avait été communique à ceux qu’on regardait comme les
candidats ministres d’alors, et vous m’avez dit : M. Devaux trouve que vous ne
feriez rien de déshonorant en rentrant au ministère.
M. Dolez. - Vos souvenirs vous trompent de la manière la plus complète.
M. le ministre de
l’intérieur (M. Nothomb) - Soit. Je ne veux nullement
vous donner un démenti. Si vous croyez que mes souvenirs me trompe,
je veux bien retirer les détails que j’ajoute à votre récit. Votre récit me
suffirait. Il suffit qu’on sache que vous, personnellement, avez trouvé que je
pouvais rester sans déshonneur au ministère.
Je ne réponds pas en ce moment à
l’honorable M. Devaux ; c’est à vous que je réponds. Dès lors l’opinion de
l’honorable M. Devaux peut être indifférente dans ce moment. J’ai donc votre
aveu qu’en avril 1840 je pouvais rester sans déshonneur au ministère.
Maintenant, messieurs, voici pourquoi
je n’y suis pas resté, et j’espère que les souvenirs de l’honorable M. Dolez le
serviront cette fois fidèlement.
J’ai dit que je craignais qu’on ne
formât un ministère exclusif : j’ai dit que, selon moi, il fallait de nouveau
au pays un ministère de coalition.
M. Dolez. - Je demande la parole pour un fait personnel.
M. le ministre de
l’intérieur (M. Nothomb) - J’ai déclaré que dans la
crainte qu’il n’y eût pas maintien du programme suivi depuis 1831, qu’il n’y
eût pas un ministère mixte, je croyais ne pas devoir, à part toutes autres
considérations de personnes envers mes anciens collègues, entrer dans la
combinaison nouvelle. (Interruption.)
J’avais été associé ici, messieurs, à
un débat public dont on avait fait une question de cabinet. Je n’ai pas oublié
ces considérations personnelles, mais j’ai dit aussi que je craignais que le
programme de l’ancien ministère ne fût pas maintenu. Les événements ont
justifié mes prévisions. Ce programme, maintenu officiellement par l’honorable
M. Liedts, on a cru qu’il était menacé, et certes il s’est trouvé gravement
compromis par la fatalité des événements, si l’on veut.
Les circonstances, messieurs, qui ont
amené les changements ministériels d’avril 1843, ne sont pas encore connues, a
dit l’honorable préopinant. Elles ne sont pas connues pour ceux qui veulent que
les faits se soient passés autrement qu’ils ne se sont passés en effet. Ces
circonstances sont connues : trois ministres avaient donné leur démission ; les
trois ministres restants, pour rendre à
M. Dumortier. - M. de Briey aussi ?
M. le ministre de
l’intérieur (M. Nothomb) - M. de Briey avait donné sa
démission à l’occasion de l’acte dont on a parlé hier, la prorogation de la
société générale.
On dira encore, je le sais, que ces
démissions n’étaient pas sincères ; mais si vous ne croyez pas à la sincérité
des hommes, à la probité des hommes en matière politique, le gouvernement
devient impossible. Il faut admettre en matière politique la présomption que
vous admettez dans les affaires privées, la présomption de la sincérité, de la
probité de tout homme, aussi longtemps que vous n’avez pas la preuve patente du
contraire.
Trois ministres s’étaient retirés ;
les trois autres ont loyalement donné leur démission, ils ont remis leurs
portefeuilles an Roi, pour que
Il me suffit de demander si aucun
d’eux démentiraient ces faits. Je suis resté du consentement des anciens
ministres, je suis resté du consentement des nouveaux ministres. En dehors de
ces faits, messieurs, que l’on ne démentira pas, il y a des suppositions que je
ne veux pas qualifier et que l’honorable préopinant n’aurait pas dû accueillir.
Je vous ai dit, messieurs, quel était
le programme : c’est le programme de tous les ministres depuis 1830 ; c’est le
programme de l’honorable M. Dolez. Ce programme, je ne puis assez le répéter, a
couru des dangers un jour, et ce programme a été sauvé par moi. Voilà,
messieurs, ce que j’ai fait. Je suis entré an ministère en avril 1841, parce que
je voulais le maintien de ce programme.
M. Fleussu. - Pour tenir notre opinion en minorité.
M. le ministre de
l’intérieur (M. Nothomb) - Etes-vous de mon opinion ?
Mon opinion n’est pas l’opinion libérale exclusive, elle ne l’a jamais été,
j’en appelle à toute ma carrière politique depuis 1830. (C’est vrai.) Voilà quatorze ans que je siège dans cette enceinte et
dès le premier jour j’ai fait partie de ce qu’on appelait alors l’union, de ce
qu’on a appelé depuis le juste milieu, la majorité mixte ; toujours je suis
resté sur ce terrain. Je défie que l’on cite un seul acte par lequel je me
serais associé au libéralisme exclusif.
M. Rodenbach. -
En 1830, il n’y avait pas de partis, il n’y avait que de union et du patriotisme.
M. le ministre de
l’intérieur (M. Nothomb) - Je suis reste au ministère
en avril 1843, parce que j’ai cru, comme je le crois encore, que je pouvais le
faire sans inconséquence et sans déloyauté, sans inconséquence quant aux
principes, sans déloyauté quant aux personnes.
Aujourd’hui, messieurs, ce programme
court-il des dangers parce que je me trouve au ministère ? on
ose me dire déconsidéré ! Mais, messieurs, y a-t-il une accusation plus vague
que celle qui consiste à parler de déconsidération, d’impopularité, à invoquer
je ne sais quelle opinion publique, tout en déclarant qu’on ne croit pas à ces
motifs de déconsidération, aux soupçons qui existent contre moi, aux défiances
qui, dit-on, m’entourent et m’assiègent ? Mais est-ce que, par hasard,
l’honorable préopinant s’imagine que les soupçons, les défiances n’attendent
pas tous les ministères ? Est-ce que, par hasard, il s’imagine qu’aucun
ministère n’a été soupçonné, n’a été l’objet de défiances ?
Mais qu’il veuille bien lire, je ne
dirai pas l’histoire d’autres pays ou de temps anciens ; qu’il veuille bien
relire quelques-uns de nos débats depuis 1830.
L’honorable préopinant vous a
dit, messieurs, quels étaient les motifs qui l’avaient engagé jusqu’à présent à
ne pas entrer aux affaires ; ces motifs, sans doute, sont très honorables ;
j’espère qu’un jour viendra où il pourra se mettre au-dessus des intérêts de
famille ; si alors j’ai encore l’honneur de me trouver dans cette chambre, je
ne jugerai pas l’honorable préopinant d’après les bruits calomnieux qui
circulent toujours autour du gouvernement, je ne le jugerai pas d’après une
fausse opinion publique, mais j’aurai le courage de me mettre au-dessus de
cette fausse opinion publique, j’aurai le courage de donner un démenti à ces
assertions perfides et mensongères ; je jugerai l’honorable préopinant d’après
ses actes, et ses actes je les apprécierai en maintenant toujours en sa faveur
le principe que, dans les relations politiques comme dans les relations
privées, tout homme est présumé honnête, sincère, loyal jusqu’à preuve évidente
du contraire. Je mépriserai les soupçons, les insinuations qui tendraient à
atteindre dans sa considération, dans son caractère, l’honorable préopinant.
C’est là, messieurs, ce que je lui promets lorsqu’il se trouvera aux affaires,
je le prie d’en prendre acte. J’aurai pour les autres, commue j’ai aujourd’hui
pour moi-même, le courage de braver cette fausse opinion publique. (Très bien, très bien. Marques nombreuses
d’approbation.)
(Moniteur
belge n°22, du 22 janvier 1844) M. Dolez. - Il est deux passages, messieurs, du discours que vous venez
d’entendre, qui méritent de ma part une réponse dans les limites strictes du
fait personnel. Le premier de ces passages se rattache aux explications données
par l’honorable M. Nothomb, sur un incident dont, pour mon compte, je croyais
assez inutile d’entretenir la chambre, mais dont je n’éprouve, d’un autre côté,
nul regret que la chambre ait été entretenue. Je dois d’abord, messieurs,
persévérer de la manière la plus énergique dans la première partie des
explications que j’ai eu l’honneur de donner à la chambre ; quant à la deuxième
explication donnée par l’honorable M. Nothomb, je dois dire que ses souvenirs
ont encore été inexacts.
Lorsque l’honorable M. Nothomb refusa
de m’autoriser à voir les personnes qui, à cette époque, étaient chargées par
le Roi du mandat de constituer un cabinet, il ne me dit point qu’il déclinait
cette pensée, parce qu’il avait la conviction que le cabinet serait exclusif,
mais il me dit qu’il la déclinait par le sentiment d’une honorable solidarité
avec ses anciens collègues, MM. de Theux et Willmar. M. Nothomb me fit alors
connaître, par un sentiment que pendant quelque temps je crus devoir combattre,
tout en y rendant hommage ; M. Nothomb me fit connaître qu’il n’entrerait pas
dans le nouveau cabinet si l’offre venait à lui en être faite, par cela même
que, dans les débats relatifs au général Vandersmissen, il avait accepté une
solidarité complète avec les autres membres du ministère qui venait de tomber.
Si je pouvais sortir des limites du
fait personnel, je pourrais expliquer à la chambre comment, à mes yeux, il
était assez naturel que, dans cette occasion, un membre du cabinet sortant
entrât dans le nouveau cabinet. Mais, je le répète, je veux rester dans les
limites du fait personnel en vertu duquel j’ai obtenu le privilège d’avoir
immédiatement la parole.
Le deuxième point du discours de
l’honorable M. Nothomb auquel je dois une réponse, c’est celui par lequel il a
terminé. S’il faut l’en croire, je me serais rendu
l’organe d’accusations calomnieuses ; j’aurais attaqué la probité, la moralité
de l’honorable ministre. Il n’en est rien. Quiconque me connaît ne peut croire
que telle a été ma pensée, et si dans mon discours il était un seul mot qui pût
avoir cette portée ; croyez bien que je le regretterais de toutes les forces de
mon âme, comme la parole la plus déplorable qui soit sortie de ma bouche. Mais
est-ce le langage que j’ai tenu devant vous ? non,
messieurs ; j’ai dit à l’honorable M. Nothomb : Le début de votre carrière
ministérielle a été marqué au coin de la fatalité ; cette fatalité qui a pesé
sur vous dès le premier jour, vous la subissez encore aujourd’hui. Est-ce à
dire que je vous considère comme sans probité, sans loyauté, sans dignité ? Non
; c’est travestir mes paroles qu’y donner une pareille portée ; et j’aime à
croire que l’honorable M. Nothomb, quand il sera sorti de cette enceinte, quand
le calme aura remplacé les impressions de la discussion, sera plus juste en
interprétant mes paroles ; il reconnaîtra qu’elles ont été l’expression fidèle,
franche, sincère de sa position politique, et qu’elles ne portent pas la plus
légère atteinte à l’homme privé que je respecte et pour lequel j’ose dire que
je garde les sentiments qu’inspirent d’anciens souvenirs d’université.
(Moniteur
belge n°21, du 21 janvier 1844) M. de Mérode. - Messieurs, j’ai fait partie de la majorité qui a soutenu les
ministères différents depuis 1830, il n’y en a qu’un seul que j’ai combattu,
parce qu’il était exclusif au fond ; je crois l’avoir suffisamment démontré, et
que je ne veux pas de système d’exclusion. Je l’ai combattu, parce qu’il
manquait essentiellement, à mes yeux, de moralité politique, qu’il risquait, à
mes yeux, de bouleverser le pays, puisque, pour une opposition exprimée dans
les termes les plus modérés il voulut impérieusement dissoudre le sénat, ce
corps que le sentiment gouvernemental a toujours dirigé autant que le
permettait la fidélité aux prescriptions constitutionnelles ; selon l’honorable
M. Rogier, personne n’oserait s’avouer, aujourd’hui, partisan du ministère ; eh
bien, il se trompe ; car je crois que beaucoup de mes amis, comme moi-même,
nous reconnaissons la bonté relative du gouvernement, je dis bonté relative,
parce que nous n’attendons pas certes une administration parfaite en talent, en
générosité, en hauteur de vues, une administration comme certaine théorie veut
la faire surgir, bien qu’elle soit impossible ; en effet, messieurs, nous avons
vu dernièrement, dans la discussion des budget, le ministre nouvellement placé
au département de la justice, soutenir avec pleine connaissance de cause la
discussion de tout ce qui le concernait. Eh bien, quand il est entré au
ministère, devait-il connaître à fond la question des droits différentiels,
toutes les questions de finances, de commerce et d’industrie ? évidemment non. Or, la théorie doctrinaire belge, je suis
force de la nommer ainsi, prétend que cinq ministres capables, chacun dans leur
partie, doivent avoir un plan complet et arrêté d’avance sur toutes les
affaires les plus ardues, les plus difficiles et qui ne peuvent se traiter que
successivement et à l’aide des lumières de tous ; à quoi serviraient les débats
parlementaires sur les intérêts matériels les plus graves, si le gouvernement,
composé d’un ou deux administrateurs, d’un militaire, d’un homme de loi, se
présentait comme une espèce de Pic de
Messieurs, dans les reproches
adressés à M. le ministre de l’intérieur, il en est sans doute quelques-unes de
fondés quant à la timidité qui caractérise quelquefois ses mesures. Ainsi,
lorsqu’il croit une décoration méritée par un homme appartenant à telle ou
telle couleur, il a soin de l’associer à un autre de
couleur différente ; s’il veut faire accorder une récompense semblable au
professeur de l’une des universités, il fait tomber la même rosée décorative
sur les quatre établissements d’enseignement supérieur. S’il veut la nomination
d’un bourgmestre qui mérite la confiance du gouvernement, il hésite
quelquefois, de manière que les partis se heurtent dans la commune, tandis
qu’un choix prompt et décisif empêchait toute collision. Mais ces fautes, ces peccadilles
d’ordre secondaire ne méritent pont les accusations outrées et ridicules dont
on a voulu fort inutilement accabler M. le ministre de l’intérieur, qui a
rendu, en acceptait son poste en 1841, un immense service au pays tout entier.
Je n’admettrai donc pas les suaves
conseils de l’honorable M. Dolez, qui prétend que le parti catholique devait
seul saisir le pouvoir. M. de Theux est aujourd’hui devenu ministre excellent,
mais qu’a-t-il fait de nouveau pour recevoir tant d’éloges libéraux depuis 1840
? Messieurs, je ne veux pas le sucre si tendrement offert par l’honorable M.
Dolez. Je me contente de ce que nous avons. Je ne vise pas trop haut pour ne
pas tomber trop bas.
M. le ministre de l’intérieur en a
dit assez pour que je me dispense de rien ajouter. Je n’ai pris la parole que
parce que l’on a provoqué les bancs sur lesquels je suis assis, parce que l’on
a semblé croire que sur ces bancs, on était embarrassé de l’appui donné au
ministère où figure M. Nothomb, je n’ai pas voulu laisser croire à cet embarras
pour ce qui me concerne, parce que je n’en éprouve point. Je n’en désire pas
moins dans le ministère quelque chose de moins timide en certaines occasions,
mais je l’engage à ne pas vouloir trancher d’avance toutes les questions que
nous aurons à traiter, je l’engage à procéder avec prudence et à ne prendre de
décision formelle qu’à propos et en temps opportun.
- La discussion générale est close.
La discussion sur les articles est
renvoyée à lundi.
La séance est levée à 4 heures.