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Chambres des représentants de Belgique
Séance du vendredi 3 mars 1843

(Moniteur belge n°63 du 4 mars 1843)

(Présidence de M. Raikem)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. de Renesse procède à l’appel nominal à midi un quart.

M. Scheyven donne lecture du procès-verbal de la séance d’hier ; la rédaction en est adoptée.

Pièces adressées à la chambre

M. de Renesse présente l’analyse des pièces adressées à la chambre.

« Le sieur Jean-Joseph Ferauche, ouvrier ardoisier à Geripont, né à Fumai (France), demande la naturalisation ordinaire. »

- Renvoi au ministre de la justice.


« La dame Pélagie Van Bossche demande une pension de retraite pour son mari Alexandre de Hauwere, ancien militaire congédié à raison d’infirmités graves contractées au service. »

- Renvoi à la commission des pétitions.

Rapports sur une pétition

M. Huveners, rapporteur. - J’ai l’honneur de vous présenter le rapport sur une pétition du sieur Bovie, en date du 24 février dernier, que vous avez renvoyé à la commission des pétitions avec une demande d’un prompt rapport.

Par suite de l’établissement de la nouvelle station du Nord du chemin de fer, un passage au chemin de décharge fut supprimé. Le sieur Bovie et Knapen attrairent le gouvernement devant le juge de paix pour les avoir troublé dans la possession dudit passage. L’Etat appela en garantie le sieur Verhaegen et comp. qui s’étaient obligés à lui procurer quitte et libre de toutes charges et servitudes les emprises nécessaires à l’établissement de la nouvelle station.

Le jugement qui est intervenu au possessoire, et dont on réclame l’exécution, a condamné le gouvernement à rétablir les lieux dans leur état primitif dans les huit jours de la signification, à peine de dix francs par chaque jour de retard ; il a condamné en outre les cités en garantie à indemniser le gouvernement de toutes les condamnations prononcées contre lui et à tous les dépens.

Le pétitionnaire nous dit que ce jugement est passé en force de chose jugée vis-à-vis du gouvernement, mais que la partie du jugement par laquelle le sieur Verhaegen et consorts sont condamnés à garantir l’Etat lui est tout à fait étranger.

Nous ne savons pas s’il y a appel ou non de la part des garants mais il résulte tant de la pétition que d’une signification jointe au dossier qu’il y a instance entre le gouvernement et la société Verhaegen relativement au droit litigieux.

La commission a l’honneur de vous proposer par mon organe le renvoi de la pétition à M. le ministre des travaux publics.

M. Savart-Martel. - J’appuie, messieurs, les conclusions de la commission, et je demanderai que M. le ministre s’occupe, le plus tôt possible, de cette affaire. Les intérêts courent tous les jours.

M. Huveners, rapporteur. - Je ne puis que me joindre à l’honorable membre pour engager M. le ministre à s’occuper promptement de cet objet.

- Les conclusions de la commission sont mises aux voix et adoptées.

Projet de loi sur les sucres

Discussion par question de principe

3° Rendement et droits à percevoir au profit du Trésor

M. le ministre des finances (M. Smits) - Messieurs, après la décision prise par la chambre sur les amendements que j’ai eu l’honneur de lui présenter dans la séance du 23 décembre dernier, elle a été saisie de plusieurs systèmes différents.

L’un, proposé par l’honorable M. Dumortier, tend à retrancher de la loi le principe de la décharge à l’exportation, et à accorder éventuellement, à titre de primes, une somme de 2 millions que l’on prélèverait sur les recettes, pour favoriser le commerce de l’exportation des sucres.

L’autre, proposé par l’honorable M. Eloy de Burdinne, tend à porter à 60 fr. le droit sur le sucre de canne, et à 30 fr. le droit sur le sucre de betterave.

Je ne puis m’associer à aucun de ces deux systèmes. Le premier présenterait des difficultés trop sérieuses dans son exécution ; le second, loin de réaliser les recettes que l’on a annoncées, livrerait, en quelque sorte, le marché intérieur à la fraude, qui s’exercerait par toutes nos frontières.

Dans le cours de la discussion, je me réserve de développer plus amplement mon opinion.

Le système présenté par l’honorable M. Rodenbach, peut seul, d’après moi, concilier tous les intérêts. Tout en favorisant les ressources du trésor, ce système assure une protection suffisante au sucre de betterave. Je ne saurais donc mieux faire que de m’y rallier. Cependant je pense que, pour le moment, il y aurait lieu d’augmenter cette protection et de la fixer à 45 p.c., sauf à la diminuer d’année en année, jusqu’à ce que le chiffre indiqué par cet honorable membre ait été atteint.

En France, la protection dont jouit le sucre de betterave est de fr. 16-908 soit 17 francs. La section centrale, en l’évaluant à 22 francs ou 46 p.c., a pris pour point de départ le droit le plus élevé établi sur le sucre d’Amérique, bien qu’il ne soit entré que pour 72 pour cent dans la consommation. D’un autre côté, elle n’a pas eu égard à la surtaxe qui pèse sur les deuxième et troisième types du sucre indigène. Cette surtaxe est une véritable aggravation de charge, puisque les sucres coloniaux similaires de ces types ne sont compris dans la consommation générale, évaluée à plus de 100 millions, que pour 528,320 kilog.

En proposant de fixer la protection à 18 francs ou 45 pour cent, vous reconnaîtrez, sans doute, messieurs, qu’elle est susceptible de recevoir l’approbation de la chambre. Car il ne faut pas perdre de vue qu’elle s’accroîtra des quantités de sucre indemnes de droits que le projet laisse à la disposition des fabricants et de celles que l’on parviendra à soustraire à l’impôt. C’est un exercice nouveau pour tous les fonctionnaires et employés. Il faudra donc quelques années d’expérience avant qu’ils puissent surveiller les fabriques avec succès et déjouer les manœuvres frauduleuses.

Ce résultat est d’autant plus certain qu’en France, où l’industrie du sucre de betterave est imposée depuis cinq ans, on a évalué, avant la nouvelle ordonnance du 16 août 1842, au quart et même au tiers, la portion de la fabrication qui a échappé à l’impôt.

Indépendamment de la protection accordée au sucre de betterave l’article 53 du projet primitif maintient en faveur de ce sucre un rendement inférieur de huit kilog. à l’exportation comparativement au sucre de canne.

Voici la combinaison à laquelle la chambre pourrait s’arrêter :

1° fixer l’accise à 40 francs pour le sucre de canne, et à 22 francs pour le sucre de betterave, soit une protection de 45 p. c. ; 2° augmenter chaque année de 50 centimes l’accise sur le sucre de betterave jusqu’à ce qu’elle ait atteint le chiffre de 25 francs indiqué par l’honorable M. Rodenbach ; 3° réservez au trésor quatre dixièmes des prises en charge sur les deux sucres.

Je vais maintenant indiquer les résultats financiers de cette combinaison :

(Ces données statistiques ne sont pas reprises dans la présente version numérisée.)

D’après les résultats qui précèdent vous remarquerez, messieurs, que l’on peut compter sur une recette certaine de 3,802,480, laquelle sera cependant susceptible d’être augmentée si, en effet, le chiffre de la production du sucre de betterave ne s’élève pas 6,000,000 kilog.

Ce nouveau système est analogue à celui qui a été établi en France. Toutefois, il ne maintient pas toujours une véritable pondération. Pour cela il faudrait établir l’impôt de manière qu’il pût atteindre constamment la valeur marchande réelle des deux sucres. C’était entre autres pour éviter les réclamations sans cesse renaissantes dont la législature devra s’occuper, que le gouvernement vous avait demandé l’égalité des droits.

Au point de perfection où est parvenue la fabrication du sucre de betterave, son prix de revient ne peut augmenter. Quelques-uns des orateurs, partageant l’opinion que j’avais émise cet égard, vous ont fait pressentir que ce prix devait, au contraire, subir une notable réduction. Dès lors il est inutile de prévoir le cas où la fabrication du sucre de betterave pourrait se restreindre.

Je place sur le bureau la série d’amendements nécessaires au projet primitif. Ceux déposés dans la séance du 23 décembre dernier, deviennent sans objet.

M. le président. - Voici les amendements déposés par M. le ministre :

L’art. 37, paragraphe premier, serait rédigé comme suit :

« Le droit d’accise est fixé à 40 francs par 100 kilog. de sucre brut de canne, et à 22 francs les 100 kilog. de sucre de betterave. Toutefois le droit de 22 francs sera augmenté chaque année de 50 centimes, à partir du 1er septembre 1844 ; jusqu’à ce que ce droit ait atteint le chiffre de 25 francs. »

Les art. 38 et 39 seraient supprimés.

L’art. 51 serait rédigé de la manière suivante

« L’apurement des comptes ouverts aura lieu :

« A. Par payement des termes échus.

« B. Par exportation des sucres raffinés avec décharge de l’accise ; mais seulement en ce qui concerne les raffineurs, et jusqu’à concurrence des 6/10 des prises eu charge.

« C. Par dépôt des sucres raffinés dans les entrepôts publics, conformément à l’art. 59. »

L’art. 82 serait supprimé.

M. Mercier, rapporteur. - Je crois, messieurs, qu’il sera assez difficile à la chambre de se prononcer immédiatement sur les amendements que M. le ministre des finances vient de proposer, et qui constituent un nouveau projet de loi (non, non) ; c’est une observation que je soumets à la chambre. Quant à moi, je comprends très bien la portée des amendements, et je puis dès à présent exprimer mon opinion à cet égard, parce que j’ai fait une étude approfondie de la question, mais je ne sais pas si les honorables membres qui n’ont pas été dans le cas d’examiner la chose aussi à fond, pourront saisir ainsi, à une simple lecture, le mécanisme des propositions de M. le ministre. M. le ministre a dit que ces propositions sont fort simples, qu’elles ne tendent qu’à établir en Belgique le système français, mais il a omis de dire que dans le système français il y a un rendement de 70 et de 73 et une surtaxe sur les sucres terrés.

Je voulais vous proposer, messieurs, d’ajourner à demain ou à après-demain la discussion des amendements de M. le ministre (non, non), mais puisque la chambre paraît disposée à entamer de suite cette discussion, je n’insisterai pas.

M. le ministre des finances (M. Smits) - Messieurs, je le répète, mes amendements sont très simples. M. Rodenbach a proposé de fixer le droit à 40 fr, pour le sucre de canne et à 25 fr. pour le sucre de betterave. La différence entre les droits payés par les deux sucres serait donc de 15 fr. Le gouvernement propose le maintien du chiffre de 40 fr. pour le sucre de canne, mais de réduire le droit sur le sucre de betterave de 25 à 22 fr., ce qui constituerait, en faveur de ce dernier sucre, une protection de 18 fr. par 100 kil. au lieu de 15. Toutefois, cette protection serait diminuée annuellement de 50 centimes, jusqu’à ce que le droit ait atteint le chiffre de 25 fr.

Mes propositions s’appuient aussi sur la protection qui est accordée en France. Ainsi que j’ai eu l’honneur de vous le dire, la protection accordée en France est de 16 fr. 80 c., et une fraction ; disons 17 fr. ; nous proposons 18 fr., ce qui établit encore une différence de 1 fr. en faveur de l’industrie belge.

M. Dumortier. - Messieurs, les propositions qui viennent d’être déposées forment un nouveau volume à ajouter à l’histoire des variations du cabinet dans la question qui nous occupe. En effet, le système de ces propositions ne ressemble pas du tout à celui qui vous a été proposé d’abord, ni à celui qui vous a été proposé ensuite, ni à celui qui vous a été proposé en troisième lieu.

M. Mast de Vries. - On a pressé hier le gouvernement de faire une nouvelle proposition.

M. Dumortier. - Qui ?

M. Mast de Vries. - La majorité des membres de la chambre.

M. Dumortier. - La majorité n’a rien fait de semblable. La majorité n’a décidé que deux choses ; elle a décidé d’abord que l’industrie du sucre indigène serait conservée ; elle a décidé ensuite que l’on discuterait en premier lieu la question de savoir si le rendement serait maintenu. Voilà, messieurs, les deux votes qui ont été émis par la majorité, et ces votes ont une signification ; ces votes, les honorables membres qui m’interrompent et qui se sont trouvés deux fois de suite dans la minorité, doivent s’y soumettre, puisqu’ils sont l’expression de la volonté de la majorité.

Je dis donc, messieurs, que le projet présenté maintenant par M. le ministre dés finances diffère considérablement de ceux qui ont été présentés précédemment, mais je me hâte d’ajouter qu’il n’en diffère que dans la forme. En effet, messieurs, toutes les propositions que le gouvernement nous a soumises jusqu’à présent, tendent absolument au même but, c’est-à-dire à la destruction de l’industrie du sucre indigène. C’est ce que je me charge de démontrer de la manière la plus pertinente. Je comparerai d’abord la dernière proposition de M. le ministre à la proposition de l’honorable M. Rodenbach.

Le système que M. le ministre vient de présenter est au fond la même chose que l’amendement de M. Rodenbach ; il l’a dit lui-même et il a tellement bien compris la portée de cet amendement que, reculant devant ses conséquences, il a voulu atténuer l’effet qu’il s’attendait à lui voir produire, en donnant à la betterave 6 ans pour mourir, tandis que M. Rodenbach la tuait du jour au lendemain. Que propose M. le ministre des finances, que propose M. Rodenbach ? De fixer le droit pour le sucre de canne à 40 fr. par 100 kil. ; et pour le sucre de betterave à 22 fr., suivant M. le ministre des finances, ou à 25 fr. suivant l’honorable M. Rodenbach ; toutefois, dans le système de M. le ministre des finances, au bout de 6 ans le droit sur le sucre indigène atteindrait également le chiffre de 25 fr.

Aujourd’hui, messieurs, le droit sur le sucre exotique est de 37 fr. par 100 kil. ; le sucre de betterave ne paie point de droit, il existe donc une marge de 37 fr. par 100 kil. en faveur du sucre de betterave.

Eh bien, messieurs, on vous propose d’élever le droit sur le sucre de canne à 40 fr., c’est-à-dire d’augmenter le droit actuel de 5 fr. ; la proposition de M. le ministre des finances et celle de l’honorable M. Rodenbach sont d’accord sur ce point. Quant au sucre de betterave, on vous propose de le frapper d’un droit dont le chiffre serait, suivant l’honorable M. Rodenbach, de 25 fr., et, suivant M. le ministre des finances, de 22 fr., mais pour l’élever à 25 fr. au bout de 6 années. C’est absolument, messieurs, comme si l’honorable M. Rodenbach nous proposait de laisser le droit sur le sucre exotique tel qu’il est maintenant, et de frapper le sucre indigène d’un droit de 22 fr. ; c’est comme si M. le ministre des finances vous proposait de laisser subsister le droit actuel sur le sucre de canne et d’établir un droit de 19 fr. sur le sucre de betterave, droit qui s’élèverait au bout de 6 ans au chiffre de 22 fr., que M. Rodenbach propose dès à présent. Ainsi, messieurs, c’est comme si l’on imposait le sucre de betterave de 22 fr. de plus que le sucre de canne, toutes choses comparées à ce qui existe maintenant.

Eh bien, messieurs, dans mon opinion, adopter un pareil système, ce serait sacrifier l’industrie du sucre indigène à l’industrie étrangère, ce serait la sacrifier sans même lui donner une indemnité comme on voulait le faire d’abord. Voilà, messieurs, comment on vous propose d’agir à l’égard d’une industrie nationale, d’une industrie qui emploie une foule de bras, qui répand l’aisance au sein des populations !

M. Delehaye. - Vous réclamez donc un privilège pour la betterave ?

M. Dumortier. - Sans doute je réclame pour la betterave un droit protecteur comme pour toutes les productions nationales, comme pour les produits de notre agriculture, de nos richesses minérales et métallurgiques, comme je l’ai toujours voté pour les produits de nos manufactures.

Si vous ne voulez pas qu’on accorde une prime à l’industrie indigène, soit ; mais alors soyez conséquents avec vous-mêmes ; proclamez-vous les défenseurs de la liberté illimitée du commerce ; n’ayez pas deux poids et deux mesures ; ne venez plus demander de privilèges pour les calicots de Gand ; ne réclamez plus l’estampille et la visite domiciliaire.

Un membre. - Vous avez demandé des droits pour les tapis de Tournay.

M. Dumortier. - Oui, j’ai demandé un droit pour les tapis de Tournay, et en cela j’ai été conséquent avec moi-même ; j’ai une seule balance et vous en avez deux. Je dis que toutes les industries indigènes ont droit à une protection, et que, dès lors, ce serait une monstruosité d’exclure de cette protection l’industrie du sucre de betterave.

D’ailleurs, la chambre s’est prononcée sur ce point. Le vote de la chambre a une signification. Lorsque l’assemblée, à une immense majorité, a décidé qu’il y aurait des droits différentiels, elle a déclaré qu’elle voulait conserver le sucre de betterave. Et aujourd’hui, on veut paralyser le vote de la chambre ; on veut faire mentir le vote de la chambre, alors qu’on veut détruire l’industrie du sucre de betterave par un moyen détourné.

Vous voyez donc, messieurs, les résultats du système qui a été présenté par l’honorable M. Rodenbach.

L’augmentation du droit sur le sucre de canne ne serait que comme trois, tandis que l’augmentation sur le sucre de betterave serait comme 22. Quant au système de M. le ministre des finances, l’augmentation du droit sur le sucre de canne serait 3, tandis que l’augmentation du droit sur le sucre de betterave, serait comme 19.

Voilà la différence. Eh bien, je dis qu’avec une pareille protection, la sucrerie de betterave ne peut pas exister ; c’est la tuer, et cela malgré le vote de la chambre qui voulait la protéger ; je dis que c’est se jouer de la chambre, lorsqu’on vient, après le vote solennel qu’elle a émis, présenter un système qui amène le même résultat qui doit l’amener d’une manière plus monstrueuse.

Voulez-vous, messieurs, la preuve de l’impossibilité où serait la sucrerie de betterave de continuer à exister en Belgique avec l’un ou l’autre des systèmes qui vous ont été présentés ?

Comparez les droits qu’on vous propose avec les prix du sucre de betterave et du sucre de canne analogue en entrepôt, et vous verrez que manifestement on veut tuer le sucre de betterave.

Le sucre Havane blond en entrepôt vaut 56 fr ; les 100 kil. ; le sucre de betterave vaut 80 fr. les 100 kil. La différence est donc de 24 fr.

Maintenant il faut que le droit et le rendement conservent cette différence, si vous voulez maintenir la sucrerie de betterave.

Quelles sont les conséquences du système de l’honorable M. Rodenbach ?

Il propose de fixer le droit à 40 francs. Eh bien, messieurs, le prix du sucre Havane étant de 56 fr. les 100 kil., si vous y ajoutez les 40 francs de droit, vous verrez que le sucre Havane mis en consommation coûterait 96 fr. les 100 kil.

Le sucre de betterave coûte 80 fr. ; si vous y ajoutez les 25 francs de droits, cela fait 105 fr. Ainsi, après la mise en consommation de l’un et l’autre sucre, le sucre de canne se vendrait 9 francs de moins que le sucre de betterave. La question devient bien claire. Si vous ajoutez le droit qu’on a proposé au prix de chacune des marchandises libres de droit, vous verrez que le sucre de betterave serait frappé d’une impossibilité matérielle, puisque, je le répète, il devrait se vendre à 9 fr. les 100 kilog. plus cher que le sucre exotique.

Ainsi, le système qu’on propose n’a qu’un but, et n’aura qu’un résultat celui de tuer immédiatement la sucrerie de betterave, et de la tuer au profit du sucre de canne qui depuis 12 années a si considérablement grevé le trésor public.

Messieurs, je dis qu’il faut 25 fr. de différence entre le sucre de betterave et le sucre de canne, et j’en puise la preuve dans la loi française.

En effet, quel est le droit actuel du sucre de betterave en France ? quel est le droit actuel du sucre de canne ?

Nous allons voir par ces chiffres la protection nécessaire pour l’une et l’autre industrie.

En France, le droit sur le sucre de betterave est de 22 francs les cent kil. ; c’est le chiffre que M. le ministre des finances vous propose. En France, le droit sur le sucre de canne est, dans la région la plus basse, de 47 fr. les 100 kil. ; ce qui constitue une différence protectrice de 25 fr. en faveur de l’industrie nationale française, en faveur de l’industrie de la betterave. Voilà les mesures qui ont été prises en France lorsqu’on a voulu conserver les raffineries du sucre de betterave ; et l’efficacité de ces mesures a été sanctionnée par l’expérience, puisque la prospérité de la sucrerie de betterave n’a pas été trop croissant, dans ces derniers temps, chez nos voisins.

Messieurs, je vous ai montré les résultats que doivent amener les propositions de M. le ministre des finances, au point de vue des deux industries. Vous parlerai-je maintenant du trésor public ? Je dis que si M. le ministre des finances et l’honorable M. Rodenbach ne spéculaient pas, dans leurs propositions, sur la mort de l’industrie indigène, ils ne pourraient pas proposer 4/10 pour le trésor public sur l’ensemble des exportations ; car ces 4/10 sur l’ensemble des exportations qui sont le double de la consommation, représentent 8/10 de la consommation intérieure. Eh bien, ces 8/10, la canne ne pourrait pas les payer, si on ne tuait pas l’industrie du sucre de betterave. Et la preuve qu’elle ne pourrait les payer, c’est qu’elle repousse le système des primes que nous voulons accorder ; elle nous dit : Je ne puis pas marcher avec cela ; demander seulement deux millions en notre faveur, c’est tuer notre commerce c’est anéantir notre industrie.

Vous voyez, messieurs, que le système qu’on propose n’est quant au trésor public, hypothéqué que sur la ruine du sucre de betterave ; et ce n’est qu’à ce prix qu’il est exécutable. Dans le cas contraire, l’exportation ne peut avoir lieu. Messieurs, vous vous attendiez tous à voir M. le ministre des finances présenter en faveur du trésor des amendements tels qu’on vît cesser les abus que nous devons déplorer tous depuis 10 ans ; je veux parler des abus de la loi de 1822, abus qui enlèvent annuellement au trésor public des sommes considérables que personne de nous ne peut apprécier. Vous vous attendiez dès lors à voir proposer des modifications au système de rendement ; eh bien, on n’apporte aucun changement au système que l’on suit aujourd’hui ; le rendement reste dans les mêmes conditions où il était hier. On veut donc la continuation des abus actuels que la chambre a manifesté l’intention d’extirper. Ce n’est pas que la chambre se refuse à accorder une protection raisonnable à la canne, et lorsque nous lui offrons une protection de 2 millions, je pense, avec l’honorable M. Verhaegen, que nous dotons cette industrie d’une protection telle qu’aucune autre industrie n’en a une pareille ; mais cette prime de 2 millions ne lui suffit pas ; il lui en faut une de 3 à 4 millions.

Messieurs, je viens de vous prouver que le nouveau projet de M. le ministre des finances n’est autre chose qu’un moyen détourné de frapper de mort les sucreries de betterave, c’est-à-dire l’industrie indigène au profit des sucres exotiques. Je vous ai montré que les chiffres qu’il propose, sont exclusivement hypothéqués sur cette destruction, que hors de là il n’y aurait pas possibilité de procurer au trésor public le chiffre qu’on vous indique.

Eh bien, messieurs, que faut-il faire ? Il n’est qu’un seul et unique moyen d’arriver au but que nous voulons atteindre : c’est de supprimer le droit d’accise qui nous a régis jusqu’aujourd’hui, et d’y substituer un droit de douane sur les sucres introduits à l’intérieur ; il faut arriver là si vous voulez garantir les intérêts du trésor, si vous voulez savoir ce que vous faites pour l’une et l’autre industrie.

Je l’ai déjà dit, je suis prêt à accorder à la canne une prime de 10 fr. par 100 kil. de sucre exporté. Voulez-vous 15 fr., je vous les donnerai encore. Oui, je consentirai à vous donner une prime de 15 fr. par 100 kil. ; mais du moins nous saurons ce que nous donnons, ce que nous touchons ; la loi ne sera plus un mensonge. Si cela ne vous convient pas, c’est que votre industrie est un mensonge, c’est que votre industrie n’est qu’un honteux trafic aux dépens du pays, un trafic ruineux. Et vous viendrez nous dire que nous ruinons les raffineries, alors que l’on vous offre 10 à 15 fr. par 100 kil, de produits que vous exportez, qui ne sont pas des produits du sol, mais des produits étrangers pour lesquels vous avez dû donner de l’argent, car on ne prend pas vos produits en échange, alors que nous vous offrons une somme aussi considérable pour protéger une industrie qui n’en est pas une, mais qui est un échange à perte pour le pays. Ah ! lorsque vous n’êtes pas encore satisfaits d’une prime aussi forte, je dois vous dire qu’un pareil échange ne mérite pas la protection de la loi, parce qu’un pareil échange n’enrichit pas le pays.

Mais, dit M. le ministre, je ne puis pas accepter le système de M. Dumortier, parce qu’il présente des difficultés trop sérieuses dans l’exécution. Messieurs, je pourrais me borner à rappeler au ministre ce qu’il a dit dans son propre rapport. Le gouvernement, dit-il, a consulté la législation anglaise, la législation allemande et la législation française. La première législation qu’il a consultée est celle de l’Angleterre, la seconde, celle de l’Allemagne et enfin celle de la France. Eh bien, je vois que l’on a été, dans l’intérêt de la canne, consulter la législation hollandaise et la dernière législation qu’on vient de présenter en France, celle qui demande la destruction du sucre de betterave. Mais jusqu’ici, je ne vois pas qu’on ait consulté la législation anglaise. Si vous l’aviez fait, vous auriez trouvé un moyen certain de donner au trésor l’intégralité de l’impôt que nous allons frapper sur les citoyens. Messieurs, il est juste que les citoyens qui payent un impôt quelconque sachent par leurs mandataires ce que devient cet impôt, s’il est versé au trésor public, et s’il n’en est pas détourné sous un prétexte quelconque. Les citoyens qui nous envoient dans cette enceinte ont le droit de contrôler nos actes, comme nous avons le droit de contrôler ceux du gouvernement ; ils veulent savoir à quoi servent les impôts qui pèsent sur le peuple. Pour cela, il faut que les impôts soient versés dans le trésor publie, comme on l’a fait en Angleterre. Les difficultés d’exécution sont, dit-on, trop grandes.

Messieurs, je pose en fait que si le principe que j’ai eu l’honneur de proposer était admis par la chambre, il ne faudrait pas deux heures à des hommes entendus pour faire un projet qui régularise toutes les difficultés.

Messieurs, la tarification des sucres par un droit de douanes offre deux choses, une question de principe et une question d’application. Quant au principe, rien n’est plus simple. Le droit est acquis au trésor dès l’instant que le sucre entre dans le pays, aussi bien pour le sucre indigène que pour le sucre exotique. Mais c’est de cette simplicité qu’on ne veut pas. Ce qu’on veut, c’est une loi entourée de mystère et de brouillard ; on veut de l’eau trouble pour pouvoir y pêcher. Voilà ce que cherchent les partisans de la raffinerie des sucres exotiques.

Après la question de principe viennent les moyens d’exécution. Déjà, messieurs, l’honorable M. de Mérode l’a dit, et son observation a frappé tous les esprits : si vous introduisez un système d’exercice sur les sucreries de betteraves, rien n’est plus facile que d’établir un système semblable pour les raffineries de sucre de canne. Dans l’une et l’autre industrie, l’exercice peut être appliqué, et l’application est plus difficile aux sucreries de betteraves qu’aux raffineries.

En effet, qu’est-ce que l’industrie de la production du sucre de betterave ? C’est une industrie très compliquée, qui nécessite des opérations chimiques pour tirer de la betterave, de cette racine, le sucre et le cristalliser. Il y a là une série d’opérations chimiques plus difficiles à suivre pour la loi que dans le raffinage. Car ici le mot seul indique assez qu’il ne s’agit que d’épurer du sucre qu’on a reçu tout formé, tout cristallisé, de le raffiner, en un mot. Les difficultés que vous ne trouvez pas dans l’exercice des sucreries de betteraves, où s’exécutent des opérations bien plus compliquées, ne peuvent pas exister à l’égard des raffineries de sucre exotique. Cette observation de l’honorable M. de Mérode, qui a frappé tous les yeux, est sans réplique. Mais quand on veut trouver un système mauvais on lui cherche de petits défauts ; on les exagère, afin d’intimider les faibles, afin d’écarter les timides et de se former une majorité. Mais avec de la bonne foi, on doit convenir que ce qu’on fait pour le plus difficile, on peut le faire sans grande peine pour l’opération la plus facile. Vous n’avez d’ailleurs qu’à examiner le système admis en Angleterre, vous verrez qu’on a trouvé moyen de mettre à exécution le système de droit de douane sur le sucre de canne. C’est par ce moyen qu’on a obtenu dans ce pays un aussi beau résultat pour le trésor public. S’il me fallait vous indiquer les moyens d’exécution, je pourrais le faire sans grande difficulté.

D’abord j’admets en principe que tout sucre, quel qu’il soit, doit payer l’impôt au trésor, non seulement, comme le dit M. le ministre des finances, le sucre mélis raffiné blanc et le candi, mais encore le sucre vergeois, qui est, vous le savez, le sucre de ménage ; je voudrais bien, en effet, qu’on me dît pourquoi M. le ministre, lui conservateur des droits du trésor, exempte-t-il ce sucre de ménage, quand l’autre le paierait ? Ce sucre doit être imposé comme l’autre. C’est encore là un abus du système de M. le ministre, puisqu’il aura pour résultat de soustraire à l’impôt toute la consommation de ce sucre, qui s’élève à la quantité de trois millions de kilogrammes. Ainsi, d’après le système du gouvernement, trois millions de cassonade et de sirop, c’est-à-dire le 5ème de la consommation du sucre, ne paieront pas le droit au trésor public. Vraiment je ne puis comprendre comment cette consommation ne devrait pas être imposée comme les autres. Pourquoi accorder un privilège à la cassonade sur le sucre ? Si le prix du sucre augmentait, la consommation de la cassonade irait en augmentant ; pourquoi le sirop serait-il exempt de d’impôt ?

Un membre. - C’est le beurre du pauvre.

M. Dumortier. - Ah, ! le sirop est le beurre du pauvre ! Parce que les populations de Gand et d’Anvers consomment du sirop, vous l’exemptez du droit quand le café qu’emploient nos pauvres paie le droit. Notre pauvre est différent du vôtre. Encore ici vous avez deux poids et deux mesures. Mais c’est encore là une exagération ; le sirop n’est pas le beurre du pauvre, il sert à fabriquer le pain d’épice. Voilà à quoi sert le sirop. Eh bien, cette matière doit payer un droit quelconque de même que l’autre sucre. Ce serait un privilège que de ne pas l’imposer, quand vous imposez le café, le tabac et le sel, qui sont bien autrement des objets de première nécessité pour le pauvre. Je dis que vouloir exempter du droit le sucre vergeois et le sirop, c’est encore une des monstruosités du système, puisqu’il accorde un privilège à une classe de sucre, au détriment de l’autre. Remarquez qu’en fait le consommateur paie le droit. Mais que veut-on ? on ne veut pas admettre ce calcul pour que ce privilège profite encore à l’exportation du sucre exotique au moyen du rendement, du système mensonger de la loi, et pour qu’ainsi on puisse continuer à vendre à l’étranger le sucre raffiné meilleur marché que le sucre brut.

Je dis donc que les droits doivent être payés par tous les produits de la canne, et si vous voulez voir la proportion des droits du sucre d’après le système de la section centrale, vous verrez qu’il est possible d’affecter un droit quelconque aux sirops et aux sucres vergeois.

La section centrale, dans les calculs de son honorable rapporteur établit que le droit peut être évalué à 38 fr. sur les mélis, à 44 fr. sur les vergeois et à 19 fr. sur les sirops. Voilà des droits supportables. Pour l’un et l’autre cas, le fabricant aura fait d’après la valeur principale la répartition du droit entre les divers produits de sa fabrication. Ainsi, premier point, il importe qu’il n’y ait pas de privilège et que le droit frappe non seulement le sucre raffiné, mais le sucre vergeois et le sirop.

Maintenant est-il de mon devoir de vous indiquer les moyens faciles d’arriver à l’exécution de la loi de douane, sans contrarier l’exportation des sucres exotiques ? Je crois pouvoir les présenter d’une manière bien simple. D’abord je prendrai la confiance de faire une remarque.

En Belgique, il n’existe qu’un très petit nombre de raffineries installées, je me sers à dessein de cette expression, installées pour l’exportation ; elles sont au plus au nombre de 7 ou 8 ; je pourrais en donner les noms ; mais je n’ai pas l’habitude de nommer à la tribune. Ainsi, toutes ces grandes clameurs, ces grands avantages que vous voulez accorder au commerce maritime sont tout simplement un privilège pour 7 à 8 établissements. La première chose qu’il faut faire, c’est, comme en Angleterre, d’exiger que chaque raffineur qui voudra travailler pour l’exportation le déclare. Voilà un premier système. D’un autre côté, il devra déclarer en même temps l’espèce de sucre qu’il destine à l’exportation. Quand ces raffineries seront constituées en entrepôt, vous leur appliquerez facilement les moyens de surveillance que vous voulez établir pour la fabrication du sucre de betterave, et ce que vous faites pour l’opération la plus difficile, vous pouvez bien le faire pour l’opération la plus facile.

Maintenant, messieurs, une fois que vous aurez admis le système des droits de douanes, vous n’aurez plus de rendement, vous aurez coupé court au système du rendement ; il faudra exporter 100 kil. de sucre pour avoir la prime de 100 kil. Ce ne sera plus alors un mensonge de la loi, ce sera une réalité ; et si l’on n’exporte pas 100 kil., ce qui restera dans le pays sera acquis au trésor public.

On sait, messieurs, que lorsque l’on raffine les sucres, ou obtient à 2 ou 3 p. c. près le même poids que celui qu’on a mis auparavant dans la cuve. Ce poids se répartit, soit en sucre raffiné, soit en sucre vergeois, soit en sirop, pesant 40 degrés. Vous avez le tableau qui vous a été présenté par M. le ministre des finances lui-même : dans ce tableau, je trouve toute la rédaction de la loi nécessaire pour organiser le système du droit de douanes. Le seul contrôle nécessaire, c’est celui de l’appréciation du sirop que chaque espèce de sucre fournit, parce que les sirops ayant une minime valeur, on pourrait en faire des exportations simulées, prétendre qu’on en a obtenu une quantité plus considérable, et les jeter à la mer pour gagner le droit. C’est là la seule fraude possible. Mais tout moyen de fraude disparaît dès l’instant que vous avez trouvé la quantité de sirop que chaque espèce de sucre peut fournir, et cela se trouve aux pages 4 et 5 du tableau fourni par M. le ministre des finances ; si donc vous avez ce contrôle, vous avez toute la loi ; avec un tableau régulateur fixe d’après les bases posées par M. le ministre des finances, vous avez la garantie que le droit sera effectivement payé au trésor, car on n’ira pas exporter pour les détruire des sucres vergeois, il n’y a que les sirops seuls qu’on pourrait anéantir ; mais dès que vous avez le contrôle régulateur de ce que peut rendre chaque espèce de sucre, vous exigerez que le raffineur déclare chaque espèce de sucre qu’il importera ; de cette manière vous aurez toujours un contrôle et pas un denier ne pourra échapper au trésor. Quand vous exporterez 96 kil, on vous restituera le droit ; mais si vous laissez de la cassonade, elle payera le droit ; si vous laissez du sirop, il payera le droit, mais au fur et à mesure que vous exporterez 100 kil., on vous restituera le droit, et en outre vous aurez une prime de 10 ou de 15 fr.

M. Delehaye. - C’est inexécutable.

M. Dumortier. - Ah ! ce n’est pas assez.

M. Delehaye. - Je n’ai pas dit cela. J’accepte votre prime mais je vous défie d’exécuter votre projet.

M. Dumortier. - Je dis que je vous rembourse 100 fr. quand vous exportez 100 fr., 100 kil. quand vous exportez 100 kil. et non pas quand vous n’en exportez que 67. Aujourd’hui pour une exportation de 60 kil, on rembourse le droit sur 100 kil. C’est là l’abus, moi je ne veux de remboursement que quand on exporte réellement la marchandise.

Relativement à l’élévation totale de la prime, je ferai remarquer qu’avec une prime de 10 fr., il faudrait exporter 20 millions de kil. pour arriver à une somme de 2 millions de primes ; avec une prime de 15 fr. il faudrait exporter 13,335,000 kil, pour arriver au maximum de 2 millions de primes ; et vous le voyez, toutes nos exportations jusqu’aujourd’hui ne présenteraient jamais un chiffre plus élevé ; le trésor aura donc l’avantage de bénéficier, et d’avoir le surplus du droit payé à l’entrée du sucre en Belgique.

On peut d’ailleurs faire facilement le compte du trésor, et voir ce que le trésor public a à gagner en substituant le mode du droit de douane à celui du droit d’accise.

La consommation intérieure est de quinze millions de kil. ; ce chiffre a été établi par M. le ministre des finances ; dans ces quinze millions de kil., le sucre de canne en fournit 10, et la betterave cinq millions. Eh bien, admettez les droits proposés par la section centrale, les dix millions payés par la canne, à raison de 50 fr., donneront cinq millions de fr. ; les cinq millions payés par la betterave, à 25 fr., donneront 1,250,000 fr., ce qui nous produira un total de 6,250,000 fr. Si sur cette somme on donne 2 millions de prime pour favoriser le travail des raffineries, il restera toujours 4 millions dans le trésor public, qui ne sera exposé à aucune éventualité, car ce sera de l’argent entré dans le trésor et qui n’en peut plus sortir. La garantie du trésor se trouvera donc dans l’exécution de la loi, dans le droit de douane mis à la place du droit d’accises.

Vous le voyez donc, messieurs, le système est très facile et tellement simple qu’il faut vouloir obscurcir la question pour prétendre qu’il n’est pas exécutable ; il suffit simplement que le raffineur déclare, en premier lieu, qu’il travaille pour l’exportation, en second lieu, quelle quantité et quelle qualité de sucre il importe pour l’exportation, en troisième lieu, qu’un tableau régulateur indique la quantité de sirop que fournit chaque espèce de sucre, et donne la garantie que tout le sucre sera frappé de l’impôt. Cette garantie, vous la trouvez tout imprimée dans les documents que vous a fournis M. le ministre des finances. Ainsi, quand on vient dire que mon système est impraticable, c’est dire le contraire de ce qui est vrai ; car il n’y a rien de plus simple, rien de plus praticable que le système que j’ai proposé.

Voulez-vous encore un autre système ? Admettez le raffinage partout, mais que chacun doive toujours déclarer qu’il voudra exporter, qu’il déclare la qualité du sucre qu’il importe, et que l’on rembourse les droits sur 96 kil. de sucre exporté, d’après le tableau régulateur. C’est un système facile pour le trésor public, et vous n’aurez pas l’exercice.

Messieurs, je vous ai prouvé que les amendements de M. Rodenbach et de M. le ministre des finances auront pour résultat inévitable de tuer les sucreries indigènes, sans assurer des revenus certains au trésor ; ainsi donc, en résumé, il n’y a qu’un seul système qui garantisse le trésor public, en laissant subsister le sucre de la betterave et le sucre de canne dans la Belgique, c’est celui du droit de douane et de prime que je vous présente. Quant aux nouvelles propositions de M. Rodenbach auxquelles paraît se rallier M. le ministre des finances, je vous ai démontré que c’est la mort de la betterave, parce que l’on veut que la betterave ne puisse plus vendre le sucre au même prix que coûte le sucre de canne.

J’espère que ce qui s’est passé dans cette séance en ce qui concerne l’amendement de M. Rodenbach et les nouvelles propositions de M. le ministre des finances, a dû démontrer qu’il n’y a qu’un seul système exécutable ; c’est celui de supprimer le droit d’accises, et de le remplacer par un droit de douane à l’entrée. Ainsi, facilité, sûreté pour le trésor, garantie des deux industries, tels sont les motifs qui doivent militer en faveur de cette proposition.

M. le ministre des finances (M. Smits) - Messieurs, nous n’avons pas voulu, quoi qu’en ait dit l’honorable M. Dumortier, spéculer la mort de l’industrie betteravière ; nous avons voulu au contraire sa conservation, ainsi que l’atteste notre projet présenté en 1842. Mais, messieurs, nous nous sommes trouvés placés en présence du vote de la chambre, nous devions assurer des ressources nouvelles au trésor ; c’est cette nécessité qui nous a porté à vous présenter des amendements nouveaux. Par l’adoption de ces amendements le revenu du trésor s’augmentera de la somme de 3,708,000 fr. que nous avons indiquée. L’honorable M. Dumortier pour justifier son accusation contre ce système, vous a dit que la protection que nous voulons assurer à la betterave, est moins forte que celle qu’on lui accorde en France, puisque dans ce dernier pays la protection est de 32 fr. C’est là une erreur que je dois relever d abord.

La protection en France est de 46 fr. et une fraction. En établissant le droit à 40 fr. sur le sucre de canne et à 22 fr. sur le sucre indigène, la protection en Belgique sera plus grande qu’en France.

M. Dumortier. - Le droit est de 22 fr. et de 47 fr. pour les sucres des colonies françaises.

M. le ministre des finances (M. Smits) - Vous êtes dans l’erreur ; nous vous le prouverons, mais rétablissons d’abord la filiation de notre pensée : M. Dumortier a cherché à établir que la différence entre le prix de revient du sucre indigène et celui du sucre exotique est de 24 fr. ; il vous a dit que l’un valait 80 fr, et l’autre 56 fr. ; mais c’est là encore une autre erreur. Le prix de revient, pendant la campagne dernière, du sucre de betterave était de 70 francs.

Je veux bien y ajouter 3 ou 4 fr. pour établir le prix marchand ; cela fait donc 74 fr. Le prix moyen du sucre brut blond et brun de la Havane est de 57 fr. en entrepôt. Il y a donc entre les deux prix marchands une différence de 17 fr., cela est mathématique. Eh bien ! nous voulons accorder à la fabrication du sucre de betterave une protection de 18 fr., donc nous sommes encore au-dessus de la protection établie en France.

Mais, messieurs, pour établir exactement la protection dont jouit l’industrie du sucre de betterave en France, voici, me semble-t-il comment il faut calculer :

La France a importé en sucre de Bourbon une moyenne en 1839 et 1840 de 20,779,420 kil.

Sucre d’Amérique id., 53,721,335 kil.

Total, 74,500,755 kil.

Dans la consommation, le sucre de Bourbon intervient donc pour 28 p. c.

Dans la consommation, le sucre d’Amérique intervient donc pour 72 p. c.

A l’entrée, le sucre de Bourbon composé, décime compris, au droit de 45 35

Celui d’Amérique, 49 50

En appliquant à ces droits la proportion relative à chacune des importations on trouve :

Pour le sucre de Bourbon un droit de 11 86

Pour le sucre d’Amérique, un droit de 35 64

Ensemble, 47 50

La surtaxe qui se fait sur les sucres blancs ou terrés des colonies est nominale. Pendant 1839 et 1840, il n’a été mis en consommation, toujours en moyenne, que 445,765 kil, sucres blancs, et 72,555 kil, sucres terrés.

Il s’ensuit que le sucre de betterave se trouve, sur le marché intérieur, en présence d’un sucre colonial frappé d’un droit de 47 fr. 50 c., décime compris.

Le sucre de betterave brut, autre que blanc premier type, est imposé au droit, par cent kil., décime compris, de 27 50

Le deuxième type, 30 52

Le troisième type, 33 55

Ensemble, 91 57

Moyenne, 30 52

Le sucre colonial est imposé à 47 50

Donc, la protection réelle, pour le sucre de betterave, n’est que de fr. 16 98

Disons 17

M. Dumortier. - C’est justement ce que j’ai dit.

M. le ministre des finances (M. Smits) - La surtaxe qui existe sur le sucre blanc ou terré des colonies est nominale. Pendant les exercices de 1839 et 1840 il n’a été mis en consommation que 455,765 kilog. de sucre blanc et que 72,555 kilogrammes de sucre terré. Il s’ensuit que le sucre de betterave se trouve sur le marché intérieur en présence d’un sucre colonial frappé d’un droit de 47 fr. 50 c.

Le sucre de betterave brut, premier type est imposé au droit de 27 50

Le sucre second type, au droit de 30 52

Le sucre troisième type, au droit de 35 55

Ensemble, 91 57 pour les trois types, donc en moyenne 50 fr. 53 c.

Le sucre colonial, ainsi que nous l’avons établi tantôt, porte un droit de 47 fr. 50 . Donc il y a pour le sucre de betterave une protection de 16 fr, 98 c, ; nous disons 17 fr.

Eh bien ! nous accordons 18 fr. et conséquemment nous faisons plus qu’on ne fait en France ; mais, messieurs, je prie la chambre de ne pas perdre de vue que le ministre du commerce en France a déclaré dans le rapport qui était joint à l’ordonnance de 1842, que le sucre de betterave soustrayait encore à l’impôt du tiers au quart des droits. Si, messieurs, après une expérience de cinq années, après une surveillance la plus active dans un pays où le sucre de betterave a pris naissance ; si après cinq ans de rectifications continuelles du droit et des règlements sur la matière, les fabricants français parviennent encore à soustraire à l’impôt du tiers au quart du droit, il est incontestable qu’en Belgique nous ne pourrons pas de prime abord percevoir toute la quotité de l’impôt. Car ici ce seront de nouvelles expériences à faire ; nos préposés devront être dressés à cette surveillance nouvelle, et, par conséquent, je ne puis pas croire qu’ils parviendront à récupérer la totalité du droit dès la première année.

Il faut donc encore ajouter la quantité de sucre qui échappera à l’impôt, à la protection dont jouira l’industrie de la betterave. Ainsi, en admettant que cette protection indirecte ne serait que de 4 fr., vous auriez une protection de 22.

Viennent encore les progrès ; et les progrès s’introduisent quelquefois immédiatement dans le courant d’un exercice ; c’est encore un avantage dont nos industriels pourront jouir. Mais je viens d’établir, par des calculs irrécusables, qu’en admettant le droit de 18 fr., vous accordez une protection supérieure à celle qu’accorde aujourd’hui la France.

M. de Theux. - Il y a la question du drawback.

M. le ministre des finances (M. Smits) - L’honorable M. de Theux me fait remarquer qu’il y a la question de drawback, que le rendement en France est plus élevé qu’il ne l’est en Belgique. C’est vrai ; mais je ferai remarquer à la chambre et à l’honorable membre qu’en France il n’y a pas de retenue du dixième du droit, retenue que nous vous proposons de porter à 4 millions, et qui compense, et bien au-delà, les différences qui existent entre les drawbacks. Cela est incontestable.

Je ferai remarquer encore que si le rendement est plus élevé en France, cela s’explique naturellement par la différence qu’il y a dans les qualités des sucres employés. La France emploie presque exclusivement des sucres de ses colonies, sucres qui donnent un rendement plus élevé que ceux des colonies avec lesquelles nous pouvons trafiquer. Car si nous avons les importations de la Havane, il ne faut pas détruire pour cela nos relations avec les colonies qui produisent des sucres d’un moindre rendement. Or, c’est précisément en considération des avantages commerciaux que nous devons retirer de ces colonies indépendantes qu’il faut maintenir un rendement qui puisse permettre à nos négociants et à nos raffineurs d’importer des sucres de bas rendement.

Mais, indépendamment de ces circonstances, messieurs, il y a à considérer qu’en prélevant sur les importations 4/10 des droits, le trésor public a une garantie bien plus grande qu’avec une augmentation de rendement.

L’augmentation du rendement est une chose insaisissable ; on peut encore, en augmentant le rendement, frustrer les droits du trésor, mais en retenant sur la marchandise à l’entrée 4/10 vous saisissez la valeur au moment même où elle se présente dans vos ports. C’est ce qu’a parfaitement compris la chambre en 1838, et c’est pourquoi elle est revenue sur l’augmentation du rendement fixé au premier vote, en adoptant, sur la proposition de M. d’Huart, la retenue du dixième. Cette retenue d’un dixième, nous proposons de la porter à 4/10 et cette dernière retenue ajoutée à l’impôt qui sera perçu sur l’industrie betteravière, qui ne peut prétendre de continuer de jouir de l’immunité du droit, assure au trésor public les ressources que j’ai indiquées à la chambre.

L’honorable M. Dumortier est revenu tantôt sur ce qu’il appelle son projet, c’est-à-dire sur l’idée qu’il a émise de percevoir dorénavant les droits sur toutes les quantités importées, sauf à permettre l’exportation, lorsque le sucre aurait été raffiné en entrepôt et soumis à la surveillance des employés.

L’honorable membre pense que la formule de ce projet n’exigerait pas deux heures de travail. Eh bien ! je vous avoue, messieurs, que je n’ai pas la même facilité de conception. J’ai réfléchi à son système ou, pour mieux dire, à sa pensée, et je déclare à la chambre que je n’ai trouvé aucun moyen pratique de la mettre a exécution. Si la fabrication doit se faire en entrepôt fictif, dans des bâtiments ouverts, il faudra exercer une surveillance des plus minutieuses et entrer dans des dépenses très fortes, ou bien la fraude s’emparera immédiatement de votre système ; et au lieu de percevoir 4 millions, le trésor pourrait bien ne recevoir rien du tout. Car si vous voulez, messieurs, comme le propose l’honorable M. Dumortier, accorder la décharge sur les sirops, sur les cassonades, soyez persuadés que la fraude s’emparera immédiatement des facilités ; que vous accorderez à la fabrication et que le trésor, au lieu de percevoir quelque chose, serait fortement lésé, surtout si l’idée de l’honorable M. Dumortier devait se réaliser dans ce sens qu’on accorderait, en outre, 15 fr. par 100 kilog. de sucre exporté.

Je crois, messieurs, que la plupart des raffineurs se rallieraient volontiers à un système pareil, mais je doute fort que le trésor puisse s’en contenter.

Dans tous les cas, on ne présente pas une idée en matière d’impôt sans formuler en même temps les dispositions d’application.

M. Dumortier. - C’est très facile.

M. le ministre des finances (M. Smits) - Vous dites que c’est très facile ; mais rappelez-vous donc les discussions que nous avons eu à soutenir dans cette chambre, il n’y a pas fort longtemps. Le système de l’accise sur les distilleries indigènes est parfaitement connu ; il existe depuis un grand nombre d’années dans le pays.

Et cependant, messieurs, nous avons mis à la discussion de la loi nouvelle environ trois semaines, et ces trois semaines ont été consacrées à des discussions d’exercice et d’application pratiques. Si donc l’honorable M. Dumortier parvenait à formuler une loi d’application de son idée, de son système, si l’on veut, je suis persuadé que dans six semaines nous n’en aurions pas fini. C’est un système tout nouveau que présente l’honorable membre, système qui n’existe ni en France, ni en Angleterre, ni en Hollande, ni en Prusse, ni nulle part. Car en Angleterre l’exportation ne se permet pas par entrepôt fictif ; l’exportation ne se permet que par entrepôt réel ; et pour pouvoir établir ce système, il a fallu que le gouvernement créât des entrepôts assez vastes pour que chaque industriel pût y travailler convenablement et d’après les méthodes particulières. Ces entrepôts, en Angleterre, ont coûté peut-être 20 millions ; le trésor public en Belgique est-il assez riche dans le moment pour faire de pareilles constructions ? J’en doute.

M. Lebeau. - Messieurs, j’éprouve beaucoup de répugnance à prendre part à ce débat, d’abord parce qu’il menace de s’éterniser et nous donne pour la première fois le phénomène d’une double discussion générale ; en second lieu, parce que l’objet qui occupe la chambre s’éloigne plus ou moins de mes études habituelles. Aussi est-ce moins peut-être pour parler de la loi des sucres que pour exprimer mon opinion sur la conduite du gouvernement à propos de la loi des sucres, que je crois devoir réclamer à mon tour l’attention de la chambre.

Je suis d’accord avec l’honorable membre qui a parlé immédiatement avant M. le ministre des finances. Longue et curieuse serait assurément l’histoire des variations du chef du département des finances à propos de la loi des sucres, et des transformations que le projet a subies depuis qu’il a vu le jour en mars 1842. Je sais, messieurs, et j’ai mes raisons pour cela, je sais quelle est la position des ministres dans un jeune gouvernement ; je vois une grande part aux embarras dans lesquels s’y trouve souvent l’administration, alors même qu’elle peut habituellement compter sur une majorité sympathique. Je sais que nos mœurs politiques ont encore de grands progrès à faire, et qu’il n’est pas possible qu’en Belgique l’administration prenne, dès aujourd’hui, l’attitude que nous lui voyons quelquefois prendre dans des pays où le gouvernement représentatif a poussé dans le sol des racines plus profondes ?

Mais, messieurs, il est cependant des bornes à la condescendance, je pourrais dire à l’abnégation d’un cabinet. Lorsqu’on aspire à l’honneur d’être un gouvernement, lorsqu’on aspire à l’honneur de diriger, il faut, si l’on veut inspirer quelque confiance autour de soi, commencer par n’en pas manquer complètement en soi-même ; il faut, si l’on ne veut pas susciter autour de soi le doute et l’irrésolution, le débordement d’opinions individuelles et d’initiatives qui viennent d’engloutir celle du gouvernement, il faut procéder autrement que par des hésitations, par des tâtonnements continuels, par des concessions non sur les détails et sur les conséquences, mais sur le principe même d’un projet de loi.

Qu’avons-nous vu, messieurs, depuis la présentation du projet du mois de mars 1842 ? Nous avons vu ce projet, véritable Protée, subir les transformations les plus nombreuses et les plus complètes. Ai-je besoin de rappeler à la chambre que le premier projet consacrait une échelle mobile sur des prix complètement fictifs ? Ce projet a été déclaré d’une commune voix, par les amis comme par les adversaires du cabinet, n’avoir qu’un petit défaut, celui d’être inexécutable.

Dès ses premiers rapports avec la section centrale, on voit M. le ministre, tout en essayant de faire l’apologie de son projet, en faire, au fond, très bon marché, abandonner l’échelle mobile et fixer une moyenne des prix sur lesquels on assoirait le droit ; savoir 57 fr. par 100 kil. de sucre brut exotique et 74 fr. par 100 kil, de sucre brut indigène. Nous en sommes au deuxième projet. Avant d’avoir terminé ses rapports avec la section centrale, M. le ministre consent à un troisième projet, il admet les droits différentiels avec la section centrale, à la seule condition du maintien intégral du rendement actuel ; c’est-à-dire, qu’il admet l’hypothèse d’un droit de 50 fr. par 100 kil. de sucre exotique et de 25 fr. par 100 kil. de sucre indigène.

La chambre remarquera que, dans ces diverses transformations de son projet primitif, M. le ministre professait le principe de la coexistence des deux industries. A ses yeux, les deux industries avaient un égal droit de vivre ; il essayait de les faire vivre en paix, et je reconnais volontiers, ce que, du reste, on a pu observer depuis 25 jours, que l’œuvre n’était pas facile.

Dans une question (et j’aurai l’occasion de revenir sur ce sujet tout à l’heure), dans une question a laquelle se mêlent l’intérêt du fisc, les intérêts les plus importants du pays, les intérêts du commerce et de l’agriculture, dans une semblable question, je dois croire que le projet qui vous a été soumis par M. le ministre des finances était l’œuvre du cabinet tout entier. Le cabinet professait donc alors le principe de la coexistence des deux industries, c’est-à-dire qu’il en reconnaissait l’utilité, la légitimité. Eh bien, messieurs, toujours avant d’arriver à la chambre, et par suite de ses relations avec la section centrale, M. le ministre des finances, qui, par des concessions successives, n’avait pas désarmé l’opposition qu’il avait rencontrée, M. le ministre abandonne le principe de la coexistence ; la betterave est sacrifiée, seulement il consent à lui accorder une indemnité. Il en vient alors au système des 4/10 acquis irrévocablement au trésor et au droit de 40 fr. pour tous les sucres. Ce système, messieurs, a été battu en brèche dans une de nos dernières séances, et cet échec a donné naissance à un système diamétralement opposé, c’est-à-dire à un système qui, dans l’opinion de M. le ministre, assure la coexistence des deux industries, et cela après qu’il a déclaré lui-même que la coexistence des deux industries devait nécessairement tromper les intérêts du fisc. Il s’y rallie pourtant. C’est ici, il faut bien l’avouer, pousser loin l’esprit d’abnégation.

Messieurs, je me demande si c’est là tout ? Voilà cinq systèmes. Je ne serais pas étonné qu’il en surgit un sixième avant la fin de la discussion. Il m’arrive quelque chose d’assez extraordinaire ; c’est qu’après une étude assez approfondie de la question, j’étais à cet égard devenu ministériel ; je l’étais encore hier soir, mais je ne suis nullement sûr de ne pas m’être réveillé aujourd’hui de l’opposition ; je ne suis pas sûr, s’il y a encore une nouvelle transformation, de ne pas redevenir demain ministériel derechef. (On rit.) Voilà à quoi nous en sommes réduits avec M. le ministre des finances ! Comme je n’ai pas l’avantage d’être souvent ministériel, je désirerais beaucoup que l’on m’offrît le moyen de l’être au moins pendant 48 heures. (On rit.)

Je n’ai pas besoin, messieurs, de rappeler la singulière attitude de M. le ministre à l’ouverture de la présente discussion ; vous savez tous qu’il a fallu les sommations les plus nombreuses, les plus pressantes pour lui arracher l’expression équivoque et timide d’une opinion.

Je l’ai déjà dit, messieurs, qu’arrive-t-il quand un gouvernement prend cette attitude ? Qu’arrive-t-il quand un gouvernement se fait ainsi petit, quand il abdique en quelque sorte ? C’est que l’action gouvernementale passe immédiatement des bancs ministériels sur les bancs de la chambre ; c’est que chacun devient ministre, que chacun arrive avec son projet. A la vue d’une telle condescendance, chacun peut espérer de faire adopter son enfant par le cabinet. Je ne vois pas pourquoi, si un membre a fait admettre son amendement par le ministère, un autre membre n’y réussirait pas également ; tout le monde peut espérer la même bonne fortune que l’honorable M. Rodenbach.

Messieurs, si je ne m’abuse, dans cette grave question, non seulement pour conserver au gouvernement la dignité qu’il a besoin de conserver et dans cette chambre et dans le pays, mais aussi pour assurer à ses idées des chances de succès, il fallait tenir une tout autre conduite ; il fallait d’abord éclairer la question par une instruction contradictoire, il fallait appeler, il fallait entendre tous les intérêts, il fallait que les raffineurs de sucre exotique fussent entendus, que les fabricants de sucre indigène fussent entendus par le gouvernement ; il fallait consulter les chambres de commerce et les commissions d’agriculture, ainsi qu’on l’a fait plus tard, à la demande de la section centrale ; il fallait ensuite mûrement délibérer en conseil des ministres. La question étant ainsi éclaircie, il fallait prendre une résolution collective, une résolution du gouvernement, arriver devant la chambre bien préparé, bien décidé, et pour cette fois, dans une question aussi grave, non par rapport à l’intérêt fiscal seulement, mais aussi par rapport aux grands intérêts qui s’y lient, il fallait peut-être en faire une question de cabinet. (On rit.) Ne riez pas, messieurs, je reviendrai sur ce point ; je ne puis pas tout dire à la fois ; ces paroles excitent vos sourires, mais je prévois que vous ne rirez plus tout à l’heure.

Ne croyez pas qu’en esprit aventureux, je vienne conseiller de poser légèrement des questions de cabinet ; je crois que c’est là un grand moyen dont il faut rarement user. Du reste, je puis en parler sans péril, car je crois que les ministres actuels ne sont pas disposés à les multiplier outre mesure. (On rit.)

Oui, messieurs, il fallait en faire une question de cabinet, et il n’y avait à cela aucun danger, il y avait tout profit, car le pouvoir dans cette circonstance avait cette bonne fortune, non seulement de pouvoir surmonter des hésitations, de faire violence à des dissidences, peut-être, à des exigences de localité, chez quelques membres de la majorité, mais encore de compter pour appoint une grande partie des voix de l’opposition.

M. Dubus (aîné). - Ce serait du machiavélisme.

M. Lebeau. - Je demande qu’n ne m’interrompe point. Il avait pour appoint une grande partie de l’opposition, parce que l’opposition, que l’on accuse de machiavélisme, n’a pas, comme d’autres en ont donné l’exemple, le tort de faire prévaloir des intérêts de parti sur des intérêts de gouvernement, sur des intérêts nationaux. Il sied peu à ceux qui ont mis de la politique jusque dans une loi de pensions, jusque dans une loi de café, jusque dans une question de foin, il leur sied peu de venir accuser de machiavélisme une opinion sans le concours de laquelle plusieurs questions graves eussent été résolues contre un ministère pour lequel elle n’a aucune sympathie, une opinion, sans le loyal concours de laquelle on aurait, sinon renversé, tué moralement le ministère ; témoin la loi sur les indemnités, la loi sur les affaires de la ville de Bruxelles et maintenant peut-être la loi sur les sucres. Je vous demande pardon, messieurs, si les interruptions qui m’ont été adressées m’ont entraîné au-delà peut être de ce que je voulais dire à la chambre. Du reste, cela ne m’empêchera pas d’exprimer ma pensée ; je n’ai pas l’habitude de la masquer.

Oui, messieurs, si le gouvernement avait eu le courage (et ici c’était son devoir, car il s’agit bien d’autre chose que d’un intérêt fiscal), s’il avait eu le courage de faire de la loi des sucres un question d’existence, bien des personnes, pour ne pas rompre l’unité dont on va avoir besoin au moment d’une grande lutte de partis, auraient pu sacrifier des répugnances de détails et des considérations de localité. Je dis ceci, messieurs, sans vouloir offenser personne, car l’intérêt politique dans tous les partis amène souvent des transactions semblables. Vous n’auriez pas abandonné le ministère et nous vous aurions appuyés ; la moitié de l’opposition votait avec vous.

Croyez-vous, messieurs, que lorsque sir Robert Peel a présenté au parlement ses réformes commerciales, réformes bien autrement profondes que celles qu’avait timidement tentées M. Huskisson, croyez-vous que lorsqu’il a présenté son projet sur la taxe des revenus, s’il n’avait pas dit à son parti, j’en fais une question d’existence ministérielle, il eût triomphé des résistances, des répugnances de ce même parti ? Non, messieurs ; mais jugeant la question en homme d’Etat, il a attaché son existence politique au triomphe de son opinion, et une grande fraction du parti tory l’a suivi non sans de vifs regrets, non sans des répugnances extrêmes, mais enfin l’a suivi sur ce terrain.

Aujourd’hui, il est trop tard. Si le ministère, venant à résipiscence, posait, à propos de la loi actuelle, une question de cabinet, il ne changeait pas les opinions, parce qu’elles se sont exprimées, parce qu’elles oui un intérêt d’amour-propre, je dirai d’honneur à rester ce qu’elles sont, après s’être manifestées à cette tribune.

Il est une autre raison pour laquelle M. le ministre des finances, s’il avait eu quelque peu de prévoyance, aurait dû vouloir qu’on érigeât la question actuelle en question de gouvernement ; c’est qu’alors il aurait entraîné tous ses collègues dans une solidarité à laquelle on s’efforce d’échapper aujourd’hui par le silence le plus obstiné et le plus inconcevable.

Je le sais, la présence au pouvoir de M. le ministre des finances, et peut-être celle d’un de ses collègues, déplaisent à certain intérêt, elles gênent certains intérêts ; la présence au pouvoir de M. le ministre de l’intérieur leur est, au contraire, très utile, très agréable…

M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Quel intérêt ?

M. Lebeau. -... et je crois, messieurs, que si, par une mesure de prévoyance et de dignité, M. le ministre des finances avait, dans cette question, plus commerciale, plus agricole que fiscale, lié à son existence ministérielle celle de M. le ministre de l’intérieur, telle voix qui s’est fait entendre ici en faveur de la betterave, aurait peut-être, et je ne lui en fais pas un reproche, aurait peut-être gardé un silence prudent.,

M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - De qui parlez-vous ?

M. Lebeau. - Il y avait une raison de convenance de plus, pour que M. le ministre de l’intérieur jouât dans cette discussion autre chose que le rôle de muet ; il y avait cette circonstance que, par sa position, par l’origine de son mandat, il échappait à des suppositions fâcheuses et que je veux croire injustes, à des préventions qui environnent MM. les ministres des finances et des travaux publics.

Il y avait ensuite l’accomplissement d’un devoir de la part de M. le ministre de l’intérieur, car ce n’est pas seulement le fisc qui est en question, c’est l’intérêt de l’agriculture, c’est surtout, et à un très haut degré, l’intérêt du commerce.

Je conçois, messieurs, que tant qu’on n’a pas débattu dans cette enceinte la question purement fiscale, M. le ministre de l’intérieur se soit abstenu ; mais quant à la discussion de l’intérêt fiscal est venu, se joindre, d’une manière aussi intime, l’intérêt agricole, l’intérêt commercial, l’intérêt commercial menacé surtout dans ses relations actuelles par la section centrale, et plus encore par la proposition de l’honorable M. Dumortier, je ne puis plus comprendre le silence de M. le ministre de l’intérieur que comme l’acte d’un homme prévoyant qui voit au-delà des éventualités du mois de juin 1843.

Eh quoi, messieurs, on menace d’une perturbation complète une branche de nos relations commerciales, de ces mêmes relations transatlantiques que le ministère actuel, comme le cabinet précédent, a conseillé plusieurs fois à la Couronne de favoriser par des subsides, et ce même intérêt le trouve aujourd’hui indifférent et silencieux ! Lorsque, dans cette discussion, l’intérêt fiscal s’efface pour laisser venir en première ligne l’intérêt agricole et commercial, M. le ministre de l’intérieur se tait !

Je le conçois, M. le ministre de l’intérieur a, en ce moment, bien d’autres intérêts à régler. Que lui fait l’agriculture ? Que lui fait le commerce ? Que lui font nos relations avec les pays tropicaux ? N’a-t-il pas à préparer pour le mois de juin prochain la pâte électorale ? N’a-t-il pas à rechercher si dans ce but si grand et si noble, il n’y a pas quelque paisible et honorable propriétaire, un peu entaché de libéralisme, qu’il faille remplacer dans le fauteuil de bourgmestre par le sacristain de village ? (On rit.) Vous concevez que quand un homme d’Etat est absorbé par d’aussi graves intérêts, l’agriculture, le commerce, la canne à sucre et la betterave n’ont par le droit de le distraire.

M. de Mérode. - On vous répondra.

M. Lebeau. - Je l’espère ; j’aurai beaucoup de plaisir à vous entendre.

Un membre. - Mais ce n’est pas la question du sucre.

M. Lebeau. - Je vais y arriver. Je croyais qu’en ce moment vous aviez assez de sucre ; voilà quinze jours qu’on vous en donne.

Si je me rends à votre invitation, vous me permettrez au moins de parler commerce ; j’essaierai de parler sucre tout à l’heure.

Messieurs, quel est le cri qui part de tous les points du pays ? « Des débouchés ! des débouchés ! Donnez-nous des débouchés, que la révolution nous a enlevés ! »

Il nous faut à tout prix des débouchés, dût-on les chercher dans les pays où notre gouvernement marche au devant des plus certaines, des plus humiliantes déceptions, au risque de se brouiller avec le reste de l’Europe, sans aucune compensation matérielle. Peu importe ; il nous faut des débouchés ; sans débouchés, la Belgique n’est pas viable ; elle doit maudire la révolution de 1830.

Que fait-on ? Le gouvernement, pour obéir, comme il le doit, dans une certaine mesure au moins, à ces réclamations si vives, si générales, crée des lignes de navigation transatlantique par la vapeur, par la voile ; il favorise même l’établissement de colonies ; enfin le gouvernement est du matin au soir occupé à satisfaire à ce cri qui s’élève de toutes parts : des débouchés ! des débouchés !

Eh bien, messieurs, il y a une industrie qui peut, non pas nous créer à elle seule ces débouchés, mais en favoriser singulièrement le développement, une industrie qui nous met en rapport avec les pays transatlantiques, une industrie qui vivifie, à elle seule, une partie de la navigation de long cours ; et cette industrie, on veut la sacrifier ?... Et pourquoi veut-on la sacrifier ? Parce qu’elle à le tort d’être jeune ? Parce qu’elle a le tort de n’être pas géant en naissant. Et cependant cette industrie a déjà fait tant de progrès que, si mes renseignements sont exacts, trois maisons belges viennent de s’établir à la Havane, précisément pour faciliter le commerce des sucres entre ce pays et la Belgique ; et vous savez, messieurs, que ce sont des maisons belges qui nous ont manqué jusqu’ici dans les pays transatlantiques, pour assurer la réalisation, la sécurité de nos transactions commerciales, en un mot les retours et les recouvrements. Et c’est dans un pareil moment que l’on songe à jeter la perturbation la plus complète dans ces transactions ; et c’est ainsi que l’on répond au cri de la Belgique ? Des débouchés ! des débouchés !

Messieurs, je n’aime pas à lutter contre un honorable député de Bruxelles dans les questions d’économie politique ; mais je me permettrai de lui soumettre quelques doutes sur un principe qu’il a mis en avant dans un de ses discours ; je ne sais si ce principe n’est pas une hérésie.

L’honorable M. Meeus vous a dit que ce n’était pas en prenant des produits provenant des lieux où nous voulons exporter, que nous réussirions à y faire de profitables opérations, mais que c’était en y exportant nos produits à meilleur marché que nos rivaux, que la Belgique y obtiendrait la préférence. Voilà la thèse qui a été soutenue par l’honorable M. Meeus.

J’en demande bien pardon à l’honorable membre, mais je crois qu’il y a encore une autre condition de préférence sur les marchés transatlantiques. Par exemple, vous aurez beau vendre à 25 p. c. meilleur marché que vos rivaux ; si vos rivaux, tout en vendant a 25 p.c. plus cher que vous, déclarent vouloir prendre en retour, non des écus, mais du sucre, du café, etc. ; je pense que vous seriez infailliblement éconduits. Et pourquoi ? parce que celui qui achète ne gagne pas seulement sur les objets que vous lui vendez, mais parce qu’il gagne aussi sur les objets qu’il vous donne en échange. Si vous vendez des objets à celui qui a ses magasins pleins de sucre, et que vous lui demandiez en retour du sucre, au lieu de lui demander des écus, il est évident qu’il ne tiendra pas compte seulement de la différence des prix ; il sera surtout sensible à cette circonstance qu’au lieu de vous payer en écus, bien qu’il paie 25 fr. plus cher, il vous paie en produits sur lesquels il fait un bénéfice ; en d’autres termes, la monnaie d’un pays peut être principalement du sucre ou du café : donc la condition du bon marché n’est pas la condition unique pour l’emporter sur ses concurrents.

Ne croyez pas, messieurs, que c’est pour satisfaire à des répugnances politiques que j’ai attiré l’attention de la chambre sur l’attitude du gouvernement ; un des résultats des hésitations des tergiversations, des condescendances ministérielles, c’est de nous mettre en présence de plusieurs systèmes complètement improvisés, et je ne puis que qualifier d’improvisation la proposition de l’honorable M. Dumortier.

Le système de l’honorable M. Dumortier est, en Belgique, dans la législation des sucres, non pas une modification, mais une révolution complète. Je ne crois pas exagérer en me servant de cette expression, c’est dans la législation des sucres une révolution complète.

Vous nous proposez, dites-vous, le système anglais. Mais êtes-vous bien sûr de le connaître, le système anglais ? Etes-vous bien sûrs d’avoir présents à l’esprit tous les moyens d’exécution qui rendent ce système praticable ? Quoi, il s’agit d’établir un système nouveau, un système qui bouleverse complètement une législation qui a près d’un quart de siècle de durée, et on vous le propose sans enquête, sans avoir entendu une seule chambre de commerce, sans avoir entendu un seul des intéressés ; on vous le propose sans savoir s’il ne sera pas la ruine de ces raffineries que vous voulez protéger par des primes ! On vous le propose sans savoir s’il n’en résultera pas la chute d’établissements que vous devrez nécessairement indemniser, comme vous vouliez indemniser les fabriques de sucre indigène ! On vous le propose sans savoir ce que coûteraient les nombreux travaux d’appropriation nécessaires pour être à exécution votre nouvelle législation sur les sucres, sans savoir si cette législation existant à côté d’un peuple qui a une législation entièrement différente, basée sur un système entièrement différent, si cette législation ne sera pas paralysée quant à tout le bien que vous voulez conserver aux raffineries de sucre exotique, sans savoir si elle n’aura pas pour effet de faire passer à Rotterdam et à Amsterdam une branche d’industrie qui alimente en partie déjà et qui, on peut l’espérer, alimentera chaque jour davantage la navigation et le commerce d’Anvers, de Gand, de la Belgique entière. On vous le propose ce système, sans savoir si son adoption ne va pas provoquer de la Hollande des infiltrations aussi ruineuses pour le fisc que pour l’industrie du sucre, infiltrations si faciles à opérer dans un pays comme le nôtre qui manque de frontières naturelles !

Voilà ce qu’on vous propose. On fait au ministère un reproche d’être venu proposer, sans préparation, la destruction du sucre indigène ; c’est de la barbarie, vous a dit M. Dumortier. Mais la proposition de M. Dumortier mérite mieux encore ce reproche, car c’est sans entendre un seul des intéressés, sans enquête aucune, qu’il veut, à l’égard des raffineries de sucre exotique, aller au-delà de ce que voulait le ministère à l’égard du sucre indigène, car celui-ci du moins voulait indemniser. C’est là de la brutalité ! Ce serait là un véritable acte de barbarie.

M. Dumortier. - Et les deux millions de prime !

M. Lebeau. - Messieurs, croyez-le bien, le commerce n’est pas un de ces sujets sur lesquels on puisse appliquer l’experientia in anima vili. Cela peut convenir à un naturaliste, mais il ne faut pas alors prendre le commerce pour sujet de ses expériences comme on ferait d’une plante ou d’un animalcule. (On rit.)

Voici comment je comprends les changements à apporter à une législation même vicieuse.

Disons d’abord un mot de la loi de 1822. A entendre ce qu’on dit ici des conséquences qu’en ont retirées les raffineurs de sucre exotique, on croirait que leur industrie n’est autre chose que du robert-macairisme ; on croirait qu’ils se sont entendus avec le gouvernement hollandais pour piper les contribuables, pour tromper le pays. Il n’en est rien. Les raffineurs de sucre exotique ont exécuté avec bonne foi une loi qui, je le reconnais, leur est devenue très favorable. Mais quand la loi de 1822 a vu le jour, l’industrie du raffinage était dans l’enfance.

Quand le rendement a été calcule à un taux contre lequel on a réclamé depuis, il est possible que, dans l’opinion du législateur, et en réalité, ce rendement approchât de très près d’une exactitude mathématique. L’expérience, dit-on, a prouvé le contraire ; mais la raffinerie a fait des progrès. Je suis heureux de ces progrès ; ils ont été parfaitement légitimes, comme les bénéfices qu’elle a faits. Savez-vous ce qui peut-être n’était pas très légitime en principe, quoiqu’irréprochable, légalement parlant, ce sont les bénéfices qu’a faits la betterave ; car, remarquez- le bien, il ne s’agit pas d’un droit de douane, dans la loi de 1822, mais d’un droit de consommation. Dès lors, on pouvait prétendre qu’aux termes de la loi de 1822, le sucre indigène, dès qu’il apparaissait, devait être immédiatement frappé du droit d’accise, du droit de consommation. Il a échappé au droit, et c’est un des arguments qui m’auraient déterminé à voter pour l’indemnité, car c’est par la négligence, par la tolérance au moins des pouvoirs publics que cet encouragement lui a été donné. Si le sucre de betterave a échappé à l’impôt de consommation, c’est donc parce que le gouvernement a négligé d’apporter aux chambres non pas une loi de principe, mais une loi d’exécution qui, tenant compte des circonstances et des moyens d’exécution, appliquât le droit de consommation au sucre indigène comme au sucre exotique.

Si on veut être de bonne foi, on reconnaîtra que c’est par une prétérition, par un oubli peut-être des devoirs du gouvernement que la fabrication du sucre indigène a joui jusqu’à ce jour d’une immunité complète. Je me hâte de dire que les deux industries ont usé de la loi avec une égale bonne foi. C’est en cela, je le répète, que je trouvais la légitimité du principe d’une indemnité convenable à accorder au sucre indigène. Le ministre l’avait proposée dans son projet de prédilection qu’il a eu, selon moi, le grand tort d’abandonner.

M. le ministre des finances (M. Smits) - La chambre n’en voulait pas.

M. Lebeau. - Qu’importe, un ministre doit maintenir parfois son opinion, quoi qu’il arrive.

Remarquez que si par les progrès qu’a faits la raffinerie du sucre exotique depuis ses bénéfices se sont accrus, la législature n’est pas restée inerte, En février 1838, le sucre exotique a eu à subir de nouvelles charges ; on a assuré au trésor le maintien d’un dixième des importations sans institution de droits, on a de plus modifié le rendement. Voilà, si je ne me trompe, comment il faut procéder à l’égard d’une industrie à laquelle se rattachent des relations de commerce susceptibles de prendre beaucoup d’extension et les plus utiles développements, si on ne les frappe pas au cœur.

Qu’arrive-t-il, toujours dans l’idée qu’il faut demander au sucre exotique une plus grande part dans l’impôt ? Il arrive que le ministre des finances est venu proposer un projet de loi qui élève le droit de consommation de 37 à 40 fr., et décide qu’il n’y aura plus de restitution de droits que sur les 4/10 de la prise en charge. Je ne pense pas qu’il fût possible d’apporter à la législation du sucre une modification plus importante, sans courir le risque d’anéantir une branche intéressante de notre commerce maritime.

Mais le maintien du rendement rend problématique la perception des quatre millions promis comme résultat de l’avant-dernier système ? La réponse est simple. Le ministre des finances s’est formellement engagé, au nom de l’intérêt même dont on voulait modifier les conditions d’existence, à lui faire produire un minimum de 4 millions. Il a été jusqu’à dire que, si ce n’était pas assez de 4/10, il pourrait aller jusqu’à 5/10. Je demande s’il est possible de faire preuve de plus de modération que n’en montre cette industrie ?

Je ne suis pas sûr qu’en maintenant au trésor public le droit sur les 4 dixièmes, on se fût obstinément refusé à une légère augmentation du rendement. En 1838, il y a eu, avec l’industrie des raffineurs, une transaction sur ce point ; je ne suis pas certain qu’elle ne se fût pas encore prêtée à une transaction, et qu’une légère augmentation du rendement l’eût trouvée complètement inflexible. Mais toujours est-il qu’il faut procéder à la réforme d’une telle législation avec beaucoup de circonspection et de prudence, et non y faire une révolution complète comme celle qui est renfermée dans l’amendement de M. Dumortier.

Messieurs, on a beaucoup parlé de l’industrie du sucre de betterave. Je m’exprimerai également avec une entière franchise sur ce point. D’abord, je n’hésite pas à dire, comme mon honorable ami, M. Rogier, que j’aurais accepté tout entier, sans arrière-pensée, le projet du ministre des finances, contenant le principe d’indemnité en faveur des fabricants de sucre indigène qui croiraient ne pas pouvoir continuer à exercer sous l’empire de la loi alors proposée.

On a beaucoup parlé de l’agriculture dans cette chambre, à propos de cette question ; on a eu raison, je m’associerai toujours avec zèle, avec dévouement à toutes les propositions raisonnables d’améliorations faites en faveur de l’agriculture. Ma carrière parlementaire en fait foi ; je ne crois pas avoir jamais refusé une augmentation de crédit demandé pour encouragement à l’agriculture. Mais si j’entends partout crier, au nom du commerce : des débouchés ! des débouchés ! les plaintes de la part de l’agriculture sont beaucoup plus rares.

L’agriculture crie moins à la souffrance que l’industrie et le commerce. Je crois que c’est avec raison que l’agriculture en agit ainsi. Car si, à la révolution, l’industrie et le commerce ont beaucoup perdu, par la brusque interruption de nos relations, je crois que l’agriculture n’a pas eu à se plaindre ; elle a, au contraire, beaucoup gagné depuis la révolution ; elle a eu la loi des céréales sur laquelle je n’ai pas à m’expliquer ; elle se trouve heureuse de l’avoir obtenue.

Elle a obtenu la loi sur le bétail ; elle a vu le sol belge sillonné dé routes, elle a vu éclore et réaliser divers projets de canalisation ; l’agriculture a reçu de nombreux encouragements sur les budgets de l’Etat. Ce qui prouve la prospérité de l’agriculture et combien elle aurait tort de venir mêler ses plaintes à celles de l’industrie c’est la plus-value des propriétés. N’est-il pas évident que la valeur des propriétés a presque doublé depuis dix ans ? Est-ce que les baux qui ont été renouvelés récemment ne constatent pas d’une manière authentique cette plus-value ? Et pourquoi, messieurs, serais-je hostile à l’agriculture et spécialement à l’industrie de la betterave ? Je dirai franchement à la chambre qu’au début de cette discussion, et je m’en suis expliqué avec les intéressés, je n’avais pas encore d’opinion formée ; j’ai étudié la question avec l’attention la plus impartiale, et jamais opinion ne fût plus consciencieuse que celle que j’émets en ce moment. Je n’ai pas l’habitude de parler de faits personnels, mais chacun a cru devoir dire dans cette discussion qu’il était affranchi de tout esprit de localité, en faveur du sucre exotique ou du sucre indigène. Permettez-moi de dire aussi un mot sur ma position pour mettre également mon impartialité à l’abri de tout soupçon.

D’abord, une garantie de cette impartialité, c’est que je suis en ce moment ministériel ; il faut bien que je fasse violence à mes penchants naturels pour être de l’avis du ministère. En second lieu, par l’origine de mon mandat, par le district électoral qui m’a envoyé ici, et dans lequel la betterave domine presqu’exclusivement, je dois faire violence aussi à mes intérêts électoraux pour défendre le sucre de canne ; je dois ne tenir aucun compte de ces intérêts. J’estimé assez, du reste, messieurs, les électeurs pour croire qu’ils mettent au premier rang des qualités parlementaires l’indépendance et la dignité de caractère de leurs députés. C’est, en tout cas, à mes risques et périls que je vote aujourd’hui contre la betterave, qui domine, je le répète, dans mon district électoral. Je fais ici ce que j’ai fait à propos de la loi sur les ventes à l’encan sur le colportage.

Messieurs, on n’est pas plus honnête homme, à mon avis, quand on est coupable de complaisances qui répugnent à nos convictions, en faveur des électeurs, que quand on l’est en faveur du pouvoir. Je crois que l’homme qui ne sait pas être indépendant du pouvoir qui vient d’en bas, n’est pas réellement indépendant du pouvoir qui vient d’en haut.

Puisque, messieurs, nous nous expliquons avec une entière franchise sur ce sujet, je dirai ma pensée sur la question du sucre indigène. J’ai eu quelques rapports avec des notabilités de cette industrie, et de plusieurs côtés il m’est revenu que le principe de l’indemnité convenait à la plus grande partie de ceux qui cultivent la betterave ; il m’est revenu, à moi, que beaucoup d’intéressés dans la question ont trouvé qu’un honorable député de Bruxelles, l’honorable M. Meeus, avait été beaucoup plus éloquent qu’ils n’auraient voulu, en défendant leurs intérêts. Je puis citer comme un fait personnel, que j’ai eu un long entretien avec un riche propriétaire, un des fabricants les plus notables du sucre indigène, et il m’a assuré que, lui en tête, s’il avait été appelé dans le cabinet de M. le ministre des finances, et qu’on eût négocié sur les bases d’une équitable indemnité, il aurait peut-être signé son adhésion avant de sortir du cabinet du ministre, tant à ses yeux la betterave paraissait avoir peu d’avenir. Je demande maintenant, en présence de ce qu’on nous a dit en faveur de la betterave, si le ministre était arrivé avec les adhésions des 9/10 des fabricants de sucre indigène, je demande si elles n’auraient pas quelque peu coupe les ailes à l’éloquence bucolique dont on a fait une si grande dépense.

Messieurs, je ne veux pas dire qu’il n’y ait pas quelques fabriques qui prospèrent, je ne vais pas jusque-là, je parle seulement de la majorité des producteurs, et je crois être dans le vrai en déclarant que la majorité verra avec regret qu’on préfère soit les derniers amendements de M. le ministre des finances, soit même le système de la section centrale, au système de l’indemnité. Ce phénomène se produit aussi en France ; il paraît certain qu’en France la majorité des fabricants de sucre de betterave désirent qu’on adopte le système d’indemnité proposé par M. Cunin-Gridaine.

Je crains un peu, messieurs, que derrière les intérêts de l’agriculture que l’on a cru défendre, ne se cachent encore quelques-unes de ces questions de bourse, de hausse d’actions qui ont joué un rôle si important et si déplorable dans l’histoire commerciale de la Belgique ; je crains qu’à leur insu ceux qui croient ne servir que les intérêts agricoles, servent aussi l’esprit de spéculation et d’agiotage : voilà ce que je crains quand je sais à quel taux sont cotées les actions des sociétés formées pour l’exploitation du sucre de betterave.

Messieurs, les considérations dans lesquelles je suis entré me feront repousser le système de M. Dumortier. J’ai à dire maintenant un mot, et je regrette d’arrêter la chambre si longtemps, sur la proposition de la section centrale.

Un honorable membre que nous écoutons toujours avec un grand intérêt, M. de La Coste, nous a dit que notre premier vote avait été sérieux. Je crois que ce que fait la chambre est toujours sérieux. Oui, le vote a été sérieux, mais il n’appartient pas, je crois, à une seule opinion, de le commenter et de l’apprécier. Il nous sera permis, si vous prenez au sérieux le vote sur la première question de principe, de prendre également au sérieux les paroles qui viennent en caractériser et en limiter le sens. Or, dans la présente discussion, qu’a dit l’honorable M. Meeus, un des défenseurs les plus habiles du sucre indigène ? Voici ses propres paroles :

« Nous voulons pour l’industrie de la betterave la même protection que l’on accorde à toutes les autres branches d’industrie du pays. Nous voulons une protection modérée. »

Qu’est-ce qu’une protection modérée ? M. Meeus ne nous l’a pas dit. Mais l’honorable M. Demonceau, dont vous ne récuserez pas l’autorité, vous l’a dit : « Une protection modérée est une protection de 15 p. c. au maximum. Toute industrie qui s’élève et qui ne peut vivre avec une protection de 15 p. c. n’est pas digne de vivre. »

Vous l’entendez, 15 p. c. ! Or nous avons pris au sérieux les paroles de l’honorable M. Meeus et de l’honorable M. Demonceau, tout aussi bien que le vote de la chambre.

Maintenant, messieurs, quelle est la protection demandée pour le sucre indigène, protection à laquelle, à mon grand regret, consent le gouvernement ; est-elle de 15 p. c. comme le veut M. Demonceau ?

M. Demonceau. - Elle n’est pas de 15 p.c.

M. Lebeau. - Je sais bien que vous mêlez à cela la question du rendement, mais j’y reviendrai, qu’on me permette d’achever.

La proposition de M. le ministre des finances porte la protection à 45 p. c ; la section centrale la porte à 50 p. c.

M. Dubus (aîné). - Et le prix de revient.

M. Lebeau. - Ce n’est pas là la question, le prix de revient est indifférent au consommateur et au contribuable. Je ne m’occupe donc pas du prix de revient en Belgique. La protection que propose M. le ministre des finances est de 45 p. c. ; il s’en est expliqué.

Messieurs, je ne crois pas la betterave viable ; j’ai cette conviction, je l’ai avec des producteurs mêmes. J’en suis fâché ; je regrette de déplaire à des opinions qui, je n’en doute, pas, sont très sincères ; mais je crois qu’elle n’est pas viable, à moins que vous ne lui sacrifiiez dans une mesure exagérée la bourse du contribuable et nos transactions commerciales ; ce sont là des résultats devant lesquels vous reculeriez vous-mêmes plus tard, pour en revenir au système de M. le ministre des finances, qu’il a eu le grand tort d’abandonner. Et ils ne sont pas peu de choses les sacrifices que vous demanderiez au contribuable. Vous vous élevez contre des faveurs que vous dites exagérées, contre ce que vous appelez une prime exorbitante accordée aux raffineurs de sucre exotique ; mais savez-vous bien qu’avec le projet de la section centrale la consommation d’un million de sucre de betterave, chaque fois qu’il expulserait du marché intérieur un million de sucre exotique, ferait peser sur les contribuables une petite charge de 250,000 fr. ? Ceux qui ne veulent pas de rendement, comme MM. Eloy de Burdinne et Dumortier, accordent à la production d’un million de sucre indigène une petite prime de 250,000 fr. par million aux dépens du trésor public, c’est-à-dire du contribuable. Cela est clair comme le jour.

M. Eloy de Burdinne. - Je le nie.

M. Lebeau. - Je parle des contribuables. Oui, chaque fois qu’un million de kilog. de sucre indigène prendra la place dans la consommation d’un million de kilog. de sucre exotique, le trésor, au lieu de recevoir 500,000 francs, n’en recevra que 250,000. Je crois que ce calcul est très clair ; je croirais faire injure aux lumières de M. Eloy de Burdinne, si je pensais avoir besoin d’en dire davantage sur ce point.

M. Eloy de Burdinne. - Je vous répondrai.

M. Lebeau. - Je dirai à l’honorable M. Eloy de Burdinne, que lui, qui ne veut pas du rendement, ne peut réfuter mes calculs.

El si vous allez, messieurs, jusqu’à remplacer la consommation entière du sucre exotique par du sucre indigène, soit 15 millions, mais c’est à peu près 4 millions que nous paierions, qui sortiraient de la poche des contribuables pour entrer dans la poche des fabricants. Voilà une autre prime de 4 millions. Je dois nécessairement prier ceux qui n’admettent pas les primes de répondre à une pareille argumentation.

Je vous prie, d’ailleurs, de remarquer que le bénéfice de la prime d’exportation, dans le système de la section centrale comme dans le nouveau système de M. le ministre des finances, est acquise au sucre indigène, à l’égal du sucre exotique. Il y a cependant, messieurs, une très grande différence entre le droit à percevoir sur le sucre exotique et le droit à percevoir sur le sucre indigène. Car vous êtes bien plus assurés de la perception du droit sur le sucre exotique que de l’impôt sur le sucre indigène. Et cela se conçoit facilement ; le sucre indigène se fabrique dans le pays, au lieu d’être, commue le sucre exotique, importé par nos frontières ; vous devez compter qu’une quantité considérable du droit serait soustraite à la surveillance du fisc qui a souvent le tort d’être par trop paternel dans l’exécution de ses devoirs.

Enfin, messieurs,, une dernière considération qui m’aurait déterminé à adopter le système de M. le ministre des finances, c’est l’intérêt du fisc. C’est là notre premier intérêt ; c’est pour y satisfaire qu’on a demandé la présentation d’un projet de loi sur les sucres. Quel droit demandait-on au sucre ? Je ne sais par quelle espèce de monomanie chacun le taxe à 4 millions, je ne sais sur quelles bases a été fixé ce taux. Mais soit, je le veux bien, je veux bien être monomane comme le reste de la chambre ; je veux 4 millions.

Mais le projet de M. le ministre des finances assurait les 4 millions, par les 4/10 sur lesquels la restitution des droits n’avait pas lieu, et par l’offre d’aller au besoin jusqu’à 5/10, offre que vous avait faite le ministre, nous avions là la certitude absolue de la perception d’un minimum de 4 millions. Maintenant quelle que soit la loi que vous fassiez, nous marcherons dans l’incertitude. Le produit de l’impôt est un problème que l’avenir seul peut résoudre.

M. le ministre des finances s’est rallié à un amendement que, quant à moi, je n’adopterai qu’en désespoir de cause, comme pis-aller, et dans l’espoir de voir rejeter le projet de la section centrale. Je l’admettrai, dis-je, en désespoir de cause, pour ne pas rester dans le statu quo, parce que, cette fois du moins, si le dernier système de M. le ministre des finances, qui a fait preuve, dans cette discussion d’une condescendance que je ne veux plus qualifier, est rejeté, nous retomberions dans un statu quo déplorable au point de vue fiscal ; car je dois supposer que lui, qui fait prévaloir son opinion sur celle des chambres, dans une question bien moins importante, celle des marchands de vin, il aurait le courage de retirer la loi ou de conseiller à Sa Majesté de refuser la sanction à celle qu’il aurait combattue. Je crois que s’il ne le faisait pas, le ministère ne mériterait plus de s’appeler un gouvernement.

M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Je demande la parole.

M. Dubus (aîné). - Je la demande pour un fait personnel.

M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - C’est aussi pour un fait personnel que je puis la demander.

Messieurs, l’honorable préopinant a donné momentanément à la discussion un caractère nouveau, qui vous aura sans doute beaucoup étonnés et que vous avez déjà apprécié.

Selon lui, le ministère aurait dû prendre une toute autre attitude ; il aurait dû faire de cette question, une question de cabinet, et l’honorable membre ne l’a pas caché, il a montré une grande franchise, il aurait dû faire violence à vos convictions...

M. Lebeau. - Pourquoi pas ?

M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Et cependant le même homme, dans une partie de son discours, a flétri les complaisances des députés, soit que ces complaisances s’adressent au pouvoir d’en haut, soit qu’elles s’adressent au pouvoir d’en bas.

M. Lebeau. - Je demande la parole.

M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) -Vous êtes, vous a-t-il dit, et jamais semblable langage n’a été entendu dans cette chambre, vous êtes à la veille des élections, quelques-uns d’entre vous ont besoin du ministère. Et le ministère aurait dû dire, à vous M. de Theux : vous êtes pour l’industrie du sucre de betterave ; et bien ! M. de Theux, je serai contre vous au mois de juin prochain, ou vous voterez aujourd’hui avec moi. Vous, M. Dumortier, vous serez avec moi, ou je serai contre vous au mois de juin prochain. Comment ! C’est là, messieurs, un langage qu’on ose tenir devant vous !

M. Dumortier. - C’est du machiavélisme.

M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - C’est plus que du machiavélisme. Si j’étais capable d’exercer une tyrannie semblable sur les consciences, je serais indigne d’être un instant à ce banc. Et si l’honorable membre, lorsqu’il se retrouvera à ce banc, y apporte des doctrines semblables, je ne sais pas quelle est la considération qui s’attachera à la majorité qui devra lui être inféodée à ce point.

Une question de cabinet, messieurs, emporte avec elle une idée de confiance. Et je vous le demande, je le demande à quiconque apporte de l’impartialité, à quiconque n’apporte aucune arrière- pensée dans cette discussion, la question des sucres pouvait-elle se rattacher à une question de confiance ? (Interruption.) Ou bien il faut au moins que la question se rattache à la mission générale qu’a acceptée le ministère. Si dans la session dernière, par exemple, nous avions échoué sur la question de l’instruction primaire, alors la mission politique du ministère serait devenue impossible, et il aurait dû inévitablement se retirer.

Mais en est-il de même de la question qui nous occupe ? de cette question toute matérielle, toute spéciale, un accident, en quelque sorte ; de cette question qui évidemment ne se rattache ni à la mission générale du cabinet, ni à la question de confiance ? (Interruption.)

Il était de la dignité du ministère de prendre cette attitude... Mais n’y a-t-il pas, à côté de la dignité du ministère, la dignité parlementaire, la dignité de chacun de vous, le respect que nous devons avoir pour la majorité qui peut se fractionner sur une question matérielle, sur une question spéciale, mais qui, sans doute, ne nous ferait pas faute sur une grande question politique ?

Nous serions venu vous poser une question de cabinet pour faire violence à ceux qu’on a appelés nos amis et qui nous auraient momentanément fait faute un jour, tandis que nous eussions eu avec nous, qui ? ceux qui sont nos implacables adversaires et qui se seraient trouvés nos amis d’un jour. Mais vous, M. Lebeau, je vous aurais mis dans le plus grand embarras en posant une question de cabinet. Si la question de cabinet implique confiance, implique l’idée que l’on consoliderait le ministère, comment auriez-vous pu voter ? vous vous seriez abstenu, ou vous auriez voté avec une réserve.

Savez-vous, messieurs, ce qu’on aurait dit si nous étions venu faire de cette question une question de confiance ? On vous aurait dit : Le ministère reconnaît que sa position est devenue politiquement impossible, il cherche un prétexte pour se retirer, et il s’attache à une question toute spéciale, à une question incidente. Il redoute les élections du mois de juin prochain. Voilà ce qu’on vous aurait dit.

La question de confiance, je le répète, l’honorable préopinant lui-même ne l’aurait pas acceptée. Il se serait abstenu, ou il aurait voté avec une réserve qui aurait rendu son vote illusoire pour la position politique du ministère.

M. le ministre des finances vous a fait connaître, dès le premier jour, quelles étaient les propositions qu’il portait devant vous.

L’honorable préopinant s’est attaché, avec une sévérité extrême, à suivre le projet en quelque sorte dans son élaboration, depuis le jour où il a été pour la première fois porté devant vous, à travers tous les incidents de l’examen préliminaire dans les sections.

Je prétends que, par une question de ce genre surtout, il suffisait à M. le ministre des finances de vous dire, à l’ouverture de la discussion publique, quelle était sa proposition définitive. Cette proposition, il l’a soutenue, il n’en a pas dévié un instant, et notre collègue M. le ministre des travaux publics s’est associé activement à lui. Cette proposition a été rejetée ; le ministère n’a eu pour lui qu’une minorité de 31 voix. Que faire maintenant ? Retirer le projet ? J’ignore, messieurs, ce qui adviendra du projet ; il ne m’est pas permis de supposer un acte quelconque qui emporte l’intervention d’un autre pouvoir que je ne dois pas nommer ici. Mais certes, avant d’en venir à une mesure extrême quelconque, il était du devoir du ministère de faire de nouvelles tentatives. Cette fois, le premier projet étant écarté, il est évident que le ministère ne pouvait plus que se présenter devant vous avec un système de transaction, mais un système de transaction qui procurât au trésor les 4 millions qui lui manquent. C’est là la pensée qui a dû guider, qui a guidé le gouvernement.

Retirer subitement le projet, faire une espèce de coup de tête à l’égard de la chambre, mais c’est rester devant ce gouffre de 4 millions de déficit. Et comment discuteriez-vous dans cette position le budget de la guerre ? Comment discuteriez-vous le projet relatif à l’augmentation des traitements des membres de l’ordre judiciaire ? Ce sont ces considérations qui ont engagé le ministère à ne pas exagérer les conséquences du premier vote que vous avez émis, et à se présenter devant vous avec un système de transaction, qui doit donner au trésor les 4 millions qui manquent.

L’honorable préopinant acceptera en désespoir de cause le projet présenté par M. le ministre des finances. Mais c’est précisément en désespoir de cause que l’honorable ministre des finances présente ce projet. Pourquoi donc tant critiquer le gouvernement, puisque l’honorable préopinant lui-même se résigne à accepter la position nouvelle que prend le ministère ?

Je ne sais, messieurs, si je dois répondre à d’autres suppositions que l’honorable préopinant a cru pouvoir se permettre. Certains intérêts, a-t-il dit, me voient avec satisfaction au banc ministériel ; ces intérêts, il aurait dû les nommer ; il a été jusqu’à dire que j’aurais pu imposer silence à un membre qui représente en quelque sorte ces intérêts. Je voudrais bien savoir quel est l’homme dans cette chambre que je puis faire parler ou faire taire à mon gré. Me suppose-t-on, par hasard, une autorité, une puissance tellement grande que j’absorbe le ministère, que j’absorbe la chambre quand je le juge convenable ? C’est là, messieurs, un compliment bien extraordinaire, si ce n’est pas une insinuation d’une tout autre nature.

Je n’ai pas pris à cette discussion la part que je prends ordinairement à d’autres discussions ; mais j’ai tout de suite fait connaître mon opinion ; il a suffi d’un mot de l’honorable M. Verhaegen pour que je m’expliquasse immédiatement. Le temps m’a manqué pour me préparer à prendre une plus grande part à la discussion ; je comprends la question, mais je ne la possède pas assez pour la traiter convenablement devant vous, et je n’ai pas l’habitude de m’aventurer.

Un membre. - Il fallait vous y préparer.

M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Je n’avais pas besoin de me préparer, je savais que deux de mes collègues prendraient une large part aux débats ; il était dès lors inutile que j’y intervinsse également d’une manière active. D’ailleurs, je n’ai pas la prétention d’être un esprit encyclopédique.

Un membre. - C’est une question commerciale.

M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - La question a été portée devant la chambre principalement comme question fiscale ; c’est encore une question fiscale : le ministère fait une nouvelle tentative pour obtenir les 4 millions qui lui manquent ; il ne veut pas se trouver dans la position extraordinaire où il serait en cas de rejet de ces 4 millions, lors de la discussion du budget de la guerre, au moins, que vous ne pouvez pas ajourner. L’augmentation des traitements de l’ordre judiciaire, vous l’ajournerez peut-être.

Nous savions d’avance, messieurs, nous devions savoir d’avance de quelle manière la chambre se diviserait dans la discussion actuelle, et c’est précisément parce que nous le savions, parce que nous ne voulions pas faire violence aux convictions de ceux qui nous soutiennent dans les questions politiques, que nous n’avons pas fait de la question actuelle une question de confiance. D’ailleurs, par sa nature elle ne comportait pas ce caractère ; on ne fait pas une question de confiance d’une question qui n’est que matérielle, ou qui ne concerne pas la mission générale du ministère.

M. Dubus (aîné). - J’ai demandé la parole pour un fait personnel, parce que c’est moi qui, lorsque certaine doctrine a été mise en avant par l’honorable député de Bruxelles, me suis écrié que c’était là du machiavélisme ; et comme je me suis aperçu par le discours de l’honorable membre lui-même qu’il avait fait une application inexacte de ce que j’avais dit, je tiens à rétablir la portée de mes paroles. Il me répond : « Quoi, vous accuserez l’opposition de machiavélisme ! » Il ne s’agissait pas d’accuser l’opposition de machiavélisme, mais j’ai accusé de machiavélisme le gouvernement qui adopterait la politique que M. Lebeau préconisait et qu’il reprochait au ministère de ne pas avoir adoptée dans le cas actuel ; et je maintiens ce que j’ai dit ; je maintiens la qualification que j’ai donnée à une semblable politique qui ne saurait être trop flétrie.

En effet, quelle serait cette politique ? Dans une discussion toute d’intérêt matériel, lorsque nous avons à examiner froidement les diverses questions qui peuvent nous amener à concilier les intérêts opposés, d’une manière conforme au droit et à l’équité, dans une pareille circonstance, le gouvernement chercherait à influencer l’opinion consciencieuse des membres de cette chambre, en jetant une question politique dans le débat ! Le gouvernement espérerait, par ce moyen, déterminer les députés à sacrifier leurs convictions, à sacrifier les intérêts qu’ils ont mission de défendre, et tout cela par affection pour le ministère, Messieurs, serait-ce là, je le demande, une politique loyale et franche ? Evidemment non, ce serait une politique machiavélique, comme je l’ai dit. Du reste, je pense trop favorablement de mes honorables collègues pour croire qu’une pareille politique réussirait à l’égard d’aucun d’eux ; je ne pense pas que l’honorable membre auquel je réponds, osât dire qu’une pareille politique aurait quelque influence sur sa conviction, et si lui-même a cette opinion de lui, de quel droit aurait-il une opinion différente d’aucun autre membre de la chambre ?

Ainsi, messieurs, en suivant une pareille politique, le gouvernement manquerait son but, et ce serait inutilement qu’il aurait fait intervenir une question politique dans le débat.

Mais à cette occasion, on a dit : « Il sied bien d’accuser l’opposition de machiavélisme, à ceux qui ont mis de la politique dans une foule de questions, dans le vote d’une loi sur les pensions, d’une loi sur le café, sur le foin, que sais-je ? » Messieurs, de toutes ces lois, je ne sache pas qu’il y en ait une seule du vote de laquelle on ait fait une question de cabinet. Je dirai un mot de la plus importante de ces lois, de la loi sur les pensions, à la discussion de laquelle j’ai pris assez de part et dont l’ensemble a été rejeté après une longue et laborieuse discussion. Il est certain, messieurs, que le ministère n’avait pas fait du vote de cette loi une question de cabinet, et personne ne lui a reproché de ne pas l’avoir fait. On ne voit donc pas à quel propos la question politique aurait influé sur le vote. On peut recourir d’ailleurs au Moniteur pour se convaincre qu’il n’y a rien eu de politique dans cette discussion qui s’est renfermée exclusivement dans les questions que soulevait le projet de loi, et je me rappelle encore maintenant quel est le vote qui a principalement déterminé le rejet de cette loi. Quoiqu’il se soit écoulé deux années depuis lors et que je n’aie plus tous les faits présents à la mémoire, je me souviens très bien, cependant, qu’il y eut un vote très important sur un des articles principaux du projet et que cet article fut admis dans le sens du gouvernement à une majorité d’une ou de deux voix seulement ; eh bien ! messieurs, ce fut surtout ce vote qui détermina le rejet de l’ensemble de la loi. Il s’agissait d’une disposition qui libérait la caisse de retraite de tout son passif actuel et qui la dotait pour subvenir aux nouvelles pensions à accorder.

Le résultat de cet article devait être de faire figurer au budget suivant une somme de 1 million pour la caisse de retraite, comme j’en ai fait alors l’observation dans la discussion. Certes, c’était là un motif très suffisant pour rejeter l’ensemble de la loi. Ce n’est pas là mettre de la politique dans un vote, c’est procéder consciencieusement, comme je crois l‘avoir toujours fait.

Tout ceci, messieurs, est bien étranger, sans doute, aux amendements qui sont maintenant en discussion, mais je crois que le discours tout entier de l’honorable membre était en quelque sorte étranger à ces amendements, car indépendamment de la question politique, il n’a traité que des questions générales.

M. Lebeau. - Messieurs, je crois que M. le ministre de l’intérieur, au lieu de me répondre avec une vivacité qui prouve que j’ai frappé trop juste, aurait dû me remercier, car je lui ai donné l’heureuse occasion de sortir, sans se compromettre, d’un mutisme dans lequel, aux yeux de tous, il paraissait trop se complaire. J’ai procuré à M. le ministre l’occasion de faire ici ce dont nous avions été souvent témoins, c’est de parler sans dire un mot de la question sur laquelle j’avais à cœur, ainsi que la chambre, de connaître son opinion. Lorsqu’il a demande la parole, j’espérais qu’il allait apporter son contingent de lumières dans la discussion qui nous occupe, qu’il allait dire quelle était son opinion sur l’amendement de l’honorable M. Dumortier, sur celui de M. Eloy, sur le système de la section centrale, sur le système présenté par M. Rodenbach ; mais M. le ministre est passé prudemment à côté de ces questions, et s’est renfermé dans les faits personnels ; c’est-à-dire que relativement à la question qui s’agite, M. le ministre a trouvé le moyen de parler sans rien dire.

Il paraît, messieurs, que le mot question de cabinet sonne mal à quelques oreilles, parce que, d’une part, il faut un certain courage pour poser ces questions et que, de l’autre, il faut un certain dévouement politique pour les accepter. Cependant je n’ai pas vu que les questions de cabinet aient toujours trouvé la même répugnance dans l’opinion qui s’élève contre elles aujourd’hui ; je crois me rappeler que de ces mêmes bancs, sur lesquels ce mot fait un si singulier effet, que de ces mêmes bancs est partie, sous le ministère précédent, la première résolution de voter comme question de cabinet sur le budget des travaux publics. Alors on trouvait très légitime que M. le ministre de la justice, répondant à cette provocation, posât une question de cabinet, parce que sur ces mêmes bancs le ministère déplaisait fort. Eh bien, messieurs, qu’ont fait nos honorables amis ? Nos honorables amis, qui s’entendent aussi bien que vous en dignité personnelle, en indépendance, nos honorables amis, qui voulaient voter contre plusieurs dispositions du budget des travaux publics, ont sacrifié ces dissidences de détail pour sauver le ministère qui était menacé par l’opposition. D’autres budgets leur avaient fourni l’occasion de tenir la même conduite.

Ont-ils déchu de leur dignité parlementaire, de leur indépendance ? Non, sans doute ; ils ont agi en hommes politiques, en hommes qui ne prennent pas l’indiscipline et l’esprit d’obstination pour l’esprit politique. Voilà comment d’honorables amis, avec lesquels je suis fier de siéger dans l’opposition, se sont conduits.

Messieurs, la doctrine que je viens de professer, je l’ai toujours professée, même au banc ministériel ; j’ai toujours cru qu’il y avait des questions qui, par leur importance, ne peuvent pas être rejetées sans compromettre la situation, la dignité, l’influence d’un cabinet.

On dit, messieurs, que ce système déshonore les majorités. Ne savez-vous donc pas que dans le pays où l’on comprend le mieux l’honneur parlementaire, c’est sur une question purement matérielle, et sur une question d’impôt que tout récemment, le plus grand homme d’Etat de l’époque actuelle a posé une question de cabinet ? Et c’est précisément parce qu’il a posé la question de cabinet qu’on n’a vu ni cette opposition ni cette irruption des initiatives individuelles, se prétendant plus sages que le gouvernement, lequel doit être non pas à la queue, mais à la tête du parlement. Je crois que tous nous pouvons, sans un excès d’humilité, recevoir des leçons du noble et grand pays qui est le berceau du gouvernement représentatif.

J’aurais voté avec des réserves, dit-on ; peut-être. Je ne sais pas si j’aurais eu besoin de ces réserves, parce que mon opinion sur le cabinet actuel n’est pas assez équivoque pour que j’aie besoin de le faire.

Savez-vous ce que disait un jour un des hommes les plus honorables et les plus indépendants d’un pays voisin ; un homme qui est en correspondance avec plusieurs honorables membres de cette chambre, M. Hume, membre de la chambre des communes ?

Il disait que dans une foule de questions, si, pour conserver un ministère qui avait sa confiance, et pour empêcher un ministère ennemi d’arriver aux affaires, il devenait nécessaire de voter que blanc est noir, il n’hésiterait pas à voler que blanc est noir ; laissant entendre, par cette formule un peu paradoxale, qu’il ne croirait pas porter la moindre atteinte à son honneur par un tel vote. Ce que ferait M. Hume, je n’hésiterais pas, dans une circonstance semblable, à le faire moi-même, surtout dans une question d’intérêt matériel, au-dessus de laquelle je place bien haut l’intérêt politique

Quoiqu’on en dise, je ne doute pas que si le ministère avait ainsi agi la majorité de 9 voix qui a rejeté le principe du meilleur des projets de loi présentés sur la matière, ne se fût amoindri.

Si la question de cabinet avait été posée, il en serait peut-être résulté, ai-je dit, le silence d’un honorable membre qui a plaidé avec éloquence la cause du sucre indigène, et je n’hésite pas à nommer l’honorable M. Meeus, parce que je veux toujours être franc, toujours explicite, surtout quand je parle des personnes.

M. Meeus. - Je demande la parole.

M. Lebeau. - En disant cela, mon intention n’est nullement de blesser l’honorable M. Meeus. Je dirai plus : l’honorable membre, en cette circonstance, aurait agi en homme politique, et aurait été conséquent avec lui-même, avec ses antécédents que je suis obligé de rappeler ici.

Lorsque la question relative à la réintégration du général Vandersmissen dans les cadres de l’armée a été soulevée, lorsque le ministère a fait de cette réintégration une question de cabinet, qu’a fait l’honorable M. Meeus ? L’honorable membre a flétri autant que qui que ce soit ce que nous considérions comme la réhabilitation de la trahison dans les rangs de l’armée ; mais qu’a-t-il fait ensuite ? Après avoir condamné hautement l’acte du ministère, il s’est abstenu. Et pourquoi s’est-il abstenu ? C’est, et je répète ses propres termes, parce qu’on avait fait de cette question une question de cabinet, et qu’il ne voulait pas donner une pareille portée à son vote. Il se faisait donc une véritable violence, ou plutôt il subissait celle que lui imposait la déclaration du cabinet.

Eh bien, il se peut que si du vote d’avant-hier avait dépendu l’existence du ministère, l’honorable M. Meeus se fût montré plus facile encore à amnistier la mort du sucre de betterave qu’à s’abstenir de protester par son vote contre ce qu’il appelait aussi la réhabilitation de la trahison dans les rangs de l’armée nationale. Je crois que s’il s’était agi de renverser un ministre pour lequel l’honorable M. Meeus a montré de la sympathie en maintes circonstances, l’honorable membre n’aurait pas hésité au moins à s’abstenir.

Messieurs, il ne m’est pas permis de pénétrer les intentions. Je ne puis juger que d’après des analogies et des précédents. Mais je dois protester que, dans ma pensée comme dans mes paroles, il n’est rien qui porte atteinte au caractère de l’honorable membre.

M. de Theux. - Je demande la parole.

M. Lebeau. - Je suis fâché d’avoir encouru le blâme de l’honorable M. Dubus aîné. Ce serait, du reste, une nouveauté pour moi que de recevoir des éloges de l’honorable membre. Je pense que ce serait la première fois que je jouirais de cet avantage. Il me souvient heureusement que, dans plusieurs circonstances, où j’avais professé des principes analogues et où j’avais contribué à les mettre en pratique, l’honorable M. Dubus m’a aussi blâmé, et qu’il a voulu que la chambre s’associât à son blâme : La chambre ne s’est pas associée à l’opinion de l’honorable M. Dubus. Je crois que si l’honorable membre voulait faire formuler un nouveau blâme par la chambre, et que je fusse au banc des ministres, il ne serait pas plus heureux qu’il ne l’a été précédemment

Je regrette, du reste, que la discussion ait pris ce caractère. Tout en exprimant ce regret, je déclare que, quant à mes principes, je n’ai pas un mot à en retrancher ; seulement si dans leur énonciation, je pouvais m’être servi de paroles dont d’honorables collègues seraient personnellement blessés, je les désavouerais à l’instant. Mais quant à mes principes, je le répète, je n’en rétracte pas une syllabe ; je les ai toujours professés hautement en face de mes amis politiques comme en face de mes adversaires.

M. Meeus. - Messieurs, l’honorable orateur qui me force à prendre la parole, ressemble, d’après sa péroraison, à un individu qui, après avoir mis le feu à une maison, regretterait de la voir brûler.

Messieurs, je regrette aussi que cette discussion ait pris tout d’un coup un caractère tout autre que celui qu’elle devait avoir de sa nature ; je regrette que l’honorable M. Lebeau ait cru, alors que la discussion générale était fermée, alors qu’il ne pouvait plus s’agir que des questions relatives à des amendements ; je regrette, dis-je, qu’il ait cru devoir prendre ce moment pour venir élever une discussion politique et exciter les justes susceptibilités de la chambre.

Messieurs, je suis du nombre de ceux qui croient qu’un député loyal ne doit fléchir ni devant le pouvoir d’en bas, ni devant le pouvoir d’en haut. Mais il est de ces questions où bien certainement le député placé entre deux inconvénients inévitables, serait forcé de recourir à l’abstention. Cette abstention n’est pas admise en vain dans notre règlement.

L’honorable M. Lebeau vous a rappelé que j’ai usé de ce moyen, lors de la discussion relative au général Vandersmissen. Eh bien, je vous le demande, de quoi s’agissait-il dans cette occasion ? Il s’agissait d’un acte que j’ai flétri ; mais après avoir flétri cet acte, devais-je en faire une question de cabinet ? Quelle importance cette question traînait-elle à sa suite ? Mais évidemment, aucune. C’était, il est vrai, un acte imprudent que j’ai qualifié alors, comme j’ai cru devoir le qualifier, suivant l’impulsion de ma conscience ; mais parce qu’un ministère pose un acte que je n’approuve pas, est-ce à dire que je doive vouloir le renversement de ce ministère ? Est-ce à dire que je doive pour cela compromettre le pouvoir ? A Dieu ne plaise... Renverser un cabinet, est un acte qui demande de sérieuses réflexions, et notre pays a suffisamment appris depuis dix ans ce qu’il lui en coûte, pour ne pas devoir désirer que les chambres recourent si souvent à ce moyen extrême.

Dans un pays comme la Belgique, la stabilité du pouvoir est surtout désirable. Faire des questions de cabinet de toutes les questions intérieures, de toutes les questions d’intérêts matériels, d’économie sociale, j’avoue que ce serait vouloir faire de cette chambre une arène politique. Pour ma part, avant que je donne les mains au renversement d’un cabinet, il faut qu’il existe des griefs réels ; et je rappellerai à l’honorable M. Lebeau qu’alors que dans cette chambre, on agitait la question de renverser le cabinet dont il faisait partie, alors que les tendances de la chambre étaient marquées, moi j’ai été du nombre de ceux qui, quoique non partisans du cabinet de M. Lebeau, ont cru cependant devoir s’abstenir ; et la chambre sait assez que cela n’a pas été faiblesse de ma part, car jamais je n’ai manqué de courage pour dire mon opinion et mon opinion tout entière.

Messieurs, l’honorable M. Lebeau n’est pas heureux quand il va chercher pour la Belgique des exemples en Angleterre. Je suis du nombre de ceux qui ont l’honneur de connaître assez intimement l’honorable membre du parlement qu’il a nommé. Pour ma part, je dois le dire, bien que j’aie eu de longues conversations, des conversations intimes avec l’honorable M. Hume, je ne lui ai jamais entendu professer de semblables doctrines.

M. Lebeau. - C’est imprimé.

M. Meeus. - Je crois l’honorable membre incapable d’attribuer à quelqu’un ce qui ne lui aurait pas été dit. Mais comme on sait que j’ai quelque intimité avec l’honorable M. Hume, il est de mon devoir de déclarer que vis-à-vis de moi il n’a jamais émis de semblables doctrines.

Après tout, messieurs, nous ne sommes pas Anglais. L’honorable M. Lebeau ne doit pas oublier que nous sommes Belges, et qu’en Belgique jusqu’à présent, fort heureusement, la rouerie politique n’a pas encore renversé ce sentiment de loyauté, ce sentiment du devoir qui marche avant tout, et qui est dans le cœur des vrais Belges.

M. de Theux. - Messieurs, l’honorable député de Bruxelles a qualifié de réhabilitation de la trahison dans l’armée, l’acte par lequel le gouvernement a cru devoir déclarer que, d’après le traité de 1839, l’amnistie était applicable au général Vandersmissen et que, par suite de l’application de cette disposition du traité, il avait, aux termes de la constitution, conservé son grade dans l’armée. Quant à moi, je n’hésite pas à déclarer que si nous n’avions pas cru que le traité fût littéralement applicable au général Vandersmissen, jamais aucun de nous n’eût proposé à la signature du Roi l’arrêté qui le déclarait applicable. Cependant cet arrêté n’a été proposé que sur l’avis unanime des membres du cabinet. Et jamais pareil acte n’aurait reçu la signature du Roi, s’il avait pu être considéré comme la réhabilitation de la trahison dans l’armée. La preuve la plus évidente que notre opinion pouvait être défendue avec rondement, c’est que la chambre elle-même a cru devoir porter une loi à l’effet d’interdire toute poursuite individuelle, dans laquelle se trouve cette réserve, s’il y a lieu ou en tant que de besoin, ce qui est évidemment la même chose. En fait de question d’honneur, je prétends ne le céder en rien à l’honorable M. Lebeau ; et je pense que la chambre rendra cette justice à mes honorables collègues et à moi, qu’aucun de nous n’est capable de forfaire à l’honneur. Dans cette question susceptible de controverse, ceux qui avaient posé l’acte ont soutenu leur opinion avec la même conviction que ceux qui avaient une opinion contraire.

Ainsi il n’y avait rien qui pût porter atteinte au caractère personnel des membres qui ont présente l’arrêté, ou de ceux qui n’ont pas voulu suivre l’opposition dans le vote qu’elle a émis contre le ministère.

Le roi Guillaume, en prenant possession du Limbourg et du Luxembourg, a lui-même appliqué l’amnistie dans sa plus grande extension, il a maintenu tous les fonctionnaires de l’ordre judiciaire et administratif. N’y en avait-il pas parmi eux qui avaient prêté serment au gouvernement des Pays Bas et qui avaient conservé leurs fonctions sous le gouvernement belge ?

Je n’entends en aucune manière renouveler le débat sur cette question, mais je ne pouvais accepter la qualification donnée par l’honorable M. Lebeau à l’acte qui déclarait le traité applicable au général Vandersmissen.

On a parlé aussi du vote que plusieurs d’entre nous auraient pu émettre dans la question de droits différentiels relativement aux sucres, si le ministère en avait fait une question de cabinet. Comme j’ai été nommé par M. le ministre de l’intérieur, je n’hésite pas à déclarer que si, dans la circonstance actuelle, le ministère avait fait une question de cabinet, comme je l’aurais trouvée posée mal à propos, je n’aurais pas suivi le ministère sur ce terrain et j’aurais voté selon ma conviction. Je remercie l’honorable ministre de l’intérieur d’avoir préjugé mon opinion.

M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Certainement, je dois remercier l’honorable M. Lebeau d’avoir soulevé cet incident, puisqu’il nous a offert l’occasion non seulement de discuter la question du sucre, mais la théorie des questions de cabinet. Rien ne serait plus dangereux que d’introduire, comme on le demande, la politique dans des questions matérielles ; cela aurait pour résultat de fausser la conscience, de fausser l’intelligence. Ainsi, la question du sucre aurait été décidée parce qu’on serait venu sommer la majorité d’opter entre le ministère et la betterave ! (Hilarité.) Je vous demande de quelle valeur aurait été une solution semblable aux yeux d’hommes réfléchis, aux yeux du pays ?

Qu’on pose des questions de cabinet à propos de questions politiques, ou au moins, à propos de questions qui rentrent dans la mission générale du ministère, je le conçois. C’est ainsi que, quand le nouveau ministère anglais est venu aux affaires, à la suite des désordres qui désolaient l’Angleterre et en présence du déficit résultant de la déplorable situation de l’intérieur, il a apporté au parlement la réforme commerciale et la taxe du revenu, deux questions importantes qui se rattachaient à la mission générale que le ministère puisait dans les circonstances d’alors ; c’était là une question d’existence c’était le but principal de sa formation.

Je le répète, rien ne serait plus dangereux, plus déplorable que l’introduction, comme on le veut, de la politique, des questions de cabinet dans les questions purement matérielles. Les questions matérielles doivent, autant que possible, être considérées en elles-mêmes et résolues par elles-mêmes.

On a cité la question de cabinet posée à l’occasion de la réintégration du général Vandersmissen dans l’armée. Cette question et la question qui nous occupe maintenant sont tout à fait différentes, On pouvait rattacher une question de cabinet à la réintégration du général Vandersmissen dans l’armée. En effet, que nous avait-on dit ? Que nous avions méconnu la dignité de l’armée, l’honneur du pays, en réintégrant le général Vandersmissen dans l’armée ; nous pouvions demander à cette chambre : Est-il vrai que nous ayons méconnu la dignité de l’armée et l’honneur du pays ?

Un membre. - On a répondu oui !

M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - On a répondu oui ; soit : c’est un fait accompli ; je ne le conteste pas ; je n’en parle que parce qu’on l’a cité et pour établir qu’il n’y a aucune analogie entre cette question, qui pouvait comporter une question de cabinet, et celle dont nous nous occupons en ce moment.

On m’a reproché d’avoir répondu avec violence. J’ai peut-être répondu avec quelque chaleur ; mais quand on est personnellement attaqué, il est permis de répondre avec quelque émotion. On me reproche de n’avoir pas traité le fond de la question, de n’avoir pas fait connaître mon opinion. J’ai annoncé pourquoi on faisait la nouvelle tentative qui doit donner 4 millions au trésor.

Je n’hésiterai pas à entrer dans la discussion du fond.

Je commencerai par caractériser la proposition de l’honorable M. Dumortier, et je dirai qu’elle est inexécutable. J’ajouterai qu’elle n’est pas recevable. On n’est pas recevable à apporter une idée devant cette chambre ; on doit apporter des projets formulés, et non une idée. Quand le projet est déposé sur le bureau, on pose une question de principe pour faciliter le vote de la chambre ; mais le principe doit être organisé.

M. Rogier. - A la bonne heure !

M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Voilà un argument nouveau que j’ai eu le bonheur d’apporter dans la discussion. La proposition de M. Dumortier n’est pas recevable, elle est contraire aux précédents parlementaires et au règlement de la chambre. On n’apporte pas des principes, mais des projets tout formulés, des propositions, dit le règlement. (Interruption.)

Il y a plus, dans la proposition de M. Dumortier, il y a une alternative posée. On vient dire : Abolissez le système de rendement et substituez-y, quoi ? On pose une alternative par le raffinage en entrepôt fictif ou une prime d’exportation qui peut s’élever, au total, à deux millions. Organisez l’un ou l’autre système, non seulement vous n’organiserez pas votre système, mais vous me placez devant une alternative. Je dis que vous n’êtes pas recevable d’après les précédents de la chambre.

Ainsi, je repousse la proposition de M. Dumortier, comme mes honorables collègues et l’honorable préopinant, parce qu’elle n’est pas recevable, qu’elle est contraire à tous nos précédents. (Interruption.) Elle n’est pas recevable dans la forme que lui a donnée M. Dumortier. (Nouvelle interruption.) L’honorable membre nous a dit que rien n’est plus facile que de formuler en deux heures le projet ; qu’il le formule. Depuis avant-hier qu’il l’a présenté, bien des heures se sont écoulées.

M. Dumortier. - C’est au gouvernement à formuler les lois de finances.

M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Voilà une position excellente à l’égard de la chambre et du ministère. L’honorable membre vous propose un problème qu’il ne résout pas, et il vous demande de voter à l’aventure une idée, sauf au ministère à formuler cette idée en disposition de la loi. Voyez quelle serait la position de la majorité qui accueillerait une semblable proposition et la renverrait au ministère. Il suffirait au ministère, pour paralyser le vote de la chambre, de dire qu’il ne formulera pas la disposition.

Je répète donc qu’on n’est pas recevable à proposer une idée à la chambre quand elle n’est pas formulée en projet. Et M. Dumortier non seulement propose une idée non formulée en projet, mais il pose une alternative. Ainsi, je déclare que, si la priorité devait être accordée à la proposition de M. Dumortier, nous serions en droit de demander la question préalable.

Pour terminer, je rentrerai de nouveau dans la question politique, j’en demande pardon à la chambre. On invoque toujours l’exemple de l’Angleterre, ce noble et grand pays qui pratique depuis si longtemps le gouvernement représentatif. L’honorable membre a bien voulu nous inviter à prendre la position de sir Robert Peel, et à appeler à nous la majorité ; mais, messieurs, si les doctrines que l’honorable M. Lebeau invoque, en les exagérant toutefois, existent en Angleterre, elles n’existent pas seulement pour la majorité, elles existent aussi pour l’opposition. L’opposition a des chefs ; il y a des doctrines communes pour elle ; et puisque vous m’avez fait l’honneur de m’engager à prendre la position de sir Robert Peel, je vous prierai à mon tour de prendre celle de lord John Russel ; ce chef politique se présente avec des alliés qui partagent ses doctrines. Est-ce là l’attitude que l’opposition a dans ce pays-ci ? Non : n’exigez donc pas de la majorité qui soutient le ministère dans les questions politiques, ce que vous ne vous imposez pas à vous-mêmes dans l’opposition. Vous me dites de discipliner la majorité ; je vous prierai à mon tour de discipliner l’opposition. Ces doctrines existent réciproquement en Angleterre

M. de Mérode. - L’orateur qui a produit l’incident qui nous occupe si mal à propos, a souvent parlé de l’homogénéité d’un ministère comme d’une nécessité absolue ; eh bien, messieurs, nous voyons sur une loi dont j’ai hier encore fait valoir l’importance, dans l’intérêt majeur des finances, c’est-à-dire, de la base principale de l’organisation de l’Etat ; nous voyons, dis-je, des membres du cabinet précédent, dont faisait partie M. Lebeau, en opposition ouverte, nous les voyons antagonistes prononcés. Et ne croyez pas, messieurs, que je leur en fasse un reproche, bien loin de là ; ils ont contribué à nous éclairer. Ils ont porté sur la question de vives lumières, et MM. Mercier et Rogier, ont, à cet égard, bien mérité de la chambre en plaidant en sens inverse pour des causes opposées. La différence qu’il y a entre ces honorables membres et M. Lebeau, c’est qu’ils savent traiter autre chose que des questions de cabinet. Ils savent étudier des choses difficiles, creuser sérieusement leurs profondeurs, et s’occuper d’autres affaires que des affaires de parti. Mais cette investigation sérieuse, étrangère à l’antagonisme politique, a bientôt fatigué M. Lebeau ; il a trouvé la trêve trop longue, il s’est empressé de ranimer les oppositions qui s’amortissaient momentanément. Car, messieurs, lorsqu’on se rencontre, sur certains points, d’accord avec eux, qu’on combat en d’autres occasions ; lorsqu’on marche sous la même bannière à l’égard d’une question d’intérêt matériel, les préventions mutuelles diminuent plutôt que de s’accroître ; mais ceux que ces rapprochements, bien loyaux, inquiètent, parce qu’ils laissent, temporairement du moins, l’eau trouble en stagnation, parlent alors comme vient de le faire M. Lebeau. Un des grands défauts du député de Bruxelles, un de ses grands défauts lorsqu’il a siégé au banc des ministres, c’était sa prétention de conduire les chambres, de les diriger selon ses vues propres et d’imaginer qu’il pouvait façonner une Belgique sur le monde formé dans son imagination, il a puisé son éducation politique dans les vieilles doctrines anglaises, doctrines d’après lesquelles les membres du parlement, whigs ou torys s’inféodaient à un ministère et votaient avec lui contre leur propre opinion. Heureusement la Belgique, comme on l’a vu, ne se pétrira pas plus sous la main de M. Lebeau que sous d’autres, et M. Nothomb essaierait vainement une œuvre qui, je l’espère, sera toujours impossible aux ministres ; c’est aussi ce qu’il a le bon sens de comprendre, en refusant de se présenter comme un directeur des chambres ; en tâchant plutôt de s’entendre avec elles, ce qui fâche beaucoup M. Lebeau et lui paraît désolant.

Quant à la loi difficile que nous discutons, que serait-il arrivé si le gouvernement avait voulu imposer de haute lutte son opinion ; il ne serait arrivé qu’un avortement ! Le trésor public aurait continué à ne percevoir, de la taxe du sucre, que la faible et insuffisante recette qu’il recueille aujourd’hui, et je le répète, comme notre honorable collègue, M. Pirmez, le sucre est une matière tellement imposable, qu’elle doit être avant tout considérée dans ses rapports avec le trésor public.

L’honorable M. Meeus s’est abstenu dans l’affaire Vandersmissen parce qu’on en avait fait une question de cabinet ; dans un cas semblable on pouvait s’abstenir ; mais sur une loi d’intérêt purement matériel, sur une loi de finances, il serait ridicule, je dis même qu’il serait impossible de ne pas émettre un vote affirmatif ou négatif.

M. Lebeau. - Messieurs, j’ai été quelquefois accusé de faire dans cette chambre une guerre de portefeuille.

Un membre. - C’est vrai.

M. Lebeau. - J’entends dire que c’est vrai ; il faut convenir alors que je suis un ambitieux bien maladroit ; car, en Belgique, pour arriver au banc ministériel, on a depuis quelque temps l’habitude de croire qu’il faut avoir son drapeau dans sa poche. Moi, qui ne me crois guère de chance pour arriver au banc ministériel, et qui n’en ai nulle envie, je vous l’assure, je procède tout autrement. Je ferais encore ainsi si j’avais l’ambition qu’on me suppose. J’ai l’habitude de dire, en toutes circonstances, ma pensée entière, et de ne pas laisser de doutes sur des opinions que j’ai constamment professées saris déviation aucune.

Je n’ai pas pris, cette fois, la parole pour répondre à ce qui m’est personnel ; mais à côté de moi il a été mis en scène un honorable étranger, et ce que j’ai dit du parlement anglais me force à prononcer maintenant quelques mots de rectification, ou plutôt d’explication.

Si les paroles que j’ai reproduites m’avaient été dites dans une conversation particulière, je ne me serais pas cru le droit de les porter à cette tribune ; mais ces paroles de M. Hume ont été consignées dans un article de la Revue qui a été écrit par un des hommes qui connaissent le mieux les institutions de l’Angleterre, par M. Duvergier de Hauranne. Cet article a été publié depuis longtemps sans qu’aucune réclamation ait été adressée par M. Hume sur l’exactitude du langage qu’on lui prêtait. C’est, du reste, je le reconnais, une sorte de formule paradoxale et piquante, plutôt qu’un principe absolu au point de vue philosophique. On comprend que si la conviction d’un député est tellement opposée à une proposition ministérielle, qu’il se flétrisse à ses propres yeux en l’acceptant, dans ces cas exceptionnels il devrait voter contre le ministère ; c’est ce qu’ont fait quelques membres dans une question d’existence posée par un ancien cabinet. Je ne veux pas les nommer, pour ne pas donner lieu encore à des faits personnels ; mais je pense qu’ils ont eu parfaitement raison.

Je dois me féliciter, je le répète, malgré l’espèce d’orage que j’ai soulevé, d’avoir insisté pour que M. le ministre de l’intérieur s’expliquât. Nous y avons beaucoup gagné ; nous savons que M. le ministre de l’intérieur pense comme M. le ministre des finances sur l’amendement de M. Dumortier. Je crois que c’est la première fois que M. le ministre de l’intérieur exprime son opinion sur l’amendement de l’honorable membre. Cela étaient très intéressant ; je considère cet amendement comme la mort d’une branche importante de notre commerce, et il m’est très agréable d’avoir, au prix de quelques attaques personnelles, amené M. le ministre à énoncer une opinion qui emprunte une grande autorité à la position qu’il occupe dans les conseils de la Couronne.

M. de Mérode a repoussé la doctrine de l’homogénéité politique dans la majorité. Je le crois bien ; l’honorable comte pousse le sentiment de l’indépendance individuelle jusqu’à vouloir que le ministère se fractionne en minorité et en majorité ; ne l’a-t-on pas vu, alors qu’il était membre du conseil et ministre à portefeuille par interim, venir se placer dans les rangs de l’opposition et combattre ses propres collègues ? M. de Mérode appelle cela de l’indépendance. Moi j’appelle cela du dissolvant, et je dis qu’il n’y a ni chambre, ni cabinet qui puisse subsister sans une certain homogénéité, qui n’exclut pas dans une mesure raisonnable l’indépendance individuelle, personne n’étant obligé de rester, à tout prix, soit dans un ministère, soit dans une majorité, soit dans une minorité.

Qu’on y prenne garde ; avec les doctrines de M. le ministre de l’intérieur, il se peut qu’on sauve l’honneur ou plutôt l’amour-propre de quelques membres d’une majorité, mais on décrédite le pouvoir en le présentant sans cesse comme destiné non à faire quelquefois, comme en Angleterre, la loi à la majorité, mais à la recevoir toujours d’elle, et à changer six fois d’opinion, suivant le vent qui souffle. On satisfait des amours-propres et peut-être certaines exigences de position, mais on rabaisse le pouvoir aux yeux des chambres et du pays. Voilà le spectacle auquel j’ai été sensible. J’ai eu l’honneur de siéger dans les conseils de la Couronne, et jamais je n’ai été, jamais je ne serai indifférent à la considération, à la dignité du pouvoir. Il faut qu’une administration soit à la tête et non à la queue d’une majorité ; elle ne doit être à la remorque d’aucune opinion, car il y va de la dignité du pouvoir, et peut-être aussi de la dignité de la majorité, qui, en se fractionnant outre mesure, décrie le système parlementaire tout entier.

Messieurs, si ces principes ne prévalaient pas, si nous devions condamner le pays à être souvent témoin du spectacle que présente cette chambre depuis quinze jours, nous ruinerions dans son esprit le gouvernement représentatif, qui ne tarderait pas à être livré au mépris et à la risée de tous.

M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Qu’on ne fasse pas prendre le change à la chambre ; nous ne voulons dégrader ni le pouvoir ni le parlement. Je n’ai pas dit qu’il ne fallait jamais poser des questions de cabinet, mais que la question actuelle ne comportait pas ce caractère.

M. Lebeau. - Je prétends que si.

M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - C’est une opinion, une appréciation tout individuelle, et l’honorable préopinant a mis lui-même des limites aux théories générales, trop générales qu’il vous avait d’abord présentées.

J’ai dit qu’en Angleterre on n’établit pas de question de cabinet sur toutes les questions, même importantes, qui sont posées devant le parlement. Il n’y en a que sur les questions politiques ou sur les questions importantes qui rentrent dans la mission générale du ministère, mission sous l’empire de laquelle il s’est formé. L’honorable préopinant a souvent cité l’Angleterre, mais il exagère les doctrines qui y existent ; je puis citer un exemple, mais avant tout je dois déclarer que je n’entends nullement appliquer cet exemple à la Belgique.

En Angleterre, il existe, pour mitiger le principe de l’homogénéité ministérielle, les questions que l’on appelle questions réservées. Non seulement en Angleterre on n’admet pas qu’un ministère qui a eu la majorité sur les questions politiques, fasse, à propos d’une question particulière, une question de cabinet ; on admet qu’il peut ne pas être homogène sur une question spéciale.

Vous savez que le scrutin électoral est public ; c’est une grande question que celle du scrutin secret ; elle a été agitée en Angleterre ; le parlement l’a rejetée. C’était là une question bien importante ; une question vraiment politique, qui se rattachait à l’extension à donner à la réforme électorale ; eh bien, elle a été considérée en Angleterre comme une question réservée.

M. Macaulay faisait partie du ministère, il voulait le scrutin secret ; lord Palmerston et les autres membres du cabinet dirent qu’ils voulaient maintenir le scrutin public. Me trouvant avec lord Palmerston, je lui témoignai mon étonnement de ce manque d’homogénéité dans une question aussi importante ; et il m’expliqua comment il fallait que ce principe fût mitigé par la doctrine des questions réservées. Vous voyez donc, messieurs, combien on exagère sans cesse devant nous les doctrines qui existent en Angleterre, les doctrines dont dépend le mouvement parlementaire, le maintien ou la chute des ministères.

Je fais de nouveau la réserve que je n’entends nullement appliquer au ministère la doctrine des questions réservées.

M. le ministre des finances (M. Smits) - Messieurs, j’ai eu ma part dans les accusations qui ont été adressées au cabinet. On m’a accusé d’avoir manqué de courage dans cette discussion. On m’a accusé d’avoir montré de l’hésitation, d’avoir varié sans cesse. Messieurs, je crois avoir fait preuve de quelque courage dans toutes les discussions d’intérêt matériel qui ont eu lieu dans cette enceinte, et si j’ai varié dans cette circonstance, je ne crois pas avoir abdiqué ni ma dignité, ni mon indépendance parlementaire, ni la dignité du pouvoir. J’ai varié, parce que la loi est variable par sa nature ; c’est une loi fiscale qui doit nécessairement suivre les fluctuations de la situation financière du pays.

Dans quelles circonstances cette loi vous a-t-elle été présentée ? C’était au commencement de 1842, alors que l’équilibre entre les recettes et les dépenses existait encore. Nous avons présenté alors un système qui devait assurer la coexistence des deux sucres, mais en prévenant la chambre qu’il ne produirait que deux millions au trésor. Depuis lors, la chambre a voté pour 50 millions de dépenses extraordinaires en dehors des prévisions du budget ; l’équilibre a été rompu ; d’un autre côté, la section centrale a renversé le système proposé par le gouvernement. Elle proposait indirectement, suivant moi, l’anéantissement du commerce et du raffinage de sucre colonial. Dans cette situation des choses, que devions-nous faire ? Il fallait modifier notre projet primitif, et nous avons présenté un projet de loi qui assurait au trésor une recette plus forte que celle qu’il aurait obtenue par le premier projet.

Ce dernier projet a été écarté par la chambre. Fallait-il pour cela que le cabinet se retirât ? Mais, messieurs, il n’y a pas d’exemple d’une pareille conduite. Nous avons été plus sages ; nous vous avons apporté un projet qui semblait concilier toutes les opinions. Ce projet, nous l’espérons, triomphera dans cette chambre, parce qu’il est basé sur les intérêts du trésor, sur les intérêts du commerce et de l’industrie.

Ainsi, si nous avons varié dans ces circonstances, c’est parce que les événements ont varié. Mais, nous le répétons, nous ne croyons avoir abdiqué ni notre propre dignité, ni l’indépendance de notre caractère parlementaire, et surtout la dignité du pouvoir.

M. de Mérode. - J’ai été, pendant neuf ans, membre du conseil des ministres. J’ai soutenu le gouvernement, dans les moments les plus difficiles, sur toutes les questions importantes qui rendaient alors le gouvernement si pénible, tant au-dehors qu’au-dedans. Lorsque j’ai eu un portefeuille, je ne me suis jamais séparé du ministère ; mais quand je n’avais point de portefeuille, ce qui était ma position ordinaire, je me permettais, sur des questions secondaires, de soutenir mon opinion propre, que je défendais pour mon compte sur un des bancs de cette chambre. Cela ne m’a pas empêché de conserver pendant plusieurs années l’estime de mes collègues, qui n’étaient pas fâchés de me trouver près d’eux dans les circonstances où la lutte était sérieuse. D’ailleurs, ma conduite est encore justifiée par l’exemple de ce qui passe en Angleterre, M. le ministre de l’intérieur a cité, en effet, des occasions où les ministres à portefeuille de ce pays se séparent et se réservent réciproquement la liberté de leur vote.

M. Devaux. - Messieurs, l’heure est trop avancée, et l’attention de la chambre trop épuisée pour que je m’attache à discuter la doctrine des questions de cabinet. A vrai dire, je crois que nous avons mis encore trop peu de temps à notre éducation politique, que notre expérience parlementaire n’est pas assez longue pour que nous puissions avoir sur ces questions de principes bien définitifs et bien unanimement admis. Il ne faudrait donc pas s’étonner si, dans l’état actuel, les opinions se modifiaient suivant les circonstances où l’on se trouve, et si l’on avait sur la question de cabinet en 1843 des principes tout autres que ceux que l’on mettait en pratique en 1841.

Messieurs, je n’aurai pas eu, quant à moi, le courage, comme mon honorable ami, de faire au ministère le reproche de ne pas poser une question de cabinet dans cette matière. Je crois que le cabinet actuel ne posera jamais de question de cabinet, ou au moins qu’il n’en posera que lorsque la majorité sera tellement évidente et nombreuse, que poser la question sera fort inutile.

J’ai de plus cette seconde conviction, que si le ministère posait une question de cabinet, il resterait encore au banc du ministère après que la question aurait été résolue contre lui.

M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - C’est une insulte. Je demande la parole.

M. Devaux. - M. le ministre de l’intérieur demande la parole ; il trouve là une insulte. Les faits répondent pour moi. M. le ministre de l’intérieur ne se révoltait pas contre cette idée, lorsqu’en 1840 le ministère dont il faisait partie a été condamné sur une question de cabinet. Alors M. le ministre de l’intérieur était d’avis qu’il fallait, après la question de cabinet résolue contrairement au ministère, rester au banc des ministres, à la faveur de je ne sais quelle interprétation du vote de la chambre, qui s’était cependant nettement prononcée sur une question de cabinet posée par le cabinet lui-même.

Telle était l’opinion de M. le ministre de l’intérieur ; ce que je dis ne peut donc être une insulte qu’autant que ses propres antécédents en soient une pour lui.

Messieurs, je n’aurais donc pas eu, quant à moi, le courage de reprocher au ministère de n’avoir pas fait du projet qui nous occupe une question de cabinet. Mais je ne puis m’empêcher de faire remarquer combien la doctrine de M. le ministre de l’intérieur est commode, je ne dirai pas pour le pouvoir qu’il représente, mais pour la personne des ministres qui sont aux affaires. En effet, M. le ministre de l’intérieur dit que, sur une question d’affaires, il ne veut pas poser une question de cabinet, parce qu’il n’entend pas enchaîner les votes, qu’il veut que vous soyez parfaitement libres dans les questions d’affaires. Or, M. le ministre de l’intérieur n’admet que les questions d’affaires ; au début de son ministère, il vous a dit qu’il ne connaissait que les questions d’affaires ; il exclut la politique de la chambre. Voilà donc le ministère en pleine sécurité contre toute question d’où son existence peut dépendre.

Je crois avoir entendu dire à M. le ministre qu’il aurait fait une question de cabinet de la loi sur l’instruction primaire. Pourquoi sur l’instruction primaire plutôt que sur une loi d’intérêt matériel ? Je ne vois pas la différence. Nos opinions sont-elles moins libres sur une loi d’instruction que sur une loi d’intérêt matériel ? Les intérêts moraux sont-ils moins précieux que les intérêts matériels ? Quand nous avons discuté la loi d’instruction primaire, on a eu soin de dire que ce n’était pas une loi politique, mais une question d’intérêt social, supérieure à tous les dissentiments politiques.

Une question de cabinet, dit-on, fait violence à la chambre. Mais cela devient une doctrine très commode. Car avec cette doctrine, non seulement il n’y aurait jamais de questions de cabinet, mais un ministre isolé ne pourrait pas même attacher son existence ministérielle à l’adoption d’un projet de loi qu’il aurait présenté. Dire : si la loi n’est pas adoptée, je me retire, ce serait, pour un ministre comme pour le cabinet tout entier, faire violence à la chambre. Car ce serait forcer ceux qui tiennent plus à conserver le ministre qu’à rejeter son projet de loi, à voter pour ce projet, quoi qu’ils en aient.

Je ne sais si dans ce système il y a plus de liberté pour les députés, mais je vois qu’il y a beaucoup plus de facilité pour les ministres, qui y trouvent le moyen de survivre à tous leurs échecs parlementaires.

Messieurs, je ne veux pas approfondir cette doctrine ; je veux seulement faire remarquer combien elle est commode pour les fonctionnaires qui se trouvent au banc des ministres. Ce que je veux faire remarquer aussi, messieurs, c’est qu’il y a des questions qui, si l’on ne les érige pas en questions de cabinet, c’est-à-dire si les ministres ne veulent pas y attacher leur existence, sont cependant tout au moins, par leur essence, des questions de gouvernement. Or je crois qu’une question où l’agriculture et le commerce votent l’une et l’autre des intérêts qu’elles considèrent comme très graves, est bien une question de gouvernement. Je crois que, dans de pareilles questions, on ne doit pas seulement avoir l’avis individuel d’un ministre des finances, l’avis individuel d’un ministre des travaux publics, alors surtout que ces honorables membres appartiennent à des localités intéressées spécialement à telle ou telle solution de la question, mais que sur une telle question il importe d’avoir l’opinion du gouvernement.

Il importe encore plus d’avoir l’opinion du ministre au département duquel de pareilles questions ressortissent. Car, enfin, de quoi s’agit-il ? D’un côté, vous entendez le commerce qui vous dit que ses plus grands intérêts sont en danger ; d’un autre côté, vous entendez l’agriculture qui jette des cris de souffrance, des cris de détresse, qui dit qu’il s’agit aussi d’un intérêt de la plus haute gravité pour elle. Et le ministre qui a dans ses attributions l’agriculture et le commerce ne vient pas diriger les débats, ou tout au moins s’associer à la direction des débats ? Il abandonne la question. Il vous dit : c’est une question fiscale ; c’est comme question fiscale qu’elle vous est présentée.

Messieurs, mais prenez-y garde, vous allez avoir à discuter bientôt le budget de la guerre. Vous savez qu’une partie de cette assemblée propose de fortes réductions sur le budget de la guerre. Est-ce pour le plaisir de remanier l’armée, de renvoyer des officiers, des soldats, qu’on fait cette proposition ? Non apparemment, c’est dans un intérêt fiscal ; c’est pour améliorer la position du trésor. Selon les doctrines de M. le ministre de l’intérieur, ce budget ne devrait pas même être défendu par M. le ministre de la guerre, il devrait l’être par M. le ministre des finances.

Comment ! il ne s’agit que d’un intérêt fiscal, et de tous côtés vous entendez les plaintes du commerce et de l’agriculture. Il s’agit d’une question tout au moins mixte, où il y a le fisc d’un côté, mais où il y a de grands intérêts agricoles ou commerciaux allégués de l’autre. Et certainement le devoir du ministre qui a dans ses attributions la mission de défendre ces intérêts, n’est pas d’être partie neutre ou presque neutre dans le débat.

Je ne puis certes admettre l’excuse que le ministre n’est pas préparé. Quand le ministre du commerce et de l’agriculture n’est pas prêt dans une question qui intéresse le commerce et l’agriculture, on demande l’ajournement, on demande le temps de se préparer.

J’avoue, du reste, qu’il y a une chose plus commode ; c’est de ne prendre part à la discussion que pour défendre sa position de ministre ; c’est de laisser dire : Si un tel ministre est pour la canne, un tel ministre est pour la betterave. De cette manière le ministère est parfaitement mixte.

On vous a dit qu’en Angleterre il y avait des questions réservées. Oui, il y a en Angleterre, dans de rares exceptions, des questions réservées ; mais je ne pense pas que le ministre de l’intérieur, de l’agriculture et du commerce puisse réserver des questions en matière d’agriculture et de commerce. Lorsque, d’un côté, l’agriculture, de l’autre le commerce, s’émeuvent l’une contre l’autre pour un projet de loi, il faut évidemment que M. le ministre qui a le commerce et l’agriculture dans ses attributions, prenne une position, prenne un parti. Dire qu’une pareille question est réservée pour lui, ce serait absurde. Les questions qui rentrent dans le département d’un ministre ne peuvent être réservées pour lui-même.

M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Dès qu’un doute s’est produit sur mon opinion, et c’est l’honorable M. Verhaegen qui a exprimé ce doute, le deuxième ou le troisième jour de la discussion, je me suis empresse de le lever, et j’ai dit que je m’étais associé au projet de mon collègue M. le ministre des finances. J’ai dit pourquoi ; j’ai dit qu’il y avait un intérêt agricole sacrifié, mais que suivant moi cet intérêt était secondaire et qu’il fallait sauver l’intérêt commercial et l’intérêt fiscal.

Je n’ai jamais caché mon opinion. Quand on l’a demandée sur l’amendement de l’honorable M. Dumortier, je l’ai fait connaître. On dit : il fallait combattre l’amendement de l’honorable M. Dumortier. Mais mon adhésion au système de M. le ministre des finances n’impliquait-il pas le rejet, de ma part, de la proposition de l’honorable M. Dumortier ?

On a cherché de nouveau, messieurs, à donner le change sur nos paroles, sur nos intentions. Il ne faut pas exagérer de part et d’autre. Nous n’avons pas dit qu’il ne fallait jamais poser des questions de cabinet ; mais nous avons dit que l’on posait rarement des questions de cabinet sur des questions d’intérêt matériel, que les questions d’intérêt matériel devaient être examinées en elles-mêmes, surtout lorsqu’elles ne se rattachent pas à la mission générale d’un ministère. Je n’ai pas dit autre chose.

Quant à la supposition, messieurs, que si le ministère actuel voyait une question de cabinet résolue contre lui, il n’en resterait pas moins au pouvoir, je dis que c’est là une insulte. On a cité un précédent ; en effet, à l’époque que l’on a rappelée, une question de cabinet avait été posée et résolue contre le ministère ; une proposition fut faite par quelques honorables membres pour faire revenir la chambre sur ce vote, et cette proposition n’ayant pas de chances de succès, le ministère s’est retiré.

On a cité l’Angleterre ; eh bien, messieurs, il y a des exemples en Angleterre de l’adoption de semblables propositions ; on a vu le parlement anglais, après avoir résolu une question de cabinet contre le ministère, expliquer son vote par une adresse à la couronne.

L’honorable préopinant a dit une chose très vraie ; c’est que lorsque les questions de cabinet sont telles par leur nature, ces questions, on n’a pas besoin de les poser ; elles se posent d’elles-mêmes. Ainsi, si la loi sur l’instruction primaire avait été rejetée, il est évident que, par suite d’un semblable rejet, la présence au département de l’intérieur du ministre qui, en arrivant aux affaires, avait promis la solution de cette question, il est évident que la présence au moins du ministre de l’intérieur au pouvoir devenait impossible ; cette impossibilité, il n’était pas même besoin de la proclamer à l’avance ; elle résultait de la force des choses.

M. Dumortier. - Messieurs, j’ai demandé la parole lorsque j’ai entendu un honorable membre de cette chambre dire que le gouvernement était dégradé en ne voulant pas faire violence à la liberté des votes, et j’ai insisté pour parler lorsque l’ami de cet honorable membre est venu dire que le système de la liberté des votes est un système commode. Je dois, messieurs, protester de toutes mes forces contre de pareilles assertions. Eh quoi, la dignité du pouvoir consisterait à faire violence aux députés de la nation, la dignité du pouvoir consisterait à faire des hommes serviles des élus du peuple ! Voilà ce que jamais je ne pourrai admettre ; je n’aurai jamais assez d’énergie pour protester contre de pareilles doctrines.

Pour ma part, il suffirait que le gouvernement voulût faire violence à mes convictions, pour qu’en toute circonstance je votasse contre lui, parce que je ne veux pas que le gouvernement viole la conscience des députés ; un gouvernement qui se conduirait de la sorte ne mériterait pas la confiance de la nation, il mériterait le mépris de tous les honnêtes gens.

Messieurs, cette discussion ne sera point perdue, nous sommes à la veille des élections, M. Lebeau nous l’a dit.

M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Il ne faut pas faire d’appels aux électeurs.

M. Dumortier. - Il faut que le peuple sache qui il doit envoyer à la chambre ; il faut qu’il sache s’il veut y envoyer des hommes qui se laisseront imposer leurs votes par le gouvernement, ou des hommes qui voteront librement, suivant leur conscience.

M. Delfosse. - L’honorable M. Dumortier vient de faire aux électeurs un appel fort imprudent ; car, si cet appel pouvait être entendu, c’est aux amis de l’honorable membre qu’il serait fatal. L’honorable M. Dumortier crie bien haut aux électeurs de ne plus voter pour ceux qui pensent que l’on peut, que l’on doit même se laisser influencer par des questions de cabinet ; il oublie probablement que, sous le précédent ministère, la plupart de ses amis ont voté contre le budget des travaux publics, uniquement parce qu’on en avait fait une question de cabinet ; sans cela ils auraient bien certainement voté pour.

D’après l’honorable membre, ses amis se seraient donc, par ce fait seul, rendus indignes de siéger à la chambre ! Si mes honorables amis et moi nous avons alors voté pour le budget des travaux publics, ce n’est pas parce qu’on en avait fait une question de cabinet ; il n’y aurait pas eu de question de cabinet, que nous n’en aurions pas moins voté pour le budget des travaux publics ; ce qui le prouve, c’est que nous avons voté pour ce budget sous le ministère actuel, qui est certes loin d’avoir nos sympathies ; on voit que, selon son habitude, l’honorable M. Dumortier a frappé fort, sans frapper juste.

M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Messieurs, les appels au dehors, les appels aux électeurs ne sont pas parlementaires.

M. Dumortier. - Messieurs, lorsque l’on vient préconiser un système qui mettrait une partie de la nation dans le servilisme, il est du devoir d’un loyal député, qui n’a jamais admis un semblable système, de le signaler. Je n’ai pas fait d’appel aux électeurs, mais j’appelle l’attention du pays sur un fait qui s’est passé dans cette enceinte ; je crois que c’est là mon droit, et non seulement mon droit, mais mon devoir. Quoi ! l’on viendra dire ici que la dignité du pouvoir n’est que dans le servilisme des députés, et nous ne serons pas en droit de signaler de pareilles doctrines au pays ! Je dis, messieurs, que je manquerais à mon devoir si je ne le faisais pas.

M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Il faut adresser des circulaires aux électeurs ; mais on ne peut pas faire un appel aux électeurs dans cette chambre.

M. Demonceau. - Je crois, messieurs, que l’honorable M. Delfosse s’est trompé quand il a parlé du budget des travaux publics. Suivant moi, d’après les règles du gouvernement représentatif, le vote des budgets est nécessairement un vote de confiance ; je ne sais pas mauvais gré à l’honorable membre d’avoir voté pour le budget des travaux publics, mais il ne doit pas en vouloir non plus à eux qui ont cru devoir voter dans un autre sens. Quant à moi, j’ai voté contre l’ensemble du budget des travaux publics, quoique j’en eusse défendu plusieurs articles. J’ai agi de la sorte parce que ma conscience m’en faisait un devoir, et je n’ai pas reculé devant l’ostracisme dont j’étais menacé comme bien d’autres membres de cette chambre. Du reste tous nous avons des juges de la conduite que nous tenons dans cette enceinte, ces juges ce sont les électeurs.

M. Lebeau. - Encore un appel aux électeurs.

M. Demonceau. - Il est certain que ce sont ceux qui nous jugent en définitive.

M. Devaux. - Je ne sais pas si c’est à moi qu’on a voulu faire allusion ; mais je crois que ni moi ni personne n’ai dit que le pouvoir devait faire violence à la chambre des représentants. Quand une question de cabinet est posée, cela veut dire que le ministère attache son existence à la solution de la question, et alors chaque député, sans violence, sans servilisme, examine librement, en conscience, ce qu’il a à faire ; il examine pour émettre son vote, s’il attache plus de prix à la conservation du ministère qu’au rejet de la loi. Il n’y a là ni violence ni servilisme ; il y a délibération spontanée, détermination libre, de la part de chaque membre de la chambre.

J’ajouterai, messieurs, que si l’on appelle les électeurs pour juger de notre indépendance, quant à moi, j’accepte volontiers ces juges pour moi et pour mes amis politiques ; ces juges, nous ne sommes pas de ceux qui les redoutaient, qui ne voulaient pas qu’on leur fît appel ; nous les avons acceptés en tout temps, et nous les acceptons encore ; nous demandons qu’ils apprécient toute la conduite de ceux qu’ils ont à juger, qu’ils examinent quelle a été l’indépendance de leur conduite, non seulement autrefois, mais encore aussi dans les circonstances où nous nous trouvons depuis deux ans.

M. Delfosse. - Messieurs, je dois protester contre ce que l’honorable M. Demonceau vient de dire. Le vote d’un budget est si peu un vote de confiance, que l’opposition a voté, cette année, pour presque tous les budgets, bien qu’elle n’ait pas la moindre confiance dans le ministère ; si je ne me trompe, sous le ministère précédent, dont ils désiraient la chute, nos adversaires eux-mêmes, ou du moins le plus grand nombre d’entre eux, ont aussi voté pour tous les budgets, un seul excepté ; et s’ils n’ont pas voté pour le budget des travaux publics, c’est, comme je l’ai dit tantôt, parce qu’on en avait fait expressément une question de cabinet.

M. Demonceau.- M. Delfosse considère si bien le vote des budgets comme un vote de confiance, qu’il a eu soin de dire qu’il votait pour avec défiance.

M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - L’orateur qui s’est le premier servi des mots faire violence aux convictions, c’est l’honorable M. Lebeau qui, s’adressant à moi et me désignant presque nominativement un honorable député, m’a dit que j’aurais pu lui faire violence. L’expression lui est échappée, je le veux bien, mais encore m’était-il permis de la relever.

- La séance est levée à 5 heures et quart.