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Chambre des représentants de Belgique
Séance du lundi 2 juillet
1832
Sommaire
1) Pièces adressées à la chambre
2) Projet
de loi portant création de l’ordre Léopold. Constitutionnalité du projet (H. Vilain XIIII, Liedts, Milcamps, Desmanet de Biesme, Lardinois, A. Rodenbach, Raikem, Fleussu, Raikem,
Van Innis, de Muelenaere,
Dumortier, Gendebien, Ch. de Brouckere, Van Meenen)
(Moniteur belge n°186, du 4 juillet 1832)
(Présidence de M. de Gerlache.)
A une heure on
procède à l’appel nominal.
M. Dellafaille lit le procès-verbal, la rédaction en est adoptée sans réclamation.
PIECES ADRESSEES A LA CHAMBRE
M. Jacques fait
connaître l’objet de plusieurs pétitions adressées à la chambre ; ces pétitions
sont renvoyées à la commission spéciale.
M. Mesdach écrit
pour demander un congé de 25 jours. Sa santé ne lui permet pas de partager
actuellement les travaux de ses collègues.
PROJET DE LOI PORTANT CREATION DE L’ORDRE
LEOPOLD
Discussion générale
M. Liedts
fait connaître l’objet de plusieurs pétitions adressées à la chambre ; elles
sont renvoyées à la commission spéciale, qui en fera un rapport.
PROJET DE LOI PORTANT CREATION DE L’ORDRE
LEOPOLD
L’ordre du jour
est l’ouverture de la discussion générale sur le projet relatif à la création
d’un ordre militaire et civil.
M. H. Vilain XIIII. - Messieurs, les longues hésitations manifestées par
le ministère dans la présentation du projet de loi qui nous occupe, les
nombreuses objections rencontrées dans les sections, les difficultés plus
graves encore éludées plutôt que résolues dans la section centrale, témoignent
assez que ce projet renferme une question bien épineuse, bien vitale, devant
laquelle la législature balance à se prononcer et dont l’interprétation divise
les esprits les plus éclairés. Cette question est celle de constitutionnalité.
Les motifs de convenance, d’opportunité, sont en effet d’un minime intérêt
devant cette suprême nécessité qui veut qu’avant toute chose on décide que la
collation d’un ordre civil est un droit constitutionnel ; c’est là ce qui
arrête bien des bonnes volontés à satisfaire aux demandes du pouvoir ; c’est là
ce qui soulève bien des scrupules ; c’est là, messieurs, ce qui m’oblige
aujourd’hui à demander au ministère des explications claires et catégoriques
sur le sens qu’il entend donner à l’article 76 et subséquents de la
constitution, et si ces explications ne sont que subtiles et peu
satisfaisantes, à rejeter la loi. Je dois bien l’avouer, je ne sais point
tourner une constitution, j’ignore l’art de faire dire à un texte autre chose
que ce qu’il semble raisonnablement indiquer, et quand ce texte ne me paraît
point rationnel, ni explicite, je m’en réfère aux intentions des législateurs
qui l’ont formulé, et aux volontés du congrès, écrites dans les rapports des sections
et dans les discours des orateurs.
C’est ainsi que le
ministère lui-même en agit, lorsqu’il veut étayer les motifs de quelque
autorité respectable. Il invoque souvent les interprétations de la section
centrale du congrès, et M. le ministre de la justice nous en a maintes fois
donné l’exemple ; depuis peu encore, on s’en est armé pour la nomination des
juges par le Roi. On aurait donc mauvaise grâce aujourd’hui d’écarter
entièrement ce précédent. Plusieurs sections du congrès national et la section centrale
à l’unanimité ont rejeté l’ordre civil. Ce rejet ne forme point loi, mais il
forme une autorité. Ce rejet, quoique émis dans des séances préparatoires, doit
cependant être envisagé comme de quelque poids ; car il témoigne suffisamment
de l’esprit qui animait alors le congrès, et de sa volonté à ôter au pouvoir le
droit de conférer les ordres civils. C’est, mû par ces intentions, qu’il a voté
l’article 76. A-t-il été guidé dans ce moment par la saine raison ? N’y
avait-il point quelque singularité à ne décréter que des ordres militaires dans
un Etat déclaré neutre à perpétuité ? Ce n’est point là ce que je veux examiner
pour le moment. Le seul point à résoudre est celui de savoir si l’on peut
légalement accorder au gouvernement d’autres droits que ceux qui sont relatés
dans le pacte fondamental.
En vain
cherche-t-on à prétendre que l’ordre civil étant passé sous silence dans la
constitution, n’étant par cela même point défendu, la chambre, d’après une loi
spéciale, a le droit de concéder un pouvoir nouveau à la couronne. Je répondrai
qu’aucun pouvoir ne peut lui être dévolu hormis ceux que lui attribue
formellement la constitution et les lois portées en vertu de cette constitution
; j’ignore ainsi dans quel article la chambre pourrait puiser les éléments de
cette nouvelle extension d’attribution. Et c’est ici le cas de dire : Tout dans
la charte, rien en deçà, rien au-delà. Car, si on outrepassait cette limite, et
que le gouvernement pût exercer d’autres pouvoirs que ceux qui lui sont tracés
dans cette constitution, je ne vois point de quel besoin serait l’accession des
chambres à cet nouvel exercice ; le gouvernement pourrait de lui-même conférer
les ordres civils, et la législature ne devrait concourir qu’à la formation de
la loi qui règle les statuts des ordres militaires. Cependant la chambre n’est
pas plus puissante que le souverain, elle ne peut pas lui donner ce
qu’elle-même ne possède pas, et entre autres le droit de conférer des
distinctions civiles, qui ne se trouve exprimé dans aucun chapitre de la
constitution. Les chambres, il est vrai, représentent la nation, dont tous les
pouvoirs émanent ; mais ces pouvoirs, d’après l’article 25, doivent être
exercés de la manière établie par la constitution, et celle-ci, je le répète,
ne parle point d’ordres civils ; elle semble même les condamner en disant,
article 6, qu’il n’y aura dans l’Etat aucune distinction d’ordre.
Voilà mon opinion
tout entière sur le projet ministériel. Je voterai pour les articles sur
l’ordre militaire ; jusqu’à ce moment, je crois tous les autres
inconstitutionnels. Quant à l’article 5 proposé par la section centrale, pour
obliger tout député à subir une réélection après avoir accepté l’ordre civil,
je ne pense point que la chambre ait le droit de formuler une pareille
condition : ce serait de sa part un excès de pouvoir, ce serait vouloir ajouter
à la constitution, au détriment de la représentation, comme tout à l’heure on
voulait pour l’ordre civil y ajouter au bénéfice de la couronne. On viendrait
amplifier l’article 36 de la constitution, article qui n’exige la réélection
que pour un seul motif, l’acceptation d’un emploi salarié. On poserait
aujourd’hui un nouveau cas d’incapacité, l’acceptation d’un ordre ; et sous le
prétexte d’éviter une influence corruptrice, on irait au-delà de la
constitution. Plus tard on pourrait ainsi décréter de nouvelles incapacités et
restreindre indéfiniment, au profit de l’un ou de l’autre parti, les droits des
électeurs et des éligibles ; ordre de choses que le congrès n’a pas voulu,
puisqu’il n’a décrété qu’un seul cas de réélection. La proposition de la
section centrale me paraît donc extra-légale, et si celle du ministère quant à
l’ordre civil laisse flotter encore quelque doute dans mon esprit, celle-ci
n’en laisse aucun : je la rejetterai.
Je me borne pour
le moment à ce peu de réflexions sur la constitutionnalité du projet. Je
n’examinerai point s’il était opportun de présenter dans ce moment un tel
projet, dont l’acceptation soulèvera peut-être plus d’une jalousie entre les
citoyens ; s’il était bien nécessaire de créer un ordre civil en Belgique pour
y entretenir l’émulation et le patriotisme, tandis que jusqu’à ce jour, ce
n’est point l’amour de distinctions qui a animé les meilleurs citoyens, mais
bien le désir désintéressé de consolider le bonheur de sa patrie. N’oublions
jamais que le nom du roi des Belges n’a besoin d’autre appui que la
reconnaissance publique, qui sera bien plus forte que tout l’attrait des
cordons.
Je
m’arrête, messieurs, vous exprimant ici tous mes doutes sur la légalité du
projet ; ces doutes paraîtront peut-être tenir du scrupule ; mais ne perdons
pas de vue que, malgré que la constitution soit en quelque manière émanée de
nos propres mains, cet ouvrage ne nous appartient pas ; qu’il est en la possession
du peuple, dont l’attachement sera d’autant plus vif à cette constitution
qu’elle sera plus respectée par les trois pouvoirs, que nous devons le plus
possible nous borner à sa stricte exécution, sans trop rechercher ce qu’elle ne
veut point empêcher, et que pour ma part, et à moins d’absolue nécessité, je
préférerais toujours m’abstenir de tout ce qui n’y est point permis que
d’exécuter tout ce qu’elle ne défend pas. Dans ce système rigoureux, je verrai
dans l’avenir moins de danger pour le salut général.
M. Liedts. - Messieurs, la section centrale nous propose
d’instituer un ordre civil et militaire ; si on ne fait pas disparaître du
projet de loi l’ordre du mérite civil, je croirais violer la constitution et me
rendre parjure en y donnant mon assentiment.
Messieurs, le
droit de partager les citoyens en castes, en nobles et non-nobles, et celui de
décerner des ordres de chevalerie, sont des droits si exorbitants dans les
Etats constitutionnels, que les constitutions modernes ont cru devoir
s’expliquer ouvertement sur ce pouvoir royal, de crainte que leur silence ne
pût être considéré comme une exclusion de ce pouvoir. C’est ainsi que la
constitution de 1815 et la charte française ont accordé expressément à la
couronne le droit de créer des nobles et de décerner des ordres.
Lorsque la
révolution belge éclata, le gouvernement provisoire chargea une commission de
la rédaction d’un projet de constitution. Arrivée au chapitre où il s’agissait
de déterminer les prérogatives royales, la commission dû naturellement examiner
la question de savoir si, à l’exemple de la constitution de 1815 et de la
charte de France, il fallait permettre au roi de conférer des titres de
noblesse et des ordres de chevalerie.
Si vous voulez
bien vous reporter à l’époque de la révolution, et vous représenter
l’exaspération qu’avaient fait naître les abus scandaleux que Guillaume avait
faits de cette prérogative royale, vous croirez sans peine que cette question
ne pouvait être décidée affirmativement. Aussi le pouvoir de faire des nobles
et de créer des ordres de chevalerie fut-il enlevé à la couronne, par cela seul
qu’il ne figura plus parmi les prérogatives royales.
La commission ne
se contenta point de garder le silence à ce sujet ; elle n’ignorait pas que des
publicistes avaient agité la question si, dans un gouvernement constitutionnel,
le roi a tous les pouvoirs qui ne lui refuse pas expressément la charte, ou si
au contraire il ne peut avoir d’autres pouvoirs que ceux que lui reconnaît
expressément la charte.
Vous le savez,
messieurs, les rois légitimistes prétendent que les constitutions sont des
concessions qu’ils font à la nation, que la plénitude des pouvoirs réside
originairement en leur personne, et que s’ils se dépouillent par la
constitution de quelques-uns de ces droits, ces exceptions ne détruisent pas la
règle qui continue d’exister pour tous les pouvoirs non exceptés.
Cette prétention
ridicule ne saurait se présenter à l’esprit de ceux qui font découler tous les
pouvoirs du peuple ; cependant, quoique la commission de constitution eût
inscrit, en tête de son projet, ce principe fondamental que tous les pouvoirs
émanent de la nation, quoique par une conséquence immédiate de ce principe le
roi n’ait et ne puisse avoir d’autres pouvoirs que ceux que lui attribue le
pacte fait entre lui et la nation, la commission de constitution dans la
crainte qu’on ne trouvât les législatures assez peu soucieuses de la loi
fondamentale, pour renier cette conséquence, quelque naturelle qu’elle soit, la
commission, disons-nous, l’inséra textuellement dans son projet, en défendant
aux législatures futures de reconnaître à la couronne d’autres pouvoirs que
ceux que lui attribuent formellement la constitution et les lois portées en
vertu de la constitution même.
Par là il devenait
évident pour tout le monde que le roi n’avait pas le droit de faire des nobles
et de créer des ordres de chevalerie ; il eût été aussi inutile, après la
défense générale que nous venons de voir, d’en faire une défense spéciale,
qu’il l’eût été de défendre spécialement qu’on ne reconnût toutes les autres
prérogatives royales que s’arrogeaient autrefois les souverains, et dont le
projet ne parle pas plus que du droit de créer des nobles et des ordres de
chevalerie.
Aussi la presse
périodique ne se trompa point sur le sens du projet de constitution, et les
journaux n’eurent qu’une voix pour applaudir à l’idée de la commission.
Les sections du
congrès ne se trompèrent pas davantage sur la défense de créer des nobles et
des ordres de chevalerie. Quelques-unes ne réclamèrent point, mais d’autres (et
d’après les procès-verbaux que j’ai soigneusement conservés, ce furent la 2ème,
la 5ème, la 6ème et la 8ème), d’autres s’élèvent contre cette défense et
demandèrent que l’article suivant fût inséré dans la constitution : « Il
pourra être établi un ordre du mérite civil et militaire ; il sera réglé par
une loi. »
Dans ces quatre
sections mêmes, la proposition fut loin d’être adoptée à l’unanimité.
Les uns ne
voulaient d’aucun ordre de chevalerie et se déclarèrent en conséquence pour le
projet de la commission de constitution ; d’autres s’élevèrent contre l’ordre
du mérite civil, et n’adoptèrent que l’ordre militaire.
Arrivée à la
section centrale dont je faisais partie, la question fut débattue longuement,
et les trois opinions furent successivement examinées. Le résultat de la
discussion fut qu’on n’adoptât ni l’opinion de ceux qui ne voulait d’aucun
ordre de chevalerie, ni l’opinion de ceux qui voulaient que la loi pût
instituer un ordre militaire et civil, mais qu’on s’arrêtât unanimement à un
terme moyen, c’est-à-dire l’opinion de ceux qui ne voulaient qu’un ordre
militaire.
L’article fut donc
rédigé en ces mots : « Le Roi confère les ordres militaires, en observant
à cet égard ce que la loi prescrit. »
Vous savez,
messieurs, dans quels termes M. le rapporteur de la section centrale rendit
compte de cette discussion au congrès national : « Relativement aux ordres
de chevalerie, dit-il, la section centrale a adopté à l’unanimité l’avis de ces
sections (le 2ème, la 5ème, la 6ème, la 8ème) quant aux ordres militaires, et
elle l’a rejeté, aussi à l’unanimité, quant aux ordres civils. »
C’était faire
entendre clairement que l’article était limitatif, puisque ces sections
demandaient qu’une loi pût instituer un ordre civil, et que le rapport dit que
cette demande fut rejetée à l’unanimité. Or les rapports faits sur la
constitution seront toujours à mes yeux le meilleur commentaire des articles
qui l’ont éprouvé aucun changement dans la discussion générale.
Mais, messieurs,
ce n’est pas tant l’article 76 qui est le siège de la question que la
disposition suivante de l’article 78 : « Le Roi n’a d’autres pouvoirs que
ceux que lui attribuent formellement la constitution et les lois particulières
portées en vertu de la constitution même. »
Remarquez,
messieurs, la force de ces expressions : il ne suffirait pas même qu’une
prérogative pût être tirée par induction de quelque article de la constitution
pour qu’elle appartienne à la couronne ; il faut que la constitution la lui attribue
formellement, c’est-à-dire en termes exprès, ou du moins qu’une loi soit portée
en vertu de la constitution même.
Par exemple, la
constitution veut (article 136) qu’une loi détermine le mode de première
nomination des membres de la cour de cassation. Cette loi, ordonnée par la
constitution, peut conférer au Roi cette première nomination, parce que c’est
là une loi portée en vertu de la constitution même.
Mais ici il n’y a
aucun article de la constitution qui dise qu’une loi pourra établir un ordre du
mérite civil ; la loi qui l’établirait ne serait donc pas portée en vertu de la
constitution même.
En résumé, la
constitution n’attribue pas formellement au Roi le pouvoir de conférer des
ordres civils ; la constitution ne dit pas non plus qu’une loi pourra lui
conférer ce pouvoir, et comme il ne peut en avoir d’autres, il en résulte que
l’adoption du projet de loi qui nous occupe, serait une violation manifeste de
l’article 78 de la constitution.
Quel est donc
l’argument sur lequel se fondent ceux qui croient pouvoir concilier avec la
constitution le pouvoir donné à la couronne de conférer des ordres civils ? Le
voici, messieurs, et il semblerait en vérité qu’il devrait suffire de le
présenter pour que l’absurdité en saute aux yeux de tout le monde.
La constitution,
dit l’honorable M. Dumortier, ne défend pas expressément au pouvoir royal de
conférer des ordres civils, et, comme « ce qui n’est pas défendu est
permis, » il en résulte qu’une loi peut permettre au Roi de conférer ces
ordres.
Tout ce qui n’est
pas défendu est permis ! Oui, messieurs, ce principe est incontestable dans
toute autre manière que celle qui fixe les pouvoirs de la couronne ; mais dans
la question qui nous occupe, il est faux, il est destructif du principe
fondamental de notre constitution, qui fait découler tous les pouvoirs de la
nation.
Et en effet, dire
que tout ce qui n’est pas défendu est permis, c’est dire en d’autres termes que
l’on peut conférer au Roi tous les pouvoirs que la constitution ne lui dénie
pas expressément. C’est dire que le Roi ne tient pas ses pouvoirs du pacte
constitutionnel seul. C’est dire mot à mot le contraire de ce que porte
l’article 78 : « Le Roi n’a d’autres pouvoirs que ceux que lui
reconnaît formellement la constitution ou les lois portées en vertu de la
constitution même. »
Je
n’examinerai pas après cela si ce serait un bien grand malheur pour le pays que
le Roi ne pût pas décorer les diplomates étrangères, comme semble l’insinuer
l’honorable M. Dumortier, de crainte que nos diplomates belges ne puissent à
leur tour recevoir cette marque de distinction ; il me suffit que la
constitution s’y oppose pour que je croie de mon devoir de refuser mon vote au
projet qui nous est soumis.
M. Milcamps. - Messieurs, le gouvernement, afin d’accorder des
récompenses aux militaires, et aux autres citoyens qui auront rendu ou qui
rendront de grands services à l’Etat, nous propose de créer un ordre national
sous le titre d’ordre de l’Union.
La section centrale,
à l’examen de laquelle ce projet a été soumis, propose la dénomination de
l’ordre de Léopold.
Notre code
constitutionnel, article 76, a prévu les institutions d’ordres militaires. S’il
ne prévoit pas celles d’ordres civils, son silence ne les empêche point.
Les membres de
l’ordre, par cette loi, n’auront ni droits ni pouvoirs judiciaires. Ils ne
formeront pas, par conséquent, un corps privilégié, car un corps privilégié est
celui qui a des droits et des pouvoirs que n’ont pas les autres membres de la
société ; dès lors cette institution ne blessera en aucune manière les
principes de la constitution.
Un ordre militaire
et civil est-il utile en Belgique ? Voilà toute la question.
Dans les
républiques anciennes, on l’a dit mille fois, on accordait des récompenses aux
vertus militaires et civiles. Une couronne de laurier, une feuille de chêne,
ornait également la tête du guerrier, du magistrat, du poète et de l’artiste.
Chez les nations
barbares, qui depuis ont peuplé l’Europe de leurs soldats, le mérite civil ne
fut guère en honneur. Le courage était la seule qualité qui y fût estimée. Ce
n’est pas là que nous irions puiser l’exemple de nos institutions.
Aujourd’hui nos
monarchies qui encouragent tous les genres de gloire récompensent par des
distinctions honorables et le mérite militaire et le mérite civil. N’est-ce pas
pour la monarchie belge une raison de les imiter en ce point ?
Il existe entre
tous les gouvernements des rapports de réciprocité qu’on ne peut méconnaître,
des usages qu’on doit observer.
N’oublions pas que
naguère le Roi des Belges reçut des mains du Roi des Français l’étoile de
l’honneur…
Mais, dit-on,
accorder cette prérogative c’est mettre entre les mains du pouvoir un
instrument de corruption. Cette crainte est chimérique. La constitution, en
attribuant au roi la nomination à tous les emplois et le droit de conférer les
ordres militaires, en lui accordant une liste civile, n’a certainement pas
voulu fournir des moyens de corruption, et vous voulez qu’un ruban donné dans
l’ordre civil, qui peut émouvoir tout au plus quelques imaginations, soit une
arme bien dangereuse entre les mains du pouvoir !
Nulle difficulté
donc de créer un ordre de mérite militaire et du mérite civil.
Je cherche le
motif, et je ne puis trouver le motif pour lequel la section centrale, au lieu
du titre d’ordre de l’Union, propose celui d’ordre de Léopold. J’approuve le
principe de l’institution d’un ordre ; mais j’avoue que la dénomination adoptée
par le gouvernement exprime un sentiment de concorde entre les membres de
l’ordre et son chef. Elle ne réveille pas ces idées de chevalerie attachées à
un nom. L’ordre de l’Union est une imitation de la légion d’honneur,
institution morale et politique dont l’objet, je cite les paroles de général
Foy, « est de réunir en un seul faisceau les talents illustres, les hautes
vertus, les courages éclatants, et de ceindre toutes les gloires de la même
auréole. »
Mais,
quelle que soit la dénomination que l’on donne à l’ordre, soit de l’Union, soit
de Léopold, puisse, pour l’honneur de l’institution, le passé servir de leçon
pour l’avenir !
En France, dans le
principe, l’étoile de l’honneur n’était que le prix du sang, des talents
illustres et des hautes vertus. Plus tard, elle fut prodiguée à des services
obscurs et équivoques, et « ce pays, selon l’orateur célèbre que j’ai
cité, fut affligé d’une épidémie de titres, de pensions, de grades et de
rubans. »
Je rappelle à
dessein ces paroles. Puissent-elles garantir la Belgique de cette maladie qui
attaque presque tous les Etats de l’Europe ! Je voterai en faveur de
l’institution d’un ordre militaire et civil.
M. Desmanet de Biesme. - Messieurs, je m’impose d’ordinaire une sage
réserve dans les discussions traitant de matières spéciales qui ne me sont souvent
connues que d’une manière assez superficielle, et je me borne à émettre un
vote, sinon toujours très éclairé, au moins très consciencieux et dégagé de
toute influence ; mais dans un objet d’intérêt général comme celui que nous
discutons, j’ose présenter quelques considérations à l’appui de mes motifs
négatifs, sur lesquelles je réclame l’indulgence de l’assemblée.
J’approuve
l’esprit du projet de loi, quant à la création d’un ordre militaire. Au moment
peut-être très prochain de la reprise des hostilités, tout ce qui peut
encourager l’armée ne doit pas être négligé.
Je rejette au
contraire l’établissement d’un ordre civil en Belgique, institution que je
crois dangereuse et peu en harmonie avec l’ordre de choses qui nous régit.
Je n’irai pas,
messieurs, rechercher ce que faisaient les Grecs et les Romains ; les
institutions des nations modernes ont peu de rapport avec celles des peuples
anciens ; nous sommes en Belgique, occupons-nous d’elle.
Il ne peut être
question d’examiner ici quelle est la meilleure forme de gouvernement ; mais il
me semble qu’il est d’une nécessité absolue pour tout gouvernement sage
d’établir une coïncidence parfaite entre les institutions, même secondaires, et
la constitution, base de tout l’édifice, et non seulement dans sa lettre, mais
dans son esprit, former enfin par la corrélation des lois avec le pacte
fondamental un tout homogène et durable.
D’après ces
principes, une chose peut à mes yeux ne pas être positivement
inconstitutionnelle, mais se trouver en désaccord avec l’esprit qui a présidé à
la rédaction de la constitution et devoir par ce motif être écartée ; c’est, me
semble-t-il, le cas qui se présente aujourd’hui.
Reportons-nous au
temps du congrès ; tout était alors à créer. Deux systèmes étaient en présence,
la république et la monarchie constitutionnelle.
La république
n’eut guère de chances de succès ; ce mot était la terreur des puissances
étrangères, et nous avions besoin d’appuis ; tout en convenant que la sagesse
du peuple belge ne rendait peut-être digne de ce genre de gouvernement, on ne
pouvait se dissimuler qu’il livre souvent l’Etat à de dangereuses
perturbations… Le mot de présidence à vie avait déjà été prononcé ; bref, la
crainte de certains républicains tua la république.
Restait donc la
monarchie constitutionnelle, héréditaire ; mais dans quel sens l’entendait le
congrès ? Lisez, messieurs, les discours de cette époque ; c’était, disait-on,
une espèce de république que l’on voulait établir ; seulement, on mettait, pour
éviter les troubles qui surgissent souvent aux élections des présidents, un
président héréditaire que l’on appelait roi ; il y avait loin de ces pensées à
la création d’un ordre civil, moyen de corruption sous tous les gouvernements.
Que vous disait alors un des orateurs les plus distingués de l’assemblée ?
« La
monarchie nouvelle telle que je la conçois, telle que je la vois dans un pays
voisin, n’a que faire des oripeaux de la monarchie absolue. Voyez
Louis-Philippe se promenant à pied dans les rues de Paris, en frac, en chapeau
rond, le parapluie sous le bras ; dites-moi s’il n’y a pas plus de grandeurs
dans cette noble simplicité que dans le faste des vieilles cours. »
Depuis lors, il
est vrai, un malencontreux tourbillon a emporté bien loin chapeau rond et
parapluie ; mais ce n’est pas la faute de l’orateur, et sa pensée reste la
même.
Ce serait prendre
le change sur mes opinions que de croire que je sois très enthousiasmé de cette
espèce de gouvernement républico-monarchique ; je pense avec bien d’autres que
notre constitution laisse trop peu de force au pouvoir exécutif ; je veux
simplement que nous soyons conséquent avec nous-mêmes, qu’ayant admis des
principes généraux, nous ne nous en écartions pas par des lois particulières.
Je le dis avec une entière conviction, si le temps, qui est bon juge, prouvait
qu’en effet le pouvoir exécutif est trop faible en Belgique, que l’on vienne
alors demander avec franchise à la nation la révision de quelques-unes des
dispositions de la constitution, et cela dans un temps de calme, la nation
prononcera en connaissance de cause ; mais, quant aux voies détournées pour
parvenir au même but, je les repousse de tout mon pouvoir.
Chaque forme de
gouvernement a des avantages et des inconvénients qui lui sont propres : la
monarchie constitutionnelle n’est pas exempte de cette règle générale ; trop
souvent la corruption s’y substitue à la loyauté, l’on obtient par adresse ce
qui serait refusé à la force. Voyez l’Angleterre, que l’on nous vante à tout
propos et si souvent hors de propos : que se passe-t-il dans ce gouvernement
modèle ? Que d’autres, dans leur anglomanie, s’extasient sur tout ce qui vient
de ce pays ; quant à moi, ses orgies électorales, cette tourbe décorée du nom
de peuple, vendant son suffrage à celui qui l’a le mieux gorgé, ne m’inspire
que du dégoût.
Les décorations
sont, on ne peut le nier, un moyen puissant de corruption : tel homme sait
résister à toute autre épreuve, et se rend pour un bout de ruban.
Il me semble que
si la nécessité d’un ordre civil était reconnue, le ministère aurait pu nous
présenter un projet plus en harmonie avec nos institutions. « Tous les
pouvoirs émanent de la nation, » article 25 de la constitution. Les deux
chambres, les conseils provinciaux et communaux, le choix des magistrats, tout
en Belgique est ou sera en rapport avec cette disposition. Eût-il donc été
impossible, en laissant même la nomination au Roi, que ces corps eussent eu
voix délibérative, ou au moins consultative ? Cela eût été une belle sanction
donnée au choix du chef de l’Etat.
Tous les
considérants du décret concernant les créations d’ordres civils sont superbes ;
le but est toujours de récompenser la vertu, le dévouement, etc. ; dans
l’application, c’est tout autre chose.
Voyez en France la
légion d’honneur : Napoléon, auquel on osait encore résister à cette
époque, n’obtint cette institution qu’après une vive résistance et à une faible
majorité ; c’était cependant une belle idée. Tous les genres de mérite
surgissaient à la suite de cette terrible révolution ; il y avait émulation
pour tout ce qui était grand, pour tout ce qui devait porter la patrie à ce
haut point de gloire où nous l’avons vue ; il était facile de ne faire que de
bons choix ; la matière première ne manquait pas ; le chef se connaissait en hommes
: eh bien ! qu’en est-il advenu de cette grande institution ? Peu d’années
s’étaient écoulées, et déjà ce noble signe de l’honneur, cette croix toujours
si belle sur la poitrine d’un brave soldat, pendait ignominieusement à la
boutonnière de quelques vils espions de la police impériale et de censeurs de
la presse.
Parlerai-je de
l’ordre du Lion-Belgique ? Pourquoi pas ? Dans les commencements, s’il n’était
pas toujours donné pour les vertus civiques, il l’était souvent pour des vertus
privées, c’était quelque chose ; mais pendant les dernières années, quel abus !
Vous n’avez pas oublié le célèbre voyage où fût traité d’infâme la conduite de
ceux qui voulaient arrêter le pouvoir sur les bords de l’abîme où il s’est
englouti ; alors les croix durent très naturellement être prodiguées aux hommes
qui soutenaient le gouvernement dans la mauvaise voie où il s’était embourbé.
L’opinion a fait
justice, et j’en aurais dit assez pour motiver ma répugnance pour la création
d’un ordre civil, ou plutôt sur la manière de le donner, si ses partisans ne
faisaient deux objections auxquelles je veux répondre.
Il est dangereux,
dit-on, dans un pays constitutionnel de donner trop de prépondérance à l’armée
; donc une décoration civile peut être utile pour établir l’équilibre entre les
services militaires et les services civils : d’accord. Le magistrat, le député,
qui dans les temps de trouble a su résister à l’effervescence des partis, aux
passions de la multitude, a soutenu au péril de sa vie, peut-être, le pouvoir
royal, le pacte fondamental, n’a-t-il pas fait preuve de courage, n’a-t-il pas
bien mérité du pays ? Sans doute ; aussi il sera décoré ; je n’ai aucune
inquiétude à cet égard. Mais le courage civique est de plus d’une espèce ; le
pouvoir ne chercher-t-il donc jamais à sortir de cette ligne qui lui est tracée
par ces contrats jurés par lui et par la nation ? Ce magistrat, ce député
inaccessible à toute séduction, fidèle à son prince, mais fidèle aussi à son
pays, à la loi du serment, qui le décorera ?
Où sont les décorations
royales de ceux qui ont flétri par leur refus le message du 11 décembre ? Où
sont les décorations de ceux qui, dans les états-généraux, avertissaient le
pouvoir que la patience des peuples a des bornes, plus amis du roi que ceux
dont la basse complaisance a creusé le tombeau de la dynastie des Nassau ? Je
chercherais vainement leur récompense, si je ne la voyais tout entière dans
l’estime et l’amour de leurs concitoyens.
Mais, dit-on
encore, et c’est par cet argument que l’on crois répondre à tout, nous ne
sommes plus au temps du roi Guillaume. Nous vivons sous un prince ennemi de la
fraude. Oui, messieurs, je le crois aussi, et n’ai pas à faire ici ma
profession de foi pour toute la sympathie que j’éprouve pour le roi que nous
avons appelé à régner sur la Belgique régénérée. Mais je sais peu flatter ;
tous les gouvernements ont des points de ressemblance : en adoptant un système
quelconque, tout ce qui marche en ce sens est bon, tout ce qui le combat est
mauvais. La parfaite impartialité n’est pas dans la nature. J’admettrai même
volontiers, si vous le voulez, qu’il n’y aura pas d’abus actuellement ; mais
nous ne travaillons pas pour un jour ; cette institution doit durer ; sans
doute, Léopold Ier la donnera au mérite, Léopold II peut-être tout autrement.
Mais
le ministère, sur qui pèsera une responsabilité au moins morale, ne vous
inspire-t-il donc aucune confiance ? Oui, messieurs, beaucoup ; j’ai pour les
personnes qui le composent la plus haute estime ; mais outre que les hommes
changent, lorsqu’il s’agit d’institutions toute de confiance, un vieux dicton
populaire, que je voudrais pouvoir oublier, me crie bien haut : « Nage
toujours et ne t’y fie pas. »
J’ai dit.
M. Lardinois. - Messieurs, je viens combattre le projet de loi qui
est soumis à vos délibérations, parce qu’il est contraire à notre constitution
et qu’il répugne également au nouvel ordre politique qui doit nous régir.
Je n’entreprendrai
pas, messieurs, de le considérer sous le rapport constitutionnel ; d’autres
orateurs plus habiles que moi s’acquitteront de cette tâche d’une manière
victorieuse.
Vous vous
rappellerez que naguère, lorsque nous nous occupions de constituer notre état
politique, nous proclamions les principes de liberté et d’égalité ; alors on semblait
renoncer à jamais aux privilèges et aux distinctions ; il ne devait découler de
notre charte que des institutions républicaines, mais dans ce siècle on est
oublieux, on vieillit vite, et le passé est sans leçon efficace pour le
présent.
Toutes les lois
qui doivent compléter notre organisation sociale sont à faire ; les intérêts
matériels ont besoin d’un nouveau système financier, et l’armée réclame une
organisation conforme aux principes de notre régénération. Patience, cela
viendra ; il faut commencer par le plus important, et l’ordre de chevalerie,
qui blesse la liberté publique, veut la priorité ; d’ailleurs il embrasse à la
fois deux choses qui n’ont aucune analogie, le civil et le militaire.
Un projet de loi,
quelque mauvais qu’il soit, trouve toujours des défenseurs qui savent le
présenter sous des faces riantes et vous font entrevoir des biens infinis dans
son adoption. Quand les faits d’une expérience récente les embarrassent, ils se
jettent dans l’histoire pour exhumer les vieilleries de l’antiquité. C’est
ainsi que la section centrale est venue vous parler de couronnes civiques et
murales qui étaient décernées à Rome ; pourquoi n’a-t-elle pas ajouté que ces
récompenses étaient purement militaires chez les Romains ? La couronne civique,
qui était regardée comme la plus haute récompense, était donnée à celui qui
avait sauvé la vie d’un citoyen. Sous la république, le libérateur la recevait,
par ordre du général, des mains de celui qui avait été sauvé et sous les
empereurs, le prince la décernait lui-même. La couronne murale était accordée à
celui qui dans un assaut gravissait le premier la muraille d’une ville.
D’autres récompenses militaires avaient encore lieu, mais il faut remarquer que
c’était pour tous faits bien déterminés.
Ces distinctions
honorifiques furent longtemps respectées dans Rome pauvre et vertueuse ; elles
ne blessaient pas l’égalité, parce qu’on n’en décorait pas l’orgueil ni la
sotte vanité ; on ne les accordait qu’aux actions d’éclat, qui rehaussaient la
gloire de la patrie. Mais, avec la corruption des mœurs, ces titres, ces
distinctions, les prérogatives furent prodigués au vil courtisan comme à
l’illustre guerrier, à la bassesse comme au vrai mérite, au vice comme à la
vertu, et leur prostitution fut telle qu’on finit par rendre au cheval de
l’empereur Héliogabale les mêmes honneurs qu’aux consuls romains.
Si vous voulez
consulter vos souvenirs, messieurs, vous vous rappelleriez à quelles fins ont
servi les croix de St-Louis, de la
légion d’honneur et du Lion-Belgique ; vous sauriez qu’elles étaient moins le
véhicule de l’honneur qu’un dissolvant très actif de l’indépendance des
magistrats de l’ordre judiciaire et administratif, et un moyen de faire un
séide du soldat. Tel homme de caractère a pu résister aux attraits de la fortune
et de la puissance, qui fut vaincu par un ruban et fasciné par un oripeau. Vous
éviterez ces dangers, messieurs, en songeant que notre Etat est dans l’enfance
et qu’il faut le garantir des écueils de la corruption. Les anciens
législateurs plaçaient entre eux et le peuple quelque divinité pour faire mieux
respecter leurs décisions : dans l’état actuel des lumières, l’obéissance aux
lois, la stabilité des institutions n’est possible que lorsqu’elles ont pour
fondements la liberté, l’égalité et la justice.
Si le roi venait
vous présenter un projet de loi pour régler uniquement le droit de conférer les
ordres militaires, le législateur n’aurait pas le droit de s’y opposer, parce
que le roi dirait : Je le demande en vertu de la constitution ; mais ce n’est
pas en vertu de la constitution que nous vous proposons, messieurs, de déférer
au roi le droit de donner des ordres civils par une loi : toute la question est
donc de savoir si cette loi que nous vous proposons de porter est contraire à
la constitution ; en d’autres termes, si la constitution vous défend de porter
un pareille loi. Or, je vous avoue que nulle part cette défense n’existe, que
nulle part cette prohibition-là ne se trouve dans la constitution.
L’article 76 dit :
« Le roi confère les ordres militaires, en observant à cet égard ce que la
loi prescrit. »
Comme je viens de
vous le dire, l’article 76 confère au roi un droit constitutionnel, il n’a pas
besoin du concours des chambres pour jouir de ce droit ; il n’a besoin, là,
d’une loi que pour déterminer les règles d’après lesquelles il exerce un droit
qu’il tient de la constitution.
Mais cet article,
messieurs, ne s’explique pas sur les ordres civils ; et aucun article de la
constitution ne défend la création d’un ordre civil. Il me semble incontestable
que tout ce que la constitution ne défend pas est, je ne dirai pas dans les
attributions de la couronne, mais peut-être dans ses attributions en vertu
d’une loi dès qu’il n’y a pas prohibition.
La constitution
n’a pas déterminé les objets sur lesquels peut s’exercer le pouvoir législatif,
parce qu’il est de principe que tout ce qui n’est pas défendu, tout ce qui
n’est pas prohibé, tout ce qui n’est pas réglé par la constitution est dans le
domaine de la loi.
Par là je crois
répondre à un honorable préopinant que la restriction qu’il trouve contrarie
les principes généraux du droit.
Messieurs, ces
principes me paraissent extrêmement simples. Je vous avoue que ce qui s’était
passé au congrès, que la répugnance même de beaucoup de membres du congrès (je
ne dirai pas du congrès lui-même, parce qu’il n’y a pas eu vote) ; que dis-je,
la répugnance que quelques membres du congrès paraissent avoir contre la
création d’un ordre civil, m’a fait réfléchir mûrement sur la question de
savoir si la création d’un ordre civil ne contrarierait pas le texte ni
l’esprit de la loi fondamentale ; parce que je crois qu’il n’a été dans
l’esprit du pouvoir constituant que d’abandonner à la législature à venir la
question de savoir s’il était convenable, s’il était opportun d’établir un
ordre civil.
Si la constitution
s’était prononcée sur ce point comme elle s’est prononcée sur l’ordre
militaire, vous n’auriez à examiner, messieurs, ni la question de convenance,
ni la question d’opportunité. Ce serait dès lors un droit constitutionnel que
le roi réclamerait, et vous n’auriez qu’à déterminer les règles d’après
lesquelles il exercerait ce droit. Mais aujourd’hui, comme la constitution est
muette, je dis que toute cette question est dans le domaine de la législature.
Vous avez à examiner aujourd’hui s’il est convenable de conférer au roi le
droit qu’il réclame de pouvoir dans certaines circonstances décerner des
décorations civiles pur services rendus au pays.
Quant à la
question d’opportunité et de convenance de donner des décorations, il est
certain qu’on a abusé, et il est certain qu’on abusera encore de la
distribution des décorations civiles ; mais si l’abus qu’on a fait de certaines
institutions civiles était un motif pour les proscrire, je crois qu’il faudrait
les proscrire presque toutes ; car je crois qu’il n’y a pas d’institution
humaine dont on n’ait fait u usage blâmable.
Tout ce que le législateur doit faire, c’est de
prendre des précautions convenables afin que le pouvoir ne puisse pas abuser
des armes qu’on remet entre ses mains. C’est à quoi vous avez la faculté de
pourvoir, en examinant successivement les articles du projet.
Quant à présent la
question essentielle, la question fondamentale, c’est la question
constitutionnelle, et relativement à ce point je n’ai aucun doute.
M. A. Rodenbach
appuie le projet.
M. le ministre de la justice (M. Raikem). - J’examinerai la question qui se présente sous deux
points de vue. La constitutionnalité et la convenance.
Sous le rapport de
la constitutionnalité, nous sommes tous d’accord qu’il faut qu’une loi soit
portée pour établir un ordre militaire ; la constitution nous en fait une
obligation ; mais elle ne dit rien de l’ordre civil. A mon avis, la question
est de savoir si la constitution prohibe l’institution d’un ordre civil. La
souveraineté de la nation est déférée au pouvoir législatif, et cette
souveraineté ne peut avoir d’autres bornes que celles de la constitution
elle-même. Le pouvoir législatif a le droit de faire tout ce que la
constitution permet, c’est le cas de dire : tout ce qui n’est pas défendu est
permis. Alors, je demande où, dans quelle disposition, la constitution prohibe
un ordre civil ?
L’orateur rappelle
ce qui s’est passé au congrès, cite le rapport de la section centrale. Tout ce
qu’on peut en induire, c’est qu’un ordre militaire a été établi par la
constitution, mais que l’ordre civil n’a point été rejeté. Dans un autre
rapport, la section centrale du congrès avait demandé qu’il fût établi des
incompatibilités entre certaines fonctions publiques et celles des membres de
l’une ou de l’autre chambre ; ces incompatibilités furent rejetées ; cependant
postérieurement, des incompatibilités ont été établies pour la cour des comptes
et la cour de cassation. On n’a pas prétendu que ces dispositions fussent
inconstitutionnelles ; ces antécédents prouvent que le pouvoir législatif n’a
d’autres bornes que celles de la constitution.
Ici se présente un
autre exemple : par son décret du 31 décembre 1831, sur la garde civique, le
congrès laissa aux gardes la nomination des officiers. Je suppose que, dans la
constitution, on se soit borné à dire qu’il y aurait une garde civique en
Belgique ; par une loi postérieure on aurait pu sans violer la constitution,
déclarer que la nomination appartenait au roi. Ceci n’excéderait pas les bornes
de la puissance législative ; je crois donc que quand nous ne trouvons pas une
disposition prohibitive dans la constitution, il n’y a aucun obstacle à régler
par une loi un des points de la prérogative royale.
J’observerai que
l’institution d’un ordre civil ne confère aucun privilège ; elle accorde
simplement la faculté de porter un ruban, d’assister à une cérémonie publique,
et ne déroge pas à la constitution.
L’article 78 de la
constitution déclare que, par une loi à intervenir dans les formes
constitutionnelles, le mode de l’ordre militaire sera réglé ; il ne s’agit pas
d’un pouvoir conféré au roi, il ne confère ni une partir du pouvoir législatif,
ni une partie du pouvoir judiciaire. Le roi, en conférant l’ordre, ne donne
aucune autorité ; il nous faudra donc toujours en revenir au principe, que ce
qui n’est pas défendu au législateur lui est permis ; par conséquent, le projet
est constitutionnel.
Je passe à la
convenance du projet sous le rapport intérieur et sous le rapport extérieur. En
France, une loi de 1791 abolit tous les ordres de chevalerie, mais malgré qu’à
cette époque les idées républicaines triomphassent, cette même loi décida qu’il
y aurait un signe distinctif pour récompenser les services rendus à la patrie.
La constitution de l’an VIII (article 96) accordait des récompenses à ceux qui
avaient combattu pour la république. C’est en vertu de cet article que la
légion d’honneur a été établie, non par un sénatus-consulte, mais par une loi ;
on prévit dès lors l’établissement de la monarchie.
Nous
avons une monarchie ; de là nécessité d’un ordre civil ; vous concevez que les
nationaux, s’il n’y avait pas d’ordre, se montreraient avides des ordres
étrangers, ce ne serait plus le roi de la Belgique qui leur accorderait des
distinctions, ce seraient les souverains étrangers ; nous ne pouvons pas le
souffrir et je ne pense pas que l’on veuille aller jusque-là.
En me résumant, le
projet n’a rien d’inconstitutionnel, il offre des avantages, nous ne devons pas
le restreindre à l’ordre militaire.
(L’orateur
critique l’article 5, comme multipliant sans nécessité les cas de réélection
dont il faut se montrer sobre ; il termine par une distinction entre l’opinion
individuelle et l’opinion du législateur).
M. Fleussu. - Je ne sais si je m’abuse, mais il me semble que le
pays est à peu près désintéressé dans l’établissement d’un ordre civil. Soit
que vous adoptiez, soit que vous rejetiez le projet, votre décision ne peut
influer sur son existence.
Il s’agit
seulement de la prérogative royale ; et si je m’élève contre le projet, c’est
que nous devons respecter la constitution dans les moindres circonstances :
nous venions de prononcer l’exclusion des Nassau, de proclamer notre
indépendance, en un mot, de faire table rase, comme on le disait alors. Nous
avons voulu commencer par le commencement ; la forme du gouvernement, la
république, trouva peu de partisans, la monarchie en avait un plus grand nombre
; mais les deux opinions s’entendaient, elles voulaient une monarchie sans
faste, peu coûteuse et exempte des abus des anciennes monarchies. Le sénat fut
longuement discuté, et encore il ne fut admis que parce qu’il était
sénat-modèle. (Hilarité.) Le congrès
fut unanime pour que le sénat ne fût pas à la disposition du pouvoir exécutif.
La noblesse existait ; quelques-uns vouaient passer le niveau sur la noblesse,
on s’y refusa, parce que la révolution n’avait pas été faite contre des titres
; seulement il fut déclaré qu’il n’y aurait plus d’ordres et plus de
privilèges. On a même voulu porter un coup à la noblesse existante, en
accordant au roi la faculté d’en créer une nouvelle.
Rappelons-nous ce
qui s’est passé au congrès ; avec quel mépris on parlait de l’ordre civil, des
hochets, des oripeaux des vieilles monarchies ; avec quelle force on rappelait
ce voyage fait par le précédent roi pour semer des décorations. C’est d’après
ces motifs que l’on ne voulut point d’ordre civil. Je ne crains point de le
dire, l’immense majorité du congrès se prononça contre.
Que l’on ne s’y
trompe pas, l’institution d’un ordre civil, après les temps qui ont couru,
n’est pas s’assurer qu’il sera accordé au mérite. La constitution a été faite
en défiance du pouvoir. La part faite à ce pouvoir est petite, c’est peut-être
un tort ; si c’est un tort, il existe dans la constitution, et il n’est point
en notre pouvoir de le faire disparaître.
Le chapitre 2,
section première de la constitution, énumère les prérogatives du pouvoir exécutif.
De ce qu’elles sont énumérées on doit conclure qu’il ne peut les excéder.
L’article 76 ne parle que des ordres militaires, il s’ensuit qu’il repousse les
autres.
L’orateur réfute victorieusement ce qu’a dit le
préopinant sur les incompatibilités.
Accorder au Roi le
droit de conférer un ordre civil, ce serait ajouter à la constitution. Rien
n’est défendu par la constitution, elle ne renferme aucune disposition
restrictive ; elle a voulu tout limiter sans qu’on puisse dépasser ses limites.
Je voterai contre l’ordre civil.
M. le ministre de la justice (M.
Raikem) rectifie un fait
avancé par le préopinant, attaque quelques-uns de ses arguments, et ajoute que
le congrès, ayant voulu un gouvernement à bon marché, l’ordre civil est un
moyen d’y arriver.
M. Van Innis,
dans les sections, avaient voté pour l’ordre civil, mais après avoir mûrement
examiné la question constitutionnelle, il avoue qu’il a changé d’avis et votera
contre.
M. le ministre des affaires étrangères (M. de
Muelenaere).
- Une seule question paraît dominer toute la discussion, c’est la question
constitutionnelle. M. Fleussu a présenté cette question avec une force de
logique, une lucidité, auxquelles je me plais à rendre hommage.
Le roi n’a
d’autres pouvoirs que ceux qui lui sont déférés par la constitution, vous a dit
l’honorable M. Fleussu, dans un raisonnement plein de justesse. Les droits
constitutionnels du roi sont fixés par le chapitre II de la constitution ; si,
au nom du roi, on venait vous proposer un projet de loi sur l’ordre militaire
seulement, la législature n’aurait pas le droit de s’y opposer, parce que son
vote serait demandé d’après la constitution.
Mais
ce n’est pas en vertu de la constitution que nous vous proposons de déférer au
roi le droit de conférer l’ordre civil, c’est en vertu d’une loi. La
constitution s’y oppose-t-elle ? Là est toute la question. D’après l’article
76, il n’est besoin d’une loi que pour régler la distribution de l’ordre
militaire ; quant à l’ordre civil, on vous a démontré que tout ce qui n’est pas
défendu, tout ce qui n’est pas prohibé par la constitution est permis par la
loi.
Quant à la question
de convenance, à la question d’opportunité, il est certain qu’on a abusé,
certain qu’on abusera des décorations ; mais s’il fallait par suite d’abus
blâmables détruire tout ce qui s’y prête, il faudrait proscrire toutes les
institutions.
M. Dumortier.
- Je ne puis m’empêcher d’exprimer mon vote dans cette circonstance. Rapporteur
de la section centrale, vous pourriez croire que j’ai partagé l’opinion de la
majorité, tandis que j’ai toujours été de l’opinion de la minorité. J’ai pensé
que la constitution, dès qu’elle ne parlait pas de l’ordre civil, n’en
autorisait pas la création, et tout ce qui a été dit ici dans cette séance a
fortifié mes doutes.
Sans revenir sur
ce qui a été dit, il est une chose que je ne puis passer sous silence ; ce sont
les principes qui ont été développés par deux ministres, principes qui
tendraient à changer l’esprit de notre constitution.
Messieurs, sous le
gouvernement précédent on voulait aussi étendre les prérogatives royales. Des
écrivains se sont opposés à ces envahissements, et je me rappelle cette phrase
remarquable : « Ce que l’on dit, ce que l’on ose au nom du pouvoir royal,
fait courir à cette institution le seul danger que l’on ait à redouter. »
Ce que l’on ose actuellement au nom du pouvoir royal, je crains aussi que cela
ne puisse lui nuire.
Je ne puis
admettre le système que la législature peut faire ce que la constitution ne
défend pas. L’article 78 limite le pouvoir royal : si l’on admettait le système
développé par les ministres, il faudrait changer le texte de la constitution ;
il faudrait dire que le roi a tous les pouvoirs qui ne sont pas contraires à la
constitution.
La constitution a
tout réglé, a tout limité, et elle serait singulièrement exprimée dans l’article
78, si elle voulait dire ce que les ministres en induisent.
L’article 78 a
voulu dire que l’on devait puiser dans la constitution elle-même les lois
relatives au pouvoir royal, parce que c’est une grand malheur que l’on veuille
donner trop d’extension à ce pouvoir.
On nous a dit :
Vous avez voulu une monarchie, vous devez en vouloir les conséquences ; mais ce
n’est pas une conséquence de la monarchie de tout faire par les lois ; notre
gouvernement, d’ailleurs, est bien moins une monarchie, qu’une république
présidée par un roi ; il ne faut pas vouloir gouverner maintenant comme sous
l’empire et sous le roi Guillaume.
Messieurs, s’il
était vrai que le texte de la constitution ne fût pas contraire à
l’établissement d’un ordre civil, il faut conclure de tout ce qui a été exposé
que son esprit y est contraire. La constitution a évidemment eu pour but de
poser des limites au pouvoir royal. On en trouve la preuve dans l’organisation
judiciaire et dans la manière dont les magistrats sont nommés par le roi.
Mais, dit le
ministre, ce n’est rien qu’une décoration ; si les décorations ne sont rien,
elles sont inutiles ; si elles sont quelque chose, nous devons craindre les
abus, nous devons les écarter.
Voulez-vous voir
les dangers de la création d’un ordre civil dans les circonstances actuelles.
Considérez que vous serez obligés de changer les brevets des braves qui ont
versé leur sang sur les champs de bataille contre les brevets des nouvelles
décorations militaires, et que vous ainsi amenés à échanger les brevets de
l’ordre du Lion-Belgique. Cet échange ayant lieu, il faudra aussi faire la même
opération pour l’ordre Guillaume. Et il arrivera de là que vous aurez refusé
des croix de fer à ceux qui ont sauvé la patrie, et que vous donnerez des croix
d’or à ceux qui sont cause de la perte du roi Guillaume et des malheurs du
pays.
J’aurais voulu
qu’on récompensât les braves de septembre ; je vois avec peine que le décret
rendu sous le feu de la mitraille hollandaise n’ait pas reçu son exécution.
Lorsque
j’ai voté dernièrement pour donner au roi la nomination des magistrats de
l’ordre judiciaire, je n’ai pas hésité ; c’était une preuve de confiance envers
l’élu de la nation ; mais je ne consentirai jamais à donner au roi et au
gouvernement une prérogative qui puisse avoir des conséquences funestes.
D’après ces
motifs, quoique rapporteur de la section centrale, je ne prendrai pas la
défense de la loi pour la partie relative à l’ordre civil ; je la prendrai pour
tout l’ordre militaire.
- Ici M. de
Gerlache cède le fauteuil à M. Destouvelles.
M. Gendebien. - Il est bien malheureux que nous soyons obligés de
perdre tant de temps pour de telles futilités. Des hochets nous arrêtent
lorsque le peuple demande des lois une meilleure assiette de l’impôt. Je serai
aussi court que possible, parce que c’est avec la plus profonde douleur que je
me vois obligé d’entamer une pareille question.
Ainsi qu’on vous
l’a dit, la solution de la question est dans la constitution ; que
trouvons-nous dans la constitution ? Des limites tracées aux trois pouvoirs ;
nous trouvons celles qui concernent le roi tracées textuellement :
pourrons-nous les étendre ? Non, la monarchie de la Belgique est une monarchie
à prérogatives ; elle n’a été admise au congrès que parce qu’il a été bien
entendu que le roi n’aurait que les pouvoirs donnés explicitement par la
constitution, et que dès lors on trouverait dans la royauté les mêmes avantages
que dans la république, moins les inconvénients qui ont lieu dans l’élection
d’un président.
Eh bien ! du train
où nous allons, vous aurez bientôt une monarchie aussi absolue que les
monarchies antérieures qui vous ont écrasés, parce que si vous violez la
constitution pour une question frivole en apparence, vous la violerez sur
d’autres points.
Messieurs, il est
un argument qui vous a présenté et qui me paraît s’appliquer, d’une manière
inexpugnable, à l’objet en discussion. On a cité la maxime : « Inclusio
unius est exclusion alterius. » Ce principe est, je le répète, de
rigoureuse application.
Messieurs, vous ne
pourrez changer ce qu’a fait l’assemblée constituante, qu’en prenant des
pouvoirs constituants. Vous n’avez point des capacités constituantes, vous ne
pouvez qu’expliquer la constitution, mais vous ne pouvez y rien changer. Le
congrès a fixé d’une manière nette et tranchée les prérogatives du roi ; on lui
a accordé la faculté de créer des nobles nouveaux et la faculté de conférer des
ordres militaires, et rien de plus.
De ce que la
constitution a dit qu’il y aurait trois cours d’appel, est-ce une raison pour
que vous ayez pu en créer quatre sans la violer ?
Ce n’est pas sans
étonnement que j’ai entendu appliquer à la constitution des maximes qui ont
lieu en matière criminelle : « Ce qui n’est pas défendu est permis ;
« en matière de constitution cette maxime est un contre-sens.
C’est dans
l’intérêt des masses que cette maxime s’applique ; elle est d’éternelle justice
; mais elle ne pourrait s’appliquer à un pouvoir qu’en détruisant les autres
pouvoirs.
Il est inutile de
faire observer que de la nomination des officiers de l’armée et des
conséquences qu’on pourrait en tirer pour la nomination des officiers de la
garde civique, il n’y a aucune analogie avec la question qui nous occupe.
Nous ne prouverons
pas non plus que l’article 78 limite les pouvoirs du roi ; on l’a prouvé
surabondamment.
Un de nos
honorables collègues ayant prononcé les mots de gouvernement à bon marché, on
lui a dit que les ordres civils et militaires coûteraient moins que des
pensions ; et moi je dis que les décorations seront un moyen d’avoir des
élections au moyen desquelles on pourra voter de gros budgets. Dès que vous
donnez des décorations, il faudra bien donner des pensions ; on ne pourra pas
laisser dans la misère un membre de l’ordre qui y tomberait ; les pensions sont
un moyen de grossir les budgets. A part l’inconstitutionnalité, je voterais
encore contre la loi ; et pourquoi, messieurs ? Parce que toutes les fois qu’il
a été question d’ordre civil on a toujours employé les mots de « vertu
récompensée, » de « grandes actions récompensées ; » en théorie,
ce sont les plus belles choses, et en pratique on en abuse toujours ; toujours
c’est l’ignorance, l’astuce, le mensonge, la trahison qui sont récompensés.
Nous voyons si
souvent l’ignorance se pavaner avec des décorations, que bientôt le mérite
modeste sera dans l’honorable nécessité de n’avoir pas sa boutonnière souillée
par un bout de ruban. Partout où je vois, où je verrai un abus possible dans le
gouvernement, je m’y opposerai.
Je plains mon pays,
s’il a besoin de stimulants pour que les citoyens y fassent leur devoir, et
surtout de stimulants stigmatisés depuis si longtemps.
La constitution
pour des hommes de bonne foi est claire et nette. Si on veut la changer, que
l’on dissolve les chambres, et qu’on appelle des représentants de la nation
avec d’autres pouvoirs.
Je n’ai voté pour
la royauté que parce que j’ai été assez dupe pour croire qu’elle ne serait pas
toute de prérogative, et qu’elle serait dans toute la simplicité d’un président
avec un inconvénient de moins, celui de l’élection.
Mais il y a
aujourd’hui une tendance contraire ; on nous parle sans cesse de prérogatives
royales. Laissons à chaque pouvoir son fardeau, ne l’augmentons pas, de crainte
qu’il ne rompe sous le faix.
Si
vous faites quelques hommes avec votre morceau de ruban, je plains les hommes
de mérite de votre façon ; les hommes d’un mérite réel se moquent de l’emblème
du mérite, quel prodigieux mérite ne devraient pas avoir ceux qui ont 5 ou 6
bouts de rubans à côté les uns des autres. Faut-il encore ajouter un bout de
ruban de plus aux râteliers de ces braves gens ? Je les plains bien fort s’ils
sont obligés d’avoir du mérite en proportion du nombre de leurs rubans. (On rit.)
Je déclare que
jamais mon boutonnière ne sera salie d’un morceau de ruban, car je pourrais
craindre qu’on ne me confondît avec tant d’hommes qui n’ont que l’emblème, et
qui ne peuvent arriver à la réalité.
M. Ch. de Brouckere. - Le gouvernement a fait des progrès depuis
l’ouverture de la session. Si vous avez présent à la mémoire le discours de la
couronne, vous devez vous souvenir que dans ce discours il est question, non de
créations d’ordres, mais de récompenser les services militaires rendus à
l’Etat. A cette époque je faisais partie du cabinet. J’ai conservé les opinions
que j’avais alors, qu’un ordre militaire était une institution conforme à la
constitution, et que, dans les temps de guerre, cette institution était
indispensable.
J’ai toujours
pensé que l’ordre civil était inconstitutionnel.
Je vais motiver
mon vote sur l’inconstitutionnalité du projet, relativement à l’ordre civil ;
mais avant d’arriver là, je dois relever une phrase que j’ai entendue avec
étonnement sortir de la bouche d’un ministre.
Ce ministre a dit
que, pour conférer des décorations militaires, le roi n’avait pas besoin de
loi, puisque son droit était écrit dans la constitution ; non, il n’en est
point ainsi ; il faut qu’une loi règle l’exercice de ce pouvoir comme elle en
règle beaucoup d’autres. Le roi peut nommer des fonctionnaires et fixer leur
traitement, mais quand ? C’est lorsque la loi du budget a réglé les dépenses.
Pourrait-on venir nous dire : Le roi a nommé tels fonctionnaires et fixé leurs
traitements ; le budget se monte à tant, il faut que vous le votiez ?
On a réfuté
plusieurs arguments du ministère ; on n’a pas touché à un autre texte de la
constitution de l’an VIII. En l’an VIII, vous savez comment on menait le
pouvoir législatif : on le menait à coups de sabre et on le faisait sauter par
la fenêtre. La constitution de l’an VIII, c’est le pouvoir absolu ; c’est une
constitution que l’on pouvait enfreindre tous les jours.
Dans la
constitution de l’an VIII, on a promis des récompenses à l’armée parce qu’on en
avait besoin ; on a donné des sabres d’honneur ; deux ans après on a créé la légion d’honneur.
Les députés, en ce
temps-là, ne pouvaient pas motiver leur vote parce que le corps législatif au
nombre de 300 membres était muet.
Quel est le
principe général chez nous ? La souveraineté est dans la nation. Jusqu’ici on
n’a pu faire exercer le droit par la nation elle-même ; alors le peuple a
délégué ses pouvoirs à des hommes qui ont fait la constitution. La constitution
dit aussi : Tous les pouvoirs émanent de la nation ; ils sont de trois sortes :
le pouvoir législatif, le pouvoir judiciaire, le pouvoir exécutif : ces
pouvoirs ne sont que des délégations, et ils sont limités. La constitution
n’ayant pas délégué le pouvoir de conférer des ordres civils, vous n’avez pas
le pouvoir de créer de tels ordres. Tel est l’argument de M. Van Innis déduit à
sa plus simple expression.
Toute loi
particulière qui n’est pas une conséquence directe de la constitution est une
loi qui n’est pas portée en vertu de la constitution et qui ne peut donner de
nouvelles prérogatives au roi.
Je bornerai là mes
observations.
M. Van Meenen. - Il m’aurait suffi d’entendre invoquer
l’omnipotence parlementaire pour me déterminer à voter contre le projet d’établir
un ordre civil.
Messieurs, la
doctrine de l’omnipotence parlementaire est un de ces palladiums que l’on
conserve dans le sanctuaire et que l’on n’en tire que dans la plus absolue
nécessité pour sauver l’Etat. Que dans l’ordre constant et régulier des choses
on vienne invoquer l’omnipotence parlementaire pour élever un ordre dont les
avantages sont tout à fait équivoques, et dont les abus sont certains, c’est ce
qu’il n’est pas possible d’accueillir.
J’ai une réflexion
à émettre à l’appui de ce qui a été dit.
Un article de la
constitution (article 6) dit : « Il n’y a dans l’Etat aucune distinction
d’ordres. Tous les Belges sont égaux devant la loi… » Si on était resté
dans ces termes, le roi n’aurait pu faire de nobles, ni donner des décorations
militaires ; que sont donc les droits de faire des nobles et des décorations
civiles ? Ce sont des exceptions. Ces exceptions sont comprises dans les
articles 75 et 76 de la constitution.
Je pense qu’en
réalité l’article 76 n’est que l’autorisation de créer des ordres militaires.
Quant à l’article 78, il est limitatif ; lors même que l’inconstitutionnalité
de l’ordre ne serait pas démontrée, je m’attacherais à l’inopportunité. Dans
notre position particulière, la proposition n’est pas admissible. Elle n’est
d’ailleurs pas admissible dans un gouvernement représentatif. Le véritable juge
du mérite, c’est l’opinion publique. Que vous propose-t-on ? On vous propose
d’ériger à côté du tribunal de l’opinion publique, un autre tribunal dont les
décisions seront irrévocables, puisque les décorations une fois données ne
peuvent être retirées.
Je ne pense pas
d’ailleurs que le moment soit venu de récompenser nos concitoyens. Nous ne
jouissons pas d’assez de calme, nous n’avons pas été en mesure d’apprécier avec
assez de sang-froid, les événements que nous avons traversés pour récompenser
ceux qui ont véritablement rendu des services à la nation.
Quand notre
révolution sera complétement faite, il sera peut-être temps de s’acquitter de
récompenser les hommes qui ont contribué à la faire et à la consolider.
Je donnerai mon
assentiment à la partie de la loi relative aux ordres militaires ; je repousse
les ordres civils.
M. le président.. - Il est plus de quatre heures, il y a encore des
orateurs inscrits… (A demain ! à demain !)
La séance est
levée et la suite de la discussion générale est renvoyée à demain.
Noms des membres
absents sans congé : MM. Angillis, Barthélemy, Taintenier, Cols, Coppieters,
Dams, Delehaye, de Meer de Moorsel, W. de Mérode, Dewitte, de Woelmont,
Gelders, Jaminé, Jullien, Legrelle, Osy, Pirmez, Pirson, Polfvliet, Verdussen.