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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mercredi 26 octobre 1831

(Moniteur belge n°135, du 28 octobre 1831)

Projet de loi qui autorise le gouvernement à signer le traité de séparation entre la Belgique et la Hollande

Formation du comité secret

Le comité général du 26 octobre a commencé à midi ; la séance a été levée à quatre heures et demie.

Une question préjudicielle a d’abord occupé l’assemblée. M. d’Elhoungne a ensuite soulevé une question préalable, tirée de l’article 68 de la constitution. Dans la discussion générale, M. H. de Brouckere a été entendu contre, M. Barthélemy pour, M. Nothomb sur, M. Lardinois contre, M. Goblet pour.

Les lecteurs trouveront ci-après deux discours que nous croyons de nature à pouvoir être publiés.

M. H. de Brouckere. - Messieurs, dans un moment aussi solennel, et que je regarde comme le moment suprême pour nous, alors que la patrie est menacée des plus grands malheurs, je n’irai point prêtant la voix à de vains ressentiments, rechercher ici quels sont ceux qui, par leur coupable impéritie, leur aveugle entêtement ou leur fatale ambition, nous ont plongés dans la triste position où nous sommes, pour les accabler ensuite de reproches, bien mérités il est vrai, mais, hélas ! aujourd’hui devenus inutiles. Dans le temps, l’opposition a été, pour ainsi dire, traitée en factieuse ; ses avertissements ont été dédaignés, ses prévisions appelées ridicules et absurdes ; l’événement n’a que trop pris soin de la justifier.

Mais oublions le passé, je le veux, pour nous occuper uniquement de notre avenir. Quel avenir, messieurs ! La Belgique horriblement mutilée ! La Belgique contrainte à se séparer d’une partie de ses meilleurs citoyens, de ses enfants les plus chers et les plus dévoués ! La Belgique flétrie, accablée sous le points d’une dette qu’elle n’a point contractée, privée de ses moyens d’existence ! La Belgique livrée à la merci de ses ennemis les plus implacables ! Voilà donc les fruits de notre confiance dans les grandes puissances, de notre facilité à accepter les médiations, à obtempérer à leurs sollicitations ! Voilà les fruits de notre aveugle bonne foi !!

A mon avis, il ne peut être ici question de discuter la valeur des conditions qu’on veut nous imposer ; elles sont le comble de l’iniquité et de la perfidie, et l’on n’a pas reculé devant l’usage de termes cruellement ironiques, pour nous engager à signer l’arrêt de notre ruine et de notre déshonneur. C’est au nom de la loi suprême d’un intérêt européen de premier ordre, qu’on nous sacrifie sans pitié ! C’est en invoquant les règles de l’équité, qu’on consacre la plus révoltante injustice ! C’est sous prétexte d’assurer à la Hollande et à nous des avantages réciproques, qu’on nous porte le coup de la mort, sans nous offrir aucun secours !

La question dont nous avons à nous occuper est celle de savoir si nous sommes dans une position à devoir nécessairement nous soumettre à toutes les conditions qu’il plaît aux puissances de nous imposer, quelque humiliantes, quelque ruineuse qu’elles soient, ou si nous pouvons nous y opposer avec quelque apparence d’un meilleur avenir.

Et pourquoi ne nous y opposerions-nous pas ? Sommes-nous donc habitués à voir la conférence recourir à des mesures de violence pour assurer l’exécution de ses résolutions, ou plutôt ne la voyons-nous pas toujours parler en maître à qui se soumet, céder à qui résiste ?

Pour vous en convaincre, messieurs, suivez sa marche depuis les premiers jours de son existence ; parcourez la longue série de protocoles auxquels elle a donné le jour, à partir du premier, celui du 4 novembre, jusqu’à celui qu’on nous a communiqué ces jours passés, et qui est, je crois, le 48ème.

Dès ses débuts, vous la verrez (pour me servir des expressions employées par M. le commissaire du Roi dans son rapport adressé au régent le 15 mars 1831), vous la verrez, dis-je, « marchant d’empiétements en empiètements, et, par des nuances d’abord presque imperceptibles, mais plus tranchées par la suite, cherchant à faire dégénérer une simple médiation en une intervention directe et positive. » Bientôt elle ne dissimule plus ses projets, et, en dépit de tous les efforts du gouvernement pour lui faire conserver son caractère primitif, elle annonce sans détour, sans ambiguïté, l’intention de s’immiscer dans toutes nos affaires et de nous dicter des lois !

Ses résolutions nous sont successivement communiquées, et, selon leur contenu, elles obtiennent un accueil différent ; mais, chaque fois que nous nous montrons obséquieux et confiants, nous sommes dupes de notre déférence et de notre bonne foi. Acceptons-nous une proposition en partie, c’est-à-dire avec des conditions ou des restrictions ? Les conditions et les restrictions sont écartées dédaigneusement, regardées comme l’énonciation d’une opinion, et l’on agit comme si nous avions accepté purement et simplement. Nous soumettons-nous à une stipulation désavantageuse, alléchés que nous sommes par des promesses formelles et plus ou moins favorables ? On prend acte de notre soumission, et les promesses sont éludées.

Montrons-nous, au contraire, quelque fermeté ? Nous nous en trouvons toujours bien. Ainsi, protestons-nous solennellement contre un protocole ? Il est sans suite ; en restituons-nous un autre ? Il ne reparaît plus, et la conférence ne se fâche pas de cette manière d’agir, peut-être un peu cavalière.

Ainsi donc, messieurs, si nous nous en rapportons à notre expérience, il est évident que chaque fois que nous faisons preuve de faiblesse et de pusillanimité, nous en sommes bientôt punis ; qu’au contraire nous n’avons jamais à nous repentir d’avoir employé de la fermeté et de l’énergie. Il en est de même des relations de nos adversaires avec la conférence.

Citons quelques exemples connus de tous. La conférence nous présente, à nous et à la Hollande, le protocole du 20 janvier. La Hollande l’accepte ; nous protestons formellement contre son contenu. C’est à nous que l’on donne raison, et l’acceptation de la Hollande reste sans résultat.

La conférence nous propose les préliminaires de paix, connus sous le nom des 18 articles, nous y donnons notre adhésion, la Hollande refuse la sienne, les 18 articles rentrent dans le néant.

Mais il y a plus, messieurs : la conférence va jusqu’à favoriser celui qui viole les engagements pris envers elle. En effet, à différentes reprises, elle répète que la suspension d’armes, à laquelle nous avions aveuglément souscrit à sa sollicitation, « est un engagement pris envers les cinq puissances, elle s’en déclare garante, et ajoute qu’elle se considère comme tenue à prévenir toute reprise d’hostilités, et ne saurait même admettre aucune mesure qui paraîtrait hostile. » La Hollande n’en tient aucun compte, et tandis que, forts des assurances données par la conférence, et pleins de confiance dans sa sollicitude à faire respecter les engagements sacrés pris de part et d’autre, nous vivons dans une entière sécurité, elle nous attaque à l’improviste. La conférence lui fait des représentantions ; elles sont dédaignées, et, sans y faire attention, la Hollande poursuit des succès qu’elle ne doit qu’à sa déloyauté et à son manque de foi. Eh bien ! pour prix de cette déloyauté, de cette perfidie, de ce dédain pour la conférence, la Hollande est traitée avec une faveur marquée, et c’est nous qu’on lui sacrifie !

De tout cela, messieurs, je tire la conséquence bien simple qu’il y a danger à accepter, même conditionnellement, même avec des restrictions, les propositions de la conférence, et qu’il n’y en a point à les rejeter.

J’entends déjà tous les partisans de l’opinion contraire à la mienne s’écrier : Mais la conférence n’a jamais tenu un langage aussi positif que celui qu’elle nous adresse aujourd’hui ; elle ne nous propose point les 24 articles, elle nous les impose, et elle ajoute qu’ils contiennent les décisions finales et irrévocables des puissances, qui, d’un commun accord, sont résolues à amener notre assentiment à ces articles, dans le cas où, contre toute attente, nous nous déciderions à les rejeter.

D’abord, messieurs, je le déclare franchement, je n’attache pas une grande importance à ce que les termes dont on se sert soient un peu plus ou un peu moins positifs ou tranchants. Il y a longtemps que les propositions que la conférence nous transmet ressemblent bien moins à des propositions qu’à des ordres, et plusieurs protocoles même, celui du 20 janvier, par exemple, nous étaient aussi réellement imposés que nos 24 articles.

Quant aux menaces, messieurs, il ne faut pas qu’elles nous effraient, et, pour ma part, j’y suis trop habitué pour qu’elles fassent sur moi un effet décisif. Ceux d’entre nous qui étaient membres du congrès n’auront pas perdu la mémoire des conseils qui nous furent donnés à une de nos premières réunions, et au moment où nous allions prendre une grande et solennelle décision. Ils étaient aussi accompagnés de menaces. On n’y a eu aucun égard, et elles se sont évanouies. Ils se rappelleront qu’à différentes reprises on a eu recours au même moyen. Tantôt on nous fixait le jour où une armée étrangère allait envahir une partie du territoire : le jour fixé arrivait, et l’invasion n’étaient pas même tentée. Tantôt on nous annonçait que nous allions nous exposer à la colère des puissances, et, pour preuve, ses envoyés avaient reçu l’ordre de quitter Bruxelles ; que dis-je ? Un ambassadeur n’a-t-il point été au point de nous prédire « l’extinction du nom belge ! » De toutes ces menaces on a tenu fort peu de comptes, quelquefois même elles ont été accueillies avec un dédain mérité, et jamais, jusqu’ici, on n’a pensé à les mettre à exécution.

Pourquoi donc, messieurs, en serait-il autrement aujourd’hui ? J’entends toujours parler de force majeure, de nécessité absolue ; mais pour moi cette force majeure, cette nécessité si impérieuse, ne sont nullement évidentes. Je me retrouve dans une position où je me suis déjà vu plus d’une fois.

Mais, me dit-on, qu’espérez-vous donc en refusant d’accepter les 24 articles ? Ce que j’espère ? Précisément ce que j’espérais quand, le 1er février dernier, le congrès a si éloquemment protesté contre le protocole du 20 janvier ; ce que j’espérais lorsque j’ai approuvé le gouvernement chaque fois que, résistant aux empiétements de la conférence, il protestait contre ses décisions ou les lui restituait même sans consulter le pouvoir souverain. Je me flatte que la conférence, reconnaissant toute l’injustice de son arrêt, reviendra à un système moins inique et moins révoltant ; je me flatte que la France particulièrement, la France si noble et si généreuse, appréciant combien sont fondées nos représentations et nos plaintes, retirera son adhésion à ce fatal arrêt ; et, remarquez-le bien, ce n’est pas sans quelques motifs, messieurs, que j’ose attendre de sa part cet acte de bienveillance et d’équité. Je n’ai pas oublié, en effet, la conduite que tint le gouvernement français lorsqu’on nous eut signalé le protocole du 27 janvier dernier ; il était signé, ce protocole, de tous les membres de la conférence, y compris le plénipotentiaire français. Cependant nous eûmes bientôt connaissance d’une lettre adressée le 1er févier à l’envoyé français à Bruxelles, et qui était conçue en ces termes :

« Paris, le 1er février 1831.

« Monsieur,

« Si, comme je l’espère, vous n’avez pas encore communiqué au gouvernement belge le protocole du 27 du mois de janvier, vous vous opposerez à cette communication, parce que le gouvernement du roi n’a point adhéré à ses dispositions. Dans la question des dettes, comme dans celle de la fixation de l’étendue et des limites des territoires belge et hollandais, nous avons toujours entendu que le concours et le consentement libres des deux Etats était nécessaire.

« La conférence de Londres est une médiation, et l’intention du gouvernement du Roi est qu’elle ne perde jamais ce caractère.

« Agréez, etc.

« Signé : Horace Sebastiani. »

Le même monarque est encore sur le trône de France, le portefeuille des affaires étrangères est encore entre les mains du même ministre, pourquoi, au mois d’octobre, leur langage, leur conduite seraient-ils diamétralement opposés au langage et à la conduite qu’ils tenaient au mois de février ?

Je demanderai à mon tour, messieurs, à ceux qui, tout en reconnaissant que les 24 articles doivent être désastreux pour la Belgique, veulent cependant les accepter ? Que craignez-vous ? Une invasion ? Mais quelles troupes en seront donc chargées ? D’un côté le gouvernement français connaît trop bien ses intérêts, tient trop à son existence, pour voir d’un œil tranquille pénétrer chez nous une armée prussienne, qui pourrait bien ne pas s’y arrêter ; de l’autre, vous ne croyez pas sans doute que la sympathie de la France pour nous soit éteinte à tel point qu’après nous avoir naguère si généreusement secourus, elle veuille aujourd’hui nous envahir dans le but de nous écraser, de nous donner des chaînes.

La restauration ? Vous ne la craignez point, messieurs ; comme moi vous la croyez impossible : inutile de m’y arrêter. Quant au partage, s’il avait pu entrer dans la politique des maîtres de l’Europe, il y a longtemps qu’il serait consommé, et c’est précisément parce qu’ils ne croient point qu’il soit dans leur intérêt de l’effectuer, qu’ils veulent nous faire accepter l’arrangement qui leur convient. Aussi ne nous menacent-ils ni d’une invasion, ni d’un partage, ni d’une restauration, mais uniquement d’user de tous les moyens en leur pouvoir pour amener notre assentiment aux 24 articles. Dans cet état de choses, et en présence des menaces aussi vagues que celles que nous adresse la conférence, je ne vois pas à quel danger si grand nous nous exposons en refusant notre adhésion aux 24 articles. Si les puissances sont irrévocablement décidées à nous les faire subir, eh bien ! nous nous soumettrons lorsqu’elles en viendront aux moyens d’exécution : de cette manière au moins, en consommant notre ruine, elles ne nous aurons pas fait signer notre déshonneur. D’ailleurs, quels seront ces moyens ? Une armée étrangère s’emparera des territoires dont on réclame la cession ? Je ne vois en cela, messieurs, rien de bien effrayant, et j’aime cent fois mieux qu’on nous les ravisse de force ces territoires, que de les abandonner ainsi, sans même faire la moindre opposition. Je désire que les malheureux habitants de ces pays, appréciant leur position, écoutant cette fois leurs intérêts, arborent spontanément le drapeau orange, et acquièrent ainsi quelques droits à l’indulgence de leurs anciens maîtres.

En résumé, messieurs, je résisterai à toutes les menaces ; je ne céderai que devant l’usage de la force. Tant qu’il me restera une lueur d’espoir, je refuserai obstinément d’abandonner 300,000 de mes concitoyens, d’accepter la honte et la ruine de mon pays. A cette occasion je me rappelle qu’un éloquent orateur, dont je regrette amèrement l’absence dans ces circonstances, nous disait, lors de la discussion des 18 articles :

« Quand j’ai entendu le ministère nous dire que la forme des propositions de la conférence n’était plus insultante pour le pays ; quand je l’ai entendu nous dire que la conférence, par cela seul qu’elle nous soumet des propositions sur lesquels nous pouvons délibérer, avait perdu ce ton de hauteur, ce ton impérieux par lequel elle avait débuté, je me suis involontairement souvenu de ce brigand espagnol qui, l’escopette sur l’épaule, demandait la charité aux passants. » Aujourd’hui, messieurs, ce n’est plus l’escopette sur l’épaule qu’on nous demande la charité, c’est en nous mettant le pistolet sur la gorge qu’on exige de nous l’abandon de notre fortune et de notre honneur. Eh bien ! dans une semblable position mon parti est bientôt pris, si j’ai quelque chance de succès (et nous en avons), j’aime mieux m’exposer incontinent à des dangers plus ou moins imminents, en me défendant, que de me soumettre avec la certitude de mener une vie honteuse et misérable.

Telle est, messieurs, ma résolution bien prononcée, dussé-je être regardé comme un factieux, un orangiste, ou une dupe des orangistes, ainsi que déjà on a semblé vouloir me le faire craindre.

Avant de terminer, messieurs, j’éprouve le besoin de vous dire quelques mots des habitants du Limbourg que vous allez peut-être offrir en holocauste. Je vous ai, différentes fois, entretenus de leur dévouement, de leur patriotisme : malgré les craintes qu’ils étaient en droit de nourrir sur leur sort futur, ce dévouement et ce patriotisme ne se sont pas démentis ; et, lors même qu’à certaines populations on pouvait reprocher avec quelque raison d’avoir perdu de leur ancienne énergie, eux, messieurs, toujours confiants, toujours désintéressés, montraient, pour la défense d’une patrie qu’ils ne pouvaient se résigner à ne pas regarder comme la leur, un zèle et une activité inconcevables. Je pourrais vous en citer bien des preuves ; j’en trouve une irrécusable dans les paroles du général Daine, à la sincérité duquel vous pouvez ajouter pleine foi puisqu’en regard de ses éloges vous trouvez d’amers reproches adressés aux citoyens qui ont montré de la froideur et de l’apathie. « J’offre mes remerciements, dit-il, entre autres (page 76 de son mémoire), à la population de la rive droite de la Meuse, aux habitants de Weert, de Ruremonde, de Peer, de Bree, qui tous ont tendu la main à ma première brigade, et l’ont aidée dans ses opérations. »

Et cette noble ville de Venloo, qui avait quelque droit de se plaindre depuis l’acceptation des dix-huit articles, a-t-elle cessé de se montrer digne de toute notre sollicitude, de toute notre affection ? Non, messieurs, elle est restée au niveau de ce qu’elle a toujours été ; c’est vous en faire assez l’éloge.

Quelle récompense, grand Dieu ! pour tant de désintéressement, tant de confiance et tant de patriotisme !

Cependant, tandis que naguère tant d’hommes généreux voulaient qu’on offrît des indemnités, des compensations, aux habitants qui croiraient devoir abandonner leur résidence à l’approche des Hollandais, pour se condamner à un exil forcé ; tandis qu’on ne parlait pas moins que de voter provisoirement, à cet effet, une somme de 2,000,000 fr., que du projet de bâtir une nouvelle Venloo, je n’entends aujourd’hui s’élever aucune voix dans leur intérêt.

La mienne, messieurs, saura toujours se faire entendre, et je me réserve de faire, à cet égard, telle proposition que je jugerai convenable. En attendant, je recommande, dès aujourd’hui, au gouvernement, les dignes fonctionnaires qui se sont compromis pour une cause qu’ils n’avaient que trop pris à cœur ; et certes il ne pourrait refuser de s’occuper activement de leur sort sans se rendre coupable de la plus noire ingratitude, ingratitude dont toute la nation serait solidaire.

M. Nothomb. - Messieurs, Je n'ai pas l'habitude d'entretenir la chambre de ce qui m'est personnel, et dans toutes les discussions j'ai cherché à m'effacer ; pour la première fois, je suis forcé de déroger à cette loi que je m'étais faite, et de vous signaler ma position particulière, pour que la conduite que je me propose de suivre obtienne votre approbation. A côté de la question nationale qui nous occupe, il est une question de province, de famille, de personne, qui domine mon esprit et qui le tient en quelque sorte captif. J'appartiens à l'une des deux provinces destinées à être mutilées ; j'ai même besoin de dire que, je ne sais par quelle fatalité, le premier village réservé dans le grand-duché de Luxembourg à la domination du roi Guillaume est celui qu'habite ma famille, et j'en rends grâce au hasard ; car, au milieu de la douleur publique, c'eût été pour moi une douleur de plus, et peut-être pour d'autres un sujet d'accusation, de voir ma cause séparée de celle de mes malheureux compatriotes, et d'être seul épargné dans mes intérêts et mes affections.

Déjà, messieurs, j'ai été accusé, hors de cette enceinte, il est vrai, d'avoir contribué à faire naître cette funeste idée de l'échange d'une partie du Luxembourg contre une partie du Limbourg. Ce projet n'a pas eu de plus énergique adversaire que moi ; et, s'il avait été possible de conserver le Limbourg en entier, au prix du Luxembourg, je n'aurais pas été assez aveugle dans mes affections pour hésiter sur le choix du sacrifice le moins désavantageux à la Belgique. Il n'a été au pouvoir de personne de sauver l'une de ces provinces au prix de l'autre ; toutes deux sont depuis longtemps, plus qu'aucune autre province belge, victimes des combinaisons politiques : ce sont de vieilles terres de malheur, et, à voir cette longue suite de maux qui les accablent depuis trois siècles, on croirait qu'elles sont sous l'influence d'un mauvais génie, comme ces familles vouées au malheur, dont nous entretient le moyen âge. Depuis la révolution du XIVème siècle, le territoire qui compose le Limbourg actuel n'avait plus été soumis à la même domination, la conquête française lui avait procuré le grand bienfait de l'unité territoriale ; ce bienfait, il le perd aujourd'hui. Le duché de Luxembourg qui, au XVIème siècle, comprenait presque tout le territoire entre la Moselle et la Meuse, en est aujourd'hui à son troisième partage : ce fut d'abord le traité des Pyrénées qui donna à Louis XIV Thionville, Montmédy, Dampvillers et Carignan ; les traités de 1815 réunirent à la Prusse l'arrondissement de Bidbourg ; de sorte qu'au lieu d'un vaste pays renfermant tous les éléments de prospérité, il y a quatre lambeaux de province : le Luxembourg français, le Luxembourg prussien, le Luxembourg germanique et le Luxembourg belge.

Le traité de paix qui nous est soumis peut être considéré sous trois rapports : par rapport aux deux provinces qu'il sacrifie ; par rapport à la Belgique qu'il constitue ; enfin par rapport à l'Europe qui le dicte.

Si je le considère par rapport aux deux provinces sacrifiées, je dois le repousser de toute l'énergie de mon âme ; je dois le repousser au nom de mes affections les plus intimes et de mes intérêts les plus impérieux, au nom d'engagements contractés aux jours de l'insurrection ; engagements que je ne puis nier et que, peut-être, vous ne pouvez tenir ; ou du moins, si la mesure est inévitable, je ne dois pas y concourir : je dois déplorer mon impuissance, et assister silencieusement à l'appel nominal qui consommera le sacrifice.

Si je le considère par rapport à la Belgique, je dois examiner s'il n’est pas, dans la vie des peuples, de ces moments suprêmes où la conservation de la patrie, de l'être moral, commande des sacrifices ; me rappeler cette loi de la nécessité à laquelle se soumettent les peuples au grand jour des calamités publiques, le lendemain des journées de Crécy, d'Azincourt et de Waterloo ; je dois examiner si la Belgique naissante a déjà rencontré son Waterloo.

Si je le considère par rapport à l'Europe, je dois rechercher s'il est conforme à ces lois suprêmes qui régissent l'ensemble des sociétés et s’il m'est permis de le repousser sans me mettre en hostilité avec ces lois.

Ainsi, si je considère le traité par rapport aux deux provinces mutilées, je dois le rejeter ou du moins m'abstenir ; si je le considère par rapport à la Belgique, je dois l'accepter peut-être ; si je le considère par rapport à l'Europe, je dois le subir.

Voilà comme les résolutions peuvent et doivent varier suivant le point de vue où l'on se place ; et l'on s'étonnerait moins de la différence des avis, si l'on se rendait toujours compte de la différence des situations.

Ma position, messieurs, vous est connue ; je ne l'ai point faite, je ne puis la changer : le parti que je dois prendre ne peut être douteux.

Toutefois, messieurs, en m'abstenant de voter, je n'ai pas cru pouvoir m'accorder toutes les facilités du silence ; j'ai voulu m'acquitter de ma part dans la discussion. C'est sous le dernier point de vue que je vais examiner la question. Je me dois à moi-même, je dois à ceux que j'avoue comme amis politiques, de prouver que le traité n'est pas le résultat, soit de la « coupable impéritie, » soit de la « fatale ambition, » soit de « l'aveugle entêtement » de quelques hommes, comme le pense un honorable préopinant, mais le résultat de causes supérieures qu'il n'a été donné à personne en Belgique de maîtriser. La diplomatie belge a lutté, pendant dix mois, contre toutes ces causes ; et, si elle a été vaincue, ce n'est pas sans avoir combattu.

Je ferai donc violence à ma douleur : me dépouillant de ma qualité de Luxembourgeois et de Belge, je prendrai celle d'Européen. Je raisonnerai comme s'il s'agissait d'un événement dès longtemps consommé, et consommé loin de nous.

Aucune nation, messieurs, n'a d'existence absolue ; chaque peuple s'ordonne par rapport aux autres peuples, comme chaque homme par rapport aux autres hommes ; il n'y a de liberté individuelle absolue, ni pour les peuples, ni pour les particuliers ; il y a des lois pour les sociétés considérées dans leur ensemble, comme pour chaque société considérée par rapport à elle-même.

Ce sont là des vérités bien simples, qui cependant sont souvent méconnues ; ce sont des faits qu'on peut déplorer, outrager même, mais qui sont là, et nous écrasent de tout le poids de leur existence.

Notre position à l'égard de l'Europe n'est pas autre que celle de la France.

Les révolutions de juillet et de septembre devaient-elles se placer en dehors du système général de l'Europe ; ou bien devaient-elles prendre un caractère tel qu'elles pussent se coordonner avec ce système ?

C'est à cette question qu'il faut ramener toutes les discussions politiques soulevées depuis un an ; elle les résume toutes en peu de mots.

En se plaçant en dehors de l'ordre général de l'Europe, la guerre était certaine, inévitable.

En rentrant dans cet ordre, la paix était, sinon certaine, du moins probable.

Il y avait donc deux systèmes à suivre. J'appellerai l'un le système belliqueux, l'autre le système diplomatique.

Je n'entends point, par ordre général de l'Europe, cette doctrine mystérieuse qui suppose aux rois une vocation et une origine divine, mais l'arrangement territorial établi dans l'intérêt de l'équilibre des Etats.

La Convention, qui collectivement avait le génie d'un grand homme, et Bonaparte se sont successivement placés en dehors de cet arrangement. Ils ont voulu fonder un droit public nouveau, et ont dit tour à tour : « L'Europe, c'est moi. » La Convention agrandit la France par les insurrections, Bonaparte par les armes, et le système territorial fut détruit. La Convention et Bonaparte attirèrent sur la France la réaction du monde. La révolution de juillet a profité des enseignements de l'histoire : bornant ses effets à l'existence intérieure, monarchique au-dedans, pacifique au-dehors, elle a respecté le statu quo territorial.

Et remarquez-le bien, messieurs, si la révolution de juillet avait pris un autre caractère, c'en était fait de l'indépendance de la Belgique. La nationalité belge n'est pas une de ces idées larges qui rentrent dans ces vastes projets de rénovations universelles ; c'est à côté de ces grands projets une idée étroite, qui nous est chère, idée factice peut-être et qui tient au vieux système de l'équilibre ; c'est une idée de juste milieu. Aussi, pour moi, je n'ai jamais su comprendre ceux de mes concitoyens qui, partisans sincères de l'indépendance belge, reprochent à la France son rôle pacifique. Quand la France sortira du lit que lui ont creusé les traités de 1815, ce sera pour submerger la Belgique.

Ce que la France de juillet n'a pas osé, la Belgique pouvait-elle le tenter ?

Le fait de septembre, messieurs, n'est, dans son origine, qu'une insurrection contre la Hollande ; il pouvait, dans ses suites, devenir une insurrection contre l'Europe.

Mais, demandera-t-on, fallait-il donc que la Belgique se reconstituât dans le sens des traités de 1815 ?

Les traités de 1815, messieurs, ne représentent pas la sainte-alliance, création postérieure à cette époque et étrangère à l'Angleterre. Ne confondons pas le système de l'équilibre avec le système du droit divin, pour faire rejaillir sur le premier l'odieux ou le ridicule du second.

C'est le but des traités de 1815 qu'il faut rechercher : les moyens peuvent subir des transformations, pourvu que le but subsiste et soit atteint.

La création du royaume des Pays-Bas n'était pas le but, mais seulement le moyen.

La révolution belge, en rompant l'union de la Belgique et de la Hollande, a porté atteinte aux traités relativement au moyen ; mais, en proclamant l'indépendance belge, elle a maintenu les traités quant au but.

Par la destruction du moyen, les traités ont été violés dans ce qu'ils ont de transitoire et de variable.

Par la destruction du but, ils auraient été violés dans ce qu'ils ont de constitutif et d'incommutable.

La Belgique ne s'est pas rendue coupable de cette dernière violation.

Par la première, elle s'est mise en hostilité avec la Hollande ; par la deuxième, elle se serait mise en hostilité avec l'Europe.

La Belgique, en décrétant son indépendance, a donc coordonné sa révolution au système général ; en acceptant la suspension d'armes, elle est entrée dans la voie diplomatique.

Le jour où le gouvernement provisoire a signé la première suspension d'armes (c'était le 21 novembre 1830), la question de paix ou de guerre a été décidée, sans avoir été plaidée peut-être ; depuis lors, elle a disparu de l'ordre du jour : c'est le 21 novembre qu'a été prise une résolution qui a dominé notre révolution tout entière. C'est ce que n'ont pas compris ceux qui, depuis, ont voulu alternativement la paix ou la guerre, les négociations ou les hostilités.

Depuis le 21 novembre il y avait chose jugée. Rappelez-vous, messieurs, les applaudissements qui ont accueilli, dans cette enceinte et dans le public, la nouvelle de la cessation des hostilités : les coupables sont ceux qui applaudissaient alors, et tous, messieurs, sans exception, nous avons applaudi. Cette cessation d'hostilités, je la jugeais alors, je la juge encore nécessaire : pour ne pas faire dégénérer l'insurrection contre la Hollande en une insurrection contre l'Europe, il fallait mettre fin au système belliqueux et entrer dans le système diplomatique ; mais, le choix fait, il était impossible de revenir sur ses pas.

Une fois seulement notre position a changé, et, il faut l'avouer, jamais elle n'a été plus belle : nous avions invoqué tant de fois le droit de conquête ! Le roi Guillaume, par la reprise des hostilités, est venu nous l'offrir ; nous n'avons pas su le saisir ; la guerre agressive nous était interdite ; la guerre défensive nous était présentée avec tous ses avantages.

Dans le système belliqueux, nos moyens eussent été les armes ; dans le système diplomatique, nos moyens devaient être les anciens traités.

Dans cette voie nous devions succomber partout où les anciens traités étaient encore contre nous. La diplomatie ne défait pas les traités, elle les applique ; la guerre seule les défait, et, sous peine de nous mettre en hostilité avec tout le monde, la guerre, je le répète, nous était défendue.

C'est ce que le congrès a compris en adoptant les préliminaires de paix, qui consacrent en faveur de la Hollande l'application des anciens traités.

C'est assez vous dire, messieurs, que depuis longtemps j'ai cessé de compter sur la possession de la rive gauche de l'Escaut et sur celle de Venloo et de Maestricht. Je cédais à de tristes pressentiments lorsque, au milieu de l'effervescence populaire, j'ai osé dire que, quant à la rive gauche de l'Escaut, nous avions contre nous le droit et le fait ; lorsque j'ai dit que nous aurions le Limbourg, peut-être en entier ; lorsque, avec deux honorables collègues, je proposais au congrès d'autoriser le gouvernement à consentir à ce que Maestricht fût gardé par une garnison étrangère. Des murmures m'ont accueilli : le temps où mes paroles pouvaient être comprises n'était pas venu. Et cependant, si le gouvernement, en juin dernier, avait été autorisé à abandonner Venloo et Maestricht, à satisfaire à cette exigence européenne, la Belgique serait constituée depuis longtemps, et d'une manière plus avantageuse. La Hollande (car en ce jour il faut tout dire), la Hollande n'eût eu que l'extrémité septentrionale du Limbourg, et une route entre Venloo et Maestricht, au lieu de la rive droite tout entière ; le Grand-Duché nous eût appartenu en entier, moins la ville qui, avec sa banlieue, eût été déclarée ville libre : nous étions alors à l'apogée de notre puissance révolutionnaire. De cette époque date la marche descendante. Alors, l'immortelle Pologne, qui tôt ou tard devait succomber sous le nombre, luttait encore ; la royauté de Louis-Philippe n'avait pas encore perdu l'appui de l'hérédité de la pairie ; une chambre réformiste ouvrait ses séances à Westminster, et l'aristocratie anglaise était silencieuse. La Belgique apparaissait au monde, entourée de l'auréole des victoires de septembre. Le grand fait sorti des journées de juillet et qui s'était reproduit sous diverses formes, était debout, resplendissant de gloire et dans toute la vigueur de la jeunesse. Depuis, il a été vaincu : il l'a été en Belgique, en Pologne, en Angleterre. C'est sous l'influence de cette triple défaite que nous avons négocié.

La question belge était complexe : commerciale et militaire. La question militaire a été résolue contre nous, parce que l'intérêt européen a paru l'exiger.

La question commerciale a été résolue en notre faveur, parce que l'intérêt européen a paru l'exiger.

La question militaire était celle-ci : Faut-il prolonger le territoire hollandais jusqu'à Maestricht, le long de la Meuse, de manière à ce que la Hollande forme une deuxième barrière contre la France ?

Faut-il joindre à la ville de Luxembourg un territoire assez étendu pour que, sans ridicule, le roi Guillaume puisse encore s'intituler grand-duc de Luxembourg et rester membre de la Confédération germanique ?

Ces deux points fondamentaux ont été décidés contre nous, et cette décision est hors de la portée de nos délibérations parlementaires.

Dans cette décision, on n'a consulté ni les intérêts de la Belgique ni même ceux de la Hollande : la possession lointaine du grand-duché de Luxembourg, aussi resserré dans ses limites, sera onéreuse au roi Guillaume ; la possession intégrale du Limbourg lui eût été plus avantageuse, et il l'eût préféré.

Les exigences commerciales de la Hollande étaient incompatibles avec le système commercial de l'Europe. Elle aurait voulu faire revivre le monopole qu'elle exerçait autrefois, au moyen de la fermeture des rivières et des fleuves, non seulement aux dépens de la Belgique, mais aux dépens du monde commercial. Ses prétentions ont été condamnées : elle demandait le Limbourg comme position commerciale ; elle l'obtient comme position militaire. Les cinq puissances saisissent cette occasion de résoudre la question de la libre navigation du Rhin, mal définie, il faut l'avouer, par le traité de Vienne, et elles accordent à la Belgique un privilège destiné à devenir tôt ou tard de droit commun. Au risque de passer pour prophète, je dirai que je crois que la stipulation en faveur de la navigation des eaux entre l'Escaut et le Rhin sera exécutée, comme l'Escaut a été ouvert, non dans l'intérêt de la Belgique seulement, mais du commerce en général.

Le projet de traité, bien qu'anti-belge, n'est donc pas anti-européen ; il n'est pas non plus anti-français. La partie modérée de la nation française, qui ne veut ni guerre ni conquête, ne tardera pas à comprendre cet arrangement politique. Les ministres français diront à la tribune : « Les traités de 1815 avaient placé à nos frontières, dans des vues hostiles, le royaume des Pays-Bas et la Confédération germanique. Le royaume des Pays-Ras s'est retiré sur le Moerdyck et la Meuse, pour faire place à un Etat ami qui, par sa neutralité, protège nos propres frontières. Dans le Luxembourg, la Confédération germanique pouvait s'avancer jusque sous les murs de Longwy, et peut-être occuper Bouillon, qui touche à Sedan et à Mézières : c'est entre Bouillon et Longwy que les coalisés sont entrés en France en 1792. J'ai morcelé le Grand-Duché ; j'ai refoulé la confédération germanique vers le Rhin ; un territoire neutre est venu se placer devant Longwy : c'est la neutralité du Luxembourg belge, qui, au défaut de Dumouriez, protège les plaines de la Champagne et ferme les défilés de l'Argonne. » Voilà le langage que tiendront les ministres du roi des Français, et, je le dis à regret, la France applaudira.

En dehors de l'existence qui est offerte à la Belgique, il n'y a pour l'Europe (je n'hésite pas à le dire ; car, lorsque je pose des prémisses, je ne crains pas d'envisager en face le terme extrême du raisonnement), il n'y a pour l'Europe qu'un seul parti à prendre. Je respecte toutes les opinions : je leur suppose à toutes des intentions droites ; je les crois toutes dictées par le patriotisme le plus pur. Il y a des orangistes, des réunionnistes de bonne foi ; mais les uns et les autres caressent une chimère. Peu de mots me suffiront pour justifier une opinion en apparence paradoxale. Il n'y a de possible ni la réunion intégrale à la France, ni la restauration intégrale.

La réunion intégrale à la France ébranlerait l'équilibre européen. Pour y parvenir, Louis-Philippe devrait renouveler la lutte gigantesque que la Convention et Bonaparte ont soutenue pendant vingt ans. La révolution de juillet, isolée de l'Angleterre, devrait se présenter seule, comme celle de 90, devant l'Europe conjurée : que si, après une guerre longue et sanglante, la victoire restait à la France sur le continent, l'Angleterre, dominatrice des mers, maîtresse de la marine et des colonies françaises, ne souscrirait pas encore à la réunion intégrale, et attendrait patiemment une nouvelle coalition. Je suis tellement convaincu de l'impossibilité de la réunion intégrale, que, même dans la guerre générale agressive contre la France, suscitée en faveur de la légitimité par les puissances du Nord, je ne vois aucune certitude de réunion. Dans ce cas, la France, pour tenir tête à l'Allemagne et à la Russie, aurait plus que jamais besoin de l'appui de l'Angleterre, et celle-ci mettrait, pour première condition à son alliance, l'indépendance et peut-être l'agrandissement de la Belgique.

La restauration intégrale (et j'entends par là le retour identique à l'Etat qui a précédé la révolution, la reproduction exacte du royaume des Pays-Bas) me paraît également impossible. L'union de la Belgique et de la Hollande renfermait un vice qui est bien connu aujourd'hui : une éclatante catastrophe en a révélé l'existence aux plus incrédules. Il est impossible de croire que l'ancienne opposition, quelque bien conduite qu'elle fût, eût pu réussir à renverser un gouvernement si puissamment établi, si ce gouvernement eût été placé dans des conditions de force et de stabilité : il faut donc chercher dans la conception première les causes d'exténuation progressive. Le royaume des Pays-Bas n'avait pas de garanties internes d'existence, il n'avait que des garanties externes. On avait uni quatre millions d'hommes à deux millions : c'est là l'erreur primordiale. On avait dit aux deux millions : C'est à vous de commander ; aux quatre millions : C'est à vous de servir. Par un renversement de toutes les idées, la minorité devait faire la loi ; c'est à elle que revenait la suprématie nationale, et une sorte de servage politique devait peser sur le plus grand nombre. Cet état de choses n'était pas durable. Croyez-vous qu'il soit de l'intérêt de la Hollande, de l'intérêt de l'Europe, de le renouveler, avec toutes les chances certaines de révolutions futures ? Le royaume des Pays-Bas restauré renfermerait le principe de tiraillement, le germe de dissolution, qui déjà une fois en a amené la ruine.

La restauration intégrale et la réunion intégrale étant impossibles, il y aurait, au défaut de l'indépendance et en désespoir de cause, un seul parti à prendre : ce parti serait celui d'une restauration partielle et d'une réunion partielle, le partage en un mot. Le partage serait alors, et il faut qu'on le sache en ce jour, la seule combinaison rationnelle : deux millions d'hommes et non quatre seraient de nouveau réunis à la Hollande, qui les gouvernerait, les exploiterait paisiblement, comme les anciens pays de généralité ; le reste serait donné en partie à la France, en partie à la Prusse. Je le répète donc, au risque de déplaire et même d'irriter, l'Europe ne peut permettre, hors l'indépendance, ni la réunion intégrale, ni la restauration intégrale. Mais, si l'indépendance est impossible, un grand crime politique se renouvellera. Et la France, forcée d'opter entre la guerre ou le partage, entre une grande faute ou un grand crime, consentira à être criminelle. Lisez les journaux ministériels de Hollande : ce qu'ils demandent n'est pas la restauration intégrale, mais le partage, l'exploitation paisible de deux millions d'hommes, et non l'adjonction inégale de quatre millions.

La restauration intégrale nous laisserait encore la possibilité et l'espoir d'une nouvelle révolution. Le partage amènerait à jamais l'extinction du nom belge. La Belgique, morcelée, serait soudée à perpétuité à la France, à la Prusse, à la Hollande ; elle ressemblerait à un enfant sur lequel se seraient étendus trois géants.

J'ignore, messieurs, si la Belgique, constituée comme le prescrit l'Europe, pourra vivre ; ce que je sais, c'est que pour le moment elle ne peut se constituer autrement. Je me rassure toutefois sur notre avenir, en considérant quelques antécédents historiques.

Depuis la mort du dernier duc de Bourgogne, la Belgique n'a été que l'accessoire d'autres Etats. L'absence de dynastie nationale a amené l'absence d'unité et de force nationale. Si Charles le Téméraire avait laissé des fils, il se serait élevé dès le XVème siècle, entre la France et l'Allemagne, un royaume de Bourgogne ou de Belgique. Etrange destinée : après avoir donné des empereurs à Rome et à Constantinople, des rois à Jérusalem, à la Bohême, à l'Espagne, à presque tous les pays, la Belgique s'est trouvée sans dynastie propre ; Pendant deux siècles elle a passé de main en main, butin de toutes les guerres, épave de tous les naufrages. Si les rois avaient la mémoire du cœur, ils se seraient peut-être rappelé, en 1815, que cette vieille terre est le berceau de leurs ancêtres, et n'auraient pas si dédaigneusement jeté en dot à la Hollande la patrie de Godefroid de Bouillon et de Charles-Quint. C'est une consolation pour moi de croire que la Belgique, une fois constituée, sera pleine de vitalité et d'avenir. Elle ne périra point, parce que c'est pour l'Europe une loi qu'elle ne périsse point. La question belge sera de jour en jour mieux comprise. Quel est l'homme, quelle est la nation dont le sort se fixe en un jour ? Si des préjugés trop invétérés, des haines trop récentes, des défiances et des jalousies mutuelles ont empêché que la Belgique obtînt ce qui lui est peut-être indispensable pour qu'elle remplisse sa destination, ce qu'on lui refuse aujourd'hui, elle l'obtiendra, dans la suite, par le cours naturel des événements, et par cet enchaînement, cette génération d'idées dont le temps seul a le secret ; elle se replacera par la force des choses dans ses conditions d'existence. En 1815, l'Angleterre eût pu, profitant de l'humiliation de la France, reprendre la Normandie et Calais ; elle aurait pu invoquer et les circonstances d'alors et d'anciens droits. Le fait était possible : mais quel est l'homme qui eût cru à la perpétuité du fait ?

Comme Belge, j'ai quelque foi en l'avenir. Le jour de la réparation se lèvera pour nous, et tous les enfants de la famille belge se réuniront de nouveau.

Comme Luxembourgeois, je gémis ; mais, dans les circonstances où nous sommes, une considération me frappe. Cette province est dégarnie de troupes ; le gouvernement ne peut y envoyer de corps d'armée. Mes commettants m'ont recommandé de ne pas les exposer à une occupation militaire : le rejet du traité n'aurait-il pas cet effet ? Et pour cela il ne faudrait pas un si grand déploiement de forces : mille hommes, sortis de la forteresse de Luxembourg, feraient impunément une promenade militaire dans la partie allemande. Le prestige révolutionnaire n'est plus là pour nous défendre au défaut d'armée.

Messieurs, je vous ai dit mes douleurs, mes opinions, mes doutes et mes craintes : vous connaissez ma position ; je ne me dissimule pas la vôtre, Je suis partie, et vous êtes le tribunal appelé à prononcer sur le sort du Luxembourg ; je vous ai dit moi-même quelles étaient les causes supérieures qui lient votre volonté.

Je termine en vous recommandant mes malheureux compatriotes, et surtout les fonctionnaires publics qui se sont compromis : ils ont tout fait pour être Belges ; mais l'Europe a consulté ses intérêts et non leurs vœux. Vous avez contracté une dette envers eux, et je viens vous le rappeler. Pendant dix mois ils ont résisté avec un admirable courage à toutes les suggestions, à toutes les menaces. Je souhaite que la portion du Luxembourg détachée de la patrie belge soit heureuse, et que les hommes en petit nombre, qui se sont chargés, dans l'intérieur de la forteresse, de représenter la cause du roi Guillaume, jouissent de ce bonheur. J'oublie leurs injures, leurs persécutions, leurs appels à l'étranger, tant de fois et si vainement renouvelés, et cette joie infernale qu'ils ont ressentie à la nouvelle des désastres de Varsovie. J'oublie tout cela, et je prie mes compatriotes de l'oublier.