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« La Belgique morale et politique (1830-1900) », par Maurice Wilmotte

Paris, Armand Colin, 1902

 

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TROISIEME PARTIE. L’AVENIR SOCIALISTE

 

1. Les luttes sociales du passé

 

(page 303) Le socialisme est aussi vieux que nos civilisations. Il se concrétise dans des doctrines et des œuvres, comme le catholicisme ; il a, comme celui-ci, des adeptes, qui se chargent de propager les premières et de multiplier les secondes. Son histoire présente donc plus d’une analogie avec l’histoire d’un parti religieux.

Les analogies sont anciennes, mais plus anciennes les revendications de classe, particulièrement en Belgique. Je crois qu’il est peu de démonstrations plus convaincantes, et plus négligées dans ce pays, où l’on table toujours sur la nouveauté du problème social et sur la soudaineté des phénomènes, qui y ont ouvert la lutte des classes. En interrogeant le passé, on constate que ces phénomènes se sont déjà manifestés à plusieurs (page 304) époques, bien éloignées de la nôtre, notamment au IX-Xèmes siècles et à la fin du XIIème.

* * *

Voici comment l’un des savants belges, les plus compétents en cette matière difficile, résume les dernières recherches historiques sur l’état social des temps qui virent s’accomplir la décadence carolingienne : « Quand la Méditerranée est devenue un lac musulman, c’en est fait, et l’on entre alors décidément dans l’âge agricole du moyen âge. La terre est maintenant la seule richesse connue, et, dès lors, se propagent victorieusement le système seigneurial et la féodalité. « En vertu d’une nécessité inéluctable, l’importance des grands domaines ne cesse d’augmenter. Autour d’eux, ils absorbent rapidement la petite propriété, sans laquelle la liberté personnelle ne peut se maintenir. L’Etat tente vainement de s’opposer à cette action dévorante. Une loi économique plus puissante que celles qu’il édicte paralyse ses efforts. » (Revue historique, t. LVII, p. 58).

Rien ne manque dans ce petit tableau : l’accumulation des capitaux, représentés par la possession de la terre, entre quelques mains, et les vains (page 305) efforts de l’Etat pour s’opposer à une concentration qui trouble l’équilibre de son autorité et de ses recettes. Si des voix prophétiques avaient voulu, dès lors, annoncer la fin d’un monde et la naissance d’un autre, elles auraient dit en 896 ce que clament sans relâche, avec bien moins de vérité, les voix collectivistes du temps présent. Elles n’auraient pas, d’ailleurs, été plus dignes de créance ; car, bientôt près, de nouvelles formes sociales surgissent de la brume de l’avenir ; le commerce international va restituer aux opprimés et aux vaincus de ce siècle de fer ce que le régime agricole leur a fait perdre. Le premier effet de cette révolution économique, ce sera, comme maintenant, la formation de villes populeuses, où des gens de toute sorte, immigrés et ruraux, se rassemblent et se coudoient dans le remous des intérêts contradictoires ; les campagnes sont désertées peu à peu (Voyez les ouvrages spéciaux sur la question, mentionnés Revue historique, tome LVII, p. 78, note 3), et bientôt c’en sera fait du régime terrien, qui périra faute de bras, sous la concurrence effrénée des agglomérations urbaines.

Mais, à peine réunis dans l’enceinte des villes pour y exercer leur trafic, ces gens de toute venue songent à se solidariser ; isolés ils sont livrés à (page 306) l’arbitraire seigneurial ; groupés en corporation, ils auront de quoi tenir tête à leurs tyrans et leur feront bien voir. Tout d’abord, ils sont riches, et l’argent leur permet de relever le front et de braver la morgue des châtelains. Jamais peut-être, si ce n’est à notre époque et dans un pays neuf comme l’Amérique, on ne vit des fortunes s’édifier avec autant de rapidité (Au XIVème siècle Eustache Deschamps garde de beaux accents indignés contre les parvenus de cette sorte : « Sa plus âpre haine, dit M. Petit de Julleville (Histoire de la langue et de la littérature française, t. II, p. 352) est contre les financiers. Ces gens de basse naissance qui s’enrichissent en dix ans par des moyens et une habileté où le peuple et les poètes ne comprennent rien, font à Eustache Deschamps un effet diabolique, » etc. Pensez à Samuel Bernard sous Louis XIV, aux frères Paris et à l’Écossais Law sous Louis XV, et peut-être conclurez-vous qu’il y a là un phénomène de tous les temps) ; les annales de Vezelay racontent l’histoire d’un certain Hugues de Saint-Pierre, sorti des rangs les plus obscurs, sans un sou, et qui s’enrichit pur l’habileté industrieuse de ses mains (advena, genere et moribus ignobilis, quem natura inopem fecerat, sed manus arte docta mechanica locupletem effecerat) (J. FLACH, Les origines de l’ancienne France, t. II, p. 369, note 3).

(page 307) M. Flach (J. FLACH, passim) a rassemblé d’autres exemples de grosses sommes gagnées dans la banque et le commerce de ce temps ; il nous cite de ces parvenus dont les filles épousent des chevaliers, de même que les filles nobles, mais pauvres, sont mariées de gré ou de force à des manants dont le gousset est bien garni, Au XIIème siècle, on fait les mêmes constatations dans l’histoire et dans les oeuvres littéraires ; il y a même toute une variété du lyrisme dont le thème, constant jusqu’à la monotonie, nous raconte les déceptions peu variées que procure à la jeune châtelaine le contact conjugal avec son époux de souche populaire (Voyez les analyses de JEANROY, Origines de la poésie lyrique en France, particulièrement les pages 53 et suiv. et 219 et suiv.). Parfois elle maudit ses parents, parfois elle a recours à eux contre la grossièreté des façons de son mari ; le plus souvent - nil novi, il faut le dire - elle se dédommage en compagnie d’un jeune seigneur, qu’elle appelle ami dans les textes et qui se fait le consolateur empressé de la dame

Elle dist : vilains, donée

Suis à vous, se poise mi ;

Mais, par la virge honorée,

Pues ke me destraigneis ci,

Je ferai novel ami,

A cui qui voist anuant ;

Moi et li irons juant

Si doublera la folie... (Elle lui dit : « Vilain, je vous ai été donnée à mon regret ; mais par la vierge honorée, puisque vous me tenez court, je prendrai un amant, à qui que cela déplaise ; lui et moi, nous nous amuserons ; ce sera double plaisir... » (BARTSCH, Romances et pastourelles. p. 46.))

(page 308) Ou bien c’est l’amant, ou le soupirant évincé, qui attribue à la cupidité le mariage de celle qu’il aime :

M’a ma dame confondu et traï,

Mes (mais) ce ont fet li sien (les siens) apertement ;

Por son avoir l’ont donée a celui

Qui nel deüst pas aler regardant

(Qui ne devrait pas même la regarder).

(Revue des langues romanes, 1896, p. 266)

Veut-on un dernier exemple de l’intensité de cette marée montante des fortunes commerciales et industrielles à cette époque ? Voici une lettre écrite, en 1179, par l’archevêque de Reims, Guillaume aux blanches mains, qui nous le fournira. Il reproche à beaucoup de bourgeois de Gand leur grande richesse et les maisons, pareilles à des tours, qui symbolisent leur opulence de parvenus ; (page 309) il va jusqu’à leur reprocher d’avoir modifié le régime scolaire et la plupart des institutions au gré de leurs intérêts égoïstes (« Multitudo civium propter arridentem sibi divitiarum abundantiam et arecs domorum cum turribus aequipollere videbantur... contumax et insolens facta est, ut non solum in regimine scholarum transferendo, verum etiam in alus plerisque jurisdictionem sibi... usurparet. » MIRAEUS, Oper. diplom., t. Il, p. 974, cite dans FLACH, t. II, p. 354. Les textes littéraires des XIIème et XIIIème siècles fourmillent de témoignages inconscients de l’opulence des bourgeois. Voyez Flore et Blanceflor, p. 1199 : chiez un borgois... Qui rices hom ert au marcié... Bel inconnu, p. 2478 : Moult rices borgois i avoit, dont la vile estoit peuplée ; Galerent, p. 5425 : Maint bourgeois de grant richesse, etc., etc.) : je signale ce texte aux méditations des socialistes gantois de 1902 ; ils y apprendront que les crimes de la bourgeoisie gantoise, qu’ils dénoncent avec tant d’âpreté, avaient trouvé déjà un homme, de foi comme eux, pour les flétrir il y a sept cents ans.

Certes, il dut y avoir, alors comme maintenant, matière à de graves abus et à d’énergiques blâmes dans la soudaineté de certaines réussites et la brutalité affichée de certaines jouissances. En résulta-t-il une réaction aussi complète et une perturbation économique aussi foudroyante que celle qu’on nous promet pour demain ? Hélas ! sept siècles ont pasé, et vingt générations ont hersé le même sol, sans dévier d’un sillon dans la voie qui leur était tracée par le déterminisme de l’histoire !

Mais il faut revenir aux analogies que la vie économique de ces lointaines époques fournit pleines mains. On a vu ce qu’était la concentration des capitaux sous le régime agraire ; nous allons retrouver, plus accentuée peut-être, sous le régime qui lui succéda (On ne peut tout dire, mais, parmi les points de comparaison qui se pressent sous ma plume, il en est un que je dois signaler : c’est le système des hypothèques, pratiqué dans une large mesure pour donne au commerce et à l’industrie l’extension qu’il leur permet aujourd’hui encore. (Voyez Revue historique, t. LVII, p. 92)). Le petit pécule est peu à peu exclu à nouveau des associations qui se substituent aux fiefs seigneuriaux, ou qui s’établissent à côté d’eux et en haine d’eux. M. Pirenne définira, par exemple, la gilde de Saint-Omer au XIIIème « un syndicat de capitalistes » (Et non seulement on trouve des capitalistes pareils aux nôtres, mais aussi des spéculateurs, morcelant leur fortune en achats de cens, de terrains et d’immeubles ; tel ce personnage dont parlent les Annales de Cambrai (PIRENNE, p. 324) et qui est une bien jolie figure de parvenu. On trouve aussi des rentiers ; aux XlIIème et XIVème siècles, cette catégorie de citoyens, chère à M. Yves Guyot et odieuse à M. Jaurès, est si largement représentée dans les villes qu’on invente ou approprie Ies termes particuliers pour la désigner ; ce sont les Müssiggänger et les Lediggänger en Allemagne et en Flandre, les huiseux (oisifs) à Noyon, etc.) ; ce syndicat et (page 311) ses pareils des autres cités s’arrogent le plus de privilèges qu’ils peuvent : législation et juridiction spéciales, semblables, à certains égards, à nos tribunaux de commerce, exonération de certains impôts et jusqu’au monopole des charges municipales, ce qui ressemble, à s’y méprendre, à la mise en coupe réglée des mandats par certaines fractions du monde industriel belge avant les innovations électorales de ces dernières années, et même en dépit de ces innovations.

Il y a plus. Ces syndicats de capitalistes exercèrent à la longue sur l’artisan isolé, livré à ses propres forces, une action tyrannique, qui pesa particulièrement sur l’industrie textile. Les tisserands de Verviers et d’Alost ne se doutent guère qu’ils repassent par des phases de luttes plus ou moins vaines, identiques à celles que connurent leurs ancêtres brabançons, réduits à n’être plus, selon l’expression d’un historien, que de « simples salariés au service des capitalistes ». Dans un livre (page 312) récent (VANDERLINDEN, Les gildes marchandes dans les Pays-Bas au moyen âge, Gand, 1896) écrit dans des préoccupations bien différentes de celles qui me guident ici, on suit pas à pas le flux et le reflux de cette mer humaine, qui vient lécher et polir les mêmes rocs depuis tant de fois cent ans ; on assiste à l’entrée en scène des ouvriers de la grande industrie au XIIIe siècle (Ibid., p. 48) ; leurs efforts se coalisent contre l’aristocratie marchande des villes, « contre les grands bourgeois, qui occupaient les magistratures de la commune et de la gilde et avaient ainsi entre leurs mains à la fois la direction politique et économique. » (Voir aussi, G. DES MAREZ, Les luttes sociales en Flandre au moyen âge, Revue de l’université de Bruxelles, 1900, p. 14 et 20 du tiré à part. Quand je dis grande industrie, j’entends par là le rassemblement d’un grand nombre de travailleurs de l’un ou de l’autre sexe dans une même exploitation où la division du travail était observée. Sur cette division, voyez le livre de FAGNIEZ, Etudes sur l’industrie et classe industrielle à Paris, notamment les paragraphes consacrés à des industries telles que celles du chapeau, du vêtement et même du pain (p. 173), et MEYER, Die Stande, ihr Leben und Treiben, etc. (p. 61, n°388 et suiv.). Sans doute, les formes de la petite industrie dominent au moyen âge, mais on perd de vue qu’il en est encore de même aujourd’hui. Sur un peu plus de 9 millions de personnes qui demandent à cette branche de l’activité humaine, en France, une part de subsistance plus ou moins congrue, il en est 6 millions qui appartiennent à la petite industrie et 3,250,000 à la grande, soit respectivement 65 et 35 p. c. En Belgique, la proportion est peu différente, malgré l’extrême concentration industrielle).

(page 313) A Bruxelles, la lutte fut longue, mais l’aristocratie l’emporta, avec le concours quelque peu forcé du duc Jean II, qui avait d’abord paru favoriser les petits ; à Anvers, le résultat fut le même ; les privilèges de la gilde, asile des ploutocrates, furent renforcés et une ordonnance communale alla jusqu’à interdire aux métiers l’appel au prince « pour obtenir des privilèges en leur faveur » ; les mêmes phénomènes se constatent à Louvain, à Léau, à Malines et dans les autres villes des Pays- Bas. On sait quelle fut à Liége, sous un régime différent, l’issue navrante des luttes à main armée que les métiers soutinrent contre la haute bourgeoisie. Un homme domine la période la plus ardente de ces luttes de sa haute taille, de son esprit aventureux et de la générosité apparente de ses desseins ; généreux ou non, ses desseins n’eurent d’autre résultat que de plonger dans la sujétion, et de réduire à une misère plus noire, la foule des ouvriers manuels et des petits patrons, qui associèrent leur fortune à celle de Henri de Dinant.

(page 314) Ce n’est donc pas d’hier que l’on constate le tort infini causé à la classe ouvrière par la confusion inopportune de ses intérêts économiques et de ses revendications politiques ; la défense de celles-ci implique des nécessités qui contrarièrent toujours le triomphe de ceux-là. Mais parmi ces nécessités il n’en fut jamais de plus fatale que le rôle de parasite, parfois inconscient, joué, à la tête de cette classe, par des bourgeois qu’elle adopte et qu’elle affuble en imagination, suivant les temps, d’un surcot de bure ou d’un sarrau de toile, jurant fort avec leurs mains blanches et la délicatesse de leurs attaches.

C’est l’association qui, aux Xème et XIème siècles, avait sauvé le commerce des griffes aquilines des seigneurs, implantés dans les bourgs ou guettant le voyageur du haut de leurs donjons. Au XIIIème siècle, ce sera encore l’association, purement professionnelle, qui donnera aux ouvriers industriels une force de résistance dont ils étaient dépourvus jusque-là. Après des efforts mal dirigés, parce que révolutionnaires, on les voit se solidariser sur un terrain plus ferme, pareils en cela aux admirables travailleurs anglais, massés dans leurs Trade Unions, d’où ils défient à la fois les politiciens de profession et les exploiteurs d’instinct.

Mais au sein même des métiers, de nouveaux (page 315) ferments vont germer, qui produiront de nouvelles discordes et rendront partiellement vaines les conquêtes des générations successives. La question du patronat, et par conséquent celle du salariat se posent dès le XIIème siècle et même plus tôt. On en note des échos douloureux ou plaisants dans la littérature elle-même. Dans un roman de Crestien, c’est-à-dire d’un rimeur qui vécut en Flandre autant qu’en Champagne, une aventure conduit le héros dans une enceinte où trois cents jeunes filles travaillent à des ouvrages d’or et de soie ; le poète décrit le dénuement et la mine épuisée de ces victimes du capital : « Leurs robes étaient, dit-il, élimées aux seins et aux coudes, leurs chemises sales au dos ; leur cou était amaigri, leur teint pâle de faim et de privations ; quand Yvain les vit, et qu’elles le virent, elles se courbèrent sur leur travail et se mirent à pleurer en silence. » (Et as mameles et as cotes estoient lor cotes desrotes, et les chemises au dos sales, les cos gresles et les vis pales de fain et de meseise avoient. Il les voit et elles le voient, si s’anbrunchent totes et plorent...) (Yvain, édition FOERSTER, vers 5201-7.) Plus loin, les ouvrières se plaignent d’être pauvres, tandis que celui pour qui elles s’épuisent s’enrichit à leurs dépens : Et nos somes ci an poverte, s’est riches de notre desserte, cil por cui nos nos traveillons. (Yvain, édition FOERSTER, vers 5309-11). D’autres textes dans SCHULTZE, Höfisches Leben im Mittelalter, t. Ier, p. 193, note 5)

(page 316) Ne voilà-t-il pas un passage sensationnel, détaché d’un discours écrit hier ? Hélas ! c’est un récit daté de 1170 environ, de même que les malédictions précitées de l’archevêque de Reims remontent à 1179 ; ces malédictions ne sont d’ailleurs pas isolées, et l’on possède toute une série de textes constituant le répertoire des injures, plus ou moins méritées, dont la bourgeoisie fut flagellée, surtout par les gens d’Église des XIIème et XIIIème siècles (Voir les textes de sermonnaires rassemblés dans la Revue historique, t. LVII, p. 306 et DES MAREZ, op. cit., p. 24, pour la propagande que firent les Bégards, Guillaume Cornélius à Anvers, Bloemardine en Brabant et d’autres fanatiques ailleurs, Il ne manque pas d’autre part, d’intellectuels, de souche bourgeoise, pour se mettre à la tète des ouvriers en révolte), précurseurs des démocrates-chrétiens actuels. Il est vrai que cette bourgeoisie avait, dès lors, reconnu la nécessité de mettre des bornes à l’autocratie des évêques, à l’enrichissement stérile des (page 317) corporations religieuses et à l’âpreté individuelle des clercs. Nous voyons déjà les biens de mainmorte frappés de taxes particulières et les églises obligées de revendre des immeubles, qui leur avaient été légués ; il arrive même qu’on leur interdise d’en acquérir. Dès le XIème siècle, la lutte s’engage, dans dix villes, entre le pouvoir épiscopal et la commune naissante, et l’évêque est partout forcé de compter avec ses administrés (Voyez les articles précités de M. PIRENNE, p. 92-93 et p. 297. Comparez la note 1 de la p. 93 et DES MAREZ, p. 17-18).

Une fois maîtres chez eux, les bourgeois des villes ne sont pas au bout de leurs soucis. J’ai parlé tantôt de patronat. Il naîtra, aux XIIème et XIIIème siècles, des rapports entre le capital et le travail, les mêmes conflits que ceux qui alimentent aujourd’hui la chronique des grèves dans la plupart de nos journaux. Les lamentations des trois cents ouvrières, dont un passage d’Yvain nous a conservé la triste image, ne sont pas un fait isolé ; les textes administratifs et judiciaires nous ont transmis des exemples nombreux de la tyrannie patronale, tyrannie qui allait jusqu’aux voies de fait et même plus loin encore. L’apprenti prenait un engagement qu’il ne pouvait résilier ; il devait se résigner à subir toute espèce de mauvais traitements. (page 318) Réclamait-il en justice ? Il n’était pas assuré d’obtenir satisfaction. Le prévôt de Paris libellait en ces termes un arrêt daté de 1399 : « Nous avons enjoint et commandé au dit P... qu’il traite le dit Lorin, son aprentiz, comme filz de preudomme doit l’estre, et l’en quière les choses contenues en la dite obligacion senz le faire batre par sa femme, mais le bate lui mesmes s’il mesprent. » (FAGNIEZ, op. cit., p. 69). Et ce n’est pas la seule décision de l’espèce.

En revanche, il ne manque pas de textes conservant la preuve d’une solidarité affectueuse, née des rapports entre patrons et ouvriers. Dans un roman de mœurs et d’aventures, Guillaume d’Angleterre, on voit un patron confiant serjant (nous dirions à son commis) un petit capital et une cargaison considérable pour qu’il fasse commerce à son profit, à charge pour lui de restituer à son maître les avances pures et simples qu’il lui a faites (Chroniques anglo-normandes, édition Fr. MICHEL, t. III, p. 118). D’autre part, si les échantillons de brutalité patronale ne sont pas rares dans les textes, on y rencontre aussi maints règlements, maintes décisions et maints faits attestant la sollicitude (page 319) dont l’époque entourait les salariés du travail industriel. Les obligations du patron envers l’apprenti sont multiples et minutieusement spécifiées dans les statuts de métier ; il devait pourvoir à son entretien, veiller sur sa sécurité et sur sa moralité ; dans la plupart des villes allemandes, il était forcé de l’envoyer à l’école (V. BERGER, Bäckergewerk, p. 118, cité dans FAGNIEZ, p. 66, note 2) et partout il devait lui laisser le loisir de remplir ses devoirs religieux.

En somme, rien n’est sensiblement modifié dans les cadres sociologiques de la vie économique : soudaineté et exclusivisme de la fortune ; antipathies de classe, qu’on se plaît à dater d’hier et qui trouvaient déjà leur expression il y a mille ans ; revendications des petits, tantôt pacifiques, tantôt violentes, mais toujours vaines lorsqu’elles n’étaient pas conformes aux possibilités du moment ; sources et moyens de mise en valeur du capitalisme tant urbain que rural ; ce sont là, pour ne citer, que quelques phénomènes, les éternels recommencements de l’histoire (V. TARDE, Les lois de l’imitation), dont il serait puéril de dédaigner la leçon, de ne pas prévoir la continuité séculaire. Il ne serait pas moins puéril, il est vrai, (page 320) d’ignorer ou d’omettre les réalisations, les progrès acquis, les améliorations graduelles dont la situation du travailleur a bénéficié depuis cent années, grâce au grand acte d’émancipation, qui fait de 1789 le tournant le plus mémorable de l’histoire sociale des temps modernes (M. Yves GUYOT (Les principes de 89 et le socialisme) et M. Léon SAY (Journal des débats, numéros du 24 février 1896 et suiv.) ont étudié les déviations que la politique de classe vent faire subir à la logique d’application des principes de 1789. M. Emile FAGUET (Questions politiques et Problèmes politiques) a toutefois formulé d’intéressantes réserves et, le premier, établi que « la révolution était un grand fait, qui est devenu une idée vers 1830 », ce qui explique bien des choses, en apparence contradictoires.)

Encore ne faudrait-il pas s’illusionner, comme on est porté à le faire, sur la profondeur des secousses que le courant révolutionnaire imprima, à la fin du siècle dernier, à la conscience morale de nos sociétés. Les hommes changent toujours moins qu’on ne l’imagine. Les blessures de la vie, les leçons de l’école, les atteintes du sentiment passent les unes après les autres, et, chez le plus grand nombre, le composé atavique qu’est 1’individu reste comme intangible dans son tranquille immobilisme. Et il en va des institutions et des conditions de la vie comme de l’homme lui-même. (page 321) Tantôt je citais, dans une note, la disproportion d’importance que les statistiques françaises accusent encore en faveur de la petite industrie. Des statistiques semblables peuvent être invoquées en faveur de la persistance d’autres formes sociales, héritées d’un lointain passé, que les évangélistes du collectivisme se plaisent à dire mortes ou moribondes, alors qu’elles sont encore en pleine énergie de durée et d’efflorescence.

 

2. Les doctrines actuelles

 

L’histoire du socialisme, ou, si l’on préfère, des luttes de classes en Belgique, n’est pas sans intérêt pour l’époque présente. Les besoins et les désirs sont restés les mêmes ; les hommes ont peu varié de mentalité générale. Ils ont toujours accepté un évangile et des conducteurs vers la terre promise.

Toutefois, cet évangile est devenu moins fluctuant, et le marxisme a donné une formule, d’allure scientifique, à des revendications qui semblaient l’imprécision même. En Belgique, il en a été ainsi du jour où le socialisme a fait place au collectivisme doctrinal, et les groupes socialistes au P. O. (Parti ouvrier) :

« Les richesses, en général, et spécialement les moyens de production,… doivent… être considérées (page 322) comme le patrimoine commun de l’humanité. Le droit à la jouissance de ce patrimoine, par des individus ou par des groupes, ne peut avoir d’autre fondement que l’utilité sociale et d’autre but que d’assurer à tout être humain la plus grande somme possible de liberté et de bien-être. La réalisation de cet idéal est incompatible avec le maintien du régime capitaliste... Les travailleurs ne peuvent attendre leur complet affranchissement que de la suppression des classes et d’une transformation radicale de la société actuelle… l’émancipation des travailleurs sera essentiellement l’oeuvre des travailleurs eux-mêmes. »

Voilà les principaux articles du credo collectiviste ; on ne peut leur refuser la netteté ; la lutte des classes et la substitution, par la voie des réformes économiques, d’un régime collectiviste régime au actuel, tels en sont les deux points essentiels. La lutte des classes est poursuivie activement par ce parti, soit qu’il groupe à part les ouvriers manuels, les cantonne dans leurs « maisons du peuple », les détache des organismes bourgeois, où certains intérêts les avaient agrégés, rende malaisée, ou même impossible, toute entente électorale entre eux et les anciens groupements politiques. La transformation économique est prêchée et préparée ouvertement par ses leaders à la Chambre et par ses adhérents (page 323) chez eux ; la coopération et la mutualité leur enseignent une sagesse nouvelle, leur permettant de se suffire à eux-mêmes, de supprimer les intermédiaires bourgeois entre eux, d’anéantir ainsi une fraction notable du « parasitisme » de la classe possédante. Leurs leaders réclament ou préconisent la suppression de la grande propriété agricole, la suppression de l’hérédité en ligne collatérale (plus tard en ligne directe), l’agrandissement du domaine public, l’impôt progressif sur le revenu et toutes les coercitions de la loi, destinées à mettre un frein à la puissance patronale et à rapprocher la plèbe de l’égalité politique et de la liberté économique.

Ce n’est pas tout, car un programme politique, long d’ici jusqu’à Pontoise, a été annexé à la charte du parti. Il comporte les modalités les plus diverses et les innovations, en apparence, les moins cohérentes. Il touche à tout, à l’électorat, à l’autonomie communale (qu’il prétend, par une singulière logique, renforcer), à l’instruction aux trois degrés, à l’Eglise (dont il entend supprimer le budget), aux tribunaux (dont tous les fonctionnaires seraient élus), à l’armée (qu’il licenciera plus tard, mais transforme d’abord en garde nationale), à la royauté (dont il ne veut plus).

Ce n’est pas encore tout. Car, à côté des grands (page 324) principes, à côté du programme économique et du programme politique, le P. O. a ses conciles annuels, où se débattent et se décident toutes les questions d’opportunité, questions électorales et questions de personnes, questions de tactique surtout.

 

3. Les illusions du marxisme belge : la petite et la grande propriété

 

Parmi ces questions, la plus passionnante a été, comme en France et comme en Allemagne, celle de savoir quelle était l’attitude à recommander vis-à-vis de la petite propriété. En Belgique, aussi bien que dans les pays voisins, a prévalu la doctrine de conservation et d’accommodation. On a déclaré le petit propriétaire digne d’intérêt, le grand propriétaire digne d’exécration. Au premier on a trouvé les mains nettes, au second on a demandé ses titres, et on les a reconnus insuffisants. Cette manoeuvre simpliste a réussi surtout au village.

Au village, en effet, il y a beaucoup de mécontents, de ces mécontents qui n’osent se plaindre, qui n’ont pas les dérivatifs de l’ouvrier des villes et qui n’en sont que plus entêtés dans leurs haines négatives et si aisément contagieuses. Pris entre le curé et le gros propriétaire, comme entre l’enclume et le marteau, ces frustes souffrent donc et se taisent ; (page 325) sent ; mais ils ont juré leur bon juron de se venger, et sur qui ? Sur le parti clérical, qui est représenté par cette soutane, sur la bourgeoisie libérale, qu’est censée symboliser, à tort ou à raison, cette redingote déboutonnée de ventru.

Le socialisme est là qui rayonne comme l’aube d’un beau jour, et les paysans, ouvriers agricoles et petits exploitants sont tentés de lui adresser leur prière du matin. On a fabriqué, à leur usage, un collectivisme mitigé, teinté de clair, un collectivisme qui les laisse intacts, qui accroît plutôt leur bien par l’expropriation des trop riches (« Nous respectons la propriété paysanne, parce que dans ce cas, propriété et travail sont réunis dans les mêmes mains. » (Vandervelde, 5 mars 1895.) C’est parfait ; mais que devient le collectivisme, et peut-on ici invoquer Marx, qui déclare, il est vrai, que la petite exploitation agricole est une « forme équitable de la propriété privée », mais s’empresse d’ajouter que « cette forme avait le grand défaut d’éparpiller les moyens de production » et que « la petite propriété devait périr par ce défaut » ? Et c’est là tout, de sorte que la solution préconisée par M Vandervelde le jette hors de sa route, si je puis dire, politiquement et le rapproche, vaille que vaille, des catholiques intrépides, qui ont, pour des fins bien différentes, tenté d’assurer la conservation légale des petits héritages. A l’expropriation près, et encore, les catholiques sont d’accord avec lui : « Consolider la petite propriété, disait M. Helleputte, le 20 mars 1895, au Parlement belge, la développer bien loin de la détruire, tel est notre but ». Et il exposait tout un programme de réformes fiscales et de mesures tutélaires, dont le radicalisme atténué n’échappait pas au chef du groupe socialiste, qualifiant, à son tour, de démagogique la tactique de ce fâcheux concurrent. M. Vandervelde n’avait pas tort, car, de part et d’autre il y a, au fond, une conception révolutionnaire. Voyez les lois républicaines des 10 et 20 août 1790 et des 3 et 6 juillet 1791.). M. de Vollmar (page 326) en Allemagne, M. Jaurès en France, M. Vandervelde en Belgique n’ont pas reculé devant cette contradiction qui eût indigné Marx et que Bebel et Liebknecht n’ont jamais, que je sache, voulu inscrire dans l’évangile de leur foi : La petite propriété est conforme à l’évolution, la grande est immorale et doit disparaître ; le socialisme sera le croque-mort de la seconde, le rédempteur de la première.

Des preuves ? Comme il en fallait, pour étayer cette doctrine qui frisait l’hérésie, on est allé en chercher un peu partout. Sans calomnier la statistique, on peut encore dire d’elle ce que Voltaire disait d’une autre science, qui lui est apparentée : c’est qu’elle permet à un esprit retors d’établir qu’il a toujours raison.

La méthode socialiste consiste à aligner des (page 327) chiffres pour démontrer que la petite propriété agraire est en train de disparaître et que la concentration des capitaux se fera dans ce domaine, avec autant de rapidité que dans celui de l’industrie. Les apparences, du moins en Belgique et dans quelques autres coins de terre, s’accordent assez bien avec l’argumentation des collectivistes. De 1846 à 1880, le chiffre des cultivateurs locataires, en Belgique, s’est porté de 371,724 à 616,872 ; celui des cultivateurs propriétaires est descendu de 337,586 à 293,524. Toutefois, si l’on consulte les mêmes documents statistiques, on constate 1° que la statistique de 1880 a, pour la première fois, considéré les jardins loués par des citadins à la campagne comme des exploitations rurales, ce qui a contribué à accroître considérablement le nombre de ces dernières ; 2° que le nombre de propriétés de plus de 40 hectares s’est réduit, dans le même espace de temps, de 6,394 à 4,817. Comment concilier ces deux chiffres avec les chiffres invoqués par les socialistes ? Il y a moins de propriétaires qui cultivent et moins de grandes propriétés ! Le nombre des propriétaires qui habitent la ville a crû considérablement. D’autre part, loin de se concentrer, la propriété tend à se morceler davantage, au point que l’on trouve aujourd’hui 472,471 exploitations de moins de 50 ares là où il n’y en avait, il y a cinquante ans, que 247,551.

(page 328) Ce morcellement, qui est reconnu par les socialistes français, est-il un nouveau danger, comme ils l’affirment ? Faut-il s’en inquiéter au même titre que de la concentration exagérée de la terre en un petit nombre de mains ? L’exemple de la Russie et surtout des Etats-Unis prouve que ces appréhensions sont partiellement vaines (Voir le livre de Schring, Die landwirtschafliche Konkurrenz Nordamerika’s, 1887, et plus récemment celui du socialiste Bernstein, Die Voraussetzungen des Sozialismus und die Ausgaben der Sozialdemokratie, Stuttgart, 1899, p. 61 et suiv. Les chiffres pour la France, sont de 1812, ceux de source belge s’arrêtent à 1880. En revanche, l’auteur constate qu’en Allemagne, les statistiques de 1895 établissent un accroissement notable de la petite propriété agricole (exploitation de 5 à 20 hectares)). Aux Etats-Unis, l’âge de la grande culture est passé, et le temps paraît venu de la petite culture intensive. Chaque ville est enserrée dans un réseau de minimes exploitations, prospères et fructueuses malgré leurs proportions réduites, parce que les applications de la science ont décuplé le rendement de chaque pouce de terrain. De même, chaque mètre carré d’usine représente une production décuple, parfois centuple, du même espace à l’âge historique de la grande industrie. Voilà, me semble-t-il, ce qu’on peut opposer (page 329) aux déclarations des collectivistes, et même à leurs chiffres. Les chiffres ne valent que par le rôle désintéressé qu’on leur assigne ; ceux qu’on lance à la tête du public des meetings ne sont que des petits plombs, destinés à faire balle et à se loger dans les cerveaux simplistes.

 

* * *

 

Le petit exposé, qui m’a été suggéré par l’examen de l’une des thèses favorites du collectivisme belge, peut être renouvelé pour ses autres thèses. Il n’en est pas une seule qui résiste à une confrontation, calme et impartiale, avec les chiffres officiels. Lorsqu’il invoque, par exemple, la raréfaction qui s’opère dans certaines industries, jadis réparties entre beaucoup de mains, aujourd’hui monopolisées par quelques-unes, il n’a pas tout à fait tort, car on peut prédire la disparition prochaine de ces industries du marché commercial, où la concurrence individuelle a son libre jeu. Il est évident, quoi qu’on pense de ses inconvénients et même de ses dangers, que le rôle de l’Etat et des communes tend à grandir chaque jour dans le sens de l’exploitation en régie des services d’intérêt public, qu’il s’agisse de transport, d’éclairage, de force motrice, de canalisation d’eau et d’égout, (page 330) ou même de l’exploitation de certaines industries, dans lesquelles la santé publique est intéressée (rectification de l’alcool, fabrication des allumettes, etc.). Mais il est non moins évident que pour une activité qui se stérilise sous l’effort privé et prend place parmi les monopoles d’Etat, il en naît dix autres, dans lesquelles l’ingéniosité créatrice de notre temps trouve matière à salaires, à gain patronal, à placements commerciaux et à spéculations financières. C’est là un va-et-vient qui, loin de se ralentir, acquiert une intensité plus vive, à mesure que se multiplient les applications des sciences aux formes indéfiniment multiples de l’activité industrielle.

 

4. Les œuvres de parti du collectivisme belge. La constitution du Parti ouvrier (1885), les coopératives et les mutualités

 

Les œuvres de parti du collectivisme belge ne sont pas moins significatives que ses revendications. Car, si j’excepte les Trade Unions d’Outre-Manche (qui n’ont ni l’étiquette politique, ni l’idéal des ouvriers belges), on ne trouve nulle part, en Europe, un ensemble d’institution aussi imposant et aussi florissant que les coopératives et les mutualités du P. O. flamand et wallon.

Ce que celui-ci doit à ces groupements pacifiques ? Bien des choses. Un peu plus d’aisance tout (page 331) d’abord, et beaucoup plus de modération ensuite. La conscience de classe n’est un péril que pour autant qu’elle soit la conscience désespérée d’une impuissance commune, devant les maux de l’existence. Faites-en un instrument de progrès économique, elle se haussera à des ambitions et à des générosités, où l’idéalisme foncier du peuple saura s’affirmer noblement.

On lui doit, en Belgique, l’abandon des moyens révolutionnaires. L’action parlementaire y a rallié désormais les collectivistes, comme elle a rallié leurs frères de France et d’Allemagne. Après s’être lentement et minutieusement équipés pour les batailles électorales dans leurs coopératives, dont les caisses de résistance et le denier de propagande étaient alimentés par les profits quotidiens, ils ont débuté, le 14 octobre 1894, eu conquérant du coup un cinquième du Parlement. Le début a été trop encourageant pour qu’ils ne persévèrent pas dans le chemin tracé. (Entré dans les assemblées publiques en 1894, ils s’y retranchent et s’y consolident de plus en plus. Leurs 300,000 suffrages d’alors sont devenus 500,000 en 1900).

 

* * *

 

Tout cela, on le devine, n’a pas été le fruit d’une (page 332) saison. Né officiellement eu 1885, le P. O. (parti ouvrier) est, en réalité, le résidu d’efforts bien antérieurs. Dès 1830 il y eut, en Belgique, de petits convents où le fouriérisme et le saint-simonisme furent cultivés avec une ferveur paisible et jalouse. On a lu que Rogier avait connu une telle ferveur. Plus tard, la grande industrie, en répandant les mêmes bienfaits économiques qu’en Angleterre, dut semer les mêmes maux et susciter les mêmes idées de résistance commune chez les ouvriers manuels.

Dès 1857 il existe, à Gand, une société de tisserands ; en 1860, les métallurgistes s’organisent ; ils succombent sous la pression patronale ; mais en 1867, c’est à Verviers et dans le Hainaut que mouvement, d’abord localisé sur les rives de l’Escaut, se propage comme un incendie. En 1869-1871 il sera déjà fort et il deviendra si actif qu’une série de grèves éclatent, ouvrant l’ère des luttes sociales, dont la Belgique n’a cessé, depuis lors, d’offrir le spectacle mouvementé (On trouvera l’essentiel de l’histoire du P. O, et toute la bibliographie jusqu’en 1898 dans le livre MM. Destrée et Vandervelde, le Socialisme en Belgique, Paris, Giard et Brière).

 Il manque encore aux ouvriers des chefs ; mais ils ont déjà dans le Dr César de Paepe, disciple de (page 333) Colins, un conseiller fidèle, savant et circonspect, qui formulera pour la première fois leur idéal de classe dans une étude sur les Services publics dans la société future. Puis viendra Jean Volders, qui sera le véritable organisateur du parti, qui le baptisera si heureusement du nom de Parti ouvrier, de façon à pouvoir rallier les âmes timorées, qu’un nouvel idéal philosophique devait inquiéter, mais que rassurait une étiquette, où la réalité trop certaine d’une même sujétion était seule affirmée ; qui collaborera largement au développement coopératif, sans lequel c’en eût été fait d’un avenir politique, fondé non seulement sur de vagues espoirs communs, mais aussi sur la réalité présente et agissante d’intérêts communs de tous les jours.

En 1885, on comptait cinquante-neuf associations ouvrières, la plupart sans grand effectif, dans le P. O. fondé cette année-là. En 1897, quatre cent quatre-vingt-neuf groupes envoyaient cinq cent quatre-vingt-seize délégués au congrès de Gand. Parmi ces groupes, il en était, formant de vastes ruches, bourdonnantes d’activités multiples, employant des centaines de « compagnons » à toutes les tâches, depuis la cuisson du pain jusqu’à la confection des habits et des chaussures (Voici, d’après MM. Vandervelde et Destrée, la progression du nombre des membres dans les grandes coopératives du parti, de 1889 à 1897 :

Et voici le pain consommé à la Maison du Peuple de Bruxelles, de 1889 à 1897 :

(Fin de la note de bas de page).

(page 334) C’est là l’effort quotidien ; il se légitime par les besoins et les profits immédiats. Mais il y a aussi place pour le souci du lendemain, pour l’épargne en vue des mauvais jours. Et la mutualité sera la providence de ceux qui ne croient pas à l’autre. Elle s’implantera, comme le lierre s’enroule autour du tronc vigoureux, partout où se déploie la frondaison socialiste. En 1869, dans un seul (page 335) district industriel, celui du Centre hennuyer, elle comptait déjà 529 adhérents ; vingt ans plus tard, ils étaient 3,416, avec une encaisse décuple ; en 1897, ils étaient 9,974, et la caisse, encore octuplée ; aujourd’hui, ils sont plus nombreux et plus forts. Au Vooruit, de Gand, des institutions analogues ont prospéré davantage, et une pension de 156 francs par an a pu être assurée aux coopérateurs, qui remplissent certains engagements pendant vingt ans et atteignent la soixantaine. A Bruxelles, à Liége, à Jolimont, des résultats aussi profitables, sinon aussi durables, sont obtenus par l’entente commune. Et ainsi se constituent de petits Etats socialistes dans l’Etat monarchique belge, des miniatures de républiques, où la répartition des profits se fait suivant des règles plus égalitaires et sous l’oeil attentif des seuls intéressés.

 

5. Les hommes du Parti ouvrier

 

Voilà les oeuvres essentielles, et voici les hommes. César de Paepe et Jean Volders sont morts ; morts aussi Van Beveren, Brismée et bien d’autres artisans de la première heure. Il reste, en face, et comme front à front, des avocats et des ouvriers manuels ; ceux-là, promus par les hasards de la politique, ceux-ci, investis, par la (page 336) volonté intelligente de leurs pareils, de postes d’honneur, plus ou moins enviés et rétribués.

De tous les avocats, le plus remarquable est M. Emile Vandervelde, le leader et le porte-voix du parti, à la fois orateur et écrivain, armé pour tous les combats et unissant à l’apparente spontanéité d’un artiste la froideur du tacticien et la ténacité monocorde du sectaire. Physiquement, ce grand garçon très brun, très maigre, avec des yeux dont la lumière est tranquille et vive, fait rêver d’un vieil étudiant calviniste, tel qu’en 1570 ou 1571, à la veille de la Saint-Barthélémy, l’université d’Orléans ou celle de Montpellier en comptait beaucoup, et la coupe sévère de ses sombres habits, la monotonie d’un geste didactique, l’accent prêcheur de sa parole, si française d’ailleurs de clarté, de nette et ferme dialectique, ajoute à une illusion, qui devient complète, lorsque cette bouche, aux minces commissures, s’ouvre pour vitupérer contre la corruption des grands ou l’inutilité des rois.

Républicain et libre-penseur, ce sociologue est le fils d’un bourgeois libéral, bon vivant, dit-on, et tempéré d’humeur ; il a reçu l’éducation quasi aristocratique de sa classe et il a gardé, dans les détails de l’existence, le souci du confort hérité. Mais sa mentalité s’est châtiée d’autant plus ; elle (page 337) s’est fait du criticisme social un vêtement strict et rugueux, le cilice imposé par une observance contre laquelle ni ambitions moyennes, ou même supérieures, ni tentations, ni défaillances n’ont encore prévalu. Enfin, cette logique rigoureuse, à une réserve de vie près, a conduit M. Vandervelde à une union, dont il serait incorrect de se préoccuper, si elle n’avait, en accentuant peut-être son zèle de féministe, donné à la cause qu’il défend un avocat de plus. (Le 4 avril 1895, M. Vandervelde disait à la Chambre : « J’ai été jadis tout à fait hostile aux droits politiques de la femme », et il expliquait cette hostilité par les témoignages d’égalité sociale que lui avait apporté son « milieu bourgeois où la femme a une situation honorée... » Mais en connaissant mieux la femme du peuple, ajoutait-il, il avait retrouvé en elle la serve, courbée sous une humiliation injustifiée, et ainsi s’était faite sa propre conversion).

Bien avant son élection au Parlement, qui coïncida avec la première victoire des collectivistes aux élections générales, M. Vandervelde avait conquis une popularité justifiée parmi les « compagnons » de Bruxelles et même de la province. Ceux qui, défilant dans les rues de Liége en 1893, l’acclamaient en ma présence, sentaient déjà confusément qu’il serait pour eux ce que fut l’enfant retiré des eaux pour les Hébreux, marchant vers la (page 338) terre promise. Mais c’est après 1893 que s’avère l’espoir fondé sur sa personne et ses talents. Du premier jour, il s’impose à une Chambre où les libéraux ne sont plus, où la droite compte peu d’orateurs et moins de politiques. Il parle, il parle longuement et souvent, et c’est avec de la stupeur, indignée et intéressée à la fois, qu’on l’écoute.

Ce qu’il dit ? Qui ne le sait déjà, qui a lu les harangues de Bebel et de Liebknecht, de Jaurès et de Guesde ? Peu lui importait l’inédit dans ce milieu où jamais, au grand jamais on n’avait discuté jusque-là la royauté, la propriété et les bases héréditaires de la famille, Il pouvait, s’il l’eût voulu, se contenter de formuler des aphorismes, où Marx et Lassalle auraient voisiné avec Rousseau et Proudhon…

Il mit une coquetterie bien juvénile à être lui- même, au moins dans la forme très peignée de ses discours. Il ne craignit pas de citer des poètes et des philosophes ; il en cita même beaucoup ; il chercha et il trouva des antithèses et des métaphores, qui n’étaient pas empruntées au vieux magasin d’accessoires verbal de ses collègues :

« Les rois ne sont plus que des automates, des machines activées par les forces vives de la bourgeoisie. »

« Il semble qu’à mesure qu’on s’élève dans la (page 339) hiérarchie, les initiatives deviennent de plus en plus rares, comme ces fleurs des montagnes qui disparaissent lorsqu’on approche des sommets. »

« Nous ne voulons pas que la Belgique devienne une caserne, nous préférons qu’elle reste une fabrique. »

« Vous dites au peuple qu’il est souverain, et vous lui mettez sur la tête une couronne de papier. »

Il compara les agrariens à Jenny l’ouvrière, parce qu’ils sont « contents de peu » ; désignant les ministres successifs, qui avaient, selon lui, succombé l’un après l’autre dans la défense malaisée des projets royaux sur le Congo, il les montra pareils à « des cariatides qui ont une charge aussi lourde à porter que ce pauvre Atlas, qui supportait le inonde ».

Toujours présent, attentif et agissant, surtout au cours des premières sessions législatives, M. Vandervelde sut se montrer tacticien aussi adroit qu’il était orateur disert, interrupteur avisé, contradicteur entêté et âpre. En deux années, il demanda plus de cent fois la parole, et il est peu de séances où ne retentit son verbe impérieux, bref et cinglant, où il ne força le leader de droite, M. Woeste, à la réplique improvisée, où il ne mit la majorité en colère ou en désarroi (Voici en quels termes un journal catholique, le Courrier de Bruxelles, caractérisait récemment le rôle parlementaire de M. Vandervelde : « Par sa parole à la fois hardie et mesurée, dont il a toujours calculé froidement les effets, M. Vandervelde a réussi à faire de la fraction qu’il dirigeait une force prépondérante. Avant lui, les programmes parlementaires étaient faits par les majorités ; les oppositions se bornaient à enrayer de leur mieux les mouvements qui les contrariaient. Ni les minorités catholiques, ni même les libérales ne se sont avisées de s’emparer de l’ordre du jour pour tracer elles-mêmes et jalonner la route à parcourir. Avec M. Vandervelde, les choses ont changé. Par obstruction, par intimidation, par ruse, par violence, il a paralysé les travaux sérieux de la Chambre et relégué à l’arrière-plan les intérêts généraux du pays, tandis que les appétits socialistes occupaient l’avant-scène. » Le résultat de cet obstructionnisme a été la stérilité de l’oeuvre parlementaire, et pour les présidents successifs de la Chambre, culbutés par la droite exaspérée jusqu’à l’injustice, une diminution capitis, qui a rejailli sur le régime parlementaire lui-même).

(page 340) Au contraire, son rival d’éloquence, M. Edouard Anseele, parle peu et à ses heures, et ce n’est pas le seul, ni le meilleur contraste entre le député de Bruxelles et lui. Car la popularité de M. Anseele est autre que celle de M. Vandervelde, et son passé socialiste, comme sa race, son extraction, son éducation et sa tactique n’offrent rien de commun (page 341) avec la personne, les antécédents et la politique de celui-ci.

M. Anseele a été surnommé « le virtuose de la brutalité » et il n’a rien négligé pour mériter l’épithète. Chacun de ses discours a été, à la Chambre, comme un déchaînement de furies, où la haine de classe soufflait plus ardemment que les autres passions débridées. C’est lui qui, apostrophant un jour ses collègues, leur disait : « Dans ce siècle, en France, la bourgeoisie a dix fois juré fidélité ; elle a dix fois anéanti ses propres idoles, ses propres rois, allant toujours à la faveur du nouveau régime qui paye et qui rapporte. » C’est lui qui, définissant la justice « de classe » en Belgique, ajoutait qu’elle « est une forte femme, au bras long, quand il s’agit de frapper le petit, mais une femme caduque, quand il s’agit de frapper le grand. » C’est lui qui dénommait les patrons gantois la bande Cartouche et Cie. C’est lui qui dénonçait nominativement certains abus de ces patrons, mettant les points sur les i et retournant les coupables sur son gril avec une férocité heureuse de tourmenteur. Au lieu de formuler des principes, de se documenter dans l’érudition allemande ou anglaise, comme M. Vandervelde, M. Anseele préféra toujours opérer in anima vili ; il raconta sa visite à certains ateliers, il (page 342) répéta les doléances des pauvres bougres chassés, volés par des industriels sans entrailles ; il fit rugir ou pleurer ; il ne voulut pas couvaincre.

C’est qu’au fond, il est de ceux qui se nourrissent de bonne soupe et non de beau langage. Il est homme d’œuvres, industriel lui-même puisqu’il administre le Vooruit, c’est-à-dire la plus vaste des coopératives de production et de consommation qu’ait su ériger son parti. Il y débuta humblement et y gravit un à un tous les échelons de la confiance ; aujourd’hui, il est le roi de ce petit Etat où l’on produit et l’on vend la plus grosse part des choses nécessaires à la vie d’un tisserand gantois. Ne demandez point à cet homme prompt à l’action, et qui a toutes les vertus du commandement les qualités intellectuelles d’un savant, enfermé dans son cabinet, qui s’abandonne tout à l’aise à ses constructions idéologiques, sans redouter que la vie, de son souffle âpre, vienne les renverser soudain.

Redresser des torts, voilà ce que rêva, dès le premier jour, M. Anseele. Réclamer des droits, et, ceux-ci obtenus, faire la trêve, propice aux travaux utiles « Nous ne pouvions être que des révoltés aussi longtemps que nous n’étions pas ici, et nous l’étions par votre faute. » Ainsi s’exprimait-il dans une de ses premières harangues au (page 343) Parlement belge. Et pour compléter sa pensée, il eût pu ajouter : « Nous ne sommes des mécontents que parce qu’il ne vous plaît pas de nous concéder les réformes ouvrières les plus urgentes. » Celui- là, au fond, ne désire pas tant une perturbation qu’une évolution sociale, pas tant une évolution rapide qu’une série de perfectionnements sûrs et féconds.

C’est, si l’on veut, le Rogier d’un futur gouvernement, dont M. Vandervelde serait le Frère-Orban, mais un Frère-Orban qui n’a pu encore faire ses preuves d’administrateur et qui reste provisoirement, pour la défiance bourgeoise, un beau parleur, très lettré et très érudit. Plus temporisateur, M. Anseele est peut-être plus redoutable que son rival. Celui-ci, en conscience, si pas par tactique, n’est-il pas obligé de racheter la tare ploutocratique, qui se voit sur toute sa personne et jusque sur ses mains blanches et sur son linge fin, par une intransigeance de surface et une raideur d’attitude ? M. Anseele, lui, fils du peuple et cher au peuple, qui l’aime avec familiarité, à le laisser-aller que permet une conception harmonique de l’homme et de la vie : ses actes, ses paroles, son geste même décèlent la tranquillité d’âme du petit bourgeois flamand, vivant à même la plèbe de sa race et de sa ville, dont il garde le parler savoureux, (page 344) quoique infiniment guttural, la rude franchise et tri certain simplisme d’idées et de mots.

MM. Vandervelde et Anseele s’opposent et se complètent, d’attachante manière, dans cette petite galerie où il convient de ranger les chefs du mouvement collectiviste en Belgique. A côté d’eux, je ne vois guère qu’une notoriété à mettre en relief, qu’un nom à mentionner, celui de l’économiste Hector Denis, député de Liége depuis 1895.

Entré en coup de vent dans la carrière politique, à laquelle aucune vocation ne le préparait, M. Denis est resté à la Chambre le professeur laborieux, informé et désespérément terne qu’il est, dit-on, à l’Université de Bruxelles. Compilateur d’une rare sincérité, mais d’un manque total d’éclat, il compose, par intervalle, de longs discours qu’on lit aux Annales parlementaires avec un réel profil, mais qu’on n’écoute pas au Parlement, car il les prononce d’une voix basse, lente, attristée, comme une psalmodie, qui aurait gardé le rythme monastique des anciens moines de Saint-Gall.

Les autres leaders du socialisme belge sont, comme dans les autres pays, des gloires locales ou d’insignifiants comparses. Pour leur concéder une taille plus haute, il faut s’armer d’un télescope là où une loupe suffirait. Examinés de près, ils ne résistent pas, pour la plupart, à un mesurage (page 345) sommaire. Car, ni leur langage ni leurs actes ne témoignent d’un sens de la vie, d’une expérience publique, d’une connaissance quelconque du passé national et des lentes et infinies acquisitions du savoir humain. Ils n’ont guère d’autre originalité que celle d’une phrase plus ou moins colorée, d’une mise plus ou moins débraillée, d’une profession abandonnée, mais ayant laissé d’évidentes traces dans leurs raisonnements étroits et dans un verbalisme, abondamment fleuri d’idiotismes locaux.

C’est ainsi qu’on reconnaît à je ne sais quoi de didactique, même dans l’incohérence de leur exposé, des instituteurs qui, volontairement ou non, ont déposé la férule du maître pour saisir la houlette des « mauvais bergers ». L’un d’eux, M. Demblon poète à ses heures, s’est fait une spécialité enviée des interruptions littéraires et une autre spécialité, moins appréciée il est vrai, des philippiques antireligieuses ; Dieu, la Vierge et les saints semblent occuper dans sa pensée une place aussi grande que dans celle d’un zélé desservant.

 

6. L’évolution politique du Parti ouvrier

 

Chez lui, comme chez d’autres, il y a encore un trait caractéristique de plus en plus accusé avec l’effet des années. C’est l’embourgeoisement, qui tend à faire, de ces farouches démolisseurs de la (page 346) société, de petits propriétaires paisibles et satisfaits. Engrenés peu à peu dans un organisme qui avait été le sujet de leurs âpres critiques, on les voit s’accoutumer doucement aux sinécures du Parlement, des députations de province et des échevinats de ville, remplacer la hure par la laine et le drap, le coton d’un linge sommaire par la belle toile des Flandres, prendre du maintien et même du ventre (Même il en est qui ont abandonné la lutte pour des fonctions grassement rétribuées, tels les anciens ministres de nos ploutocraties, qui échangent régulièrement le portefeuille de maroquin contre une grasse et douce prébende. Déjà M. Nieuwenhuys, le révolutionnaire hollandais, prévoyant cette orientation de certaines consciences collectivistes, avait exprimé ses appréhensions dans un précieux passage de son Socialisme en danger : « Beaucoup de chefs locaux de la social-démocratie sont égarés par leur existence de petit bourgeois. Ils ne sont plus les représentants du mouvement prolétarien… ils commencent à parler de l’amélioration des petits bourgeois dans le cadre de la société actuelle… », etc.) Tout cela se fait insensiblement par une loi plus forte que les antagonismes de classe et les haines d’hommes, et non moins insensiblement, le P. O. se grossit de milliers d’adhérents qui n’ont plus le même idéal lointain et ne voient en lui qu’un parti fort, quasi assuré (page 347) du triomphe et qui leur apportera, demain, un pain plus blanc, plus de loisirs et des satisfactions égalitaires.

L’atténuation des haines sociales est sensible en Belgique, et on l’a pu constater déjà dans la collaboration active des députés socialistes aux lois ouvrières, dans la nouvelle théorie qu’ils professent sur la propriété paysanne, dans leur désir de participer aux travaux des commissions municipales, où ils siègent à côté de bourgeois conservateurs, dans mille circonstances où ils déposent le sectarisme comme un vêtement d’emprunt.

Tout, d’ailleurs, contribue à favoriser une orientation pacifique du P. O., depuis le sentiment de sa force, qui l’empêche d’être plus longtemps une simple faction et l’achemine à de plus hautes destinées, jusqu’à ses propres institutions, qui sont, les coopératives surtout, les instruments solides de cette force lentement acquise. Une coopérative est l’oeuvre de chaque jour, et les congrès, les meetings, les toasts, les injures proférées contre la classe possédante ressemblent à des soupapes de sûreté, par où s’exhalent les gaz méphitiques, empoisonnant encore l’atmosphère des « maisons du peuple ; » il faudra longtemps, longtemps encore pour que ces vains échappements deviennent inutiles et apparaissent tels aux (page 348) plus enfiévrés d’un parti à base révolutionnaire.

Au surplus, les conceptions de ce parti ont évolué au même degré que les attitudes coutumières de ses dirigeants. Jadis partisans de la prise de possession armée du pouvoir, ceux-ci s’habituent à ne demander qu’au jeu des institutions monarchiques le triomphe, plus laborieux, certes, mais plus durable aussi, de la portion vraiment pratique et utilitaire de leur programme. Les émeutes d’avril 1902, qui ont tant préoccupé les chancelleries et la presse étrangère, n’ont été, pour les amateurs de barricades, qu’une dernière et sage leçon.

 

7. Demain

 

Ces émeutes, qui datent d’hier, n’appartiennent, strictement, point à cet exposé. Qu’on m’excuse donc d’y faire allusion et de constater qu’elles ont démontré la faiblesse offensive du P. O. Comme l’a dit M. Vandervelde, le plus clairvoyant des leaders socialistes belges, que peuvent de mauvais revolvers contre les fusils Mauser de la garde civique, les mousquets de la gendarmerie et les sabres affilés de la police urbaine ? L’armée n’a pas été requise, ou du moins elle n’a joué qu’un rôle effacé dans la répression de l’émeute ; mais tout permet de croire qu’elle n’eût pas failli à la terrible fonction que (page 349) lui assignait le prince de Bismarck, dans ses ultimes prévisions politiques, dont les Hamburger Nachrichten ont eu jadis la confidence.

On sait que le chancelier était, dans les derniers temps de sa vie, convaincu que la force militaire constituait, en suprême analyse, la meilleure sauvegarde de la classe possédante. Si telle était la pensée du gouvernement belge, on s’expliquerait mieux que sa politique tendît à transformer le régime militaire dans le sens du volontariat, c’est-à-dire à constituer insensiblement une armée de mercenaires, dont les effectifs, soigneusement recrutés parmi les affiliés des cercles catholiques, coopéreraient, le cas échéant, à une sanglante répression des troubles populaires. Mais c’est là une simple hypothèse, et il est encore permis d’espérer qu’il n’en sera que cela.

La solution pacifique des difficultés sociales, en Belgique, dépend surtout du P. O. lui-même. Il est en pleine période de croissance et il a les défauts inhérents à la jeunesse, l’intraitable fatuité, l’inconsciente assurance, l’aveuglement tranquille et brutal. Mais il faut concéder qu’il est plus mesuré qu’il y a dix ans, qu’il mord à l’épargne et aux oeuvres de longue durée et de leur rapport. D’autre part, s’il en a les défauts, il a aussi quelques-unes des vertus de la vingtième année ; son idéalisme (page 350) n’est guère entamé, il marche dans son rêve comme un César dans sa pourpre ; l’heure du réveil amer, malgré certaines expériences négatives, n’a pas encore sonné pour lui.

C’est dans son isolement que réside son plus grand péril (Il y a quelque chose d’éminemment suggestif dans ces lignes, où l’historien de la vie économique du moyen âge en Flandre, M. DES MAREZ, explique la prompte décadence du pouvoir démocratique à Gand, Bruges et Ypres, vers la fin du XIVème siècle : « La démocratie, portée brusquement au pouvoir, refusa de s’allier aux éléments sociaux qu’elle avait combattus. Elle ne voulut connaître qu’une solution : la victoire et ses avantages pour elle, et pour elle seule ; l’écrasement total, la disparition même du parti vaincu. Là gît le secret de sa chute.) Les rares fils de la bourgeoisie incorporés dans ses rangs n’ont pu, il faut bien l’avouer, élargir sa compréhension des choses sociales, ni atténuer, autant qu’il conviendrait, son exclusivisme pratique. Ils ont plutôt paru occupés de renforcer celui-ci, de lui donner ce qu’ils appellent assez anachroniquement une conscience de classe ; soit qu’en se montrant plus papistes que le pape, ils désirent faire oublier leur extraction, soit qu’ils obéissent à une tendance instinctive, propre à tous les convertis et les projetant à l’extrême opposé de leur ancien idéal. Une (page 351) fraction des libéraux a, par des alliances électorales, des contacts personnels et des concessions de programmes, essayé comme en France et dans les autres pays, de réconcilier la classe des manuels avec la bourgeoisie. Mais la tentative a été plutôt vaine ; elle devait l’être, cette fraction, généreuse dans ses aspirations, n’ayant ni l’importance numérique, ni l’autorité nécessaires pour accomplir ce « grand œuvre ».

C’est pourtant de ce côté qu’est, en Belgique, la seul chance d’apaisement politique. Le catholicisme n’y peut rien, il n’y pourra jamais rien ; quoiqu’il tente, c’est à des libéraux que reviendra la mission, bien délicate, il est vrai, de rapprocher victorieusement deux classes désunies. Encore ne devront-ils s’y essayer qu’au lendemain d’une victoire parlementaire, lorsque le partage du butin rapprochera les appétits pour une même besogne de revanche, de réparation et même d’assouvissement brutal. Un ministère libéral-socialiste est dans les possibilités de l’avenir à Bruxelles, comme il est dans la réalité d’aujourd’hui, à Paris, avec les mêmes atténuations de programmes et les mêmes compromissions de classes ; on peut dire que, s’il se constitue un jour, il fera plus pour la paix sociale, après cette traversée indéfiniment longue d’un désert aride, que tous les congrès de partis et que tous les écrits des philosophes.

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