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« Commotions populaires en Belgique (1834-1902) », par F. VAN KALKEN

(Bruxelles, Office de publicité, 1936)

 

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(Remarque : les sous-titres ne font pas partie de l’édition-papier de ce livre et ont été rajoutés pour la mise en ligne sur ce site).

 

LES MOUVEMENTS EN FAVEUR DU SUFFRAGE UNIVERSEL (1893-1902). DEUXIEME PARTIE : 1902

 

1. Le contexte politique général

 

(page 154) Il y a, dans cette seconde offensive pour la conquête du Suffrage Universel, de telles analogies avec le mouvement de 1893, aussi bien dans l’enchaînement des causes que dans l’agencement des effets, que je pourrai me borner à souligner les rapprochements et à déterminer les contrastes sans entrer dans une analyse trop détaillée des événements, bien que ceux-ci aient eu un caractère de gravité supérieur à ceux qui s’étaient produits neuf ans auparavant. (DESTREE et VANDERVELDE : loc. cit., p. 257, donnent en note une petite bibliographie des événements de 1902).

« Aux yeux de la masse ouvrière, l’heure du Suffrage Universel a sonné. » Depuis les élections du 27 mai 1900, faites sous le nouveau régime de la Représentation Proportionnelle (Sur les désordres qui, en 1899, ont précédé l’instauration de la R. P., voir la fin de cette étude), régime qui avait fait tomber la majorité catholique de 72 à 20 voix (Les élections de 1898, les dernières opérées au scrutin de liste avec ballottage, avaient envoyé à la Chambre 112 catholiques, 28 socialistes, 12 libéraux. Celles du 27 mai 1900, faites selon les règles de la R. P., avaient désigné 86 catholiques, 33 socialistes, 33 libéraux), cette phrase revenait, avec la force d’une obsession, dans les discours et les éditoriaux des leaders socialistes. A vrai dire, on ne voyait pas bien pourquoi cette heure avait sonné ! La majorité gouvernementale était certes fort réduite, mais renforcée dans son nouveau cadre restreint par le mécanisme même de la Représentation Proportionnelle. En août i8gg et en novembre 1901, deux propositions d’établir le Suffrage Universel pur et simple à vingt et un ans, avec six mois de résidence, avaient été repoussées par le Parlement. Il convient de dire que l’union libérale du 21 décembre 1900, oeuvre de Paul Hymans, le déjà célèbre « poulain (page 155) de la Doctrine » (Journal de Bruxelles), avait inscrit à son programme l’égalité politique et la suppression du vote plural. Les libéraux modérés ne faisaient plus de réserves sinon à propos de l’âge (vingt-cinq ans), du temps de résidence (un an), du second vote du père de famille. Depuis la fin de l’année 1901, il y avait à la Chambre un « groupe du Suffrage Universel pur et simple », comprenant tous les socialistes et vingt-cinq libéraux. Une action parallèle, sous les pâles rayons de la « lune de miel libérale-socialiste », aurait donc pu - peut-être - soulever l’opinion du pays à la manière d’une lame de fond. Encore eût-il fallu maîtriser les impatiences et manoeuvrer avec beaucoup de discernement. Or, au XVIe Congrès du Parti ouvrier, à Liége, les 7 et 8 avril 1901, la méthode de la « violence dans les discours et de l’indécision dans les actes » refleurit de plus belle (DESTREE et VANDERVELDE, loc. cit., p. 250).

Les faciles succès de 1899 et les résultats partiels obtenus en 1893 ont fait oublier que cette dernière année fut en réalité dramatique (Louis BERTRAND, Histoire de la démocratie, t. II, pp. 567 et 568). Une motion de Léon Furnémont : conquérir le Suffrage Universel, « au besoin par la grève générale et l’agitation dans la rue », est acclamée. De janvier à mars 1902, l’opposition socialiste tâte le terrain en faisant discuter - sans nul espoir d’ailleurs - un projet Vandervelde d’établissement du Suffrage Universel pour les élections communales. « Nous irons jusqu’au bout, » affirme avec force le petit Napoléon Smeets, député de Liége. « Maintenant, la parole est à la rue, » annonce- t-il, le 17 mars, du balcon de la Populaire, au cours d’une manifestation où drapeaux rouges et bleus ont été voisins mais où les députés libéraux se sont prudemment abstenus de paraître.

On n’en est encore qu’aux paroles et déjà les avertissements pleuvent. La Droite serre les rangs au seul mot de « révolution ». Le Journal de Bruxelles (Du 18, du 19, du 20 mars et du 4 avril) entre violemment en campagne, aussi bien contre les progressistes, « roulés comme goujons en farine », que contre les « phraseurs ignorants » de l’Extrême-Gauche qui agitent la menace de violences. Dès le 20 février, le modéré Hymans déclare qu’il ne participera à aucune campagne de violence pour extorquer la révision (page 156) à la majorité... Si derrière la revendication du Suffrage Universel devait apparaître la révolution, il ne resterait plus aux libéraux qu’à défendre l’ordre et la légalité... A ce devoir nous ne faillirons pas ». Et le 13 mars, Huysmans prédit sans ambages aux socialistes que « le concours de la bourgeoisie libérale leur sera retiré s’ils agissent par menaces révolutionnaires ».

Le mercredi 19 mars, Janson et Vandervelde déposent une nouvelle proposition de révision de l’article 47 de la Constitution. Le mardi 8 avril, la Chambre reprend ses travaux. Le soir, un premier grand meeting a lieu à la Maison du Peuple. Furnémont le préside ; trois députés républicains espagnols de passage à Bruxelles - dont Lerroux - y assistent. Là il est décidé que, jusqu’au 16, date choisie pour la prise en considération de la proposition Vandervelde-Janson, des manifestations populaires énergiques auront lieu tous les soirs, dans tout le pays, en attendant la « grande semaine ! »

Nous voici donc ramenés à la vieille tactique de détermination délibérée d’« un état général de trouble et de malaise ». Et, bien plus encore qu’en 1893, elle s’appliquera à une période creuse, vide de faits politiques, dans l’espoir de créer un irrésistible mouvement d’opinion au moment décisif. Cette attitude imprudente n’a jamais été complètement expliquée. Il y avait eu, au cours des vacances parlementaires, de la fin mars au début d’avril, de grandes manifestations pacifiques organisées par les socialistes, les progressistes et les daensistes unis, à Bruxelles (23 mars), à Mons, Courtrai, Tongres et ailleurs (6 avril). On y avait vu « la masse ouvrière consciente et virile, d’accord avec l’élite de la bourgeoisie généreuse et juste ». Ces cortèges impressionnants avaient-ils fait perdre à l’Extrême-Gauche le sens des possibilités ? « Sur tous les points du pays, » lit-on dans le Peuple du 8 avril, « se déploient, comme s’ils surgissaient du sol, enthousiastes et résolus, les formidables bataillons aux bannières bleues, vertes et rouges, et c’est une clameur impérieuse qui s’élève, en Flandre comme en Wallonie, grondante aujourd’hui comme un vent de tempête ».

Il fallait aussi répondre par des actes à ceux qui accusaient Vandervelde et ses amis de faire le jeu des libéraux, ou d’agir avec couardise. Au XVIIe Congrès national du Parti, le 30 mars, le député de Mons, Pepin, avait vivement attaqué le rapport modéré du Conseil (page 157) général (inscription de la R. P. dans la Constitution, abandon temporaire du suffrage féminin). D’autre part, la Fédération socialiste boraine avait grand’peine à empêcher les bouillants mineurs de cette région de se mettre prématurément en grève.

Tenons compte également de la tactique du gouvernement. Au matin du 8 avril, les Gauches avaient bâti un projet suivant lequel Vandervelde aurait présenté une motion relative à l’ordre du jour. Mais la Droite avait tenu une séance de nuit et le premier ministre, M. De Smet de Naeyer, avait habilement pris les devants et fixé la discussion de la proposition Janson-Vandervelde au mercredi 16. Déconcerté, le groupe parlementaire socialiste avait cru discerner dans cette manoeuvre un plan diabolique : faire voter les douzièmes provisoires, puis clore la session parlementaire. Au meeting du 8, Antoine Delporte expliqua que le groupe parlementaire avait dès lors décidé que, si le principe de la révision n’était pas adopté, la semaine suivante, une grande agitation serait organisée dans le pays entier, las d’attendre (Au meeting du 9, Delporte, toujours si pondéré, dira : « C’est assez se contenir, crisper les poings, courber les fronts... L’heure est venue de se lever pour mettre la force au service du droit. » (Peuple du 10 avril.)) D’ici là, la propagande serait intensifiée, mais resterait pacifique.

Enfin, il y a lieu de croire que l’atmosphère même du meeting contribua au raffermissement des projets d’un Bureau jusque-là assez indécis et désemparé (Telle est notamment l’opinion d’un des intransigeants du parti. Cf. CAMILLE DAVID, Les journées d’avril 1902, dans l’Idée libre, t. III (1er semestre 1902), pp. 386 et ss.). Le magnifique talent d’Emile Vandervelde s’échauffait volontiers au son de ses propres accents et des acclamations d’un auditoire en délire. N’attendez pas, dit-il, la consultation électorale partielle du 25 mai. « Allez partout jusqu’au fond des impasses, allez sonner le tocsin de la révision. De même qu’en 1893, c’est au moment où Germinal fait monter les sèves que va monter la sève du Suffrage Universel. «  Unissons à ce lyrisme les appels ardents de Pepin, de Moreau : « Il est temps, plus que temps d’aboutir, » et les mots d’ordre enflammés du Peuple : En présence de la « folie de résistance dont le gouvernement est frappé », il faut que, tous les soirs, (page 158) les ouvriers manifestent... Tous debout, et si l’agitation ne suffit pas « le prolétariat belge saura vaincre par le blocus de la grève générale ».

 

2. Le difficile encadrement des manifestations ouvrières

 

(page 158) L’espoir des dirigeants du Parti Ouvrier de conserver l’esprit de discipline et le sens de la modération dans les rangs des manifestants apparaît bien plus précaire en 1902 qu’en 1893. Il y a eu, dans les jours qui précèdent, plusieurs attentats au pétard de dynamite ou à la cartouche de mine, peu graves heureusement mais qui n’en ont pas moins eu le caractère de sérieuses menaces (chez le député Derbaix, à Binche, dans la nuit du 21 au 22 mars ; au bureau de poste de La Louvière, dans la buit du 22 au 23 ; chez le concierge de la Banque Nationale, à Bruxelles, dans la soirée du 7 avril). Le long maintien au pouvoir du gouvernement catholique a déchaîné, dans certains milieux, une dangereuse « exaspération anticléricale ». Il serait ridicule de vouloir expliquer par la simple action d’agents provocateurs les désordres anonymes soulevés, le 6, à Houdeng-Aimeries, contre la mission organisée à l’église Saint-Jean-Baptiste, ou l’explosion, le 8, d’un bruyant pétard dans la cour du presbytère de Haine-Saint-Paul.

Le Journal de Bruxelles du 9 avril, dans un leader intitulé Le plan révolutionnaire, accusa les dirigeants du Parti Ouvrier d’avoir préparé les mouvements de voirie dont nous allons faire le récit, au cours de conciliabules secrets. Le Peuple aurait, par un jeu de primes anodin en apparence, distribué vingt mille revolvers à ses lecteurs. La presse libérale aurait eu le grand tort - toujours selon le Journal - de ne pas prendre cette préparation insurrectionnelle au sérieux, alors que les socialistes en escomptaient une débandade de la garde civique. Le Peuple du 10 démentit énergiquement ces assertions. Que le Conseil général ait décidé de laisser aux organismes locaux une large initiative individuelle en matière d’agitation, cela ne peut être discuté puisque, dans un manifeste du 10 il dit lui-même, en toutes lettres : « Il est absolument nécessaire que, dans chaque région industrielle ou agricole, dans les grandes et petites cités, la population emploie tous les moyens d’agitation qui correspondent le mieux à l’état des esprits, aux conditions économiques, à l’alliance plus ou (page 159) moins complète des éléments ouvriers, paysans et bourgeois. Mais le fait d’abandonner la « politique de grande voirie » aux ligues et aux jeunes-gardes locales n’est point un mot d’ordre ; c’est tout au plus une directive.

On peut se montrer surpris de ce que, à Bruxelles par exemple, carte blanche ait été ainsi donnée au citoyen Volkaert, membre du Bureau du Conseil général et président de la jeune-garde socialiste, bien connu pour son exaltation. Il n’est pas douteux que les leaders de premier plan ont dû prendre cette résolution à contrecœur  et par crainte d’avoir sinon la main forcée. Ceci est d’ailleurs prouvé par le fait que, au grand mécontentement de beaucoup de membres du parti, ils ne prirent personnellement aucune part aux manifestations du 8, du 9 et du 10 avril, ce malgré les discours enflammés qu’ils avaient prononcés dans leurs meetings.

C’est donc, non pas auprès du Conseil général, mais parmi les « états-majors » des jeunes-gardes locales que nous devrions découvrir des « plans d’action ». Mais comme il est virtuellement impossible d’en dépister la trace, force nous est d’essayer de les dégager des manifestations elles-mêmes. Et aussitôt une constatation s’impose au début, la tactique n’eut rien de renouvelé. Elle se maintint - avec quelque violence en plus - dans le plus banal et le plus rituélique des cadres.

Comme en 1857 et en 1884, les villes de province furent, à partir du 8, le théâtre de « conduites de Grenoble » dont les députés de Droite furent les victimes. A Anvers, les jeunes-gardes socialistes conspuèrent MM. Segers et Delbeke et essayèrent de rompre les barrages d’agents qui les protégeaient. A Gand, cinq mille ouvriers, défilant en cortège, chantèrent le vieux Weg met dat papenras, uni au récent Plaats voor de proletaren, Après un serment de tenir bon, proféré autour de la statue de Van Artevelde, ils passèrent devant le Cercle des Nobles, place d’Armes, en lançant des huées (Dans la revue bimensuelle Le Mouvement socialiste (t. VII, Paris, 1902), Un article de RAOUI BRIQUET décrivit en couleurs sombres et assez superficiellement : Les événements de Belgique (numéro du 25 avril). EMILE VANDERVEI.DE en corrigea les données trop dramatiques dans une agréable étude : La Grève générale en Belgique. Impressions d’un témoin (Ibidem numéro du 3 mai). On trouvera dans ce travail, écrit avec une bonhomie un peu intentionnelle, une amusante description de la vie des députés catholiques de Gand, Installés dans un family house bruxellois et y jouant au loto ou aux cartes (p. 828). Le récit est emprunté à la Flandre libérale). A Liége, les manifestants acclamèrent, (page 160) de la gare des Guillemins au local de la Populaire, place Verte, leurs députés favoris, Troclet, Napoléon Smeets et surtout Célestin Demblon, honoré de la rengaine Vive Demblon, la digue, digue, digue... Il y eut des vitres brisées à l’Évêché, au grand séminaire, au collège des Jésuites, Les chefs socialistes - Anseele à Gand, Demblon à Liége - ne désiraient cependant pas créer d’ennuis aux bourgmestres libéraux des grandes villes et ils le laissèrent nettement entendre à leurs compagnons. Quant aux maïeurs, ils accomplirent les devoirs de leur charge avec tact et fermeté, de façon à ne pas éveiller d’injustes suspicions chez les catholiques, de regrettables haines chez les ouvriers. Toutes les mesures d’ordre habituelles furent prises. A Gand, sous les murs du château de Gérard le Diable, la gendarmerie opéra quelques charges assez rudes. A Liége, le bourgmestre Kleyer avait transformé en zone neutre les vastes places du centre de la cité. Lorsque, le 12, des manifestations nocturnes, rappelant le trop célèbre mars 1886, alarmèrent le public, il prit un arrêté interdisant les attroupements et fit arrêter M. Paulsen, le gérant de La Populaire. Tout cela, en somme, ne fut pas fort méchant. Comme en 1893, les grandes villes de province attendirent les résultats majeurs des impulsions venues de Bruxelles.

 

2. Les manifestations des 8 et 9 avril 1902  dans la capitale : du meeting à l’émeute

 

(page 160) La première manifestation dans la capitale, en 1902, celle du mardi 8 avril, semble un décalque des soirées du 28 mai 1857, du 23 novembre 1871, du 12 avril 1893 et de mainte autre. Après le meeting, un cortège d’un gros millier de manifestants, fort jeunes pour la plupart, reprend la tradition des « gamineries déambulatoires » : cris devant l’immeuble du Journal de Bruxelles, impasse de la Violette ; carreaux cassés au Patriote, rue du Marché-aux-Herbes-Potagères ; agents houspillés dans les Galeries Saint-Hubert ; huées devant le collège Saint-Louis ; pierres lancées dans les fenêtres, par des groupements éparpillés, chez M. Woeste, rue de Naples, M. Renkin, rue des Drapiers, M. Carton de Wiart, rue Bosquet ; clameurs de « Vive la République ! » à proximité du palais du prince Albert, dans le paisible et (page 161) solennel quartier de la rue de la Science. Seuls, les citoyens Pepin et Volkaert ont bien voulu accompagner la colonne principale des manifestants. Aux sons du clairon, l’on retourne enfin au point de départ : la nouvelle Maison du Peuple de la rue Joseph Stevens, entre le Grand-Sablon et la place de la Chapelle.

La journée du mercredi 9 est très calme. La Chambre discute le budget des Affaires étrangères. Une motion d’urgence, déposée par Furnémont, qui demande au nom de quel droit le directeur général de la Sûreté publique vient d’expulser du territoire les trois députés espagnols présents au meeting de la veille, est rejetée par 71 voix contre 31. Par un temps délicieux, le général de Wykerslooth de Rooyesteyn passe en revue les troupes de la garnison. Le Roi rentre de Biarritz. Le bourgmestre De Mot met méthodiquement au point ses mesures d’ordre.

En revanche, vers huit heures, après le meeting annoncé à la Maison du Peuple, le gros millier de manifestants de la veille se remet en marche, avec clairons et drapeaux rouges. Puisque Bruxelles, et spécialement le boulevard Botanique, sont bien gardés, la tête de colonne, après avoir longé la rue Neuve et dépassé la place Rogier, se porte vers les communes non protégées de Saint-Josse-ten-Noode et de Schaerbeek. Le groupe Volkaert s’en tient toujours à ses brutales démonstrations anticléricales : lapidation du pensionnat des Dames-de-Marie, chaussée de Haecht ; course en tapinois vers la rue Seutin ; hourvari soudain devant une demeure que - par erreur - l’on croit être celle du député catholique de Tournai Hoyois ; clameurs devant l’église des Saints-Jean et Nicolas, rue de Brabant. Mais, soit qu’il y ait eu mot d’ordre, soit qu’il y ait eu - ce qui ne paraît guère probable - « mouvements incohérents de groupes anonymes échappant à toute direction préméditée (Indépendance belge du 11) les petites bandes qui s’égaillent dans le long secteur de la rue Verte se livrent, au fur et à mesure que la nuit avance, aux pires excès. Camille David (Loc. cit., p. 392) décrit en termes fiévreux la marche révolutionnaire de cette foule qui aspire à la révolte ouverte. Les réverbères sont éteints ou brisés à coups de boulons ; des pétarades de coups de revolver font sursauter au (page 162) lit les habitants de ce quartier de petits bourgeois, d’artisans et de dévoyées. Quelques groupes isolés d’agents de police pris au dépourvu ont en vain essayé d’arrêter cette irruption sauvage et ont été cruellement malmenés. Au coin de la rue Impériale et de la rue Verte, trois sergents de ville ont la déplorable idée de tirer quelques coups de revolver, dans l’espoir d’intimider leurs assaillants. Aussitôt l’un d’eux est férocement piétiné ; le second, menacé du même sort, réussit à fuir ; le troisième se réfugie dans un petit café, puis disparaît dans le grenier de l’immeuble. La foule des poursuivants venge sa déconvenue en saccageant l’estaminet. Ces scènes se terminent vers minuit par de violentes charges de gendarmes à cheval, aux abords de la gare du Nord, lorsque les bourgmestres Frick et Kennis sont enfin parvenus à grouper des forces suffisantes pour rabattre les envahisseurs vers Bruxelles.

 

4. Les violences révolutionnaires et les mesures répressives lors des journées des 10-12 avril 1902

 

(page 162) Comme il était aisé de le prévoir, cette soirée du 9, qui transforma les manifestations en émeutes, n’intimida pas le gouvernement. Loin de « donner le spectacle d’une sorte d’impatience névrosée et d’un détraquement ataxique incompatible avec la mission d’un homme d’Etat » (Indépendance belge du 11), M. De Smet agit avec calme et sang-froid. Solide et trapu, M. de Trooz, ministre de l’Intérieur, n’était nullement saisi de cette « frousse gouvernementale » dont parlait si imprudemment le Peuple. Quant au ministre de la Guerre, le général Cousebant d’Alkemade, il avait, dès le 9, donné de discrètes instructions pour le rappel d’urgence des classes 1898-1899 des quatorze régiments de ligne et des deux régiments de chasseurs à pied, ainsi que de la classe 1898 des carabiniers et des grenadiers.

Comment « tous les hommes d’ordre » ne se seraient-ils pas rapprochés de la majorité légale pour « avoir raison des menées révolutionnaires », comme l’annonçait, dès le 10, le Journal de Bruxelles ? Certes, les libéraux ne sont p&s indulgents pour le ministère. La Réforme du 14 (article « Au Parlement »), passionnée comme à l’ordinaire, assure que « tant qu’il y aura un gouvernement clérical, le désordre existera dans le pays à l’état virtuel ». Mais, au cours des séances de la Chambre, le 10 et le 11, dans le chaos des chamailleries vulgaires, des faits personnels, des motions d’ordre, des jappements de M. Hoyois et des grognements de M. Fouille, Huysmans dit nettement aux socialistes : « Je vous préviens que vous êtes en train de vous aliéner le concours (page 163) de la bourgeoisie libérale. « Devant les protestations d’Anseele, les colères de Smeets, de Delbastée ou de Pepin, pour qui les libéraux sont des fourbes, des traîtres, des requins, Hymans réplique - et sa riposte rencontre également les paroles soupçonneuses du catholique anversois Delbeke - « Nous ne sommes pas vos prisonniers ! » La gauche modérée a conservé de puissantes attaches dans le monde des affaires. Ses membres les plus en vue sont bourgmestres de presque toutes les grandes communes et y sont responsables de l’ordre. Elle ne tient pas à perdre sa réputation d’éventuel parti de gouvernement. Dès le 9, le Journal de Liége, le Journal de Mons, le Matin d’Anvers ont coupé les câbles et ils applaudissent aux paroles de Hymans, le 11 « Cet ordre, nous le maintiendrons ! »

Les grands chefs socialistes n’ignorent rien de l’état d’esprit de la droite et de la gauche. Et cependant ils s’enferrent à fond. Le jeudi 10, au matin, le Conseil général du Parti, présidé par Delporte, tient une longue séance au cours de laquelle il lance un manifeste resté célèbre : La campagne révisionniste est entrée dans sa phase décisive. Tout dépendra de l’énergie populaire car la presse catholique affirme que le gouvernement se montrera intraitable. Il faut que, pour le 14, ce mouvement soit devenu formidable. Le parti catholique a la « criminelle intention de noyer dans le sang l’admirable mouvement qui soulève toute la population honnête de la Belgique... Le devoir de tous les bons citoyens est de se lever pour empêcher la réalisation de tels projets ! » Debout pour la révision, debout pour le Suffrage Universel ! Tous les procédés de conciliation sont épuisés. Et le manifeste de rappeler - sans à-propos - le grand mouvement du 11 avril 1893 dont l’issue fut si discutée !

Tactique de cow-boy pressant sa monture pour prendre la tête du troupeau qui s’emporte ! Un autre risque est de représenter les forces répressives comme prêtes à prendre parti pour les socialistes. Certes, il y a eu à Gand, dans la soirée du 8, des chasseurs-éclaireurs qui, après leur licenciement, ont circulé dans les rues, bras dessus bras dessous avec les manifestants, en chantant à tue-tête « A bas la calotte ! » (Le Journal de Bruxelles et le XXe Siècle se complurent à narrer cet épisode. Après enquête, les autorités prononcèrent une demi-douzaine d’exclusions). (page 164) Des miliciens, rejoignant leur dépôt, ont accepté les circulaires des épouses Hector Denis et Brismée, les suppliant, au nom des femmes socialistes, de ne pas tirer sur leurs frères. Dans la matinée du 10, à la gare du Nord, ils ont chanté la Marseillaise et la Carmagnole. A Mons, ils ont crié : « Vive la République ! » Mais, de cas restreints, de refrains souvent beuglés au sortir du cabaret, le Peuple (du 11) a tiré l’évocation d’une scène de révolte militaire, dont les acteurs auraient été « des centaines et des centaines de miliciens » ! Le jeudi, au cours du débat sur la Dette publique dévié, dans un Parlement mué en pandémonium, Antoine Delporte ose défier le gouvernement de « faire sortir un régiment » ! Le lendemain, Anseele prévoit qu’on va « flanquer les ministériels à la porte, par les épaules » et énonce cette extravagance : « Le ralliement révisionniste des gauches libérales, c’est la crosse en l’air de la garde civique dans la rue ! »

Ayant laissé rompre les barrages, les dirigeants du Parti ouvrier sont dans une situation de plus en plus équivoque. Au Parlement, lorsque M. De Smet flétrit » la violence et les moyens illégaux » (le 10), Antoine Delporte répond : « C’est vous qui cherchez la guerre ! » et Defnet crie à l’assassinat. Actes de camaraderie pure, car Delporte et Defnet n’ignorent pas les responsabilités dont s’est chargé le groupe Volkaert. Bien que rédigé en termes modérés, le manifeste du 10 peut au surplus être lui-même interprété comme un appel à la guerre civile et c’est comme tel que le stigmatise Hymans à la Chambre, le 11. Vers la tombée du jour, ce même jeudi, la situation apparaît grave. A Bruxelles, la police des sept divisions, munie de revolvers d’ordonnance récemment distribués, est consignée (Environ cinquante officiers de police, quatre cents agents, cent agents spéciaux et judiciaires (Indépendance belge du 16)). MM. De Mot, bourgmestre, Naegels, procureur du Roi, Bourgeois, commissaire en chef, le général Verstraete, chef de la garde, sont à la Permanence centrale de l’Hôtel de ville. La zone neutre est sévèrement gardée par les corps spéciaux et les bleus de la milice citoyenne. Les bourgmestres de Saint-Gilles, de Saint-Josse-ten-Noode et de Schaerbeek ont également réquisitionné leurs forces locales ; les deux derniers ont même déjà interdit les attroupements. Les casernes du boulevard de Waterloo et (page 165) de Tervueren sont pleines de gendarmes. Dix mille personnes sont massées près du balcon de la Maison du Peuple. Va-t-on, devant le choc presque inévitable avec les forces de répression, les inviter au calme ? Lekeu l’essaye mais est interrompu par les protestations du public. Et déjà Meysmans soulève des rires rabelaisiens en déclarant, en flamand, que le ministère est composé, non de sept ministres, mais de sept broekschijters. D’autres orateurs évoquent l’image de l’armée entièrement acquise à la cause du Suffrage Universel. Après quoi la foule, qui a visiblement des projets en tête, se hâte de s’ébranler. « Aujourd’hui le peuple descend dans la rue », avoue Vandervelde à la Chambre, le 11. Et se rendant mal compte de l’effet ensorcelant de ses propres appels, de l’obsession impérieuse de son index tendu, il ajoutera un peu ingénument : « Avant même que nous le lui ayons demandé ! »

Voici donc dix mille hommes en route, par un soir tiède, énervant, trop printanier, parmi des milliers de badauds. Ils sont de nouveau livrés à eux-mêmes, ou plutôt, et c’est pis encore, ils vont suivre les tactiques de jour en jour perfectionnées des petits stratèges de la jeune-garde socialiste : étudiants, employés, apprentis typographes ! ((Le Journal de Bruxelles blâme violemment cet absentéisme de la plupart des chefs du Parti Ouvrier, à partir de 8 heures du soir). Cinq colonnes « de propagande » (selon un euphémisme du Peuple) vont pratiquer, dans cinq secteurs différents, des essais d’éparpillement des forces répressives, associés à des techniques de terrorisme. Ainsi commence un « soir de révolution, où rien ne manquera, pas même les barricades » (CAMILLE DAVID, loc. cit., p. 399). Vandervelde s’efforcera sur-le-champ de dégager les prouesses de ces enfants perdus de l’attitude pacifique des masses ouvrières (EMILE VANDEVELDE, La grève générale en Belgique (Mouvement socialiste du 3 mai), p, 827). Une grande partie de la presse de droite et de gauche n’en continuera pas moins à lui reprocher de ne pas s’être coûte que coûte mis à la traverse de ce que le bon Hermann Dumont appelle, navré, une « guerre civile » (Réforme du 12), guerre « qui ne peut réussir et qui d’ailleurs ne se justifie pas ».

La zone neutre, très bien gardée, reste figée dans un calme absolu. (page 166) A la place Rogier, une bande se heurte aux baïonnettes de la garde, à l’issue des rues du Progrès et de Brabant ; un essai d’assaut le long de la pente de la rue Saint-Lazare est refoulé, à coups de sabre, par une police qui brûle du désir de venger les victimes de la guérilla de la veille. Refluant vers la rue Neuve et la rue des Fripiers, vers 10 heures du soir, les émeutiers renouvellent, en les intensifiant, les lamentables prouesses du 13 avril 1893 : au café des Mille Colonnes, au débit de tabac du Chinois, au Corset gracieux, et dans nombre d’autres magasins, les grandes vitrines sont brisées à coups de revolver, de balles de plomb, ou par des volées de boulons et d’écrous. Place Rouppe, soixante agents barrent une offensive vers le quartier du Midi et la rejettent vers les étranglements des rues d’Accolay et du Saint-Esprit. Dans le haut de la ville, une menace plane sur les vieux hôtels de maître du noble quartier de la rue aux Laines et sur le secteur de l’avenue Louise. Elle est brisée par la gendarmerie à cheval et à pied qui, de la place Stéphanie à la rue de la Régence, de la place Poelaert à la rue des Minimes, du Grand Sablon à la place de la Chapelle, rejette, en deux heures de temps, de petites bandes agressives. Ces bandes ont, ici éteint les réverbères, là construit de fragiles barricades avec des matériaux de construction, et partout fait un feu d’enfer de leurs revolvers de pacotille. Vers minuit, la force armée, aidée des chasseurs belges (les populaires « bottes ») de la garde civique, fait évacuer la Maison du Peuple sous la menace des fusils braqués. On frôle, à ce moment, les possibilités de la grande émeute. Policiers et gendarmes sont très durs, de l’avis unanime (Voir notamment l’Indépendance belge du 13). La solidarité de l’uniforme rapproche ces hommes voués à des tâches pénibles et ingrates. Ils ont dû, non seulement, pourchasser les mutins et fouiller les suspects, mais aussi tenir tête aux innombrables « spectateurs » qui, perdant tout sang-froid, leur clamaient au visage : « Assassins » et « tas de lâches » ! Aussi les agents de la division (rue de la Régence) et de la 2ème (rue du Poinçon), ont-ils brûlé toutes leurs cartouches. Dans la nuit, M. De Mot, constatant l’action de « bandes organisées », portant des « atteintes à la propriété et à la sécurité », interdit les rassemblements (page 167) et cortèges. Les bourgmestres des faubourgs se hâtent de prendre la même mesure.

La nuit du 10 au 11 avril marque virtuellement la fin de l’offensive d’agitation. Les leaders socialistes ne cachent plus qu’ils ont été débordés par les voltigeurs de la jeune-garde (L. BERTRAND : Histoire de la démocratie, t. II, pp. 588 et 589). Le Peuple du 12 supplie la foule de conserver son sang-froid, tout au moins jusqu’à la semaine suivante, jusqu’au moment où la révision - s’il advient que cela soit - aura été irrémissiblement écartée. Que l’on ne perde donc point les « sympathies, l’estime, la confiance de l’opinion publique ». Comprenant que, vu les circonstances, leur place est à la tête de leurs hommes, les chefs du Parti ouvrier se proposent enfin de guider en personne le cortège prévu pour le 11 avril, mais l’arrêté du bourgmestre rend ce projet illusoire.

Cette attitude de repli ne se présente plus à son heure. Le grand public est exaspéré et excédé. Du moment que M. De Smet, à la séance de la Chambre du vendredi 11, a donné sa parole que le débat sur la révision ne serait point esquivé à la date fixée, ce public n’admet plus qu’une demande de vote de crédits provisoires puisse soulever le tumulte et l’obstruction. Il approuve la droite de « s’incruster dans ses banquettes ». Dans l’après-midi du 11, il évolue avec une sympathie familière autour du Palais des Académies, de la Bourse, de l’Hôtel de ville, des écoles où sont cantonnés les corps spéciaux. D’un regard averti, il suit les ouvriers du service de la voirie qui, dans la perspective d’événements vespéraux, sèment du gravier sur les pentes du Sablon. Il se rassure, grâce à l’aspect d’état de siège de la cité ; il applaudit aux rafles de la police dans les milieux interlopes. Il apprend même avec plaisir que la Maison du Peuple est cernée par l’artillerie de la garde et que le général Verstraete est pourvu du commandement supérieur des milices citoyennes de toute l’agglomération (Comme en 1893, M. Hollevoet, bourgmestre de Molenbeek, protesta de ce chef auprès du gouverneur du Brabant. En général, le bon accord régna entre M. De Mot et le général Verstraete. Un jour cependant, le général imagina de placer de sa propre autorité des gendarmes à proximité de la Maison du Peuple. Du coup, le bourgmestre menaça le ministre de l’Intérieur de donner sa démission et M. de Trooz se hâta de rappeler au général que c’était lui qui devait se tenir à la disposition du détenteur de l’autorité communale (Réforme du 5 juin 1902 et Soir du 20 avril).

Le grand et paisible meeting socialiste du vendredi 11, tenu dans la salle des fêtes de la Maison du Peuple, après la séance de la Chambre, (page 168) démontre le complet revirement de tactique du Parti ouvrier. Volkaert, cité à comparaître devant la justice, est parti précipitamment pour la Suisse. Defnet invite les assistants à respecter les arrêtés des bourgmestres. Il n’y aura plus, ni cortèges, ni violences, ni combats de rues. Le prétexte de cet abandon des méthodes de grande voirie est trouvé dans l’attitude sévère des autorités. « Nous entrons dans le régime rouge de l’assassinat officiel », dira le Peuple du 13 (article : « « La grève générale »). Le plan réactionnaire est patent : il vent noyer dans le sang l’œuvre entière du parti socialiste. « Nous clamons bien haut à la classe ouvrière : Gare à vous ! Evitez les massacres ! » Même les grands meetings des jours à venir sont décommandés (Sur l’impossibilité de réussir par des mouvements de rue, cf. article AUG. DEWINNE dans le Peuple du 5 juin 1902).

Aussi n’y a-t-il plus, le soir, que mouvements confus et dispersés, aux abords de la Maison du Peuple, du Grand Sablon à la Steenpoort. Sous de rageuses averses, des jeunes gens, armés de cannes ou de mauvais revolvers, se bornent à provoquer les gendarmes, puis à fuir devant leurs charges (Réforme du 13). A minuit, les autorités, lasses d’arrêter de petits groupes et de fouiller des individus, opèrent un grand mouvement d’évacuation du quartier de la Vieille-Halle-aux-Blés, du sommet de la rue de l’Escalier au bas de la rue de la Violette. Camille David le confesse sans détours (Loc. cit., p. 406) : « La soirée a été mortelle pour la classe ouvrière ! »

Le samedi, on peut espérer que l’agitation est terminée. A la Chambre, la discussion d’un projet de loi sur l’augmentation du nombre des députés, permet au savant sociologue Hector Denis, que le Journal de Bruxelles appelle un peu méchamment le « mancenillier parlementaire », de reprendre ses chères « rêveries diagrammatiques ». A la sortie de la séance, M. Vandervelde est arrêté, rue de la Régence, par des policiers trop zélés. M. De Mot se hâte de venir en personne lui présenter des excuses. En prévision du soir, les mesures d’ordre les (page 169) plus rigoureuses ont été prises ; les gares, les usines à gaz et d’électricité sont étroitement protégées ; les troupes de la garnison sont consignées en tenue de route ; autour de certains noeuds défensifs, des patrouilles de gendarmes rayonnent continuellement ; les « bleus » de Schaerbeek gardent la Bourse ; ceux d’Ixelles, le Palais des Académies ; la cavalerie de la garde campe au Cirque Royal. Mais une trêve a été conclue jusqu’au 14 entre le bourgmestre et Vandervelde. Ce dernier confirme le fait, du haut de l’escalier de la Maison du Peuple, à huit heures et demie du soir : la police sera calme. Citoyens, rentrez chez vous en paix. Et, vers la même heure, derrière un écran de gardes civiques barrant le pont du canal de Charleroi, la fanfare du cercle Sainte- Barbe, célébrant ses vingt-cinq ans d’existence, parcourt joyeusement aux flambeaux les rues de Molenbeek et est reçue à l’hôtel communal par MM. Hollevoet, Mettewie et Smets, pour déguster un vin d’honneur.

C’est cependant ce même samedi soir que se produisit un des plus sombres drames de nos agitations de jadis (Dans son étude La grève générale d’avril 1902 (Bruxefles, Schepens, 1902), M. CYRILI.E VAN OVERBERGH place par erreur, p. 4, ces événements au 14 avril). L’Indépendance belge du 14 en fit remonter la cause à l’étourderie du Parti ouvrier : « C’est la saison des têtes de linotte : celle du Parc (Allusion à la première représentation de la jolie pièce de Barrière et Gondinet : Tête de linotte, au théâtre du Parc - entouré de gendarmes - le 12 avril !) ; celle de M. De Smet ; la troisième est sinistre, c’est la tête de linotte socialiste ! » La phrase est jolie, mais l’accusation est fausse. Les chefs socialistes n’apprirent la nouvelle de la fusillade du Temple que dans les journaux du lendemain matin (Article déjà cité d’EM. VANDERVELDE dans le numéro du 3 mai du Mouvement socialiste).

On n’a jamais su d’une manière précise pour quelles causes la population d’ouvriers en chambre du quartier des Marolles entra brusquement en conflit, vers les dix heures du soir, avec les gendarmes et la police stationnés place de la Chapelle. Le samedi, jour de paye, était autrefois tristement réputé dans les quartiers populaires pour ses rixes et ses beuveries. Beaucoup de repris de justice, de délinquants en (page 170) rupture de ban, habitaient les ruelles situées entre la rue Haute et la rue des Minimes. Les gendarmes mirent-ils de leur côté trop de hargne dans leur service de patrouilles, baïonnette au canon, au milieu d’une population querelleuse et narquoise ? Toujours est-il que, d’abord au coin des rues Haute et du Temple, puis, de la rue Saint-Ohislain à la Vieille-Halle-aux-Blés, un tir nourri au revolver fut dirigé contre la maréchaussée. Armés de poignards, de picots, de poinçons, des guerilleros firent l’obscurité dans les petites rues perpendiculaires à la Via populi, dépavèrent le sol, éventrèrent les bouches d’eau, élevèrent des barricades. Des fenêtres, noyées dans l’ombre, les gens lançaient briques, cailloux et boulons. Louis Bertrand parle même de femmes munies de récipients de vitriol ! (L. BERTRAND, loc. cit., pp. 580 et 581). N’osant s’aventurer dans ces coupe-gorge, les gendarmes, embusqués au coin des rues où à l’abri des portes cochères, ripostaient par des salves nourries de leurs mousquetons, salves dirigées contre les portes et les fenêtres, et prenaient d’assaut les cabarets. Tragique presque à l’égal de l’insurrection du cloître Saint-Merry, en 1832, le « massacre de Bruxelles » (Peuple du 14) ne coûta cependant la vie qu’à trois ouvriers (Fiévez et Bourlard furent tués sur le coup ; l’infortuné Demarez mit huit jours à mourir des suites de ses blessures. Les journaux étrangers furent très frappés par cette sanglante échauffourée. Contre toute vraisemblance, le Journal de Genève voulut y voir la main d’anarchistes de Barcelone). Les blessés, par contre, furent excessivement nombreux.

 

5. L’appel à la grève générale et les suites parlementaires

 

(page 170) Le 11, les socialistes avaient renoncé à l’agitation mais aussitôt ils eurent recours à leur second moyen de pression la grève générale. Contrairement à ce qui avait eu lieu en 1893, la grève avait cette fois été tenue en réserve, pour le cas où tous les procédés de conciliation auraient été vainement épuisés (manifeste du Conseil général, le 10). Le salut devait donc en fin de compte naître du « blocus de la grève générale, pacifique et formidable » (Peuple du 13). La décision de principe fut prise par la fraction parlementaire du Parti, immédiatement (page 171) après la séance de la Chambre, le 11. Un peu plus tard, Defnet en fit l’annonce au meeting de la Maison du Peuple. Ce sera, ajouta Jules Destrée, « l’arme la plus révolutionnaire qui soit et contre laquelle la force ne peut rien » ! Il fallait que « le dernier assaut », préparé par un grand meeting, le lundi 14, à la place de la Duchesse, à Molenbeek (affiches de la Fédération bruxelloise du Parti ouvrier le 12, au matin), se plaçât au début de la « semaine décisive ». Le dimanche 13, dans la matinée, le comité des syndicats et le comité de la Fédération bruxelloise ordonnèrent la cessation générale du travail pour le mardi 15. Un manifeste, placardé le lundi, expliqua aux ouvriers le sens et la portée de ce renversement de tactique : le gouvernement suit une « politique de terreur ». - « Camarades ouvriers, ne tombez pas dans le piège que vous tend la réaction... Le débat décisif sur la révision aura lieu le 16... Usons de la seule arme légale qui reste au peuple la grève générale !... L’heure est venue de tenir le Serment de Saint-Gilles ! »

Au cours d’une série de meetings, autorisés le 13 par les communes périphériques, à la salle Bériot, rue du Collège (Ixelles), au Grand Turc, chaussée de Boendael, au Moulin Rouge, rue Wayez (Anderlecht), à la Maison du Peuple de Molenbeek, etc. Vandervelde, Elbers, Bertrand, Delbastée exposèrent que cette grève politique serait une « lutte entre la démocratie ouvrière et la réaction gouvernementale ». Dans le but évident de ramener à la cause populaire la bourgeoisie irritée, il fut dit et répété que la grève serait « un blocus, non un assaut »... avec « les poings serrés dans les poches ».

Le recours à la grève n’avait pas été adopté de gaîté de cœur. C’était bien contraints et forcés par l’irréductibilité gouvernementale que les leaders ouvriers s’y étaient résignés, en pleine période de malaise économique et de concurrence étrangère intensive. Le mouvement, une fois de plus, n’avait pas été suffisamment préparé. Toutefois, l’élan du prolétariat fut magnifique.

Dès le mercredi 9, le chômage volontaire avait commencé dans le Centre. Dans le Borinage, les éléments impatients avaient quitté les houillères le 11. Le mouvement prit presque partout une ampleur extraordinaire. M. Van Overbergh (Loc cit., annexe II) dénombre scientifiquement  (page 172) deux cent trente-deux mille grévistes à la date du 18 avril : chômage complet notamment dans le Borinage (30.000 grévistes), dans le Centre (35.000) (« Un chômage comme jamais on n’en vit par ici. » (Indépendance belge du 15 avril)) et dans les bassins de Charleroi-Sambre (65.000). Le Peuple porte le nombre des ouvriers en grève à trois cent et même à trois cent cinquante mille ; M. De Smet en avoue deux cent mille à la Chambre, à la même date.

Le mouvement aurait pu être accompagné d’incidents dramatiques. Dans les nuits du 8, du 9, du 10 avril, les gros bourgs du Centre et du Borinage avaient été parcourus par des manifestants excités, chantant la Carmagnole et le Ça ira ! Un esprit d’anticléricalisme haineux avait été répandu avec passion parmi les ouvriers des houillères et de la grosse industrie. Il ne s’exprima heureusement que par des manifestations sporadiques : vitres brisées, dans la nuit du 9 au 10, chez les vicaires de Jolimont et de Haine-Saint-Pierre, ainsi qu’au patronage et au presbytère de Jemappes, explosion d’une cartouche de dynamite, le 11, au Cercle catholique de Thiméon (au nord de Gosselies), couvents mitraillés à coups de pierres, le même jour, à Houdeng-Goegnies. Les batailles rangées entre maréchaussée et ouvriers furent bien moins fréquentes qu’en 1886 ou qu’en 1893. Le vendredi - donc avant la proclamation officielle de la grève - des gendarmes, trop peu nombreux et submergés par le flot populaire, se virent contraints d’ouvrir le feu à Bracquegnies (plusieurs blessés) et à Houdeng-Goegnies (un contremaître et une jeune fille tués) (La foule s’était portée à la gare pour empêcher les ouvriers flamands du pays de Grammont de descendre du train). Dans la soirée du 14, deux gendarmes, qui s’étaient mis en tête de refouler un cortège de cinq cents chômeurs près des laminoirs de Régissa (vallée du Houyoux), furent terriblement malmenés. Le compagnon Hubin avait en vain prodigué les conseils de modération aux adversaires opposés dans ces nouveaux Thermopyles. Jusqu’à la fusillade de Louvain, le 18, il n’y eut pas d’autres graves désordres.

Le maintien de l’ordre en général fut dû à plusieurs causes. L’adhésion au mouvement avait été si générale qu’il n’y eut presque nulle part de motifs de débauchage. D’autre part, le ministre de la (page 173) Guerre avait eu le temps de prendre toutes ses mesures. Le 13, le général Delhaye s’installait avec son état-major à La Louvière ; le général Decros prenait des dispositions identiques à Charleroi. Je n’entrerai pas dans le détail de ces dispositions militaires qui rappellent celles de 1893. Comme à cette époque, les garnisons d’Ostende, de Bruges, d’Ypres, de Tournai, de Diest, d’Anvers, fournirent aux bassins métallurgiques et houillers de gros contingents d’infanterie, de chasseurs à cheval et de lanciers. Mais en 1902, l’appel à la protection militaire vint des sociétés industrielles et non des municipalités, devenues dans l’entretemps socialistes. Ce fut le gouverneur du Hainaut, M. du Sart de Bouland, qui, devant la précarité de simples appels au calme, prit d’urgence un arrêté interdisant les rassemblements et cortèges. Ce maugré systématique des conseils communaux eut parfois des aspects cocasses : le commissaire de police de Wasmes fut, à l’unanimité des voix, relevé de ses fonctions pour avoir requis l’intervention de la troupe dans un meeting devenu trop bruyant !

Ajoutons que jamais on ne vit population soulevée en faveur d’une revendication politico-sociale faire preuve d’autant de dignité et de maîtrise de soi. Elle s’abstient de boire de l’alcool. Les chômeurs jouent à la balle ou aux boules, travaillent dans leurs jardinets ou suivent les évolutions de leurs pigeons voyageurs. Dans le Peuple du 17, Emile Vandervelde compare la grève à un fleuve majestueux, coulant à pleins bords, après les fracas torrentiels des jours précédents.

Dans un leader : « La Force du travail » (Peuple du 18 avril), Jules Lekeu écrivait : La grève générale durera ce qu’il faudra qu’elle dure pour que le Suffrage Universel finisse par l’emporter. Après ce splendide effort, le prolétariat ne regagnera l’usine que vainqueur ! Sous ce défi se dissimulaient de réelles appréhensions car, à ce moment, chacun se demandait d’où viendrait la formule d’accommodement. Les libéraux avaient, dès le début, désapprouvé la grève. Ils redoutaient que la misère d’une part, l’obstination gouvernementale de l’autre, ne conduisent le pays à la révolution. Dans la matinée du mardi 15, les gauches de toutes nuances des deux Chambres s’étaient mises d’accord pour demander la dissolution du Parlement - idée mise récemment en avant par le journal neutre Le Soir et bien accueillie par les socialistes. Ce serait non une « abdication du principe d’autorité » (page 174) mais une « issue constitutionnelle et logique » (Le texte intégral de cette résolution figure dans l’Indépendance belge du 17.). L’après-midi, M. Neujean avait proposé, par motion d’ordre, cette formule d’accès à la révision « en quelques mots pleins de cœur ». Mais le Premier ministre avait répondu, avec fermeté, que la dissolution était une prérogative royale. Et ainsi s’était brisée net l’intervention bienveillante mais sans espoir du parti libéral.

Le mercredi 16, la discussion sur la prise en considération fut ouverte. Il apparut immédiatement que la droite resterait irréductible. La seule haute personnalité conservatrice qui eût pu faire des propositions de conciliation patriotique, M. Beernaert, se borna à évoquer les événements de 1893 et les engagements formels des XXVI. « Un parlement qui cèderait aux menaces serait lâche », ajouta-t-il. Le lendemain, M. de Smet lut une déclaration de ton digne et sévère (Elle est reproduite en toutes lettres dans le Journal de Bruxelles du 20 avril). Le suffrage plural était né d’une transaction loyalement conclue avec l’opposition libérale. Le Suffrage Universel pur et simple n’était pas dans les vœux du pays. Cette « forme rudimentaire, inorganique, sacrifiait toutes les supériorités à la brutale suprématie du nombre ». - « Si, dans l’avenir, des conceptions nouvelles venaient à rencontrer dans l’opinion publique une adhésion large et réfléchie, le gouvernement n’hésiterait pas à chercher, d’accord avec les partis, des dispositions meilleures, sans cependant priver la société de garanties d’ordre et de maturité... » Mais le pays était surtout et avant tout anxieux de savoir «si les problèmes continueront à être étudiés comme il convient dans un pays libre », ou si ce sera « par des meetings passionnés et tumultueux, la dictature de la rue, la grève, l’intimidation, la violence » ? On demande au gouvernement une parole de conciliation. « C’est le principe même du régime parlementaire et des institutions nationales qui est en jeu ». C’était là le langage d’un homme d’Etat. Une salve d’applaudissements, partie des rangs de la droite, salua la proposition du ministre de repousser purement et simplement la prise en considération de la proposition Janson-Vandervelde.

La partie était perdue. Il y eut encore un noble et pathétique (page 175) appel de Paul Janson : « Assez de sang ! » Puis vint l’Anniversaire (éditorial du Peuple du 19) : « Tel le 18 avril 1893, le 18 avril 1902 se lève dans l’anxiété mortelle d’une bataille dont nul n’oserait prévoir l’issue ! » Vaines paroles d’espérance dont essaye de se leurrer encore Vandervelde : « le 18 avril 1893 fut le Majuba de M. Beernaert ; le 18 avril 1902 sera le Waterloo de M. Woeste » (VAN OVERBERGH, La grève générale, p. 27). Non, les faits sont là : une dernière sans illusions…, un ministère buté..., une droite obstinément muette, soutenant M. De Smet « sans ombre de défaillance ». Devant des tribunes combles, Demblon lance encore aux catholiques une de ces phrases ahurissantes dont il possède la recette : « Je vous défends de parler de patrie comme aux prostituées de parler d’amour ». Smeets mentionne un soldat décoré pour avoir tué un gréviste et mort dans un cabanon ! Ce pathos lasse tout le monde. On a trop parlé d’assassins, de meurtres et de sang ! L’extrême-gauche est morne et abattue. Consciente d’avoir forgé une arme formidable, elle se sent impuissante à la soulever du sol et « cherche un refuge dans l’avenir ». Après de courtes déclarations de MM. Vandervelde et Woeste, la prise en considération est repoussée par 84 voix contre 64. Du furieux citoyen Pouille au timoré libéral Moellendorf, toutes les gauches se sont prononcées pour la réforme. Mais en face d’elles il n’y a pas seulement le bloc compact de la droite ; il y a l’opinion moyenne, cette agglutination d’impondérables au tréfonds de laquelle se perçoivent la crainte d’une intervention militaire allemande, en cas de révolution, et la volonté renfrognée de ne pas se laisser faire (HENRI PIRENNE, Histoire de Belgique, t. VII, p. 331).

 

6. L’échec du mouvement conduit au drame de Louvain (18 avril 1902)

 

(page 175) « Que va-t-il advenir ? » se demande l’Indépendance du 19. Aux deux meetings monstres de la Maison du Peuple, le jeudi, Defnet a fait appel à l’intervention du Roi, sans quoi l’on marche « droit à la guerre civile ». L’idée de cette intervention n’est pas nouvelle. L’Indépendance belge a rappelé, dès le 9, qu’en 1871 Léopold II avait personnellement mis fin à une crise. Le 10 avril, Vandervelde avait, à la Chambre, fait allusion au caractère national et humain d’une initiative de ce genre, et l’extrême-gauche lui avait fait une ovation. Mais, en  (page 176) attendant, il fallait conserver la ferveur du Serment de Saint-Gilles. « Je le jure sur la tête de nos trois cent mille frères grévistes, dit Vandervelde avec une foi empoignante, nous lutterons jusqu’à la conquête du Suffrage Universel et nous irons jusqu’au bout ! » - « Nous continuerons, dit-il encore, dût-on avoir recours à des moyens indéterminés mais inébranlables ! »

A quels moyens fait-il allusion ? En a-t-il une notion bien claire lui-même ? La masse électrisée croit les deviner et chante des refrains révolutionnaires. Mais, dans son conseil de guerre du 18 au matin, le Conseil général reste sagement dans la ligne pacifique. Le soir, nouveau et très houleux meeting, présidé par Lekeu. Vandervelde s’est rendu compte enfin du terrible danger de toute équivoque. « Nous sommes battus pour la troisième fois », reconnaît-il, mais il se hâte de faire courageusement face aux exaltés, qui veulent « vaincre dans la rue ». Plus d’illusions, dit-il, l’armée obéira aux ordres de ses chefs (A la séance du 17, à la Chambre, le général Cousebant d’Alkemade, ministre de la Guerre, avait fait l’éloge des soixante mille soldats employés au maintien de l’ordre). « La parole est au Roi ! « 

Le public est visiblement déçu. Il n’a que trop cru aux déclamations « antimilitaristes » du député Mansart, si récentes en date. Il n’a que trop confondu des manifestations bruyantes de gardes civiques, énervés par de longues prestations, avec un esprit de crosse en l’air. Tout compte fait, sur trente-cinq mille gardes, trois seulement ont refusé le service (Citons d’abord Max Hallet, conseiller communal socialiste, qui refusa ses cartouches, le 10, dans la cour de l’Hôtel de ville. Il a laissé, de son arrestation, un récit enjoué dans l’Indépendance belge du 13 L’avocat Paul Spaak, dans une lettre au colonel de la garde civique de Saint-Gilles, refusa de servir un gouvernement de parti (cf. Peuple du 16). Condamné, lui aussi, à quatorze jours de prison, il succéda à Max Hallet dans la même cellule (Indépendance belge du 7 mai ; le journal conclut : Uno avulso, non deficit alter !). Albéric Deswarte (cf. Peuple du 18) expliqua son refus parce qu’il mettait journellement en pratique son respect de toute vie sensible en s’abstenant religieusement de la moindre alimentation carnée. Il fut frappé de la même peine. A Liége, le libertaire Lucien Hénault se fit tout simplement donner un mois de congé pour maladie). Il y a plus : la garde désapprouve les troubles ; elle est d’humeur sombre et la loi de « décommunalisation » de 1897 (page 177) en a fait incontestablement un instrument répressif plus rogue et plus solide que jadis (C. VAN OBERBERGH, loc. cit., p. 82, en parle même comme d’une « garde prétorienne bourgeoise »).

Le terrible « drame de Louvain » vint, ce même vendredi soir, prouver combien il était nécessaire de mettre coûte que coûte fin à une situation trop tendue. Dans cette ville, la grève générale n’avait été décidée que pour le 18. Elle intéressait surtout les grands ateliers de construction Dyle et Bacalan. Le bourgmestre, M. De Coster, avait pris d’excellentes mesures d’ordre. Le député socialiste Van Langendonck avait, de son côté, veillé à ce que les meetings à la Maison des Prolétaires et les cortèges subséquents ne prissent point une tournure anarchique. On s’en était tenu, du côté populaire, à des huées et au jet de quelques cailloux. Mais - fait symptomatique - le mercredi 16, au soir, lors du passage d’un cortège prolétarien devant l’hôtel de ville, des gardes civiques, cantonnés dans cet édifice, avaient du haut des fenêtres montré le poing à la foule.

Le vendredi soir, les choses se gâtèrent. Les grandes glaces du local de la jeune-garde catholique furent fracassées. Une bande se dirigea vers la place Saint-Antoine, vieux quartier provincial où habitait M. Schollaert, président de la Chambre. Comme une « trombe humaine », elle déferla le long de la tortueuse rue du Marais, bouscula le peloton de gardes civiques chargé de la défense de la demeure du président et « colla au mur » le lieutenant Coenen. Saisi à la gorge, ce dernier ordonna le feu à bout portant. Quatre tués, dix blessés jonchèrent le sol. Une autre bande d’environ deux cents hommes s’était, dans l’entre temps, engagée rue de Tirlemont, où se trouvaient le Cercle catholique et l’habitation du ministre de l’Intérieur, Jules de Trooz. Elle refoula sans peine une demi-douzaine d’agents de police et franchit le premier cordon de sentinelles de la section du lieutenant Frère. Conformément aux instructions données par le général Verstraete - spécifiant qu’en cas de défenses successives et graduelles contre la rébellion et les voies de fait les sommations n’avaient plus de raison d’être - cet officier ordonna un feu de salve un tue et cinq blessés tombèrent (Dans les jours qui suivirent, deux hommes moururent des suites de leurs blessures. -  Sur les fusillades de Louvain, voir la Réforme du 20, avec des extraits de nombreux journaux ; l’Indépendance du 20 et du 21 ; le Peuple du 21 (on y trouve un pittoresque article de Louis Dumont-Wilden sur la « psychologie du garde civique », notamment sur celle de l’officier, mélange de naïf orgueil et de peur).

(page 178) Les officiers qui portaient la responsabilité de cette sanglante répression avaient agi conformément à la loi. En séance de la Chambre, le 22 avril, M. De Trooz, répondant à une interpellation du député Van Langendonck, exposa les devoirs du général Verstraete, et le mécanisme de la loi de 1897, réformant la garde civique. Comme le fit très justement remarquer le député Terwagne, on se trouvait devant un renouvellement des instructions sévères données en 1886 à l’armée par le général Van der Smissen (Cf. Revue des Alumni, t. VII, n° 2 (décembre 1935) ; Les émeutes de 1886, pp. 117-118. - La presse discuta ce point : de simples règlements d’officiers supérieurs peuvent-ils conduire à des fusillades à bout portant ? Dans la Réforme du 23 avril, un lecteur anonyme, mais très au courant, expose la fausse conception que le public se fait des sommations. Elles relèvent strictement de l’autorité civile. L’officier menacé doit se borner, lui, à commander : Salve de peloton... Apprêtez vos armes... Joue. Voilà les seules sommations du militaire). Le ministre de l’Intérieur put donc sans difficulté couvrir le général Verstraete, le lieutenant-colonel De Neeff, commandant de la garde civique de Louvain, les lieutenants Coenen et Frère. Il n’en restait pas moins troublant que M. De Neeff était secrétaire du Cabinet de M. De Trooz et président du Cercle catholique De Leuvensche Eendracht, que M. Coenen était directeur du Cercle d’armes de la jeune-garde catholique de Louvain, que les gardes-civiques postés chez M. Schollaert étaient de jeunes hommes appartenant encore au peloton d’instruction. Chacun avait-il bien, dans de telles conditions, fait preuve du sang-froid nécessaire ?

Quoi qu’il en soit, les fusillades de Louvain firent une impression profonde. On apprit, le même soir, qu’une foule furieuse avait, à Huy, cassé les carreaux chez les notables catholiques (Le 19 encore, il y eut de sauvages bagarres sur la place de la Gare, à Bruges). Comment sortir de ce péril imminent de guerre civile ? Le samedi matin, les membres du Conseil général feuillettent hâtivement le Moniteur. Il ne s’y trouve aucune parole royale (Léopold II encourageait au contraire le gouvernement à la résistance. Cf. Histoire de la Belgique contemporaine (1830-1914), t. II (Bruxelles, 1929) Vicomte TERLINDEN : Histoire politique interne, p. 215). Le gouvernement tient le coup. Les nouvelles (page 179) de la grève deviennent mauvaises. Sans doute, le mouvement est formidable, mais il n’a cependant entraîné que la moitié de la population industrielle (H. PIRENNE, loc. cit, p. 331). Appauvri et irrité par l’insuccès d’une grève récente, le bassin de Seraing est resté maussade. Les dockers anversois n’ont pas bougé. A Gand, et d’une façon générale dans tout le pays flamand, l’adhésion a été votée par esprit de discipline, mais à contrecœur. Dans certains endroits (Renais, Louvain), la grève commence seulement ; ailleurs (Bruxelles, pays d’Alost, Charleroi) l’effritement apparaît. Où trouver les ressources nécessaires pour soutenir l’effort ? Dans les maigres subsides de la Sozialdemokratie allemande ? Dans les faibles souscriptions organisées par les bourgmestres des communes progressistes ? La mendicité se répand dans le Centre et dans le Borinage. La débandade est proche (Cf. le discours de VANDERVELDE au Congrès extraordinaire du Parti Ouvrier, le 4 mai, intégralement reproduit dans l’Avenir social de 1902, pp. 247 et ss.).

L’histoire se répète. Comme neuf ans auparavant, la Fédération progressiste tend la perche à l’extrême-gauche. Dans l’après-midi du 19, son Conseil général rédige un manifeste : le but de la grève est atteint puisque la classe ouvrière belge a clairement montré sa volonté inébranlable de faire la conquête du Suffrage Universel. Après ce beau sophisme, le Conseil adjure le Parti ouvrier de « répondre à l’attitude provocatrice du gouvernement par une marque éclatante de sagesse politique » ! Le soir, au meeting quotidien de la Maison du Peuple, Vandervelde donne lecture de ce texte. Le lendemain matin, 20 avril, le Conseil général vote, à la grande majorité des voix, la reprise du travail (Les délégués borains votèrent contre la reprise ; ceux du Centre s’abstinrent). Il fallait à présent expliquer aux masses ce brusque revirement. On commença par minimiser l’échec. « La réaction triomphe en apparence ; elle est vaincue en réalité. Dès à présent, la révision est virtuellement faite ! » Puis vint la justification de la nouvelle tactique : « Après avoir légalement assassiné les vôtres, le parti clérical espère vous dompter par la faim, par la misère, par le désespoir !  (page 180) Camarades, vous saurez déjouer leurs (sic) calculs. Que la grève cesse, que la lutte continue ! » (Peuple du 21 avril.)

Il va de soi que cette explication ingénieuse ne fut pas acceptée partout avec docilité. Si, à Bruxelles, le travail reprit instantanément, il y eut de fortes résistances dans le pays wallon, et même un redoublement de violences. On signale, le 21 et le 22, qu’à La Bouverie des poteaux télégraphiques ont été sciés, qu’à Herseaux, près de Mouscron, de grosses pierres ont été déposées sur la voie ferrée. Cavrot, Mansart, Smeets, chargés de la pénible tâche d’expliquer la situation respectivement à Morlanwelz, à La Louvière, à Seraing, sont vigoureusement conspués. La Fédération socialiste boraine proteste contre la décision « précipitée » du Conseil général ; à Charleroi, Jean Caeluwaert, toujours encore grand cacique des Chevaliers du Travail, a des paroles amères pour la désinvolture des « intellectuels » du parti, posant en quarante-huit heures les actes les plus contradictoires, sans en référer ni aux Fédérations de province, ni aux syndicats régionaux.

De « loyales et fraternelles explications » (DESTREE et VANDERVELDE, loc. cit., p. 262) étaient devenues nécessaires (La stupeur provoquée à l’étranger par ce passage soudain d’un langage intransigeant à la capitulation se reflète notamment dans l’étude citée ci-dessus de RAOUL BRIQUET Les événements de Belgique (numéro du 26 avril 1902 du Mouvement socialiste). Elles eurent lieu au cours d’un Congrès extraordinaire, tenu à Bruxelles le 4 mai. Vandervelde reconnut que le gouvernement s’était montré plus résistant qu’on ne l’avait cru. Le député borain Verdure accusa le Conseil d’avoir perdu son sang-froid au moment où « on allait réussir », d’avoir une fois de plus « traîné le boulet au pied » d’un rapprochement avec les libéraux démocrates. Vandervelde riposta que le Conseil avait préféré sacrifier sa popularité plutôt que de mettre en danger l’existence des syndicats. Et l’assemblée, comme toujours sensible à la magie d’argumentation de son chef aimé, se sépara sur un vote favorable, au chant de l’Internationale !

En vérité, par son appel à des manifestations qui tournèrent à l’émeute, par son ordre de grève générale à des masses non préparées, le Conseil général avait commis deux fautes qu’il expia durement. Les extrémistes, partisans de la « Révolution, la sainte Rédemptrice », (page 181) reconnurent sans détours le « lamentable échec » de ce socialisme de bourgeois « affectés des tares de leur classe » (Article cité ci-dessus de CAM. DAVID Les journées d’avril 1902 (L’idée libre, t. III, 1er semestre 1902), pp. 439 et 443). D’autre part, l’ensemble de la nation, ce vieux « Sens du Pays » qui n’avait pu pardonner à l’extrême-gauche son offensive inopportune et désordonnée, réagit aux élections du 25 mai 1902 en faisant remonter la majorité catholique de vingt à vingt-six voix. C’était le « triomphe de l’autorité » et la « renaissance de la solidité bourgeoise » ! (VAN OVERBERGH, loc. cit., chap. V passim.). Vandervelde eut beau dire qu’il s’était agi d’un mouvement pacifique, de l’ « action réfléchie d’un prolétariat organisé et conscient » (DESTREE-VANDERVELDE, loc. cit., p. 258). On n’oublia pas que, paraphrasant la formule célèbre « Le gouvernement russe est un despotisme tempéré par la bombe », il avait écrit ailleurs : »Le despotisme clérical n’est tempéré que par l’émeute. » (EM. VANDERvELDE La grève générale en Belgique, p. 824).

 

7. « La fin de la période romantique »

 

(page 181) On peut se rallier à l’avis de M. Cyrille Van Overbergh lorsqu’il déclare : « En 1902, la période romantique du socialisme belge est close ». L’épreuve réaliste commence » (Loc. cit., p. 149). Il y eut cependant, au lendemain des fameuses « élections du cartel », du 2 juin 1912, une brusque flambée d’émeute. Les éternels adversaires, gauches contre droites, s’étaient mutuellement traités de « vermine noire » et de « bande à Bonnot ». Alors que l’opposition croyait toucher au but, l’opinion moyenne avait relevé la majorité gouvernementale de six à dix-huit voix ! La déception fut soudaine et violente. Dans la soirée du 3, la maréchaussée dut ouvrir le feu contre le bâtiment de La Populaire, transformé en citadelle et plongé dans l’obscurité. Il y eut trois morts et douze blessés. Il y eut des victimes aussi à Verviers et à Bruges. L’anticléricalisme virulent des manifestants s’exprima par des attaques dirigées contre des églises, contre des presbytères, et par des molestations de moines, en rue. Le 4, la grève générale éclatait (page 182) dans le Centre. Mais le cabinet de Broqueville avait prévu le drame et rappelé trois classes de milice. A propos du bourgmestre Max on disait : « Aimez-vous les gendarmes ? Il en a mis partout ! » (Indépendance belge du 5.) Dès le 5, le Conseil général, Anseele, L. De Brouckère, Maroille, ff. de bourgmestre de Frameries, bravaient les huées et les coups de sifflet aux fins de ramener les masses surexcitées au bon sens. Et en quatre jours la bourrasque prit fin.

Ce sérieux avertissement orienta définitivement les socialistes vers une organisation pratique du mouvement. La grande grève générale d’avril 1913, « formidable, pacifique et irrésistible », fut financée par des prélèvements réguliers sur les salaires et scientifiquement mise au point par une série de commissions désignées ad hoc. Le 21 avril, jour des inoubliables obsèques de Paul Janson, auxquelles assista un véritable océan d’hommes, le nombre des grévistes dépassa le chiffre de quatre cent mille. La majorité ne céda point encore mais une motion Masson, entrouvrant la porte à l’égalité du suffrage, régla momentanément une situation qui pouvait redevenir tragique. Désormais, le Suffrage Universel était réellement en marche. Hélas, la guerre mondiale, au même temps, l’était aussi.

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